_: La chronique cinématographique d' Émile Breton Les égarés , les corps et les paysages C' est l' histoire d' une rencontre , dans un pays sans lois en proie au pillage , entre une jeune mère de famille qui sait tout des règles du savoir-vivre puisqu' elle est institutrice et d' un adolescent , Yvan , qui ne sait rien parce qu' il n' est jamais allé à l' école . Rien que survivre , ce qui sauvera la jeune femme et ses deux enfants , voués sans lui à la mort . Ce pays , c' est la France de 1940 , celle de l' exode qui jeta sur les routes des villes entières , fleuve coulant vers le sud qui laissait ses morts sur les rives de la route . D' entrée , le drame est dit : une ritournelle insouciante , musique légère de Philippe Sarde , et des images noir et blanc d' actualités d' alors , soldats harassés , chars à boeufs et voitures allant du même pas . Scandant le film jusqu'à la fin , reviendront ces images et cette ritournelle , présence d' une guerre sale dans la splendeur des blés qui ne seront jamais moissonnés , petite chansonnette sentimentale d' avant-guerre qui ne veut pas sortir de la tête au plus fort de l' horreur . La rencontre entre cette femme et ce garçon , inimaginable si ce n' est dans les remous d' une société qui s' en va à vau -l'eau , Gilles Perrault l' avait contée dans une claire nouvelle , le Garçon aux yeux gris . Les différences de classe y étaient fortement marquées , avec au bout du compte la lourde sensualité du désir qui les balayait . Une idylle au désert , désert surpeuplé d' un pays fuyant la guerre . André Téchiné Téchiné et son scénariste Gilles Taurand , dont le travail est ici trop remarquable pour ne pas être souligné , ont épuré cette intrigue . C' est la même histoire , la même guerre , la même jeune femme avec ses deux enfants et ses certitudes , le même garçon sauvage , maraudeur et débrouillard , mais on sait d' entrée , tant les blés sont lourds d' épis jaunes sous le soleil , tant la campagne est d' un vert trop paisible , et les fougères si hautes , qu' elle finira mal . Trop de beauté dans ces prés à deux pas d' une route où meurent des enfants pour que cela n' annonce pas un malheur . Dans la nouvelle , il paraît évident que ces jours d' été seront , plus tard , une parenthèse dans la vie de cette bourgeoise . Un souvenir . Dans le film , c' est comme un éclat immérité de bonheur au coeur du drame que vit un pays , et dont il faudra bien que quelqu' un paye le prix . Le plus lourd . Mais surtout : loin d' être un moment à part dans les quatre vies de ces personnages ( la mère , ses deux enfants , Yvan ) , cette rencontre est pour chacun une étape dans un apprentissage à vivre . Ainsi le gamin de douze ans , à la toute fin , opposera au pieux mensonge de sa mère qui voudrait le rassurer sur le sort de leur compagnon de quelques jours un regard d' adulte à qui l' on ne raconte plus d' histoires à endormir les gosses . C' est bien ainsi , par cette attention aux regards , à l' intensité de leurs échanges entre deux échappées vers l' indifférente nature qu' avance la mise en scène de Téchiné , donnant à comprendre ce qui se passe chez les personnages sans jamais livrer d' explication . Ainsi de ce moment dans la cuisine de la maison abandonnée où les quatre ont trouvé refuge loin de la guerre grâce à Yvan , ce dernier arrive avec trois truites qu' il vient de pêcher . " Tu es ingénieux " , lui dit Odile , la jeune femme . " C' est quoi , ingénieux ? " lui demande -t-il . " Une forme d' intelligence " , répond celle qui , à leur première rencontre , l' avait traité d' abruti . Amorce d' une conversation , premier moment de détente entre eux dans la cuisine fraîche avant qu' il lui propose une cigarette , d' un paquet qu' elle extraira d' une poche du garçon , car il a , lui , les " mains trop dégueulasses " . Au plan immédiatement suivant , on la verra dans la baignoire , gros plan de son visage et d' une de ses mains émergeant de l' eau . Elle fume cette cigarette , regard rêveur . Éloquence des regards et des visages , mais aussi et surtout parole des corps tout entiers . Il suffit qu' au début de leur fuite loin des mitraillages de la route ils aient tous les quatre un ruisseau à traverser , Yvan à grandes enjambées , les trois citadins à pas précautionneux pour qu' on sache à quoi s' en tenir sur chacun . L' adolescent , être bizarre entre homme et ours , dodelinant de la tête , longs bras écartés en balancier , s' approprie les lieux qu' il découvre . Il est partout , d' entrée , chez lui alors qu' Odile , débarquant dans la maison qui va les abriter , fera lentement le tour des pièces , comme une chatte avançant une patte prudente avant de passer dans une pièce inconnue . Soit le cinéma même : ce film " physique " nous fait découvrir le plus intime des êtres en les regardant se mouvoir . Les Égarés , film français d' André Téchiné Téchiné , avec Emmanuelle Béart et Gaspard Ulliel ; 1 h 35