_: Littérature L' exception Perec La publication de l' intégrale de ses entretiens et conférences est l' occasion de mieux comprendre le rôle pivot de Perec dans notre littérature . " Je n' ai jamais écrit deux livres semblables " , écrivait Georges Perec en 1978 , à l' époque où paraissait la Vie , mode d' emploi . L' auteur s' en excusait presque , comme si ne pas se conformer au " cahier des charges " de la critique , imposant à un écrivain un minimum d' unité dans les thèmes , le style , était une sorte de manquement à la politesse . Pas de " patte " Perec , donc , et ce manque est le symptôme principal d' un " syndrome Perec " : L' auteur ne s' impliquerait pas dans son oeuvre , il ne serait qu' un " producteur " de texte , en bref , Monsieur Perec manque de sérieux . Malgré son succès public et critique , cette idée reçue a la vie dure , peut-être parce qu' elle est aussi propagée par ceux qui aiment Perec , et veulent en répandre la lecture . Perec c' est facile , Perec c' est drôle . Autre malentendu , le " Perec des profs " . Parce que , membre de l' Oulipo , Perec n' a jamais fait mystère de l' ensemble de contraintes qu' il mettait en place pour composer ses textes , il est devenu un animal de laboratoire dans le jeu des analyses auxquelles on se livre parfois pour montrer aux chères têtes blondes " comment c' est fait la littérature " . Du coup Perec devient un écrivain à procédés , un amuseur , sans intériorité , et reste , quoiqu' on dise , marginal . Il est pourtant l' un des rares écrivains novateurs de son époque à ne pas être considéré comme " daté " , à être constamment lu et réédité , à susciter la passion de ses lecteurs , l' intérêt de ses pairs . La publication de l' imposant travail de Dominique Bertelli et Mireille Ribière , collationnant tous les entretiens et exposés de Georges Perec tout au long de sa vie d' écrivain , et mis en parallèle avec ses textes plus classiquement " littéraires " permettent d' abord de prendre la mesure du caractère à la fois massif et protéiforme de l' activité de l' auteur , et surtout de le situer dans une époque marquée par de profonds bouleversements dans le champ littéraire . Dès 1965 , date de son premier roman , les Choses , pour lequel il obtint le prix Renaudot , il est considéré comme un héritier du " nouveau roman " , ce qui laisse rêveur . À une époque où tous les écrivains réunis sous ce label sont en pleine activité , la question de l' héritage se pose , en toutes lettres . Lui-même ne s' en revendique pas . Ainsi , il déclare à Elle son opposition à Robbe-Grillet et son attrait pour Butor , tout en ajoutant " J' étais contre le nouveau roman ( ... ) . Ces querelles théoriques ne m' intéressent plus . Cela n' empêchera pas Alain Robbe-Grillet d' être pour beaucoup dans l' attribution du prix Médicis 1978 à la Vie , mode d' emploi . Il y a là un phénomène de passage de relais très explicitement évoqué par l' auteur des Gommes . Plus inattendu ( pour nous ) Robbe-Grillet " raccorde " le nouveau roman à la veine de Raymond Queneau . " La critique littéraire , dans les années cinquante , a été désarçonnée , scandalisée parce que les livres rompaient avec tout ce qu' elle connaissait , c' est-à-dire , pour l' essentiel , Mauriac et Montherlant . Si elle avait eu un peu de culture , si elle avait lu Flaubert , Kafka , Blanchot , Queneau - les vraies origines du nouveau roman - elle n' aurait pas ressenti cette impression de nouveauté radicale . " De 1965 à 1978 , l' évolution est nette . Avec les Choses , l' auteur est assez clairement dans une problématique de " description critique " de la fascination de la " société de consommation " , inspiré par les Mythologies de Roland Barthes et , même s' il récuse le terme , toute la critique lui colle l' étiquette de " sociologue " . Il ne répugne pas à se livrer à des analyses de nature sociale , voire politique . Les Choses doivent à Barthes et Flaubert , mais aussi à Paul Nizan et la Conspiration , Antelme et l' Espèce humaine . Perec a fait d' ailleurs partie d' un groupe de réflexion qui a édité une revue confidentielle , la Ligne générale . Il donnera des articles à Partisans , puis , en 1972 , il fondera , avec Jean Duvignaud et Paul Virilio , Cause commune , revue " consacrée à l' analyse sociale , à la critique de la vie quotidienne et au débat idéologique " , qui sera dissoute en 1974 . En 1978 , les nombreux entretiens consentis à propos de Vie mode d' emploi sont beaucoup plus centrés sur l' oeuvre , sur l' écriture . On a vu qu' il ne se désintéresse pas de la société dans laquelle il vit . On voit dans Je me souviens , paru au début de 1978 , le souci d' explorer les rapports entre mémoire individuelle et mémoire collective , dans la lignée de l' " infraordinaire " . Le mot , qui n' est pas encore passé dans le domaine public , appartient au vocabulaire créé par Cause commune Mais , à propos de Vie mode d' emploi , c' est le travail du romancier qui passe au premier plan . Depuis 1965 en effet Perec a rencontré Queneau , est devenu membre de l' Oulipo , et sa démarche créatrice a pris une dimension nouvelle . Il a publié , en 1969 , avec la Disparition , un roman incorporant une contrainte radicale , celle de la prohibition de la lettre la plus courante , le " e " . Derrière le tour de force se cache quelque chose de plus intime que rappelle quelques mois plus tard , de manière moins cryptique , W ou le souvenir d' enfance , paru partiellement en feuilleton dans la Quinzaine littéraire . Le peu de ces premiers chapitres en amènera l' interruption , et les lecteurs devront patienter jusqu'en 1971 . C' est , on le sait , la disparition de ses parents en déportation qui constitue la matrice de cette double approche . La Vie mode d' emploi porte d' ailleurs la mention " romans " , au pluriel , revendiquant une dimension plurielle , voire globalisante . Dans la série d' entretiens consacrés à ce livre , Perec déplie peu à peu les contraintes qu' il s' est données pour sa composition . Contraintes numériques , stylistiques , formelles , lexicales . Cependant , le pari , ainsi qu' il le déclare à Pierre Lartigue dans l' Humanité est de retrouver , avec la structure la plus rigoureuse possible , le plaisir du romanesque . " Je ne veux pas en finir avec la littérature , je veux au contraire donner envie de lire , envie d' écrire . Pour moi , le plaisir de la lecture , c' est celui de mes douze ans quand je lisais à plat ventre le Capitaine Fracasse . Pour cela , il faut élaborer un échafaudage complexe , et l' enlever une fois le travail fini . Ses traces sont noyées dans les thèmes du récit , comme celui , central , du puzzle . On dispose depuis quelques années , chez Zulma , du " cahier des charges " du roman , et on peut , si on veut , jouer à suivre en parallèle l' aventure de l' écrivain et celle de ses personnages . Les entretiens recueillis dans ces deux livres permettent déjà d' en reconstituer les principales pistes . Ses interventions publiques durant les quatre années qui lui restent à vivre après la consécration de 1978 forment un volume égal à celui qui couvre toute sa vie antérieure : souvent à l' occasion de voyages à l' étranger sont animés d' un souci de partage qui en font des références irremplaçables . Tels quels , ces deux volumes ne sont pas réservés à des érudits ou des fans , mais permettront à la fois de côtoyer un homme sagace et drôle et de revivre une des époques les plus passionnantes de notre littérature . Georges Perec Entretiens et Conférences . Édition établie par Dominique Bertelli et Mireille Ribière . Ed . Joseph K , tome I : 1965 - 1978 , 372 pages , 22 euros ; tome II : 1978 - 1981 , 374 pages , 24 euros . Penser / Classer , réédition augmentée , 15 euros . À lire aussi ( ou se faire offrir ) : Cahier des charges de la Vie mode d' emploi . CNRS , éditions Zulma , 1993 .