1: La chronique littéraire de Jean-Claude Lebrun
2: Anne-Marie Garat Résonances
3: Dans le tintamarre de l' automne littéraire , il est des livres de longue garde , que plusieurs lectures n' épuisent toujours pas .
4: Parce qu' ils opposent une manière de résistance à l' écriture critique .
5: Denses , savamment concertés , ils font en effet longtemps hésiter , s' interroger sur la pertinence des angles d' attaque .
6: Alors que la seconde rentrée déjà approche , ils continuent de se tenir à portée de main , sur un coin de la table .
7: C' est que , quelque part dans l' inconscient , l' on sait tenir là des oeuvres de fond , sur lesquelles le temps aura assurément moins de prise que sur nombre de ces autres volumes , bruyamment engagés dans la foire d' empoigne des prix littéraires .
8: " Nous nous connaissons déjà " , le treizième roman d' Anne-Marie Garat , s' inscrit incontestablement dans cette petite cohorte discrète , qui ne cherche pas à attirer le chaland par son clinquant et ne s' accorde aucune facilité .
9: Deux femmes tiennent ici le devant d' une scène plongée dans une sorte de clair-obscur .
10: Celle qui tient le rôle de la narratrice , sans prénom ni nom , à laquelle Anne-Marie Garat a prêté certains de ses propres traits .
11: Et une dénommée Laura , rencontrée incidemment lors d' une promenade nocturne près d' un hôtel , dans le Médoc .
12: Leurs chemins vont ainsi à plusieurs reprises se croiser , en une succession d' apparents hasards .
13: La première s' occupe d' images , de documents iconographiques , elle était allée expertiser un fonds de photos anciennes , dans l' une de ces demeures qui , dans le vignoble , portent le titre de châteaux .
14: La seconde , passée par l' école des Chartes , a répondu à l' annonce d' une vieille dame du coin , qui souhaitait que quelqu' un mît de l' ordre dans ses archives .
15: Un soir , dans l' obscurité , elles s' étaient littéralement télescopées , en prélude à un chassé-croisé qui ne cesserait désormais plus .
16: Longtemps Anne-Marie Garat entretient le flou , laisse vaguement imaginer aux rencontres que son récit manigance une invisible nécessité , un sens caché .
17: Ce qui advient au lecteur ressemble très exactement à la manière de ténèbres dans laquelle la narratrice et Laura doivent s' avancer .
18: Comme elles , il lui faut accepter de se laisser porter , faire confiance aux fameux hasards romanesques pour qu' enfin se nouent plusieurs fils d' apparence éparse .
19: Chacun ici a pris en route une histoire commencée loin en amont , dont il n' a d' abord pas idée .
20: Il est pris dans son cours , mais ne le sait pas encore .
21: Dans cette véritable pénombre du sens , la romancière se montre souveraine .
22: Car elle possède à la perfection l' art du " bercement narratif " et de la " répétition infinie " .
23: Le texte semble d' ailleurs d' abord faire du surplace , tendre vers un idéal de beauté picturale , alors même que les fils cachés de la narration ont déjà commencé de s' entrecroiser .
24: À intervalles réguliers revient l' image d' une vague roulant vers une plage .
25: Mouvement et immobilité , force incontrôlée :
26: très précisément ce qui donne son rythme au roman d' Anne-Marie Garat et suggère quelque fatalité en marche .
27: Car , au fil de leurs rencontres , la narratrice et Laura vont se parler , échanger .
28: Et découvrir chacune en l' autre une histoire qui éveille en soi-même des échos profonds .
29: Qui fait resurgir de sous les sables du refoulement un douloureux roman familial .
30: De vieilles haines , des pulsions de meurtre , telles qu' elles se donnent à voir dans la mythologie sous le masque du destin fatal .
31: Une mère fuyant son enfant .
32: Une soeur aînée tentant de noyer sa cadette .
33: Scènes primitives , en miroir , de ces deux existences .
34: Au moment même où l' une et l' autre , dans le fonds photographique et dans les archives , tombent sur d' autres témoignages de la sauvagerie humaine , cette fois à l' échelle du monde .
35: Épisodes de 1914 - 1918 , de 1939 - 1945 .
36: Comme des démultiplications à l' infini de cette barbarie , en laquelle une part constitutive de l' humanité se donne à reconnaître .
37: Tout prend alors sens .
38: Le goût ambigu pour les images et les archives , en même temps intuition d' une mémoire à reconquérir et volonté de mise à distance de celle -ci , sous les dehors scientifiques d' un travail de recherche .
39: Mais aussi les rencontres , le placement en miroir l' une de l' autre de la narratrice et de Laura .
40: Et , bien sûr , l' omniprésent ressac .
41: Une matière d' une ampleur considérable que laissait déjà pressentir la sensation mêlée d' une beauté palpable et d' un sens , d' abord obscur , circulant en souterrain .
42: Quelque part dans le livre il est question , sans les nommer , d' Andreï Tarkovsky et de son film Andreï Roublev :
43: le maître de la peinture d' icônes , au XVe siècle dans une Russie dévastée par les invasions et la barbarie , y incarnait la capacité de l' art à transcender la sauvagerie primitive .
44: Nul doute qu' il n' y ait un projet d' un tel ordre , en ce début non moins barbare de XXIe siècle , dans le livre puissamment inspiré d' Anne-Marie Garat .
45: Anne-Marie Garat , Nous nous connaissons déjà , Éditions Actes Sud , 352 pages , 19 , 50 euros .