_: | L. 2 LES CAUSES , LES CONDITIONS chapitre premier . Les progrès de la division du travail et ceux du bonheur : à quelles causes sont dus les progrès de la division du travail ? Sans doute , il ne saurait être question de trouver une formule unique qui rende compte de toutes les modalités possibles de la division du travail . Une telle formule n' existe pas . Chaque cas particulier dépend de causes particulières qui ne peuvent être déterminées que par un examen spécial . Le problème que nous nous posons est moins vaste . Si l' on fait abstraction des formes variées que prend la division du travail suivant les conditions de temps et de lieu , il reste ce fait général qu' elle se développe régulièrement à mesure qu' on avance dans l' histoire . Ce fait dépend certainement de causes également constantes que nous allons rechercher . Cette cause ne saurait consister dans une représentation anticipée des effets que produit la division du travail en contribuant à maintenir l' équilibre des sociétés . C' est un contre-coup trop lointain pour qu' il puisse être compris de tout le monde ; la plupart des esprits n' en ont aucune conscience . En tout cas , il ne pouvait commencer à devenir sensible que quand la division du travail était déjà très avancée . D' après la théorie la plus répandue , elle n' aurait d' autre origine que le désir qu' a l' homme d' accroître sans cesse son bonheur . On sait , en effet , que plus le travail se divise , plus le rendement en est élevé . Les ressources qu' il met à notre disposition sont plus abondantes ; elles sont aussi de meilleure qualité . La science se fait mieux et plus vite ; les oeuvres d' art sont plus nombreuses et plus raffinées ; l' industrie produit plus et les produits en sont plus parfaits . Or , l' homme a besoin de toutes ces choses ; il semble donc qu' il doive être d' autant plus heureux qu' il en possède davantage , et , par conséquent , qu' il soit naturellement incité à les rechercher . Cela posé , on explique aisément la régularité avec laquelle progresse la division du travail ; il suffit , dit -on , qu' un concours de circonstances , qu' il est facile d' imaginer , ait averti les hommes de quelques-uns de ces avantages , pour qu' ils aient cherché à l' étendre toujours plus loin , afin d' en tirer tout le profit possible . Elle progresserait donc sous l' influence de causes exclusivement individuelles et psychologiques . Pour en faire la théorie , il ne serait pas nécessaire d' observer les sociétés et leur structure : l' instinct le plus simple et le plus fondamental du coeur humain suffirait à en rendre compte . C' est le besoin du bonheur qui pousserait l' individu à se spécialiser de plus en plus . Sans doute , comme toute spécialisation suppose la présence simultanée de plusieurs individus et leur concours , elle n' est pas possible sans une société . Mais , au lieu d' en être la cause déterminante , la société serait seulement le moyen par lequel elle se réalise , la matière nécessaire à l' organisation du travail divisé . Elle serait même un effet du phénomène plutôt que sa cause . Ne répète -t-on pas sans cesse que c' est le besoin de la coopération qui a donné naissance aux sociétés ? Celles -ci se seraient donc formées pour que le travail pût se diviser , bien loin qu' il se fût divisé pour des raisons sociales ? Cette explication est classique en économie politique . Elle paraît d' ailleurs si simple et si évidente qu' elle est admise inconsciemment par une foule de penseurs dont elle altère les conceptions . C' est pourquoi il est nécessaire de l' examiner tout d' abord . Rien n' est moins démontré que le prétendu axiome sur lequel elle repose . On ne peut assigner aucune borne rationnelle à la puissance productive du travail . Sans doute , elle dépend de l' état de la technique , des capitaux , etc. Mais ces obstacles ne sont jamais que provisoires , comme le prouve l' expérience , et chaque génération recule la limite à laquelle s' était arrêtée la génération précédente . Quand même elle devrait parvenir un jour à un maximum qu' elle ne pourrait plus dépasser , - ce qui est une conjecture toute gratuite , - du moins , il est certain que , dès à présent , elle a derrière elle un champ de développement immense . Si donc , comme on le suppose , le bonheur s' accroissait régulièrement avec elle , il faudrait aussi qu' il pût s' accroître indéfiniment ou que , tout au moins , les accroissements dont il est susceptible fussent proportionnés aux précédents . S' il augmentait à mesure que les excitants agréables deviennent plus nombreux et plus intenses , il serait tout naturel que l' homme cherchât à produire davantage pour jouir encore davantage . Mais , en réalité , notre puissance de bonheur est très restreinte . En effet , c' est une vérité généralement reconnue aujourd'hui que le plaisir n' accompagne ni les états de conscience qui sont trop intenses , ni ceux qui sont trop faibles . Il y a douleur quand l' activité fonctionnelle est insuffisante ; mais une activité excessive produit les mêmes effets . Certains physiologistes croient même que la douleur est liée à une vibration nerveuse trop intense . Le plaisir est donc situé entre ces deux extrêmes . Cette proposition est , d' ailleurs , un corollaire de la loi de * Weber et de * Fechner . Si la formule mathématique que ces expérimentateurs en ont donnée est d' une exactitude contestable , il est un point , du moins , qu' ils ont mis hors de doute , c' est que les variations d' intensité par lesquelles peut passer une sensation sont comprises entre deux limites . Si l' excitant est trop faible , il n' est pas senti ; mais s' il dépasse un certain degré , les accroissements qu' il reçoit produisent de moins en moins d' effet , jusqu'à ce qu' ils cessent complètement d' être perçus . Or , cette loi est vraie également de cette qualité de la sensation qu' on appelle le plaisir . Elle a même été formulée pour le plaisir et pour la douleur longtemps avant qu' elle ne le fût pour les autres éléments de la sensation : * Bernouilli l' appliqua tout de suite aux sentiments les plus complexes , et * Laplace , l' interprétant dans le même sens , lui donna la forme d' une relation entre la fortune physique et la fortune morale . Le champ des variations que peut parcourir l' intensité d' un même plaisir est donc limité . Il y a plus . Si les états de conscience dont l' intensité est modérée sont généralement agréables , ils ne présentent pas tous des conditions également favorables à la production du plaisir . Aux environs de la limite inférieure , les changements par lesquels passe l' activité agréable sont trop petits en valeur absolue pour déterminer des sentiments de plaisir d' une grande énergie . Inversement , quand elle est rapprochée du point d' indifférence , c' est-à-dire de son maximum , les grandeurs dont elle s' accroît ont une valeur relative trop faible . Un homme qui a un très petit capital ne peut pas l' augmenter facilement dans des proportions qui suffisent à changer sensiblement sa condition . Voilà pourquoi les premières économies apportent avec elles si peu de joie : c' est qu' elles sont trop petites pour améliorer la situation . Les avantages insignifiants qu' elles procurent ne compensent pas les privations qu' elles ont coûtées . De même , un homme dont la fortune est excessive ne trouve plus de plaisir qu' à des bénéfices exceptionnels , car il en mesure l' importance à ce qu' il possède déjà . Il en est tout autrement des fortunes moyennes . Ici , et la grandeur absolue et la grandeur relative des variations sont dans les meilleures conditions pour que le plaisir se produise , car elles sont facilement assez importantes , et pourtant il n' est pas nécessaire qu' elles soient extraordinaires pour être estimées à leur prix . Le point de repère qui sert à mesurer leur valeur n' est pas encore assez élevé pour qu' il en résulte une forte dépréciation . L' intensité d' un excitant agréable ne peut donc s' accroître utilement qu' entre des limites encore plus rapprochées que nous ne disions tout d' abord , car il ne produit tout son effet que dans l' intervalle qui correspond à la partie moyenne de l' activité agréable . En deçà et au delà , le plaisir existe encore , mais il n' est pas en rapport avec la cause qui le produit , tandis que , dans cette zone tempérée , les moindres oscillations sont goûtées et appréciées . Rien n' est perdu de l' énergie de l' excitation qui se convertit toute en plaisir . Ce que nous venons de dire de l' intensité de chaque irritant pourrait se répéter de leur nombre . Ils cessent d' être agréables quand ils sont trop ou trop peu nombreux , comme quand ils dépassent ou n' atteignent pas un certain degré de vivacité . Ce n' est pas sans raison que l' expérience humaine voit dans l' aurea mediocritas la condition du bonheur . Si donc la division du travail n' avait réellement progressé que pour accroître notre bonheur , il y a longtemps qu' elle serait arrivée à sa limite extrême , ainsi que la civilisation qui en résulte , et que l' une et l' autre se seraient arrêtées . Car , pour mettre l' homme en état de mener cette existence modeste qui est la plus favorable au plaisir , il n' était pas nécessaire d' accumuler indéfiniment des excitants de toute sorte . Un développement modéré eût suffi pour assurer aux individus toute la somme de jouissances dont ils sont capables . L' humanité serait rapidement parvenue à un état stationnaire d' où elle ne serait plus sortie . C' est ce qui est arrivé aux animaux : la plupart ne changent plus depuis des siècles , parce qu' ils sont arrivés à cet état d' équilibre . D' autres considérations conduisent à la même conclusion . On ne peut pas dire d' une manière absolue que tout état agréable est utile , que le plaisir et l' utilité varient toujours dans le même sens et le même rapport . Cependant , un organisme qui , en principe , se plairait à des choses qui lui nuisent , ne pourrait évidemment pas se maintenir . On peut donc accepter comme une vérité très générale que le plaisir n' est pas lié aux états nuisibles , c' est-à-dire qu' en gros le bonheur coïncide avec l' état de santé . Seuls , les êtres atteints de quelque perversion physiologique ou psychologique trouvent de la jouissance dans des états maladifs . Or , la santé consiste dans une activité moyenne . Elle implique en effet un développement harmonique de toutes les fonctions , et les fonctions ne peuvent se développer harmoniquement qu' à condition de se modérer les unes les autres , c' est-à-dire de se contenir mutuellement en deçà de certaines limites , au delà desquelles desquelles la maladie commence et le plaisir cesse . Quant à un accroissement simultané de toutes les facultés , il n' est possible pour un être donné que dans une mesure très restreinte qui est marquée par l' état congénital de l' individu . On comprend de cette manière ce qui limite le bonheur humain : c' est la constitution même de l' homme , pris à chaque moment de l' histoire . étant donné son tempérament , le degré de développement physique et moral auquel il est parvenu , il y a un maximum de bonheur comme un maximum d' activité qu' il ne peut pas dépasser . La proposition n' est guère contestée , tant qu' il ne s' agit que de l' organisme : tout le monde reconnaît que les besoins du corps sont limités et que , par suite , le plaisir physique ne peut pas s' accroître indéfiniment . Mais on a dit que les fonctions spirituelles faisaient exception . " point de douleur pour châtier et réprimer ... les élans les plus énergiques du dévouement et de la charité , la recherche passionnée et enthousiaste du vrai et du beau . On satisfait sa faim avec une quantité déterminée de nourriture ; on ne satisfait pas sa raison avec une quantité déterminée de savoir . " c' est oublier que la conscience , comme l' organisme , est un système de fonctions qui se font équilibre et que , de plus , elle est liée à un substrat organique de l' état duquel elle dépend . On dit que , s' il y a un degré de clarté que les yeux ne peuvent pas supporter , il n' y a jamais trop de clarté pour la raison . Cependant , trop de science ne peut être acquise que par un développement exagéré des centres nerveux supérieurs , qui lui-même ne peut se produire sans être accompagné de troubles douloureux . Il y a donc une limite maxima qui ne peut être dépassée impunément , et comme elle varie avec le cerveau moyen , elle était particulièrement basse au début de l' humanité ; par conséquent , elle eût été vite atteinte . De plus , l' entendement n' est qu' une de nos facultés . Elle ne peut donc s' accroître au delà d' un certain point qu' au détriment des facultés pratiques , en ébranlant les sentiments , les croyances , les habitudes dont nous vivons , et une telle rupture d' équilibre ne peut aller sans malaise . Les sectateurs de la religion la plus grossière trouvent dans la cosmogonie et la philosophie rudimentaires qui leur sont enseignées un plaisir que nous leur enlèverions sans compensation possible , si nous parvenions à les pénétrer brusquement de nos doctrines scientifiques , quelque incontestable qu' en soit la supériorité . à chaque moment de l' histoire et dans la conscience de chaque individu , il y a pour les idées claires , les opinions réfléchies , en un mot pour la science , une place déterminée au delà de laquelle elle ne peut pas s' étendre normalement . Il en est de même de la moralité . Chaque peuple a sa morale qui est déterminée par les conditions dans lesquelles il vit . On ne peut donc lui en inculquer une autre , si élevée qu' elle soit , sans le désorganiser , et de tels troubles ne peuvent pas ne pas être douloureusement ressentis par les particuliers . Mais la morale de chaque société , prise en elle-même , ne comporte -t-elle pas un développement indéfini des vertus qu' elle recommande ? Nullement . Agir moralement , c' est faire son devoir , et tout devoir est fini . Il est limité par les autres devoirs ; on ne peut se donner trop complètement à autrui sans s' abandonner soi-même ; on ne peut développer à l' excès sa personnalité sans tomber dans l' égoïsme . D' autre part , l' ensemble de nos devoirs est lui-même limité par les autres exigences de notre nature . S' il est nécessaire que certaines formes de la conduite soient soumises à cette réglementation impérative qui est caractéristique de la moralité , il en est d' autres , au contraire , qui y sont naturellement réfractaires et qui pourtant sont essentielles . La morale ne peut régenter outre mesure les fonctions industrielles , commerciales , etc. , sans les paralyser , et cependant elles sont vitales ; ainsi , considérer la richesse comme immorale n' est pas une erreur moins funeste que de voir dans la richesse le bien par excellence . Il peut donc y avoir des excès de morale , dont la morale , d' ailleurs , est la première à souffrir ; car , comme elle a pour objet immédiat de régler notre vie temporelle , elle ne peut nous en détourner sans tarir elle-même la matière à laquelle elle s' applique . Il est vrai que l' activité esthético-morale , parce qu' elle n' est pas réglée , paraît affranchie de tout frein et de toute limitation . Mais , en réalité , elle est étroitement circonscrite par l' activité proprement morale ; car elle ne peut dépasser une certaine mesure qu' au détriment de la moralité . Si nous dépensons trop de nos forces pour le superflu , il n' en reste plus assez pour le nécessaire . Quand on fait trop grande la place de l' imagination en morale , les tâches obligatoires sont nécessairement négligées . Toute discipline même paraît intolérable quand on a trop pris l' habitude d' agir sans autres règles que celles qu' on se fait à soi-même . Trop d' idéalisme et d' élévation morale font souvent que l' homme n' a plus de goût à remplir ses devoirs quotidiens . On en peut dire autant de toute activité esthétique d' une manière générale ; elle n' est saine que si elle est modérée . Le besoin de jouer , d' agir sans but et pour le plaisir d' agir , ne peut être développé au delà d' un certain point sans qu' on se déprenne de la vie sérieuse . Une trop grande sensibilité artistique est un phénomène maladif qui ne peut pas se généraliser sans danger pour la société . La limite au delà de laquelle l' excès commence est d' ailleurs variable , suivant les peuples ou les milieux sociaux ; elle commence d' autant plus tôt que la société est moins avancée ou le milieu moins cultivé . Le laboureur , s' il est en harmonie avec ses conditions d' existence , est et doit être fermé à des plaisirs esthétiques qui sont normaux chez le lettré , et il en est de même du sauvage par rapport au civilisé . S' il en est ainsi du luxe de l' esprit , à plus forte raison en est -il de même du luxe matériel . Il y a donc une intensité normale de tous nos besoins , intellectuels , moraux , aussi bien que physiques , qui ne peut être outrepassée . à chaque moment de l' histoire , notre soif de science , d' art , de bien-être est définie comme nos appétits , et tout ce qui va au delà de cette mesure nous laisse indifférents ou nous fait souffrir . Voilà ce qu' on oublie trop quand on compare le bonheur de nos pères avec le nôtre . On raisonne comme si tous nos plaisirs avaient pu être les leurs ; alors , en songeant à tous ces raffinements de la civilisation dont nous jouissons et qu' ils ne connaissaient pas , on se sent enclin à plaindre leur sort . On oublie qu' ils n' étaient pas aptes à les goûter . Si donc ils se sont tant tourmentés pour accroître la puissance productive du travail , ce n' était pas pour conquérir des biens qui étaient pour eux sans valeur . Pour les apprécier , il leur eût fallu d' abord contracter des goûts et des habitudes qu' ils n' avaient pas , c' est-à-dire changer leur nature . C' est en effet ce qu' ils ont fait , comme le montre l' histoire des transformations par lesquelles a passé l' humanité . Pour que le besoin d' un plus grand bonheur pût rendre compte du développement de la division du travail , il faudrait donc qu' il fût aussi la cause des changements qui se sont progressivement accomplis dans la nature humaine , que les hommes se fussent transformés afin de devenir plus heureux . Mais , à supposer même que ces transformations aient eu finalement un tel résultat , il est impossible qu' elles se soient produites dans ce but , et , par conséquent , elles dépendent d' une autre cause . En effet , un changement d' existence , qu' il soit brusque ou préparé , constitue toujours une crise douloureuse , car il fait violence à des instincts acquis qui résistent . Tout le passé nous retient en arrière , alors même que les plus belles perspectives nous attirent en avant . C' est une opération toujours laborieuse que de déraciner des habitudes que le temps a fixées et organisées en nous . Il est possible que la vie sédentaire offre plus de chances de bonheur que la vie nomade ; mais quand , depuis des siècles , on n' en a pas mené d' autre que cette dernière , on ne s' en défait pas aisément . Aussi , pour peu que de telles transformations soient profondes , une vie individuelle ne suffit pas à les accomplir . Ce n' est pas assez d' une génération pour défaire l' oeuvre des générations , pour mettre un homme nouveau à la place de l' ancien . Dans l' état actuel de nos sociétés , le travail n' est pas seulement utile , il est nécessaire ; tout le monde le sent bien , et voilà longtemps déjà que cette nécessité est ressentie . Cependant , ils sont encore relativement rares ceux qui trouvent leur plaisir dans un travail régulier et persistant . Pour la plupart des hommes , c' est encore une servitude insupportable ; l' oisiveté des temps primitifs n' a pas perdu pour eux ses anciens attraits . Ces métamorphoses coûtent donc beaucoup pendant très longtemps sans rien apporter . Les générations qui les inaugurent n' en recueillent pas les fruits , s' il y en a , parce qu' ils viennent trop tardivement . Elles n' en ont que la peine . Par conséquent , ce n' est pas l' attente d' un plus grand bonheur qui les entraîne dans de telles entreprises . Mais , en fait , est -il vrai que le bonheur de l' individu s' accroisse à mesure que l' homme progresse ? Rien n' est plus douteux . Assurément , il y a bien des plaisirs auxquels nous sommes ouverts aujourd'hui et que des natures plus simples ne connaissent pas . Mais , en revanche , nous sommes exposés à bien des souffrances qui leur sont épargnées , et il n' est pas sûr du tout que la balance se solde à notre profit . La pensée est , sans doute , une source de joies , et qui peuvent être très vives ; mais en même temps , que de joies elle trouble ! Pour un problème résolu , que de questions soulevées qui restent sans réponse ! Pour un doute éclairci , que de mystères aperçus qui nous déconcertent ! De même , si le sauvage ne connaît pas les plaisirs que procure une vie très active , en retour , il est inaccessible à l' ennui , ce tourment des esprits cultivés ; il laisse couler doucement sa vie sans éprouver perpétuellement le besoin d' en remplir les trop courts instants de faits nombreux et pressés . N' oublions pas , d' ailleurs , que le travail n' est encore pour la plupart des hommes qu' une peine et qu' un fardeau . On objectera que , chez les peuples civilisés , la vie est plus variée , et que la variété est nécessaire au plaisir . Mais , en même temps qu' une mobilité plus grande , la civilisation apporte avec elle plus d' uniformité ; car c' est elle qui a imposé à l' homme le travail monotone et continu . Le sauvage va d' une occupation à l' autre , suivant les circonstances et les besoins qui le poussent ; l' homme civilisé se donne tout entier à une tâche , toujours la même , et qui offre d' autant moins de variété qu' elle est plus restreinte . L' organisation implique nécessairement une absolue régularité dans les habitudes , car un changement ne peut pas avoir lieu dans la manière dont fonctionne un organe sans que , par contre-coup , tout l' organisme en soit affecté . Par ce côté , notre vie offre à l' imprévu une moindre part , en même temps que , par son instabilité plus grande , elle enlève à la jouissance une partie de la sécurité dont elle a besoin . Il est vrai que notre système nerveux , devenu plus délicat , est accessible à de faibles excitations qui ne touchaient pas celui de nos pères , parce qu' il était trop grossier . Mais aussi , bien des irritants qui étaient agréables sont devenus trop forts pour nous , et , par conséquent , douloureux . Si nous sommes sensibles à plus de plaisirs , nous le sommes aussi à plus de douleurs . D' autre part , s' il est vrai que , toutes choses égales , la souffrance produit dans l' organisme un retentissement plus profond que la joie , qu' un excitant désagréable nous affecte plus douloureusement qu' un excitant agréable de même intensité ne nous cause de plaisir , cette plus grande sensibilité pourrait bien être plus contraire que favorable au bonheur . En fait , les systèmes nerveux très affinés vivent dans la douleur et finissent même par s' y attacher . N' est -il pas très remarquable que le culte fondamental des religions les plus civilisées soit celui de la souffrance humaine ? Sans doute , pour que la vie puisse se maintenir , il faut , aujourd'hui comme autrefois , que dans la moyenne des cas , les plaisirs l' emportent sur les douleurs . Mais il n' est pas certain que cet excédent soit devenu plus considérable . Enfin et surtout , il n' est pas prouvé que cet excédent donne jamais la mesure du bonheur . Sans doute , en ces questions obscures et encore mal étudiées , on ne peut rien affirmer avec certitude ; cependant , il paraît bien que le bonheur est autre chose qu' une somme de plaisirs . C' est un état général et constant qui accompagne le jeu régulier de toutes nos fonctions organiques et psychiques . Ainsi , les activités continues , comme celles de la respiration et de la circulation , ne procurent pas de jouissances positives ; pourtant , c' est d' elles surtout que dépendent notre bonne humeur et notre entrain . Tout plaisir est une sorte de crise ; il naît , dure un moment et meurt ; la vie , au contraire , est continue . Ce qui en fait le charme fondamental doit être continu comme elle . Le plaisir est local : c' est une affection limitée à un point de l' organisme ou de la conscience ; la vie ne réside ni ici ni là , mais elle est partout . Notre attachement pour elle doit donc tenir à quelque cause également générale . En un mot , ce qu' exprime le bonheur , c' est , non l' état momentané de telle fonction particulière , mais la santé de la vie physique et morale dans son ensemble . Comme le plaisir accompagne l' exercice normal des fonctions intermittentes , il est bien un élément du bonheur , et d' autant plus important que ces fonctions ont plus de place dans la vie . Mais il n' est pas le bonheur ; il n' en peut même faire varier le niveau que dans des proportions restreintes . Car il tient à des causes éphémères ; le bonheur , à des dispositions permanentes . Pour que des accidents locaux puissent affecter profondément cette base fondamentale de notre sensibilité , il faut qu' ils se répètent avec une fréquence et une suite exceptionnelles . Le plus souvent , au contraire , c' est le plaisir qui dépend du bonheur : suivant que nous sommes heureux ou malheureux , tout nous rit ou nous attriste . On a eu bien raison de dire que nous portons notre bonheur avec nous-mêmes . Mais , s' il en est ainsi , il n' y a plus à se demander si le bonheur s' accroît avec la civilisation . Il est l' indice de l' état de santé . Or , la santé d' une espèce n' est pas plus complète parce que cette espèce est d' un type supérieur . Un mammifère sain ne se porte pas mieux mieux qu' un protozoaire également sain . Il en doit donc être de même du bonheur . Il ne devient pas plus grand parce que l' activité devient plus riche , mais il est le même partout où elle est saine . L' être le plus simple et l' être le plus complexe goûtent un même bonheur , s' ils réalisent également leur nature . Le sauvage normal peut être tout aussi heureux que le civilisé normal . Aussi les sauvages sont -ils tout aussi contents de leur sort que nous pouvons l' être du nôtre . Ce parfait contentement est même un des traits distinctifs de leur caractère . Ils ne désirent rien de plus que ce qu' ils ont et n' ont aucune envie de changer de condition . " l' habitant du nord , dit * Waitz , ne recherche pas le sud pour améliorer sa position , et l' habitant d' un pays chaud et malsain n' aspire pas davantage à le quitter pour un climat plus favorable . Malgré les nombreuses maladies et les maux de toute sorte auxquels est exposé l' habitant de * Darfour , il aime sa patrie , et non seulement il ne peut pas émigrer , mais il lui tarde de rentrer s' il se trouve à l' étranger ... en règle générale , quelle que soit la misère matérielle dans laquelle vit un peuple , il ne laisse pas de tenir son pays pour le meilleur du monde , son genre de vie pour le plus fécond en plaisirs qu' il y ait , et il se regarde lui-même comme le premier de tous les peuples . Cette conviction paraît régner généralement chez les peuples nègres . Aussi , dans les pays qui , comme tant de contrées de l' * Amérique , ont été exploités par les européens , les indigènes croient fermement que les blancs n' ont quitté leur patrie que pour venir chercher le bonheur en * Amérique . On cite bien l' exemple de quelques jeunes sauvages qu' une inquiétude maladive poussa hors de chez eux à la recherche du bonheur ; mais ce sont des exceptions très rares . Ces faits expliquent qu' un homme d' expérience ait pu dire : " il y a des situations où l' homme qui pense se sent inférieur à celui que la nature seule a élevé , où il se demande si ses convictions les plus solides valent mieux que les préjugés étroits , mais doux au coeur . " mais voici une preuve plus objective . Le seul fait expérimental qui démontre que la vie est généralement bonne , c' est que la très grande généralité des hommes la préfère à la mort . Pour qu' il en soit ainsi , il faut que , dans la moyenne des existences , le bonheur l' emporte sur le malheur . Si le rapport était renversé , on ne comprendrait ni d' où pourrait provenir l' attachement des hommes pour la vie , ni surtout comment il aurait pu se maintenir , froissé à chaque instant par les faits . Il est vrai que les pessimistes expliquent la persistance de ce phénomène par les illusions de l' espérance . Suivant eux , si , malgré les déceptions de l' expérience , nous tenons encore à la vie , c' est que nous espérons à tort que l' avenir rachètera le passé . Mais , en admettant même que l' espérance suffise à expliquer l' amour de la vie , elle ne s' explique pas elle-même . Elle n' est pas miraculeusement tombée du ciel dans nos coeurs ; mais elle a dû , comme tous les sentiments , se former sous l' action des faits . Si donc les hommes ont appris à espérer , si , sous le coup du malheur , ils ont pris l' habitude de tourner leurs regards vers l' avenir et d' en attendre des compensations à leurs souffrances actuelles , c' est qu' ils se sont aperçus que ces compensations étaient fréquentes , que l' organisme humain était à la fois trop souple et trop résistant pour être aisément abattu , que les moments où le malheur l' emportait étaient exceptionnels et que , généralement , la balance finissait par se rétablir . Par conséquent , quelle que soit la part de l' espérance dans la genèse de l' instinct de conservation , celui -ci est un témoignage probant de la bonté relative de la vie . Pour la même raison , là où il perd soit de son énergie , soit de sa généralité , on peut être certain que la vie elle-même perd de ses attraits , que le mal augmente , soit que les causes de souffrance se multiplient , soit que la force de résistance des individus diminue . Si donc nous possédions un fait objectif et mesurable qui traduise les variations d' intensité par lesquelles passe ce sentiment suivant les sociétés , nous pourrions du même coup mesurer celles du malheur moyen dans ces mêmes milieux . Ce fait , c' est le nombre des suicides . De même que la rareté primitive des morts volontaires est la meilleure preuve de la puissance et de l' universalité de cet instinct , le fait qu' ils s' accroissent démontre qu' il perd du terrain . Or , le suicide n' apparaît guère qu' avec la civilisation . Du moins , le seul qu' on observe dans les sociétés inférieures à l' état chronique présente des caractères très particuliers qui en font un type spécial dont la valeur symptomatique n' est pas la même . C' est un acte non de désespoir , mais d' abnégation . Si chez les anciens danois , chez les celtes , chez les thraces , le vieillard arrivé à un âge avancé met fin à ses jours , c' est qu' il est de son devoir de débarrasser ses compagnons d' une bouche inutile ; si la veuve de l' * Inde ne survit pas à son mari , ni le gaulois au chef de son clan , si le bouddhiste se fait écraser sous les roues du char qui porte son idole , c' est que des prescriptions morales ou religieuses l' y obligent . Dans tous ces cas , l' homme se tue , non parce qu' il juge la vie mauvaise , mais parce que l' idéal auquel il est attaché exige ce sacrifice . Ces morts volontaires ne sont donc pas plus des suicides , au sens vulgaire du mot , que la mort du soldat ou du médecin qui s' expose sciemment pour faire son devoir . Au contraire , le vrai suicide , le suicide triste , est à l' état endémique chez les peuples civilisés . Il se distribue même géographiquement comme la civilisation . Sur les cartes du suicide , on voit que toute la région centrale de l' * Europe est occupée par une vaste tache sombre qui est comprise entre le 47e et le 57e degré de latitude et entre le 20e et le 40e degré de longitude . Cet espace est le lieu de prédilection du suicide ; suivant l' expression de * Morselli , c' est la zone suicidogène de l' * Europe . C' est là aussi que se trouvent les pays où l' activité scientifique , artistique , économique est portée à son maximum : l' * Allemagne et la * France . Au contraire , l' * Espagne , le * Portugal , la * Russie , les peuples slaves du sud sont relativement indemnes . L' * Italie , née d' hier , est encore quelque peu protégée , mais elle perd de son immunité à mesure qu' elle progresse . L' * Angleterre seule fait exception ; encore sommes -nous mal renseignés sur le degré exact de son aptitude au suicide . à l' intérieur de chaque pays , on constate le même rapport . Partout le suicide sévit plus fortement sur les villes que sur les campagnes . La civilisation se concentre dans les grandes villes ; le suicide fait de même . On y a même vu parfois une sorte de maladie contagieuse qui aurait pour foyers d' irradiation les capitales et les villes importantes et qui , de là , se répandrait sur le reste du pays . Enfin , dans toute l' * Europe , la * Norvège exceptée , le chiffre des suicides augmente régulièrement depuis un siècle . D' après un calcul , il aurait triplé de 1821 à 1880 . La marche de la civilisation ne peut pas être mesurée avec la même précision , mais on sait assez combien elle a été rapide pendant ce temps . On pourrait multiplier les preuves . Les classes de la population fournissent au suicide un contingent proportionné à leur degré de civilisation . Partout , ce sont les professions libérales qui sont le plus frappées et l' agriculture qui est le plus épargnée . Il en est de même des sexes . La femme est moins mêlée que l' homme au mouvement civilisateur ; elle y participe moins et en retire moins de profit ; elle rappelle davantage certains traits des natures primitives ; aussi se tue -t-elle environ quatre fois moins que l' homme . Mais , objectera -t-on , si la marche ascensionnelle des suicides indique que le malheur progresse sur certains points , ne pourrait -il pas se faire qu' en même temps le bonheur augmentât sur d' autres ? Dans ce cas , cet accroissement de bénéfices suffirait peut-être à compenser les déficits subis ailleurs . C' est ainsi que , dans certaines sociétés , le nombre des pauvres augmente sans que la fortune publique diminue . Elle est seulement concentrée en un plus petit nombre de mains . Mais cette hypothèse elle-même n' est guère plus favorable à notre civilisation . Car , à supposer que de telles compensations existassent , on n' en pourrait rien conclure sinon que le bonheur moyen est resté à peu près stationnaire ; ou bien , s' il avait augmenté , ce serait seulement de très petites quantités qui , étant sans rapport avec la grandeur de l' effort qu' a coûté le progrès , ne pourraient pas en rendre compte . Mais l' hypothèse même est sans fondement . En effet , quand on dit d' une société qu' elle est plus ou moins heureuse qu' une autre , c' est du bonheur moyen qu' on entend parler , c' est-à-dire de celui dont jouit la moyenne des membres de cette société . Comme ils sont placés dans des conditions d' existence similaires , en tant qu' ils sont soumis à l' action d' un même milieu physique et social , il y a nécessairement une certaine manière d' être et , par conséquent , une certaine manière d' être heureux qui leur est commune . Si du bonheur des individus on retire tout ce qui est dû à des causes individuelles ou locales pour ne retenir que le produit des causes générales et communes , le résidu ainsi obtenu constitue précisément ce que nous appelons le bonheur moyen . C' est donc une grandeur abstraite , mais absolument une et qui ne peut pas varier dans deux sens contraires à la fois . Elle peut croître ou décroître , mais il est impossible qu' elle croisse et qu' elle décroisse simultanément . Elle a la même unité et la même réalité que le type moyen de la société , l' homme moyen de * Quételet ; car elle représente le bonheur dont est censé jouir cet être idéal . Par conséquent , de même qu' il ne peut pas devenir au même moment plus grand et plus petit , plus moral et plus immoral , il ne peut pas davantage devenir en même temps plus heureux et plus malheureux . Or , les causes dont dépendent les progrès du suicide chez les peuples civilisés ont un caractère certain de généralité . En effet , il ne se produit pas sur des points isolés , dans de certaines parties de la société à l' exclusion des autres : on l' observe partout . Selon les régions , la marche ascendante est plus rapide ou plus lente , mais elle est sans exception . L' agriculture est moins éprouvée que l' industrie , mais le contingent qu' elle fournit au suicide va toujours croissant . Nous sommes donc en présence d' un phénomène qui est lié non à telles ou telles circonstances locales et particulières , mais à un état général du milieu social . Cet état est diversement réfracté par les milieux spéciaux ( provinces , professions , confessions religieuses , etc. ) ; - c' est pourquoi son action ne se fait pas sentir partout avec la même intensité , - mais il ne change pas pour cela de nature . C' est dire que le bonheur dont le développement du suicide atteste la régression est le bonheur moyen . Ce que prouve la marée montante des morts volontaires , ce n' est pas seulement qu' il y a un plus grand nombre d' individus trop malheureux pour supporter la vie , - ce qui ne préjugerait rien pour les autres qui sont pourtant la majorité , - mais c' est que le bonheur général de la société diminue . Par conséquent , puisque ce bonheur ne peut pas augmenter et diminuer en même temps , il est impossible qu' il augmente , de quelque manière que ce puisse être , quand les suicides se multiplient ; en d' autres termes , le déficit croissant dont ils révèlent l' existence n' est compensé par rien . Les causes dont ils dépendent n' épuisent qu' une partie de leur énergie sous forme de suicides ; l' influence qu' elles exercent est bien plus étendue . Là où elles ne déterminent pas l' homme à se tuer en supprimant totalement le bonheur , du moins elles réduisent dans des proportions variables l' excédent normal des plaisirs sur les douleurs . Sans doute , il peut arriver par des combinaisons de circonstances particulières que , dans certains cas , leur action soit neutralisée de manière à rendre possible même un accroissement de bonheur ; mais ces variations accidentelles et privées sont sans effet sur le bonheur social . quel statisticien d' ailleurs hésiterait à voir dans les progrès de la mortalité générale au sein d' une société déterminée un symptôme certain de l' affaiblissement de la santé publique ? Est -ce à dire qu' il faille imputer au progrès lui-même , et à la division du travail qui en est la condition , ces tristes résultats ? Cette conclusion décourageante ne découle pas nécessairement des faits qui précèdent . Il est , au contraire , très vraisemblable que ces deux ordres de faits sont simplement concomitants . Mais cette concomitance suffit à prouver que le progrès n' accroît pas beaucoup notre bonheur , puisque celui -ci décroît , et dans des proportions très graves , au moment même où la division du travail se développe avec une énergie et une rapidité que l' on n' avait jamais connues . S' il n' y a pas de raison d' admettre qu' elle ait effectivement diminué notre capacité de jouissance , il est plus impossible encore de croire qu' elle l' ait sensiblement augmentée . En définitive , tout ce que nous venons de dire n' est qu' une application particulière de cette vérité générale que le plaisir est , comme la douleur , chose essentiellement relative . Il n' y a pas un bonheur absolu , objectivement déterminable , dont les hommes se rapprochent à mesure qu' ils progressent ; mais de même que , suivant le mot de * Pascal , le bonheur de l' homme n' est pas celui de la femme , celui des sociétés inférieures ne saurait être le nôtre , et réciproquement . Cependant , l' un n' est pas plus grand que l' autre . Car on ne peut en mesurer l' intensité relative que par la force avec laquelle il nous attache à la vie en général , et à notre genre de vie en particulier . Or , les peuples les plus primitifs tiennent tout autant à l' existence et à leur existence que nous à la nôtre . Ils y renoncent même moins facilement . Il n' y a donc aucun rapport entre les variations du bonheur et les progrès de la division du travail . Cette proposition est fort importante . Il en résulte en effet que , pour expliquer les transformations par lesquelles ont passé les sociétés , il ne faut pas chercher quelle influence elles exercent sur le bonheur des hommes , puisque ce n' est pas cette influence qui les a déterminées . La science sociale doit renoncer résolument à ces comparaisons utilitaires dans lesquelles elle s' est trop souvent complue . D' ailleurs , de telles considérations sont nécessairement subjectives , car toutes les fois qu' on compare des plaisirs ou des intérêts , comme tout critère objectif fait défaut , on ne peut pas ne pas jeter dans la balance ses idées et ses préférences propres , et on donne pour une vérité scientifique ce qui n' est qu' un sentiment personnel . C' est un principe que * Comte avait déjà très nettement formulé . " l' esprit essentiellement relatif , dit -il , dans lequel doivent être nécessairement conçues les notions quelconques de la politique positive , doit d' abord nous faire ici écarter comme aussi vaine qu' oiseuse la vague controverse métaphysique sur l' accroissement du bonheur de l' homme aux divers âges de la civilisation ... puisque le bonheur de chacun exige une suffisante harmonie entre l' ensemble du développement de ses différentes facultés et le système total des circonstances quelconques qui dominent sa vie , et puisque , d' une autre part , un tel équilibre tend toujours spontanément à un certain degré , il ne saurait y avoir lieu à comparer positivement ni par aucun sentiment direct , ni par aucune voie rationnelle , quant au bonheur individuel , des situations sociales dont l' entier rapprochement est absolument impossible . " mais le désir de devenir plus heureux est le seul mobile individuel qui eût pu rendre compte du progrès ; si on l' écarte , il n' en reste pas d' autre . Pour quelle raison l' individu susciterait -il de lui-même des changements qui lui coûtent toujours quelque peine s' il n' en retire pas plus de bonheur ? C' est donc en dehors de lui , c' est-à-dire dans le milieu qui l' entoure , que se trouvent les causes déterminantes de l' évolution sociale . Si les sociétés changent et s' il change , c' est que ce milieu change . D' autre part , comme le milieu physique est relativement constant , il ne peut pas expliquer cette suite ininterrompue de changements . Par conséquent , c' est dans le milieu social qu' il faut aller en chercher les conditions originelles . Ce sont les variations qui s' y produisent qui provoquent celles par lesquelles passent les sociétés et les individus . Voilà une règle de méthode que nous aurons l' occasion d' appliquer et de confirmer dans la suite . On pourrait se demander cependant si certaines variations que subit le plaisir , par le fait seul qu' il dure , n' ont pas pour effet d' inciter spontanément l' homme à varier , et si , par conséquent , les progrès de la division du travail ne peuvent pas s' expliquer de cette manière . Voici comment on pourrait concevoir cette explication . Si le plaisir n' est pas le bonheur , c' en est pourtant un élément . Or , il perd de son intensité en se répétant ; si même il devient trop continu , il disparaît complètement . Le temps suffit à rompre l' équilibre qui tend à s' établir , et à créer de nouvelles conditions d' existence auxquelles l' homme ne peut s' adapter qu' en changeant . à mesure que nous prenons l' habitude d' un certain bonheur , il nous fuit , et nous sommes obligés de nous lancer dans de nouvelles entreprises pour le retrouver . Il nous faut ranimer ce plaisir qui s' éteint au moyen d' excitants plus énergiques , c' est-à-dire multiplier ou rendre plus intenses ceux dont nous disposons . Mais cela n' est possible que si le travail devient plus productif et , par conséquent , se divise davantage . Ainsi , chaque progrès réalisé dans l' art , dans la science , dans l' industrie , nous obligerait à des progrès nouveaux , uniquement pour ne pas perdre les fruits du précédent . On expliquerait donc encore le développement de la division du travail par un jeu de mobiles tout individuels et sans faire intervenir aucune cause sociale . Sans doute , dirait -on , si nous nous spécialisons , ce n' est pas pour acquérir des plaisirs nouveaux , mais c' est pour réparer , au fur et à mesure qu' elle se produit , l' influence corrosive que le temps exerce sur les plaisirs acquis . Mais , si réelles que soient ces variations du plaisir , elles ne peuvent pas jouer le rôle qu' on leur attribue . En effet , elles se produisent partout où il y a du plaisir , c' est-à-dire partout où il y a des hommes . Il n' y a pas de société où cette loi psychologique ne s' applique ; or , il y en a où la division du travail ne progresse pas . Nous avons vu , en effet , qu' un très grand nombre de peuples primitifs vivent dans un état stationnaire d' où ils ne songent même pas à sortir . Ils n' aspirent à rien de nouveau . Cependant leur bonheur est soumis à la loi commune . Il en est de même dans les campagnes chez les peuples civilisés . La division du travail n' y progresse que très lentement et le goût du changement n' y est que très faiblement ressenti . Enfin , au sein d' une même société , la division du travail se développe plus ou moins vite suivant les siècles ; or , l' influence du temps sur les plaisirs est toujours la même . Ce n' est donc pas elle qui détermine ce développement . On ne voit pas , en effet , comment elle pourrait avoir un tel résultat . On ne peut rétablir l' équilibre que le temps détruit et maintenir le bonheur à un niveau constant , sans des efforts qui sont d' autant plus pénibles qu' on se rapproche davantage de la limite supérieure du plaisir ; car , dans la région qui avoisine le point maximum , les accroissements qu' il reçoit sont de plus en plus inférieurs à ceux de l' excitation correspondante . Il faut se donner plus de peine pour le même prix . Ce qu' on gagne d' un côté , on le perd de l' autre , et l' on n' évite une perte qu' en faisant des dépenses nouvelles . Par conséquent , pour que l' opération fût profitable , il faudrait tout au moins que cette perte fût importante et le besoin de la réparer fortement ressenti . Or , en fait , il n' a qu' une très médiocre énergie , parce que la simple répétition n' enlève rien d' essentiel au plaisir . Il ne faut pas confondre , en effet , le charme de la variété avec celui de la nouveauté . Le premier est la condition nécessaire du plaisir , puisqu' une jouissance ininterrompue disparaît ou se change en douleur . Mais le temps , à lui seul , ne supprime pas la variété ; il faut que la continuité s' y ajoute . Un état qui se répète souvent , mais d' une manière discontinue , peut rester agréable , car si la continuité détruit le plaisir , c' est ou parce qu' elle le rend inconscient , ou parce que le jeu de toute fonction exige une dépense qui , prolongée sans interruption , épuise et devient douloureuse . Si donc l' acte , tout en étant habituel , ne revient qu' à des intervalles assez espacés les uns des autres , il continuera à être senti et la dépense faite pourra être réparée entre temps . Voilà pourquoi un adulte sain éprouve toujours le même plaisir à boire , à manger , à dormir , quoiqu' il dorme , boive et mange tous les jours . Il en est de même des besoins de l' esprit , qui sont , eux aussi , périodiques comme les fonctions psychiques auxquelles ils correspondent . Les plaisirs que procurent la musique , les beaux-arts , la science se maintiennent intégralement , pourvu qu' ils alternent . Si même la continuité peut ce que la répétition ne peut pas , elle ne nous inspire pas pour cela un besoin d' excitations nouvelles et imprévues . Car si elle abolit totalement la conscience de l' état agréable , nous ne pouvons pas nous apercevoir que le plaisir qui y était attaché s' est en même temps évanoui ; il est , d' ailleurs , remplacé par cette sensation générale de bien-être qui accompagne l' exercice régulier des fonctions normalement continues , et qui n' a pas un moindre prix . Nous ne regrettons donc rien . Qui de nous a jamais eu envie de sentir battre son coeur ou fonctionner ses poumons ? Si , au contraire , il y a douleur , nous aspirons simplement à un état qui diffère de celui qui nous fatigue . Mais pour faire cesser cette souffrance , il n' est pas nécessaire de nous ingénier . Un objet connu , qui d' ordinaire nous laisse froids , peut même dans ce cas nous causer un vif plaisir s' il fait contraste avec celui qui nous lasse . Il n' y a donc rien dans la manière dont le temps affecte l' élément fondamental du plaisir , qui puisse nous provoquer à un progrès quelconque . Il est vrai qu' il en est autrement de la nouveauté , dont l' attrait n' est pas durable . Mais si elle donne plus de fraîcheur au plaisir , elle ne le constitue pas . C' en est seulement une qualité secondaire et accessoire , sans laquelle il peut très bien exister , quoiqu' il risque alors d' être moins savoureux . Quand donc elle s' efface , le vide qui en résulte n' est pas très sensible ni le besoin de le combler très intense . Ce qui en diminue encore l' intensité , c' est qu' il est neutralisé par un sentiment contraire qui est beaucoup plus fort et plus fortement enraciné en nous ; c' est le besoin de la stabilité dans nos jouissances et de la régularité dans nos plaisirs . En même temps que nous aimons à changer , nous nous attachons à ce que nous aimons et nous ne pouvons pas nous en séparer sans peine . Il est , d' ailleurs , nécessaire qu' il en soit ainsi pour que la vie puisse se maintenir : car si elle n' est pas possible sans changement , si même elle est d' autant plus flexible qu' elle est plus complexe , cependant elle est avant tout un système de fonctions stables et régulières . Il y a , il est vrai , des individus chez qui le besoin du nouveau atteint une intensité exceptionnelle . Rien de ce qui existe ne les satisfait ; ils ont soif de choses impossibles ; ils voudraient mettre une autre réalité à la place de celle qui leur est imposée . Mais ces mécontents incorrigibles sont des malades , et le caractère pathologique de leur cas ne fait que confirmer ce que nous venons de dire . Enfin , il ne faut pas perdre de vue que ce besoin est de sa nature très indéterminé . Il ne nous attache à rien de précis , puisque c' est un besoin de quelque chose qui n' est pas . Il n' est donc qu' à demi constitué , car un besoin complet comprend deux termes : une tension de la volonté et un objet certain . Comme l' objet n' est pas donné au dehors , il ne peut avoir d' autre réalité que celle que lui prête l' imagination . Ce processus est à demi représentatif . Il consiste plutôt dans des combinaisons d' images , dans une sorte de poésie intime que dans un mouvement effectif de la volonté . Il ne nous fait pas sortir de nous-même ; ce n' est guère qu' une agitation interne qui cherche une voie vers le dehors , mais ne l' a pas encore trouvée . Nous rêvons de sensations nouvelles , mais c' est une aspiration indécise qui se disperse sans prendre corps . Par conséquent , là même où elle est le plus énergique , elle ne peut avoir la force de besoins fermes et définis qui , dirigeant toujours la volonté dans le même sens et par des voies toutes frayées , la stimulent d' autant plus impérieusement qu' ils ne laissent de place ni aux tâtonnements ni aux délibérations . En un mot , on ne peut admettre que le progrès ne soit qu' un effet de l' ennui . Cette refonte périodique et même , à certains égards , continue de la nature humaine , a été une oeuvre laborieuse qui s' est poursuivie dans la souffrance . Il est impossible que l' humanité se soit imposé tant de peine uniquement pour pouvoir varier un peu ses plaisirs et leur garder leur fraîcheur première . chapitre II . Les causes : c' est donc dans certaines variations du milieu social qu' il faut aller chercher la cause qui explique les progrès de la division du travail . Les résultats du livre précédent nous permettent d' induire tout de suite en quoi elles consistent . Nous avons vu , en effet , que la structure organisée et , par conséquent , la division du travail se développent régulièrement à mesure que la structure segmentaire s' efface . C' est donc que cet effacement est la cause de ce développement ou que le second est la cause du premier . Cette dernière hypothèse est inadmissible , car nous savons que l' arrangement segmentaire est pour la division du travail un obstacle insurmontable qui doit avoir disparu , au moins partiellement , pour qu' elle puisse apparaître . Elle ne peut être que dans la mesure où il a cessé d' être . Sans doute , une fois qu' elle existe , elle peut contribuer à en accélérer la régression ; mais elle ne se montre qu' après qu' il a régressé . L' effet réagit sur la cause , mais ne perd pas pour cela la qualité d' effet ; la réaction qu' il exerce est par conséquent secondaire . L' accroissement de la division du travail est donc dû à ce fait que les segments sociaux perdent de leur individualité , que les cloisons qui les séparent deviennent plus perméables , en un mot qu' il s' effectue entre eux une coalescence qui rend la matière sociale libre pour entrer dans des combinaisons nouvelles . Mais la disparition de ce type ne peut avoir cette conséquence que pour une seule raison . C' est qu' il en résulte un rapprochement entre des individus qui étaient séparés ou , tout au moins un rapprochement plus intime qu' il n' était ; par suite , des mouvements s' échangent entre des parties de la masse sociale qui , jusque -là , ne s' affectaient mutuellement pas . Plus le système alvéolaire s' est développé , plus les relations dans lesquelles chacun de nous est engagé se renferment dans les limites de l' alvéole à laquelle nous appartenons . Il y a comme des vides moraux entre les divers segments . Au contraire , ces vides se comblent à mesure que ce système se nivelle . La vie sociale , au lieu de se concentrer en une multitude de petits foyers distincts et semblables , se généralise . Les rapports sociaux -on dirait plus exactement intra-sociaux-deviennent par conséquent plus nombreux , puisque de tous côtés ils s' étendent au delà de leurs limites primitives . La division du travail progresse donc d' autant plus qu' il y a plus d' individus qui sont suffisamment en contact pour pouvoir agir et réagir les uns sur les autres . Si nous convenons d' appeler densité dynamique ou morale ce rapprochement et le commerce actif qui en résulte , nous pourrons dire que les progrès de la division du travail sont en raison directe de la densité morale ou dynamique de la société . Mais ce rapprochement moral ne peut produire son effet que si la distance réelle entre les individus a elle-même diminué , de quelque manière que ce soit . La densité morale ne peut donc s' accroître sans que la densité matérielle s' accroisse en même temps , et celle -ci peut servir à mesurer celle -là . Il est , d' ailleurs , inutile de rechercher laquelle des deux a déterminé l' autre ; il suffit de constater qu' elles sont inséparables . La condensation progressive des sociétés au cours du développement historique se produit de trois manières principales . 1 . Tandis que les sociétés inférieures se répandent sur des aires immenses relativement au nombre des individus qui les composent , chez les peuples plus avancés , la population va toujours en se concentrant . " opposons , dit * M . * Spencer , la populosité des régions habitées par des tribus sauvages avec celle des régions d' une égale étendue en * Europe ; ou bien , opposons la densité de la population en * Angleterre sous l' heptarchie avec la densité qu' elle présente aujourd'hui , et nous reconnaîtrons que la croissance produite par union de groupes s' accompagne aussi d' une croissance interstitielle . " les changements qui se sont successivement effectués dans la vie industrielle des nations démontrent la généralité de cette transformation . L' industrie des nomades , chasseurs ou pasteurs , implique en effet l' absence de toute concentration , la dispersion sur une surface aussi grande que possible . L' agriculture , parce qu' elle nécessite une vie sédentaire , suppose déjà un certain resserrement des tissus sociaux , mais encore bien incomplet , puisque entre chaque famille il y a des étendues de terre interposées . Dans la cité , quoique la condensation y fût plus grande , cependant les maisons n' étaient pas contiguës , car la mitoyenneté n' était pas connue du droit romain . Elle est née sur notre sol et atteste que la trame sociale y est devenue moins lâche . D' autre part , depuis leurs origines , les sociétés européennes ont vu leur densité s' accroître d' une manière continue , malgré quelques cas de régression passagère . 2 . La formation des villes et leur développement est un autre symptôme , plus caractéristique encore , du même phénomène . L' accroissement de la densité moyenne peut être uniquement dû à l' augmentation matérielle de la natalité et , par conséquent , peut se concilier avec une concentration très faible , un maintien très marqué du type segmentaire . Mais les villes résultent toujours du besoin qui pousse les individus à se tenir d' une manière constante en contact aussi intime que possible les uns avec les autres ; elles sont comme autant de points où la masse sociale se contracte plus fortement qu' ailleurs . Elles ne peuvent donc se multiplier et s' étendre que si la densité morale s' élève . Nous verrons du reste qu' elles se recrutent par voie d' immigration , ce qui n' est possible que dans la mesure où la fusion des segments sociaux est avancée . Tant que l' organisation sociale est essentiellement segmentaire , la ville n' existe pas . Il n' y en a pas dans les sociétés inférieures ; on n' en rencontre ni chez les iroquois , ni chez les anciens germains . Il en fut de même des populations primitives de l' * Italie . " les peuples d' * Italie , dit * Marquardt , habitaient primitivement non dans des villes , mais en communautés familiales ou villages ( pagi ) , dans lesquels les fermes ( vici , ... ) étaient disséminées . " mais , au bout d' un temps assez court , la ville y fait son apparition . * Athènes , * Rome sont ou deviennent des villes , et la même transformation s' accomplit dans toute l' * Italie . Dans nos sociétés chrétiennes , la ville se montre dès l' origine , car celles qu' avait laissées l' empire romain ne disparurent pas avec lui . Depuis , elles n' ont fait que s' accroître et se multiplier . La tendance des campagnes à affluer vers les villes , si générale dans le monde civilisé , n' est qu' une suite de ce mouvement ; or , elle ne date pas d' aujourd'hui : dès le XVIIe siècle elle préoccupait les hommes d' état . Parce que les sociétés commencent généralement par une période agricole , on a parfois été tenté de regarder le développement des centres urbains comme un signe de vieillesse et de décadence . Mais il ne faut pas perdre de vue que cette phase agricole est d' autant plus courte que les sociétés sont d' un type plus élevé . Tandis qu' en * Germanie , chez les indiens de l' * Amérique et chez tous les peuples primitifs , elle dure autant que ces peuples eux-mêmes , à * Rome , à * Athènes , elle cesse assez tôt , et , chez nous , on peut dire qu' elle n' a jamais existé sans mélange . Inversement , la vie urbaine commence plus tôt et , par conséquent , prend plus d' extension . L' accélération régulièrement plus rapide de ce développement démontre que , loin de constituer une sorte de phénomène pathologique , il dérive de la nature même des espèces sociales supérieures . à supposer donc que ce mouvement ait atteint aujourd'hui des proportions menaçantes pour nos sociétés , qui n' ont peut-être plus la souplesse suffisante pour s' y adapter , il ne laissera pas de se poursuivre soit par elles , soit après elles , et les types sociaux qui se formeront après les nôtres se distingueront vraisemblablement par une régression plus rapide et plus complète encore de la civilisation agricole . 3 . Enfin , il y a le nombre et la rapidité des voies de communication et de transmission . En supprimant ou en diminuant les vides qui séparent les segments sociaux , elles accroissent la densité de la société . D' autre part , il n' est pas nécessaire de démontrer qu' elles sont d' autant plus nombreuses et plus perfectionnées que les sociétés sont d' un type plus élevé . Puisque ce symbole visible et mesurable reflète les variations de ce que nous avons appelé la densité morale , nous pouvons le substituer à cette dernière dans la formule que nous avons proposée . Nous devons , d' ailleurs , répéter ici ce que nous disions plus haut . Si la société , en se condensant , détermine le développement de la division du travail , celui -ci , à son tour , accroît la condensation de la société . Mais il n' importe ; car la division du travail reste le fait dérivé , et , par conséquent , les progrès par lesquels elle passe sont dus aux progrès parallèles de la densité sociale , quelles que soient les causes de ces derniers . C' est tout ce que nous voulions établir . Mais ce facteur n' est pas le seul . Si la condensation de la société produit ce résultat , c' est qu' elle multiplie les relations intra-sociales . Mais celles -ci seront encore plus nombreuses si , en outre , le chiffre total des membres de la société devient plus considérable . Si elle comprend plus d' individus en même temps qu' ils sont plus intimement en contact , l' effet sera nécessairement renforcé . Le volume social a donc sur la division du travail la même influence que la densité . En fait , les sociétés sont généralement d' autant plus volumineuses qu' elles sont plus avancées et , par conséquent , que le travail y est plus divisé . " les sociétés comme les corps vivants , dit * M. * Spencer , commencent sous forme de germes , naissent de masses extrêmement ténues en comparaison de celles auxquelles elles finissent par arriver . De petites hordes errantes , telles que celles des races inférieures , sont sorties les plus grandes sociétés : c' est une conclusion qu' on ne saurait nier . " ce que nous avons dit sur la constitution segmentaire rend cette vérité indiscutable . Nous savons , en effet , que les sociétés sont formées par un certain nombre de segments d' étendue inégale qui s' enveloppent mutuellement . Or , ces cadres ne sont pas des créations artificielles , surtout dans le principe ; et même quand ils sont devenus conventionnels , ils imitent et reproduisent autant que possible les formes de l' arrangement naturel qui avait précédé . Ce sont autant de sociétés anciennes qui se maintiennent sous cette forme . Les plus vastes d' entre ces subdivisions , celles qui comprennent les autres , correspondent au type social inférieur le plus proche ; de même , parmi les segments dont elles sont à leur tour composées , les plus étendus sont des vestiges du type qui vient directement au-dessous du précédent , et ainsi de suite . On retrouve chez les peuples les plus avancés des traces de l' organisation sociale la plus primitive . C' est ainsi que la tribu est formée par un agrégat de hordes ou de clans ; la nation ( la nation juive par exemple ) et la cité par un agrégat de tribus ; la cité à son tour , avec les villages qui lui sont subordonnés , entre comme élément dans des sociétés plus composées , etc. Le volume social ne peut donc manquer de s' accroître , puisque chaque espèce est constituée par une répétition de sociétés , de l' espèce immédiatement antérieure . Cependant il y a des exceptions . La nation juive , avant la conquête , était vraisemblablement plus volumineuse que la cité romaine du IVe siècle ; pourtant elle est d' une espèce inférieure . La * Chine , la * Russie sont beaucoup plus populeuses que les nations les plus civilisées de l' * Europe . Chez ces mêmes peuples , par conséquent , la division du travail n' est pas développée en raison du volume social . C' est qu' en effet l' accroissement du volume n' est pas nécessairement une marque de supériorité si la densité ne s' accroît en même temps et dans le même rapport . Car une société peut atteindre de très grandes dimensions , parce qu' elle comprend un très grand nombre de segments , quelle que soit la nature de ces derniers ; si donc même les plus vastes d' entre eux ne reproduisent que des sociétés d' un type très inférieur , la structure segmentaire restera très prononcée , et , par suite , l' organisation sociale peu élevée . Un agrégat même immense de clans est au-dessous de la plus petite société organisée , puisque celle -ci a déjà parcouru des stades de l' évolution en deçà desquels il est resté . De même , si le chiffre des unités sociales a de l' influence sur la division du travail , ce n' est pas par soi-même et nécessairement , mais c' est que le nombre des relations sociales augmente généralement avec celui des individus . Or , pour que ce résultat soit atteint , ce n' est pas assez que la société compte beaucoup de sujets , mais il faut encore qu' ils soient assez intimement en contact pour pouvoir agir et réagir les uns sur les autres . Si , au contraire , ils sont séparés par des milieux opaques , ils ne peuvent nouer de rapports que rarement et malaisément , et tout se passe comme s' ils étaient en petit nombre . Le croît du volume social n' accélère donc pas toujours les progrès de la division du travail , mais seulement quand la masse se contracte en même temps et dans la même mesure . Par suite , ce n' est , si l' on veut , qu' un facteur additionnel ; mais quand il se joint au premier , il en amplifie les effets par une action qui lui est propre et , par conséquent , demande à en être distingué . Nous pouvons donc formuler la proposition suivante : la division du travail varie en raison directe du volume et de la densité des sociétés , et si elle progresse d' une manière continue au cours du développement social , c' est que les sociétés deviennent régulièrement plus denses et très généralement plus volumineuses . en tout temps , il est vrai , on a bien compris qu' il y avait une relation entre ces deux ordres de faits ; car , pour que les fonctions se spécialisent davantage , il faut qu' il y ait plus de coopérateurs et qu' ils soient assez rapprochés pour pouvoir coopérer . Mais , d' ordinaire , on ne voit guère dans cet état des sociétés que le moyen par lequel la division du travail se développe , et non la cause de ce développement . On fait dépendre ce dernier d' aspirations individuelles vers le bien-être et le bonheur , qui peuvent se satisfaire d' autant mieux mieux que les sociétés sont plus étendues et plus condensées . Tout autre est la loi que nous venons d' établir . Nous disons , non que la croissance et la condensation des sociétés permettent , mais qu' elles nécessitent une division plus grande du travail . Ce n' est pas un instrument par lequel celle -ci se réalise ; c' en est la cause déterminante . Mais comment peut -on se représenter la manière dont cette double cause produit son effet ? Suivant * M . * Spencer , si l' accroissement du volume social a une influence sur les progrès de la division du travail , ce n' est pas qu' il les détermine ; il ne fait que les accélérer . C' est seulement une condition adjuvante du phénomène . Instable par nature , toute masse homogène devient forcément hétérogène , quelles qu' en soient les dimensions ; seulement , elle se différencie plus complètement et plus vite quand elle est plus étendue . En effet , comme cette hétérogénéité vient de ce que les différentes parties de la masse sont exposées à l' action de forces différentes , elle est d' autant plus grande qu' il y a plus de parties diversement situées . C' est le cas pour les sociétés : " quand une communauté , devenant fort populeuse , se répand sur une grande étendue de pays et s' y établit , si bien que ses membres vivent et meurent dans leurs districts respectifs , elle maintient ses diverses sections dans des circonstances physiques différentes , et alors ces sections ne peuvent plus rester semblables par leurs occupations . Celles qui vivent dispersées continuent à chasser et à cultiver la terre ; celles qui s' étendent sur le bord de la mer s' adonnent à des occupations maritimes ; les habitants de quelque endroit choisi , peut-être pour sa position centrale , comme lieu de réunions périodiques , deviennent commerçants , et une ville se fonde ... une différence dans le sol et dans le climat fait que les habitants des campagnes , dans les diverses régions du pays , ont des occupations spécialisées en partie et se distinguent en ce qu' ils produisent des boeufs , ou des moutons , ou du blé . " en un mot , la variété des milieux dans lesquels sont placés les individus produit chez ces derniers des aptitudes différentes qui déterminent leur spécialisation dans des sens divergents , et si cette spécialisation s' accroît avec les dimensions des sociétés , c' est que ces différences externes s' accroissent en même temps . Il n' est pas douteux que les conditions extérieures dans lesquelles vivent les individus ne les marquent de leur empreinte et que , étant diverses , elles ne les différencient . Mais il s' agit de savoir si cette diversité , qui , sans doute , n' est pas sans rapports avec la division du travail , suffit à la constituer . Assurément , on s' explique que , suivant les propriétés du sol et les conditions du climat , les habitants produisent ici du blé , ailleurs des moutons ou des boeufs . Mais les différences fonctionnelles ne se réduisent pas toujours , comme dans ces deux exemples , à de simples nuances ; elles sont parfois si tranchées que les individus entre lesquels le travail est divisé forment comme autant d' espèces distinctes et même opposées . On dirait qu' ils conspirent pour s' écarter le plus possible les uns des autres . Quelle ressemblance y a -t-il entre le cerveau qui pense et l' estomac qui digère ? De même , qu' y a -t-il de commun entre le poète tout entier à son rêve , le savant tout entier à ses recherches , l' ouvrier qui passe sa vie à tourner des têtes d' épingles , le laboureur qui pousse sa charrue , le marchand derrière son comptoir ? Si grande que soit la variété des conditions extérieures , elle ne présente nulle part des différences qui soient en rapport avec des contrastes aussi fortement accusés , et qui , par conséquent , puissent en rendre compte . Alors même que l' on compare , non plus des fonctions très éloignées l' une de l' autre , mais seulement des embranchements divers d' une même fonction , il est souvent tout à fait impossible d' apercevoir à quelles dissemblances extérieures peut être due leur séparation . Le travail scientifique va de plus en plus en se divisant . Quelles sont les conditions climatériques , géologiques ou même sociales qui peuvent avoir donné naissance à ces talents si différents du mathématicien , du chimiste , du naturaliste , du psychologue , etc. ? Mais , là même où les circonstances extérieures inclinent le plus fortement les individus à se spécialiser dans un sens défini , elles ne suffisent pas à déterminer cette spécialisation . Par sa constitution , la femme est prédisposée à mener une vie différente de l' homme ; cependant , il y a des sociétés où les occupations des sexes sont sensiblement les mêmes . Par son âge , par les relations de sang qu' il soutient avec ses enfants , le père est tout indiqué pour exercer dans la famille ces fonctions directrices dont l' ensemble constitue le pouvoir paternel . Cependant , dans la famille maternelle , ce n' est pas à lui qu' est dévolue cette autorité . Il paraît tout naturel que les différents membres de la famille aient des attributions , c' est-à-dire des fonctions différentes suivant leur degré de parenté ; que le père et l' oncle , le frère et le cousin n' aient ni les mêmes droits , ni les mêmes devoirs . Il y a cependant des types familiaux où tous les adultes jouent le même rôle et sont sur le même pied d' égalité , quels que soient leurs rapports de consanguinité . La situation inférieure qu' occupe le prisonnier de guerre au sein d' une tribu victorieuse semble le condamner-si du moins la vie lui est conservée-aux fonctions sociales les plus basses . Nous avons vu pourtant qu' il est souvent assimilé aux vainqueurs et devient leur égal . C' est qu' en effet , si ces différences rendent possible la division du travail , elles ne la nécessitent pas . De ce qu' elles sont données , il ne suit pas forcément qu' elles soient utilisées . Elles sont peu de chose , en somme , à côté des ressemblances que les hommes continuent à présenter entre eux ; ce n' est qu' un germe à peine distinct . Pour qu' il en résulte une spécialisation de l' activité , il faut qu' elles soient développées et organisées , et ce développement dépend évidemment d' autres causes que la variété des conditions extérieures . Mais , dit * M . * Spencer , il se fera de lui-même , parce qu' il suit la ligne de la moindre résistance et que toutes les forces de la nature se portent invinciblement dans cette direction . Assurément , si les hommes se spécialisent , ce sera dans le sens marqué par ces différences naturelles , car c' est de cette manière qu' ils auront le moins de peine et le plus de profit . Mais pourquoi se spécialisent -ils ? Qu' est -ce qui les détermine à pencher ainsi du côté par où ils se distinguent les uns des autres ? * M. * Spencer explique assez bien de quelle manière se produira l' évolution , si elle a lieu ; mais il ne nous dit pas quel est le ressort qui la produit . à vrai dire , pour lui , la question ne se pose même pas . Il admet en effet que le bonheur s' accroît avec la puissance productive du travail . Toutes les fois donc qu' un moyen nouveau est donné de diviser davantage le travail , il lui paraît impossible que nous ne nous en saisissions pas . Mais nous savons que les choses ne se passent pas ainsi . En réalité , ce moyen n' a de valeur pour nous que si nous en avons besoin , et comme l' homme primitif n' a aucun besoin de tous ces produits que l' homme civilisé a appris à désirer et qu' une organisation plus complexe du travail a précisément pour effet de lui fournir , nous ne pouvons comprendre d' où vient la spécialisation croissante des tâches que si nous savons comment ces besoins nouveaux se sont constitués . Si le travail se divise davantage à mesure que les sociétés deviennent plus volumineuses et plus denses , ce n' est pas parce que les circonstances extérieures y sont plus variées , c' est que la lutte pour la vie y est plus ardente . * Darwin a très justement observé que la concurrence entre deux organismes est d' autant plus vive qu' ils sont plus analogues . Ayant les mêmes besoins et poursuivant les mêmes objets , ils se trouvent partout en rivalité . Tant qu' ils ont plus de ressources qu' il ne leur en faut , ils peuvent encore vivre côte à côte ; mais si leur nombre vient à s' accroître dans de telles proportions que tous les appétits ne puissent plus être suffisamment satisfaits , la guerre éclate , et elle est d' autant plus violente que cette insuffisance est plus marquée , c' est-à-dire que le nombre des concurrents est plus élevé . Il en est tout autrement si les individus qui coexistent sont d' espèces ou de variétés différentes . Comme ils ne se nourrissent pas de la même manière et ne mènent pas le même genre de vie , ils ne se gênent pas mutuellement ; ce qui fait prospérer les uns est sans valeur pour les autres . Les occasions de conflits diminuent donc avec les occasions de rencontre , et cela d' autant plus que ces espèces ou variétés sont plus distantes les unes des autres . " ainsi , dit * Darwin , dans une région peu étendue , ouverte à l' immigration et où , par conséquent , la lutte d' individu à individu doit être très vive , on remarque toujours une très grande diversité dans les espèces qui l' habitent . J' ai trouvé qu' une surface gazonnée de trois pieds sur quatre , qui avait été exposée pendant de longues années aux mêmes conditions de vie , nourrissait vingt espèces de plantes appartenant à dix-huit genres et à huit ordres , ce qui montre combien ces plantes différaient les unes des autres . " tout le monde , d' ailleurs , a remarqué que , dans un même champ , à côté des céréales , il peut pousser un très grand nombre de mauvaises herbes . Les animaux , eux aussi , se tirent d' autant plus facilement de la lutte qu' ils diffèrent davantage . On trouve sur un chêne jusqu'à deux cents espèces d' insectes qui n' ont les unes avec les autres que des relations de bon voisinage . Les uns se nourrissent des fruits de l' arbre , les autres des feuilles , d' autres de l' écorce et des racines . " il serait , dit * Haeckel , absolument impossible qu' un pareil nombre d' individus vécût sur cet arbre , si tous appartenaient à la même espèce , si tous , par exemple , vivaient aux dépens de l' écorce ou seulement des feuilles . " de même encore , à l' intérieur de l' organisme , ce qui adoucit la concurrence entre les différents tissus , c' est qu' ils se nourrissent de substances différentes . Les hommes subissent la même loi . Dans une même ville , les professions différentes peuvent coexister sans être obligées de se nuire réciproquement , car elles poursuivent des objets différents . Le soldat recherche la gloire militaire , le prêtre l' autorité morale , l' homme d' état le pouvoir , l' industriel la richesse , le savant la renommée scientifique ; chacun d' eux peut donc atteindre son but sans empêcher les autres d' atteindre le leur . Il en est encore ainsi même quand les fonctions sont moins éloignées les unes des autres . Le médecin oculiste ne fait pas concurrence à celui qui soigne les maladies mentales , ni le cordonnier au chapelier , ni le maçon à l' ébéniste , ni le physicien au chimiste , etc. Comme ils rendent des services différents , ils peuvent les rendre parallèlement . Cependant , plus les fonctions se rapprochent , plus il y a entre elles de points de contact , plus , par conséquent , elles sont exposées à se combattre . Comme , dans ce cas , elles satisfont par des moyens différents des besoins semblables , il est inévitable qu' elles cherchent plus ou moins à empiéter les unes sur les autres . Jamais le magistrat ne concourt avec l' industriel ; mais le brasseur et le vigneron , le drapier et le fabricant de soieries , le poète et le musicien s' efforcent souvent de se supplanter mutuellement . Quant à ceux qui s' acquittent exactement de la même fonction , ils ne peuvent prospérer qu' au détriment les uns des autres . Si donc on se représente ces différentes fonctions sous la forme d' un faisceau ramifié , issu d' une souche commune , la lutte est à son minimum entre les points extrêmes , tandis qu' elle augmente régulièrement à mesure qu' on se rapproche du centre . Il en est ainsi , non pas seulement à l' intérieur de chaque ville , mais dans toute l' étendue de la société . Les professions similaires situées sur les différents points du territoire se font une concurrence d' autant plus vive qu' elles sont plus semblables , pourvu que la difficulté des communications et des transports ne restreigne pas le cercle de leur action . Cela posé , il est aisé de comprendre que toute condensation de la masse sociale , surtout si elle est accompagnée d' un accroissement de la population , détermine nécessairement des progrès de la division du travail . En effet , représentons -nous un centre industriel qui alimente d' un produit spécial une certaine région du pays . Le développement qu' il est susceptible d' atteindre est doublement limité , d' abord par l' étendue des besoins qu' il s' agit de satisfaire ou , comme on dit , par l' étendue du marché , ensuite par la puissance des moyens de production dont il dispose . Normalement , il ne produit pas plus qu' il ne faut , encore bien moins produit -il plus qu' il ne peut . Mais , s' il lui est impossible de dépasser la limite qui est ainsi marquée , il s' efforce de l' atteindre ; car il est dans la nature d' une force de développer toute son énergie tant que rien ne vient l' arrêter . Une fois parvenu à ce point , il est adapté à ses conditions d' existence ; il se trouve dans une position d' équilibre qui ne peut changer si rien ne change . Mais voici qu' une région , jusqu'alors indépendante de ce centre , y est reliée par une voie de communication qui supprime partiellement la distance . Du même coup , une des barrières qui arrêtaient son essor s' abaisse ou , du moins , recule ; le marché s' étend , il y a maintenant plus de besoins à satisfaire . Sans doute , si toutes les entreprises particulières qu' il comprend avaient déjà réalisé le maximum de production qu' elles peuvent atteindre , comme elles ne sauraient s' étendre davantage , les choses resteraient en l' état . Seulement , une telle condition est tout idéale . En réalité , il y a toujours un nombre plus ou moins grand d' entreprises qui ne sont pas arrivées à leur limite et qui ont , par conséquent , de la vitesse pour aller plus loin . Comme un espace vide leur est ouvert , elles cherchent nécessairement à s' y répandre et à le remplir . Si elles y rencontrent des entreprises semblables et qui sont en état de leur résister , les secondes contiennent les premières , elles se limitent mutuellement et , par suite , leurs rapports mutuels ne sont pas changés . Il y a , sans doute , plus de concurrents ; mais , comme ils se partagent un marché plus vaste , la part de chacun des deux camps reste la même . Mais s' il en est qui présentent quelque infériorité , elles devront nécessairement céder le terrain qu' elles occupaient jusque -là et où elles ne peuvent plus se maintenir dans les conditions nouvelles où la lutte s' engage . Elles n' ont plus alors d' autre alternative que de disparaître ou de se transformer , et cette transformation doit nécessairement aboutir à une spécialisation nouvelle . Car si , au lieu de créer immédiatement une spécialité de plus , les plus faibles préféraient adopter une autre profession , mais qui existait déjà , il leur faudrait entrer en concurrence avec ceux qui l' ont exercée jusqu'alors . La lutte ne serait donc plus close , mais seulement déplacée , et elle produirait sur un autre point ses conséquences . Finalement , il faudrait bien qu' il y eût quelque part ou une élimination ou une nouvelle différenciation . Il n' est pas nécessaire d' ajouter que , si la société compte effectivement plus de membres en même temps qu' ils sont plus rapprochés les uns des autres , la lutte est encore plus ardente et la spécialisation qui en résulte plus rapide et plus complète . En d' autres termes , dans la mesure où la constitution sociale est segmentaire , chaque segment a ses organes propres qui sont comme protégés et tenus à distance des organes semblables par les cloisons qui séparent les différents segments . Mais , à mesure que ces cloisons s' effacent , il est inévitable que les organes similaires s' atteignent , entrent en lutte et s' efforcent de se substituer les uns aux autres . Or , de quelque manière que se fasse cette substitution , il ne peut manquer d' en résulter quelque progrès dans la voie de la spécialisation . Car , d' une part , l' organe segmentaire qui triomphe , si l' on peut ainsi parler , ne peut suffire à la tâche plus vaste qui lui incombe désormais que grâce à une plus grande division du travail , et , d' autre part , les vaincus ne peuvent se maintenir qu' en se concentrant à une partie seulement de la fonction totale qu' ils remplissaient jusqu'alors . Le petit patron devient contremaître , le petit marchand devient employé , etc. Cette part peut d' ailleurs être plus ou moins considérable suivant que l' infériorité est plus ou moins marquée . Il arrive même que la fonction primitive se dissocie simplement en deux fractions d' égale importance . Au lieu d' entrer ou de rester en concurrence , deux entreprises semblables retrouvent l' équilibre en se partageant leur tâche commune ; au lieu de se subordonner l' une à l' autre , elles se coordonnent . Mais , dans tous les cas , il y a apparition de spécialités nouvelles . Quoique les exemples qui précèdent soient surtout empruntés à la vie économique , cette explication s' applique à toutes les fonctions sociales indistinctement . Le travail scientifique , artistique , etc. , ne se divise pas d' une autre manière ni pour d' autres raisons . C' est encore en vertu des mêmes causes que , comme nous l' avons vu , l' appareil régulateur central absorbe en lui les organes régulateurs locaux et les réduit au rôle d' auxiliaires spéciaux . De tous ces changements résulte -t-il un accroissement du bonheur moyen ? On ne voit pas à quelle cause il serait dû . L' intensité plus grande de la lutte implique de nouveaux et pénibles efforts qui ne sont pas de nature à rendre les hommes plus heureux . Tout se passe mécaniquement . Une rupture d' équilibre dans la masse sociale suscite des conflits qui ne peuvent être résolus que par une division du travail plus développée : tel est le moteur du progrès . Quant aux circonstances extérieures , aux combinaisons variées de l' hérédité , comme les déclivités du terrain déterminent la direction d' un courant , mais ne le créent pas , elles marquent le sens dans lequel se fait la spécialisation là où elle est nécessaire , mais ne la nécessitent pas . Les différences individuelles qu' elles produisent resteraient à l' état de virtualité si , pour faire face à des difficultés nouvelles , nous n' étions contraints de les mettre en saillie et de les développer . La division du travail est donc un résultat de la lutte pour la vie : mais elle en est un dénouement adouci . Grâce à elle , en effet , les rivaux ne sont pas obligés de s' éliminer mutuellement , mais peuvent coexister les uns à côté des autres . Aussi , à mesure qu' elle se développe , elle fournit à un plus grand nombre d' individus qui , dans des sociétés plus homogènes , seraient condamnés à disparaître , les moyens de se maintenir et de survivre . Chez beaucoup de peuples inférieurs , tout organisme mal venu devait fatalement périr ; car il n' était utilisable pour aucune fonction . Parfois , la loi , devançant et consacrant en quelque sorte les résultats de la sélection naturelle , condamnait à mort les nouveau -nés infirmes ou faibles , et * Aristote lui-même trouvait cet usage naturel . Il en est tout autrement dans les sociétés plus avancées . Un individu chétif peut trouver dans les cadres complexes de notre organisation sociale une place où il lui est possible de rendre des services . S' il n' est faible que de corps et si son cerveau est sain , il se consacrera aux travaux de cabinet , aux fonctions spéculatives . Si c' est son cerveau qui est débile , " il devra , sans doute , renoncer à affronter la grande concurrence intellectuelle ; mais la société a , dans les alvéoles secondaires de sa ruche , des places assez petites qui l' empêchent d' être éliminé " . De même , chez les peuplades primitives , l' ennemi vaincu est mis à mort ; là où les fonctions industrielles sont séparées des fonctions militaires , il subsiste à côté du vainqueur en qualité d' esclave . Il y a bien quelques circonstances où des fonctions différentes entrent en concurrence . Ainsi , dans l' organisme individuel , à la suite d' un jeûne prolongé , le système nerveux se nourrit aux dépens des autres organes , et le même phénomène se produit si l' activité cérébrale prend un développement trop considérable . Il en est de même dans la société . En temps de famine ou de crise économique , les fonctions vitales sont obligées , pour se maintenir , de prendre leurs subsistances aux fonctions moins essentielles . Les industries de luxe périclitent , et les portions de la fortune publique qui servaient à les entretenir sont absorbées par les industries d' alimentation ou d' objets de première nécessité . Ou bien encore il peut arriver qu' un organisme parvienne à un degré d' activité anormal , disproportionné aux besoins , et que , pour subvenir aux dépenses causées par ce développement exagéré , il lui faille prendre sur la part qui revient aux autres . Par exemple , il y a des sociétés où il y a trop de fonctionnaires , ou trop de soldats , ou trop d' officiers , ou trop d' intermédiaires ou trop de prêtres , etc. ; les autres professions souffrent de cette hypertrophie . Mais tous ces cas sont pathologiques ; ils sont dus à ce que la nutrition de l' organisme ne se fait pas régulièrement ou à ce que l' équilibre fonctionnel est rompu . Mais une objection se présente à l' esprit : une industrie ne peut vivre que si elle répond à quelque besoin . Une fonction ne peut se spécialiser que si cette spécialisation correspond à quelque besoin de la société . Or , toute spécialisation nouvelle a pour résultat d' augmenter et d' améliorer la production . Si cet avantage n' est pas la raison d' être de la division du travail , c' en est la conséquence nécessaire . Par conséquent , un progrès ne peut s' établir d' une manière durable que si les individus ressentent réellement le besoin de produits plus abondants ou de meilleure qualité . Tant que l' industrie des transports n' était pas constituée , chacun se déplaçait avec les moyens dont il disposait , et on était fait à cet état de choses . Pourtant , pour qu' elle ait pu devenir une spécialité , il a fallu que les hommes cessassent de se contenter de ce qui leur avait suffi jusqu'alors et devinssent plus exigeants . Mais d' où peuvent venir ces exigences nouvelles ? Elles sont un effet de cette même cause qui détermine les progrès de la division du travail . Nous venons de voir en effet qu' ils sont dus à l' ardeur plus grande de la lutte . Or , une lutte plus violente ne va pas sans un plus grand déploiement de forces et , par conséquent , sans de plus grandes fatigues . Mais pour que la vie se maintienne , il faut toujours que la réparation soit proportionnée à la dépense ; c' est pourquoi les aliments qui , jusqu'alors , suffisaient à restaurer l' équilibre organique sont désormais insuffisants . Il faut une nourriture plus abondante et plus choisie . C' est ainsi que le paysan , dont le travail est moins épuisant que celui de l' ouvrier des villes , se soutient tout aussi bien , quoique avec une alimentation plus pauvre . Celui -ci ne peut se contenter d' une nourriture végétale , et encore , même dans ces conditions , a -t-il bien du mal à compenser le déficit qu' un travail intense et continu creuse chaque jour dans le budget de son organisme . D' autre part , c' est surtout le système nerveux central qui supporte tous ces frais ; car il faut s' ingénier pour trouver des moyens de soutenir la lutte , pour créer des spécialités nouvelles , pour les acclimater , etc. D' une manière générale , plus le milieu est sujet au changement , plus la part de l' intelligence dans la vie devient grande ; car elle seule peut retrouver les conditions nouvelles d' un équilibre qui se rompt sans cesse , et le restaurer . La vie cérébrale se développe donc en même temps que la concurrence devient plus vive , et dans la même mesure . On constate ces progrès parallèles non pas seulement chez l' élite , mais dans toutes les classes de la société . Sur ce point encore , il n' y a qu' à comparer l' ouvrier avec l' agriculteur ; c' est un fait connu que le premier est beaucoup plus intelligent , malgré le caractère machinal des tâches auxquelles il est souvent consacré . D' ailleurs , ce n' est pas sans raison que les maladies mentales marchent du même pas que la civilisation , ni qu' elles sévissent dans les villes de préférence aux campagnes , et dans les grandes villes plus que dans les petites . Or , un cerveau plus volumineux et plus délicat a d' autres exigences qu' un encéphale plus grossier . Des peines ou des privations que celui -ci ne sentait même pas ébranlent douloureusement celui -là . Pour la même raison , il faut des excitants moins simples pour affecter agréablement cet organe , une fois qu' il s' est affiné , et il en faut davantage , parce qu' il s' est en même temps développé . Enfin , plus que tous les autres , les besoins proprement intellectuels s' accroissent ; des explications grossières ne peuvent plus satisfaire des esprits plus exercés . On réclame des clartés nouvelles , et la science entretient ces aspirations en même temps qu' elle les satisfait . Tous ces changements sont donc produits mécaniquement par des causes nécessaires . Si notre intelligence et notre sensibilité se développent et s' aiguisent , c' est que nous les exerçons davantage ; et si nous les exerçons plus , c' est que nous y sommes contraints par la violence plus grande de la lutte que nous avons à soutenir . Voilà comment , sans l' avoir voulu , l' humanité se trouve apte à recevoir une culture plus intense et plus variée . Cependant , si un autre facteur n' intervenait , cette simple prédisposition ne saurait susciter elle-même les moyens de se satisfaire , car elle ne constitue qu' une aptitude à jouir , et , suivant la remarque de * M . * Bain , " de simples aptitudes à jouir ne provoquent pas nécessairement le désir . Nous pouvons être constitués de manière à prendre du plaisir à cultiver la musique , la peinture , la science , et cependant à ne pas le désirer , si on nous en a toujours empêchés . " même quand nous sommes poussés vers un objet par une impulsion héréditaire et très forte , nous ne pouvons le désirer qu' après être entrés en rapports avec lui . L' adolescent qui n' a jamais entendu parler des relations sexuelles ni des joies qu' elles procurent , peut bien éprouver un malaise vague et indéfinissable ; il peut avoir la sensation que quelque chose lui manque , mais il ne sait pas quoi et , par conséquent , n' a pas de désirs sexuels proprement dits ; aussi ces aspirations indéterminées peuvent -elles assez facilement dévier de leurs fins naturelles et de leur direction normale . Mais , au moment même où l' homme est en état de goûter ces jouissances nouvelles et les appelle même inconsciemment , il les trouve à sa portée , parce que la division du travail s' est en même temps développée et qu' elle les lui fournit . Sans qu' il y ait à cela la moindre harmonie préétablie , ces deux ordres de faits se rencontrent , tout simplement parce qu' ils sont des effets d' une même cause . Voici comme on peut concevoir que se fait cette rencontre . L' attrait de la nouveauté suffirait déjà à pousser l' homme à expérimenter ces plaisirs . Il y est même d' autant plus naturellement porté que la richesse et la complexité plus grandes de ces excitants lui font trouver plus médiocres ceux dont il s' était jusqu'alors contenté . Il peut d' ailleurs s' y adapter mentalement avant d' en avoir fait l' essai ; et comme , en réalité , ils correspondent aux changements qui se sont faits dans sa constitution , il pressent qu' il s' en trouvera bien . L' expérience vient ensuite confirmer ces pressentiments ; les besoins qui sommeillaient s' éveillent , se déterminent , prennent conscience d' eux-mêmes et s' organisent . Ce n' est pas à dire toutefois que cet ajustement soit , dans tous les cas , aussi parfait ; que chaque produit nouveau , dû à de nouveaux progrès de la division du travail , corresponde toujours à un besoin réel de notre nature . Il est , au contraire , vraisemblable qu' assez souvent les besoins se contractent seulement parce qu' on a pris l' habitude de l' objet auquel ils se rapportent . Cet objet n' était ni nécessaire ni utile ; mais il s' est trouvé qu' on en a fait plusieurs fois l' expérience , et on s' y est si bien fait qu' on ne peut plus s' en passer . Les harmonies qui résultent de causes toutes mécaniques ne peuvent jamais être qu' imparfaites et approchées ; mais elles sont suffisantes pour maintenir l' ordre en général . C' est ce qui arrive à la division du travail . Les progrès qu' elle fait sont , non pas dans tous les cas , mais généralement , en harmonie avec les changements qui se font chez l' homme , et c' est ce qui leur permet de durer . Mais , encore une fois , nous ne sommes pas pour cela plus heureux . Sans doute , une fois que ces besoins sont excités , ils ne peuvent rester en souffrance sans qu' il y ait douleur . Mais notre bonheur n' est pas plus grand parce qu' ils sont excités . Le point de repère par rapport auquel nous mesurions l' intensité relative de nos plaisirs est déplacé ; il en résulte un bouleversement de toute la graduation . Mais ce déclassement des plaisirs n' implique pas un accroissement . Parce que le milieu n' est plus le même , nous avons dû changer , et ces changements en ont déterminé d' autres dans notre manière d' être heureux ; mais qui dit changements ne dit pas nécessairement progrès . On voit combien la division du travail nous apparaît sous un autre aspect qu' aux économistes . Pour eux , elle consiste essentiellement à produire davantage . Pour nous , cette productivité plus grande est seulement une conséquence nécessaire , un contre-coup du phénomène . Si nous nous spécialisons , ce n' est pas pour produire plus , mais c' est pour pouvoir vivre dans les conditions nouvelles d' existence qui nous sont faites . Un corollaire de tout ce qui précède , c' est que la division du travail ne peut s' effectuer qu' entre les membres d' une société déjà constituée . En effet , quand la concurrence oppose des individus isolés et étrangers les uns aux autres , elle ne peut que les séparer davantage . S' ils disposent librement de l' espace , ils se fuiront ; s' ils ne peuvent sortir des limites déterminées , ils se différencieront , mais de manière à devenir encore plus indépendants les uns des autres . On ne peut citer aucun cas où des relations de pure hostilité se soient , sans l' intervention d' aucun autre facteur , transformées en relations sociales . Aussi , comme entre les individus d' une même espèce animale ou végétale il n' y a généralement aucun lien , la guerre qu' ils se font n' a -t-elle d' autre résultat que de les diversifier , de donner naissance à des variétés dissemblables et qui s' écartent toujours plus les unes des autres . C' est cette disjonction progressive que * Darwin a appelée la loi de la divergence des caractères . Or , la division du travail unit en même temps qu' elle oppose ; elle fait converger les activités qu' elle différencie ; elle rapproche ceux qu' elle sépare . Puisque la concurrence ne peut pas avoir déterminé ce rapprochement , il faut bien qu' il ait préexisté ; il faut que les individus entre lesquels la lutte s' engage soient déjà solidaires et le sentent , c' est-à-dire appartiennent à une même société . C' est pourquoi là où ce sentiment de solidarité est trop faible pour résister à l' influence dispersive de la concurrence , celle -ci engendre de tout autres effets que la division du travail . Dans les pays où l' existence est trop difficile par suite de l' extrême densité de la population , les habitants , au lieu de se spécialiser , se retirent définitivement ou provisoirement de la société ; ils émigrent dans d' autres régions . Il suffit , d' ailleurs , de se représenter ce qu' est la division du travail pour comprendre qu' il n' en peut être autrement . Elle consiste , en effet , dans le partage de fonctions jusque -là communes . Mais ce partage ne peut être exécuté d' après un plan préconçu ; on ne peut dire par avance où doit se trouver la ligne de démarcation entre les tâches , une fois qu' elles seront séparées ; car elle n' est pas marquée avec une telle évidence dans la nature des choses , mais dépend , au contraire , d' une multitude de circonstances . Il faut donc que la division se fasse d' elle-même et progressivement . Par conséquent , pour que , dans ces conditions , une fonction puisse se partager en deux fractions exactement complémentaires , comme l' exige la nature de la division du travail , il est indispensable que les deux parties qui se spécialisent soient , pendant tout le temps que dure cette dissociation , en communication constante : il n' y a pas d' autre moyen pour que l' une reçoive tout le mouvement que l' autre abandonne et qu' elles s' adaptent l' une à l' autre . Or , de même qu' une colonie animale dont tous les membres sont en continuité de tissu constitue un individu , tout agrégat d' individus , qui sont en contact continu , forme une société . La division du travail ne peut donc se produire qu' au sein d' une société préexistante . Par là , nous n' entendons pas dire tout simplement que les individus doivent adhérer matériellement les uns aux autres , mais il faut encore qu' il y ait entre eux des liens moraux . D' abord , la continuité matérielle , à elle seule , donne naissance à des liens de ce genre , pourvu qu' elle soit durable ; mais , de plus , ils sont directement nécessaires . Si les rapports qui commencent à s' établir dans la période des tâtonnements n' étaient soumis à aucune règle , si aucun pouvoir ne modérait le conflit des intérêts individuels , ce serait un chaos d' où ne pourrait sortir aucun ordre nouveau . On imagine , il est vrai , que tout se passe alors en conventions privées et librement débattues ; il semble donc que toute action sociale soit absente . Mais on oublie que les contrats ne sont possibles que là où il existe déjà une réglementation juridique et , par conséquent , une société . C' est donc à tort qu' on a vu parfois dans la division du travail le fait fondamental de toute vie sociale . Le travail ne se partage pas entre individus indépendants et déjà différenciés qui se réunissent et s' associent pour mettre en commun leurs différentes aptitudes . Car ce serait un miracle que des différences , ainsi nées au hasard des circonstances , pussent se raccorder aussi exactement de manière à former un tout cohérent . Bien loin qu' elles précèdent la vie collective , elles en dérivent . Elles ne peuvent se produire qu' au sein d' une société et sous la pression de sentiments et de besoins sociaux ; c' est ce qui fait qu' elles sont essentiellement harmoniques . Il y a donc une vie sociale en dehors de toute division du travail , mais que celle -ci suppose . C' est , en effet , ce que nous avons directement établi en faisant voir qu' il y a des sociétés dont la cohésion est essentiellement due à la communauté des croyances et des sentiments , et que c' est de ces sociétés que sont sorties celles dont la division du travail assure l' unité . Les conclusions du livre précédent et celles auxquelles nous venons d' arriver peuvent donc servir à se contrôler et à se confirmer mutuellement . La division du travail physiologique est elle-même soumise à cette loi : elle n' apparaît jamais qu' au sein de masses polycellulaires qui sont déjà douées d' une certaine cohésion . Pour nombre de théoriens , c' est une vérité par soi-même évidente que toute société consiste essentiellement dans une coopération . " une société , au sens scientifique du mot , dit * M. * Spencer , n' existe que lorsqu' à la juxtaposition des individus s' ajoute la coopération . " nous venons de voir que ce prétendu axiome est le contre-pied de la vérité . Il est au contraire évident , comme le dit * Auguste * Comte , " que la coopération , bien loin d' avoir pu produire la société , en suppose nécessairement le préalable établissement spontané " . Ce qui rapproche les hommes , ce sont des causes mécaniques et des forces impulsives comme l' affinité du sang , l' attachement à un même sol , le culte des ancêtres , la communauté des habitudes , etc. C' est seulement quand le groupe s' est formé sur ces bases que la coopération s' y organise . Encore , la seule qui soit possible dans le principe est -elle tellement intermittente et faible que la vie sociale , si elle n' avait pas d' autre source , serait elle-même sans force et sans continuité . à plus forte raison , la coopération complexe qui résulte de la division du travail est -elle un phénomène ultérieur et dérivé . Elle résulte de mouvements intestinaux qui se développent au sein de la masse , quand celle -ci est constituée . Il est vrai qu' une fois qu' elle est apparue , elle resserre les liens sociaux et fait de la société une individualité plus parfaite . Mais cette intégration en suppose une autre qu' elle remplace . Pour que les unités sociales puissent se différencier , il faut d' abord qu' elles se soient attirées ou groupées en vertu des ressemblances qu' elles présentent . Ce procédé de formation s' observe , non pas seulement aux origines , mais à chaque stade de l' évolution . Nous savons , en effet , que les sociétés supérieures résultent de la réunion de sociétés inférieures du même type : il faut d' abord que ces dernières soient confondues au sein d' une seule et même conscience collective pour que le processus de différenciation puisse commencer ou recommencer . C' est ainsi que les organismes plus complexes se forment par la répétition d' organismes plus simples , semblables entre eux , qui ne se différencient qu' une fois associés . En un mot , l' association et la coopération sont deux faits distincts , et si le second , quand il est développé , réagit sur le premier et le transforme , si les sociétés humaines deviennent de plus en plus des groupes de coopérateurs , la dualité des deux phénomènes ne s' évanouit pas pour cela . Si cette vérité importante a été méconnue par les utilitaires , c' est une erreur qui tient à la manière dont ils conçoivent la genèse de la société . Ils supposent à l' origine des individus isolés et indépendants , qui , par suite , ne peuvent entrer en relations que pour coopérer ; car ils n' ont pas d' autre raison pour franchir l' intervalle vide qui les sépare et pour s' associer . Mais cette théorie , si répandue , postule une véritable création ex nihilo . elle consiste , en effet , à déduire la société de l' individu ; or , rien de ce que nous connaissons ne nous autorise à croire à la possibilité d' une pareille génération spontanée . De l' aveu de * M . * Spencer , pour que la société puisse se former dans cette hypothèse , il faut que les unités primitives " passent de l' état d' indépendance parfaite à celui de dépendance mutuelle " . Mais qu' est -ce qui peut les avoir déterminées à une si complète transformation ? La perspective des avantages qu' offre la vie sociale ? Mais ils sont compensés et au delà par la perte de l' indépendance , car pour des êtres qui sont destinés par nature à une vie libre et solitaire , un pareil sacrifice est le plus intolérable qui soit . Ajoutez à cela que , dans les premiers types sociaux , il est aussi absolu que possible , car nulle part l' individu n' est plus complètement absorbé dans le groupe . Comment l' homme , s' il était né individualiste , comme on le suppose , aurait -il pu se résigner à une existence qui froisse aussi violemment son penchant fondamental ? Combien l' utilité problématique de la coopération devait lui paraître pâle à côté d' une telle déchéance ! D' individualités autonomes , comme celles qu' on imagine , il ne peut donc rien sortir que d' individuel , et par conséquent la coopération elle-même , qui est un fait social , soumis à des règles sociales , n' en peut pas naître . C' est ainsi que le psychologue qui commence à s' enfermer dans son moi n' en peut plus sortir , pour retrouver le non La vie collective n' est pas née de la vie individuelle , mais c' est , au contraire , la seconde qui est née de la première . C' est à cette condition seulement que l' on peut s' expliquer comment l' individualité personnelle des unités sociales a pu se former et grandir sans désagréger la société . En effet , comme , dans ce cas , elle s' élabore au sein d' un milieu social préexistant , elle en porte nécessairement la marque ; elle se constitue de manière à ne pas ruiner cet ordre collectif dont elle est solidaire ; elle y reste adaptée , tout en s' en détachant . Elle n' a rien d' antisocial , parce qu' elle est un produit de la société . Ce n' est pas la personnalité absolue de la monade , qui se suffit à soi-même et pourrait se passer du reste du monde , mais celle d' un organe ou d' une partie d' organe qui a sa fonction déterminée , mais ne peut , sans courir des chances de mort , se séparer du reste de l' organisme . Dans ces conditions , la coopération devient non seulement possible , mais nécessaire . Les utilitaires renversent donc l' ordre naturel des faits , et rien n' est moins surprenant que cette interversion ; c' est une illustration particulière de cette vérité générale que ce qui est premier dans la connaissance est dernier dans la réalité . Précisément parce que la coopération est le fait le plus récent , c' est elle qui frappe tout d' abord le regard . Si donc on s' en tient aux apparences , comme fait le sens commun , il est inévitable qu' on y voie le fait primaire de la vie morale et sociale . Mais , si elle n' est pas toute la morale , il ne faut pas davantage la mettre en dehors de la morale , comme font certains moralistes . Tout comme les utilitaires , ces idéalistes la font consister exclusivement dans un système de rapports économiques , d' arrangements privés dont l' égoïsme est le seul ressort . En réalité , la vie morale circule à travers toutes les relations qui la constituent , puisqu' elle ne serait pas possible si des sentiments sociaux , et par conséquent moraux , ne présidaient à son élaboration . On objectera la division internationale du travail ; il semble évident que , dans ce cas du moins , les individus entre lesquels le travail se partage n' appartiennent pas à la même société . Mais il faut se rappeler qu' un groupe peut , tout en gardant son individualité , être enveloppé par un autre , plus vaste , et qui en contient plusieurs du même genre . On peut affirmer qu' une fonction , économique ou autre , ne peut se diviser entre deux sociétés que si celles -ci participent à quelques égards à une même vie commune et , par conséquent , appartiennent à une même société . Supposez , en effet , que ces deux consciences collectives ne soient pas , par quelque point , fondues ensemble , on ne voit pas comment les deux agrégats pourraient avoir le contact continu qui est nécessaire , ni , par suite , comment l' un d' eux pourrait abandonner au second l' une de ses fonctions . Pour qu' un peuple se laisse pénétrer par un autre , il faut qu' il ait cessé de s' enfermer dans un patriotisme exclusif et qu' il en ait appris un autre , plus compréhensif . Au reste , on peut directement observer ce rapport des faits dans l' exemple le plus frappant de division internationale du travail que nous offre l' histoire . On peut dire , en effet , qu' elle ne s' est jamais vraiment produite qu' en * Europe et de notre temps . Or , c' est à la fin du siècle dernier et au commencement de celui -ci qu' a commencé à se former une conscience commune des sociétés européennes . " il y a , dit * M . * Sorel , un préjugé dont il importe de se défaire . C' est de se représenter l' * Europe de l' ancien régime comme une société d' états régulièrement constituée , où chacun conformait sa conduite à des principes reconnus de tous , où le respect du droit établi gouvernait les transactions et dictait les traités , où la bonne foi en dirigeait l' exécution , où le sentiment de la solidarité des monarchies assurait , avec le maintien de l' ordre public la durée des engagements contractés par les princes ... une * Europe où les droits de chacun résultent des devoirs de tous était quelque chose de si étranger aux hommes d' état de l' ancien régime qu' il fallut une guerre d' un quart de siècle , la plus formidable qu' on eût encore vue , pour leur en imposer la notion et leur en démontrer la nécessité . La tentative que l' on fit au congrès de * Vienne et dans les congrès qui suivirent pour donner à l' * Europe une organisation élémentaire fut un progrès , et non un retour vers le passé . " inversement , tout retour d' un nationalisme étroit a toujours pour conséquence un développement de l' esprit protectionniste , c' est-à-dire une tendance des peuples à s' isoler , économiquement et moralement , les uns des autres . Si cependant , dans certains cas , des peuples qui ne tiennent ensemble par aucun lien , qui même parfois se regardent comme ennemis , échangent entre eux des produits d' une manière plus ou moins régulière , il faut ne voir dans ces faits que de simples rapports de mutualisme qui n' ont rien de commun avec la division du travail . Car , parce que deux organismes différents se trouvent avoir des propriétés qui s' ajustent utilement , il ne s' ensuit pas qu' il y ait entre eux un partage de fonctions . chapitre III . Les facteurs secondaires . l' indétermination progressive de la conscience commune et ses causes : nous avons vu dans la première partie de ce travail que la conscience collective devenait plus faible et plus vague , à mesure que la division du travail se développait . C' est même par suite de cette indétermination progressive que la division du travail devient la source principale de la solidarité . Puisque ces deux phénomènes sont à ce point liés , il n' est pas inutile de rechercher les causes de cette régression . Sans doute , en faisant voir avec quelle régularité elle se produit , nous avons directement établi qu' elle dépend certainement de quelques conditions fondamentales de l' évolution sociale . Mais cette conclusion du livre précédent serait plus incontestable encore si nous pouvions trouver quelles sont ces conditions . Cette question est , d' ailleurs , solidaire de celle que nous sommes en train de traiter . Nous venons de montrer que les progrès de la division du travail sont dus à la pression plus forte exercée par les unités sociales les unes sur les autres et qui les oblige à se développer dans des sens de plus en plus divergents . Mais cette pression est à chaque instant neutralisée par une pression en sens contraire que la conscience commune exerce sur chaque conscience particulière . Tandis que l' une nous pousse à nous faire une personnalité distincte , l' autre au contraire nous fait une loi de ressembler à tout le monde . Tandis que la première nous incline à suivre la pente de notre nature personnelle , la seconde nous retient et nous empêche de dévier du type collectif . En d' autres termes , pour que la division du travail puisse naître et croître , il ne suffit pas qu' il y ait chez les individus des germes d' aptitudes spéciales , ni qu' ils soient incités à varier dans le sens de ces aptitudes ; mais il faut encore que les variations individuelles soient possibles . Or , elles ne peuvent se produire quand elles sont en opposition avec quelque état fort et défini de la conscience collective ; car plus un état est fort , et plus il résiste à tout ce qui peut l' affaiblir ; plus il est défini , moins il laisse de place aux changements . On peut donc prévoir que le progrès de la division du travail sera d' autant plus difficile et lent que la conscience commune aura plus de vitalité et de précision . Inversement , il sera d' autant plus rapide que l' individu pourra plus facilement se mettre en harmonie avec son milieu personnel . Mais , pour cela , il ne suffit pas que ce milieu existe ; il faut encore que chacun soit libre de s' y adapter , c' est-à-dire soit capable de se mouvoir avec indépendance , alors même que tout le groupe ne se meut pas en même temps et dans la même direction . Or , nous savons que les mouvements propres des particuliers sont d' autant plus rares que la solidarité mécanique est plus développée . Les exemples sont nombreux où l' on peut directement observer cette influence neutralisante de la conscience commune sur la division du travail . Tant que la loi et les moeurs font de l' inaliénabilité et de l' indivision de la propriété immobilière une stricte obligation , les conditions nécessaires à l' apparition de la division du travail ne sont pas nées . Chaque famille forme une masse compacte , et toutes se livrent à la même occupation , à l' exploitation du patrimoine héréditaire . Chez les slaves , la zadruga s' accroît souvent dans de telles proportions que la misère y est grande ; cependant , comme l' esprit domestique est très fort , on continue généralement à vivre ensemble , au lieu d' aller entreprendre au dehors des professions spéciales comme celles de marin et de marchand . Dans d' autres sociétés , où la division du travail est plus avancée , chaque classe a des fonctions déterminées et toujours les mêmes qui sont soustraites à toute innovation . Ailleurs , il y a des catégories entières de professions dont l' accès est plus ou moins formellement interdit aux citoyens . En * Grèce , à * Rome , l' industrie et le commerce étaient des carrières méprisées ; chez les kabyles , certains métiers comme ceux de boucher , de fabricant de chaussures , etc. , sont flétris par l' opinion publique . La spécialisation ne peut donc pas se faire dans ces diverses directions . Enfin , même chez des peuples où la vie économique a déjà atteint un certain développement , comme chez nous au temps des anciennes corporations , les fonctions étaient réglementées de telle sorte que la division du travail ne pouvait progresser . Là où tout le monde était obligé de fabriquer de la même manière , toute variation individuelle était impossible . Le même phénomène se produit dans la vie représentative des sociétés . La religion , cette forme éminente de la conscience commune , absorbe primitivement toutes les fonctions représentatives avec les fonctions pratiques . Les premières ne se dissocient des secondes que quand la philosophie apparaît . Or , elle n' est possible que quand la religion a perdu un peu de son empire . Cette manière nouvelle de se représenter les choses heurte l' opinion collective qui résiste . On a dit parfois que c' est le libre examen qui fait régresser les croyances religieuses ; mais il suppose à son tour une régression préalable de ces mêmes croyances . Il ne peut se produire que si la foi commune le permet . Le même antagonisme éclate chaque fois qu' une science nouvelle se fonde . Le christianisme lui-même , quoiqu' il ait fait tout de suite à la réflexion individuelle une plus large place qu' aucune autre religion , n' a pu échapper à cette loi . Sans doute , l' opposition fut moins vive tant que les savants bornèrent leurs études au monde matériel , puisqu' il était abandonné en principe à la dispute des hommes . Encore , comme cet abandon ne fut jamais complet , comme le * Dieu chrétien n' est pas entièrement étranger aux choses de cette terre , arriva -t-il nécessairement que , sur plus d' un point , les sciences naturelles elles-mêmes trouvèrent dans la foi un obstacle . Mais c' est surtout quand l' homme devint un objet de science que la résistance fut énergique . Le croyant , en effet , ne peut pas ne pas répugner à l' idée que l' homme soit étudié comme un être naturel , analogue aux autres , et les faits moraux comme les faits de la nature ; et l' on sait combien ces sentiments collectifs , sous les formes différentes qu' ils ont prises , ont gêné le développement de la psychologie et de la sociologie . On n' a donc pas complètement expliqué les progrès de la division du travail , quand on a démontré qu' ils sont nécessaires par suite des changements survenus dans le milieu social ; mais ils dépendent encore de facteurs secondaires qui peuvent ou en faciliter , ou en gêner ou en entraver complètement le cours . Il ne faut pas oublier en effet que la spécialisation n' est pas la seule solution possible à la lutte pour la vie : il y a aussi l' émigration , la colonisation , la résignation à une existence précaire et plus disputée , enfin l' élimination totale des plus faibles par voie de suicide ou autrement . Puisque le résultat est dans une certaine mesure contingent et que les combattants ne sont pas nécessairement poussés vers l' une de ces issues à l' exclusion des autres , ils se portent vers celle qui est le plus à leur portée . Sans doute , si rien n' empêche la division du travail de se développer , ils se spécialisent . Mais si les circonstances rendent impossible ou trop difficile ce dénouement , il faudra bien recourir à quelque autre . Le premier de ces facteurs secondaires consiste dans une indépendance plus grande des individus par rapport au groupe , leur permettant de varier en liberté . La division du travail physiologique est soumise à la même condition . " même rapprochés les uns des autres , dit * M . * Perrier , les éléments anatomiques conservent respectivement toute leur individualité . Quel que soit leur nombre , aussi bien dans les organismes les plus élevés que dans les plus humbles , ils se nourrissent , s' accroissent et se reproduisent sans souci de leurs voisins . C' est en cela que consiste la loi d' indépendance des éléments anatomiques , devenue si féconde entre les mains des physiologistes . Cette indépendance doit être considérée comme la condition nécessaire au libre exercice d' une faculté plus générale des plastides , la variabilité sous l' action des circonstances extérieures ou même de certaines forces immanentes aux protoplasmes . Grâce à leur aptitude à varier et à leur indépendance réciproque , les éléments nés les uns des autres et primitivement tous semblables entre eux ont pu se modifier dans des sens différents , prendre des formes diverses , acquérir des fonctions et des propriétés nouvelles . " contrairement à ce qui se passe dans les organismes , cette indépendance n' est pas dans les sociétés un fait primitif , puisque à l' origine l' individu est absorbé dans le groupe . Mais nous avons vu qu' elle apparaît ensuite et progresse régulièrement en même temps que la division du travail , par suite de la régression de la conscience collective . Il reste à chercher comment cette condition utile de la division du travail social se réalise à mesure qu' elle est nécessaire . Sans doute , c' est qu' elle dépend elle-même des causes qui ont déterminé les progrès de la spécialisation . Mais comment l' accroissement des sociétés en volume et en densité peut -il avoir ce résultat ? Dans une petite société , comme tout le monde est placé sensiblement dans les mêmes conditions d' existence , le milieu collectif est essentiellement concret . Il est fait des êtres de toute sorte qui remplissent l' horizon social . Les états de conscience qui le représentent ont donc le même caractère . D' abord , ils se rapportent à des objets précis , comme cet animal , cet arbre , cette plante , cette force naturelle , etc. Puis , comme tout le monde est situé de la même manière par rapport à ces choses , elles affectent de la même façon toutes les consciences . Toute la tribu , si elle n' est pas trop étendue , jouit ou souffre également des avantages ou des inconvénients du soleil ou de la pluie , du chaud ou du froid , de tel fleuve , de telle source , etc. Les impressions collectives qui résultent de la fusion de toutes ces impressions individuelles , sont donc déterminées dans leur forme aussi bien que dans leurs objets et , par suite , la conscience commune a un caractère défini . Mais elle change de nature à mesure que les sociétés deviennent plus volumineuses . Parce que ces dernières se répandent sur une plus vaste surface , elle est elle-même obligée de s' élever au-dessus de toutes les diversités locales , de dominer davantage l' espace et , par conséquent , de devenir plus abstraite . Car il n' y a guère que des choses générales qui puissent être communes à tous ces milieux divers . Ce n' est plus tel animal , mais telle espèce ; telle source , mais les sources ; telle forêt , mais la forêt in abstracto . d' autre part , parce que les conditions de la vie ne sont plus partout les mêmes , ces objets communs , quels qu' ils soient , ne peuvent plus déterminer partout des sentiments aussi parfaitement identiques . Les résultantes collectives n' ont donc plus la même netteté , et cela d' autant plus que les éléments composants sont plus dissemblables . Plus il y a de différence entre les portraits individuels qui ont servi à faire un portrait composite , plus celui -ci est indécis . Il est vrai que les consciences collectives locales peuvent garder leur individualité au sein de la conscience collective générale et que , comme elles embrassent de moindres horizons , elles restent plus facilement concrètes . Mais nous savons qu' elles viennent peu à peu s' évanouir au sein de la première , à mesure que s' effacent les segments sociaux auxquels elles correspondent . Le fait qui , peut-être , manifeste le mieux cette tendance croissante de la conscience commune , c' est la transcendance parallèle du plus essentiel de ses éléments , je veux parler de la notion de la divinité . à l' origine , les dieux ne sont pas distincts de l' univers , ou plutôt il n' y a pas de dieux , mais seulement des êtres sacrés , sans que le caractère sacré dont ils sont revêtus soit rapporté à quelque entité extérieure , comme à sa source . Les animaux ou les végétaux de l' espèce qui sert de totem au clan sont l' objet du culte ; mais ce n' est pas qu' un principe sui generis vienne leur communiquer du dehors leur nature divine . Cette nature leur est intrinsèque ; ils sont divins par eux-mêmes . Mais peu à peu , les forces religieuses se détachent des choses dont elles n' étaient d' abord que des attributs , et elles s' hypostasient . Ainsi se forme la notion d' esprits ou de dieux qui , tout en résidant de préférence ici ou là , existent cependant en dehors des objets particuliers auxquels ils sont plus spécialement rattachés . Par cela même , ils ont quelque chose de moins concret . Toutefois , qu' ils soient multiples ou qu' ils aient été ramenés à une certaine unité , ils sont encore immanents au monde . Séparés , en partie , des choses , ils sont toujours dans l' espace . Ils restent donc tout près de nous , constamment mêlés à notre vie . Le polythéisme gréco-latin , qui est une forme plus élevée et mieux organisée de l' animisme , marque un progrès nouveau dans le sens de la transcendance . La résidence des dieux devient plus nettement distincte de celle des hommes . Retirés sur les hauteurs mystérieuses de l' * Olympe ou dans les profondeurs de la terre , ils n' interviennent plus personnellement dans les affaires humaines que d' une manière assez intermittente . Mais c' est seulement avec le christianisme que * Dieu sort définitivement de l' espace ; son royaume n' est plus de ce monde ; la dissociation entre la nature et le divin est même si complète qu' elle dégénère en antagonisme . En même temps , la notion de la divinité devient plus générale et plus abstraite , car elle est formée non de sensations , comme dans le principe , mais d' idées . Le dieu de l' humanité a nécessairement moins de compréhension que ceux de la cité ou du clan . D' ailleurs , en même temps que la religion , les règles du droit s' universalisent , ainsi que celles de la morale . Liées d' abord à des circonstances locales , à des particularités ethniques , climatériques , etc. , elles s' en affranchissent peu à peu et , du même coup , deviennent plus générales . Ce qui rend sensible cet accroissement de généralité , c' est le déclin ininterrompu du formalisme . Dans les sociétés inférieures , la forme même extérieure de la conduite est prédéterminée jusque dans ses détails . La façon dont l' homme doit se nourrir , se vêtir en chaque circonstance , les gestes qu' il doit faire , les formules qu' il doit prononcer sont fixés avec précision . Au contraire , plus on s' éloigne du point de départ , plus les prescriptions morales et juridiques perdent de leur netteté et de leur précision . Elles ne réglementent plus que les formes les plus générales de la conduite et les réglementent d' une manière très générale , disant ce qui doit être fait , non comment cela doit être fait . Or , tout ce qui est défini s' exprime sous une forme définie . Si les sentiments collectifs avaient la même détermination qu' autrefois , ils ne s' exprimeraient pas d' une manière moins déterminée . Si les détails concrets de l' action et de la pensée étaient aussi uniformes , ils seraient aussi obligatoires . On a souvent remarqué que la civilisation avait une tendance à devenir plus rationnelle et plus logique ; on voit maintenant quelle en est la cause . Cela seul est rationnel qui est universel . Ce qui déroute l' entendement , c' est le particulier et le concret . Nous ne pensons bien que le général . Par conséquent , plus la conscience commune est proche des choses particulières , plus elle en porte exactement l' empreinte , plus aussi elle est inintelligible . Voilà d' où vient l' effet que nous font les civilisations primitives . Ne pouvant les ramener à des principes logiques , nous sommes portés à n' y voir que des combinaisons bizarres et fortuites d' éléments hétérogènes . En réalité , elles n' ont rien d' artificiel ; seulement , il faut en chercher les causes déterminantes dans des sensations et des mouvements de la sensibilité , non dans des concepts , et s' il en est ainsi , c' est que le milieu social pour lequel elles sont faites n' est pas suffisamment étendu . Au contraire , quand la civilisation se développe sur un champ d' action plus vaste , quand elle s' applique à plus de gens et de choses , les idées générales apparaissent nécessairement et y deviennent prédominantes . La notion d' homme , par exemple , remplace dans le droit , dans la morale , dans la religion celle du romain , qui , plus concrète , est plus réfractaire à la science . C' est donc l' accroissement de volume des sociétés et leur condensation plus grande qui expliquent cette grande transformation . Or , plus la conscience commune devient générale , plus elle laisse de place aux variations individuelles . Quand * Dieu est loin des choses et des hommes , son action n' est plus de tous les instants et ne s' étend plus à tout . Il n' y a plus de fixe que des règles abstraites qui peuvent être librement appliquées de manières très différentes . Encore n' ont -elles plus ni le même ascendant ni la même force de résistance . En effet , si les pratiques et les formules , quand elles sont précises , déterminent la pensée et les mouvements avec une nécessité analogue à celle des réflexes , au contraire , ces principes généraux ne peuvent passer dans les faits qu' avec le concours de l' intelligence . Or , une fois que la réflexion est éveillée , il n' est pas facile de la contenir . Quand elle a pris des forces , elle se développe spontanément au delà des limites qu' on lui avait assignées . On commence par mettre quelques articles de foi au dessus de la discussion , puis la discussion s' étend jusqu'à eux . On veut s' en rendre compte , on leur demande leurs raisons d' être , et de quelque manière qu' ils subissent cette épreuve , ils y laissent une partie de leur force . Car des idées réfléchies n' ont jamais la même puissance contraignante que des instincts ; c' est ainsi que des mouvements qui ont été délibérés n' ont pas l' instantanéité des mouvements involontaires . Parce qu' elle devient plus rationnelle , la conscience collective devient donc moins impérative , et , pour cette raison encore , elle gêne moins le libre développement des variétés individuelles . Mais cette cause n' est pas celle qui contribue le plus à produire ce résultat . Ce qui fait la force des états collectifs , ce n' est pas seulement qu' ils sont communs à la génération présente , mais c' est surtout qu' ils sont , pour la plupart , un legs des générations antérieures . La conscience commune ne se constitue en effet que très lentement et se modifie de même . Il faut du temps pour qu' une forme de conduite ou une croyance arrive à ce degré de généralité et de cristallisation , du temps aussi pour qu' elle le perde . Elle est donc presque tout entière un produit du passé . Or , ce qui vient du passé est généralement l' objet d' un respect tout particulier . Une pratique à laquelle tout le monde unanimement se conforme a sans doute un grand prestige ; mais si elle est forte en outre de l' assentiment des ancêtres , on ose encore bien moins y déroger . L' autorité de la conscience collective est donc faite en grande partie de l' autorité de la tradition . Nous allons voir que celle -ci diminue nécessairement à mesure que le type segmentaire s' efface . En effet , quand il est très prononcé , les segments forment autant de petites sociétés plus ou moins fermées les unes aux autres . Là où ils ont une base familiale , il est aussi difficile d' en changer que de changer de famille , et si , quand ils n' ont plus qu' une base territoriale , les barrières qui les séparent sont moins infranchissables , elles persistent cependant . Au moyen âge , il était encore difficile à un ouvrier de trouver du travail dans une autre ville que la sienne ; les douanes intérieures formaient , d' ailleurs , autour de chaque compartiment social une ceinture qui le protégeait contre les infiltrations d' éléments étrangers . Dans ces conditions , l' individu est retenu au sol où il est né et par les liens qui l' y attachent et parce qu' il est repoussé d' ailleurs ; la rareté des voies de communications et de transmission est une preuve de cette occlusion de chaque segment . Par contrecoup , les causes qui maintiennent l' homme dans son milieu natal le fixent dans son milieu domestique . D' abord , à l' origine , les deux se confondent , et si , plus tard , ils se distinguent , on ne peut pas s' éloigner beaucoup du second quand on ne peut pas dépasser le premier . La force d' attraction qui résulte de la consanguinité exerce donc son action avec son maximum d' intensité , puisque chacun reste toute sa vie placé tout près de la source même de cette force . C' est , en effet , une loi sans exception que , plus la structure sociale est de nature segmentaire , plus les familles forment de grandes masses compactes , indivises , ramassées sur elles-mêmes . Au contraire , à mesure que les lignes de démarcation qui séparent les différents segments s' effacent , il est inévitable que cet équilibre se rompe . Comme les individus ne sont plus contenus dans leurs lieux d' origine et que ces espaces libres , qui s' ouvrent devant eux , les attirent , ils ne peuvent manquer de s' y répandre . Les enfants ne restent plus immuablement attachés au pays de leurs parents , mais s' en vont tenter fortune dans toutes les directions . Les populations se mélangent , et c' est ce qui fait que leurs différences originelles achèvent de se perdre . La statistique ne nous permet malheureusement pas de suivre dans l' histoire la marche de ces migrations intérieures ; mais il est un fait qui suffit à établir leur importance croissante , c' est la formation et le développement des villes . Les villes , en effet , ne se forment pas par une sorte de croissance spontanée , mais par immigration . Bien loin qu' elles doivent leur existence et leurs progrès à l' excédent normal des naissances sur les décès , elles présentent à ce point de vue un déficit général . C' est donc du dehors qu' elles reçoivent les éléments dont elles s' accroissent journellement . Selon * Dunant , le croît annuel de l' ensemble de la population des trente et une grandes villes d' * Europe emprunte 784 , 6 pour mille à l' immigration . En * France , le recensement de 1881 accusait sur celui de 1876 une augmentation de 766 . 000 habitants ; le département de la * Seine et les quarante-cinq villes ayant plus de 30 . 000 habitants " absorbaient sur le chiffre de l' accroissement quinquennal plus de 661 . 000 habitants , en laissant seulement 105 . 000 à répartir entre les villes moyennes , les petites villes et les campagnes " . Ce n' est pas seulement vers les grandes villes que se portent ces grands mouvements migrateurs , ils rayonnent dans les régions avoisinantes . * M. * Bertillon a calculé que , pendant l' année 1886 , tandis que , dans la moyenne de la * France , sur 100 habitants 11 , 25 seulement étaient nés en dehors du département , dans le département de la * Seine il y en avait 34 , 67 . Cette proportion des étrangers est d' autant plus élevée que les villes que compte le département sont plus populeuses . Elle est de 31 , 47 dans le * Rhône , de 26 , 29 dans les * Bouches- * Du- * Rhône , de 26 , 41 dans la * Seine- * Et- * Oise , de 19 , 46 dans le * Nord , de 17 , 62 dans la * Gironde . Ce phénomène n' est pas particulier aux grandes villes ; il se produit également , quoique avec une moindre intensité , dans les petites villes , dans les bourgs . " toutes ces agglomérations augmentent constamment aux dépens des communes plus petites , de sorte que l' on voit à chaque recensement le nombre des villes de chaque catégorie s' augmenter de quelques unités . " or , la mobilité plus grande des unités sociales que supposent ces phénomènes de migration détermine un affaiblissement de toutes les traditions . En effet , ce qui fait surtout la force de la tradition , c' est le caractère des personnes qui la transmettent et l' inculquent , je veux dire les anciens . Ils en sont l' expression vivante ; eux seuls ont été témoins de ce que faisaient les ancêtres . Ils sont l' unique intermédiaire entre le présent et le passé . D' autre part , ils jouissent , auprès des générations qui ont été élevées sous leurs yeux et sous leur direction , d' un prestige que rien ne peut remplacer . L' enfant , en effet , a conscience de son infériorité vis-à-vis des personnes plus âgées qui l' entourent , et il sent qu' il dépend d' elles . Le respect révérentiel qu' il a pour elles se communique naturellement à tout ce qui en vient , à tout ce qu' elles disent et à tout ce qu' elles font . C' est donc l' autorité de l' âge qui fait en grande partie celle de la tradition . Par conséquent , tout ce qui peut contribuer à prolonger cette influence au delà de l' enfance ne peut que fortifier les croyances et les pratiques traditionnelles . C' est ce qui arrive quand l' homme fait continue à vivre dans le milieu où il a été élevé , car il reste alors en rapports avec les personnes qui l' ont connu enfant , et soumis à leur action . Le sentiment qu' il a pour elles subsiste et , par conséquent , produit les mêmes effets , c' est-à-dire contient les velléités d' innovation . Pour qu' il se produise des nouveautés dans la vie sociale , il ne suffit pas que des générations nouvelles arrivent à la lumière , il faut encore qu' elles ne soient pas trop fortement entraînées à suivre les errements de leurs devancières . Plus l' influence de ces dernières est profonde , - et elle est d' autant plus profonde qu' elle dure davantage , - plus il y a d' obstacles aux changements . * Auguste * Comte avait raison de dire que si la vie humaine était décuplée , sans que la proportion respective des âges fût pour cela modifiée , il en résulterait " un ralentissement inévitable , quoique impossible à mesurer , de notre développement social " . Mais c' est l' inverse qui se produit si l' homme , au sortir de l' adolescence , est transplanté dans un nouveau milieu . Sans doute , il y trouve aussi des hommes plus âgés que lui ; mais ce n' est pas ceux dont il a , pendant l' enfance , subi l' action . Le respect qu' il a pour eux est donc moindre et de nature plus conventionnelle , car il ne correspond à aucune réalité ni actuelle , ni passée . Il n' en dépend pas et n' en a jamais dépendu ; il ne peut donc les respecter que par analogie . C' est , d' ailleurs , un fait connu que le culte de l' âge va en s' affaiblissant avec la civilisation . Si développé jadis , il se réduit aujourd'hui à quelques pratiques de politesse , inspirées par une sorte de pitié . On plaint les vieillards plus qu' on ne les craint . Les âges sont nivelés . Tous les hommes qui sont arrivés à la maturité se traitent à peu près en égaux . Par suite de ce nivellement , les moeurs des ancêtres perdent de leur ascendant , car elles n' ont plus auprès de l' adulte de représentants autorisés . On est plus libre vis-à-vis d' elles , parce qu' on est plus libre vis-à-vis de ceux qui les incarnent . La solidarité des temps est moins sensible parce qu' elle n' a plus son expression matérielle dans le contact continu des générations successives . Sans doute , les effets de l' éducation première continuent à se faire sentir , mais avec moins de force , parce qu' ils ne sont pas entretenus . Ce moment de la pleine jeunesse est , d' ailleurs , celui où les hommes sont le plus impatients de tout frein et le plus avide de changement . La vie qui circule en eux n' a pas encore eu le temps de se figer , de prendre définitivement des formes déterminées , et elle est trop intense pour se laisser discipliner sans résistance . Ce besoin se satisfera donc d' autant plus facilement qu' il sera moins contenu du dehors , et il ne peut se satisfaire qu' aux dépens de la tradition . Celle -ci est plus battue en brèche au moment même où elle perd de ses forces . Une fois donné , ce germe de faiblesse ne peut que se développer avec chaque génération ; car on transmet avec moins d' autorité des principes dont on sent moins l' autorité . Une expérience caractéristique démontre cette influence de l' âge sur la force de la tradition . Précisément parce que la population des grandes villes se recrute surtout par l' immigration , elle se compose essentiellement de gens qui , une fois adultes , ont quitté leurs foyers et se sont soustraits à l' action des anciens . Aussi le nombre des vieillards y est -il très faible , tandis qu' au contraire celui des hommes dans la force de l' âge y est très élevé . * M. * Cheysson a démontré que les courbes de la population à chaque groupe d' âge , pour * Paris et pour la province , ne se rencontrent qu' aux âges de 15 à 20 ans et de 50 à 55 ans . Entre 20 et 50 la courbe parisienne est beaucoup plus élevée , au delà elle est plus basse . En 1881 , on comptait à * Paris 1 . 118 individus de 20 à 25 ans pour 874 dans le reste du pays . Pour le département de la * Seine tout entier , on trouve sur 1 . 000 habitants 731 de 15 à 60 ans et 76 seulement au delà de cet âge , tandis que la province a 618 des premiers et 106 des seconds . En * Norwège , d' après * Jacques * Bertillon , les rapports sont les suivants sur 1 . 000 habitants : de 15 à 30 ans , villes : 278 , campagnes : 239 . De 30 à 45 ans , villes : 205 , campagnes : 183 . De 45 à 60 ans , villes : 110 , campagnes : 120 . De 60 et au-dessus , villes : 59 , campagnes : 87 . Ainsi , c' est dans les grandes villes que l' influence modératrice de l' âge est à son minimum ; on constate en même temps que , nulle part , les traditions n' ont moins d' empire sur les esprits . En effet , les grandes villes sont les foyers incontestés du progrès ; c' est en elles qu' idées , modes , moeurs , besoins nouveaux s' élaborent pour se répandre ensuite sur le reste du pays . Quand la société change , c' est généralement à leur suite et à leur imitation . Les humeurs y sont tellement mobiles que tout ce qui vient du passé y est un peu suspect ; au contraire , les nouveautés , quelles qu' elles soient , y jouissent d' un prestige presque égal à celui dont jouissaient autrefois les coutumes des ancêtres . Les esprits y sont naturellement orientés vers l' avenir . Aussi la vie s' y transforme -t-elle avec une extraordinaire rapidité : croyances , goûts , passions y sont dans une perpétuelle évolution . Nul terrain n' est plus favorable aux évolutions de toute sorte . C' est que la vie collective ne peut avoir de continuité là où les différentes couches d' unités sociales , appelées à se remplacer les unes les autres , sont à ce point discontinues . Observant que , pendant la jeunesse des sociétés et surtout au moment de leur maturité , le respect des traditions est beaucoup plus grand que pendant leur vieillesse , * M. * Tarde a cru pouvoir présenter le déclin du traditionalisme comme une phase simplement transitoire , une crise passagère de toute évolution sociale . " l' homme , dit -il , n' échappe au joug de la coutume que pour y retomber , c' est-à-dire pour fixer et consolider en y retombant les conquêtes dues à son émancipation temporaire . " cette erreur tient , croyons -nous , à la méthode de comparaison suivie par l' auteur et dont nous avons , plusieurs fois déjà , signalé les inconvénients . Sans doute , si l' on rapproche la fin d' une société des commencements de celle qui lui succède , on constate un retour du traditionalisme ; seulement , cette phase , par laquelle débute tout type social , est toujours beaucoup moins violente qu' elle ne l' avait été chez le type immédiatement antérieur . Jamais , chez nous , les moeurs des ancêtres n' ont été l' objet du culte superstitieux qui leur était voué à * Rome ; jamais il n' y eut à * Rome une institution analogue à la ( ...... ) du droit athénien , s' opposant à toute innovation ; même au temps d' * Aristote , c' était encore en * Grèce une question de savoir s' il était bon de changer les lois établies pour les améliorer , et le philosophe ne se prononce pour l' affirmative qu' avec la plus grande circonspection . Enfin , chez les hébreux , toute déviation de la règle traditionnelle était encore plus complètement impossible , puisque c' était une impiété . Or , pour juger de la marche des événements sociaux , il ne faut pas mettre bout à bout les sociétés qui se succèdent , mais ne les comparer qu' à la période correspondante de leur carrière . Si donc il est bien vrai que toute vie sociale tend à se fixer et à devenir coutumière , la forme qu' elle prend devient toujours moins résistante , plus accessible aux changements ; en d' autres termes , l' autorité de la coutume diminue d' une manière continue . Il est d' ailleurs impossible qu' il en soit autrement , puisque cet affaiblissement dépend des conditions mêmes qui dominent le développement historique . D' autre part , puisque les croyances et les pratiques communes tirent en grande partie leur force de la force de la tradition , il est évident qu' elles sont de moins en moins en état de gêner la libre expansion des variations individuelles . Enfin , à mesure que la société s' étend et se concentre , elle enveloppe de moins près l' individu et , par conséquent , peut moins bien contenir les tendances divergentes qui se font jour . Il suffit pour s' en assurer de comparer les grandes villes aux petites . Chez ces dernières , quiconque cherche à s' émanciper des usages reçus se heurte à des résistances qui sont parfois très vives . Toute tentative d' indépendance est un objet de scandale public , et la réprobation générale qui s' y attache est de nature à décourager les imitateurs . Au contraire , dans les grandes cités , l' individu est beaucoup plus affranchi du joug collectif ; c' est un fait d' expérience qui ne peut être contesté . C' est que nous dépendons d' autant plus étroitement de l' opinion commune qu' elle surveille de plus près toutes nos démarches . Quand l' attention de tous est constamment fixée sur ce que fait chacun , le moindre écart est aperçu et aussitôt réprimé ; inversement , chacun a d' autant plus de facilités pour suivre son sens propre qu' il est plus aisé d' échapper à ce contrôle . Or , comme dit un proverbe , on n' est nulle part aussi bien caché que dans une foule . Plus un groupe est étendu et dense , plus l' attention collective , dispersée sur une large surface , est incapable de suivre les mouvements de chaque individu ; car elle ne devient pas plus forte alors qu' ils deviennent plus nombreux . Elle porte sur trop de points à la fois pour pouvoir se concentrer sur aucun . La surveillance se fait moins bien , parce qu' il y a trop de gens et de choses à surveiller . De plus , le grand ressort de l' attention , à savoir l' intérêt , fait plus ou moins complètement défaut . Nous ne désirons connaître les faits et gestes d' une personne que si son image réveille en nous des souvenirs et des émotions qui y sont liés , et ce désir est d' autant plus actif que les états de conscience ainsi réveillés sont plus nombreux et plus forts . Si , au contraire , il s' agit de quelqu' un que nous n' apercevons que de loin en loin et en passant , ce qui le concerne , ne déterminant en nous aucun écho , nous laisse froids , et , par conséquent , nous ne sommes incités ni à nous renseigner sur ce qui lui arrive , ni à observer ce qu' il fait . La curiosité collective est donc d' autant plus vive que les relations personnelles entre les individus sont plus continues et plus fréquentes ; d' autre part , il est clair qu' elles sont d' autant plus rares et plus courtes que chaque individu est en rapports avec un plus grand nombre d' autres . Voilà pourquoi la pression de l' opinion se fait sentir avec moins de force dans les grands centres . C' est que l' attention de chacun est distraite dans trop de directions différentes , et que , de plus , on se connaît moins . Même les voisins et les membres d' une même famille sont moins souvent et moins régulièrement en contact , séparés qu' ils sont à chaque instant par la masse des affaires et des personnes intercurrentes . Sans doute , si la population est plus nombreuse qu' elle n' est dense , il peut arriver que la vie , dispersée sur une plus grande étendue , soit moindre sur chaque point . La grande ville se résout alors en un certain nombre de petites villes , et , par conséquent , les observations précédentes ne s' appliquent pas exactement . Mais partout où la densité de l' agglomération est en rapport avec son volume , les liens personnels sont rares et faibles : on perd plus facilement les autres de vue , même ceux qui vous entourent de très près et , dans la même mesure , on s' en désintéresse . Comme cette mutuelle indifférence a pour effet de relâcher la surveillance collective , la sphère d' action libre de chaque individu s' étend en fait et , peu à peu , le fait devient un droit . Nous savons , en effet , que la conscience commune ne garde sa force qu' à la condition de ne pas tolérer les contradictions ; or , par suite de cette diminution du contrôle social , des actes se commettent journellement qui la contredisent , sans que pourtant elle réagisse . Si donc il en est qui se répètent avec assez de fréquence et d' uniformité , ils finissent par énerver le sentiment collectif qu' ils froissent . Une règle ne paraît plus aussi respectable , quand elle cesse d' être respectée , et cela impunément ; on ne trouve plus la même évidence à un article de foi qu' on a trop laissé contester . D' autre part , une fois que nous avons usé d' une liberté , nous en contractons le besoin ; elle nous devient aussi nécessaire et nous paraît aussi sacrée que les autres . Nous jugeons intolérable un contrôle dont nous avons perdu l' habitude . Un droit acquis à une plus grande autonomie se fonde . C' est ainsi que les empiétements que commet la personnalité individuelle , quand elle est moins fortement contenue du dehors , finissent par recevoir la consécration des moeurs . Or , si ce fait est plus marqué dans les grandes villes , il ne leur est pas spécial ; il se produit aussi dans les autres , suivant leur importance . Puisque donc l' effacement du type segmentaire entraîne un développement toujours plus considérable des centres urbains , voilà une première raison qui fait que ce phénomène doit aller en se généralisant . Mais de plus , à mesure que la densité morale de la société s' élève , elle devient elle-même semblable à une grande cité qui contiendrait dans ses murs le peuple tout entier . En effet , comme la distance matérielle et morale entre les différentes régions tend à s' évanouir , elles sont les unes par rapport aux autres dans une situation toujours plus analogue à celle des différents quartiers d' une même ville . La cause qui , dans les grandes villes , détermine un affaiblissement de la conscience commune doit donc produire son effet dans toute l' étendue de la société . Tant que les divers segments , gardant leur individualité , restent fermés les uns aux autres , chacun d' eux limite étroitement l' horizon social des particuliers . Séparés du reste de la société par des barrières plus ou moins difficiles à franchir , rien ne nous détourne de la vie locale , et , par suite , toute notre action s' y concentre . Mais à mesure que la fusion des segments devient plus complète , les perspectives s' étendent , et d' autant plus qu' au même moment la société elle-même devient généralement plus étendue . Dès lors , même l' habitant de la petite ville vit moins exclusivement de la vie du petit groupe qui l' entoure immédiatement . Il noue avec des localités éloignées des relations d' autant plus nombreuses que le mouvement de concentration est plus avancé . Ses voyages plus fréquents , les correspondances plus actives qu' il échange , les affaires qu' il suit au dehors , etc. , détournent son regard de ce qui se passe autour de lui . Le centre de sa vie et de ses préoccupations ne se trouve plus si complètement au lieu qu' il habite . Il s' intéresse donc moins à ses voisins , parce qu' ils tiennent une moindre place dans son existence . D' ailleurs , la petite ville a moins de prise sur lui , par cela même que sa vie déborde ce cadre exigu , que ses intérêts et ses affections s' étendent bien au delà . Pour toutes ces raisons , l' opinion publique locale pèse d' un poids moins lourd sur chacun de nous , et comme l' opinion générale de la société n' est pas en état de remplacer la précédente , ne pouvant surveiller de près la conduite de tous les citoyens , la surveillance collective se relâche irrémédiablement , la conscience commune perd de son autorité , la variabilité individuelle s' accroît . En un mot , pour que le contrôle social soit rigoureux et que la conscience commune se maintienne , il faut que la société soit divisée en compartiments assez petits et qui enveloppent complètement l' individu ; au contraire , l' un et l' autre s' affaiblissent à mesure que ces divisions s' effacent . Mais , dira -t-on , les crimes et les délits auxquels sont attachées des peines organisées ne laissent jamais indifférents les organes chargés de les réprimer . Que la ville soit grande ou petite , que la société soit dense ou non , les magistrats ne laissent pas impunis le criminel ni le délinquant . Il semblerait donc que l' affaiblissement spécial dont nous venons d' indiquer la cause dût se localiser dans cette partie de la conscience collective qui ne détermine que des réactions diffuses , sans pouvoir s' étendre au delà . Mais , en réalité , cette localisation est impossible , car ces deux régions sont si étroitement solidaires que l' une ne peut être atteinte sans que l' autre s' en ressente . Les actes que les moeurs sont seules à réprimer ne sont pas d' une autre nature que ceux que la loi châtie ; ils sont seulement moins graves . Si donc il en est parmi eux qui perdent toute gravité , la graduation correspondante des autres est troublée du même coup ; ils baissent d' un degré ou de plusieurs et paraissent moins révoltants . Quand on n' est plus du tout sensible aux petites fautes , on l' est moins aux grandes . Quand on n' attache plus une grande importance à la simple négligence des pratiques religieuses , on ne s' indigne plus autant contre les blasphèmes ou les sacrilèges . Quand on a pris l' habitude de tolérer complaisamment les unions libres , l' adultère scandalise moins . Quand les sentiments les plus faibles perdent de leur énergie , les sentiments plus forts , mais qui sont de même espèce et ont les mêmes objets , ne peuvent garder intégralement la leur . C' est ainsi que , peu à peu , l' ébranlement se communique à la conscience commune tout entière . On s' explique maintenant comment il se fait que la solidarité mécanique soit liée à l' existence du type segmentaire , ainsi que nous l' avons établi dans le livre précédent . C' est que cette structure spéciale permet à la société d' enserrer de plus près l' individu , - le tient plus fortement attaché à son milieu domestique et , par conséquent , aux traditions , - enfin , en contribuant à borner l' horizon social , contribue aussi à le rendre concret et défini . C' est donc des causes toutes mécaniques qui font que la personnalité individuelle est absorbée dans la personnalité collective , et ce sont des causes de même nature qui font qu' elle s' en dégage . Sans doute , cette émancipation se trouve être utile ou , tout au moins , elle est utilisée . Elle rend possibles les progrès de la division du travail ; plus généralement , elle donne à l' organisme social plus de souplesse et d' élasticité . Mais ce n' est pas parce qu' elle est utile qu' elle se produit . Elle est parce qu' elle ne peut pas ne pas être . L' expérience des services qu' elle rend ne peut que la consolider une fois qu' elle existe . On peut se demander cependant si , dans les sociétés organisées , l' organe ne joue pas le même rôle que le segment ; si l' esprit corporatif et professionnel ne risque pas de remplacer l' esprit de clocher et d' exercer sur les individus la même pression . Dans ce cas , ils ne gagneraient rien au changement . Le doute est d' autant plus permis que l' esprit de caste a eu certainement cet effet , et que la caste est un organe social . On sait aussi combien l' organisation des corps de métiers a , pendant longtemps , gêné le développement des variations individuelles ; nous en avons cité plus haut des exemples . Il est certain que les sociétés organisées ne sont pas possibles sans un système développé de règles qui prédéterminent le fonctionnement de chaque organe . à mesure que le travail se divise , il se constitue une multitude de morales et de droits professionnels . Mais cette réglementation n' en laisse pas moins agrandi le cercle d' action de l' individu . Tout d' abord , l' esprit professionnel ne peut avoir d' influence que sur la vie professionnelle . Au delà de cette sphère , l' individu jouit de la liberté plus grande dont nous venons de montrer l' origine . Il est vrai que la caste étend son action plus loin ; mais elle n' est pas un organe proprement dit . C' est un segment transformé en organe ; elle tient donc de la nature de l' un et de l' autre . En même temps qu' elle est chargée de fonctions spéciales , elle constitue une société distincte au sein de l' agrégat total . Elle est une société-organe , analogue à ces individus-organes que l' on observe dans certains organismes . C' est ce qui fait qu' elle enveloppe l' individu d' une manière beaucoup plus exclusive que les corporations ordinaires . En second lieu , comme ces règles n' ont de racines que dans un petit nombre de consciences , mais laissent indifférente la société dans son ensemble , elles ont une moindre autorité par suite de cette moindre universalité . Elles offrent donc une moindre résistance aux changements . C' est pour cette raison qu' en général les fautes proprement professionnelles n' ont pas le même degré de gravité que les autres . D' autre part , les mêmes causes qui , d' une manière générale , allègent le joug collectif , produisent leur effet libérateur à l' intérieur de la corporation comme au dehors . à mesure que les organes segmentaires fusionnent , chaque organe social devient plus volumineux , et cela d' autant plus que , en principe , le volume total de la société s' accroît au même moment . Les pratiques communes au groupe professionnel deviennent donc plus générales et plus abstraites , comme celles qui sont communes à toute la société et , par suite , elles laissent la place plus libre aux divergences particulières . De même , l' indépendance plus grande dont les générations nouvelles jouissent par rapport à leurs aînées ne peut manquer d' affaiblir le traditionalisme de la profession ; ce qui rend l' individu encore plus libre d' innover . Ainsi , non seulement la réglementation professionnelle , en vertu de sa nature même , gêne moins que toute autre l' essor des variétés individuelles , mais de plus , elle le gêne de moins en moins . chapitre IV . Les facteurs secondaires ( suite ) . l' hérédité : dans ce qui précède , nous avons raisonné comme si la division du travail ne dépendait que de causes sociales . Cependant , elle est aussi liée à des conditions organico-psychiques . L' individu reçoit en naissant des goûts et des aptitudes qui le prédisposent à certaines fonctions plus qu' à d' autres , et ces prédispositions ont certainement une influence sur la manière dont les tâches se répartissent . D' après l' opinion la plus commune , il faudrait même voir dans cette diversité des natures la condition première de la division du travail , dont la principale raison d' être serait " de classer les individus suivant leurs capacités " . Il est donc intéressant de déterminer quelle est au juste la part de ce facteur , d' autant plus qu' il constitue un nouvel obstacle à la variabilité individuelle et , par conséquent , aux progrès de la division du travail . En effet , comme ces vocations natives nous sont transmises par nos ascendants , elles se réfèrent , non pas aux conditions dans lesquelles l' individu se trouve actuellement placé , mais à celles où vivaient ses aïeux . Elles nous enchaînent donc à notre race , comme la conscience collective nous enchaînait à notre groupe , et entravent par suite la liberté de nos mouvements . Comme cette partie de nous-même est tournée tout entière vers le passé , et vers un passé qui ne nous est pas personnel , elle nous détourne de notre sphère d' intérêts propres et des changements qui s' y produisent . Plus elle est développée , plus elle nous immobilise . La race et l' individu sont deux forces contraires qui varient en raison inverse l' une de l' autre . En tant que nous ne faisons que reproduire et que continuer nos ancêtres , nous tendons à vivre comme ils ont vécu , et nous sommes réfractaires à toute nouveauté . Un être qui recevrait de l' hérédité un legs trop important et trop lourd serait à peu près incapable de tout changement ; c' est le cas des animaux qui ne peuvent progresser qu' avec une grande lenteur . L' obstacle que le progrès rencontre de ce côté est même plus difficilement surmontable que celui qui vient de la communauté des croyances et des pratiques . Car celles -ci ne sont imposées à l' individu que du dehors et par une action morale , tandis que les tendances héréditaires sont congénitales et ont une base anatomique . Ainsi , plus grande est la part de l' hérédité dans la distribution des tâches , plus cette distribution est invariable ; plus , par conséquent , les progrès de la division du travail sont difficiles , alors même qu' ils seraient utiles . C' est ce qui arrive dans l' organisme . La fonction de chaque cellule est déterminée par sa naissance . " dans un animal vivant , dit * M . * Spencer , le progrès de l' organisation implique non seulement que les unités composant chacune des parties différenciées conservent chacune sa position , mais aussi que leur descendance leur succède dans ces positions . Les cellules hépatiques qui , tout en remplissant leur fonction , grandissent et donnent naissance à de nouvelles cellules hépatiques , font place à celles -ci quand elles se dissolvent et disparaissent ; les cellules qui en descendent ne se rendent pas aux reins , aux muscles , aux centres nerveux pour s' unir dans l' accomplissement de leurs fonctions . " mais aussi les changements qui se produisent dans l' organisation du travail physiologique sont -ils très rares , très restreints et très lents . Or , bien des faits tendent à démontrer que , à l' origine , l' hérédité avait sur la répartition des fonctions sociales une influence très considérable . Sans doute , chez les peuples tout à fait primitifs , elle ne joue à ce point de vue aucun rôle . Les quelques fonctions qui commencent à se spécialiser sont électives ; mais c' est qu' elles ne sont pas encore constituées . Le chef ou les chefs ne se distinguent guère de la foule qu' ils dirigent ; leur pouvoir est aussi restreint qu' éphémère ; tous les membres du groupe sont sur un pied d' égalité . Mais aussitôt que la division du travail apparaît d' une manière caractérisée , elle se fixe sous une forme qui se transmet héréditairement ; c' est ainsi que naissent les castes . L' * Inde nous offre le plus parfait modèle de cette organisation du travail , mais on la retrouve ailleurs . Chez les juifs , les seules fonctions qui fussent nettement séparées des autres , celles du sacerdoce , étaient strictement héréditaires . Il en était de même à * Rome pour toutes les fonctions publiques , qui impliquaient les fonctions religieuses , et qui étaient le privilège des seuls patriciens . En * Assyrie , en * Perse , en * égypte , la société se divise de la même manière . Là où les castes tendent à disparaître , elles sont remplacées par les classes qui , pour être moins étroitement closes au dehors , n' en reposent pas moins sur le même principe . Assurément , cette institution n' est pas une simple conséquence du fait des transmissions héréditaires . Bien des causes ont contribué à la susciter . Mais elle n' aurait pu ni se généraliser à ce point , ni persister pendant si longtemps , si , en général , elle n' avait eu pour effet de mettre chacun à la place qui lui convenait . Si le système des castes avait été contraire aux aspirations individuelles et à l' intérêt social , aucun artifice n' eût pu le maintenir . Si , dans la moyenne des cas , les individus n' étaient pas réellement nés pour la fonction que leur assignait la coutume ou la loi , cette classification traditionnelle des citoyens eût été vite bouleversée . La preuve , c' est que ce bouleversement se produit en effet dès que cette discordance éclate . La rigidité des cadres sociaux ne fait donc qu' exprimer la manière immuable dont se distribuaient alors les aptitudes , et cette immutabilité elle-même ne peut être due qu' à l' action des lois de l' hérédité . Sans doute , l' éducation , parce qu' elle se faisait tout entière dans le sein de la famille et se prolongeait tard pour les raisons que nous avons dites , en renforçait l' influence ; mais elle n' eût pu à elle seule produire de tels résultats . Car elle n' agit utilement et efficacement que si elle s' exerce dans le sens même de l' hérédité . En un mot , cette dernière n' a pu devenir une institution sociale que là où elle jouait effectivement un rôle social . En fait , nous savons que les peuples anciens avaient un sentiment très vif de ce qu' elle était . Nous n' en trouvons pas seulement la trace dans les coutumes dont nous venons de parler et dans d' autres similaires , mais il est directement exprimé dans plus d' un monument littéraire . Or , il est impossible qu' une erreur aussi générale soit une simple illusion et ne corresponde à rien dans la réalité . " tous les peuples , dit * M . * Ribot , ont une foi , au moins vague , à la transmission héréditaire . Il serait même possible de soutenir que cette foi a été plus vive dans les temps primitifs qu' aux époques civilisées . C' est de cette foi naturelle qu' est née l' hérédité d' institution . Il est certain que des raisons sociales , politiques , ou même des préjugés ont dû contribuer à la développer et à l' affermir ; mais il serait absurde de croire qu' on l' a inventée . " d' ailleurs , l' hérédité des professions était très souvent la règle , alors même que la loi ne l' imposait pas . Ainsi la médecine , chez les grecs , fut d' abord cultivée par un petit nombre de familles . " les asclépiades ou prêtres d' * Esculape se disaient de la postérité de ce dieu ... * Hippocrate était le dix-septième médecin de sa famille . L' art divinatoire , le don de prophétie , cette haute faveur des dieux , passaient chez les grecs pour se transmettre le plus souvent de père en fils . " " en * Grèce , dit * Hermann , l' hérédité de la fonction n' était prescrite par la loi que dans quelques états et pour certaines fonctions qui tenaient plus étroitement à la vie religieuse , comme , à * Sparte , les cuisiniers et les joueurs de flûte ; mais les moeurs en avaient fait aussi pour les professions des artisans un fait plus général qu' on ne croit ordinairement " . Maintenant encore , dans beaucoup de sociétés inférieures , les fonctions se distribuent d' après la race . Dans un grand nombre de tribus africaines , les forgerons descendent d' une autre race que le reste de la population . Il en était de même chez les juifs au temps de * Saül . " en * Abyssinie , presque tous les artisans sont de race étrangère : le maçon est juif , le tanneur et le tisserand sont mahométans , l' armurier et l' orfèvre grecs et coptes . Aux * Indes , bien des différences de castes qui indiquent des différences de métiers coïncident encore aujourd'hui avec celles de races . Dans tous les pays de population mixte , les descendants d' une même famille ont coutume de se vouer à certaines professions ; c' est ainsi que , dans l' * Allemagne orientale , les pêcheurs , pendant des siècles , étaient slaves . " ces faits donnent une grande vraisemblance à l' opinion de * Lucas , d' après laquelle " l' hérédité des professions est le type primitif , la forme élémentaire de toutes les institutions fondées sur le principe de l' hérédité de la nature morale " . Mais aussi on sait combien , dans ces sociétés , le progrès est lent et difficile . Pendant des siècles , le travail reste organisé de la même manière , sans qu' on songe à rien innover . " l' hérédité s' offre ici à nous avec ses caractères habituels : conservation , stabilité . " par conséquent , pour que la division du travail ait pu se développer , il a fallu que les hommes parvinssent à secouer le joug de l' hérédité , que le progrès brisât les castes et les classes . La disparition progressive de ces dernières tend , en effet , à prouver la réalité de cette émancipation ; car on ne voit pas comment , si l' hérédité n' avait rien perdu de ses droits sur l' individu , elle aurait pu s' affaiblir comme institution . Si la statistique s' étendait assez loin dans le passé , et surtout si elle était mieux informée sur ce point , elle nous apprendrait très vraisemblablement que les cas de professions héréditaires deviennent toujours moins nombreux . Ce qui est certain , c' est que la foi à l' hérédité , si intense jadis , est aujourd'hui remplacée par une foi presque opposée . Nous tendons à croire que l' individu est en majeure partie le fils de ses oeuvres et à méconnaître même les liens qui le rattachent à sa race et l' en font dépendre ; c' est du moins une opinion très répandue et dont se plaignent presque les psychologues de l' hérédité . C' est même un fait assez curieux que l' hérédité ne soit vraiment entrée dans la science qu' au moment où elle était presque complètement sortie de la croyance . Il n' y a pas là , d' ailleurs , de contradiction . Car ce qu' affirme au fond la conscience commune , ce n' est pas que l' hérédité n' existe pas , mais que le poids en est moins lourd , et la science , nous le verrons , n' a rien qui contredise ce sentiment . Mais il importe d' établir le fait directement , et surtout d' en faire voir les causes . En premier lieu , l' hérédité perd de son empire au cours de l' évolution , parce que , simultanément , des modes nouveaux d' activité se sont constitués qui ne relèvent pas de son influence . Une première preuve de ce stationnement de l' hérédité , c' est l' état stationnaire des grandes races humaines . Depuis les temps les plus reculés , il ne s' en est pas formé de nouvelles ; du moins , si , avec * M . * De * Quatrefages , on donne ce nom même aux différents types qui sont issus de trois ou quatre grands types fondamentaux , il faut ajouter que plus ils s' éloignent de leurs points d' origine , moins ils présentent les traits constitutifs de la race . En effet , tout le monde est d' accord pour reconnaître que ce qui caractérise cette dernière , c' est l' existence de ressemblances héréditaires ; aussi les anthropologistes prennent -ils pour base de leurs classifications des caractères physiques , parce qu' ils sont les plus héréditaires de tous . Or , plus les types anthropologiques sont circonscrits , plus il devient difficile de les définir en fonction de propriétés exclusivement organiques , parce que celles -ci ne sont plus ni assez nombreuses ni assez distinctives . Ce sont des ressemblances toutes morales , que l' on établit à l' aide de la linguistique , de l' archéologie , du droit comparé , qui deviennent prépondérantes ; mais on n' a aucune raison d' admettre qu' elles soient héréditaires . Elles servent à distinguer des civilisations plutôt que des races . à mesure qu' on avance , les variétés humaines qui se forment deviennent donc moins héréditaires ; elles sont de moins en moins des races . |