_: DE SOCRATE A MC SOLAAR ... Avec Vivre la philosophie , le penseur américain Richard Shusterman entend renouer , via Foucault , Dewey , Wittgenstein ou le rap , avec l' antique idée d' une philosophie comme " mode de vie concret " . Que signifie être philosophe ? Pour Richard Shusterman , professeur à Temple University ( Philadelphie , États-Unis ) , la question engage une définition de la philosophie où " l' amour de la sagesse " s' ancre résolument dans le devenir singulier d' un être humain vivant . Plutôt que de viser l' isolement d' une discipline en déterminant sa forme et sa fonction , Vivre la philosophie , pragmatisme et art de vivre Éditions Klincksieck , 200 pages , 18 , 30 euros . entend plutôt renouer avec l' antique idée d' une philosophie comme mode de vie concret . Une tradition qui passe notamment par Épictète , Sénèque ou Montaigne , et trouve dans Nietzsche et Kierkegaard des échos à même de pourfendre une institutionnalisation qui ne garderait des leçons de Socrate que le versant théorique , aux dépens de l' appel à un certain " art de vivre " . " Ce n' est pas par un texte paradigmatique que la philosophie a commencé " , rappelle Shusterman . Son essai ne l' est pas vraiment non plus , ensemble de chapitres assemblés comme en une promenade de pensée où l' on croise aussi bien la route de Wittgenstein que celle du rappeur KRS-One ou de l' auteur lui-même . Le propos est " pragmatique " en ce qu' il raisonne par l' exemple , et " pragmatiste " dans la mesure où il revendique l' inscription dans cette école de pensée ( où l' on cherche à se prémunir des errements métaphysiques concernant l' essence absolue des choses , mais en veillant à éviter de tout réduire à des signes logiques et à des mots qui pourraient bien n' avoir aucun sens hors du langage ) . Plaidant pour un primat de l' expérience qui repose les questions en un contexte concret , le pragmatisme représenterait , pour l' auteur , " le retour à la perspective pratique " de l' Antiquité . Longtemps , l' assujettissement à la vie religieuse a confisqué les fonctions d' examen de soi et de direction des conduites qui étaient imparties à la philosophie , à l' image de l' épicurisme ou du stoïcisme . La philosophie en serait donc devenue purement spéculative , renforcée en cela par la dépersonnalisation de la connaissance opérée par la science moderne . A ce faisceau d' explications , le rôle de la psychanalyse et certains excès de la " psychologisation " des individus pourraient être ajoutés ... Ce sens expérimental perdu de la philosophie , Richard Shusterman le retrouve en scrutant la vie des philosophes . Par exemple , Wittgenstein , Dewey , Foucault . Autant de " vies philosophiques " , volontairement choisies dans des générations et traditions de pensée différentes ( l' analytique , le pragmatisme , la " tradition continentale " ) et entendues chacune comme " idéal du souci de soi réflexif et critique , compris comme amélioration de soi par la recherche disciplinée de connaissances pertinentes " . Idéal présent chez les prémodernes et complété par le modèle moderne de " méliorisme " , ou " amélioration de soi fondée sur une croissance infinie par la transformation perpétuelle de soi " . Sans inviter à l' imitation du modèle , l' auteur laisse tout de même au lecteur le soin de choisir au rayon des vies " exemplaires " . Foucault : " L' ontologie critique de nous-mêmes , il faut la considérer non certes comme une théorie , [ mais ] comme une attitude , une vie philosophique où la critique de ce que nous sommes est à la fois analyse historique des limites qui nous sont posées et épreuve de leur franchissement possible " . Mais la formule Wittgenstein n' a pas son pareil pour nettoyer les taches : " La réponse au problème que tu vois dans la vie est une manière de vivre qui fasse disparaître le problème . " Et l' on dit " oui " à Dewey lorsqu' il demande : " La vie de tout individu ne pourrait -elle pas être une oeuvre d' art ? " . Si les trois philosophes ont en commun la critique de la philosophie académique , il en va ensuite de leur vie comme de l' art : tout l' art est dans la définition , celle d' une expérience individuelle qui chercherait à s' universaliser , sans jamais réduire aucune différence . Il peut donc s' agir de cultiver sa distinction à la façon d' une avant-garde ( les expériences limites physiques de transformation héroïque du moi chez Foucault ) , de coupler l' idéal moderniste du génie à l' ascèse d' un régime alimentaire invariable ( Wittgenstein ) . Le rapport à la mort est bien sûr interrogé , mais chez ses deux philosophes seulement . Pas d' hypothèse de suicide en effet pour Dewey , fis d' un épicier du Vermont qui envisageait son amélioration de soi comme immersion dans la vie collective . Car le " connais -toi toi même " socratique ne se referme pas sur le sujet : la discipline ouvre sur l' amélioration de la société . Chez tous , le souci de soi s' articule d' ailleurs à la quête d' une société démocratique . Alors que Wittgenstein chercha en vain à se faire embaucher comme ouvrier en URSS en 1935 , Dewey milita pour la création d' un troisième parti aux États-Unis , tandis que Foucault s' engagea dans un expérimentalisme politiquement plus radical . A travers ces expériences , le rôle central de l' esthétique est posé , dès lors qu' il s' agit non seulement d' articuler le pratique et le cognitif , mais aussi l' individuel et l' universel . Pour l' auteur , la réflexion esthétique constitue une ressource pour " repenser le vivre ensemble dans un double abandon : celui des grandes théories qui ne vont plus de soi et de l' exacerbation de l' individualisme " . L' art de vivre se révèle donc politique . L' auteur élabore même des " propositions pragmatistes pour une politique démocratique " dans un plaidoyer pour une " esthétique populaire " qui serait centré sur le corps , et non discursive : une " soma-esthétique " . Donc : " Assez de paroles , commençons à danser ! " A cette invitation socratique , Shusterman répond par le hip hop , déjà étudié avec tout de même quelques mots dans son ouvrage l' Art à l' état vif . L' auteur voit dans l' attitude et le message de certains rappeurs un " rap cognitif " ou rap à message , qu' il souhaiterait revaloriser contre le gonflement médiatique du " gangsta rap " ( rap " gangster " ) . KRS-One , auteur de My Philosophy et apôtre d' une maîtrise de soi toute stoïcienne se voit ainsi comparé à certains " philosophes artistes " . Désinvolture pour les doctrines établies , reconnaissance de la plasticité du monde , unité des rôles de l' artiste et du savant , accent mis sur le temporel et l' expérience , privilège donné aux jeux de recontextualisation et de réappropriation ( à travers le " sampling " ) . Les rappeurs comme KRS-One , Grandmaster Flash ou Guru exécutent en pratique " ce que le pragmatisme recherche en théorie " . Référence intéressante pour enrichir les cours de philosophies en terminale , cette dignité philosophique du rap semble aussi sélectionner ses éléments les plus consensuels , comme , en France , MC Solaar . L' esthétique populaire de Richard Shusterman s' accommode mal , par exemple , d' une esthétique du dégoût et de la provocation , à l' image de la condamnation du cynique Diogène qui se masturbait en public . Là se situe sans doute la ligne de fracture entre ces conclusions du pragmatisme et la tradition du relativisme moral nietzschéen , où l' on retrouve pourtant l' idée de philosophie dansante et de création artistique de soi . Reste que le " message " de Richard Shusterman recèle des ressources critiques contre le pouvoir du " gouvernement des experts " et des injonctions publicitaires quant à cette question fondamentale : comment devons -nous vivre ? Sans doute à l' envers d' une philosophie assise , dirait MC Socrate ...