_: Rentrée littéraire . La nouvelle république des Lettres La surproduction romanesque : dérive ou système ? Une analyse de François Taillandier . La pléthore éditoriale se constate , se dénonce , mais peu d' analyses sont consacrées au sens de cette inflation , à ses causes , et aux profondes modifications qu' elle impose , en retour , au système dont elle est le symptôme . Près de sept cents nouveautés romanesques dans les librairies en septembre . Les critiques littéraires s' arrachent les cheveux ; les libraires défont à peine les cartons . Depuis des années , tout le monde dénonce cette surproduction croissante ; elle n' en continue pas moins . La " production " a doublé en dix ans : il y avait 364 titres à la rentrée 1994 , et l' on disait déjà que c' était trop . Je crois que l' analyse de ce mouvement n' a plus à être littéraire , mais socio-économique . L' édition est la seule industrie qui s' autorise à déverser sur le marché , délibérément , une production largement supérieure à ce qu' il peut absorber ; donc à vouer à la destruction ( pilonnage ) presque la moitié de ce qui sort des imprimeries à sa demande . Ce n' est pas un accident : c' est un système . Il est faux de dire , comme on l' entend souvent , que les éditeurs " lancent des romans comme des savonnettes " . S' ils savaient le faire , ils le feraient . Ils ne savent pas . L' édition ne connaît que le marketing de la tentative . On publie des romans au petit bonheur afin de savoir , trois mois plus tard , lesquels , ayant rencontré un public , iront nourrir l' activité des clubs de vente par correspondance , de l' édition de poche , du marché des traductions ( foire de Francfort ) et des librairies en fin d' année ( cadeaux de Noël ) . L' édition de livres est en effet entrée , depuis trois ou quatre décennies , dans sa phase industrielle ; mais ce fait bien connu n' a pas été pensé dans toute sa dimension . Le propre de l' industrialisation , c' est d' occuper tout l' espace de marché possible avec tous les produits possibles . Pour cela il faut définir ces marchés , ces produits , et le moyen d' articuler les deux . La " rentrée littéraire " n' est strictement plus rien d' autre qu' un dispositif contribuant à réaliser cette articulation . Mais un autre phénomène , sur un plan très différent , est à observer : s' il y a deux fois plus de romans , c' est aussi parce qu' à côté des grandes maisons littéraires anciennes ( Gallimard , Grasset , Le Seuil , Albin Michel . ) se mettent sur les rangs des éditeurs nouveau -nés , ou des éditeurs qui jusque -là ne se consacraient pas à ce genre . Il est habituel de dire que tous les Français veulent écrire . À présent , ils veulent aussi éditer . Devenir éditeur littéraire est un fantasme , au même titre ou presque que devenir écrivain . Tout se passe comme si l' édition " installée " ne jouait plus son rôle , et qu' il faille inventer de nouveaux relais pour donner leur place ou leur chance à des textes injustement exclus . Un mécanisme analogue s' observe en ce qui concerne les prix . Les jurys de lecteurs se sont multipliés , le Goncourt des lycéens étant le plus connu , mais pas le seul . La télé s' y met aussi . Après Culture et dépendances , Rive droite rive gauche a l' hiver dernier décerné un prix . La sélection comportait pêle-mêle romans et essais . On en éliminait un par jour , comme dans le Loft , pour déterminer " le plus subversif " ( sic ) . Résumons : de nouvelles instances ( dans l' économie , dans la médiation , dans les mentalités ) s' emparent de la création , de la diffusion et surtout de l' évaluation des oeuvres littéraires . C' est l' architecture de tout un milieu qui est en voie de transformation rapide , celui que l' on appelle traditionnellement la " république des Lettres " . Il faut certes se méfier des reconstitutions après coup , mais l' expression a désigné , au cours du XXe siècle , un ensemble bien réel d' instances , de protocoles , de pratiques . L' incarnation en fut le Gallimard des temps légendaires . Gallimard , son Gaston , sa NRF , sa " Pléiade " , nec pluribus impar au milieu de maisons vénérables ( Plon , Flammarion , etc. ) . Une théorie de critiques infiniment doctes et sérieux ( le stupéfiant Journal de Charles du Bos , réédité récemment , est instructif à cet égard ) , procédait en bonne et due forme à l' estimation des nouveautés : filiation , style , originalité , ambitions , écueils et réussites . Un lectorat pétri de respect coupait les pages , au sortir de vénérables librairies de province . L' Académie n' était pas loin , les classiques non plus ( l' histoire littéraire monumentalisée à usage scolaire fut édifiée entre 1870 et 1900 ) . Vision archétypale ou mythologique , si l' on veut , qui n' a sans doute jamais tout à fait coïncidé avec la réalité : mais qui a constitué une représentation mentale de la vie littéraire . Aucune de ces puissances - maisons d' édition , critique littéraire , institutions - n' a cessé d' exister , mais elles semblent avoir perdu le caractère de majesté et de prévalence dont elles étaient revêtues ; le système qu' elles forment dérive sur les flots d' une réalité de plus en plus réfractaire à l' organisation qu' elles proposent , d' un mouvement de l' " écriture " , des aspirations qui s' y traduisent , des modes de valorisation des textes et des individus , qu' elles ne peuvent plus manifester et encadrer à elles seules . À partir de là pourrait aussi être analysée la dé-légitimation de la critique littéraire , sans qu' il soit besoin de l' imputer à la futilité des critiques . Il subsiste des critiques célèbres , mais ( ils le disent eux-mêmes ) il n' en reste plus d' influents . Le " c' est mon choix " l' emporte sur le critère savant ; le jury de lecteurs ou de lycéens se juge tout aussi qualifié ( et à l' occasion plus honnête ) que le critique professionnel . Industrialisation d' un côté , éclatement de la médiation de l' autre : quelque regard que l' on porte sur ces deux mouvements et sur leur interaction , il s' ensuit que ce qu' on appelle rentrée littéraire , considéré comme phénomène public ou animation du forum , n' a pas pour objet de nous mettre en présence des oeuvres . Si nous avons envie de lire des romans , nous n' avons besoin ni du mois de septembre , ni des 700 nouveautés , ni des listes de best-sellers , ni du centenaire du prix Goncourt , ni de savoir ce que Philippe Sollers pense de Frédéric Beigbeder , etc. Le péril réel , à supposer qu' on s' y soumette , de cette rythmique moderne ( dont les équivalents doivent exister dans les autres domaines de création ) serait de nous faire perdre de vue l' essentiel en ce qui concerne l' effet des romans , la manière dont les romans , depuis au moins Rabelais et Cervantès , ont contribué à structurer la conscience et l' homme occidental . Je ne puis développer ce point , mais je voudrais rappeler ceci : l' effet du roman ( comme révélation de nouvelles voies pour la conscience , pour le regard , pour l' intelligence de la vie ) repose sur deux dimensions essentielles : la songerie et la lenteur . On peut épuiser en une lecture l' intérêt d' un ouvrage d' histoire , d' un document d' actualité , de tout livre informatif . Un roman - un roman qui nous touche , qui nous capte - n' aura peut-être pas trop de toute notre vie pour faire sa place en nous . Quatre siècles de lecture ( s ) n' ont pas épuisé le sens ( flottant , suspendu , imminent et insaisissable ) de Don Quichotte . Et qui peut dire aujourd'hui en quoi et de quoi l' homme de Kafka nous parle ? Une continuelle course à la nouveauté , au roman à la mode et qu' il faut avoir lu , une critique littéraire qui n' ose plus traiter d' un livre s' il est " vieux " de deux ou trois mois , se condamne à n' avoir rien lu , et condamne les livres à n' être pas lus . Dans la célèbre anticipation de Bradbury , Fahrenheit 451 , on brûlait les livres . Notre temps a trouvé mieux : les publier .