_: Jean-Louis Prat : " L' effervescence de moments incroyables " Le directeur de la fondation Maght revient sur une époque fascinante . Pourquoi le choix des avant-gardes russes , cette année ? Jean-Louis Prat . Je la situe dans la continuité de l' exposition sur Kandinsky en 2001 , d' explorer d' une manière historique la connaissance du début du XXe siècle , comme on a pu le faire dans d' autres domaines pour la figuration , de se dire qu' il y a eu là un pays extraordinaire , la Russie , qui a connu des avants-gardes étonnantes , totalement méconnues , finalement , dont on n' a pas la connaissance réelle et qui ont été occultées parce qu' il y a eu une fermeture totale ensuite , par un système différent , pratiqué dans ce pays , que celui qui avait été espéré , voulu et finalement vécu par ses artistes qui avaient presque fabriqué la révolution . Elle a été faite évidemment par des politiques , mais aussi par des intellectuels , par des gens qui pensaient que tout pouvait être vu , pensé , écouté différemment . Et cela dès la fin du XIXe siècle . Le premier , c' est Tolstoï , quand il dit que le futur appartiendra non pas à ceux qui sont reconnus mais à ceux qui arrivent , détiennent le talent et le courage de dire les choses . Ces artistes -là , ce qui est étonnant , sont très nombreux . Dans l' exposition , il y a 48 artistes , dont les plus célèbres , les plus connus chez nous ( Lissitzky , Malevitch , Tatline , Rodtchenko , Popova ) , mais on n' a pas l' idée de toute cette effervescence , de toute cette vie incroyable qui se passait tant à Saint-Pétersbourg , encore capitale d' un empire qui allait être mis par terre , qu' à Moscou , qu' à Vitebsk , où les gens , dans le domaine de la littérature , de la peinture , du théâtre , pensent différemment et inventent un monde qui est fait pour la masse . Il n' y a que les Russes qui , au début du XXe siècle , ont eu cette générosité et ce regard -là posé sur les différentes formes d' art qu' ils voulaient exprimer . Ils sont curieux de tout , ils ont le sens de ce qui doit amener l' homme vers un meilleur . La générosité est un mot qui revient souvent lorsque vous parlez de ces artistes . N' y a -t-il pas justement , au regard de la peinture actuelle , une idée à aller puiser dans cette générosité , qui manque le plus , peut-être , à nos sociétés ? Et il y a aussi , dans ce mouvement d' avant-garde , la place des femmes , exceptionnelle à bien des égards ? Jean-Louis Prat . On a le sentiment que ces artistes , mais dans tous les domaines , ne sont pas là pour produire le chef-d'oeuvre absolu . Ce n' est pas une carrière personnelle , mais une carrière presque de groupe . Et pourtant , les mouvements ne sont pas des écoles . Ce sont des mouvements à la vie éphémère . Il y aussi interférences d' un mouvement à l' autre , que ce soit du néoprimitivisme au cubo-futurisme , en passant par le rayonnisme , le suprématisme ou le constructivisme . Tous ces gens -là peuvent se parler , se combattre . Il y a en tout cas matière à discussion , matière à invention . Et dans les inventions , il y a des risques . Et je crois que c' est le risque encouru qui est intéressant dans une période qui s' étend sur vingt à vingt-cinq ans et qui fait qu' on est dans un autre monde , peut-être plus exalté , plus éloigné de notre côté cartésien . On se rend comte qu' il y a eu une ouverture extraordinaire qui s' est faite aussi grâce aux femmes qui sont si nombreuses et si étrangement importantes . Que l' on parle d' Oudaltsova , de Stepanova , de Popova , d' Alexandra Exter , de Gontcharova . Ce sont des femmes qui amènent avec elles un sentiment nouveau de création certainement du au fait que la femme réinvente la vie . Mais elles sont admises tout de suite dans la société . Quand on voit la place des femmes à la fin du XIXème et au début du XXème siècle en France ou dans d' autres pays , on se dit qu' on n' a pas eu cette chance et que la société russe était en train d' inventer quelque chose qui aurait été un modèle . Autre exemple du domaine de la curiosité et de la générosité . On parle à l' infini des collectionneurs américains . Mais quand on voit des hommes enthousiastes comme Morozov et Chtchoukine qui collectionnent les impressionnistes ( alors que les Français avaient du mal à concevoir que cela pourrait être possible ) et vont beaucoup plus loin , qui achètent immédiatement et commandent des oeuvres à Matisse ou à Picasso , on reste confondu par leur présence et leur contemporanéité . Ces Russes du début du XXe siècle étaient dans l' effervescence de moments tout à fait incroyables qui allaient déboucher sur un nouveau monde ( qui n' a pas donné ce que l' on pouvait espérer et qui , depuis , a été mis à bas ) . Vous avez voulu un certain didactisme dans l' exposition que vous présentez . C' est en tout cas perceptible lorsque l' on parcourt les salles . Jean-Louis Prat . J' avais peur au début que ce soit incohérent . Lorsqu' on voit certains artistes qui sont encore un peu classiquement figuratifs pour devenir , dans une école qui mélange les genres , cubo-futuristes puis abstraits ou suprématistes , on se dit qu' ils ont de la chance , mais est -ce que ça donne des résultats quand on le met en place , quand on le met en scène , quand finalement on raconte une histoire . C' est une véritable gageure . Je n' ai pas triché . Je n' ai fait que dire ce qui s' était passé . J' ai eu la chance d' obtenir ce que je voulais , c' est-à-dire les meilleurs tableaux en provenance des musées russes , de musées européens . Ce qui m' a permis de pouvoir raconter de manière extraordinaire et d' être guidé par leurs pas . Cela devient cohérent . Cette histoire se raconte de manière naturelle . Le public ne pensait pas que cela existait . Comment aurait -il pu en avoir la connaissance exacte , si ce n' est à travers quelques expositions comme " Paris-Moscou " qui envisageait cela ou " la Grande Utopie " , mais il n' y a pas eu d' exposition qui raconte les sources , juste de 1908 à 1928 , de cette histoire . On voit une adaptation au sujet par rapport à une pensée qui ne dérive pas , qui a simplement le souci d' être en accord avec les événements . C' est pour ça qu' il ne fallait pas dissocier l' exposition , ce qui devait être montré de ce qui s' était passé . On le sent , c' est sous-jacent . Mais rien ne naît du hasard . Les événements créent aussi des artistes , des grands tempéraments . Mais , pour nous , c' est une histoire encore méconnue qui demande à être explorée . Il y a énormément d' artistes que j' ai pu découvrir , qui sont présentés pour la première fois ici , des oeuvres qui n' étaient jamais sorties de Russie . Tout cela donne un ton , une force , une cohérence , le sentiment de ces gens qui se posaient tant de questions , qui sont allés si loin , quelquefois aux dépens de leur vie , de leurs idées . Mais qui ont su vivre ça en allant jusqu'au bout , en étant le plus proche possible de leur réalité et donc de leur vérité . C' est leurs vérités qui comptent parce qu' elles sont parfois différentes ou opposées - c' est ce qui fait la qualité d' une époque . Par contre , lorsque ces vérités différentes vivent ensemble , elles donnent le sentiment de la vérité . Il n' y en n' a pas une , mais plusieurs , ça dépend de qui la raconte . Ce sont ces vérités collés les unes aux autres qui donnent le sentiment d' une croyance , en tout cas d' une croyance en l' homme , d' une croyance véritable que la modernité s' installait , qu' il fallait changer de sujet , que tout le monde devait pouvoir comprendre ce qui se passait et que ce bouleversement du début du XXe siècle grâce aux nouveautés inventées par l' homme pouvait servir son bien-être physique , mais également moral et intellectuel .