_: Ces jours qui ont changé la France Jour par jour , après le 21 avril , la montée de la belle politique et de la citoyenneté . Le formidable 1er Mai que nous avons vécu doit entrer dans les urnes pour battre Le Pen . Dimanche 21 avril , 16 heures Il fait beau et doux . Au jardin du Luxembourg les joueurs d' échecs sont concentrés au milieu des cris et des rires des enfants . Les arbres ont des fleurs mauves . On échange çà et là quelques mots sur le vote , les retours de vacances . On annonce des bouchons sur les grands axes . 18 heures . La tension est palpable au siège de l' Humanité , la question du score du PCF est dans toutes les têtes . Au moins 5 % . Peut-être 6 ou un peu plus . Une blague vient parfois rompre un instant l' attente . Premiers coups de fils . Les résultats de quelques sondages réalisés dans les bureaux qui ferment le plus tôt circulent . Ils sont normaux , c' est-à-dire dans les fourchettes attendues . Chevènement et Laguiller plutôt orientés à la baisse . Chirac en tête , puis Jospin . Et puis ça commence . D' abord de premiers chiffres . Atterrants . L' angoisse qui noue la gorge . Le doute qui veut encore vivre et cède devant la certitude . Les images en provenance des états-majors politiques où les gens ne savent pas encore , traduisent une montée de l' inquiétude . Les télés suggèrent . Les images du siège du FN reviennent en boucle . 20 heures . La France bascule dans un cauchemar et le mot vient immédiatement . Séisme . On se prend la tête entre les mains . On porte la main à la bouche pour retenir un cri . Des hommes et des femmes s' effondrent en larmes . Chirac et Le Pen au second tour . Le Pen . Et déjà , il plastronne . Il triomphe . Déjà une partie de la de la France se prend de dégoût , fléchit sous l' outrage , l' humiliation . Le chef du FN savoure sa victoire et claironne sa version des trois événements . L' abstention , le " sursaut national " et " la disparition du Parti communiste " . L' ennemi . L' obsession de l' extrême droite . Le PCF n' a pas disparu mais il a pris un coup terrible . Leur score à moins de 3 , 5 % crucifie les communistes . Déjà , dans les rues de Paris pourtant , des centaines de jeunes en état de choc relèvent la tête . Ils vont bientôt être des milliers dans la capitale , dans toutes les grandes villes d' une France tombée dans la nuit . Lundi 22 avril Ça ! Dès le réveil . Cette chose obscène . Le Pen au second tour de l' élection présidentielle en France . Le milliardaire aux grossiers " dérapages " qui sont , en réalité , des signaux adressés au noyau dur de ses fidèles . Le démagogue populiste , utilisant sans vergogne les peurs et les frustrations pour faire passer un vrai programme d' extrême droite , ultralibéral . Maniant la carotte , avant de sortir le bâton . On mesure au fil des heures l' ampleur du désastre . A ce niveau de voix , le FN pourrait jouer l' arbitre dans plus de 300 circonscriptions aux législatives . La gauche est défaite . Dès les premiers résultats , pour beaucoup , le choix a été immédiat . Voter Chirac , sans état d' âme . D' autres hésitent . Lionel Jospin ne veut pas se prononcer . Il a annoncé son retrait de la vie politique . LO repousse encore les frontières du ni droite ni gauche qui devient ni Chirac , ni Le Pen : le refus de se prononcer sur le second tour . La LCR manie l' ambiguïté mais n' appelle en aucune manière à voter Chirac . En début d' après-midi Marie-George Buffet a rappelé avec netteté le choix du PCF : " Utiliser le bulletin Chirac pour mettre Le Pen le plus bas possible . " Une idée grandit . Plus le score contre Le Pen sera important et moins Chirac pourra s' en prévaloir . Une idée prend corps qui deviendra un dessin : prenez Chirac pour taper sur Le Pen . Les jeunes entrent dans la rue et en politique . Ils sont des dizaines de milliers , lycéens et étudiants à manifester . Des lycées entrent en grève . Mardi 23 avril La jeunesse de France , debout contre le Front national , devient l' événement . Elle milite largement pour lui faire barrage par le vote Chirac , sans aucune illusion vis-à-vis de " l' Escroc " , à utiliser contre le " Facho " . Ils sont des dizaines de milliers dans toutes les villes de France à monter en première ligne . Au front contre le front . Ils font preuve d' une détermination inédite . Le pays , non sans fierté , découvre ses enfants . Au PCF , sa direction nationale réunie réaffirme le choix du second tour , annonce l' ouverture d' un vaste débat dans le Parti pour comprendre les causes de l' échec . Chercher une autre perspective . On apprend en même temps que dès le dimanche soir , des adhésions , notamment de jeunes , arrivent au PCF . De l' argent aussi , venant parfois de gens très divers mais alarmés par le score communiste . Mercredi 24 avril Jospin fait ses adieux au PS . Jacques Chirac refuse tout débat avec Le Pen . " C' est le combat de toute ma vie . C' est un combat moral . " Il entend du même coup rassembler toute la droite derrière sa bannière avec l' Union pour la majorité présidentielle . Le désastre se dévoile plus encore . Dans de nombreuses entreprises le vote Le Pen est ouvertement discuté . La digue a été rompue . Le chef du FN veut en jouer . Il se présente comme le défenseur des petits , du monde du travail . Il a lancé un défi pour le 1er Mai en prétendant rassembler , pour célébrer Jeanne d' Arc , plus de monde que les syndicats n' en rassembleront . Les syndicats et les partis de gauche ripostent . FO se tient à l' écart . Ils appellent à participer massivement aux manifestations prévues . En un texte commun la CGT , la CFDT , l' UNSA et la FSU alertent sur les lourdes menaces en jeu " pour la démocratie , les libertés ainsi que les droits et garanties sociales des salariés " . De multiples associations , précaires , chômeurs , de défense des libertés s' y associent . Le PS , le PCF et les Verts en seront . LO et la LCR aussi , mais ils maintiennent leur refus d' appeler à voter Chirac . Édouard Balladur veut jeter l' éteignoir sur les manifestations pour " éviter tous les risques de désordres " . Dans les manifs des jeunes on rétorque : " Le désordre , c' est Le Pen . " Jeudi 25 avril Toujours les manifs . Les adultes , les salariés rejoignent les jeunes dans les rues . Journée morte dans les universités . Les chiffres officiels font état de 300 000 manifestants . Les chiffres par ville sont considérables . 20 000 à Lyon , 15 000 à Nantes , Toulouse , 12 000 à Caen ... Mégret appelle à voter Le Pen . Les appels à le battre se multiplient dans tous les milieux . Artistes , sportifs , intellectuels , associations , églises , politiques . Le XV de France , qui vient de remporter le premier Grand Chelem du tournoi des Six Nations , appelle . Jean Saint-Josse appelle . Jospin est toujours silencieux . Des dirigeants du PS le lui reprochent ouvertement . On ne parle que de tout cela . Dans les bureaux , les cafés , dans la rue , les conversations en bruissent toutes . Sur Internet , les sites parodiques décident de suspendre la dérision . Plus envie de rire . Toujours les manifs . Les adultes , les salariés rejoignent les jeunes dans les rues . Vendredi 26 avril Avis de très grosse manifestation sur Paris le lendemain . Des dizaines d' associations , les partis de gauche en seront . Les artistes , chanteurs , comédiens , par centaines , préparent un Zénith géant pour battre le FN et appellent au vote Chirac . Les dirigeants d' extrême droite européens estiment prudent de ne pas se mouiller et prennent leurs distances avec Le Pen dont ils jugent le discours " trop raciste " . Dans tout le pays , les communistes débattent en même temps qu' ils se mobilisent . Leurs assemblées voient plus de monde que depuis des années . Adhésions et argent continuent d' arriver à son siège . On apprend lors d' une nouvelle réunion de son Conseil national l' anecdote suivante : dès le lundi un chef d' entreprise de Lorraine a réuni son personnel et fort du score de Le Pen a dit ceci : " Maintenant , c' est fini les négociations , maintenant , c' est moi qui décide de tout . " Le Conseil national du PCF , en même temps qu' il note et appelle l' engagement fort du PCF dans les mobilisations pour faire barrage à le Pen , entame un examen autocritique . Les questions viennent et se bousculent . Participation au gouvernement , manque de lisibilité d' un projet communiste fort dans la campagne . Questionnements sur les élections législatives et surtout , surtout , comment reconstruire une perspective qui sorte de ce qui a semblé un rapport quasi exclusif avec le PS . Comment reconstruire avec toute la gauche ? Samedi 27 avril Près de cent mille manifestants à Paris . Le cortège est dense . Jeunes et adultes sont maintenant au coude à coude partout . La une de l' Humanité du 22 avril " Il faut lui barrer la route " , éditée en affiche , est présente un peu partout . Des jeunes des banlieues sont partie prenante . Zénith plein pour les artistes . Manifestations dans 33 villes de France . 40 000 personnes à Grenoble , ville qui n' a pas oublié qu' elle était " compagnon de la Libération " . Des dizaines d' initiatives se prennent tous azimuts . Pique-niques , soirées festives et d' action ... De plus en plus de monde s' y met mais les inquiétudes demeurent vives . Qu' en est -il de celles et ceux que l' on n' entend pas ? Qui se sont abstenus ? De ceux qui se sentent désormais légitimés dans leur vote du premier tour pour Le Pen et peuvent en gagner d' autres ? Rien n' est gagné . Lionel Jospin finit par lâcher une déclaration : " Soucieux de l' avenir de la France et des fondements de notre démocratie , et bien que sans illusion sur le choix qui se présente à nos concitoyens le 5 mai , je leur demande d' exprimer par leur vote à l' élection présidentielle leur refus de l' extrême droite et du danger qu' elle représente pour notre pays et ceux qui y vivent . " C' est le service minimum . Dimanche 28 avril La France par un temps mitigé semble retenir son souffle . Les militants sont sur les marchés . Le PCF a édité à 3 , 5 millions d' exemplaires un tract appelant au vote Chirac . Lundi 29 avril Toutes les forces sont tendues désormais vers le 1er Mai . On apprend qu' à New York trois cents résidents français dont Yannick Noah ont manifesté devant le consulat de France à Manhattan . En Belgique , 120 000 cartes pétitions affichant " Je vote démocratie " ont été diffusées . Elles seront remises le 5 mai à l' ambassade de France . Les journaux étrangers sont critiques à l' égard des médias français , de la façon dont ils ont manié les thèmes de l' insécurité , évoqué la campagne . Des réseaux se montent sur le Web avec des forums de discussion . Marcel Desailly , Christian Karembeu et Zidane , Zizou , appellent à faire barrage à Le Pen . La grande majorité des syndicats du secteur médical dont les syndicats de médecins appellent . La LCR a fini par appeler à voter " contre Le Pen " , maintenant toujours un certain flou . Mardi 30 avril Après une double journée la veille pour sa rédaction et avec l' appui du Syndicat CGT du Livre , l' Humanité sort un journal spécial pour le 1er Mai . C' est un fait historique . Il titre " 1er Mai anti-Le Pen " et " Liberté , Égalité Fraternité . Pour la justice sociale , contre la haine fasciste : aujourd'hui dans la rue , le 5 mai dans les urnes " . De nombreux médias , publications , radios s' engagent . D' autres agitent cependant le spectre des " débordements " . 3 500 policiers sont mobilisés . Mercredi 1er Mai C' est énorme . Le Monde , avare généralement de superlatifs , parlera de " gigantesques manifestations contre l' extrême droite " . Les chiffres de la police font état de plus 1 300 000 manifestants dans les villes de France . Des centaines de personnes ont défilé dans les plus petits villages . A Paris , on en perd tous ses repères . Le fleuve humain dans lequel des couples se perdent dans les courants et les mouvements de foule a débordé . Tout l' est parisien est saturé . C' est parfois une immense clameur qui s' élève des poitrines et des coeurs avec la puissance d' un immense choeur de dizaines de milliers de chanteurs . Les derniers manifestants qui ont piétiné de 15 heures à 19 heures place de la République arrivent à la Nation à 21 h 30 . Il y a là les syndicats et leurs dirigeants , la gauche , des dizaines et des dizaines d' associations et des milliers , des milliers de jeunes , d' anciens , de salariés , de chômeurs , des dizaines et des dizaines de milliers de citoyens décidés à faire barrage . Question à l' un d' eux : " La dernière fois que vous avez manifesté ? " " Je crois que c' était en 1968 . " A 14 heures , sur la ligne de Saint-Denis , les rames de métro sont saturées . Le numéro spécial de l' Humanité est acheté par 80 000 personnes dans les manifestations . Le message , partout , des plus jeunes aux plus anciens est clair : vote Chirac , même en te bouchant le nez . Transforme le vote Chirac en référendum anti-Le Pen . LO est la seule organisation dans cette marée géante à maintenir à flot son ni-ni . Sous la ligne de flottaison . Et c' est une immense claque aux mauvaises odeurs . Une immense claque à la manifestation du FN qui ne réunit à l' Opéra que 10 000 personnes et encore , bon poids . Des carrés de nostalgiques brandissant des drapeaux aux fleurs de lys , des blasons héraldiques , des devises comme " Dieu et Patrie " et des pancartes de haine raciste . Le vrai visage de ce FN qui n' a pas réussi comme le voulait Le Pen à rapter " le peuple " , dans sa manifestation . Le Pen n' en appelle pas moins aux électeurs de gauche mais le caractère de sa manifestation avoue le mensonge de ses discours . Jeudi 2 mai . Paris Match fait sa une sur " L' espoir " de faire barrage à Le Pen . Libération inscrit sur la sienne " Non , c' est non " . Le Monde écrit en une : " Oui , enfouir Le Pen sous des bulletins Chirac " . Charlie Hebdo invite à " Se servir de Chirac " pour taper sur Le Pen . L' Humanité titre " Et un , et deux et trois millions . De la capitale au plus petit village , la levée en masse contre Le Pen " . Levée en masse . L' essentiel est là . Ce formidable appel de citoyenneté . Cette entrée en belle politique dans des heures tragiques de millions de jeunes . Et maintenant ? Le 1er Mai doit aller le 5 dans les urnes . La météo annonce que dimanche il fera beau , et le dimanche suivant , on jouera aux échecs au jardin du Luxembourg , au milieu des rires des enfants , entre les arbres aux fleurs mauves . Peut-être .