_: Politique étrangère 3 / 2001 Perceptions de la mondialisation en France et aux États-Unis Eddy FOUGIER Tandis que le processus de mondialisation semble gagner à la fois en force et en ampleur dans l' ensemble des pays industrialisés et la quasi-totalité des pays en développement , le débat démocratique en a fait l' un de ses enjeux principaux , sans que les opinions publiques soient toujours écoutées ou même entendues en la matière . C' est ainsi qu' en France comme aux États-Unis , de récents sondages d' opinion montrent qu' un même clivage existe entre une certaine élite dirigeante , globalement favorable à la mondialisation , et l' ensemble des citoyens , dont la perception est , sinon toujours négative , du moins beaucoup plus nuancée . Par ailleurs , un autre clivage se dessine au sein de ce groupe entre les catégories relativement favorisées et les catégories relativement défavorisées . Et la mondialisation , si elle n' est pas la cause de tous les maux dont souffrent celles -ci , cristallise une large part de leurs frustrations , nourrissant la crise de la démocratie représentative qui s' affirme de façon larvée dans les pays industrialisés . L' accélération du processus de mondialisation depuis la fin de la guerre froide , liée en particulier à l' ouverture économique et à la libéralisation des échanges dans la plupart des régions du globe ainsi qu' à la diffusion des nouvelles technologies de l' information , notamment d' Internet , est devenue l' un des principaux enjeux du débat démocratique dans un grand nombre de pays . Ce débat est influencé par l' émergence de mouvements contestataires qui dénoncent ce processus avec vigueur , en particulier lors de réunions d' institutions internationales ou régionales , voire de rencontres plus informelles comme le Forum économique mondial de Davos , censées symboliser la mondialisation . Cependant , ce débat entre " pro " et " anti " apparaît souvent manichéen et simplificateur , et surtout frustrant . En effet , les " anti " affirment être les représentants d' une opinion de plus en plus préoccupée par ce qu' ils considèrent être les effets négatifs de la mondialisation . Les " pro " , plus ou moins enthousiastes , tendent à nier la légitimité et la représentativité de ces groupes à parler au nom de cette opinion en expliquant notamment que la représentation légitime est d' abord politique . C' est notamment la position du premier ministre Lionel Jospin . Chaque camp tend donc à s' exprimer au nom d' une hypothétique opinion publique sur le thème de la mondialisation . Qu' en est -il au juste ? L' objet de cet article n' est pas de trancher le débat sur l' existence ou non d' une opinion publique , ni de proposer une représentation exacte de ce que les Américains et les Français pensent de la mondialisation . Il vise plutôt à évaluer les perceptions de la mondialisation aux États-Unis et en France en s' appuyant principalement sur une interprétation des grandes tendances révélées par les sondages d' opinion effectués dans ces pays sur le thème de la mondialisation ou certains de ses aspects . Les données pour les États-Unis sont répertoriées dans deux études menées par des chercheurs de l' Institute for International Economics ( IIE ) , Kenneth F. Scheve et Matthew J. Slaughter , et par un centre de recherche spécialisé dans les études d' opinion , le Program on International Policy Attitudes ( PIPA ) . Il n' existe pas d' étude similaire pour la France . Les résultats présentés ici s' appuient donc sur l' interprétation de nombreux sondages sur la mondialisation réalisés dans ce pays . Or , l' analyse des nombreuses enquêtes d' opinion menées par les instituts de sondage aux États-Unis et en France sur le thème de la mondialisation permet d' aboutir à trois conclusions : d' abord , ce processus fait l' objet de véritables préoccupations ; on observe également un clivage de plus en plus net entre les élites et l' opinion , en particulier sur ce sujet ; enfin , une " dualisation " des perceptions apparaît au sein des sociétés sur le thème plus général de l' ouverture avec une catégorie relativement importante en nombre qui se sent de plus en plus exclue économiquement , culturellement et politiquement . Une convergence des inquiétudes de part et d' autre de l' Atlantique En apparence , les États-Unis et la France semblent représenter les pôles opposés de la perception du processus actuel de mondialisation au sein des pays industrialisés . La France est souvent décrite comme le pays de la contestation de la mondialisation , le pays de José Bové , d' ATTAC ( l' Association pour une taxation des transactions financières pour l' aide aux citoyens ) et de l' exception culturelle , et celui dont le gouvernement est le seul à avoir envoyé des ministres au Forum social mondial alternatif de Porto Alegre , en janvier 2001 . Les États-Unis apparaissent , au contraire , comme l' emblème de la mondialisation , le pays de McDonald's , de Coca-Cola , d' Hollywood , de Microsoft , de Wall Street , des fonds de pension , du capitalisme débridé et des inégalités criantes . Pourtant , la réalité est beaucoup plus complexe : les Français ne sont pas des " globalophobes " et les Américains ne sont pas des partisans enthousiastes de la mondialisation . D' un certain point de vue , cette vision des États-Unis et de la de la France face à la mondialisation contient une part de vérité . Tout d' abord , il faut noter que ce phénomène est vu de manière différente dans les deux pays . Aux États-Unis , la mondialisation est plutôt appréhendée sous l' angle de la libéralisation des échanges , les études menées par les instituts de sondage tendant à se focaliser sur ce thème . En France , la mondialisation est davantage perçue dans sa dimension financière - la libéralisation des mouvements de capitaux , le rôle des fonds de pension et d' investissement dans le financement des entreprises , la corporate governance et le rôle des actionnaires dans le fonctionnement de celles -ci - et dans ses effets sur l' identité nationale et culturelle . Les questions relatives à la mondialisation dans les sondages français tendent donc plutôt à traiter de ces enjeux . En outre , les perceptions de part et d' autre de l' Atlantique divergent sur un certain nombre de thèmes étroitement associés à la mondialisation , sur la base de différences de culture politique et économique assez nettes . Ce qui est considéré comme allant de soi par les uns La différence la plus notable entre les deux pays , visible aussi dans les résultats des sondages , concerne le rôle respectif de l' État et des entreprises . Les Américains tendent , en effet , à rejeter ce qu' ils appellent le big government , à savoir un État fédéral intervenant fortement sur le plan économique et social , tandis que l' influence des entreprises ( big business ) ne semble pas être le support d' une inquiétude particulière . En France , au contraire , ce sont les entreprises et les marchés financiers qui font l' objet d' une suspicion , tandis que l' État est vu comme un élément protecteur et régulateur . Cependant , au-delà de ces perceptions différenciées entre les deux pays , les enquêtes menées aux États-Unis et en France tendent à montrer une vision concordante sur trois types de réactions à la mondialisation : l' évaluation du phénomène , ses conséquences économiques , et ses conséquences sociales et culturelles . L' opinion révélée par les sondages apparaît extrêmement partagée sur l' évaluation générale de la mondialisation ou de certaines de ses dimensions . Elle est plutôt positive en ce qui concerne les conséquences économiques globales du processus . En revanche , elle est plutôt négative à propos de ses effets sociaux . Les opinions telles qu' elles se dessinent dans les sondages de part et d' autre de l' Atlantique apparaissent relativement divisées quant à l' évaluation de la mondialisation au sens général du terme . Ainsi , en ce qui concerne l' Alena , symbole de ce processus aux États-Unis , entre 40 % et 45 % des personnes interrogées ces dernières années dans divers sondages pensent qu' il s' agit d' une bonne chose pour le pays , tandis que 30 % à 35 % soutiennent le contraire . En France , différentes enquêtes tendent également à montrer un point de vue très partagé sur le sentiment qu' inspire le terme même de mondialisation , indépendamment de ses conséquences économiques ou sociales : par exemple , un sondage Ipsos de mai 2000 indique que 48 % des personnes interrogées estiment qu' il s' agit de quelque chose de positif , contre 47 % qui ont une opinion inverse . Aux États-Unis comme en France , les personnes sondées tendent tout de même à considérer la mondialisation comme un phénomène positif pour l' économie dans son ensemble . Outre-Atlantique , celle -ci est globalement perçue comme ayant des effets positifs pour le pays , les entreprises et les catégories aisées de la population . Une majorité d' Américains interrogés reconnaît les bénéfices d' une libéralisation des échanges , notamment en termes de prix , de concurrence ou de croissance économique , et souhaite que le gouvernement des États-Unis favorise la promotion de la mondialisation ou des échanges internationaux de manière active ou , au moins , n' en entrave pas le cours actuel . Ils s' opposent donc majoritairement à toute forme de protectionnisme . Cette perception favorable du libre-échange semble être constante aux États-Unis . Les chiffres de 1994 , en plein débat sur l' Alena et sur le GATT , donnent des résultats identiques . Un sondage réalisé par Gallup en 1953 montrait déjà qu' à l' époque , 54 % des Américains interrogés soutenaient une politique de libre-échange . En France , la mondialisation est perçue majoritairement comme un facteur positif pour le pays , favorisant la croissance de l' économie française et la compétitivité des entreprises . Par exemple , un sondage réalisé en 1998 montrait que 58 % des personnes interrogées considéraient la mondialisation comme un élément positif pour le pays et 59 % pour la compétitivité des entreprises . En septembre 1999 , c' est-à-dire en pleine " affaire Michelin " , 57 % des personnes interrogées pensaient tout de même que la mondialisation favorisait la croissance de l' économie française . Les sondages montrent cependant qu' Américains et Français sont une majorité à avoir une vision négative des conséquences sociales de la mondialisation , tant sur l' évolution de l' emploi , des salaires ou des inégalités de revenus . Les personnes interrogées tendent également à considérer que ses effets négatifs dépassent ses effets positifs , notamment pour les salariés . Les Américains sondés soulignent majoritairement les conséquences négatives de la mondialisation et de la libéralisation des échanges sur l' évolution de l' emploi , des salaires , des inégalités , et donc sur la situation des salariés en général . Pour un grand nombre d' entre eux , la mondialisation n' a pas vraiment d' effets positifs pour eux-mêmes et pour les salariés en général . Ainsi , 52 % des personnes interrogées affirment que l' économie globale sera préjudiciable pour l' Américain moyen , tandis que 43 % pensent qu' elle lui sera bénéfique . Les résultats sont du même ordre en ce qui concerne leur perception des conséquences de la croissance des échanges internationaux . Si 61 % d' entre eux affirment que celle -ci est positive pour les entreprises américaines , ils sont seulement 31 % à prétendre que c' est le cas pour eux-mêmes et 25 % pour les salariés . De même , 56 % des personnes interrogées pensent que cette croissance a accru les inégalités entre riches et pauvres aux États-Unis . Les Américains interrogés tendent , en outre , à exprimer une méfiance particulière envers les accords commerciaux signés par les États-Unis avec des pays à bas salaires , en particulier l' Alena avec le Mexique . Au total , une courte majorité des Américains interrogés par les instituts de sondage pense que l' évolution des échanges n' a pas de bénéfices nets notables , et que les avantages en termes de prix ou de croissance ne compensent pas les pertes d' emploi . Globalement , ceux -ci préfèrent donc majoritairement s' opposer à toute libéralisation supplémentaire des échanges , des investissements et de l' immigration . En France , un sondage réalisé en 1999 montrait que la mondialisation économique et financière y était perçue comme une source d' aggravation des inégalités sociales ( 65 % ) et une menace pour l' identité française ( 56 % ) . Dans un sondage plus ancien , 72 % des personnes interrogées s' estimaient être personnellement méfiantes face à ce processus en raison de ses conséquences sur la situation des salariés ou sur le système de protection sociale . Pour les Français sondés , la mondialisation a également des conséquences inégales sur les catégories sociales . De leur point de vue , elle semble favoriser les chefs d' entreprise ( 63 % ) , les cadres supérieurs ( 66 % ) et surtout les actionnaires ( 69 % ) , démontrant ainsi la forte dimension financière associée à la mondialisation en France , et constituer une menace pour les salariés ( 60 % ) , les ouvriers et les employés ( 64 % ) ainsi que les agriculteurs ( 79 % ) . Un décalage croissant des perceptions entre opinion et élites La méfiance des individus à l' égard des gouvernants , des experts ou plus largement des élites dirigeantes est un phénomène largement connu et mesurable , tant dans les réponses données dans les sondages que lors de consultations électorales à travers un vote protestataire ou l' abstention . Or , le thème de la mondialisation semble aggraver celle -ci en suscitant et , surtout , en approfondissant au sein des sociétés des sentiments d' insécurité , d' incompréhension , de dépossession et d' impuissance . En effet , les quelques enquêtes mettant en parallèle le point de vue des élites ou des experts et celui du public montrent qu' il existe un net décalage entre leurs perceptions , leurs préoccupations et leurs priorités à propos de la mondialisation . L' élite , représentée par exemple par des leaders d' opinion , semble en avoir une vision très positive , bien meilleure que l' ensemble de l' opinion . Ainsi , dans le rapport relatif à l' opinion publique américaine sur la politique étrangère , publié tous les quatre ans par le Chicago Council on Foreign Relations , une distinction est réalisée entre le public et des élites dirigeantes , qui sont des personnes occupant des positions importantes et ayant une connaissance des affaires internationales . Or , en ce qui concerne la mondialisation , le rapport de 1999 indique que 87 % des élites dirigeantes considèrent ce phénomène comme une bonne chose pour les États-Unis , contre 54 % pour l' opinion ; 12 % seulement des premiers pensent qu' il s' agit d' une mauvaise chose , contre 20 % pour les seconds . Le décalage réside bien entendu dans le fait qu' une grande partie du public se sent directement affectée ou menacée par certains des effets attribués à la mondialisation , alors que les experts tendent plutôt à en nier l' existence . La divergence d' opinion la plus notable de ce point de vue concerne naturellement les conséquences sur l' emploi . Un sondage de 1996 montrait ainsi des visions totalement opposées sur ce thème entre économistes et opinion outre-Atlantique . Celui -ci portait sur le sujet très sensible de la perception des conséquences des accords commerciaux entre les États-Unis et les autres pays en matière de création ou de destruction d' emplois . 54 % des personnes interrogées affirmaient que ces accords avaient détruit des emplois , les économistes interrogés étant seulement 5 % à suivre cette analyse ; 17 % des premières pensaient qu' ils avaient favorisé une création d' emplois , contre 50 % des seconds ; enfin 27 % des premières , contre 42 % des seconds , soutenaient que ces accords n' avaient pas réellement de conséquences en matière d' emploi . Enfin , sur la base de ces préoccupations différentes , les priorités des élites et du reste de la population ne semblent pas être réellement convergentes . Dans l' enquête menée par le Chicago Council on Foreign Relations , la protection de l' emploi des salariés américains figure , aux côtés de la lutte contre la prolifération des armes nucléaires , le trafic de drogue et le terrorisme international , parmi les quatre objectifs fondamentaux donnés par le public à la politique étrangère américaine . 80 % des Américains " moyens " interrogés estiment qu' il s' agit là d' un objectif très important pour la politique américaine . Ils le classent même au troisième rang des priorités . Quant aux leaders interrogés , ils ne sont que 45 % à partager ce point de vue et le classent au neuvième rang des priorités . Ce clivage est peut-être l' élément le plus inquiétant pour l' avenir des sociétés du monde indus-trialisé . Les réactions aux annonces de suppressions d' emploi par des entreprises bénéficiaires et l' incompréhension dont celles -ci font l' objet est l' exemple même de cette divergence actuelle de priorités entre salariés et dirigeants d' entreprises ou investisseurs , voire entre citoyens et gouvernants . Bien entendu , ces divergences de perceptions proviennent en grande partie d' une différence d' expertise mais aussi d' accès à l' information et de compréhension de celle -ci . Ainsi , dans le sondage publié dans le rapport du Chicago Council on Foreign Relations sur la perception de la mondialisation , le taux de personnes qui ne se prononcent pas est de 11 % pour l' opinion et de 1 % pour les leaders . On peut donc supposer que ces derniers sont mieux informés , même si la différence n' est pas vraiment nette . Cela ne disqualifie pas pour autant le point de vue du grand public . En l' occurrence , l' enjeu n' est pas de savoir qui a tort ou qui a raison , mais de comprendre les raisons pour lesquelles ce dernier manifeste de telles réticences face à la mondialisation et d' essayer de prendre en compte ses sentiments et ses craintes . Un sentiment d insécurité L' insécurité économique est l' une des conséquences supposées de la mondialisation qui apparaît de la manière la plus nette à la lecture des sondages d' opinion , en particulier au sein des catégories défavorisées . Cette insécurité est ressentie notamment en raison des menaces de pertes d' emploi dans des entreprises du secteur industriel conférant un certain nombre d' avantages sociaux ( existence de syndicats , assurances santé , etc. ) , liées aux délocalisations d' unités de production en direction des pays du Sud , par exemple dans les maquiladoras au Mexique pour les entreprises américaines , ou aux menaces de fermeture d' usines , y compris par des entreprises bénéficiaires , et ceci souvent au profit d' emplois aux conditions plus précaires dans le secteur des services . Elle affecte tout particulièrement les salariés les moins qualifiés et les plus âgés . Ce thème a été largement débattu , notamment sur la base d' un article publié par Ethan Kapstein sur le sort des salariés dans l' économie mondiale . Plus fondamentalement , on assiste à une sorte de rupture d' " un contrat social non écrit " qui caractérisait la démocratie industrielle par lequel " de grandes institutions - les grandes entreprises , les syndicats , l' État - offraient une sécurité ( aux individus ) ( ... ) en échange de leur allégeance . Les individus faisaient confiance à ces grandes organisations pour assurer leur bien-être économique et personnel par la régulation ( fine tuning ) de l' économie , l' accroissement du niveau de vie , la protection de la santé et de la dignité des salariés , la réglementation des entreprises dans l' intérêt du public " . Aujourd'hui , notamment dans le sillage de la mondialisation , ce n' est plus le cas , et ce sont en particulier les travailleurs non qualifiés qui sont les plus touchés par cette rupture du " contrat " de sécurité . Un sondage publié aux États-Unis semble être très révélateur de ce sentiment d' insécurité . Il montre qu' une majorité d' Américains considèrent que la création d' emplois bien rémunérés liée à la libéralisation des échanges ne compense pas les difficultés rencontrées par ceux qui ont perdu leur emploi . 56 % des personnes interrogées sont ainsi d' accord avec la proposition suivante : " Même si les emplois créés par la libéralisation des échanges ont des rémunérations élevées , cela ne compense pas malgré tout les difficultés des personnes ayant perdu leur emploi . " En revanche , 40 % sont d' accord avec la proposition selon laquelle " c' est mieux d' avoir des emplois bien rémunérés , et ( que ) les personnes ayant perdu leur emploi peuvent en trouver d' autres " . Même si le nombre de personnes ayant choisi la seconde proposition est relativement important ( et sans doute plus élevé que ce que l' on pourrait imaginer en France , par exemple ) , on pressent bien leur inquiétude et leur crainte de ne pas retrouver un emploi aussi bien rémunéré et bénéficiant d' avantages sociaux comme dans l' industrie . Des sentiments d incompréhension et de dépossession Les difficultés des instances représentatives traditionnelles ou des gouvernements à répondre à ce sentiment d' insécurité , aggravé par le processus de mondialisation , semblent conduire à des sentiments d' incompréhension et de dépossession qui apparaissent particulièrement vifs au sein des catégories défavorisées socialement et culturellement . Ces sentiments se fondent sur l' impression que les principales préoccupations des individus ne sont pas réellement prises en compte , y compris par les mouvements et les gouvernements progressistes , que les grandes décisions se font plus ou moins sans leur avis et sans leur aval , et que , désormais , l' État n' a plus réellement la capacité d' influer sur l' évolution de la mondialisation , notamment face au pouvoir croissant des investisseurs institutionnels , en particulier les fonds de pension , et des entreprises multinationales . Une enquête Ipsos réalisée en 1999 montre , par exemple , que le sentiment de dépossession est largement répandu en Europe : 59 % des Européens interrogés affirment avoir le sentiment que les changements de la société se font sans eux . Il est partagé par les personnes interrogées dans les principaux pays européens , et c' est en France que ces chiffres sont les plus élevés : 70 % , contre 27 % , qui soutiennent que les changements se font avec eux . Le thème de la mondialisation semble constituer en la matière un facteur aggravant . Les sondages tendent ainsi à indiquer que les individus interrogés souhaiteraient que leur gouvernement ou les institutions internationales prennent davantage en compte leurs préoccupations sous la forme d' un respect des normes sociales ou environnementales ; mais , parallèlement , ils tendent à ne pas leur faire confiance pour cela et à penser qu' ils prennent plutôt en compte l' intérêt des grandes entreprises . C' est l' une des critiques les plus avancées par les mouvements contestataires de la mondialisation . C' est ce que montre également un sondage réalisé aux États-Unis . Les Américains sondés considèrent ainsi , à une grande majorité , que le gouvernement fédéral ne prend pas assez en compte leurs propres besoins : 73 % d' entre eux pensent que c' est le cas pour ce qui les concerne , 72 % pour ce qui concerne les salariés et 68 % pour l' opinion en général . En même temps , 54 % affirment que le gouvernement prend trop en compte l' intérêt des entreprises multinationales , et 65 % pensent que l' intérêt des entreprises préside aux décisions de l' Organisation mondiale du commerce ( OMC ) , plutôt que celui du monde dans son ensemble . En outre , les résultats relativement serrés de consultations électorales ou de sondages d' opinion sur des thèmes liés à la mondialisation et à l' ouverture des frontières ( Maastricht , Alena ) ne peuvent bien entendu que frustrer le nombre important de personnes qui se sont opposées à ces textes et qui les voient tout de même appliqués , d' autant plus que celles -ci se situent généralement dans des catégories défavorisées de la population . Le retentissement de groupes contestataires comme Global Trade Watch aux États-Unis ou ATTAC en France semble être en grande partie lié à cette volonté de reprendre possession d' une démocratie qui serait " niée " par l' influence prépondérante des marchés financiers et des multinationales . Le rejet croissant des hommes politiques , des partis et des institutions publiques dans la plupart des pays indus-trialisés et , en particulier , la montée de l' abstention et du vote protestataire dans les catégories défavorisées constituent autant de symptômes de ces sentiments . On sait , par exemple , que dans les années 1990 , notamment lors des élections présidentielles de 1995 , les ouvriers français ont plus largement voté en faveur des candidats du Front national que de ceux du Parti socialiste . Un sentiment d impuissance Ce sentiment de dépossession conduit enfin à un sentiment d' impuissance , exprimé notamment par les catégories les plus vulnérables de la société . Il se manifeste , en particulier , par la vision selon laquelle le processus actuel de mondialisation est largement irréversible et que les individus et l' État sont dans l' obligation de s' y conformer . Paradoxalement , ce sentiment semble être surtout partagé par ceux qui s' y opposent . Ainsi , aux États-Unis , parmi les personnes interrogées et souhaitant que le processus de mondialisation soit arrêté ou inversé , 49 % affirment que le gouvernement américain n' a pas les capacités de le faire . Ce sentiment assez généralisé semble être également le corollaire d' une sorte de " discours de l' impuissance " , notamment face à la montée du chômage ou de la criminalité , qui fut exprimé par les responsables politiques et économiques , au moins depuis la crise pétro-lière des années 1970 ; un discours qui mit en exergue les contraintes externes ( du choc pétrolier à la compétition économique mondiale en passant par l' évolution du dollar ou de la demande américaine ) , l' absence de véritable alternative aux politiques menées et , surtout , le manque de sens global attribué à ces politiques . Or , cette défiance envers les institutions publiques et les entreprises ne tend plus à se traduire par un retrait dans la sphère privée de la part des individus mais , bien plutôt , par une certaine forme d' engagement collectif , dont les manifestations de Seattle ou de Millau et le succès rapide d' un mouvement comme ATTAC ont été , dans une certaine mesure , le symptôme . Ces individus , dont le niveau moyen d' éducation s' est élevé et dont l' accès à l' information s' est amélioré , notamment par le biais d' Internet , tendent à exiger de plus en plus de transparence dans le processus de décision des principales institutions et des entreprises et d' avoir une influence sur leur prise de décision , en particulier sur la base de préoccupations d' ordre éthique . C' est ce qui explique en partie le succès des groupes contestataires de la mondialisation et , plus largement , celui des organisations non gouvernementales . Les sondages d' opinion tendent ainsi à montrer qu' en France , les personnes interrogées attachent de plus en plus d' importance à la vie associative et au rôle des citoyens dans la société , et qu' ils font confiance en priorité à ces derniers pour préparer l' avenir qu' ils souhaitent . À cet égard , un sondage CSA de septembre 2000 indique que , parmi les évolutions plutôt positives pour l' avenir , 84 % des personnes interrogées citent la vie associative , 72 % le développement d' Internet et 71 % l' intervention des citoyens dans la société . A contrario , le rôle des hommes politiques au plan national est cité parmi les évolutions plutôt négatives pour l' avenir par 58 % d' entre eux . C' est donc d' abord aux citoyens qu' ils font le plus confiance pour préparer un futur conforme à leur vue , devant les chefs d' entreprise ( 30 % ) , les élus ( 28 % ) et les associatifs ( 23 % ) . L' émergence d' une différenciation des perceptions de la mondialisation Les enquêtes d' opinion de part et d' autre de l' Atlantique tendent à révéler la division de plus en plus nette des points de vue sur la mondialisation et , plus largement , sur l' ouverture économique et culturelle . On observe même la formation de deux groupes dont les éléments discriminants sont le niveau social et culturel , mais aussi les valeurs . Aux États-Unis , Kenneth F. Scheve et Matthew J. Slaughter ont montré que les perceptions des Américains sont partagées sur les échanges , les investissements directs étrangers ( IDE ) ou l' immigration , c' est-à-dire sur l' ouverture aux biens , aux capitaux et aux hommes en provenance de l' étranger . Le facteur discriminant le plus important réside , selon eux , dans le niveau de qualification des personnes interrogées qui se définit par le niveau d' éducation et de rémunération , et non , par exemple , dans le fait pour celles -ci de travailler dans des secteurs exposés à la concurrence internationale ou d' habiter dans une région à forte proportion de population d' origine étrangère . Schématiquement , les individus les moins qualifiés , se montrent plutôt opposés à une ouverture plus grande des frontières aux produits , aux capitaux et aux personnes , tandis que les plus qualifiés s' y montrent plutôt favorables . Ainsi , en ce qui concerne le soutien aux barrières commerciales , il existerait une différence de 25 à 35 % entre les personnes ayant fréquenté le système scolaire pendant onze années et celles l' ayant fréquenté pendant seize ans . En France , aucune étude similaire de cette ampleur n' a été entreprise . Cependant , les données accumulées tendent à corroborer l' analyse des chercheurs américains . Ainsi , le sondage BVA de septembre 1999 sur l' impact de la mondialisation montre que les catégories qui y sont favorables sont majoritairement citadines ( elles vivent dans des villes de plus de 100 000 habitants et dans la région parisienne ) , ont un niveau de rémunération relativement élevé ( 60 % d' entre elles ont un revenu net mensuel d' au moins 10 000 francs ) et sont relativement plus jeunes ( 71 % ont moins de cinquante ans ) . Les catégories ayant une opinion négative de la mondialisation , quant à elles , vivent plutôt dans des communes de petite taille ( environ 60 % vivent dans des communes de moins de 100 000 habitants ) , disposent de revenus relativement faibles ( 55 % ont un revenu net mensuel de moins de 10000 francs ) et sont plutôt âgées ( 51 % ont plus de cinquante ans ) . On peut remarquer que ces résultats sont relativement proches de ceux observés précédemment sur la construction européenne . Le référendum de Maastricht avait déjà révélé un net clivage social et culturel : 80 % des cadres supérieurs et 61 % des cadres moyens avaient voté " oui " , contre 63 % des agriculteurs , 61 % des ouvriers et 58 % des employés , favorables au " non " . En outre , 70 % des diplômés de l' enseignement supérieur et 53 % des titulaires du baccalauréat avaient approuvé le traité ; 61 % des diplômés d' un BEPC / CAP et 54 % des sans diplômes l' ayant rejeté . Les enquêtes , notamment celles menées par la Commission ( Eurobaromètre ) à l' échelle européenne , soulignent le même clivage entre soutien et rejet de l' Europe selon le niveau d' études et de revenu . Ainsi l' Eurobaromètre publié en avril 2001 montre -t-il une différence de soutien notable entre les Européens interrogés ayant quitté l' école à quinze ans ( 41 % ) et ceux ayant arrêté les études à temps plein à l' âge de vingt ans ou plus ( 62 % ) . Cette différence est du même ordre sur le plan social : les cadres sont 63 % à soutenir l' UE , tandis que les travailleurs manuels , les personnes au foyer et les chômeurs sont seulement 44 % . Les données publiées depuis le début des années 1980 montrent que ces clivages sont plutôt constants . Les résultats des sondages sont identiques en France en ce qui concerne le soutien ou le rejet de l' Europe par les Français . En fait , au-delà des thèmes de la mondialisation et de la construction européenne , c' est bien la question de l' ouverture économique et culturelle du pays , et celle des valeurs que celle -ci véhicule , qui semble faire l' objet d' opinions contrastées dans les sondages . Les enquêtes tendent à montrer , par exemple , que la perception de la construction européenne est plus ou moins liée à une représentation plus globale du monde fondée sur l' ouverture ou la fermeture , tant en ce qui concerne les valeurs , l' étranger ou la vision du monde . Ainsi , les personnes opposées à l' Europe se montrent plutôt favorables à des valeurs autoritaires . Elles privilégient l' appartenance nationale et développent une vision assez pessimiste du monde . Les pro-Européens , au contraire , défendent plutôt des valeurs libérales , apparaissent plus ouverts et ont une vision assez optimiste du monde . On peut légitimement supposer que cette représentation globale influe également sur la perception de la mondialisation . La mondialisation , défi pour la démocratie représentative traditionnelle ? Ces préoccupations face à la mondialisation , ce clivage entre élites et opinion et cet écart , au sein de cette dernière , entre , d' une part , des catégories relativement plus favorisées , optimistes et ouvertes , et , d' autre part , des catégories relativement plus défavorisées , pessimistes et fermées , sont à prendre en compte de manière sérieuse par les instances représentatives traditionnelles et par les gouvernements . Certes , la mondialisation n' est pas la cause de l' ensemble de ces phénomènes . Cependant , elle tend à les aggraver et à cristalliser la plupart des frustrations . De ce point de vue , elle a des conséquences certaines sur la démocratie représentative dans les pays industrialisés et constitue , d' une certaine manière , un risque , dans la mesure où de nouveaux groupes contestataires ou mouvements politiques , quelquefois radicaux et populistes , sont susceptibles d' exploiter ces frustrations . Leur retentissement actuel réside en effet , en grande partie , sur la concomitance de leurs critiques et des préoccupations manifestées par les opinions publiques face à la mondialisation , telles qu' elles sont perceptibles dans les sondages , notamment lors d' événements particuliers , par exemple l' annonce de fermetures d' usine ( comme ce fut le cas au printemps 2001 avec les décisions du groupe Danone et de Marks & Spencer ) . La prise en compte des intérêts et des souhaits des catégories défavorisées apparaît dès lors comme l' un des enjeux clefs , tout particulièrement pour les mouvements progressistes . Le débat au sein de la majorité plurielle en France , dans la perspective des élections présidentielles et législatives de 2002 , ou au sein du parti démocrate durant la dernière campagne présidentielle aux États-Unis en sont , ou en ont été , les révélateurs .