_: | PRéFACE DE LA SECONDE éDITION quelques remarques sur les groupements professionnels : en rééditant cet ouvrage , nous nous sommes interdit d' en modifier l' économie première . Un livre a une individualité qu' il doit garder . Il convient de lui laisser la physionomie sous laquelle il s' est fait connaître . Mais il est une idée , qui était restée dans la pénombre lors de la première édition , et qu' il nous paraît utile de dégager et de déterminer davantage , car elle éclairera certaines parties du présent travail et même de ceux que nous avons publiés depuis . Il s' agit du rôle que les groupements professionnels sont destinés à remplir dans l' organisation sociale des peuples contemporains . Si , primitivement , nous n' avions touché à ce problème que par voie d' allusions , c' est que nous comptions le reprendre et en faire une étude spéciale . Comme d' autres occupations sont survenues qui nous ont détourné de ce projet , et comme nous ne voyons pas quand il nous sera possible d' y donner suite , nous voudrions profiter de cette seconde édition pour montrer comment cette question se rattache au sujet traité dans la suite de l' ouvrage , pour indiquer en quels termes elle se pose , et surtout pour tâcher d' écarter les raisons qui empêchent encore trop d' esprits d' en bien comprendre l' urgence et la portée . Ce sera l' objet de cette nouvelle préface . Nous insistons à plusieurs reprises , au cours de ce livre , sur l' état d' anomie juridique et morale où se trouve actuellement la vie économique . Dans cet ordre de fonctions , en effet , la morale professionnelle n' existe véritablement qu' à l' état rudimentaire . Il y a une morale professionnelle de l' avocat et du magistrat , du soldat et du professeur , du médecin et du prêtre , etc. Mais si l' on essayait de fixer en un langage un peu défini les idées en cours sur ce que doivent être les rapports de l' employeur avec l' employé , de l' ouvrier avec le chef d' entreprise , des industriels concurrents les uns avec les autres ou avec le public , quelles formules indécises on obtiendrait ! Quelques généralités sans précision sur la fidélité et le dévouement que les salariés de toutes sortes doivent à ceux qui les emploient , sur la modération avec laquelle ces derniers doivent user de leur prépondérance économique , une certaine réprobation pour toute concurrence trop ouvertement déloyale , pour toute exploitation par trop criante du consommateur , voilà à peu près tout ce que contient la conscience morale de ces professions . De plus , la plupart de ces prescriptions sont dénuées de tout caractère juridique ; elles ne sont sanctionnées que par l' opinion , non par la loi , et l' on sait combien l' opinion se montre indulgente pour la manière dont ces vagues obligations sont remplies . Les actes les plus blâmables sont si souvent absous par le succès que la limite entre ce qui est permis et ce qui est prohibé , ce qui est juste et ce qui ne l' est pas , n' a plus rien de fixe , mais paraît pouvoir être déplacée presque arbitrairement par les individus . Une morale aussi imprécise et aussi inconsistante ne saurait constituer une discipline . Il en résulte que toute cette sphère de la vie collective est , en grande partie , soustraite à l' action modératrice de la règle . C' est à cet état d' anomie que doivent être attribués , comme nous le montrerons , les conflits sans cesse renaissants et les désordres de toutes sortes dont le monde économique nous donne le triste spectacle . Car comme rien ne contient les forces en présence et ne leur assigne de bornes qu' elles soient tenues de respecter , elles tendent à se développer sans termes , et viennent se heurter les unes contre les autres pour se refouler et se réduire mutuellement . Sans doute , les plus intenses parviennent bien à écraser les plus faibles ou à se les subordonner . Mais si le vaincu peut se résigner pour un temps à une subordination qu' il est contraint de subir , il ne la consent pas , et , par conséquent , elle ne saurait constituer un équilibre stable . Des trêves imposées par la violence ne sont jamais que provisoires et ne pacifient pas les esprits . Les passions humaines ne s' arrêtent que devant une puissance morale qu' elles respectent . Si toute autorité de ce genre fait défaut , c' est la loi du plus fort qui règne , et , latent ou aigu , l' état de guerre est nécessairement chronique . Qu' une telle anarchie soit un phénomène morbide , c' est ce qui est de toute évidence , puisqu' elle va contre le but même de toute société , qui est de supprimer ou , tout au moins , de modérer la guerre entre les hommes , en subordonnant la loi physique du plus fort à une loi plus haute . En vain , pour justifier cet état d' irréglementation , fait -on valoir qu' il favorise l' essor de la liberté individuelle . Rien n' est plus faux que cet antagonisme qu' on a trop souvent voulu établir entre l' autorité de la règle et la liberté de l' individu . Tout au contraire , la liberté ( nous entendons la liberté juste , celle que la société a le devoir de faire respecter ) est elle-même le produit d' une réglementation . Je ne puis être libre que dans la mesure où autrui est empêché de mettre à profit la supériorité physique , économique ou autre dont il dispose pour asservir ma liberté , et seule , la règle sociale peut mettre obstacle à ces abus de pouvoir . On sait maintenant quelle réglementation compliquée est nécessaire pour assurer aux individus l' indépendance économique sans laquelle leur liberté n' est que nominale . Mais ce qui fait , aujourd'hui en particulier , la gravité exceptionnelle de cet état , c' est le développement , inconnu jusque -là , qu' ont pris , depuis deux siècles environ , les fonctions économiques . Tandis qu' elles ne jouaient jadis qu' un rôle secondaire , elles sont maintenant au premier rang . Nous sommes loin du temps où elles étaient dédaigneusement abandonnées aux classes inférieures . Devant elles , on voit de plus en plus reculer les fonctions militaires , administratives , religieuses . Seules , les fonctions scientifiques sont en état de leur disputer la place ; et encore la science actuellement n' a -t-elle guère de prestige que dans la mesure où elle peut servir à la pratique , c' est-à-dire en grande partie , aux professions économiques . C' est pourquoi on a pu , non sans quelque raison , dire de nos sociétés qu' elles sont ou tendent à être essentiellement industrielles . Une forme d' activité qui a pris une telle place dans l' ensemble de la vie sociale ne peut évidemment rester à ce point déréglée sans qu' il en résulte les troubles les plus profonds . C' est notamment une source de démoralisation générale . Car , précisément parce que les fonctions économiques absorbent aujourd'hui le plus grand nombre des citoyens , il y a une multitude d' individus dont la vie se passe presque tout entière dans le milieu industriel et commercial ; d' où il suit que , comme ce milieu n' est que faiblement empreint de moralité , la plus grande partie de leur existence s' écoule en dehors de toute action morale . Or , pour que le sentiment du devoir se fixe fortement en nous , il faut que les circonstances mêmes dans lesquelles nous vivons le tiennent perpétuellement en éveil . Nous ne sommes pas naturellement enclins à nous gêner et à nous contraindre ; si donc nous ne sommes pas invités , à chaque instant , à exercer sur nous cette contrainte sans laquelle il n' y a pas de morale , comment en prendrions -nous l' habitude ? Si , dans les occupations qui remplissent presque tout notre temps , nous ne suivons d' autre règle que celle de notre intérêt bien entendu , comment prendrions -nous goût au désintéressement , à l' oubli de soi , au sacrifice ? Ainsi l' absence de toute discipline économique ne peut manquer d' étendre ses effets au delà du monde économique lui-même et d' entraîner à sa suite un abaissement de la moralité publique . Mais , le mal constaté , quelle en est la cause et quel en peut être le remède ? Dans le corps de l' ouvrage , nous nous sommes surtout attaché à faire voir que la division du travail n' en saurait être rendue responsable , comme on l' en a parfois et injustement accusée ; qu' elle ne produit pas nécessairement la dispersion et l' incohérence , mais que les fonctions , quand elles sont suffisamment en contact les unes avec les autres , tendent d' elles-mêmes à s' équilibrer et à se régler . Mais cette explication est incomplète . Car s' il est vrai que les fonctions sociales cherchent spontanément à s' adapter les unes aux autres pourvu qu' elles soient régulièrement en rapports , d' un autre côté , ce mode d' adaptation ne devient une règle de conduite que si un groupe le consacre de son autorité . Une règle , en effet , n' est pas seulement une manière d' agir habituelle ; c' est , avant tout , une manière d' agir obligatoire , c' est-à-dire soustraite , en quelque mesure , à l' arbitraire individuel . Or , seule , une société constituée jouit de la suprématie morale et matérielle qui est indispensable pour faire la loi aux individus ; car la seule personnalité morale qui soit au-dessus des personnalités particulières est celle que forme la collectivité . Seule aussi , elle a la continuité et même la pérennité nécessaires pour maintenir la règle par delà les relations éphémères qui l' incarnent journellement . Il y a plus , son rôle ne se borne pas simplement à ériger en préceptes impératifs les résultats les plus généraux des contrats particuliers ; mais elle intervient d' une manière active et positive dans la formation de toute règle . D' abord , elle est l' arbitre naturellement désigné pour départager les intérêts en conflit et pour assigner à chacun les bornes qui conviennent . Ensuite , elle est la première intéressée à ce que l' ordre et la paix règnent ; si l' anomie est un mal , c' est avant tout parce que la société en souffre , ne pouvant se passer , pour vivre , de cohésion et de régularité . Une réglementation morale ou juridique exprime donc essentiellement des besoins sociaux que la société seule peut connaître ; elle repose sur un état d' opinion , et toute opinion est chose collective , produit d' une élaboration collective . Pour que l' anomie prenne fin , il faut donc qu' il existe ou qu' il se forme un groupe où se puisse constituer le système de règles qui fait actuellement défaut . Ni la société politique dans son ensemble , ni l' état ne peuvent évidemment s' acquitter de cette fonction ; la vie économique , parce qu' elle est très spéciale et qu' elle se spécialise chaque jour davantage , échappe à leur compétence et à leur action . L' activité d' une profession ne peut être réglementée efficacement que par un groupe assez proche de cette profession même pour en bien connaître le fonctionnement , pour en sentir tous les besoins et pouvoir suivre toutes leurs variations . Le seul qui réponde à ces conditions est celui que formeraient tous les agents d' une même industrie réunis et organisés en un même corps . C' est ce qu' on appelle la corporation ou le groupe professionnel . Or , dans l' ordre économique , le groupe professionnel n' existe pas plus que la morale professionnelle . Depuis que , non sans raison , le siècle dernier a supprimé les anciennes corporations , il n' a guère été fait que des tentatives fragmentaires et incomplètes pour les reconstituer sur des bases nouvelles . Sans doute , les individus qui s' adonnent à un même métier sont en relations les uns avec les autres par le fait de leurs occupations similaires . Leur concurrence même les met en rapports . Mais ces rapports n' ont rien de régulier ; ils dépendent du hasard des rencontres et ont , le plus souvent , un caractère tout à fait individuel . C' est tel industriel qui se trouve en contact avec tel autre ; ce n' est pas le corps industriel de telle ou telle spécialité qui se réunit pour agir en commun . Exceptionnellement , on voit bien tous les membres d' une même profession s' assembler en congrès pour traiter quelque question d' intérêt général ; mais ces congrès ne durent jamais qu' un temps ; ils ne survivent pas aux circonstances particulières qui les ont suscités , et , par suite , la vie collective dont ils ont été l' occasion s' éteint plus ou moins complètement avec eux . Les seuls groupements qui aient une certaine permanence sont ce qu' on appelle aujourd'hui les syndicats soit de patrons , soit d' ouvriers . Assurément il y a là un commencement d' organisation professionnelle , mais encore bien informe et rudimentaire . Car , d' abord , un syndicat est une association privée , sans autorité légale , dépourvue , par conséquent , de tout pouvoir réglementaire . Le nombre en est théoriquement illimité , même à l' intérieur d' une même catégorie industrielle ; et comme chacun d' eux est indépendant des autres , s' ils ne se fédèrent et ne s' unifient , il n' y a rien en eux qui exprime l' unité de la profession dans son ensemble . Enfin , non seulement les syndicats de patrons et les syndicats d' employés sont distincts les uns des autres , ce qui est légitime et nécessaire , mais il n' y a pas entre eux de contacts réguliers . Il n' existe pas d' organisation commune qui les rapproche , sans leur faire perdre leur individualité , et où ils puissent élaborer en commun une réglementation qui , fixant leurs rapports mutuels , s' impose aux uns et aux autres avec la même autorité ; par suite , c' est toujours la loi du plus fort qui résout les conflits , et l' état de guerre subsiste tout entier . Sauf pour ceux de leurs actes qui relèvent de la morale commune , patrons et ouvriers sont , les uns par rapport aux autres , dans la même situation que deux états autonomes , mais de force inégale . Ils peuvent , comme le font les peuples par l' intermédiaire de leurs gouvernements , former entre eux des contrats . Mais ces contrats n' expriment que l' état respectif des forces économiques en présence , comme les traités que concluent deux belligérants ne font qu' exprimer l' état respectif de leurs forces militaires . Ils consacrent un état de fait ; ils ne sauraient en faire un état de droit . Pour qu' une morale et un droit professionnels puissent s' établir dans les différentes professions économiques , il faut donc que la corporation , au lieu de rester un agrégat confus et sans unité , devienne , ou plutôt redevienne un groupe défini , organisé , en un mot une institution publique . Mais tout projet de ce genre vient se heurter à un certain nombre de préjugés qu' il importe de prévenir ou de dissiper . Et d' abord , la corporation a contre elle son passé historique . Elle passe , en effet , pour être étroitement solidaire de notre ancien régime politique , et , par conséquent , pour ne pouvoir lui survivre . Il semble que réclamer pour l' industrie et le commerce une organisation corporative , ce soit entreprendre de remonter le cours de l' histoire ; or , de telles régressions sont justement regardées ou comme impossibles ou comme anormales . L' argument porterait si l' on proposait de ressusciter artificiellement la vieille corporation telle qu' elle existait au moyen âge . Mais ce n' est pas ainsi que la question se pose . Il ne s' agit pas de savoir si l' institution médiévale peut convenir identiquement à nos sociétés contemporaines , mais si les besoins auxquels elle répondait ne sont pas de tous les temps , quoiqu' elle doive , pour y satisfaire , se transformer suivant les milieux . Or , ce qui ne permet pas de voir dans les corporations une organisation temporaire , bonne seulement pour une époque et une civilisation déterminée , c' est , à la fois , leur haute antiquité et la manière dont elles se sont développées dans l' histoire . Si elles dataient uniquement du moyen âge , on pourrait croire , en effet , que , nées avec un système politique , elles devaient nécessairement disparaître avec lui . Mais , en réalité , elles ont une bien plus ancienne origine . En général , elles apparaissent dès qu' il y a des métiers , c' est-à-dire dès que l' industrie cesse d' être purement agricole . Si elles semblent être restées inconnues de la * Grèce , au moins jusqu'à l' époque de la conquête romaine , c' est que les métiers , y étant méprisés , étaient exercés presque exclusivement par des étrangers et se trouvaient par cela même en dehors de l' organisation légale de la cité . Mais à * Rome , elles datent au moins des premiers temps de la république ; une tradition en attribuait même la création au roi * Numa . Il est vrai que , pendant longtemps , elles durent mener une existence assez humble , car les historiens et les monuments n' en parlent que rarement ; aussi ne savons -nous que fort mal comment elles étaient organisées . Mais , dès l' époque de * Cicéron , leur nombre était devenu considérable , et elles commençaient à jouer un rôle . à ce moment , dit * Waltzing , " toutes les classes de travailleurs semblent possédées du désir de multiplier les associations professionnelles " . Le mouvement ascensionnel continua ensuite , jusqu'à atteindre , sous l' empire , " une extension qui n' a peut-être pas été dépassée depuis , si l' on tient compte des différences économiques " . Toutes les catégories d' ouvriers , qui étaient fort nombreuses , finirent , semble , par se constituer en collèges , et il en fut de même des gens qui vivaient du commerce . En même temps , le caractère de ces groupements se modifia ; ils finirent par devenir de véritables rouages de l' administration . Ils remplissaient des fonctions officielles ; chaque profession était regardée comme un service public dont la corporation correspondante avait la charge et la responsabilité envers l' état . Ce fut la ruine de l' institution . Car cette dépendance vis-à-vis de l' état ne tarda pas à dégénérer en une servitude intolérable que les empereurs ne purent maintenir que par la contrainte . Toutes sortes de procédés furent employés pour empêcher les travailleurs de se dérober aux lourdes obligations qui résultaient pour eux de leur profession même : on alla jusqu'à recourir au recrutement et à l' enrôlement forcés . Un tel système ne pouvait évidemment durer qu' autant que le pouvoir politique était assez fort pour l' imposer . C' est pourquoi il ne survécut pas à la dissolution de l' empire . D' ailleurs , les guerres civiles et les invasions avaient détruit le commerce et l' industrie ; les artisans profitèrent de ces circonstances pour fuir les villes et se disperser dans les campagnes . Ainsi les premiers siècles de notre ère virent se produire un phénomène qui devait se répéter identiquement à la fin du xviiie : la vie corporative s' éteignit presque complètement . C' est à peine s' il en subsista quelques traces , en * Gaule et en * Germanie , dans les villes d' origine romaine . Si donc un théoricien avait , à ce moment , pris conscience de la situation il eût vraisemblablement conclu , comme le firent plus tard les économistes , que les corporations n' avaient pas , ou , du moins , n' avaient plus de raison d' être , qu' elles avaient disparu sans retour , et il aurait sans doute traité de rétrograde et d' irréalisable toute tentative pour les reconstituer . Mais les événements eussent tôt fait de démentir une telle prophétie . En effet , après une éclipse d' un temps , les corporations recommencèrent une nouvelle existence dans toutes les sociétés européennes . Elles durent renaître vers le XIe et le XIIe siècle . Dès ce moment , dit * M . * Levasseur , " les artisans commencent à sentir le besoin de s' unir et forment leurs premières associations " . En tout cas , au XIIIe siècle , elles sont de nouveau florissantes , et elles se développent jusqu'au jour où commence pour elles une nouvelle décadence . Une institution aussi persistante ne saurait dépendre d' une particularité contingente et accidentelle ; encore bien moins est -il possible d' admettre qu' elle ait été le produit de je ne sais quelle aberration collective . Si depuis les origines de la cité jusqu'à l' apogée de l' empire , depuis l' aube des sociétés chrétiennes jusqu'aux temps modernes , elles ont été nécessaires , c' est qu' elles répondent à des besoins durables et profonds . Surtout le fait même qu' après avoir disparu une première fois , elles se sont reconstituées d' elles-mêmes et sous une forme nouvelle , ôte toute valeur à l' argument qui présente leur disparition violente à la fin du siècle dernier comme une preuve qu' elles ne sont plus en harmonie avec les nouvelles conditions de l' existence collective . Au reste , le besoin que ressentent aujourd'hui toutes les grandes sociétés civilisées de les rappeler à la vie est le symptôme le plus sûr que cette suppression radicale n' était pas un remède et que la réforme de * Turgot en nécessitait une autre qui ne saurait être indéfiniment ajournée . Mais si toute organisation corporative n' est pas nécessairement un anachronisme historique , est -on fondé à croire qu' elle soit appelée à jouer , dans nos sociétés contemporaines , le rôle considérable que nous lui attribuons ? Car si nous la jugeons indispensable , c' est à cause , non des services économiques qu' elle pourrait rendre , mais de l' influence morale qu' elle pourrait avoir . Ce que nous voyons avant tout dans le groupe professionnel , c' est un pouvoir moral capable de contenir les égoïsmes individuels , d' entretenir dans le coeur des travailleurs un plus vif sentiment de leur solidarité commune , d' empêcher la loi du plus fort de s' appliquer aussi brutalement aux relations industrielles et commerciales . Or il passe pour être impropre à un tel rôle . Parce qu' il est né à l' occasion d' intérêts temporels , il semble qu' il ne puisse servir qu' à des fins utilitaires , et les souvenirs laissés par les corporations de l' ancien régime ne font que confirmer cette impression . On se les représente volontiers dans l' avenir telles qu' elles étaient pendant les derniers temps de leur existence , occupées avant tout à maintenir ou à accroître leurs privilèges et leurs monopoles , et l' on ne voit pas comment des préoccupations aussi étroitement professionnelles pourraient avoir une action bien favorable sur la moralité du corps ou de ses membres . Mais il faut se garder d' étendre à tout le régime corporatif ce qui a pu être vrai de certaines corporations et pendant un temps très court de leur développement . Bien loin qu' il soit atteint d' une sorte d' infirmité morale de par sa constitution même , c' est surtout un rôle moral qu' il a joué pendant la majeure partie de son histoire . C' est ce qui est particulièrement évident des corporations romaines . " les corporations d' artisans , dit * Waltzing , étaient loin d' avoir chez les romains un caractère professionnel aussi prononcé qu' au moyen âge : on ne rencontre chez elles ni réglementation sur les méthodes , ni apprentissage imposé , ni monopole ; leur but n' était pas non plus de réunir les fonds nécessaires pour exploiter une industrie . " sans doute , l' association leur donnait plus de forces pour sauvegarder au besoin leurs intérêts communs . Mais ce n' était là qu' un des contrecoups utiles que produisait l' institution ; ce n' en était pas la raison d' être , la fonction principale . Avant tout , la corporation était un collège religieux . Chacune d' elles avait son dieu particulier dont le culte , quand elle en avait les moyens , se célébrait dans un temple spécial . De même que chaque famille avait son lar familiaris , chaque cité son genius publicus , chaque collège avait son dieu tutélaire . genius collegii . naturellement , ce culte professionnel n' allait pas sans fêtes que l' on célébrait en commun par des sacrifices et des banquets . Toutes sortes de circonstances servaient , d' ailleurs , d' occasion à de joyeuses assemblées ; de plus , des distributions de vivres ou d' argent avaient souvent lieu aux frais de la communauté . On s' est demandé si la corporation avait une caisse de secours , si elle assistait régulièrement ceux de ses membres qui se trouvaient dans le besoin , et les avis sur ce point se sont partagés . Mais ce qui enlève à la discussion une partie de son intérêt et de sa portée , c' est que ces banquets communs , plus ou moins périodiques , et les distributions qui les accompagnaient souvent tenaient lieu de secours et faisaient l' office d' une assistance indirecte . De toute manière , les malheureux savaient qu' ils pouvaient compter sur cette subvention dissimulée . - comme corollaire de ce caractère religieux , le collège d' artisans était , en même temps , un collège funéraire , unis , comme les gentiles , dans un même culte pendant leur vie , les membres de la corporation voulaient , comme eux aussi , dormir ensemble leur dernier sommeil . Toutes les corporations qui étaient assez riches avaient un columbarium collectif , où , quand le collège n' avait pas les moyens d' acheter une propriété funéraire . Il assurait du moins à ses membres d' honorables funérailles aux frais de la caisse commune . Un culte commun , des banquets communs , des fêtes communes , un cimetière commun , n' est -ce pas , réunis ensemble , tous les caractères distinctifs de l' organisation domestique chez les romains ? Aussi a -t-on pu dire que la corporation romaine était une " grande famille " . " aucun mot , dit * Waltzing , n' indique mieux la nature des rapports qui unissaient les confrères , et bien des indices prouvent qu' une grande fraternité régnait dans leur sein . " la communauté des intérêts tenait lieu des liens du sang . " les membres se regardaient si bien comme des frères que , parfois , ils se donnaient ce nom entre eux . " l' expression la plus ordinaire était , il est vrai , celle de sodales ; mais ce mot même exprime une parenté spirituelle qui implique une étroite fraternité . Le protecteur et la protectrice du collège prenaient souvent le titre de père et de mère . " une preuve du dévouement que les confrères avaient pour leur collège , ce sont les legs et les donations qu' ils lui font . Ce sont aussi ces monuments funéraires où nous lisons : pius in collegio , il fut pieux envers son collège , comme on disait pius in suos . " cette vie familiale était même tellement développée que * M. * Boissier en fait le but principal de toutes les corporations romaines . " même dans les corporations ouvrières , dit -il , on s' associait avant tout pour le plaisir de vivre ensemble , pour trouver hors de chez soi des distractions à ses fatigues et à ses ennuis , pour se faire une intimité moins restreinte que la famille , moins étendue que la cité , et se rendre ainsi la vie plus facile et plus agréable . " comme les sociétés chrétiennes appartiennent à un type social très différent de la cité , les corporations du moyen âge ne ressemblaient pas exactement aux corporations romaines . Mais elles aussi constituaient pour leurs membres des milieux moraux . " la corporation , dit * M . * Levasseur , unissait par des liens étroits les gens du même métier . Assez souvent , elle s' établissait dans la paroisse ou dans une chapelle particulière et se mettait sous l' invocation d' un saint qui devenait le patron de toute la communauté ... c' était là qu' on s' assemblait , qu' on assistait en grande cérémonie à des messes solennelles après lesquelles les membres de la confrérie allaient , tous ensemble , terminer leur journée par un joyeux festin . Par ce côté , les corporations du moyen âge ressemblaient beaucoup à celles de l' époque romaine . " la corporation , d' ailleurs , consacrait souvent une partie des fonds qui alimentaient son budget à des oeuvres de bienfaisance . D' autre part , des règles précises fixaient , pour chaque métier , les devoirs respectifs des patrons et des ouvriers , aussi bien que les devoirs des patrons les uns envers les autres . Il y a , il est vrai , de ces règlements qui peuvent n' être pas d' accord avec nos idées actuelles ; mais c' est d' après la morale du temps qu' il les faut juger , puisque c' est elle qu' ils expriment . Ce qui est incontestable , c' est qu' ils sont tous inspirés par le souci , non de tels ou tels intérêts individuels , mais de l' intérêt corporatif , bien ou mal compris , il n' importe . Or , la subordination de l' utilité privée à l' utilité commune quelle qu' elle soit a toujours un caractère moral , car elle implique nécessairement quelque esprit de sacrifice et d' abnégation . D' ailleurs , beaucoup de ces prescriptions procédaient de sentiments moraux qui sont encore les nôtres . Le valet était protégé contre les caprices du maître qui ne pouvait le renvoyer à volonté . Il est vrai que l' obligation était réciproque ; mais , outre que cette réciprocité est juste par elle-même , elle se justifie mieux encore par suite des importants privilèges dont jouissait alors l' ouvrier . C' est ainsi qu' il était défendu aux maîtres de le frustrer de son droit au travail en se faisant assister par leurs voisins ou même par leurs femmes . En un mot , dit * M . * Levasseur , " ces règlements sur les apprentis et les ouvriers sont loin d' être à dédaigner pour l' historien et pour l' économiste . Ils ne sont pas l' oeuvre d' un siècle barbare . Ils portent le cachet d' un esprit de suite et d' un certain bon sens , qui sont , sans aucun doute , dignes de remarque " . Enfin , toute une réglementation était destinée à garantir la probité professionnelle . Toutes sortes de précautions étaient prises pour empêcher le marchand ou l' artisan de tromper l' acheteur , pour les obliger à " faire oeuvre bonne et loyale " . - sans doute , un moment arriva où les règles devinrent inutilement tracassières , où les maîtres se préoccupèrent beaucoup plus de sauvegarder leurs privilèges que de veiller au bon renom de la profession et à l' honnêteté de ses membres . Mais il n' y a pas d' institution qui , à un moment donné , ne dégénère , soit qu' elle ne sache pas changer à temps et s' immobilise , soit qu' elle se développe dans un sens unilatéral , en outrant certaines de ses propriétés : ce qui la rend malhabile à rendre les services mêmes dont elle a la charge . Ce peut être une raison pour chercher à la réformer , non pour la déclarer à tout jamais inutile et la détruire . Quoi qu' il en soit de ce point , les faits qui précèdent suffisent à prouver que le groupe professionnel n' est nullement incapable d' exercer une action morale . La place si considérable que la religion tenait dans sa vie , tant à * Rome qu' au moyen âge , met tout particulièrement en évidence la nature véritable de ses fonctions ; car toute communauté religieuse constituait alors un milieu moral , de même que toute discipline morale tendait forcément à prendre une forme religieuse . Et d' ailleurs , ce caractère de l' organisation corporative est dû à l' action de causes très générales , que l' on peut voir agir dans d' autres circonstances . Du moment que , au sein d' une société politique , un certain nombre d' individus se trouvent avoir en commun des idées , des intérêts , des sentiments , des occupations que le reste de la population ne partage pas avec eux , il est inévitable que , sous l' influence de ces similitudes , ils soient attirés les uns vers les autres , qu' ils se recherchent , entrent en relations , s' associent , et qu' ainsi se forme peu à peu un groupe restreint , ayant sa physionomie spéciale , au sein de la société générale . Mais une fois que le groupe est formé , il s' en dégage une vie morale qui porte naturellement la marque des conditions particulières dans lesquelles elle s' est élaborée . Car il est impossible que des hommes vivent ensemble , soient régulièrement en commerce sans qu' ils prennent le sentiment du tout qu' ils forment par leur union , sans qu' ils s' attachent à ce tout , se préoccupent de ses intérêts et en tiennent compte dans leur conduite . Or , cet attachement à quelque chose qui dépasse l' individu , cette subordination des intérêts particuliers à l' intérêt général est la source même de toute activité morale . Que ce sentiment se précise et se détermine , qu' en s' appliquant aux circonstances les plus ordinaires et les plus importantes de la vie il se traduise en formules définies , et voilà un corps de règles morales en train de se constituer . En même temps que ce résultat se produit de lui-même et par la force des choses , il est utile et le sentiment de son utilité contribue à le confirmer . La société n' est même pas seule intéressée à ce que ces groupes spéciaux se forment pour régler l' activité qui se développe en eux et qui , autrement , deviendrait anarchique ; l' individu , de son côté , y trouve une source de joies . Car l' anarchie lui est douloureuse à lui-même . Lui aussi , il souffre des tiraillements et des désordres qui se produisent toutes les fois que les rapports inter-individuels ne sont soumis à aucune influence régulatrice . Il n' est pas bon pour l' homme de vivre ainsi sur le pied de guerre au milieu de ses compagnons immédiats . Cette sensation d' une hostilité générale , la défiance mutuelle qui en résulte , la tension qu' elle nécessite sont des états pénibles quand ils sont chroniques ; si nous aimons la guerre , nous aimons aussi les joies de la paix , et ces dernières ont d' autant plus de prix pour les hommes qu' ils sont plus profondément socialisés , c' est-à-dire ( car les deux mots sont équivalents ) plus profondément civilisés . La vie commune est attrayante , en même temps que coërcitive . Sans doute , la contrainte est nécessaire pour amener l' homme à se dépasser lui-même , à surajouter à sa nature physique une autre nature ; mais , à mesure qu' il apprend à goûter les charmes de cette existence nouvelle , il en contracte le besoin , et il n' est point d' ordre d' activité où il ne les recherche passionnément . Voilà pourquoi , quand des individus qui se trouvent avoir des intérêts communs s' associent , ce n' est pas seulement pour défendre ces intérêts , c' est pour s' associer , pour ne plus se sentir perdus au milieu d' adversaires , pour avoir le plaisir de communier , de ne faire qu' un avec plusieurs , c' est-à-dire , en définitive , pour mener ensemble une même vie morale . La morale domestique ne s' est pas formée autrement . à cause du prestige que la famille garde à nos yeux , il nous semble que si elle a été et si elle est toujours une école de dévouement et d' abnégation , le foyer par excellence de la moralité , c' est en vertu de caractères tout particuliers dont elle aurait le privilège et qui ne se retrouveraient ailleurs à aucun degré . On se plaît à croire qu' il y a dans la consanguinité une cause exceptionnellement puissante de rapprochement moral . Mais nous avons eu souvent l' occasion de montrer que la consanguinité n' a nullement l' efficacité extraordinaire qu' on lui attribue . La preuve en est que , dans une multitude de sociétés , les non-consanguins se trouvent en nombre au sein de la famille : la parenté dite artificielle se contracte alors avec une très grande facilité , et elle a tous les effets de la parenté naturelle . Inversement , il arrive très souvent que des consanguins très proches sont , moralement ou juridiquement , des étrangers les uns pour les autres : c' est , par exemple , le cas des cognats dans la famille romaine . La famille ne doit donc pas ses vertus à l' unité de descendance : c' est tout simplement un groupe d' individus qui se trouvent avoir été rapprochés les uns des autres , au sein de la société politique , par une communauté plus particulièrement étroite d' idées , de sentiments et d' intérêts . La consanguinité a pu faciliter cette concentration ; car elle a naturellement pour effet d' incliner les consciences les unes vers les autres . Mais bien d' autres facteurs sont intervenus : le voisinage matériel , la solidarité des intérêts , le besoin de s' unir pour lutter contre un danger commun , ou simplement pour s' unir , ont été des causes autrement puissantes de rapprochement . Or , elles ne sont pas spéciales à la famille , mais elles se retrouvent , quoique sous d' autres formes , dans la corporation . Si donc le premier de ces groupes a joué un rôle si considérable dans l' histoire morale de l' humanité , pourquoi le second en serait -il incapable ? Sans doute , il y aura toujours entre eux cette différence que les membres de la famille mettent en commun la totalité de leur existence , les membres de la corporation leurs seules préoccupations professionnelles . La famille est une sorte de société complète dont l' action s' étend aussi bien sur notre activité économique que sur notre activité religieuse , politique , scientifique , etc. Tout ce que nous faisons d' un peu important , même en dehors de la maison , y fait écho et y provoque des réactions appropriées . La sphère d' influence de la corporation est , en un sens , plus restreinte . Encore ne faut -il pas perdre de vue la place toujours plus importante que la profession prend dans la vie à mesure que le travail se divise davantage ; car le champ de chaque activité individuelle tend de plus en plus à se renfermer dans les limites marquées par les fonctions dont l' individu est spécialement chargé . De plus , si l' action de la famille s' étend à tout , elle ne peut être que très générale ; le détail lui échappe . Enfin et surtout la famille , en perdant son unité et son indivisibilité d' autrefois , a perdu du même coup une grande partie de son efficacité . Comme elle se disperse aujourd'hui à chaque génération , l' homme passe une notable partie de son existence loin de toute influence domestique . La corporation n' a pas de ces intermittences , elle est continue comme la vie . L' infériorité qu' elle peut présenter à certains égards par rapport à la famille n' est donc pas sans compensation . Si nous avons cru devoir rapprocher ainsi la famille et la corporation , ce n' est pas simplement pour établir entre elles un parallèle instructif , mais c' est que ces deux institutions ne sont pas sans quelques rapports de parenté . C' est ce que montre notamment l' histoire des corporations romaines . Nous avons vu , en effet , qu' elles se sont formées sur le modèle de la société domestique dont elles ne furent d' abord qu' une forme nouvelle et agrandie . Or , le groupe professionnel ne rappellerait pas à ce point le groupe familial s' il n' y avait entre eux quelque lien de filiation . Et en effet , la corporation a été , en un sens , l' héritière de la famille . Tant que l' industrie est exclusivement agricole , elle a dans la famille et dans le village , qui n' est lui-même qu' une sorte de grande famille , son organe immédiat , et elle n' en a pas besoin d' autre . Comme l' échange n' est pas ou est peu développé , la vie de l' agriculteur ne le tire pas hors du cercle familial . L' activité économique n' ayant pas de contrecoup en dehors de la maison , la famille suffit à la régler et sert ainsi elle-même de groupe professionnel . Mais il n' en est plus de même une fois qu' il existe des métiers . Car pour vivre d' un métier il faut des clients , et il faut sortir de la maison pour les trouver ; il faut en sortir aussi pour entrer en rapports avec les concurrents , lutter contre eux , s' entendre avec eux . Au reste , les métiers supposent plus ou moins directement les villes , et les villes se sont toujours formées et recrutées principalement au moyen d' immigrants , c' est-à-dire d' individus qui ont quitté leur milieu natal . Une forme nouvelle d' activité était donc ainsi constituée qui débordait du vieux cadre familial . Pour qu' elle ne restât pas à l' état inorganisé , il fallait qu' elle se créât un cadre nouveau , qui lui fût propre ; autrement dit , il était nécessaire qu' un groupe secondaire , d' un genre nouveau , se formât . C' est ainsi que la corporation prit naissance : elle se substitua à la famille dans l' exercice d' une fonction qui avait d' abord été domestique , mais qui ne pouvait plus garder ce caractère . Une telle origine ne permet pas de lui attribuer cette espèce d' amoralité constitutionnelle qu' on lui prête gratuitement . De même que la famille a été le milieu au sein duquel duquel se sont élaborés la morale et le droit domestiques , la corporation est le milieu naturel au sein duquel duquel doivent s' élaborer la morale et le droit professionnels . Mais pour dissiper toutes les préventions , pour bien montrer que le système corporatif n' est pas seulement une institution du passé , il serait nécessaire de faire voir quelles transformations il doit et peut subir pour s' adapter aux sociétés modernes ; car il est évident qu' il ne peut pas être aujourd'hui ce qu' il était au moyen âge . Pour pouvoir traiter cette question avec méthode , il faudrait avoir établi au préalable de quelle manière le régime corporatif a évolué dans le passé et quelles sont les causes qui ont déterminé les principales variations qu' il a subies . On pourrait alors préjuger avec quelque certitude ce qu' il est appelé à devenir , étant donné les conditions dans lesquelles les sociétés européennes se trouvent actuellement placées . Mais , pour cela , des études comparatives seraient nécessaires qui ne sont pas faites et que nous ne pouvons faire chemin faisant . Peut-être , pourtant , n' est -il pas impossible d' apercevoir dès maintenant , mais seulement dans ses lignes les plus générales , ce qu' a été ce développement . De ce qui précède il ressort déjà que la corporation ne fut pas à * Rome ce qu' elle devint plus tard dans les sociétés chrétiennes . Elle n' en diffère pas seulement par son caractère plus religieux et moins professionnel , mais par la place qu' elle occupait dans la société . Elle fut , en effet , au moins à l' origine , une institution extra-sociale . L' historien qui entreprend de résoudre en ses éléments l' organisation politique des romains , ne rencontre , au cours de son analyse , aucun fait qui puisse l' avertir de l' existence des corporations . Elles n' entraient pas , en qualité d' unités définies et reconnues , dans la constitution romaine . Dans aucune des assemblées électorales , dans aucune des réunions de l' armée , les artisans ne s' assemblaient par collèges ; nulle part le groupe professionnel ne prenait part , comme tel , à la vie publique , soit en corps , soit par l' intermédiaire de représentants réguliers . Tout au plus la question peut -elle se poser à propos de trois ou quatre collèges que l' on a cru pouvoir identifier avec certaines des centuries constituées par * Servius * Tullius ( tignarii , oerarii , tibicines , cornicines ) ; encore le fait est -il mal établi . Et quant aux autres corporations , elles étaient certainement en dehors de l' organisation officielle du peuple romain . Cette situation excentrique , en quelque sorte , s' explique par les conditions mêmes dans lesquelles elles s' étaient formées . Elles apparaissent au moment où les métiers commencent à se développer . Or , pendant longtemps , les métiers ne furent qu' une forme accessoire et secondaire de l' activité sociale des romains . * Rome était essentiellement une société agricole et guerrière . Comme société agricole , elle était divisée en gentes et en curies ; l' assemblée par centuries reflétait plutôt l' organisation militaire . Quant aux fonctions industrielles , elles étaient trop rudimentaires pour affecter la structure politique de la cité . D' ailleurs , jusqu'à un moment très avancé de l' histoire romaine , les métiers sont restés frappés d' un discrédit moral qui ne leur permettait pas d' occuper une place régulière dans l' état . Sans doute , il vint un temps où leur condition sociale s' améliora . Mais la manière dont fut obtenue cette amélioration est elle-même significative . Pour arriver à faire respecter leurs intérêts et à jouer un rôle dans la vie publique , les artisans durent recourir à des procédés irréguliers et extra-légaux . Ils ne triomphèrent du mépris dont ils étaient l' objet qu' au moyen d' intrigues , de complots , d' agitation clandestine . C' est la meilleure preuve que , d' elle-même , la société romaine ne leur était pas ouverte . Et si , plus tard , ils finirent par être intégrés dans l' état pour devenir des rouages de la machine administrative , cette situation ne fut pas pour eux une conquête glorieuse , mais une pénible dépendance ; s' ils entrèrent alors dans l' état , ce ne fut pas pour y occuper la place à laquelle leurs services sociaux pouvaient leur donner droit , mais simplement pour pouvoir être plus adroitement surveillés par le pouvoir gouvernemental . " la corporation , dit * Levasseur , devint la chaîne qui les rendit captifs et que la main impériale serra d' autant plus que leur travail était plus pénible ou plus nécessaire à l' état . " tout autre est leur place dans les sociétés du moyen âge . D' emblée , dès que la corporation apparaît , elle se présente comme le cadre normal de cette partie de la population qui était appelée à jouer dans l' état un rôle si considérable : la bourgeoisie ou le tiers-état . En effet , pendant longtemps , bourgeois et gens de métier ne font qu' un . " la bourgeoisie au XIIIe siècle , dit * Levasseur , était exclusivement composée de gens de métier . La classe des magistrats et des légistes commençait à peine à se former ; les hommes d' étude appartenaient encore au clergé ; le nombre des rentiers était très restreint , parce que la propriété territoriale était alors presque toute aux mains des nobles ; il ne restait aux roturiers que le travail de l' atelier et du comptoir , et c' était par l' industrie ou par le commerce qu' ils avaient conquis un rang dans le royaume . Il en fut de même en * Allemagne . Bourgeois et citadin étaient des termes synonymes , et , d' un autre côté , nous savons que les villes allemandes se sont formées autour de marchés permanents , ouverts par un seigneur sur un point de son domaine . La population qui venait se grouper autour de ces marchés , et qui devint la population urbaine , était donc presque exclusivement faite d' artisans et de marchands . Aussi les mots de forenses ou de mercatores servaient -ils indifféremment à désigner les habitants des villes , et le jus civile ou droit urbain est très souvent appelé jus fori ou droit du marché . L' organisation des métiers et du commerce semble donc bien avoir été l' organisation primitive de la bourgeoisie européenne . Aussi , quand les villes s' affranchirent de la tutelle seigneuriale , quand la commune se forma , le corps de métiers , qui avait devancé et préparé ce mouvement , devint la base de la constitution communale . En effet , " dans presque toutes les communes , le système politique et l' élection des magistrats sont fondés sur la division des citoyens en corps de métiers " . Très souvent on votait par corps de métiers , et l' on choisissait en même temps les chefs de la corporation et ceux de la commune . " à * Amiens , par exemple , les artisans se réunissaient tous les ans pour élire les maires de chaque corporation ou bannière ; les maires élus nommaient ensuite douze échevins qui en nommaient douze autres et l' échevinage présentait à son tour aux maires des bannières trois personnes parmi lesquelles ils choisissaient le maire de la commune ... dans quelques cités , le mode d' élection était encore plus compliqué , mais , dans toutes , l' organisation politique et municipale était étroitement liée à l' organisation du travail . " inversement , de même que la commune était un agrégat de corps de métiers , le corps de métiers était une commune au petit pied , par cela même qu' il avait été le modèle dont l' institution communale était la forme agrandie et développée . Or , on sait ce qu' a été la commune dans l' histoire de nos sociétés , dont elle est devenue , avec le temps , la pierre angulaire . Par conséquent , puisqu' elle était une réunion de corporations et qu' elle s' est formée sur le type de la corporation , c' est celle -ci , en dernière analyse , qui a servi de base à tout le système politique qui est issu du mouvement communal . On voit que , chemin faisant , elle a singulièrement crû en importance et en dignité . Tandis qu' à * Rome elle a commencé par être presque en dehors des cadres normaux , elle a , au contraire , servi de cadre élémentaire à nos sociétés actuelles . C' est une raison nouvelle pour que nous nous refusions à y voir une sorte d' institution archaïque , destinée à disparaître de l' histoire . Car si dans le passé , le rôle qu' elle joue est devenu plus vital à mesure que le commerce et que l' industrie se développaient , il est tout à fait invraisemblable que des progrès économiques nouveaux puissent avoir pour effet de lui retirer toute raison d' être . L' hypothèse contraire paraîtrait plus justifiée . Mais d' autres enseignements se dégagent du rapide tableau qui vient d' être tracé . Tout d' abord , il permet d' entrevoir comment la corporation est tombée provisoirement en discrédit depuis environ deux siècles , et , par suite , ce qu' elle doit devenir pour pouvoir reprendre son rang parmi nos institutions publiques . On vient de voir , en effet , que , sous la forme qu' elle avait au moyen âge , elle était étroitement liée à l' organisation de la commune . Cette solidarité fut sans inconvénients , tant que les métiers eux-mêmes eurent un caractère communal . Tant que , en principe , artisans et marchands eurent plus ou moins exclusivement pour clients les seuls habitants de la ville ou des environs immédiats , c' est-à-dire tant que le marché fut principalement local , le corps de métiers , avec son organisation municipale , suffit à tous les besoins . Mais il n' en fut plus de même une fois que la grande industrie fut née ; comme elle n' a rien de spécialement urbain , elle ne pouvait se plier à un système qui n' avait pas été fait pour elle . D' abord , elle n' a pas nécessairement son siège dans une ville ; elle peut même s' établir en dehors de toute agglomération rurale ou urbaine , préexistante ; elle recherche seulement le point du territoire où elle peut le mieux s' alimenter et d' où elle peut rayonner le plus facilement possible . Ensuite , son champ d' action ne se limite à aucune région déterminée , sa clientèle se recrute partout . Une institution , aussi entièrement engagée dans la commune que l' était la vieille corporation , ne pouvait donc servir à encadrer et à régler une forme d' activité collective qui était aussi complètement étrangère à la vie communale . Et en effet , dès que la grande industrie apparut , elle se trouva tout naturellement en dehors du régime corporatif , et c' est ce qui fit , d' ailleurs , que les corps de métiers s' efforcèrent par tous les moyens d' en empêcher les progrès . Cependant , elle ne fut pas pour cela affranchie de toute réglementation : pendant les premiers temps , l' état joua directement pour elle un rôle analogue à celui que les corporations jouaient pour le petit commerce et pour les métiers urbains . En même temps que le pouvoir royal accordait aux manufactures certains privilèges , en retour , il les soumettait à son contrôle , et c' est ce qu' indique le titre même de manufactures royales qui leur était accordé . Mais on sait combien l' état est impropre à cette fonction ; cette tutelle directe ne pouvait donc manquer de devenir compressive . Elle fut même à peu près impossible à partir du moment où la grande industrie eut atteint un certain degré de développement et de diversité ; c' est pourquoi les économistes classiques en réclamèrent , et à bon droit , la suppression . Mais si la corporation , telle qu' elle existait alors , ne pouvait s' adapter à cette forme nouvelle de l' industrie , et si l' état ne pouvait remplacer l' ancienne discipline corporative , il ne s' ensuivait pas que toute discipline se trouvât désormais inutile ; il restait seulement que l' ancienne corporation devait se transformer , pour continuer à remplir son rôle dans les nouvelles conditions de la vie économique . Malheureusement , elle n' eut pas assez de souplesse pour se réformer à temps ; c' est pourquoi elle fut brisée . Parce qu' elle ne sut pas s' assimiler la vie nouvelle qui se dégageait , la vie se retira d' elle , et elle devint ainsi ce qu' elle était à la veille de la révolution , une sorte de substance morte , de corps étranger qui ne se maintenait plus dans l' organisme social que par une force d' inertie . Il n' est donc pas surprenant qu' un moment soit venu où elle en ait été violemment expulsée . Mais la détruire n' était pas un moyen de donner satisfaction aux besoins qu' elle n' avait pas su satisfaire . Et c' est ainsi que la question reste encore devant nous , rendue seulement plus aiguë par un siècle de tâtonnements et d' expériences infructueuses . L' oeuvre du sociologue n' est pas celle de l' homme d' état . Nous n' avons donc pas à exposer en détail ce que devrait être cette réforme . Il nous suffira d' en indiquer les principes généraux tels qu' ils paraissent ressortir des faits qui précèdent . Ce que démontre avant tout l' expérience du passé , c' est que les cadres du groupe professionnel doivent toujours être en rapport avec les cadres de la vie économique : c' est pour avoir manqué à cette condition que le régime corporatif a disparu . Puisque donc le marché , de municipal qu' il était , est devenu national et international , la corporation doit prendre la même extension . Au lieu d' être limitée aux seuls artisans d' une ville , elle doit s' agrandir de manière à comprendre tous les membres de la profession , dispersés sur toute l' étendue du territoire ; car , en quelque région qu' ils se trouvent , qu' ils habitent la ville ou la campagne , ils sont tous solidaires les uns des autres et participent à une vie commune . Puisque cette vie commune est , à certains égards , indépendante de toute détermination territoriale , il faut qu' un organe approprié se crée , qui l' exprime et qui en régularise le fonctionnement . En raison de ses dimensions , un tel organe serait nécessairement en contact et en rapports directs avec l' organe central de la vie collective , car les événements assez importants pour intéresser toute une catégorie d' entreprises industrielles dans un pays ont nécessairement des répercussions très générales dont l' état ne peut pas ne pas avoir le sentiment ; ce qui l' amène à intervenir . Aussi n' est -ce pas sans fondement que le pouvoir royal tendit instinctivement à ne pas laisser en dehors de son action la grande industrie dès qu' elle apparut . Il était impossible qu' il se désintéressât d' une forme d' activité qui , par sa nature même , est toujours susceptible d' affecter l' ensemble de la société . Mais cette action régulatrice , si elle est nécessaire , ne doit pas dégénérer en une étroite subordination , comme il arriva au xviie et au XVIIIe siècle . Les deux organes en rapport doivent rester distincts et autonomes : chacun d' eux a ses fonctions dont il peut seul s' acquitter . Si c' est aux assemblées gouvernementales qu' il appartient de poser les principes généraux de la législation industrielle , elles sont incapables de les diversifier suivant les différentes sortes d' industrie . C' est cette diversification qui constitue la tâche propre de la corporation . Cette organisation unitaire pour l' ensemble d' un même pays n' exclut d' ailleurs aucunement la formation d' organes secondaires , comprenant les travailleurs similaires d' une même région ou d' une même localité , et dont le rôle serait de spécialiser encore davantage la réglementation professionnelle suivant les nécessités locales ou régionales . La vie économique pourrait ainsi se régler et se déterminer sans rien perdre de sa diversité . Par cela même , le régime corporatif serait protégé contre ce penchant à l' immobilisme qu' on lui a souvent et justement reproché dans le passé ; car c' est un défaut qui tenait au caractère étroitement communal de la corporation . Tant qu' elle était limitée à l' enceinte même de la ville , il était inévitable qu' elle devînt prisonnière de la tradition , comme la ville elle-même . Comme , dans un groupe aussi restreint , les conditions de la vie sont à peu près invariables , l' habitude y exerce sur les gens et sur les choses un empire sans contrepoids , et les nouveautés finissent même par y être redoutées . Le traditionalisme des corporations n' était donc qu' un aspect du traditionalisme communal , et il avait les mêmes raisons d' être . Puis , une fois qu' il se fut invétéré dans les moeurs , il survécut aux causes qui lui avaient donné naissance et qui le justifiaient primitivement . C' est pourquoi , quand la concentration matérielle et morale du pays et la grande industrie qui en fut la conséquence eurent ouvert les esprits à de nouveaux désirs , éveillé de nouveaux besoins , introduit dans les goûts et dans les modes une mobilité jusqu'alors inconnue , la corporation , obstinément attachée à ses vieilles coutumes , fut hors d' état de répondre à ces nouvelles exigences . Mais des corporations nationales , en raison même de leur dimension et de leur complexité , ne seraient pas exposées à ce danger . Trop d' esprits différents y seraient en activité pour qu' une uniformité stationnaire pût s' y établir . Dans un groupe formé d' éléments nombreux et divers , il se produit sans cesse des réarrangements , qui sont autant de sources de nouveautés . L' équilibre d' une telle organisation n' aurait donc rien de rigide , et , par suite , se trouverait naturellement en harmonie avec l' équilibre mobile des besoins et des idées . Il faut , d' ailleurs , se garder de croire que tout le rôle de la corporation doive consister à établir des règles et à les appliquer . Sans doute , partout où il se forme un groupe , se forme aussi une discipline morale . Mais l' institution de cette discipline n' est qu' une des nombreuses manières par lesquelles se manifeste toute activité collective . Un groupe n' est pas seulement une autorité morale qui régente la vie de ses membres , c' est aussi une source de vie sui generis . de lui se dégage une chaleur qui échauffe ou ranime les coeurs , qui les ouvre à la sympathie , qui fait fondre les égoïsmes . Ainsi , la famille a été dans le passé la législatrice d' un droit et d' une morale , dont la sévérité est souvent allée jusqu'à l' extrême rudesse , en même temps que le milieu où les hommes ont appris , pour la première fois , à goûter les effusions du sentiment . Nous avons vu de même comment la corporation , tant à * Rome qu' au moyen âge , éveillait ces mêmes besoins et cherchait à y satisfaire . Les corporations de l' avenir auront une complexité d' attributions encore plus grande , en raison de leur ampleur accrue . Autour de leurs fonctions proprement professionnelles viendront s' en grouper d' autres qui reviennent actuellement aux communes ou à des sociétés privées . Telles sont les fonctions d' assistance qui , pour être bien remplies , supposent entre assistants et assistés des sentiments de solidarité , une certaine homogénéité intellectuelle et morale comme en produit aisément la pratique d' une même profession . Bien des oeuvres éducatives ( enseignements techniques , enseignements d' adultes , etc. ) semblent également devoir trouver dans la corporation leur milieu naturel . Il en est de même d' une certaine vie esthétique ; car il paraît conforme à la nature des choses que cette forme noble du jeu et de la récréation se développe côte à côte avec la vie sérieuse à laquelle elle doit servir de contrepoids et de réparation . En fait , on voit dès à présent des syndicats qui sont en même temps des sociétés de secours mutuels , d' autres qui fondent des maisons communes où l' on organise des cours , des concerts , des représentations dramatiques . L' activité corporative peut donc s' exercer sous les formes les plus variées . Même il y a lieu de supposer que la corporation est appelée à devenir la base ou une des bases essentielles de notre organisation politique . Nous avons vu , en effet , que si elle commence d' abord par être extérieure au système social , elle tend à s' y engager de plus en plus profondément à mesure que la vie économique se développe . Tout permet donc de prévoir que , le progrès continuant à se faire dans le même sens , elle devra prendre dans la société une place toujours plus centrale et plus prépondérante . Elle fut jadis la division élémentaire de l' organisation communale . Maintenant que la commune , d' organisme autonome qu' elle était autrefois , est venue se perdre dans l' état comme le marché municipal dans le marché national , n' est -il pas légitime de penser que la corporation devrait , elle aussi , subir une transformation correspondante et devenir la division élémentaire de l' état , l' unité politique fondamentale ? La société , au lieu de rester ce qu' elle est encore aujourd'hui , un agrégat de districts territoriaux juxtaposés , deviendrait un vaste système de corporations nationales . On demande de divers côtés que les collèges électoraux soient formés par professions et non par circonscriptions territoriales et il est certain que , de cette façon , les assemblées politiques exprimeraient plus exactement la diversité des intérêts sociaux et leurs rapports ; elles seraient un résumé plus fidèle de la vie sociale dans son ensemble . Mais dire que le pays , pour prendre conscience de lui-même , doit se grouper par professions , n' est -ce pas reconnaître que la profession organisée ou la corporation devrait être l' organe essentiel de la vie publique ? Ainsi serait comblée la grave lacune que nous signalons plus loin dans la structure des sociétés européennes , de la nôtre en particulier . On verra , en effet , comment , à mesure qu' on avance dans l' histoire , l' organisation qui a pour base des groupements territoriaux ( village ou ville , district , province , etc. ) va de plus en plus en s' effaçant . Sans doute , chacun de nous appartient à une commune , à un département , mais les liens qui nous y rattachent deviennent tous les jours plus fragiles et plus lâches . Ces divisions géographiques sont , pour la plupart , artificielles et n' éveillent plus en nous de sentiments profonds . L' esprit provincial a disparu sans retour ; le patriotisme de clocher est devenu un archaïsme que l' on ne peut pas restaurer à volonté . Les affaires municipales ou départementales ne nous touchent et ne nous passionnent plus guère que dans la mesure où elles coïncident avec nos affaires professionnelles . Notre activité s' étend bien au delà de ces groupes trop étroits pour elle , et , d' autre part , une bonne partie de ce qui s' y passe nous laisse indifférents . Il s' est produit ainsi comme un affaissement spontané de la vieille structure sociale . Or , il n' est pas possible que cette organisation interne disparaisse sans que rien ne la remplace . Une société composée d' une poussière infinie d' individus inorganisés , qu' un état hypertrophié s' efforce d' enserrer et de retenir , constitue une véritable monstruosité sociologique . Car l' activité collective est toujours trop complexe pour pouvoir être exprimée par le seul et unique organe de l' état ; de plus , l' état est trop loin des individus , il a avec eux des rapports trop extérieurs et trop intermittents pour qu' il lui soit possible de pénétrer bien avant dans les consciences individuelles et de les socialiser intérieurement . C' est pourquoi , là où il est le seul milieu où les hommes se puissent former à la pratique de la vie commune , il est inévitable qu' ils s' en déprennent , qu' ils se détachent les uns des autres et que , dans la même mesure , la société se désagrège . Une nation ne peut se maintenir que si , entre l' état et les particuliers , s' intercale toute une série de groupes secondaires qui soient assez proches des individus pour les attirer fortement dans leur sphère d' action et les entraîner ainsi dans le torrent général de la vie sociale . Nous venons de montrer comment les groupes professionnels sont aptes à remplir ce rôle , et que tout même les y destine . On conçoit dès lors combien il importe que , surtout dans l' ordre économique , ils sortent de cet état d' inconsistance et d' inorganisation où ils sont restés depuis un siècle , étant donné que les professions de cette sorte absorbent aujourd'hui la majeure partie des forces collectives . Peut-être sera -t-on mieux en état de s' expliquer maintenant les conclusions auxquelles nous sommes arrivé à la fin de notre livre sur le suicide . nous y présentions déjà une forte organisation corporative comme un moyen de remédier au malaise dont les progrès du suicide , joints d' ailleurs à bien d' autres symptômes , attestent l' existence . Certains critiques ont trouvé que le remède n' était pas proportionné à l' étendue du mal . Mais c' est qu' ils se sont mépris sur la nature véritable de la corporation , sur la place qui lui revient dans l' ensemble de notre vie collective , et sur la grave anomalie qui résulte de sa disparition . Ils n' y ont vu qu' une association utilitaire , dont tout l' effet serait de mieux aménager les intérêts économiques , alors qu' en réalité elle devrait être l' élément essentiel de notre structure sociale . L' absence de toute institution corporative crée donc , dans l' organisation d' un peuple comme le nôtre , un vide dont il est difficile d' exagérer l' importance . C' est tout un système d' organes nécessaires au fonctionnement normal de la vie commune qui nous fait défaut . Un tel vice de constitution n' est évidemment pas un mal local , limité à une région de la société ; c' est une maladie totius substantiae qui affecte tout l' organisme , et , par conséquent , l' entreprise qui aura pour objet d' y mettre un terme ne peut manquer de produire les conséquences les plus étendues . C' est la santé générale du corps social qui y est intéressée . Ce n' est pas à dire toutefois que la corporation soit une sorte de panacée qui puisse servir à tout . La crise dont nous souffrons ne tient pas à une seule et unique cause . Pour qu' elle cesse , il ne suffit pas qu' une réglementation quelconque s' établisse là où elle est nécessaire ; il faut , de plus , qu' elle soit ce qu' elle doit être , c' est-à-dire juste . Or , ainsi que nous le dirons plus loin , " tant qu' il y aura des riches et des pauvres de naissance , il ne saurait y avoir de contrat juste " , ni une juste répartition des conditions sociales . Mais si la réforme corporative ne dispense pas des autres , elle est la condition première de leur efficacité . Imaginons , en effet , que soit enfin réalisée la condition primordiale de la justice idéale , supposons que les hommes entrent dans la vie dans un état de parfaite égalité économique , c' est-à-dire que la richesse ait entièrement cessé d' être héréditaire . Les problèmes au milieu desquels desquels nous nous débattons ne seraient pas résolus pour cela . En effet , il y aura toujours un appareil économique et des agents divers qui collaboreront à son fonctionnement ; il faudra donc déterminer leurs droits et leurs devoirs , et cela pour chaque forme d' industrie . Il faudra que , dans chaque profession , un corps de règles se constitue , qui fixe la quantité du travail , la rémunération juste des différents fonctionnaires , leur devoir vis-à-vis les uns des autres et vis-à-vis de la communauté , etc. On sera donc , non moins qu' actuellement , en présence d' une table rase . Parce que la richesse ne se transmettra plus d' après les mêmes principes qu' aujourd'hui , l' état d' anarchie n' aura pas disparu , car il ne tient pas seulement à ce que les choses sont ici plutôt que là , dans telles mains plutôt que dans telles autres , mais à ce que l' activité dont ces choses sont l' occasion ou l' instrument n' est pas réglée ; et elle ne se réglementera pas par enchantement dès que ce sera utile , si les forces nécessaires pour instituer cette réglementation n' ont pas été préalablement suscitées et organisées . Il y a plus : des difficultés nouvelles surgiraient alors , qui resteraient insolubles sans une organisation corporative . Jusqu'à présent , en effet , c' était la famille qui , soit par l' institution de la propriété collective , soit par l' institution de l' héritage , assurait la continuité de la vie économique : ou bien elle possédait et exploitait les biens d' une manière indivise , ou bien , à partir du moment où le vieux communisme familial fut ébranlé , c' était elle qui les recevait , représentée par les parents les plus proches , à la mort du propriétaire . Dans le premier cas , il n' y avait même pas de mutation par décès et les rapports des choses aux personnes restaient ce qu' ils étaient sans même être modifiés par le renouvellement des générations ; dans le second , la mutation se faisait automatiquement , et il n' y avait pas de moment perceptible où les biens restassent vacants , sans mains pour les utiliser . Mais si la société domestique ne doit plus jouer ce rôle , il faut bien qu' un autre organe social la remplace dans l' exercice de cette fonction nécessaire . Car il n' y a qu' un moyen pour empêcher le fonctionnement des choses d' être périodiquement suspendu , c' est qu' un groupe , perpétuel comme la famille , ou les possède et les exploite lui-même , ou les reçoive à chaque décès pour les remettre , s' il y a lieu , à quelque autre détenteur individuel qui les mette en valeur . Mais nous avons dit et nous redirons combien l' état est peu fait pour ces tâches économiques , trop spéciales pour lui . Il n' y a donc que le groupe professionnel qui puisse s' en acquitter utilement . Il répond , en effet , aux deux conditions nécessaires : il est intéressé de trop près à la vie économique pour n' en pas sentir tous les besoins , en même temps qu' il a une pérennité au moins égale à celle de la famille . Mais pour tenir cet office , encore faut -il qu' il existe et qu' il ait même pris assez de consistance et de maturité pour être à la hauteur du rôle nouveau et complexe qui lui incomberait . Si donc le problème de la corporation n' est pas le seul qui s' impose à l' attention publique , il n' en est certainement pas qui soit plus urgent : car les autres ne pourront être abordés que quand il sera résolu . Aucune modification un peu importante ne pourra être introduite dans l' ordre juridique , si l' on ne commence par créer l' organe nécessaire à l' institution du droit nouveau . C' est pourquoi il est même vain de s' attarder à rechercher , avec trop de précision , ce que devra être ce droit ; car , dans l' état actuel de nos connaissances scientifiques , nous ne pouvons l' anticiper que par de grossières et toujours douteuses approximations . Combien plus il importe de se mettre tout de suite à l' oeuvre en constituant les forces morales qui , seules , pourront le déterminer en le réalisant ! PRéFACE DE LA PREMIèRE éDITION Ce livre est avant tout un effort pour traiter les faits de la vie morale d' après la méthode des sciences positives . Mais on a fait de ce mot un emploi qui en dénature le sens et qui n' est pas le nôtre . Les moralistes qui déduisent leur doctrine , non d' un principe a priori , mais de quelques propositions empruntées à une ou plusieurs sciences positives comme la biologie , la psychologie , la sociologie , qualifient leur morale de scientifique . Telle n' est pas la méthode que nous nous proposons de suivre . Nous ne voulons pas tirer la morale de la science , mais faire la science de la morale , ce qui est bien différent . Les faits moraux sont des phénomènes comme les autres ; ils consistent en des règles d' action qui se reconnaissent à certains caractères distinctifs ; il doit donc être possible de les observer , de les décrire , de les classer et de chercher les lois qui les expliquent . C' est ce que nous allons faire pour certains d' entre eux . On objectera l' existence de la liberté . Mais si vraiment elle implique la négation de toute loi déterminée , elle est un obstacle insurmontable , non seulement pour les sciences psychologiques et sociales , mais pour toutes les sciences ; car , comme les volitions humaines sont toujours liées à quelques mouvements extérieurs , elle rend le déterminisme tout aussi inintelligible au dehors de nous qu' au dedans . Cependant , nul ne conteste la possibilité des sciences physiques et naturelles . Nous réclamons le même droit pour notre science . Ainsi entendue , cette science n' est en opposition avec aucune espèce de philosophie , car elle se place sur un tout autre terrain . Il est possible que la morale ait quelque fin transcendante que l' expérience ne peut atteindre ; c' est affaire au métaphysicien de s' en occuper . Mais ce qui est avant tout certain , c' est qu' elle se développe dans l' histoire et sous l' empire de causes historiques , c' est qu' elle a une fonction dans notre vie temporelle . Si elle est telle ou telle à un moment donné , c' est que les conditions dans lesquelles vivent alors les hommes ne permettent pas qu' elle soit autrement , et la preuve en est qu' elle change quand ces conditions changent , et seulement dans ce cas . Il n' est plus aujourd'hui possible de croire que l' évolution morale consiste dans le développement d' une même idée qui , confuse et indécise chez l' homme primitif , s' éclaire et se précise peu à peu par le progrès spontané des lumières . Si les anciens romains n' avaient pas la large conception que nous avons aujourd'hui de l' humanité , ce n' est pas par suite d' une erreur due à l' étroitesse de leur intelligence ; mais c' est que de pareilles idées étaient incompatibles avec la nature de la cité romaine . Notre cosmopolitisme ne pouvait pas plus y apparaître qu' une plante ne peut germer sur un sol incapable de la nourrir , et , d' ailleurs , il ne pouvait être pour elle qu' un principe de mort . Inversement , s' il a fait , depuis , son apparition , ce n' est pas à la suite de découvertes philosophiques ; ce n' est pas que nos esprits se soient ouverts à des vérités qu' ils méconnaissaient ; c' est que des changements se sont produits dans la structure des sociétés , qui ont rendu nécessaire ce changement dans les moeurs . La morale se forme donc , se transforme et se maintient pour des raisons d' ordre expérimental ; ce sont ces raisons seules que la science de la morale entreprend de déterminer . Mais de ce que nous nous proposons avant tout d' étudier la réalité , il ne s' ensuit pas que nous renoncions à l' améliorer : nous estimerions que nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu' un intérêt spéculatif . Si nous séparons avec soin les problèmes théoriques des problèmes pratiques , ce n' est pas pour négliger ces derniers : c' est , au contraire , pour nous mettre en état de les mieux résoudre . C' est pourtant une habitude que de reprocher à tous ceux qui entreprennent d' étudier la morale scientifiquement leur impuissance à formuler un idéal . On dit que leur respect du fait ne leur permet pas de le dépasser ; qu' ils peuvent bien observer ce qui est , mais non pas nous fournir des règles de conduite pour l' avenir . Nous espérons que ce livre servira du moins à ébranler ce préjugé , car on y verra que la science peut nous aider à trouver le sens dans lequel nous devons orienter notre conduite , à déterminer l' idéal vers lequel nous tendons confusément . Seulement , nous ne nous élèverons à cet idéal qu' après avoir observé le réel , et nous l' en dégagerons ; mais est -il possible de procéder autrement ? Même les idéalistes les plus intempérants ne peuvent pas suivre une autre méthode , car l' idéal ne repose sur rien s' il ne tient pas par ses racines à la réalité . Toute la différence , c' est qu' ils étudient celle -ci d' une façon très sommaire , se contentent même souvent d' ériger un mouvement de leur sensibilité , une aspiration un peu vive de leur coeur , qui pourtant n' est qu' un fait , en une sorte d' impératif devant lequel ils inclinent leur raison et nous demandent d' incliner la nôtre . On objecte que la méthode d' observation manque de règles pour juger les faits recueillis . Mais cette règle se dégage des faits eux-mêmes , nous aurons l' occasion d' en donner la preuve . Tout d' abord , il y a un état de santé morale que la science seule peut déterminer avec compétence , et comme il n' est nulle part intégralement réalisé , c' est déjà un idéal que de chercher à s' en rapprocher . De plus , les conditions de cet état changent parce que les sociétés se transforment et les problèmes pratiques les plus graves que nous ayons à trancher consistent précisément à le déterminer à nouveau en fonction des changements qui se sont accomplis dans le milieu . Or , la science , en nous fournissant la loi des variations par lesquelles il a déjà passé , nous permet d' anticiper celles qui sont en train de se produire et que réclame le nouvel ordre de choses . Si nous savons dans quel sens évolue le droit de propriété à mesure que les sociétés deviennent plus volumineuses et plus denses , et si quelque nouvel accroissement de volume et de densité rend nécessaires de nouvelles modifications , nous pourrons les prévoir , et , les prévoyant , les vouloir par avance . Enfin , en comparant le type normal avec lui-même , - opération strictement scientifique , - nous pourrons trouver qu' il n' est pas tout entier d' accord avec soi , qu' il contient des contradictions , c' est-à-dire des imperfections , et chercher à les éliminer ou à les redresser ; voilà un nouvel objectif que la science offre à la volonté . - mais , dit -on , si la science prévoit , elle ne commande pas . Il est vrai ; elle nous dit seulement ce qui est nécessaire à la vie . Mais comment ne pas voir que , à supposer que l' homme veuille vivre , une opération très simple transforme immédiatement les lois qu' elle établit en règles impératives de conduite ? Sans doute elle se change alors en art ; mais le passage de l' une à l' autre se fait sans solution de continuité . Reste à savoir si nous devons vouloir vivre ; même sur cette question ultime , la science , croyons -nous , n' est pas muette . Mais si la science de la morale ne fait pas de nous des spectateurs indifférents ou résignés de la réalité , elle nous apprend en même temps à la traiter avec la plus extrême prudence , elle nous communique un esprit sagement conservateur . On a pu , et à bon droit , reprocher à certaines théories qui se disent scientifiques d' être subversives et révolutionnaires ; mais c' est qu' elles ne sont scientifiques que de nom . En effet , elles construisent , mais n' observent pas . Elles voient dans la morale , non un ensemble de faits acquis qu' il faut étudier , mais une sorte de législation toujours révocable que chaque penseur institue à nouveau . La morale réellement pratiquée par les hommes n' est alors considérée que comme une collection d' habitudes , de préjugés qui n' ont de valeur que s' ils sont conformes à la doctrine ; et comme cette doctrine est dérivée d' un principe qui n' est pas induit de l' observation des faits moraux , mais emprunté à des sciences étrangères , il est inévitable qu' elle contredise sur plus d' un point l' ordre moral existant . Mais nous sommes moins que personne exposés à ce danger , car la morale est pour nous un système de faits réalisés , lié au système total du monde . Or , un fait ne se change pas en un tour de main , même quand c' est désirable . D' ailleurs , comme il est solidaire d' autres faits , il ne peut être modifié sans que ceux -ci soient atteints , et il est souvent bien difficile de calculer par avance le résultat final de cette série de répercussions ; aussi l' esprit le plus audacieux devient -il réservé à la perspective de pareils risques . Enfin et surtout , tout fait d' ordre vital , - comme sont les faits moraux , - ne peut généralement pas durer s' il ne sert à quelque chose , s' il ne répond pas à quelque besoin ; tant donc que la preuve contraire n' est pas faite , il a droit à notre respect . Sans doute , il arrive qu' il n' est pas tout ce qu' il doit être et que , par conséquent , il y ait lieu d' intervenir , nous venons nous-même de l' établir . Mais l' intervention est alors limitée : elle a pour objet , non de faire de toutes pièces une morale à côté ou au-dessus de celle qui règne , mais de corriger celle -ci ou de l' améliorer partiellement . Ainsi disparaît l' antithèse que l' on a souvent tenté d' établir entre la science et la morale , argument redoutable où les mystiques de tous les temps ont voulu faire sombrer la raison humaine . Pour régler nos rapports avec les hommes , il n' est pas nécessaire de recourir à d' autres moyens que ceux qui nous servent à régler nos rapports avec les choses ; la réflexion , méthodiquement employée , suffit dans l' un et dans l' autre cas . Ce qui réconcilie la science et la morale , c' est la science de la morale ; car en même temps qu' elle nous enseigne à respecter la réalité morale , elle nous fournit les moyens de l' améliorer . Nous croyons donc que la lecture de cet ouvrage peut et doit être abordée sans défiance et sans arrière-pensée . Toutefois , le lecteur doit s' attendre à y rencontrer des propositions qui heurteront certaines opinions reçues . Comme nous éprouvons le besoin de comprendre ou de croire comprendre les raisons de notre conduite , la réflexion s' est appliquée à la morale bien avant que celle -ci ne soit devenue objet de science . Une certaine manière de nous représenter et de nous expliquer les principaux faits de la vie morale nous est ainsi devenue habituelle , qui pourtant n' a rien de scientifique ; car elle s' est formée au hasard et sans méthode , elle résulte d' examens sommaires , superficiels , faits en passant , pour ainsi dire . Si l' on ne s' affranchit pas de ces jugements tout faits , il est évident que l' on ne saurait entrer dans les considérations qui vont suivre : la science , ici comme ailleurs , suppose une entière liberté d' esprit . Il faut se défaire de ces manières de voir et de juger qu' une longue accoutumance a fixées en nous ; il faut se soumettre rigoureusement à la discipline du doute méthodique . Ce doute est , d' ailleurs , sans danger ; car il porte , non sur la réalité morale , qui n' est pas en question , mais sur l' explication qu' en donne une réflexion incompétente et mal informée . Nous devons prendre sur nous de n' admettre aucune explication qui ne repose sur des preuves authentiques . On jugera les procédés que nous avons employés pour donner à nos démonstrations le plus de rigueur possible . Pour soumettre à la science un ordre de faits , il ne suffit pas de les observer avec soin , de les décrire , de les classer ; mais , ce qui est beaucoup plus difficile , il faut encore , suivant le mot de * Descartes , trouver le biais par où ils sont scientifiques , c' est-à-dire découvrir en eux quelque élément objectif qui comporte une détermination exacte , et , si c' est possible , la mesure . Nous nous sommes efforcé de satisfaire à cette condition de toute science . On verra , notamment , comment nous avons étudié la solidarité sociale à travers le système des règles juridiques ; comment , dans la recherche des causes , nous avons écarté tout ce qui se prête trop aux jugements personnels et aux appréciations subjectives , afin d' atteindre certains faits de structure sociale assez profonds pour pouvoir être objets d' entendement , et , par conséquent , de science . En même temps , nous nous sommes fait une loi de renoncer à la méthode trop souvent suivie par les sociologues qui , pour prouver leur thèse , se contentent de citer sans ordre et au hasard un nombre plus ou moins imposant de faits favorables , sans se soucier des faits contraires ; nous nous sommes préoccupé d' instituer de véritables expériences , c' est-à-dire des comparaisons méthodiques . Néanmoins , quelques précautions qu' on prenne , il est bien certain que de tels essais ne peuvent être encore que très imparfaits ; mais , si défectueux qu' ils soient , nous pensons qu' il est nécessaire de les tenter . Il n' y a , en effet , qu' un moyen de faire une science , c' est de l' oser , mais avec méthode . Sans doute , il est impossible de l' entreprendre si toute matière première fait défaut . Mais , d' autre part , on se leurre d' un vain espoir quant on croit que la meilleure manière d' en préparer l' avènement est d' accumuler d' abord avec patience tous les matériaux qu' elle utilisera , car on ne peut savoir quels sont ceux dont elle a besoin que si elle a déjà quelque sentiment d' elle-même et de ses besoins , partant , si elle existe . Quant à la question qui a été l' origine de ce travail , c' est celle des rapports de la personnalité individuelle et de la solidarité sociale . Comment se fait -il que , tout en devenant plus autonome , l' individu dépende plus étroitement de la société ? Comment peut -il être à la fois plus personnel et plus solidaire ? Car il est incontestable que ces deux mouvements , si contradictoires qu' ils paraissent , se poursuivent parallèlement . Tel est le problème que nous nous sommes posé . Il nous a paru que ce qui résolvait cette apparente antinomie , c' est une transformation de la solidarité sociale , due au développement toujours plus considérable de la division du travail . Voilà comment nous avons été amené à faire de cette dernière l' objet de notre étude . INTRODUCTION . LE PROBLÈME Quoique la division du travail ne date pas d' hier , c' est seulement à la fin du siècle dernier que les sociétés ont commencé à prendre conscience de cette loi , que , jusque -là , elles subissaient presque à leur insu . Sans doute , dès l' antiquité , plusieurs penseurs en aperçurent l' importance ; mais * Adam * Smith est le premier qui ait essayé d' en faire la théorie . C' est d' ailleurs lui qui créa ce mot , que la science sociale prêta plus tard à la biologie . Aujourd'hui , ce phénomène s' est généralisé à un tel point qu' il frappe les yeux de tous . Il n' y a plus d' illusion à se faire sur les tendances de notre industrie moderne ; elle se porte de plus en plus aux puissants mécanismes , aux grands groupements de forces et de capitaux , et par conséquent à l' extrême division du travail . Non seulement dans l' intérieur des fabriques les occupations sont séparées et spécialisées à l' infini , mais chaque manufacture est elle-même une spécialité qui en suppose d' autres . * Adam * Smith et * Stuart * Mill espéraient encore que du moins l' agriculture ferait exception à la règle , et ils y voyaient le dernier asile de la petite propriété . Quoique en pareille matière il faille se garder de généraliser outre mesure , cependant il paraît difficile de contester aujourd'hui que les principales branches de l' industrie agricole sont de plus en plus entraînées dans le mouvement général . Enfin , le commerce lui-même s' ingénie à suivre et à refléter , avec toutes leurs nuances , l' infinie diversité des entreprises industrielles , et , tandis que cette évolution s' accomplit avec une spontanéité irréfléchie , les économistes qui en scrutent les causes et en apprécient les résultats , loin de la condamner et de la combattre , en proclament la nécessité . Ils y voient la loi supérieure des sociétés humaines et la condition du progrès . Mais la division du travail n' est pas spéciale au monde économique ; on en peut observer l' influence croissante dans les régions les plus différentes de la société . Les fonctions politiques , administratives , judiciaires , se spécialisent de plus en plus . Il en est de même des fonctions artistiques et scientifiques . Nous sommes loin du temps où la philosophie était la science unique ; elle s' est fragmentée en une multitude de disciplines spéciales dont chacune a son objet , sa méthode , son esprit . " de demi-siècle en demi-siècle , les hommes qui ont marqué dans les sciences sont devenus plus spéciaux . " ayant à relever la nature des études dont s' étaient occupés les savants les plus illustres depuis deux siècles , * M. * De * Candolle remarqua qu' à l' époque de * Leibnitz et de * Newton il lui aurait fallu écrire " presque toujours deux ou trois désignations pour chaque savant ; par exemple , astronome et physicien , ou mathématicien , astronome et physicien , ou bien n' employer que des termes généraux comme philosophe ou naturaliste . Encore cela n' aurait pas suffi . Les mathématiciens et les naturalistes étaient quelquefois des érudits ou des poètes . Même à la fin du XVIIIe siècle , des désignations multiples auraient été nécessaires pour indiquer exactement ce que les hommes tels que * Wolff , * Haller , * Charles * Bonnet avaient de remarquable dans plusieurs catégories des sciences et des lettres . Au XIXe siècle , cette difficulté n' existe plus ou , du moins , elle est très rare . " non seulement le savant ne cultive plus simultanément des sciences différentes , mais il n' embrasse même plus l' ensemble d' une science tout entière . Le cercle de ses recherches se restreint à un ordre déterminé de problèmes ou même à un problème unique . En même temps , la fonction scientifique qui , jadis , se cumulait presque toujours avec quelque autre plus lucrative , comme celle de médecin , de prêtre , de magistrat , de militaire , se suffit de plus en plus à elle-même . * M. * De * Candolle prévoit même qu' un jour prochain la profession de savant et celle de professeur , aujourd'hui encore si intimement unies , se dissocieront définitivement . Les spéculations récentes de la philosophie biologique ont achevé de nous faire voir dans la division du travail un fait d' une généralité que les économistes , qui en parlèrent pour la première fois , n' avaient pas pu soupçonner . On sait , en effet , depuis les travaux de * Wolff , de * Von * Baer , de * Milne- * Edwards , que la loi de la division du travail s' applique aux organismes comme aux sociétés ; on a même pu dire qu' un organisme occupe une place d' autant plus élevée dans l' échelle animale que les fonctions y sont plus spécialisées . Cette découverte a eu pour effet , à la fois , d' étendre démesurément le champ d' action de la division du travail et d' en rejeter les origines dans un passé infiniment lointain , puisqu' elle devient presque contemporaine de l' avènement de la vie dans le monde . Ce n' est plus seulement une institution sociale qui a sa source dans l' intelligence et dans la volonté des hommes ; mais c' est un phénomène de biologie générale dont il faut , semble , aller chercher les conditions dans les propriétés essentielles de la matière organisée . La division du travail social n' apparaît plus que comme une forme particulière de ce processus général , et les sociétés , en se conformant à cette loi , semblent céder à un courant qui est né bien avant elles et qui entraîne dans le même sens le monde vivant tout entier . Un pareil fait ne peut évidemment pas se produire sans affecter profondément notre constitution morale ; car le développement de l' homme se fera dans deux sens tout à fait différents , suivant que nous nous abandonnerons à ce mouvement ou que nous y résisterons . Mais alors une question pressante se pose : de ces deux directions , laquelle faut -il vouloir ? Notre devoir est -il de chercher à devenir un être achevé et complet , un tout qui se suffit à soi-même , ou bien au contraire de n' être que la partie d' un tout , l' organe d' un organisme ? En un mot , la division du travail , en même temps qu' elle est une loi de la nature , est -elle aussi une règle morale de la conduite humaine , et si elle a ce caractère , pour quelles causes et dans quelle mesure ? Il n' est pas nécessaire de démontrer la gravité de ce problème pratique ; car , quelque jugement qu' on porte sur la division du travail , tout le monde sent bien qu' elle est et qu' elle devient de plus en plus une des bases fondamentales de l' ordre social . Ce problème , la conscience morale des nations se l' est souvent posé , mais d' une manière confuse et sans arriver à rien résoudre . Deux tendances contraires sont en présence sans qu' aucune d' elles arrive à prendre sur l' autre une prépondérance tout à fait incontestée . Sans doute , il semble bien que l' opinion penche de plus en plus à faire de la division du travail une règle impérative de conduite , à l' imposer comme un devoir . Ceux qui s' y dérobent ne sont pas , il est vrai , punis d' une peine précise , fixée par la loi , mais ils sont blâmés . Nous avons passé le temps où l' homme parfait nous paraissait être celui qui , sachant s' intéresser à tout sans s' attacher exclusivement à rien , capable de tout goûter et de tout comprendre , trouvait moyen de réunir et de condenser en lui ce qu' il y avait de plus exquis dans la civilisation . Aujourd'hui , cette culture générale , tant vantée jadis , ne nous fait plus l' effet que d' une discipline molle et relâchée . Pour lutter contre la nature , nous avons besoin de facultés plus vigoureuses et d' énergies plus productives . Nous voulons que l' activité , au lieu de se disperser sur une large surface , se concentre et gagne en intensité ce qu' elle perd en étendue . Nous nous défions de ces talents trop mobiles qui , se prêtant également à tous les emplois , refusent de choisir un rôle spécial et de s' y tenir . Nous éprouvons de l' éloignement pour ces hommes dont l' unique souci est d' organiser et d' assouplir toutes leurs facultés , mais sans en faire aucun usage défini et sans en sacrifier aucune , comme si chacun d' eux devait se suffire à soi-même et former un monde indépendant . Il nous semble que cet état de détachement et d' indétermination a quelque chose d' antisocial . L' honnête homme d' autrefois n' est plus pour nous qu' un dilettante , et nous refusons au dilettantisme toute valeur morale ; nous voyons bien plutôt la perfection dans l' homme compétent qui cherche , non à être complet , mais à produire , qui a une tâche délimitée et qui s' y consacre , qui fait son service , trace son sillon . " se perfectionner , dit * M . * Secrétan , c' est apprendre son rôle , c' est se rendre capable de remplir sa fonction ... la mesure de notre perfection ne se trouve plus dans notre complaisance à nous-mêmes , dans les applaudissements de la foule ou dans le sourire approbateur d' un dilettantisme précieux , mais dans la somme des services rendus et dans notre capacité d' en rendre encore . " aussi l' idéal moral , d' un , de simple et d' impersonnel qu' il était , va -t-il de plus en plus en se diversifiant . Nous ne pensons plus que le devoir exclusif de l' homme soit de réaliser en lui les qualités de l' homme en général ; mais nous croyons qu' il est non moins tenu d' avoir celles de son emploi . Un fait entre autres rend sensible cet état de l' opinion , c' est le caractère de plus en plus spécial que prend l' éducation . De plus en plus nous jugeons nécessaire de ne pas soumettre tous nos enfants à une culture uniforme , comme s' ils devaient tous mener une même vie , mais de les former différemment en vue des fonctions différentes qu' ils seront appelés à remplir . En un mot , par un de ses aspects , l' impératif catégorique de la conscience morale est en train de prendre la forme suivante : mets -toi en état de remplir utilement une fonction déterminée . mais , en regard de ces faits , on en peut citer d' autres qui les contredisent . Si l' opinion publique sanctionne la règle de la division du travail , ce n' est pas sans une sorte d' inquiétude et d' hésitation . Tout en commandant aux hommes de se spécialiser , elle semble toujours craindre qu' ils ne se spécialisent trop . à côté des maximes qui vantent le travail intensif il en est d' autres , non moins répandues , qui en signalent les dangers . " c' est , dit * Jean- * Baptiste * Say , un triste témoignage à se rendre que de n' avoir jamais fait que la dix-huitième partie d' une épingle ; et qu' on ne s' imagine pas que ce soit uniquement l' ouvrier qui toute sa vie conduit une lime et un marteau qui dégénère ainsi de la dignité de sa nature , c' est encore l' homme qui , par état , exerce les facultés les plus déliées de son esprit . " dès le commencement du siècle , * Lemontey , comparant l' existence de l' ouvrier moderne à la vie libre et large du sauvage , trouvait le second bien plus favorisé que le premier . * Tocqueville n' est pas moins sévère : " à mesure , dit -il , que le principe de la division du travail reçoit une application plus complète , l' art fait des progrès , l' artisan rétrograde . " d' une manière générale , la maxime qui nous ordonne de nous spécialiser est , partout , comme niée par la maxime contraire , qui nous commande de réaliser tous un même idéal et qui est loin d' avoir perdu toute son autorité . Sans doute , en principe , ce conflit n' a rien qui doive surprendre . La vie morale , comme celle du corps et de l' esprit , répond à des nécessités différentes et même contradictoires ; il est donc naturel qu' elle soit faite , en partie , d' éléments antagonistes qui se limitent et se pondèrent mutuellement . Il n' en est pas moins vrai qu' il y a dans un antagonisme aussi accusé de quoi troubler la conscience morale des nations . Car encore faut -il qu' elle puisse s' expliquer d' où peut provenir une semblable contradiction . Pour mettre un terme à cette indécision , nous ne recourrons pas à la méthode ordinaire des moralistes qui , quand ils veulent décider de la valeur morale d' un précepte , commencent par poser une formule générale de la moralité pour y confronter ensuite la maxime contestée . On sait aujourd'hui ce que valent ces généralisations sommaires . Posées dès le début de l' étude , avant toute observation des faits , elles n' ont pas pour objet d' en rendre compte , mais d' énoncer le principe abstrait d' une législation idéale à instituer de toutes pièces . Elles ne nous donnent donc pas un résumé des caractères essentiels que présentent réellement les règles morales dans telle société ou tel type social déterminé ; mais elles expriment seulement la manière dont le moraliste se représente la morale . Sans doute , à ce titre , elles ne laissent pas d' être instructives ; car elles nous renseignent sur les tendances morales qui sont en train de se faire jour au moment considéré . Mais elles ont seulement l' intérêt d' un fait , non d' une vue scientifique . Rien n' autorise à voir dans les aspirations personnelles , ressenties par un penseur , si réelles qu' elles puissent être , une expression adéquate de la réalité morale . Elles traduisent des besoins qui ne sont jamais que partiels ; elles répondent à quelque desideratum particulier et déterminé que la conscience , par une illusion dont elle est coutumière , érige en une fin dernière ou unique . Que de fois même il arrive qu' elles sont de nature morbide ! On ne saurait donc s' y référer comme à des critères objectifs qui permettent d' apprécier la moralité des pratiques . Il nous faut écarter ces déductions qui ne sont généralement employées que pour faire figure d' argument et justifier , après coup , des sentiments préconçus et des impressions personnelles . La seule manière d' arriver à apprécier objectivement la division du travail est de l' étudier d' abord en elle-même d' une façon toute spéculative , de chercher à quoi elle sert et de quoi elle dépend , en un mot de nous en former une notion aussi adéquate que possible . Cela fait , nous serons en mesure de la comparer avec les autres phénomènes moraux et de voir quels rapports elle soutient avec eux . Si nous trouvons qu' elle joue un rôle similaire à quelque autre pratique dont le caractère moral et normal est indiscuté ; que , si dans certains cas elle ne remplit pas ce rôle , c' est par suite de déviations anormales ; que les causes qui la déterminent sont aussi les conditions déterminantes d' autres règles morales , nous pourrons conclure qu' elle doit être classée parmi ces dernières . Et ainsi , sans vouloir nous substituer à la conscience morale des sociétés , sans prétendre légiférer à sa place , nous pourrons lui apporter un peu de lumière et diminuer ses perplexités . Notre travail se divisera donc en trois parties principales : nous chercherons d' abord quelle est la fonction de la division du travail , c' est-à-dire à quel besoin social elle correspond ; nous déterminerons ensuite les causes et les conditions dont elle dépend ; enfin , comme elle n' aurait pas été l' objet d' accusations aussi graves si réellement elle ne déviait plus ou moins souvent de l' état normal , nous chercherons à classer les principales formes anormales qu' elle présente , afin d' éviter qu' elles soient confondues avec les autres . Cette étude offrira de plus cet intérêt , c' est qu' ici , comme en biologie , le pathologique nous aidera à mieux comprendre le physiologique . D' ailleurs , si l' on a tant discuté sur la valeur morale de la division du travail , c' est beaucoup moins parce qu' on n' est pas d' accord sur la formule générale de la moralité , que pour avoir trop négligé les questions de fait que nous allons aborder . On a toujours raisonné comme si elles étaient évidentes ; comme si , pour connaître la nature , le rôle , les causes de la division du travail , il suffisait d' analyser la notion que chacun de nous en a . Une telle méthode ne comporte pas de conclusions scientifiques ; aussi , depuis * Adam * Smith , la théorie de la division du travail n' a -t-elle fait que bien peu de progrès . " ses continuateurs , dit * M . * Schmoller , avec une pauvreté d' idées remarquable se sont obstinément attachés à ses exemples et à ses remarques jusqu'au jour où les socialistes élargirent le champ de leurs observations et opposèrent la division du travail dans les fabriques actuelles à celle des ateliers du XVIIIe siècle . Même par là , la théorie n' a pas été développée d' une façon systématique et approfondie ; les considérations technologiques ou les observations d' une vérité banale de quelques économistes ne purent non plus favoriser particulièrement le développement de ces idées . " pour savoir ce qu' est objectivement la division du travail , il ne suffit pas de développer le contenu de l' idée que nous nous en faisons , mais il faut la traiter comme un fait objectif , observer , comparer , et nous verrons que le résultat de ces observations diffère souvent de celui que nous suggère le sens intime . L. 1 FONCT . DE LA DIVIS . DU TRA . chapitre premier . Méthode pour déterminer cette fonction : le mot de fonction est employé de deux manières assez différentes . Tantôt il désigne un système de mouvements vitaux , abstraction faite de leurs conséquences , tantôt il exprime le rapport de correspondance qui existe entre ces mouvements et quelques besoins de l' organisme . C' est ainsi qu' on parle de la fonction de digestion , de respiration , etc. ; mais on dit aussi que la digestion a pour fonction de présider à l' incorporation dans l' organisme des substances liquides ou solides destinées à réparer ses pertes ; que la respiration a pour fonction d' introduire dans les tissus de l' animal les gaz nécessaires à l' entretien de la vie , etc . C' est dans cette seconde acception que nous entendons le mot . Se demander quelle est la fonction de la division du travail , c' est donc chercher à quel besoin elle correspond ; quand nous aurons résolu cette question , nous pourrons voir si ce besoin est de même nature que ceux auxquels répondent d' autres règles de conduite dont le caractère moral n' est pas discuté . Si nous avons choisi ce terme , c' est que tout autre serait inexact ou équivoque . Nous ne pouvons employer celui de but ou d' objet et parler de la fin de la division du travail , parce que ce serait supposer que la division du travail existe en vue des résultats que nous allons déterminer . Celui de résultats ou d' effets ne saurait davantage nous satisfaire , parce qu' il n' éveille aucune idée de correspondance . Au contraire , le mot de rôle ou de fonction a le grand avantage d' impliquer cette idée , mais sans rien préjuger sur la question de savoir comment cette correspondance s' est établie , si elle résulte d' une adaptation intentionnelle et préconçue ou d' un ajustement après coup . Or , ce qui nous importe , c' est de savoir si elle existe et en quoi elle consiste , non si elle a été pressentie par avance ni même si elle a été sentie ultérieurement . Rien ne paraît facile , au premier abord , comme de déterminer le rôle de la division du travail . Ses efforts ne sont -ils pas connus de tout le monde ? Parce qu' elle augmente à la fois la force productive et l' habileté du travailleur , elle est la condition nécessaire du développement intellectuel et matériel des sociétés ; elle est la source de la civilisation . D' autre part , comme on prête assez volontiers à la civilisation une valeur absolue , on ne songe même pas à chercher une autre fonction à la division du travail . Qu' elle ait réellement ce résultat , c' est ce qu' on ne peut songer à discuter . Mais si elle n' en avait pas d' autre et ne servait pas à autre chose , on n' aurait aucune raison pour lui attribuer un caractère moral . En effet , les services qu' elle rend ainsi sont presque complètement étrangers à la vie morale , ou du moins n' ont avec elle que des relations très indirectes et très lointaines . Quoiqu' il soit assez d' usage aujourd'hui de répondre aux diatribes de * Rousseau par des dithyrambes en sens inverse , il n' est pas du tout prouvé que la civilisation soit une chose morale . Pour trancher la question , on ne peut pas se référer à des analyses de concepts qui sont nécessairement subjectives ; mais il faudrait connaître un fait qui pût servir à mesurer le niveau de la moralité moyenne et observer ensuite comment il varie à mesure que la civilisation progresse . Malheureusement , cette unité de mesure nous fait défaut ; mais nous en possédons une pour l' immoralité collective . Le nombre moyen des suicides , des crimes de toute sorte , peut en effet servir à marquer la hauteur de l' immoralité dans une société donnée . Or , si l' on fait l' expérience , elle ne tourne guère à l' honneur de la civilisation , car le nombre de ces phénomènes morbides semble s' accroître à mesure que les arts , les sciences et l' industrie progressent . Sans doute il y aurait quelque légèreté à conclure de ce fait que la civilisation est immorale , mais on peut être tout au moins certain que , si elle a sur la vie morale une influence positive et favorable , celle -ci est assez faible . Si , d' ailleurs , on analyse ce complexus mal défini qu' on appelle la civilisation , on trouve que les éléments dont il est composé sont dépourvus de tout caractère moral . C' est surtout vrai pour l' activité économique qui accompagne toujours la civilisation . Bien loin qu' elle serve aux progrès de la morale , c' est dans les grands centres industriels que les crimes et les suicides sont le plus nombreux ; en tout cas , il est évident qu' elle ne présente pas les signes extérieurs auxquels on reconnaît les faits moraux . Nous avons remplacé les diligences par les chemins de fer , les bateaux à voiles par les transatlantiques , les petits ateliers par les manufactures ; tout ce déploiement d' activité est généralement regardé comme utile , mais il n' a rien de moralement obligatoire . L' artisan , le petit industriel qui résistent à ce courant général et persévèrent obstinément dans leurs modestes entreprises , font tout aussi bien leur devoir que le grand manufacturier qui couvre un pays d' usines et réunit sous ses ordres toute une armée d' ouvriers . La conscience morale des nations ne s' y trompe pas : elle préfère un peu de justice à tous les perfectionnements industriels du monde . Sans doute l' activité industrielle n' est pas sans raison d' être ; elle répond à des besoins , mais ces besoins ne sont pas moraux . à plus forte raison en est -il ainsi de l' art , qui est absolument réfractaire à tout ce qui ressemble à une obligation , car il est le domaine de la liberté . C' est un luxe et une parure qu' il est peut-être beau d' avoir , mais que l' on ne peut pas être tenu d' acquérir : ce qui est superflu ne s' impose pas . Au contraire , la morale c' est le minimum indispensable , le strict nécessaire , le pain quotidien sans lequel les sociétés ne peuvent pas vivre . L' art répond au besoin que nous avons de répandre notre activité sans but , pour le plaisir de la répandre , tandis que la morale nous astreint à suivre une voie déterminée vers un but défini ; qui dit obligation dit du même coup contrainte . Ainsi , quoiqu' il puisse être animé par des idées morales ou se trouver mêlé à l' évolution des phénomènes moraux proprement dits , l' art n' est pas moral par soi-même . Peut-être même l' observation établirait -elle que , chez les individus , comme dans les sociétés , un développement intempérant des facultés esthétiques est un grave symptôme au point de vue de la moralité . De tous les éléments de la civilisation , la science est le seul qui , dans de certaines conditions , présente un caractère moral . En effet , les sociétés tendent de plus en plus à regarder comme un devoir pour l' individu de développer son intelligence , en s' assimilant les vérités scientifiques qui sont établies . Il y a , dès à présent , un certain nombre de connaissances que nous devons tous posséder . On n' est pas tenu de se jeter dans la grande mêlée industrielle ; on n' est pas tenu d' être un artiste ; mais tout le monde est maintenant tenu de ne pas rester ignorant . Cette obligation est même si fortement ressentie que , dans certaines sociétés , elle n' est pas seulement sanctionnée par l' opinion publique , mais par la loi . Il n' est pas , d' ailleurs , impossible d' entrevoir d' où vient ce privilège spécial à la science . C' est que la science n' est autre chose que la conscience portée à son plus haut point de clarté . Or , pour que les sociétés puissent vivre dans les conditions d' existence qui leur sont maintenant faites , il faut que le champ de la conscience tant individuelle que sociale s' étende et s' éclaire . En effet , comme les milieux dans lesquelles elles vivent deviennent de plus en plus complexes et , par conséquent , de plus en plus mobiles , pour durer , il faut qu' elles changent souvent . D' autre part , plus une conscience est obscure , plus elle est réfractaire au changement , parce qu' elle ne voit pas assez vite qu' il est nécessaire de changer ni dans quel sens il faut changer ; au contraire , une conscience éclairée sait préparer par avance la manière de s' y adapter . Voilà pourquoi il est nécessaire que l' intelligence guidée par la science prenne une part plus grande dans le cours de la vie collective . Seulement , la science que tout le monde est ainsi requis de posséder ne mérite guère d' être appelée de ce nom . Ce n' est pas la science , c' en est tout au plus la partie commune et la plus générale . Elle se réduit , en effet , à un petit nombre de connaissances indispensables qui ne sont exigées de tous que parce qu' elles sont à la portée de tous . La science proprement dite dépasse infiniment ce niveau vulgaire . Elle ne comprend pas seulement ce qu' il est honteux d' ignorer , mais tout ce qu' il est possible de savoir . Elle ne suppose pas seulement chez ceux qui la cultivent ces facultés moyennes que possèdent tous les hommes , mais des dispositions spéciales . Par suite , n' étant accessible qu' à une élite , elle n' est pas obligatoire ; c' est une chose utile et belle , mais elle n' est pas à ce point nécessaire que la société la réclame impérativement . Il est avantageux d' en être muni ; il n' y a rien d' immoral à ne pas l' acquérir . C' est un champ d' action qui est ouvert à l' initiative de tous , mais où nul n' est contraint d' entrer . On n' est pas plus tenu d' être un savant que d' être un artiste . La science est donc , comme l' art et l' industrie , en dehors de la morale . Si tant de controverses ont eu lieu sur le caractère moral de la civilisation , c' est que , trop souvent , les moralistes n' ont pas de critère objectif pour distinguer les faits moraux des faits qui ne le sont pas . On a l' habitude de qualifier de moral tout ce qui a quelque noblesse et quelque prix , tout ce qui est l' objet d' aspirations un peu élevées , et c' est grâce à cette extension excessive du mot que l' on a fait rentrer la civilisation dans la morale . Mais il s' en faut que le domaine de l' éthique soit aussi indéterminé ; il comprend toutes les règles d' action qui s' imposent impérativement à la conduite et auxquelles est attachée une sanction , mais ne va pas plus loin . Par conséquent , puisqu' il n' y a rien dans la civilisation qui présente ce critère de la moralité , elle est moralement indifférente . Si donc la division du travail n' avait pas d' autre rôle que de rendre la civilisation possible , elle participerait à la même neutralité morale . C' est parce qu' on n' a généralement pas vu d' autre fonction à la division du travail que les théories qu' on en a proposées sont à ce point inconsistantes . En effet , à supposer qu' il existe une zone neutre en morale , il est impossible que la division du travail en fasse partie . Si elle n' est pas bonne , elle est mauvaise : si elle n' est pas morale , elle est une déchéance morale . Si donc elle ne sert pas à autre chose , on tombe dans d' insolubles antinomies , car les avantages économiques qu' elle présente sont compensés par des inconvénients moraux , et comme il est impossible de soustraire l' une de l' autre ces deux quantités hétérogènes et incomparables , on ne saurait dire laquelle des deux l' emporte sur l' autre , ni , par conséquent , prendre un parti . On invoquera la primauté de la morale pour condamner radicalement la division du travail . Mais , outre que cette ultima ratio est toujours un coup d' état scientifique , l' évidente nécessité de la spécialisation rend une telle position impossible à soutenir . Il y a plus ; si la division du travail ne remplit pas d' autre rôle , non seulement elle n' a pas de caractère moral , mais on n' aperçoit pas quelle raison d' être elle peut avoir . Nous verrons , en effet , que , par elle-même , la civilisation n' a pas de valeur intrinsèque et absolue ; ce qui en fait le prix , c' est qu' elle correspond à certains besoins . Or , cette proposition sera démontrée plus loin , ces besoins sont eux-mêmes des conséquences de la division du travail . C' est parce que celle -ci ne va pas sans un surcroît de fatigue que l' homme est contraint de rechercher , comme surcroît de réparations , ces biens de la civilisation qui , autrement , seraient pour lui sans intérêt . Si donc la division du travail ne répondait pas à d' autres besoins que ceux -là , elle n' aurait d' autre fonction que d' atténuer les effets qu' elle produit elle-même , que de panser les blessures qu' elle fait . Dans ces conditions , il pourrait être nécessaire de la subir , mais il n' y aurait aucune raison de la vouloir , puisque les services qu' elle rendrait se réduiraient à réparer les pertes qu' elle cause . Tout nous invite donc à chercher une autre fonction à la division du travail . Quelques faits d' observation courante vont nous mettre sur le chemin de la solution . Tout le monde sait que nous aimons qui nous ressemble , quiconque pense et sent comme nous . Mais le phénomène contraire ne se rencontre pas moins fréquemment . Il arrive très souvent que nous nous sentons portés vers des personnes qui ne nous ressemblent pas , précisément parce qu' elles ne nous ressemblent pas . Ces faits sont en apparence si contradictoires que , de tout temps , les moralistes ont hésité sur la vraie nature de l' amitié et l' ont dérivée tantôt de l' une et tantôt de l' autre cause . Les grecs s' étaient déjà posé la question . " l' amitié , dit * Aristote , donne lieu à bien des discussions . Selon les uns , elle consiste dans une certaine ressemblance et ceux qui se ressemblent s' aiment : de là ce proverbe qui se ressemble s' assemble et le geai cherche le geai , et autres dictons pareils . Mais selon les autres , au contraire , tous ceux qui se ressemblent sont potiers les uns pour les autres . Il y a d' autres explications cherchées plus haut et prises de la considération de la nature . Ainsi * Euripide dit que la terre desséchée est amoureuse de pluie , et que le sombre ciel chargé de pluie se précipite avec une amoureuse fureur sur la terre . * Héraclite prétend qu' on n' ajuste que ce qui s' oppose , que la plus belle harmonie naît des différences , que la discorde est la loi de tout devenir . Ce que prouve cette opposition des doctrines , c' est que l' une et l' autre amitié existent dans la nature . La dissemblance , comme la ressemblance , peut être une cause d' attrait mutuel . Toutefois , des dissemblances quelconques ne suffisent pas à produire cet effet . Nous ne trouvons aucun plaisir à rencontrer chez autrui une nature simplement différente de la nôtre . Les prodigues ne recherchent pas la compagnie des avares , ni les caractères droits et francs celle des hypocrites et des sournois ; les esprits aimables et doux ne se sentent aucun goût pour les tempéraments durs et malveillants . Il n' y a donc que les différences d' un certain genre qui tendent ainsi l' une vers l' autre ; ce sont celles qui , au lieu de s' opposer et de s' exclure , se complètent mutuellement . " il y a , dit * M . * Bain , un genre de dissemblance qui repousse , un autre qui attire , l' un qui tend à amener la rivalité , l' autre à conduire à l' amitié ... si l' une ( des deux personnes ) possède une chose que l' autre n' a pas , mais qu' elle désire , il y a dans ce fait le point de départ d' un charme positif . " c' est ainsi que le théoricien à l' esprit raisonneur et subtil a souvent une sympathie toute spéciale pour les hommes pratiques , au sens droit , aux intuitions rapides ; le timide pour les gens décidés et résolus , le faible pour le fort , et réciproquement . Si richement doués que nous soyons , il nous manque toujours quelque chose , et les meilleurs d' entre nous ont le sentiment de leur insuffisance . C' est pourquoi nous cherchons chez nos amis les qualités qui nous font défaut , parce qu' en nous unissant à eux nous participons en quelque manière à leur nature , et que nous nous sentons alors moins incomplets . Il se forme ainsi de petites associations d' amis où chacun a son rôle conforme à son caractère , où il y a un véritable échange de services . L' un protège , l' autre console ; celui -ci conseille , celui -là exécute , et c' est ce partage des fonctions , ou , pour employer l' expression consacrée , cette division du travail qui détermine ces relations d' amitié . Nous sommes ainsi conduits à considérer la division du travail sous un nouvel aspect . Dans ce cas , en effet , les services économiques qu' elle peut rendre sont peu de chose à côté de l' effet moral qu' elle produit , et sa véritable fonction est de créer entre deux ou plusieurs personnes un sentiment de solidarité . De quelque manière que ce résultat soit obtenu , c' est elle qui suscite ces sociétés d' amis , et elle les marque de son empreinte . L' histoire de la société conjugale nous offre du même phénomène un exemple plus frappant encore . Sans doute l' attrait sexuel ne se fait jamais sentir qu' entre individus de la même espèce , et l' amour suppose assez généralement une certaine harmonie de pensées et de sentiments . Il n' est pas moins vrai que ce qui donne à ce penchant son caractère spécifique et ce qui produit sa particulière énergie , ce n' est pas la ressemblance , mais la dissemblance des natures qu' il unit . C' est parce que l' homme et la femme diffèrent l' un de l' autre qu' ils se recherchent avec passion . Toutefois , comme dans le cas précédent , ce n' est pas un contraste pur et simple qui fait éclore ces sentiments réciproques : seules , des différences qui se supposent et se complètent peuvent avoir cette vertu . En effet , l' homme et la femme isolés l' un de l' autre ne sont que des parties différentes d' un même tout concret qu' ils reforment en s' unissant . En d' autres termes , c' est la division du travail sexuel qui est la source de la solidarité conjugale , et voilà pourquoi les psychologues ont très justement remarqué que la séparation des sexes avait été un évènement capital dans l' évolution des sentiments ; c' est qu' elle a rendu possible le plus fort peut-être de tous les penchants désintéressés . Il y a plus . La division du travail sexuel est susceptible de plus ou de moins ; elle peut ou ne porter que sur les organes sexuels et quelques caractères secondaires qui en dépendent , ou bien , au contraire , s' étendre à toutes les fonctions organiques et sociales . Or , on peut voir dans l' histoire qu' elle s' est exactement développée dans le même sens et de la même manière que la solidarité conjugale . Plus nous remontons dans le passé , plus elle se réduit à peu de chose . La femme de ces temps reculés n' était pas du tout la faible créature qu' elle est devenue avec les progrès de la moralité . Des ossements préhistoriques témoignent que la différence entre la force de l' homme et celle de la femme était relativement beaucoup plus petite qu' elle n' est aujourd'hui . Maintenant encore , dans l' enfance et jusqu'à la puberté , le squelette des deux sexes ne diffère pas d' une façon appréciable : les traits en sont surtout féminins . Si l' on admet que le développement de l' individu reproduit en raccourci celui de l' espèce , on a le droit de conjecturer que la même homogénéité se retrouvait aux débuts de l' évolution humaine , et de voir dans la forme féminine comme une image approchée de ce qu' était originellement ce type unique et commun dont la variété masculine s' est peu à peu détachée . Des voyageurs nous rapportent d' ailleurs que , dans un certain nombre de tribus de l' * Amérique du sud , l' homme et la femme présentent dans la structure et l' aspect général une ressemblance qui dépasse ce que l' on voit ailleurs . Enfin le dr * Lebon a pu établir directement et avec une précision mathématique cette ressemblance originelle des deux sexes pour l' organe éminent de la vie physique et psychique , le cerveau . En comparant un grand nombre de crânes , choisis dans des races et dans des sociétés différentes , il est arrivé à la conclusion suivante : " le volume du crâne de l' homme et de la femme , même quand on compare des sujets d' âge égal , de taille égale et de poids égal , présente des différences considérables en faveur de l' homme , et cette inégalité va également en s' accroissant avec la civilisation , en sorte qu' au point de vue de la masse du cerveau et , par suite , de l' intelligence , la femme tend à se différencier de plus en plus de l' homme . La différence qui existe par exemple entre la moyenne des crânes des parisiens contemporains et celle des parisiennes est presque double de celle observée entre les crânes masculins et féminins de l' ancienne * égypte . " un anthropologiste allemand , * M. * Bischoff , est arrivé sur ce point aux mêmes résultats . Ces ressemblances anatomiques sont accompagnées de ressemblances fonctionnelles . Dans ces mêmes sociétés , en effet , les fonctions féminines ne se distinguent pas bien nettement des fonctions masculines ; mais les deux sexes mènent à peu près la même existence . Il y a maintenant encore un très grand nombre de peuples sauvages où la femme se mêle à la vie politique . C' est ce que l' on a observé notamment chez les tribus indiennes de l' * Amérique , comme les iroquois , les natchez , à * Hawaï où elle participe de mille manières à la vie des hommes , à la * Nouvelle- * Zélande , à * Samoa . De même on voit très souvent les femmes accompagner les hommes à la guerre , les exciter au combat et même y prendre une part très active . à * Cuba , au * Dahomey , elles sont aussi guerrières que les hommes et se battent à côté d' eux . Un des attributs aujourd'hui distinctifs de la femme , la douceur , ne paraît pas lui avoir appartenu primitivement . Déjà dans certaines espèces animales la femelle se fait plutôt remarquer par le caractère contraire . Or , chez ces mêmes peuples le mariage est dans un état tout à fait rudimentaire . Il est même très vraisemblable , sinon absolument démontré , qu' il y a eu une époque dans l' histoire de la famille où il n' y avait pas de mariage ; les rapports sexuels se nouaient et se dénouaient à volonté sans qu' aucune obligation juridique liât les conjoints . En tout cas , nous connaissons un type familial qui est relativement proche de nous et où le mariage n' est encore qu' à l' état de germe indistinct : c' est la famille maternelle . Les relations de la mère avec ses enfants y sont très définies , mais celles des deux époux sont très lâches . Elles peuvent cesser dès que les parties le veulent , ou bien encore ne se contractent que pour un temps limité . La fidélité conjugale n' y est pas encore exigée . Le mariage , ou ce qu' on appelle ainsi , consiste uniquement dans des obligations d' étendue restreinte et , le plus souvent , de courte durée , qui lient le mari aux parents de la femme ; il se réduit donc à peu de chose . Or , dans une société donnée , l' ensemble de ces règles juridiques qui constituent le mariage ne fait que symboliser l' état de la solidarité conjugale . Si celle -ci est très forte , les liens qui unissent les époux sont nombreux et complexes , et , par conséquent , la réglementation matrimoniale qui a pour objet de les définir est elle-même très développée . Si , au contraire , la société conjugale manque de cohésion , si les rapports de l' homme et de la femme sont instables et intermittents , ils ne peuvent pas prendre une forme bien déterminée et , par conséquent , le mariage se réduit à un petit nombre de règles sans rigueur et sans précision . L' état du mariage dans les sociétés où les deux sexes ne sont que faiblement différenciés témoigne donc que la solidarité conjugale y est elle-même très faible . Au contraire , à mesure qu' on avance vers les temps modernes , on voit le mariage se développer . Le réseau de liens qu' il crée s' étend de plus en plus , les obligations qu' il sanctionne se multiplient . Les conditions dans lesquelles il peut être conclu , celles auxquelles il peut être dissous se délimitent avec une précision croissante , ainsi que les effets de cette dissolution . Le devoir de fidélité s' organise ; d' abord imposé à la femme seule , il devient plus tard réciproque . Quand la dot apparaît , des règles très complexes viennent fixer les droits respectifs de chaque époux sur sa propre fortune et sur celle de l' autre . Il suffit , d' ailleurs , de jeter un coup d' oeil sur nos codes pour voir quelle place importante y occupe le mariage . L' union des deux époux a cessé d' être éphémère ; ce n' est plus un contact extérieur , passager et partiel , mais une association intime , durable , souvent même indissoluble de deux existences tout entières . Or , il est certain que , dans le même temps , le travail sexuel s' est de plus en plus divisé . Limité d' abord aux seules fonctions sexuelles , il s' est peu à peu étendu à bien d' autres . Il y a longtemps que la femme s' est retirée de la guerre et des affaires publiques et que sa vie s' est concentrée tout entière dans l' intérieur de la famille . Depuis , son rôle n' a fait que se spécialiser davantage . Aujourd'hui , chez les peuples cultivés , la femme mène une existence tout à fait différente de celle de l' homme . On dirait que les deux grandes fonctions de la vie psychique se sont comme dissociées , que l' un des sexes a accaparé les fonctions affectives et l' autre les fonctions intellectuelles . à voir , dans certaines classes , les femmes s' occuper d' art et de littérature comme les hommes , on pourrait croire , il est vrai , que les occupations des deux sexes tendent à redevenir homogènes . Mais , même dans cette sphère d' action , la femme apporte sa nature propre , et son rôle reste très spécial , très différent de celui de l' homme . De plus , si l' art et les lettres commencent à devenir choses féminines , l' autre sexe semble les délaisser pour se donner plus spécialement à la science . Il pourrait donc très bien se faire que ce retour apparent à l' homogénéité primitive ne fût autre chose que le commencement d' une différenciation nouvelle . D' ailleurs , ces différences fonctionnelles sont rendues matériellement sensibles par les différences morphologiques qu' elles ont déterminées . Non seulement la taille , le poids , les formes générales sont très dissemblables chez l' homme et chez la femme , mais le dr * Lebon a démontré , nous l' avons vu , qu' avec le progrès de la civilisation le cerveau des deux sexes se différencie de plus en plus . Suivant cet observateur , cet écart progressif serait dû , à la fois , au développement considérable des crânes masculins et à un stationnement ou même une régression des crânes féminins . " alors , dit -il , que la moyenne des crânes parisiens masculins les range parmi les plus gros crânes connus , la moyenne des crânes parisiens féminins les range parmi les plus petits crânes observés , bien au-dessous du crâne des chinoises et à peine au-dessus du crâne des femmes de la * Nouvelle- * Calédonie . " dans tous ces exemples , le plus remarquable effet de la division du travail n' est pas qu' elle augmente le rendement des fonctions divisées , mais qu' elle les rend solidaires . Son rôle dans tous ces cas n' est pas simplement d' embellir ou d' améliorer des sociétés existantes , mais de rendre possibles des sociétés qui , sans elles , n' existeraient pas . Faites régresser au delà d' un certain point la division du travail sexuel , et la société conjugale s' évanouit pour ne laisser subsister que des relations sexuelles éminemment éphémères ; si même les sexes ne s' étaient pas séparés du tout , toute une forme de la vie sociale ne serait pas née . Il est possible que l' utilité économique de la division du travail soit pour quelque chose dans ce résultat , mais , en tout cas , il dépasse infiniment la sphère des intérêts purement économiques ; car il consiste dans l' établissement d' un ordre social et moral sui generis . des individus sont liés les uns aux autres qui , sans cela , seraient indépendants ; au lieu de se développer séparément , ils concertent leurs efforts ; ils sont solidaires et d' une solidarité qui n' agit pas seulement dans les courts instants où les services s' échangent , mais qui s' étend bien au delà . La solidarité conjugale , par exemple , telle qu' elle existe aujourd'hui chez les peuples les plus cultivés , ne fait -elle pas sentir son action à chaque moment et dans tous les détails de la vie ? D' autre part , ces sociétés que crée la division du travail ne peuvent manquer d' en porter la marque . Puisqu' elles ont cette origine spéciale , elles ne peuvent pas ressembler à celles que détermine l' attrait du semblable pour le semblable ; elles doivent être constituées d' une autre manière , reposer sur d' autres bases , faire appel à d' autres sentiments . Si l' on a souvent fait consister dans le seul échange les relations sociales auxquelles donne naissance la division du travail , c' est pour avoir méconnu ce que l' échange implique et ce qui en résulte . Il suppose que deux êtres dépendent mutuellement l' un de l' autre , parce qu' ils sont l' un et l' autre incomplets , et il ne fait que traduire au dehors cette mutuelle dépendance . Il n' est donc que l' expression superficielle d' un état interne et plus profond . Précisément parce que cet état est constant , il suscite tout un mécanisme d' images qui fonctionne avec une continuité que n' a pas l' échange . L' image de celui qui nous complète devient en nous-même inséparable de la nôtre , non seulement parce qu' elle y est fréquemment associée , mais surtout parce qu' elle en est le complément naturel : elle devient donc partie intégrante et permanente de notre conscience , à tel point que nous ne pouvons plus nous en passer et que nous recherchons tout ce qui en peut accroître l' énergie . C' est pourquoi nous aimons la société de celui qu' elle représente , parce que la présence de l' objet qu' elle exprime , en la faisant passer à l' état de perception actuelle , lui donne plus de relief . Au contraire , nous souffrons de toutes les circonstances qui , comme l' éloignement ou la mort , peuvent avoir pour effet d' en empêcher le retour ou d' en diminuer la vivacité . Si courte que soit cette analyse , elle suffit à montrer que ce mécanisme n' est pas identique à celui qui sert de base aux sentiments de sympathie dont la ressemblance est la source . Sans doute , il ne peut jamais y avoir de solidarité entre autrui et nous que si l' image d' autrui s' unit à la nôtre . Mais quand l' union résulte de la ressemblance des deux images , elle consiste dans une agglutination . Les deux représentations deviennent solidaires parce qu' étant indistinctes , totalement ou en partie , elles se confondent et n' en font plus qu' une , et elles ne sont solidaires que dans la mesure où elles se confondent . Au contraire , dans le cas de la division du travail , elles sont en dehors l' une de l' autre , et elles ne sont liées que parce qu' elles sont distinctes . Les sentiments ne sauraient donc être les mêmes dans les deux cas ni les relations sociales qui en dérivent . Nous sommes ainsi conduits à nous demander si la division du travail ne jouerait pas le même rôle dans des groupes plus étendus , si , dans les sociétés contemporaines où elle a pris le développement que nous savons , elle n' aurait pas pour fonction d' intégrer le corps social , d' en assurer l' unité . Il est très légitime de supposer que les faits que nous venons d' observer se reproduisent ici , mais avec plus d' ampleur ; que ces grandes sociétés politiques ne peuvent , elles aussi , se maintenir en équilibre que grâce à la spécialisation des tâches ; que la division du travail est la source , sinon unique , du moins principale de la solidarité sociale . C' est déjà à ce point de vue que s' était placé * Comte . De tous les sociologues , à notre connaissance , il est le premier qui ait signalé dans la division du travail autre chose qu' un phénomène purement économique . Il y a vu " la condition la plus essentielle de la vie sociale " , pourvu qu' on la conçoive " dans toute son étendue rationnelle , c' est-à-dire qu' on l' applique à l' ensemble de toutes nos diverses opérations quelconques , au lieu de la borner , comme il est trop ordinaire , à de simples usages matériels " . Considérée sous cet aspect , dit -il , " elle conduit immédiatement à regarder non seulement les individus et les classes , mais aussi , à beaucoup d' égards , les différents peuples comme participant à la fois , suivant un mode propre et un degré spécial , exactement déterminé , à une oeuvre immense et commune dont l' inévitable développement graduel lie d' ailleurs aussi les coopérateurs actuels à la série de leurs prédécesseurs quelconques et même à la série de leurs divers successeurs . C' est donc la répartition continue des différents travaux humains qui constitue principalement la solidarité sociale et qui devient la cause élémentaire de l' étendue et de la complication croissante de l' organisme social . " si cette hypothèse était démontrée , la division du travail jouerait un rôle beaucoup plus important que celui qu' on lui attribue d' ordinaire . Elle ne servirait pas seulement à doter nos sociétés d' un luxe , enviable peut-être , mais superflu ; elle serait une condition de leur existence . C' est par elle , ou du moins c' est surtout par elle , que serait assurée leur cohésion ; c' est elle qui déterminerait les traits essentiels de leur constitution . Par cela même , et quoique nous ne soyons pas encore en état de résoudre la question avec rigueur , on peut cependant entrevoir dès maintenant que , si telle est réellement la fonction de la division du travail , elle doit avoir un caractère moral , car les besoins d' ordre , d' harmonie , de solidarité sociale passent généralement pour être moraux . Mais avant d' examiner si cette opinion commune est fondée , il faut vérifier l' hypothèse que nous venons d' émettre sur le rôle de la division du travail . Voyons si , en effet , dans les sociétés où nous vivons , c' est d' elle que dérive essentiellement la solidarité sociale . Mais comment procéder à cette vérification ? Nous n' avons pas simplement à rechercher si , dans ces sortes de sociétés , il existe une solidarité sociale qui vient de la division du travail . C' est une vérité évidente , puisque la division du travail y est très développée et qu' elle produit la solidarité . Mais il faut surtout déterminer dans quelle mesure la solidarité qu' elle produit contribue à l' intégration générale de la société : car c' est seulement alors que nous saurons jusqu'à quel point elle est nécessaire , si elle est un facteur essentiel de la cohésion sociale , ou bien , au contraire , si elle n' en est qu' une condition accessoire et secondaire . Pour répondre à cette question , il faut donc comparer ce lien social aux autres , afin de mesurer la part qui lui revient dans l' effet total , et pour cela il est indispensable de commencer par classer les différentes espèces de solidarité sociale . Mais la solidarité sociale est un phénomène tout moral qui , par lui-même , ne se prête pas à l' observation exacte ni surtout à la mesure . Pour procéder tant à cette classification qu' à cette comparaison , il faut donc substituer au fait interne qui nous échappe un fait extérieur qui le symbolise et étudier le premier à travers le second . Ce symbole visible , c' est le droit . En effet , là où la solidarité sociale existe , malgré son caractère immatériel , elle ne reste pas à l' état de pure puissance , mais manifeste sa présence par des effets sensibles . Là où elle est forte , elle incline fortement les hommes les uns vers les autres , les met fréquemment en contact , multiplie les occasions qu' ils ont de se trouver en rapports . à parler exactement , au point où nous en sommes arrivés , il est malaisé de dire si c' est elle qui produit ces phénomènes ou , au contraire , si elle en résulte ; si les hommes se rapprochent parce qu' elle est énergique , ou bien si elle est énergique parce qu' ils sont rapprochés les uns des autres . Mais il n' est pas nécessaire pour le moment d' élucider la question , et il suffit de constater que ces deux ordres de faits sont liés et varient en même temps et dans le même sens . Plus les membres d' une société sont solidaires , plus ils soutiennent de relations diverses soit les uns avec les autres , soit avec le groupe pris collectivement : car , si leurs rencontres étaient rares , ils ne dépendraient les uns des autres que d' une manière intermittente et faible . D' autre part , le nombre de ces relations est nécessairement proportionnel à celui des règles juridiques qui les déterminent . En effet , la vie sociale , partout où elle existe d' une manière durable , tend inévitablement à prendre une forme définie et à s' organiser , et le droit n' est autre chose que cette organisation même dans ce qu' elle a de plus stable et de plus précis . La vie générale de la société ne peut s' étendre sur un point sans que la vie juridique s' y étende en même temps et dans le même rapport . Nous pouvons donc être certains de trouver reflétées dans le droit toutes les variétés essentielles de la solidarité sociale . On pourrait objecter , il est vrai , que les relations sociales peuvent se fixer sans prendre pour cela une forme juridique . Il en est dont la réglementation ne parvient pas à ce degré de consolidation et de précision ; elles ne restent pas indéterminées pour cela , mais , au lieu d' être réglées par le droit , elles ne le sont que par les moeurs . Le droit ne réfléchit donc qu' une partie de la vie sociale et , par conséquent , ne nous fournit que des données incomplètes pour résoudre le problème . Il y a plus : il arrive souvent que les moeurs ne sont pas d' accord avec le droit ; on dit sans cesse qu' elles en tempèrent les rigueurs , qu' elles en corrigent les excès formalistes , parfois même qu' elles sont animées d' un tout autre esprit . Ne pourrait -il pas alors se faire qu' elles manifestent d' autres sortes de solidarité sociale que celles qu' exprime le droit positif ? Mais cette opposition ne se produit que dans des circonstances tout à fait exceptionnelles . Il faut pour cela que le droit ne corresponde plus à l' état présent de la société et que pourtant il se maintienne , sans raison d' être , par la force de l' habitude . Dans ce cas , en effet , les relations nouvelles qui s' établissent malgré lui ne laissent pas de s' organiser ; car elles ne peuvent pas durer sans chercher à se consolider . Seulement , comme elles sont en conflit avec l' ancien droit qui persiste , elles ne dépassent pas le stade des moeurs et ne parviennent pas à entrer dans la vie juridique proprement dite . C' est ainsi que l' antagonisme éclate . Mais il ne peut se produire que dans des cas rares et pathologiques , qui ne peuvent même durer sans danger . Normalement , les moeurs ne s' opposent pas au droit , mais au contraire en sont la base . Il arrive , il est vrai , que sur cette base rien ne s' élève . Il peut y avoir des relations sociales qui ne comportent que cette réglementation diffuse qui vient des moeurs ; mais c' est qu' elles manquent d' importance et de continuité , sauf bien entendu les cas anormaux dont il vient d' être question . Si donc il peut se faire qu' il y ait des types de solidarité sociale que les moeurs sont seules à manifester , ils sont certainement très secondaires ; au contraire , le droit reproduit tous ceux qui sont essentiels , et ce sont les seuls que nous ayons besoin de connaître . Ira -t-on plus loin et soutiendra -t-on que la solidarité sociale n' est pas tout entière dans ses manifestations sensibles ; que celles -ci ne l' expriment qu' en partie et imparfaitement ; qu' au delà du droit et des moeurs il y a l' état interne d' où elle dérive , et que , pour la connaître véritablement , il faut l' atteindre en elle-même et sans intermédiaire ? -mais nous ne pouvons connaître scientifiquement les causes que par les effets qu' elles produisent , et , pour en mieux déterminer la nature , la science ne fait que choisir parmi ces résultats ceux qui sont le plus objectifs et qui se prêtent le mieux à la mesure . Elle étudie la chaleur à travers les variations de volume que produisent dans les corps les changements de température , l' électricité à travers ses effets physico-chimiques , la force à travers le mouvement . Pourquoi la solidarité sociale ferait -elle exception ? Qu' en subsiste -t-il d' ailleurs une fois qu' on l' a dépouillée de ses formes sociales ? Ce qui lui donne ses caractères spécifiques , c' est la nature du groupe dont elle assure l' unité ; c' est pourquoi elle varie suivant les types sociaux . Elle n' est pas la même au sein de la famille et dans les sociétés politiques ; nous ne sommes pas attachés à notre patrie de la même manière que le romain l' était à la cité ou le germain à sa tribu . Mais puisque ces différences tiennent à des causes sociales , nous ne pouvons les saisir qu' à travers les différences que présentent les effets sociaux de la solidarité . Si donc nous négligeons ces dernières , toutes ces variétés deviennent indiscernables et nous ne pouvons plus apercevoir que ce qui leur est commun à toutes , à savoir la tendance générale à la sociabilité , tendance qui est toujours et partout la même et n' est liée à aucun type social en particulier . Mais ce résidu n' est qu' une abstraction ; car la sociabilité en soi ne se rencontre nulle part . Ce qui existe et vit réellement , ce sont les formes particulières de la solidarité , la solidarité domestique , la solidarité professionnelle , la solidarité nationale , celle d' hier , celle d' aujourd'hui , etc. Chacune a sa nature propre ; par conséquent , ces généralités ne sauraient en tout cas donner du phénomène qu' une explication bien incomplète , puisqu' elles laissent nécessairement échapper ce qu' il a de concret et de vivant . L' étude de la solidarité relève donc de la sociologie . C' est un fait social que l' on ne peut bien connaître que par l' intermédiaire de ses effets sociaux . Si tant de moralistes et de psychologues ont pu traiter la question sans suivre cette méthode , c' est qu' ils ont tourné la difficulté . Ils ont éliminé du phénomène tout ce qu' il a de plus spécialement social pour n' en retenir que le germe psychologique dont il est le développement . Il est certain , en effet , que la solidarité , tout en étant un fait social au premier chef , dépend de notre organisme individuel . Pour qu' elle puisse exister , il faut que notre constitution physique et psychique la comporte . On peut donc , à la rigueur , se contenter de l' étudier sous cet aspect . Mais , dans ce cas , on n' en voit que la partie la plus indistincte et la moins spéciale ; ce n' est même pas elle à proprement parler , mais plutôt ce qui la rend possible . Encore cette étude abstraite ne saurait -elle être bien féconde en résultats . Car , tant qu' elle reste à l' état de simple prédisposition de notre nature psychique , la solidarité est quelque chose de trop indéfini pour qu' on puisse aisément l' atteindre . C' est une virtualité intangible qui n' offre pas prise à l' observation . Pour qu' elle prenne une forme saisissable , il faut que quelques conséquences sociales la traduisent au dehors . De plus , même dans cet état d' indétermination , elle dépend de conditions sociales qui l' expliquent et dont , par conséquent , elle ne peut être détachée . C' est pourquoi il est bien rare qu' à ces analyses de pure psychologie quelques vues sociologiques ne se trouvent mêlées . Par exemple , on dit quelques mots de l' influence de l' état grégaire sur la formation du sentiment social en général ; ou bien on indique rapidement les principales relations sociales dont la sociabilité dépend de la manière la plus apparente . Sans doute , ces considérations complémentaires , introduites sans méthode , à titre d' exemples et suivant les hasards de la suggestion , ne sauraient suffire pour élucider beaucoup la nature sociale de la solidarité . Elles démontrent du moins que le point de vue sociologique s' impose même aux psychologues . Notre méthode est donc toute tracée . Puisque le droit reproduit les formes principales de la solidarité sociale , nous n' avons qu' à classer les différentes espèces de droit pour chercher ensuite quelles sont les différentes espèces de solidarité sociale qui y correspondent . Il est , dès à présent , probable qu' il en est une qui symbolise cette solidarité spéciale dont la division du travail est la cause . Cela fait , pour mesurer la part de cette dernière , il suffira de comparer le nombre des règles juridiques qui l' expriment au volume total du droit . Pour ce travail , nous ne pouvons nous servir des distinctions usitées chez les jurisconsultes . Imaginées pour la pratique , elles peuvent être très commodes à ce point de vue , mais la science ne peut se contenter de ces classifications empiriques et par à peu près . La plus répandue est celle qui divise le droit en droit public et en droit privé ; le premier est censé régler les rapports de l' individu avec l' état , le second ceux des individus entre eux . Mais quand on essaie de serrer les termes de près , la ligne de démarcation qui paraissait si nette au premier abord s' efface . Tout droit est privé , en ce sens que c' est toujours et partout des individus qui sont en présence et qui agissent ; mais surtout tout droit est public , en ce sens qu' il est une fonction sociale et que tous les individus sont , quoique à des titres divers , des fonctionnaires de la société . Les fonctions maritales , paternelles , etc. , ne sont ni délimitées , ni organisées d' une autre manière que les fonctions ministérielles et législatives , et ce n' est pas sans raison que le droit romain qualifiait la tutelle de munus publicum . qu' est -ce d' ailleurs que l' état ? Où commence et où finit -il ? On sait combien la question est controversée ; il n' est pas scientifique de faire reposer une classification fondamentale sur une notion aussi obscure et mal analysée . Pour procéder méthodiquement , il nous faut trouver quelque caractéristique qui , tout en étant essentielle aux phénomènes juridiques , soit susceptible de varier quand ils varient . Or , tout précepte de droit peut être défini : une règle de conduite sanctionnée . D' autre part , il est évident que les sanctions changent suivant la gravité attribuée aux préceptes , la place qu' ils tiennent dans la conscience publique , le rôle qu' ils jouent dans la société . Il convient donc de classer les règles juridiques d' après les différentes sanctions qui y sont attachées . Il en est de deux sortes . Les unes consistent essentiellement dans une douleur , ou , tout au moins , dans une diminution infligée à l' agent ; elles ont pour objet de l' atteindre dans sa fortune , ou dans son honneur , ou dans sa vie , ou dans sa liberté , de le priver de quelque chose dont il jouit . On dit qu' elles sont répressives ; c' est le cas du droit pénal . Il est vrai que celles qui sont attachées aux règles purement morales ont le même caractère ; seulement elles sont distribuées d' une manière diffuse , par tout le monde indistinctement , tandis que celles du droit pénal ne sont appliquées que par l' intermédiaire d' un organe défini ; elles sont organisées . Quant à l' autre sorte , elle n' implique pas nécessairement une souffrance de l' agent , mais consiste seulement dans la remise des choses en état , dans le rétablissement des rapports troublés sous leur forme normale , soit que l' acte incriminé soit ramené de force au type dont il a dévié , soit qu' il soit annulé , c' est-à-dire privé de toute valeur sociale . On doit donc répartir en deux grandes espèces les règles juridiques , suivant qu' elles ont des sanctions répressives organisées , ou des sanctions seulement restitutives . La première comprend tout le droit pénal ; la seconde , le droit civil , le droit commercial , le droit des procédures , le droit administratif et constitutionnel , abstraction faite des règles pénales qui peuvent s' y trouver . Cherchons maintenant à quelle sorte de solidarité sociale correspond chacune de ces espèces . chapitre II . Solidarité mécanique ou par similitudes : le lien de solidarité sociale auquel correspond le droit répressif est celui dont la rupture constitue le crime ; nous appelons de ce nom tout acte qui , à un degré quelconque , détermine contre son auteur cette réaction caractéristique qu' on nomme la peine . Chercher quel est ce lien , c' est donc se demander quelle est la cause de la peine , ou , plus clairement , en quoi le crime consiste essentiellement . Il y a sans doute des crimes d' espèces différentes ; mais , entre toutes ces espèces , il y a non moins sûrement quelque chose de commun . Ce qui le prouve , c' est que la réaction qu' ils déterminent de la part de la société , à savoir la peine , est , sauf les différences de degrés , toujours et partout la même . L' unité de l' effet révèle l' unité de la cause . Non seulement entre tous les crimes prévus par la législation d' une seule et même société , mais entre tous ceux qui ont été ou qui sont reconnus et punis dans les différents types sociaux , il existe assurément des ressemblances essentielles . Si différents que paraissent au premier abord les actes ainsi qualifiés , il est impossible qu' ils n' aient pas quelque fond commun . Car ils affectent partout de la même manière la conscience morale des nations et produisent partout la même conséquence . Ce sont tous des crimes , c' est-à-dire des actes réprimés par des châtiments définis . Or , les propriétés essentielles d' une chose sont celles que l' on observe partout où cette chose existe et qui n' appartiennent qu' à elle . Si donc nous voulons savoir en quoi consiste essentiellement le crime , il faut dégager les traits qui se retrouvent les mêmes dans toutes les variétés criminologiques des différents types sociaux . Il n' en est point qui puissent être négligées . Les conceptions juridiques des sociétés les plus inférieures ne sont pas moins dignes d' intérêt que celles des sociétés les plus élevées ; elles sont des faits non moins instructifs . En faire abstraction serait nous exposer à voir l' essence du crime là où elle n' est pas . C' est ainsi que le biologiste aurait donné des phénomènes vitaux une définition très inexacte s' il avait dédaigné d' observer les êtres monocellulaires ; car , de la seule contemplation des organismes et surtout des organismes supérieurs , il aurait conclu à tort que la vie consiste essentiellement dans l' organisation . Le moyen de trouver cet élément permanent et général n' est évidemment pas de dénombrer les actes qui ont été , en tout temps et en tout lieu , qualifiés de crimes , pour observer les caractères qu' ils présentent . Car si , quoi qu' on en ait dit , il y a des actions qui ont été universellement regardées comme criminelles , elles sont l' infime minorité , et , par conséquent , une telle méthode ne pourrait nous donner du phénomène qu' une notion singulièrement tronquée , puisqu' elle ne s' appliquerait qu' à des exceptions . Ces variations du droit répressif prouvent en même temps que ce caractère constant ne saurait se trouver parmi les propriétés intrinsèques des actes imposés ou prohibés par les règles pénales , puisqu' ils présentent une telle diversité , mais dans les rapports qu' ils soutiennent avec quelque condition qui leur est extérieure . On a cru trouver ce rapport dans une sorte d' antagonisme entre ces actions et les grands intérêts sociaux , et on a dit que les règles pénales énonçaient pour chaque type social les conditions fondamentales de la vie collective . Leur autorité viendrait donc de leur nécessité ; d' autre part , comme ces nécessités varient avec les sociétés , on s' expliquerait ainsi la variabilité du droit répressif . Mais nous nous sommes déjà expliqué sur ce point . Outre qu' une telle théorie fait au calcul et à la réflexion une part beaucoup trop grande dans la direction de l' évolution sociale , il y a une multitude d' actes qui ont été et sont encore regardés comme criminels , sans que , par eux-mêmes , ils soient nuisibles à la société . En quoi le fait de toucher un objet tabou , un animal ou un homme impur ou consacré , de laisser s' éteindre le feu sacré , de manger de certaines viandes , de ne pas immoler sur la tombe des parents le sacrifice traditionnel , de ne pas prononcer exactement la formule rituelle , de ne pas célébrer certaines fêtes , etc. , a -t-il pu jamais constituer un danger social ? On sait pourtant quelle place occupe dans le droit répressif d' une foule de peuples la réglementation du rite , de l' étiquette , du cérémonial , des pratiques religieuses . Il n' y a qu' à ouvrir le pentateuque pour s' en convaincre , et , comme ces faits se rencontrent normalement dans certaines espèces sociales , il est impossible d' y voir de simples anomalies et des cas pathologiques que l' on a le droit de négliger . Alors même que l' acte criminel est certainement nuisible à la société , il s' en faut que le degré de nocivité qu' il présente soit régulièrement en rapport avec l' intensité de la répression qui le frappe . Dans le droit pénal des peuples les plus civilisés , le meurtre est universellement regardé comme le plus grand des crimes . Cependant une crise économique , un coup de bourse , une faillite même peuvent désorganiser beaucoup plus gravement le corps social qu' un homicide isolé . Sans doute le meurtre est toujours un mal , mais rien ne prouve que ce soit le plus grand mal . Qu' est -ce qu' un homme de moins dans la société ? Qu' est -ce qu' une cellule de moins dans l' organisme ? On dit que la sécurité générale serait menacée pour l' avenir si l' acte restait impuni ; mais qu' on mette en regard l' importance de ce danger , si réel qu' il soit , et celle de la peine ; la disproportion est éclatante . Enfin , les exemples que nous venons de citer montrent qu' un acte peut être désastreux pour une société sans encourir la moindre répression . Cette définition du crime est donc , de toute manière , inadéquate . Dira -t-on , en la modifiant , que les actes criminels sont ceux qui semblent nuisibles à la société qui les réprime ; que les règles pénales expriment , non pas les conditions qui sont essentielles à la vie sociale , mais celles qui paraissent telles au groupe qui les observe ? Mais une telle explication n' explique rien ; car elle ne nous fait pas comprendre pourquoi , dans un si grand nombre de cas , les sociétés se sont trompées et ont imposé des pratiques qui , par elles-mêmes , n' étaient même pas utiles . En définitive , cette prétendue solution du problème se réduit à un véritable truisme ; car , si les sociétés obligent ainsi chaque individu à obéir à ces règles , c' est évidemment qu' elles estiment , à tort ou à raison , que cette obéissance régulière et ponctuelle leur est indispensable ; c' est qu' elles y tiennent énergiquement . C' est donc comme si l' on disait que les sociétés jugent les règles nécessaires parce qu' elles les jugent nécessaires . Ce qu' il nous faudrait dire , c' est pourquoi elles les jugent ainsi . Si ce sentiment avait sa cause dans la nécessité objective des prescriptions pénales ou , du moins , dans leur utilité , ce serait une explication . Mais elle est contredite par les faits ; la question reste tout entière . Cependant cette dernière théorie n' est pas sans quelque fondement ; c' est avec raison qu' elle cherche dans certains états du sujet les conditions constitutives de la criminalité . En effet , le seul caractère commun à tous les crimes , c' est qu' ils consistent-sauf quelques exceptions apparentes qui seront examinées plus loin -en des actes universellement réprouvés par les membres de chaque société . On se demande aujourd'hui si cette réprobation est rationnelle et s' il ne serait pas plus sage de ne voir dans le crime qu' une maladie ou qu' une erreur . Mais nous n' avons pas à entrer dans ces discussions ; nous cherchons à déterminer ce qui est ou a été , non ce qui doit être . Or , la réalité du fait que nous venons d' établir n' est pas contestable ; c' est-à-dire que le crime froisse des sentiments qui , pour un même type social , se retrouvent dans toutes les consciences saines . Il n' est pas possible de déterminer autrement la nature de ces sentiments , de les définir en fonction de leurs objets particuliers ; car ces objets ont infiniment varié et peuvent varier encore . Aujourd'hui , ce sont les sentiments altruistes qui présentent ce caractère de la manière la plus marquée ; mais il fut un temps , très voisin de nous , où les sentiments religieux , domestiques , et mille autres sentiments traditionnels avaient exactement les mêmes effets . Maintenant encore , il s' en faut que la sympathie négative pour autrui soit , comme le veut * M . * Garofalo , seule à produire ce résultat . Est -ce que , même en temps de paix , nous n' avons pas pour l' homme qui trahit sa patrie au moins autant d' aversion que pour le voleur et l' escroc ? Est -ce que , dans les pays où le sentiment monarchique est encore vivant , les crimes de lèse-majesté ne soulèvent pas une indignation générale ? Est -ce que , dans les pays démocratiques , les injures adressées au peuple ne déchaînent pas les mêmes colères ? On ne saurait donc dresser une liste des sentiments dont la violation constitue l' acte criminel ; ils ne se distinguent des autres que par ce trait , c' est qu' ils sont communs à la grande moyenne des individus de la même société . Aussi les règles qui prohibent ces actes et que sanctionne le droit pénal sont -elles les seules auxquelles le fameux axiome juridique nul n' est censé ignorer la loi s' applique sans fiction . Comme elles sont gravées dans toutes les consciences , tout le monde les connaît et sent qu' elles sont fondées . C' est du moins vrai de l' état normal . S' il se rencontre des adultes qui ignorent ces règles fondamentales ou n' en reconnaissent pas l' autorité , une telle ignorance ou une telle indocilité sont des symptômes irrécusés de perversion pathologique ; ou bien , s' il arrive qu' une disposition pénale se maintienne quelque temps bien qu' elle soit contestée de tout le monde , c' est grâce à un concours de circonstances exceptionnelles , par conséquent anormales , et un tel état de choses ne peut jamais durer . C' est ce qui explique la manière particulière dont le droit pénal se codifie . Tout droit écrit a un double objet : prescrire certaines obligations , définir les sanctions qui y sont attachées . Dans le droit civil , et plus généralement dans toute espèce de droit à sanctions restitutives , le législateur aborde et résout séparément ces deux problèmes . Il détermine d' abord l' obligation avec toute la précision possible , et c' est seulement ensuite qu' il dit la manière dont elle doit être sanctionnée . Par exemple , dans le chapitre de notre code civil qui est consacré aux devoirs respectifs des époux , ces droits et ces obligations sont énoncés d' une manière positive ; mais il n' y est pas dit ce qui arrive quand ces devoirs sont violés de part ou d' autre . C' est ailleurs qu' il faut aller chercher cette sanction . Parfois même elle est totalement sous-entendue . Ainsi l' art. 214 du code civil ordonne à la femme d' habiter avec son mari : on en déduit que le mari peut la forcer à réintégrer le domicile conjugal , mais cette sanction n' est , nulle part , formellement indiquée . Le droit pénal , tout au contraire , n' édicte que des sanctions , mais il ne dit rien des obligations auxquelles elles se rapportent . Il ne commande pas de respecter la vie d' autrui , mais de frapper de mort l' assassin . Il ne dit pas tout d' abord , comme fait le droit civil : voici le devoir , mais , tout de suite : voici la peine . Sans doute , si l' action est punie , c' est qu' elle est contraire à une règle obligatoire ; mais cette règle n' est pas expressément formulée . Il ne peut y avoir à cela qu' une raison , c' est que la règle est connue et acceptée de tout le monde . Quand un droit coutumier passe à l' état de droit écrit et se codifie , c' est que des questions litigieuses réclament une solution plus définie ; si la coutume continuait à fonctionner silencieusement , sans soulever de discussion ni de difficultés , il n' y aurait pas de raison pour qu' elle se transformât . Puisque le droit pénal ne se codifie que pour établir une échelle graduée de peines , c' est donc que celle -ci seule peut prêter au doute . Inversement , si les règles dont la peine punit la violation n' ont pas besoin de recevoir une expression juridique , c' est qu' elles ne sont l' objet d' aucune contestation , c' est que tout le monde en sent l' autorité . Il est vrai que , parfois , le pentateuque n' édicte pas de sanctions , quoique , comme nous le verrons , il ne contienne guère que des dispositions pénales . C' est le cas pour les dix commandements , tels qu' ils se trouvent formulés au chapitre XX de l' exode et au chapitre V du deutéronome . Mais c' est que le pentateuque , quoiqu' il ait fait office de code , n' est pourtant pas un code proprement dit . Il n' a pas pour objet de réunir en un système unique et de préciser en vue de la pratique des règles pénales suivies par le peuple hébreu ; c' est même si peu une codification que les différentes parties dont il est composé semblent n' avoir pas été rédigées à la même époque . C' est avant tout un résumé des traditions de toute sorte par lesquelles les juifs s' expliquaient à eux-mêmes et à leur façon la genèse du monde , de leur société et de leurs principales pratiques sociales . Si donc il énonce certains devoirs qui certainement étaient sanctionnés par des peines , ce n' était pas qu' ils fussent ignorés ou méconnus des hébreux ni qu' il fût nécessaire de les leur révéler ; au contraire , puisque le livre n' est qu' un tissu de légendes nationales , on peut être assuré que tout ce qu' il renferme était écrit dans toutes les consciences . Mais c' est qu' il s' agissait essentiellement de reproduire , en les fixant , les croyances populaires sur l' origine de ces préceptes , sur les circonstances historiques dans lesquelles ils étaient censés avoir été promulgués , sur les sources de leur autorité ; or , de ce point de vue , la détermination de la peine devient quelque chose d' accessoire . C' est pour la même raison que le fonctionnement de la justice répressive tend toujours à rester plus ou moins diffus . Dans des types sociaux très différents , elle ne s' exerce pas par l' organe d' un magistrat spécial , mais la société tout entière y participe dans une mesure plus ou moins large . Dans les sociétés primitives , où , comme nous le verrons , le droit est tout entier pénal , c' est l' assemblée du peuple qui rend la justice . C' était le cas chez les anciens germains . à * Rome , tandis que les affaires civiles relevaient du préteur , les affaires criminelles étaient jugées par le peuple , d' abord par les comices curies et ensuite , à partir de la loi des xii tables , par les comices centuries ; jusqu'à la fin de la république , et quoique en fait il eût délégué ses pouvoirs à des commissions permanentes , il reste en principe le juge suprême pour ces sortes de procès . à * Athènes , sous la législation de * Solon , la juridiction criminelle appartenait en partie aux ( ... ) , vaste collège qui , nominalement , comprenait tous les citoyens au-dessus de trente ans . Enfin , chez les nations germano-latines , la société intervient dans l' exercice de ces mêmes fonctions , représentée par le jury . L' état de diffusion où se trouve ainsi cette partie du pouvoir judiciaire serait inexplicable , si les règles dont il assure l' observation et , par conséquent , les sentiments auxquels ces règles répondent n' étaient immanents dans toutes les consciences . Il est vrai que , dans d' autres cas , il est détenu par une classe privilégiée ou par des magistrats particuliers . Mais ces faits ne diminuent pas la valeur démonstrative des précédents ; car , de ce que les sentiments collectifs ne réagissent plus qu' à travers certains intermédiaires , il ne suit pas qu' ils aient cessé d' être collectifs pour se localiser dans un nombre restreint de consciences . Mais cette délégation peut être due soit à la multiplicité plus grande des affaires qui nécessite l' institution de fonctionnaires spéciaux , soit à la très grande importance prise par certains personnages ou certaines classes et qui en fait les interprètes autorisés des sentiments collectifs . Cependant , on n' a pas défini le crime quand on a dit qu' il consiste dans une offense aux sentiments collectifs ; car il en est parmi ces derniers qui peuvent être offensés sans qu' il y ait crime . Ainsi , l' inceste est l' objet d' une aversion assez générale , et cependant c' est une action simplement immorale . Il en est de même des manquements à l' honneur sexuel que commet la femme en dehors de l' état de mariage , du fait d' aliéner totalement sa liberté entre les mains d' autrui ou d' accepter d' autrui une telle aliénation . Les sentiments collectifs auxquels correspond le crime doivent donc se singulariser des autres par quelque propriété distinctive : ils doivent avoir une certaine intensité moyenne . Non seulement ils sont gravés dans toutes les consciences , mais ils y sont fortement gravés . Ce ne sont point des velléités hésitantes et superficielles , mais des émotions et des tendances qui sont fortement enracinées en nous . Ce qui le prouve , c' est l' extrême lenteur avec laquelle le droit pénal évolue . Non seulement il se modifie plus difficilement que les moeurs , mais il est la partie du droit positif la plus réfractaire au changement . Que l' on observe , par exemple , ce qu' a fait le législateur depuis le commencement du siècle dans les différentes sphères de la vie juridique ; les innovations dans les matières de droit pénal sont extrêmement rares et restreintes , tandis qu' au contraire une multitude de dispositions nouvelles se sont introduites dans le droit civil , le droit commercial , le droit administratif et constitutionnel . Que l' on compare le droit pénal tel que la loi des xii tables l' a fixé à * Rome avec l' état où il se trouve à l' époque classique ; les changements que l' on constate sont bien peu de chose à côté de ceux qu' a subis le droit civil pendant le même temps . Dès l' époque des xii tables , dit * Mainz , les principaux crimes et délits sont constitués : " durant dix générations , le catalogue des crimes publics ne fut augmenté que par quelques lois qui punissent le péculat , la brigue et peut-être le plagium . " quant aux délits privés , on n' en reconnut que deux nouveaux : la rapine ( actio bonorum vi raptorum ) et le dommage causé injustement ( damnum injuria datum ) . on retrouve le même fait partout . Dans les sociétés inférieures , le droit , comme nous le verrons , est presque exclusivement pénal ; aussi est -il très stationnaire . D' une manière générale , le droit religieux est toujours répressif : il est essentiellement conservateur . Cette fixité du droit pénal témoigne de la force de résistance des sentiments collectifs auxquels il correspond . Inversement , la plus grande plasticité des règles purement morales et la rapidité relative de leur évolution démontrent la moindre énergie des sentiments qui en sont la base ; ou bien ils sont plus récemment acquis et n' ont pas encore eu le temps de pénétrer profondément les consciences , ou bien ils sont en train de perdre racine et remontent du fond à la surface . Une dernière addition est encore nécessaire pour que notre définition soit exacte . Si , en général , les sentiments que protègent des sanctions simplement morales , c' est-à-dire diffuses , sont moins intenses et moins solidement organisés que ceux que protègent des peines proprement dites , cependant il y a des exceptions . Ainsi , il n' y a aucune raison d' admettre que la piété filiale moyenne ou même les formes élémentaires de la compassion pour les misères les plus apparentes soient aujourd'hui des sentiments plus superficiels que le respect de la propriété ou de l' autorité publique ; cependant , le mauvais fils et l' égoïste même le plus endurci ne sont pas traités en criminels . Il ne suffit donc pas que les sentiments soient forts , il faut qu' ils soient précis . En effet , chacun d' eux est relatif à une pratique très définie . Cette pratique peut être simple ou complexe , positive ou négative , c' est-à-dire consister dans une action ou une abstention , mais elle est toujours déterminée . Il s' agit de faire ou de ne pas faire ceci ou cela , de ne pas tuer , de ne pas blesser , de prononcer telle formule , d' accomplir tel rite , etc. Au contraire , les sentiments comme l' amour filial ou la charité sont des aspirations vagues vers des objets très généraux . Aussi les règles pénales sont -elles remarquables par leur netteté et leur précision , tandis que les règles purement morales ont généralement quelque chose de flottant . Leur nature indécise fait même que , très souvent , il est difficile d' en donner une formule arrêtée . Nous pouvons bien dire d' une manière très générale qu' on doit travailler , qu' on doit avoir pitié d' autrui , etc. ; mais nous ne pouvons fixer de quelle façon ni dans quelle mesure . Il y a place ici par conséquent pour des variations et des nuances . Au contraire , parce que les sentiments qu' incarnent les règles pénales sont déterminés , ils ont une bien plus grande uniformité ; comme ils ne peuvent pas être entendus de manières différentes , ils sont partout les mêmes . Nous sommes maintenant en état de conclure . L' ensemble des croyances et des sentiments communs à la moyenne des membres d' une même société forme un système déterminé qui a sa vie propre ; on peut l' appeler la conscience collective ou commune . sans doute , elle n' a pas pour substrat un organe unique ; elle est , par définition , diffuse dans toute l' étendue de la société ; mais elle n' en a pas moins des caractères spécifiques qui en font une réalité distincte . En effet , elle est indépendante des conditions particulières où les individus se trouvent placés ; ils passent , et elle reste . Elle est la même au nord et au * Midi , dans les grandes villes et dans les petites , dans les différentes professions . De même , elle ne change pas à chaque génération , mais elle relie au contraire les unes aux autres les générations successives . Elle est donc tout autre chose que les consciences particulières , quoiqu' elle ne soit réalisée que chez les individus . Elle est le type psychique de la société , type qui a ses propriétés , ses conditions d' existence , son mode de développement , tout comme les types individuels , quoique d' une autre manière . à ce titre , elle a donc le droit d' être désignée par un mot spécial . Celui que nous avons employé plus haut n' est pas , il est vrai , sans ambiguïté . Comme les termes de collectif et de social sont souvent pris l' un pour l' autre , on est induit à croire que la conscience collective est toute la conscience sociale , c' est-à-dire s' étend aussi loin que la vie psychique de la société , alors que , surtout dans les sociétés supérieures , elle n' en est qu' une partie très restreinte . Les fonctions judiciaires , gouvernementales , scientifiques , industrielles , en un mot toutes les fonctions spéciales sont d' ordre psychique , puisqu' elles consistent en des systèmes de représentations et d' actions : cependant elles sont évidemment en |