FEM: et peut-être pour éclairer ce regard qui va aller chercher toujours plus loin faut-il revenir à un trait de votre biographie puisque c' est peut-être un paradoxe pour un Suisse mais vous avez été marin euh dans votre jeunesse Alain Tanner TAN: j' étais un faux marin FEM: mais tout de même c' est une expérience qui me semble-t-il a été tout à fait déterminante parce que peut-être une c' est une source importante de votre imaginaire parce que la mer c' est une invitation à la rêverie TAN: oui moi j' ai des origines euh mon mon grand-père était fils d' un grand armateur de Trieste à l' époque de l' empire Austro-Hongrois puis il a émigré aux États-Unis où ma mère est née du reste euh donc j' ai des origines et puis j' ai des origines également du du sud de la France côté paternel et caetera mon père était un félibre appartenait à aux félibriges c' est-à-dire ce groupement d' écrivains provençaux il était écrivain entre autres choses entre autres mille choses il travaillait seize heures par jour à plein de trucs donc c' est vrai que euh moi je connais rien aux Alpes je pourrai jamais filmer euh une histoire dans les Alpes euh parce que j' y comprends rien du tout et puis j' aime pas ça et c' est vrai que que j' appartiens beaucoup plus au monde méditerranéen qu' au monde alpin euh avec la nécessité de partir à un moment donné nécessité vraiment physiologique biologique de de sortir de ce minuscule territoire donc j' étais a attiré c' est vrai par euh par la mer mais c' était pas évident non plus euh j' avais vingt-deux ans j' ai fait des stages sur des bateaux algériens à une époque et puis à vingt-deux ans je je je je me suis embarqué dans la marine suisse FEM: et c' est une expérience que vous racontez que vous relatez dans un documentaire alors qui est un documentaire un peu particulier parce que il est à la première personne puis il a un caractère complètement autobiographique c' est les hommes du port TAN: oui oui ça c' est une c' est une commande que non c' est un producteur français qui avait euh préparé une série de six films pour la télévision pour la sept Arte sur les grands ports du monde et il souhaitait euh les faire tourner par des réalisateurs de fiction c' est il appelait ça des fictions documentaires je savais pas très bien ce que ça voulait dire mais enfin il m' a proposé il avait proposé à je sais pas Ken Loach de faire Liverpool euh à enfin chacun pouvait choisir son port il avait demandé à Kierostami de je sais pas de trouver un port en Iran Iosselani devait faire Odessa et et puis ça c' est pas fait pour finir mais moi j' étais l disons le premier à avoir un projet à peu près prêt et puis Thierry Garel à la Sept m' a dit ben faites-le même si la série se fait pas faites-le et moi j' avais choisi Gênes donc puisque c' était un une ville où j' avais habité dans ma jeunesse pas tellement parce que je voulais parler de moi c' était le contrat c' était la commande c' est-à-dire qu' on devait entrer dans un port par quelque chose de complètement subjectif c' est-à-dire soit par euh je sais pas la vie de sa famille de ses ancêtres qui venaient de là où par la littérature même si on avait un livre euh fétiche qui se passait dans un port ou par ses expériences personnelles donc moi comme j' avais vécu là-bas et j' avais eu connaissance à l' époque de ce milieu des dockers qui étaient plutôt les ennemis des gens pour qui je travaillais cette compagnie des dockers de Gênes alors j' ai creusé un peu le problème et je me suis dit je vais faire un film là-dessus c' est un phénomène tout à fait extraordinaire tout à fait extraordinaire donc je me suis dit si je vais à Gênes bon j' entre sur mes traces quarante ans plus tard FEM: parce qu' au delà du coté commande de ce film on sent en voyant ce documentaire il y a une véritable histoire entre vous et ces hommes du port les dockers TAN: tout à fait euh eux l' ignoraient non non mais c' est vrai que bon euh j je connaissais cette compagnie je savais ce qu' ils faisaient j' avais pas vraiment creusé le problème et là je me suis dit ça va être une occasion bon je vais retourner dans la trace de mes pas d' il y a d' il y a quarante ans mais je vais tout de suite arriver là où j' étais à l' époque j' étais euh coursier sur le port j' al-~ je portais des papiers des bureaux x jusqu' au x bateau et caetera papiers de douane ou je sais pas quoi euh mais ce qui m' intéresse est pas de raconter ça ça je peux juste le prendre comme entrée en matière ce qui m' intéresse est de parler de la compagnie des dockers voilà alors FEM: le c' est vrai que les dockers c' est une caste un peu particulière mais on sent vraiment dans ce documentaire que ce sont des gens que vous aimez peut-être aussi parce que ce sont des poètes euh ils ont une relation avec leur métier mais c' est plus qu' un métier en fait TAN: ah oui tout à fait ah oui non c' st pas c- ah oui oui FEM: qui est si fort que que ce sont des gens qui sont complètement impliqués dans ce qu' ils vivent TAN: ils sont comme j' a~ j-~ j' avais fait en soixante euh quatre ou cinq je m' en souviens plus un documentaire sur les mineurs du Pays de Galle et j' ai retrouvé le même esprit sauf que là alors il y a eu il s' est passé quelque chose de tout à fait euh différent c' est que les les dockers du port de Gênes qui étaient jusqu' à dix mille dans les années soixante ont pris le pouvoir sur le port complètement ça a été un des seuls lieux où le communisme a jamais existé ça été le port de Gênes pendant cinquante ans hein c' est-à-dire qu' ils avaient ils ont pris le pouvoir ça été un système coopératif de pure autogestion euh qui a complètement fonctionné et qui a alors c' est là que je dis que le le communisme a existé quand ils disaient eux qu' ils allaient transformer l' homme et qu' on voit la Russie d' aujourd' hui ils ont pas transformé grand chose eux ont transformé l' homme ont transformé par l' appropriation totale de s leur la maîtrise totale de leur travail ça été la maîtrise totale de s leur s vie et de la vie des leurs et caetera et quand vous avez un vieux docker euh à la retraite qui qu' on amène sur le port en ballade et caetera et qui regarde les docks et les bateaux et qui dit moi j' ai été quarante ans à l' université euh je n' ai fait que d' être un étudiant universitaire en étant docker qui est un métier dur dangereux et caetera et quand on s leur dit oui mais c' est un métier dur s il en disait non c' était un divertissement le travail le travail c' était un divertissement le métier c' était de vivre c' était de vivre avec nos familles avec nos collègues ils ont fait des coopératives de logements ils ont complètement maîtrisé leur vie à travers la maîtrise de l' outil de travail FEM: mais c' est vrai que vous avez un véritable attachement pour ces hommes du du port et puis de surcroît moi je trouve que vous parlez très bien de la mer dans ce documentaire Alain Tanner et il y a des il y a des phrases que moi j' ai retenues vous dites qu' elle est un espace temps mental et un mouvement dans la perte TAN: tout à fait bon ça c' est c' est mon coté un peu moi je suis un rêveur je suis pas du tout un homme pratique et et je suis pas du tout un actif malgré que j' ai fait pas mal de trucs mais je s-~ me sens pas du tout comme un actif je suis pas quelqu' un qui qui a taillé dans le vif de la vie comme ça j' ai toujours été un peu rêveur du reste j' ai même l' impression que j' ai rêvé ma vie et que quand vous me montrez une liste de films je dis c' est moi qui ait fait ça je sais pas c' est un autre mais on est tous double peut être et mon double c' est vrai qu' il est sur la mer et il est euh cet espace temps mental qui est complètement différent du temps de la terre et surtout là alors moi j' ai jamais fait de s course à voile ou de trucs comme ça c' était pour moi c' était un monde c' était les laboureurs de la mer c' est-à-dire c' était des travailleurs de la mer les gens avec qui j' étais c' était les les marins sur les cargos tout simplement mais que c' est vrai que c' est un espace temps mental et qui va vers la perte on a l' impression quand on part et qu' on se dit il y a dix jours ou quinze jours de mer devant nous qu' on va vers le nulle part qu' on est complètement on est complètement dans un autre espace et que cet espace c' est un espace pour se perdre FEM: alors bien sûr on ne peut pas s' empêcher d' établir un lien entre ce documentaire les hommes du port et puis un film une fiction cette fois-ci qui l' a précédée de plus de dix ans qui est un de vos films les plus connus parce qu' il a entre autre reçu le césar du meilleur film francophone au festival de Berlin en mille neuf cent quatre-vingt-trois et c' est Dans La Ville Blanche dont le premier plan se passe dans la salle des machine d' un gros bateau mh et c' est l' histoire d' un marin TAN: c' est l' histoire d' un marin suisse FEM: et là on vous retrouve TAN: non c' est par hasard c' est parce que Bruno Ganz est suisse et qu' il jouait le rôle donc euh je me suis dit c' est un marin suisse sa femme est en Suisse sa femme est à est à Bâle dans les bords du Rhin euh oui alors ça c' est c' est ma casquette euh du rêve euh c' est-à-dire que que toute la même dans les autres films il y a une démarche qui est beaucoup plus poétique que narrative alors là elle est complètement poétique ça c' est le c' est la part du rêve euh où il y a plus de s trace de d' idéologie s ou de rapports sociaux économico-politiques et caetera qui qui peuvent se trouver dans les autres films et c' est un film que j' ai fait dans un espèce d' état second dans la mesure où j' avais été euh très malade et que le les effets de la narcose duraient une année pratiquement euh euh à la suite d' une opération euh et que euh mon ami Paolo Branco qui est le plus grand producteur du monde aujourd' hui établi à Paris et à Lisbonne qui à quarante six ans a fait plus de cent a produit plus de cent films avec qui je travaille de-~ depuis cette époque qui m' avait dit un jour viens faire un film à Lisbonne je me souviens très bien on se croise sur un trottoir du festival de Cannes tout le monde court à ses affaires et caetera et il me dit viens faire un film à Lisbonne j' ai des équipes j' ai tout ce qu' il faut là bas et puis je dis ouais bon faire un film à Lisbonne je sais pas quoi faire à Lisbonne puis ensuite bon je suis euh je suis tombé malade et j' étais un peu dans le cirage comme on dit hein longtemps après même et j' étais en convalescence j' allais pas très fort j' étais je pesais cinquante kilos euh et puis je me suis dit il faut il faut vraiment que je je je me prenne en charge faut que je fasse quelque chose parce que je pouvais dire aussi bé j~ je peux plus tourner je peux plus travailler caetera ce qui était absurde mais donc euh je me suis mis à rêvasser euh à un projet je me suis dit tiens Paolo m' a dit viens faire un film à Lisbonne mais qu' est ce que je peux faire à Lisbonne je peux pas faire un film au Portu~ enfin je peux pas faire un film portugais je parle pas la langue je connais pas leur culture leur littérature je connais pas le Portugal à part quelques brefs séjours à Lisbonne euh et j' ai dit ben oui si c' est un marin qui débarque j' ai le droit j' ai le droit parce qu' il c' est un étranger il débarque pour la première fois là il se balade et caetera donc euh j' ai j' ai dit à Paolo j' arrive j' arrive avec Bruno Ganz sous sous le bras pas de scénario pas de scénario simplement une espèce de rêve euh donc on a tourné dans l' ordre chronologique de l' histoire parce que quand on n' a pas de scénario on est obligé on peut pas commencer par la fin et caetera parce qu' on la connaît pas la fin euh on a tourné dans l' ordre chronologique c' était extrêmement dur pour moi pas pour les autres pour pour moi parfois pour Ganz aussi euh cette espèce de rêve FEM: et c' est l' histoire d' un d' un marin et d' une caméra huit millimètres qui débarquent à Lisbonne c' est les deux parce que le m-~ le marin TAN: ouais c' est l' histoire d' un marin et d' une ville surtout le personnage ouais le personnage c' est ça le personnage central du film c' est cette ville en fait qu' il ne connaît pas dans laquelle il débarque et dans laquelle il décroche FEM: d' une ville mais la la ville il la capte par l' oeil d' une caméra TAN: hein FEM: dans laquelle il s' autorise le rêve justement TAN: il il déstabilise le temps et l' espace FEM: mh ouais TAN: complètement il il s' enferme dans une chambre d' hôtel pendant huit jours ce que j' ai fait pour voir ce que ça donnait essayez c' est très dur sans journaux sans radio sans télévision et sans sortir en vous faisant monter un sandwich et quand vous avez faim FEM: et caetera ouais qu' il dit que voilà TAN: c' est très très dur comme exercice simplement regardant par la fenêtre euh et ça c' est une façon effectivement de déstabiliser c' est c' est très périlleux euh c' est vraiment se mettre un peu en danger euh moi je l' ai fait à Lisbonne pour voir ce que c' était avant avant de faire le film hein pour euh puis le film je commençais bon je n' avais pas de scénario mais j' avais des notes j' avais trois pages de notes en fait sur le sur ce qu' il allait se passer euh et puis on a tourné ensuite et je quand quand j' ai fini le film je me suis dit c' est une absurdité totale personne ira voir ce truc c' est complètement insensé je filme l' intérieur de mon crane euh de quel droit pourquoi comment et caetera et puis c' est un ami psychiatre qui m' a d le film a eu un gros succès hein ce que j' attendais pas du tout et cet ami psychiatre qui m' a dit euh moi je comprends très bien pourquoi il a eu du succès c' est une chose à laquelle tout le monde rêve c' est de c' est de de se de de couper euh avec le réel de s' échapper dans un espace temps complètement différent euh c' est ce que tout le monde aimerait faire sans sans même sans même qu' il le sache FEM: ouais parce que ce que vous osez montrer et mettre en scène toute la durée d' un film c' est un véritable exercice de liberté que s' accorde un homme TAN: ouais mais la liberté il y a rien de plus difficile FEM: il dit je ne fais rien je suis libre ne rien faire c' est difficile TAN: ouais il fait rien ouais il dit je suis pas en vacances en vacances on organise son temps moi je ne fais rien FEM: absolument et il plonge dans cette euh blancheur de la ville de la parole du silence du silence TAN: il se met à flotter voilà du silence il dit le silence est blanc et la mémoire est blanche voilà FEM: plutôt oui est blanche mais c' est vrai que c' est un exercice périlleux de montrer ça TAN: tout à fait tout à fait périlleux moi j' en suis pas sorti tout complètement indemne FEM: mais c' est vrai que le marin le marin Bruno Gantz euh dans le film restitue sur terre en ville cet exercice de la de la rêverie absolue que l' on prête volontiers aux hommes de la mer mais il le transpose dans les rues d' une ville TAN: tout à fait oui ceci dit les hommes de la mer les les marins marchands moi j' en connais beaucoup qui sont pas des rêveurs alors qui qui sont désespérés d' être sur la mer FEM: parce qu' ils vivent sur des usines flottantes TAN: ils se sont engagés parce que ils habitent Gênes ou ils habitent Rotterdam ou je sais pas et puis que c leur père était marin puis que c' est des métiers qu' on fait dans ces dans ces circonstances là et après dix ans ils en peuvent FEM: plus alors avec les les Hommes Du Port et puis Dans La Ville Blanche vos films se sont déplacés vers la mer mais pas seulement vers la mer Alain Tanner également vers l' Europe du sud et il se trouve que soudain dans plusieurs de vos films on va se retrouver en Europe du sud il va y avoir l' Espagne avec notamment L' Homme Qui A Perdu Son Ombre avec Le Journal De Lady M aussi il va y avoir l' Italie avec La Vallée Fantôme tout récemment il y a Marseille avec Jonas Et Lila Demain donc il y a cette Europe du sud qui semble vous attirer profondément comme si c' était une source là TAN: de oui ben je non c' est c' est c' est un un goût pour ces lieux là moi je suis un peu un cinéaste du lieu c' est-à-dire que je peux pas filmer FEM: de liberté euh TAN: si le lieu ne convient pas