_: | PRÉFACE Esthétique de la langue française , cela veut dire : examen des conditions dans lesquelles la langue française doit évoluer pour maintenir sa beauté , c' est-à-dire sa pureté originelle . Ayant constaté , il y a déjà bien des années , le tort que fait à notre langue l' emploi inconsidéré des mots exotiques ou grecs , des mots barbares de toute origine , de toute fabrique , je fus amené à raisonner mes impressions et à découvrir que ces intrus étaient laids exactement comme une faute de ton dans un tableau , comme une fausse note dans une phrase musicale . Il me sembla donc que , sans rejeter inconsidérément les observations ( qualifiées mal à propos de règles ) grammaticales , il fallait du moins ajouter un nouveau principe à ceux qui guident l' étude des langues , le principe esthétique . Voilà toute la première partie de ce livre , y comprises les notes sur la déformation . Le chapitre des métaphores pourrait tenir en vingt lignes , si on ôtait les exemples ; si on y mettait tous les exemples possibles , il demanderait vingt gros volumes . Il ne faut donc le regarder que comme une indication : il dira la possibilité d' un dictionnaire sémantique des langues de civilisation européenne . L' excuse de sa longueur , car il paraîtra long à beaucoup , c' est qu' en ces sortes de travaux il est défendu de demander à être cru sur parole ; cette nécessité justifie encore l' aridité d' une nomenclature empruntée à différentes langues étrangères . Je pense d' ailleurs qu' il ne faut jamais hésiter à faire entrer la science dans la littérature ou la littérature dans la science ; le temps des belles ignorances est passé ; on doit accueillir dans son cerveau tout ce qu' il peut contenir de notions et se souvenir que le domaine intellectuel est un paysage illimité et non une suite de petits jardinets clos des murs de la méfiance et du dédain . Je désire ajouter que ces études , car sans être de la philologie elles s' appuient constamment sur la philologie romane et sur la linguistique générale , ont été aperçues de ceux dont l' approbation m' était nécessaire , alors que , sans préparation apparente , je me hasardais à des questions auxquelles il est d' usage , entre littérateurs , de ne pas répondre . Ce n' est pas comme caution que je dis le nom de l' illustre * Max * Muller , maître des mythologies et des métaphores , ni celui de * M . * Gaston * Paris , dont nous sommes tous les disciples , ce qui n' est pas une raison pour qu' il ait approuvé autre chose dans mon esthétique que le soin avec lequel j' ai défendu les principes que m' ont donnés ses travaux ; c' est plutôt en manière de dédicace , et alors je n' oublierais pas * M . * Antoine * Thomas , qui aime passionnément la langue française et qui l' a suivie jusqu'en ses plus mystérieuses métamorphoses . * M. * Gaston * Paris me permettra de citer ici quelques lignes de son écriture , car elles sont une critique et elles disent ma pensée même , depuis que je les ai lues : " sur quelques points ( comme ce qui regarde l' ortographe ) je ne serais pas tout à fait d' accord avec vous , et en thèse générale je ne sais si dans l' évolution linguistique on peut faire autre chose qu' observer les faits ; mais après tout dans cette évolution même toute volonté est une force et la vôtre est dirigée dans le bon sens . " ma pensée c' est cela même , c' est que je ne suis qu' une force , aussi petite que l' on voudra , qui voudrait se dresser contre la coalition des mauvaises forces destructives d' une beauté séculaire . Je n' ai à ma disposition ni lois , ni règles , ni principes peut-être ; je n' apporte rien qu' un sentiment esthétique assez violent et quelques notions historiques : voilà ce que je jette au hasard dans la grande cuve où fermente la langue de demain . * R. * G . 23 mars 1899 . ESTHéTIQ . DE LA LANGUE FRANçAISE chapitre premier . Beauté physique des mots . - origines des mots français . - les doublets . - le vieux français et la langue scolastique . - le latin réservoir naturel du français : on ne s' est guère intéressé jusqu'ici aux mots du dictionnaire que pour en écrire l' histoire , sans prendre garde à leur beauté propre , de forme , de sonorité , d' écriture . C' est qu' on a cru sans doute que , dégagés de l' image ou de l' idée qu' ils contiennent , les mots n' existeraient plus qu' à l' état d' articulations vaines . La phonétique elle-même n' a pu rester complètement indifférente à la signification des mots dont elle analysait les éléments , et c' est ainsi qu' elle est arrivée à établir l' origine et la filiation de presque tous les vocables de la langue française . Mais on conçoit très bien , et il y a une phonétique pure qui , faisant abstraction de toute sémantique , constate simplement la généalogie des sons , leurs mutations , leurs influences réciproques . L' esthétique du mot , telle que j' essaierai de la formuler pour la première fois , aura d' abord ce point de contact avec la phonétique qu' elle ne s' occupera que par surcroît du sens verbal , tout à fait insignifiant dans une question de beauté physique : la signification d' un mot ni l' intelligence d' une femme n' ajoutent rien ni n' enlèvent rien à la pureté de leur forme . Pureté : voilà le déterminatif . Il y a dans la langue française et dans toutes les langues novolatines , trois sortes de mots : les mots de formation populaire , les mots de formation savante , les mots étrangers importés brutalement ; maison , habitation , home , sont les trois termes d' une même idée , ou de trois idées fort voisines ; ils sont bien représentatifs des trois castes d' inégale valeur qui se partagent les pages du vocabulaire français . Notre langue serait pure si tous ses mots appartenaient au premier type , mais on peut supposer , sans prétendre à une exactitude bien rigoureuse , que plus de la moitié des mots usuels ont été surajoutés , barbares et intrus , à ce que nous avons conservé du dictionnaire primitif : la plupart de ces vocables conquérants , fils bâtards de la * Grèce ou aventuriers étrangers , sont d' une laideur intolérable et demeureront la honte de notre langue si l' usure ou l' instinct populaire ne parviennent pas à les franciser . Leur nombre croissant pourrait faire craindre que le français fût en train de perdre son pouvoir d' assimilation , jadis si fort , si impérieux ; il n' en est rien , mais la demi-instruction , si malheureusement répandue , oppose à cette vieille force l' inertie de plusieurs sophismes . Cependant les mots du second et du troisième type peuvent avoir acquis , par le hasard des formations ou des déformations , une certaine beauté analogique ; ils peuvent être tels qu' ils aient l' air d' être les frères véritables des véritables mots français ; cette pureté extérieure , qui ne fait point illusion au phonétiste , doit désarmer le littérateur ; il nous est parfaitement indifférent , en vérité , que hélice , agonie , gamme soient des mots grecs ; rien ne les différencie des plus purs mots français ; ils se sont naturellement pliés aux lois de la race et leur fraternité est parfaite avec lice , dénie , flamme , véridiques témoins . Il y a aussi un grand nombre de termes abstraits qui , quoique d' une physionomie assez barbare , nous sont indispensables , tant que le vocabulaire n' aura pas subi une réforme radicale ; dès qu' on touche aux abstractions , il faut écrire en gréco-français ; cet essai sera , et est déjà plein de mots que je répudie comme écrivain , mais sans lesquels je ne puis penser . On ne peut les supprimer , mais on peut tenter de les rendre moins laids : cela sera l' objet d' un des chapitres que j' ai le dessein d' écrire . Pareillement , et avec moins d' hésitation encore , il faut respecter la plupart des mots latins qui sont entrés dans la langue sans passer par le gosier populaire , ce terrible laminoir . Ils sont mal formés ; on n' a pas tenu compte , en les transposant , des modifications spontanées que la prononciation leur aurait fait subir si le peuple les avait connus et parlés ; on les jeta brutalement dans la langue , sans écouter aucun des conseils de l' analogie et on infesta ainsi le français de la finale ation , qui peu à peu a détruit le pouvoir de aison , finale normale , moins lourde et plus définitive . De potionem le peuple a fait poison et les savants potion ; le peuple fut plus ingénieux et plus personnel , étant ignorant . Mais potion était utile , l' idée générale contenue dans potionem ayant disparu du mot populaire . La nécessité qui a fait doubler émoi par émotion est beaucoup moins évidente , et l' on ne voit pas bien que la langue qui avait émouvoir ait fait , en acceptant émotionner , une acquisition très importante ni très belle . poison et potion ; on appelle doublets ces mots de forme différente et de souche unique ; le second est venu doubler le premier soit à une époque assez ancienne , soit au cours des siècles ou tout récemment . Ils n' ont jamais la même signification et c' est l' excuse du mauvais ; excuse assez faible , car , comme je l' expliquerai plus loin , un seul mot peut , sans qu' aucune confusion soit à craindre , porter jusqu'à dix ou douze sens différents . C' est ainsi que la langue ayant tiré du latin capitale la forme cheptel a fait , avec le même mot , la forme capital . voici quelques exemples de doublets que je n' emprunte pas à l' opuscule de * Brachet , quoiqu' ils s' y trouvent certainement : latin : vieux français : français moderne : monasterium moutier monastère ministerium métier ministère paradisus parvis paradis hospitale hôtel hôpital augurium heur augure unionem oignon union crypta grotte crypte decima dîme décime articulum orteil article navigare nager naviguer souvent , le sens s' étant perdu de la fécondité naturelle du français , un savant en quête d' un qualificatif , d' un dérivé est remonté au mot latin au lieu d' interroger le mot français : natalis noël natalité ostrea huître ostréiculture ranuncula grenouille renonculacées oxalia oseille oxalique medulla moëlle médullaire auricula oreille auriculaire gracile grêle gracilité dies dominica dimanche dominical pediculum pou pédiculaire pneuma neume pneumatique on doit avoir l' impression rien qu' à parcourir ces deux listes très écourtées , que si les mots de la seconde colonne sont français , ceux de la troisième ne le sont pas , ou très peu ; ils ne sont pas davantage latins , puisque jamais en aucun pays ils n' ont été prononcés tels que le dictionnaire nous les offre aujourd'hui . Ils n' en sont pas moins , sauf le dernier , fort estimables ; leur présence dans la langue est devenue presque un ornement en même temps qu' une garantie de solidité depuis que tant d' autres causes de destruction sont venues l' assaillir et , partiellement , la vaincre . Nous ne comprenons plus , sans études préalables , le vieux français ; la tradition a été rompue le jour où les deux littératures , française et latine , se trouvèrent réunies aux mains des lettrés ; les hommes qui savent deux langues empruntent nécessairement , quand ils écrivent la plus pauvre , les termes qui lui manquent et que l' autre possède en abondance . Or , à ce moment le français paraissait aussi pauvre en termes abstraits que le latin classique , tandis que le latin du moyen âge , enrichi de toute la terminologie scolastique , était devenu apte à exprimer , avec la dernière subtilité , toutes les idées ; ce latin médiéval a versé dans le français toutes ses abstractions ; la philosophie et toutes les sciences adjacentes s' écrivent toujours dans la langue de * Raymond * Lulle . identité , priorité , actualité sont des mots scolastiques . Cet apport , continué par les siècles , a presque submergé le vieux français . On en était arrivé à croire , avant la création de la linguistique rationnelle , que ces mots latins étaient les seuls légitimes et que les autres représentaient le résidu d' une corruption extravagante ; mais la corruption elle-même a des lois et c' est pour ne pas les avoir observées qu' on a si fort gâté la langue française . Il n' est pas bien certain , en effet , que le vieux français fût aussi dénué qu' on l' a cru : si les innovateurs avaient connu leur propre langue aussi bien qu' ils connaissaient le latin , auraient -ils négligé afaiture pour construction , ou semblance pour représentation ? la nécessité n' explique pas tous ces emprunts ; la vanité en explique quelques autres : il a toujours paru aux savants de tous les temps qu' ils se différenciaient mieux de la foule en parlant une langue fermée à la foule . Dans l' histoire du français il faut tenir compte du pédantisme . Sur près de deux mille mots purement latins en sion et tion , il n' y en a pas vingt qui puissent entrer dans une belle page de prose littéraire ; il y en a moins encore qu' un poète osât insérer dans un vers . Ces mots , et une quantité d' autres , appartiennent moins à la langue française qu' à des langues particulières qui ne se haussent que fort rarement jusqu'à la littérature , et si on ne peut traiter certaines questions sans leur secours , on peut se passer de la plupart d' entre eux dans l' art essentiel , qui est la peinture idéale de la vie . D' ailleurs les mots les plus servilement latins sont les moins illégitimes parmi les intrus du dictionnaire . Il était naturel que le français empruntât au latin , dont il est le fils , les ressources dont il se jugeait dépourvu et , d' autre part , quelques-uns de ces emprunts sont si anciens qu' il serait fort ridicule de les vouloir réprouver . Il y a des mots savants dans la chanson de * Roland . au point de vue esthétique , si imperméabilisation et prestidigitateur , par exemple , manquent vraiment de beauté verbale , il y a moins d' objections contre beaucoup de leurs frères latins , et d' autres , fort nombreux , sont très beaux et très innocents . Tout en regrettant que le français se serve de moins en moins de ses richesses originales , je ne le verrais pas sans plaisir se tourner exclusivement du côté du vocabulaire latin chaque fois qu' il se croit le besoin d' un mot nouveau , s' il voulait bien , à ce prix , oublier qu' il existe des langues étrangères , oublier surtout le chemin du trop fameux jardin des racines grecques . le mal que ce petit livre a fait depuis deux siècles aux langues novo-latines est incalculable et peut-être irréparable . chapitre II . Le sens du mot déterminé par sa fonction et non par son étymologie . - les mots détournés de leur sens premier . - les mots à sens nul et les mots à sens multiples . - le mot est un signe et non une définition : sans compter les dérivés , la langue française contient environ quatre mille mots latins de formation populaire ; il n' y a qu' à contempler le dictionnaire de * Godefroy pour apprendre que ces quatre mille mots ne sont que des témoins échappés à un grand naufrage . Les mots primitifs d' origine germanique sont encore dans le vocabulaire au nombre de plus de quatre cents ; on compte dans la même couche ancienne , mais tout à fait à la surface , une vingtaine de mots grecs importés par les croisés , au XIIIe siècle ; la langue française ayant à ce moment un grand pouvoir d' assimilation , leur origine est méconnaissable ; radicalement francisés , ils sont devenus chaland , chicane , gouffre , accabler , avanie . la part du grec dans la langue française originale est équivalente à celle du celtique , nulle ; elle est au contraire importante , autant que déplorable , dans le français moderne . On a fort bien dit que le nom n' a pas pour fonction de définir la chose , mais seulement d' en éveiller l' image . C' est pourquoi le souci des fabricateurs de tant d' inutiles mots gréco-français apparaît infiniment ridicule . Lorsqu' on inventa les bateaux à vapeur , il se trouva aussitôt un professeur de grec pour murmurer pyroscaphe ; le mot n' a pas été conservé , mais il figure encore dans les dictionnaires . N' importe quel assemblage de syllabes était apte à signifier bateau à vapeur aussi bien que pyroscaphe , puisque , même avec la connaissance du grec , il nous est impossible de découvrir dans cette agglutination de termes l' idée de " bateau qui marche au moyen d' une machine à vapeur " ; trouvé dans les papyrus calcinés d' * Herculanum , il serait légitimement traduit par brûlot . ces équivoques sont inévitables lorsqu' on veut substituer au procédé légitime de la composition ou de la dérivation le procédé , tout à fait enfantin , de la traduction . Tous ces mots empruntés au grec ont d' abord été pensés et combinés en français ; et absurdes en français , ils ne le sont pas moins en grec . La filiation d' un mot , même du latin au français , n' est presque jamais immédiatement perceptible ; très souvent le mot français a une signification tout à fait différente de celle qu' il supportait en latin ; bien plus , à quelques siècles , et même à quelque cinquante ans de distance , un mot français change de sens , devient contradictoire à son étymologie , sans que nous nous en apercevions , sans que cela nous gêne dans l' expression de nos idées ; d' identiques sonorités expriment des objets entièrement différents , soit qu' elles aient une origine divergente , soit qu' un mot ait assumé à lui seul la représentation d' images ou d' actes disparates . Il n' y a que des rapports vagues , purement métaphoriques , entre un grand nombre de mots français anciens et le mot latin dont ils sont la transposition populaire : de frigorem ( froid ) à frayeur , de rugitus ( rugissement ) à rut , ou de pedonem ( piéton ) à pion , de gurges ( gouffre ) à gorge , de marcare ( marteler ) à marcher , il y a si loin que la phonétique seule a pu identifier ces vocables divergents . Les mots chapelet et rosaire ont passé du sens de chapeau et de couronne de roses à celui de grains enfilés , et c' est de ce dernier sens brut que dérivent nécessairement , aujourd'hui , toutes leurs significations métaphoriques , amoureuses ou pieuses . chapelle provient de la même racine que chapelet et signifie proprement un petit chapeau ; poutre vient de pulletrum et * Ronsard l' employa encore dans le sens de cavale . certains écrivains , amateurs d' étymologies , sont très fiers quand ils ont fait rétrograder un mot français vers la signification stricte qu' il avait en latin ; c' est un plaisir dangereux dont on abusa au seizième siècle . Des mots tels que montre , règle , ne possèdent d' autre sens que ceux que leur donne la phrase où ils figurent ; cahier , voulant dire un assemblage de quatre choses , n' est représentatif d' un objet déterminé que parce que nous ignorons son origine ; le mot d' où il est né , quaternus , a reparu en français moderne sous la forme médiocre de quaterne . * M. * Darmesteter a analysé dans sa vie des mots douze significations du mot timbre , qui vient de tympanum ; il y en a d' autres , mais quel qu' en soit le nombre , nous ne les confondons jamais , pas plus que nous ne sommes troublés par la distance qu' il y a entre calmar , au sens de plumier , et calmar , au sens de seiche monstrueuse : quel travail s' il nous fallait retrouver dans les douze ou quinze significations de timbre l' idée de tambour et dans calmar l' idée de roseau . le mot arrive quelquefois à un sens absolument contradictoire avec son étymologie : un exemple assez connu mais curieux est celui de cadran , venu de quadrantem , qui avait pris la signification de carré . le verbe tuer vient littéralement du latin tutari ( protéger ) . Il faut donc sourire de la prétention de certains savants . Un mot n' a pas besoin de contenir sa propre définition . Dans l' instrument nommé télescope , l' idée de voir de loin n' est aucunement essentielle , mais si on la croyait nécessaire , le mot longue-vue était bien suffisant , et capable de porter , comme lunette , une double ou une triple signification . Le télescope aurait pu encore , sans aucun danger , être appelé tube ou tuyau ; c' est ce dernier nom qu' il eût sans doute reçu , si le peuple avait été appelé à le baptiser . Comme jumelles , mot populaire , presque argotique , est joli , comparé à microscope , stéréoscope , d' une barbarie si savante et si triste ! Au pédant qui invente binocle , l' instinct heureux de l' ignorant répond par lorgnon ; à cycle , tricycle , bicycle et tous leurs dérivés l' ouvrier qui forge ces machines oppose bécane : il n' a point besoin du grec pour lancer un mot d' une forme agréable , d' une sonorité pure et conforme à la tradition linguistique . chapitre III . Le gréco-français . - les mots à combinaisons étymologiques . - les mots composés français . - le grec industriel et commercial . - le grec médical . - le grec et la dérivation française . - le grec et le français dans la botanique , l' histoire naturelle , la sociologie . - les dieux grecs : le grec , assez peu senti pour qu' on ose y toucher sans scrupule , offre aux fabricants de mots nouveaux une facilité vraiment excessive . Au lieu d' interroger la langue française , d' étudier le jeu de ses suffixes , le mécanisme de ses mots composés , on a recours à un lexique dont la tolérance est infinie et qui se prête aux combinaisons agglutinatives les plus illogiques et les plus inutiles . Avec deux signes ( un peu retors , il est vrai ) , avec , par exemple , le mot chum ( cloche ) et un déterminatif , les chinois disent : " son que produit une cloche dans le temps de la gelée blanche ; " avec trois signes ils disent : " son d' une cloche qui se fait entendre à travers une forêt de bambous . " voilà sans doute l' idéal de tous ceux qui ignorent que , grâce à ce délicieux système , il faut une quarantaine d' années pour s' assimiler les " finesses " de ce langage immense mais immobile . Tout est prévu également par le gréco-français ; à la cloche chinoise il peut opposer , dans un genre plus sévère , icthyotypolite ou épiplosarcomphale . il est très mauvais , même dans la plupart des sciences , d' avoir des mots qui disent trop de choses à la fois ; ces mots finissent par ne plus correspondre à rien de réel , les mêmes combinaisons ne se représentant que fort rarement à l' état identique ; s' il s' agit de phénomènes stables il faut les qualifier soit par un mot net et simple , soit par un ensemble de mots ayant un sens évident dans la langue que l' on parle . L' abondance des termes distincts est une pauvreté , par la difficulté que tant de sonorités étrangères trouvent à se loger dans une mémoire et aussi parce que chacun de ces mots , réduit à une signification unique , est en lui-même bien pauvre et bien fragile . On arrive à ne coordonner qu' un assemblage énorme et disparate de vases de terre presque entièrement vides . Les langues viriles maniées par de solides intelligences tendent au contraire à restreindre le nombre des mots en attribuant à chaque mot conservé , outre sa signification propre , une signification de position . Ainsi le langage devient plus clair , plus maniable , plus sûr ; il donne , avec le moindre effort , le rendement le plus haut . Il ne s' agit pas de bannir les termes techniques , il s' agit de ne pas traduire en grec les mots légitimes de la langue française et de ne pas appeler céphalalgie le mal de tête . le français , tout aussi bien que le grec et certaines langues modernes , se prête volontiers aux mots composés ; on en relève plus de douze cents dans les dictionnaires usuels qui ne les contiennent pas tous , et il s' en forme tous les jours de nouveaux . Plusieurs méthodes ont été employées pour joindre deux idées au moyen de deux mots qui prennent un rapport constant ; celle qui semble aujourd'hui le plus en usage consiste à unir deux substantifs en donnant au second la valeur d' un adjectif ; elle est infiniment vieille et sans doute contemporaine des langues les plus lointaines que nous connaissions . On peut se figurer un langage sans adjectifs ; alors pour dire un homme rapide ( qui-court-vite ) on dit un homme cheval ( un coureur jadis reçut ce sobriquet ) ; si le second terme passe définitivement à l' idée générale de rapidité , la langue , pour exprimer l' idée de cheval , lui substitue un autre mot ; les langues bien vivantes ne sont jamais embarrassées pour si peu . Certains noms de couleurs en sont restés à la phase mixte , tantôt substantifs , tantôt adjectifs : teint brique , cheveux acajou , la revue saumon ; mais tout substantif français peut être employé adjectivement : le champ de la composition des mots selon ce système est donc illimité . On forme encore beaucoup de nouveaux mots en faisant suivre d' un nom un verbe à l' impératif singulier ou un substantif verbal ; cette méthode a enrichi la langue française depuis l' origine : coupe-gorge , tire-laine , pèse-goutte , hache-paille . les combinaisons sont nombreuses par lesquelles se façonnent les mots composés ; ce n' est pas ici le lieu de les expliquer , mais on peut conseiller , en principe , à tous les innovateurs d' avoir toujours sous la main les deux livres admirables de * Darmesteter sur la formation actuelle des mots nouveaux et des mots composés . On vient d' inventer un appareil que l' on a bien voulu dénommer cinézootrope ; que nos aïeux n' ont -ils su le grec aussi bien que les photographes ( encore un joli mot ) et le tournebroche s' appellerait pompeusement l' obéliscotrope ! cinézootrope appartient au grec industriel et commercial : c' est une langue fort répandue , qui se parle au marais et qui s' écrit dans les prospectus . Selon cet idiome , un empailleur devient un taxidermiste et un vitrier un vitrologue ; le papier-cuir devient du papier skytogène et toute pommade est philocome comme tout élixir odontalgique . beaucoup de ces barbarismes sont assez fugitifs , mais il en demeure assez pour infecter même la langue commerciale qu' on aurait pu croire à l' abri du delirium groecum . c' est que l' auteur d' une invention souvent insignifiante croit ennoblir son oeuvre en la qualifiant d' un mot qu' il achète et qu' il ne comprend pas ; c' est aussi que les commerçants connaissent le goût du peuple pour les mots savants ; en prononçant des bribes de patois grec ou latin , la commère se rengorge et la femme du monde sourit , pleines de satisfaction . Un marchand d' appareils photographiques a baptisé sa boutique , photo-emporium ; il vend des vitagraphes et des kromskopes ! * Telindustriel se vante d' être le créateur du cuir pantarote . celui -ci trafique orgueilleusement d' huiles qu' il dénomme : enginer-auto et moto-naphta ! voilà les résultats de l' instruction vulgarisée sans goût . Il y a là quelque chose de honteux , mais le grand point est de parler français le moins possible et d' avoir l' air , en prononçant des syllabes barbares , d' avouer un secret . Les médecins de * Molière parlaient latin , les nôtres parlent grec . C' est une ruse , qui augmente plutôt leur prestige que leur science . Ils commencèrent à user sérieusement de ce stratagème au dix-huitième siècle ; du moins ne voit -on , avant cette époque , même dans * Furetière , que peu de termes médicaux tirés du grec . Peu à peu ils se mirent à divaguer dans une langue qu' ils croyaient celle d' * Hippocrate et qui n' est qu' un jargon d' officine . Les vieux noms des maladies , tels que pourpre , grenouillette , poil , taupe , écrouelles , échauboulures , tortue , ongle , clou , fer-chaud , fic , thym ( verrue ) furent chassés ; chassées aussi les appellations populaires comme : mal * S. * Antoine , mal rose , mal des ardents , trois noms de l' érysipèle ; comme mal d' aventure , pour panaris , mal * S . * Main , pour la gale , mal de mère , pour hystérie ; comme mal caduc , haut mal et mal * S . * Jean , pour épilepsie . Cependant * Villars les cite encore ainsi que les noms vulgaires des instruments de chirurgie : bec de cygne , bec de cane , bec de grue , bec de lézard , bec de perroquet , bec de corbeau , bec de bécasse , pélican , érigne , feuille de myrte , etc . Il nous apprend que le sieur * Mauriceau , accoucheur , ayant inventé un instrument , l' appela tire-teste . ce médecin osait encore parler français . J' ignore le nom de l' actuel tire-tête , mais je suis sûr que ce nom commence par céphalo . malgré ce retardataire la nomenclature médicale s' ornait de vocables décisifs . On avait décidé de nommer acrochordons les verrues , emprosthotonos les convulsions , lipothymie la pâmoison , alexipharmaques les contre-poisons , anacathartiques les expectorants , eccoprotiques les purgatifs , anaplérotiques les cicatrisants ; il y eut des médicaments antihypocondriaques , à savoir : l' ellébore noir , la scolopendre , l' hépatique , le senné , le safran de mars , les capillaires et l' extrait panchimagogue . ce fut un grand progrès d' avoir appelé histérotomotocie l' opération césarienne , scolopomacherion le bec de bécasse et méningophylax un couteau à pointe mousse pour la chirurgie de la tête ! Les médecins modernes n' ont presque rien inventé de plus absurde , mais ils ont inventé davantage , et renouvelé à la fois leur science et l' art d' en voiler la faiblesse au vulgaire . Le dr * Bazin , qui avait du mérite , aurait rougi de ne pas appeler un cor , tylosis . la petite maladie des paupières qu' * Ambroise * Paré nommait ingénument des grêles , ses héritiers l' ont baptisée chalazion ; ce mot était technique dans la médecine grecque , mais grêles ( ... ) le traduit fort bien , image pour image . " les médecins , dit avec sagesse * M . * Brissaud , sont coupables de conserver-et surtout d' inventer des formes bâtardes , métissées de grec et de latin , dans les cas où le fond de notre langue suffirait amplement " ; et il cite le mot excellent de cailloute , nom d' une phtisie particulière aux casseurs de cailloux , ou provoquée par des poussières minérales ; les nosographes , le trouvant trop clair et trop français , l' ont biffé pour écrire pneumochalicose . mais n' avaient -ils pas déjà substitué phlébotomie à saignée ! voici sans observations une liste de mots français avec leur nom correspondant en patois médical ; on jugera de quel côté sont la raison et la beauté : adéphagie , fringale adénoïde , glanduleux agrypnie , insomnie adynamie , faiblesse omoplate , palette , paleron ( restés comme termes de boucherie ) ombilic , nombril pharynx , avaloir ( vieux français ) zygoma , pommette thalasie , mal de mer épilepsie , haut-mal asthme , court-vent éphélides , son ( taches ) ictère , jaunisse naevi , envies phlyctène , ampoule ecchymose , bleu , meurtrissure , sang-meurtri ( vieux français ) myodopsie , berlue ( latin : bislucere ) diplopique , bigle apoplexie , coup de sang . On pourrait continuer , car le vocabulaire gréco-français est fort abondant . Les lexiques spéciaux contiennent environ trois mille cinq cents mots français tirés du grec , mais ils sont tous incomplets ; il est vrai que l' un de ces ouvrages attribue au grec la paternité d' une quantité de vocables purement latins , ou allemands , comme pain et balle . l' auteur , pour l' amour du grec , fait venir bogue , une sorte de poisson , de boaw , qui veut dire crier : c' est peut-être aller un peu loin ! Mais le nombre exact de ces mots importe peu ; il y en aura toujours trop , bien qu' ils meurent assez rapidement . Rien ne se fane plus vite dans une langue que les mots sans racines vivantes : ils sont des corps étrangers que l' organisme rejette , chaque fois qu' il en a le pouvoir , à moins qu' il ne parvienne à se les assimiler . prosthèse , terme grammatical , - élégante traduction de greffe ! -a échoué sous la forme prothèse chez les dentistes qui bientôt n' en voudront plus . Déjà les médecins qui ont de l' esprit n' osent plus guère appeler carpe le poignet ni décrire une écorchure au pouce en termes destinés sans doute à rehausser l' état de duelliste , mais aussi à ridiculiser l' état de chirurgien . Si beaucoup de mots nécessaires à la médecine et à l' anatomie ( celui -ci même , par exemple ) sont irremplaçables , il faut tout de même tenter de les rendre moins laids en les francisant complètement et non plus seulement du bout de la plume ; nous examinerons ce point . De l' usage des termes grecs dans les sciences médicales , on donne cette explication qu' il est impossible de tirer tel dérivé nécessaire de tel mot français . Que faire de oreille , par exemple , ou de oeil ? mais du mot oeil l' ancienne langue a tiré oeillet , oeillade , oeillère ; de oreille , elle a tiré oreillon ( orillon , dans * Furetière ) , oreillard , oreiller , oreillette , oreillé ( terme de blason ) . oreillon , c' est pour le peuple toute maladie interne de l' oreille ; cela vaut bien otite , il semble . oeil était tout disposé à donner bien d' autres rejetons : oeiller , oeilliste , oeillage , oeillon , oeillard , etc. ; et oreille : oreilliste , oreilleur , oreillage . qui même peut affirmer que ces termes ne sont pas usités en quelque métier ? Mais le médecin des yeux eût rougi de s' appeler oeilliste , comme le médecin des dents s' appelle dentiste ; déjà la qualification d' oculiste , insuffisamment barbare , humilie ses prétentions : il est ophtalmologue . il y a aussi des otologues , des glossologues et peut-être des onyxologues . comme la médecine , la botanique , dont les éléments premiers , les noms vrais des plantes , sont pourtant de forme populaire , a été ravagée par le latin et par le grec . Là , il n' y a aucune excuse , car toutes les plantes ont un nom original et rien n' obligeait les botanistes français à accepter la ridicule nomenclature de * Linné , alors que la nomenclature populaire est d' une richesse admirable . Pour le seul mot clematis vitalba ou clématite , en véritable français , viorne , du latin viburnum , il n' y a pas dans la langue et dans les dialectes moins d' une centaine de noms ; en voici quelques-uns , parmi lesquels on pouvait choisir : aubevigne , vigne blanche , vignolet , fausse vigne , veuillet , vioche , vigogne , viorne , vienne , vianne , viaune , liaune , liane , viène , vène , liarne , iorne , rampille , et des mots composés très pittoresques : barbe de chèvre , barbe au bon dieu , cheveux de la vierge , cheveux de la bonne dame , consolation des voyageurs . à quoi bon alors le mot clématite ( qui n' est d' ailleurs pas laid ) ? Quel est son rôle si ce n' est celui de négateur de tous ceux qu' il a l' orgueil de remplacer ? Elle est singulière la légendaire pauvreté d' une langue où l' on pourrait dans l' écriture d' un paysage nommer trente fois une plante sans répéter deux fois le même nom ! Mais une langue est toujours pauvre pour les demi-savants . Que d' images pleines de grâce dans ces noms que le peuple donna aux fleurs ! Ainsi l' adonis aestivalis ou autumnalis est appelé : goutte de sang , sang de * Vénus , sang de * Jésus ; l' anémone nemorosa est la pâquerette , la demoiselle , la * Jeannette , la fleur des dames ; la pulsatilla vulgaris est la coquelourde , la coquerelle , le coqueret , la coquerette , la clochette , le passe-velours , la fleur du vent . cette coquerelle , des botanistes ont osé la dénommer alkékange , mot dont j' ignore l' origine , mais dont la laideur est trop évidente . L' ortie de mer est devenue l' acalèphe ; le chardon , une acanthe , et l' épine-vinette , une oxyachante ; l' âne qui broute en remuant les oreilles reçoit la qualification pompeuse d' acanthophage . sous le nom de zoologie , l' histoire naturelle s' est glorifiée , comme la botanique , d' un mépris complet pour la langue populaire et raisonnable : l' espadon est promu à la dignité de xiphias et le raveçon devient un uranoscope , de sorte qu' on doute si ce poisson n' est pas plutôt une lunette d' approche ; les fourmiliers sont des oryctéropes ; les crabes , des ocypodes ; les chauves-souris , des chéiroptères ; traduit bien soigneusement en gréco-français , le fourmi-lion devient le myrméléon . il y a un oiseau que * Buffon appelle courlis de terre ou grand pluvier ; * Belon , pour le mieux caractériser , adopte le terme populaire , jambe enflée , lequel est fort juste , puisque ce pluvier est remarquable par un renflement particulier de la jambe au-dessus du genou . Une telle bonhomie a choqué les naturalistes modernes et ils ont traduit soigneusement en grec jambe enflée , ce qui a donné le mot charmant oedicnème . ce sont les mêmes ravageurs qui baptisèrent brutalement orthorrhynque le miraculeux oiseau-mouche , la petite chose ailée par excellence , et dont on disait jadis qu' il vole sans jamais se reposer , qu' on croyait dénué de pattes , parce que les indiens qui le capturaient les enlevaient si adroitement que toute trace de la blessure avait disparu ! Une histoire naturelle pour les enfants commence ainsi un chapitre : " le nom du choeropotamos vient de deux mots grecs , choiros , porc , et potamos , rivière . " n' est -elle pas amusante cette explication , qui répète sans doute littéralement le raisonnement du savant inventeur de ce mot grotesque ? Mais ni le savant ni personne n' ont jamais songé combien il serait simple , clair et logique , et économique de dire , avec naïveté : porc de rivière . ensuite les grecs pourront traduire cela en grec , les anglais en anglais , les allemands en allemand ; cela ne nous regarde pas . Outre sa nomenclature , où je veux encore relever quelques mots galants tels que chondroptérygien et macrorrhynque ( comment des créatures humaines ont -elles pu émettre de tels sons , volontairement ? ) , l' histoire naturelle possède une langue générale dont elle a malheureusement imposé l' usage aux historiens et aux critiques . En voici un aperçu : anthropozoologique , morphologie ... etc . Quelques-uns de ces mots sont d' une laideur neutre et bête ; les autres sont hideux à dégoûter de la science et de toute science . * Buffon cependant , qui avait du génie , a écrit sur l' homme tout un volume , encore scientifiquement valable , et dans une langue qu' un enfant de douze ans comprend à la première lecture . La notion contenue dans hyperdolychocéphale n' est pas de celles dont l' importance puisse justifier la méchanceté du mot . Le grec admettait des combinaisons de lettres que nous ne pouvons plus juger , la prononciation ancienne nous étant inconnue ou mal connue . C' est pourquoi aucun mot grec , ni même les noms propres , ne peut être transposé littéralement en français . J' ignore comment les grecs articulaient ( ... ) , mais certainement ils ne disaient pas * Héraklès . * Hercule n' est pas une transcription beaucoup moins exacte . Du xive au XVIIe siècle , le français , alors si puissant , avait dompté et réduit au son de son oreille presque tous les noms grecs historiques . C' est de cette époque que datent * Troie , * Ulysse , * Hélène , * Achille , * Cléopâtre , * Thèbes , qu' on a voulu réformer plus tard et arracher de la langue en les écrivant * Troié , * Odysseus , * Hélénè , * Akhilleus , * Cléopatrè , * Thébè . quant à la nécessité de différencier ( ... ) d' avec * Neptunus , elle est certaine ; là , on pourra peut-être innover , mais en se souvenant que notre langue est latine et que la transcription latine de ( ... ) est * Posidion . il faut beaucoup de tact et beaucoup de prudence pour franciser des mots grecs , sans offenser à la fois le grec et le français . chapitre IV . La langue française et la révolution . - le jargon du système métrique . - la langue traditionnelle des poids et mesures . - la langue des métiers : la maréchalerie , le bâtiment , etc . - beauté de la langue des métiers , dont l' étude pourrait remplacer celle du grec : * Victor * Hugo se vantait d' avoir libéré tous les mots du dictionnaire . Il songeait aux mots anciens qui sont beaux comme des plantes sauvages et de même origine naturelle et spontanée . Mais son génie d' anoblir les moindres syllabes eût échoué devant les monstres créés par la révolution ; il eût échoué et il eût reculé devant millilitre , décistère et kilo ! je n' ai pas qualité pour juger des avantages offerts par le système métrique , ni pour affirmer que la routine des anglais ait entravé leur développement commercial et restreint leur expansion dans le monde . Il ne s' agit en cette étude que de la beauté verbale et je dois me borner à chercher si le mot grain est moins beau que le mot décigramme , si l' extraordinaire kilo n' est pas une perpétuelle insulte au dictionnaire français . Cette abréviation , plus laide encore que le mot complet , est fort usitée ; kilo et kilomètre sont même à peu près les deux seuls termes usuels que le système métrique ait réussi à introduire dans la langue , puisque litre sous cette forme et sous celle de litron existait déjà en français . En 1812 , devant la répugnance bien naturelle du peuple , on dut permettre le retour des anciens mots proscrits qui s' adaptèrent désormais à des poids et à des mesures conformes à la loi nouvelle . Il restait à adoucir la théorie , comme on avait adouci la pratique et à faire rentrer dans l' enseignement primaire les termes français chassés au profit du grec ; on ne l' a pas osé et l' on continue à enseigner dans les écoles toute une terminologie très inutile et très obscure . Aujourd'hui comme durant tous les siècles passés , le vin se vend à la chopine , au demi-setier , au verre ; et dans les provinces les vieux mots pots , pinte , poisson , roquille , demoiselle et bien d' autres sont toujours en usage ; pièce , foudre , velte , queue , baril , pipe , feuillette , muid , tonneau , quartaut n' ont point capitulé devant hectolitre , ni boisseau , ni barrique , ni hotte . en * Normandie le mot hectare est tout à fait incompris , hormis des instituteurs primaires : là , comme sans doute dans les autres provinces , le champ du paysan s' évalue en acres , arpents , journaux , perches , toises , verges et vergées . les marins en sont restés à la lieue , à la brasse , au mille , au noeud , et plusieurs corps de métier , notamment les imprimeurs , pratiquent uniquement le système duodécimal , soit sous les noms de point , ligne , pouce et pied , soit au moyen d' un vocabulaire spécial . Qui entendit jaais prononcer le mot stère ? les bûcherons qui mesurent encore le bois au lieu de le peser se servent plus volontiers de la corde , et les auvergnats , de la voie . cette racine inusitée n' en a pas moins fructifié : elle a donné stéréotomie , stéréoscope , stéréotypie , mots élégants et qui ont le mérite de prouver qu' il ne peut y avoir aucun rapport rationnel entre la signification et l' étymologie . Les pauvres enfants auxquels on a fait croire que les syllabes du mot stère contiennent l' idée de solide ne sont -ils pas tout disposés à comprendre stéréoscope ? heureusement que , moins respectueux que leurs maîtres , ils oublient bientôt ces mots absurdes ; les ouvriers stéréotypeurs n' ont pas tardé à imposer clichage et cliché . en dehors du système officiel , mètre a été d' une terrible fécondité ; allié tantôt à un mot grec , tantôt à un mot latin , car tout est bon aux barbares qui méprisent la langue française , il donna une quantité de termes inutiles et déconcertants tels que chronomètre , microchronomètre , célérimètre ( que l' instinct a tout de même éliminé pour prendre compteur ) , anthropométrie . ce dernier mot est d' autant plus mauvais qu' il ne dit rien de plus que mensuration , doublet du vieux mesurage , malheureusement dédaigné . On prépare pour l' exposition une grande carte des récifs et des profondeurs des côtes de * France ; ce titre donnerait une bien médiocre idée des talents de l' auteur ; aussi a -t-il dénommé sa carte lithologico-isboathométrique . voilà qui est sérieux . Le système métrique pouvait très bien se concilier avec le vocabulaire traditionnel ; c' est ce qui est advenu dans la pratique de la vie , et encore que les lois ( singulières tracasseries ! ) défendent d' imprimer le mot sou dans une indication de prix , peu de gens se sont encore résignés à appeler ce pauvre sou proscrit autrement que par son nom unique et vénérable . Comme les poids et mesures , la plupart des métiers ont eu à subir l' assaut du gréco-français , mais la plupart ont assez bien résisté , opposant au pédantisme la richesse de leurs langues spéciales créées bien avant la vulgarisation du grec . Sauf quelques mots par lesquels d' académiques vétérinaires voulurent glorifier leur profession , la maréchalerie se sert d' un dictionnaire entièrement français , ou francisé selon les bonnes règles et les justes analogies ; parmi les plus jolis mots de ce répertoire peu connu figurent les termes qui désignent les qualités , les vices ou la couleur des chevaux ; azel , aubère , balzan , alzan , bégu , cavecé , fingart , oreillard , rouan , zain . récemment la racine ( ... ) est venue donner naissance , d' abord à l' hippologie ( qui n' est autre que la maréchalerie ) , puis à l' hippophagie ; les palefreniers sont devenus très probablement des hippobosques et enfin , ceci est plus certain , la colle faite avec la peau du cheval a pris le nom magnifique d' hippocolle . ce mot n' est -il pas un peu trop gai pour sa signification ? La vénerie et le blason possèdent des langues entièrement pures et d' une beauté parfaite ; mais il m' a semblé plus curieux de choisir comme type de vocabulaire entièrement français celui d' une science plus humble , mais plus connue , celui de l' ensemble des corps de métier nécessaires à la construction d' une maison . Que l' on parcoure donc " le dictionnaire du constructeur , ou vocabulaire des maçons , charpentiers , serruriers , couvreurs , menuisiers , etc. " , et l' on verra que tous les outils , tous les travaux de tous ces ouvriers ont trouvé dans la langue française des syllabes capables de les désigner clairement . La lente organisation d' une telle langue fut un travail admirable auquel tous les siècles ont collaboré . Elle est faite d' images , de mots détournés d' un sens primitif et choisis pour un motif qu' il est souvent difficile d' expliquer . Voici quelques-uns de ces termes dont plusieurs sont familiers à tous sous leur double signification : bélier , mouton , moufle , grue , chèvre , vérin . le nom de jet-d'eau donné à une sorte de rabot est fort joli par l' image évoquée des copeaux qui surgissent au-dessus du contre-fer ; il semble nouveau dans cette signification , mais la langue des métiers toujours vivante et si inconnue est en perpétuelle transformation . Je ne suis pas éloigné de songer qu' il serait plus utile de faire apprendre aux enfants les termes de métier que les racines grecques ; leur esprit s' exercerait mieux sur une matière plus assimilable , et si l' on joignait à cela des exercices sur les mots composés et les suffixes , peut-être prendraient -ils plus de goût et quelque respect pour une langue dont ils sentiraient la chaleur , les mouvements , les palpitations , la vie . chapitre V. Les mots gréco-français jugés d' après leur forme et leur sonorité . - comment le peuple s' assimile ces mots . - rejet des principes étymologiques . - l' orthographe et le " fonétisme " : tout n' est pas mauvais dans les récents langages techniques . Naguère , obligée à des abréviations par la longueur hostile de certains vocables , la chimie a dû adopter , pour signifier tout un ensemble de combinaisons complexes , tel suffixe assez heureux . Sur l' analogie de vitriol nous avons vu naître aristol , formol , menthol , goménol , mots très acceptables et d' une bonne sonorité . Ainsi , après avoir réprouvé les très anciens termes couperose , nitre , esprit-de-sel , vitriol , pour leur substituer sulfate de cuivre , azotate de potasse , acide chlorhydrique , acide sulfurique , les chimistes ont dû , tout comme les alchimistes , négliger dans le mot nouveau la notation des éléments combinés dans la matière nouvelle . Ce retour à l' instinct est un grand progrès linguistique . Des suffixes en ose , la chimie et la médecine ont créé les mots dont glucose , amaurose sont des types assez bons et qui démontrent qu' avec un peu de goût la formation savante serait maniable sans danger pour la langue . Enfin tous les vocabulaires techniques ont trouvé dans le grec des mots faciles à franciser et immédiatement acceptables ; je citerai glène , galène , malacie , lycée , mélisse , en renvoyant aux premières pages de cette étude où l' on trouvera les raisons de leur beauté analogique . Ils ont une forme heureuse , mais par hasard ; et pourtant tout mot grec aurait pu devenir français si l' on avait laissé au peuple le soin de l' amollir et de le vaincre . asthme figure dans la langue depuis plusieurs siècles , ainsi que la phthisie ( ou phtisie , avec une incorrection ) , mais l' usage les avait très heureusement déformés en asme et en tésie ; c' est d' ailleurs pour nos organes une nécessité que cet adoucissement . Les almanachs de l' école de * Salerne avaient encore popularisé apoplexie , paralysie , épilepsie , anthrax , mais la langue ne les avait admis qu' avec des modifications considérables : popelisie , palacine , épilencie , antras , mots excellents et très aptes à signifier clairement les maladies qu' ils représentent . Nous sommes devenus trop respectueux et trop timides pour que l' on puisse conseiller aujourd'hui de soumettre à ce traitement radical les mots gréco-français du répertoire verbal ; il faut cependant trouver à leur laideur quelques palliatifs . Le premier remède sera de rejeter tous les principes de l' orthographe étymologique et de soulager les mots empruntés au grec de leurs vaines lettres parasites . Un mot étranger ne peut devenir entièrement français que si rien ne rappelle plus son origine ; on devra , autant que possible , en effacer toutes les traces . Les mots latins francisés par le peuple n' ont souvent gardé aucun signe de leur naissance ; on n' aperçoit pas , au premier coup d' oeil , libella dans niveau , catellus dans cadeau , muscionem dans moineau , patella dans poële , aboculus dans aveugle . ces déformations , qui sont très régulières , si elles ne peuvent plus servir d' exemples pour l' incorporation actuelle des mots étrangers , enseigneront cependant le mépris de ce qu' on appelle les lettres étymologiques . Je ne crois pas qu' il soit possible ni utile de modifier la forme des mots latins anciennement francisés par les érudits , ni , sous prétexte d' alignement , de biffer certaines lettres doubles , de remplacer les g doux et les ge par les j , ni enfin de faire subir à l' orthographe aucune des modifications radicales et maladroites préconisées par les " fonétistes " . Il faut accepter la langue sous l' aspect que lui ont donné quatre siècles d' imprimerie , et que le journal vulgarise depuis cinquante ans . Nul ne peut consentir , qui aime la langue française , à écrire fam , ten , cor , om , pour femme , temps , corps , homme . si l' on voulait réaliser la prétention des réformistes et écrire les mots exactement comme ils se prononcent , chaque lettre n' ayant qu' une valeur et chaque son étant représenté par une lettre unique , il ne faudrait pas moins de 50 signes différents attribués à 27 consonnes et à 23 voyelles pures ; sans compter les voyelles nasales , ce qui porterait à 58 le chiffre total des lettres de l' alphabet français . * M. * Paul * Passy se sert de 42 signes dans sa méthode phonétique élémentaire ; c' est suffisant , mais non scientifique . Une analyse un peu minutieuse des sons de la langue française ne pourrait s' établir à moins d' une centaine de lettres ; et il faudrait constamment refondre cet alphabet modèle , car les sons changent : tantôt une lettre perd un son , tantôt elle en gagne un autre . Le bref alphabet latin , par ses combinaisons infinies , est apte à rendre toutes les nuances de la voix et toutes les demi-nuances d' une prononciation infiniment variable : on ne fait pas entendre les deux tt dans littéral , littérature , mais on en fait peut-être entendre un peu plus d' un seul , un et une fraction impondérable . Quel signe pourra fixer l' insaisissable nuance ? Est -on sûr que bèle soit l' exact équivalent phonétique de belle , que frè remplace frais ? l' e muet , quoiqu' il ne se prononce plus dans la plupart des cas , a gardé une valeur de position ; il est impossible , comme le veulent les phonétistes , de le supprimer de la langue française . L' orthographe ne doit pas plus se conformer à la prononciation que la prononciation à l' orthographe . chapitre VI . Réforme des mots grecs-français . - les lettres parasites et les groupes arbitraires ( ph , ch ) . - liste de mots grecs réformés . - la cité verbale et les mots insolites . - dernier mot sur le " fonétisme " . - la liberté de l' orthographe : il n' y a à cette heure que deux réformes à faire dans l' orthographe : l' une concerne les mots grecs ; l' autre , les mots étrangers . Les deux questions sont distinctes . Je parlerai des mots étrangers dans un autre chapitre . Les mots grecs imposés au dictionnaire français perdraient une partie de leur laideur pédante si on les soumettait à une simple opération de nettoyage . Il faut supprimer : toutes les lettres qui ne se prononcent pas ; toutes celles qui aspirent inutilement la consonne qu' elles précèdent ; il faut aussi remplacer les ph par des f , les y par des i et écrire par qu les k et les ch durs . La suppression des lettres purement parasitaires est en train depuis la seconde moitié du XVIIe siècle . * M. * Gréard l' a reconnu dans un rapport sur la réforme de l' orthographe : si l' on écrit rapsode , trésor , trône , il n' y a aucun motif raisonnable d' écrire chrome , rhododendron , thésauriser . les consonnes aspirantes seraient plus difficiles à éliminer . Cependant phtisie est inadmissible et ftisie ne l' est guère moins ; il faudrait ici se guider sur l' analogie , sur l' italien , sur l' ancienne langue , et dire tisie . remplacer ph par f : la réforme est faite pour fantôme , fantaisie ; elle s' appliquera à tous les mots analogues avec la même facilité . Les y deviendront très aisément des i , et l' on écrira sinfonie , sinonime , stile , comme on écrit déjà cimaise . j' ose à peine dire que kilo , kyste deviendraient français sous la forme quiste , quilot ; cela est trop évident et trop simple pour qu' on l' admette . Peut-être redoutera -t-on pareillement d' écrire arquiépiscopal . devant a , o , u , le qu deviendrait naturellement c : arcange . voilà toutes mes propositions touchant la réforme des mots grecs . J' estime qu' en diminuant la laideur de ces mots elles augmenteraient d' autant la beauté de la langue française . Quel rajeunissement pour ces vocables barbares ( j' en nommerai quarante ) d' avoir été taillés comme des vieux arbres trop chargés de bois mort ! Souvent il suffira d' une lettre de moins pour que le mot rentre dans les conditions normales de la beauté linguistique . Sans doute aucun élagage , si rigoureux qu' il soit , ne donnera aux mots grecs la pureté de lignes qu' ils auraient acquise en passant par la forge populaire . De ( .... ) nous ne pouvons plus faire sortir que filactère , qui garde un air un peu gauche , surtout si on le compare au vieux filatire que le pèlerin * Richard avait au XIIe siècle tiré des mêmes syllabes : a crois , a filatires , a estavels de cire , les encensiers aportent , si vont le messe dire . voici des mots , avec leur état en italien : thyrse , tirse , tirso ... etc . On voit qu' il s' agit seulement de franciser des mots insolites , de les achever au moyen de retouches , de les polir par le sacrifice de quelques excroissances . Il y a loin de ces petits travaux de jardinage au bouleversement entrepris par certains réformateurs que l' ignorance du vieux français rend tout à fait impropres à concilier la beauté traditionnelle avec la beauté d' utilité . Le mot étant un signe , et rien de plus , doit avoir les caractères du signe , la diversité et la fixité des formes . Sans doute on peut écrire poto , rato , gato , morso , nivo , sous prétexte que dans ces mots le son final est rendu plus nettement et plus clairement par o que par eau . dans l' absolu , c' est vrai ; mais les langues ne sont pas dans l' absolu , puisqu' elles vivent , se meuvent , s' accroissent , meurent . Il y a dans les langues une beauté visible que l' on diminue en introduisant dans la cité verbale des figures étrangères , des voix dissonantes . Les mots grecs : il semble que , vomis par les cartons de * Flaxman , des guerriers vêtus d' un seul casque à balai fassent la cour à des marquises ou à des grisettes ; qu' ils rentrent dans leurs cartons , qu' ils réintègrent leurs musées et continuent , rouges autour des vases noirs , leurs éternels gestes , ou que , résignés à la loi du milieu , ils se fassent , par le costume et par l' accent , les fils du peuple où ils se sont introduits . Mais cette beauté du vocabulaire , on ne la diminue pas moins en proscrivant la variété individuelle dans la permanence du type , et c' est là l' erreur des phonétistes et le danger de leurs théories . Si , pour ne pas changer d' exemple , tous les sons en o étaient rendus par l' unique lettre o , outre que la langue perdrait un de ses caractères particuliers qui est de ne posséder aucune syllabe finale terminée par un o , il en résulterait une monotonie insupportable . Il faut encore observer que le signe eau contient une force secrète rigoureusement attachée au groupe des trois lettres qui le déterminent ; il représente à la fois le son o et le son el . Niveau est , tout aussi bien que l' italien livello , la figure exacte du latin libella ; il a été nivel , et , comme tel , a donné niveler ; mais sa forme niveau l' aurait donné tout aussi bien , comme taureau a suggéré récemment taurelle . il y a des réformateurs plus modérés et dont le but , purement utilitaire , est de rendre le français plus accessible aux étrangers ; leurs principes sont ceux qui ont guidé jadis l' académie espagnole quand elle simplifia la vieille orthographe ; j' ai donné les motifs à la fois de science et d' esthétique qui ne me permettent pas de les accepter . Je considère comme intangibles la forme et la beauté de la langue française , et si je livre à la serpe la plupart des mots grecs et des mots étrangers , c' est précisément pour leur donner la beauté qui leur manque . Une orthographe fixe est nécessaire . La permanence des signes imprimés a certainement été un grand progrès . Il est évident que cette permanence n' est pas grandement troublée quand on supprime un des p d' appréhension ou quand on transforme en è le second é d' événement ; le seul danger est qu' une licence n' en amène une autre et que l' orthographe ne devienne tellement personnelle que la moindre lecture exige un travail de déchiffrement . * M. * Anatole * France a défendu le droit à la " faute d' orthographe " sous toutes ses formes et avec toutes ses fantaisies : c' est une question absolument différente . Il est aussi déraisonnable d' exiger de tous la connaissance de l' orthographe que la connaissance du contre-point ou de l' anatomie comparée . L' étude des formes verbales n' en est pas moins légitime , ainsi que le souci de la conservation de la pureté qui détermine leur caractère et leur race . chapitre VII . Le latin , tuteur du français . - son rôle de chien de garde vis-à-vis des mots étrangers . - les peuples qui imposent leur langue et les peuples qui subissent les langues étrangères . - peuples et cerveaux bi-lingues : le français , depuis son origine , a vécu sous la tutelle du latin . Sa naissance a été latine ; son éducation a été latine ; et jusque pendant sa maturité , si on doit supposer qu' il la vit depuis trois siècles , l' appui et les conseils du latin l' ont suivi pas à pas : le latin a toujours été la réserve et le trésor où il a puisé les ressources qu' il n' osait pas toujours demander à son propre génie . C' est un fait , mais non une nécessité . Les langues une fois formées peuvent se suffire à elles-mêmes ; quoique l' on n' ait pas d' exemple certain , parmi les parlers civilisés , d' une telle scission et d' un tel isolement , on supposera très logiquement que le dialecte de l' * Ile- * De- * France , tout d' un coup privé du latin , se soit développé et ait atteint sa parfaite virilité à l' abri de l' influence extérieure . Si le latin avait péri au Xe siècle , le français , sans être radicalement différent de la langue que nous parlons aujourd'hui , tout en possédant le même fonds de mots usuels , tout en usant d' une pareille syntaxe , aurait cependant évolué selon d' autres principes . Il est très probable qu' il serait devenu presque entièrement monosyllabique , suivant sa tendance initiale toujours combattue par la présence du latin , et d' un latin particulier dont la tendance contraire allongeait les mots par l' accumulation des suffixes . Sous cette forme supposée , la langue française aurait eu un caractère très original , très pur , et peut-être faut -il regretter la longue tutelle qu' elle a subie au cours des siècles . Peut-être ; à moins que la présence du latin n' ait été au contraire particulièrement bienfaisante ; à moins que , comme un vigilant chien de garde , le latin , posté au seuil du palais verbal , n' ait eu pour mission d' étrangler au passage les mots étrangers et d' arrêter ainsi l' invasion qui , à l' heure actuelle , menace très sérieusement de déformer sans remède et d' humilier au rang de patois notre parler orgueilleux de sa noblesse et de sa beauté . Je crois vraiment qu' en face de l' anglais et de l' allemand le latin est un chien de garde qu' il faut soigner , nourrir et caresser . Ou bien l' enseignement du latin sera maintenu et même fortifié par l' étude des textes de la seconde et de la troisième latinité ; ou bien notre langue deviendra une sorte de sabir formé , en proportions inégales , de français , d' anglais , de grec , d' allemand , et toutes sortes d' autres langues , selon leur importance , leur utilité , ou leur popularité . Nous avons de tout temps emprunté des mots aux divers peuples du monde , mais le français possédait alors une volonté d' assimilation qu' il a négligée en grande partie . Aujourd'hui le mot étranger qui entre dans la langue , au lieu de se fondre dans la couleur générale , reste visible comme une tache . L' enseignement des langues étrangères nous a déjà inclinés au respect d' orthographes et de prononciations qui sont de vilains barbarismes pour nos yeux et nos oreilles . Si à dix ans de latin on substituait dans les collèges dix ans d' anglais et d' allemand ; si ces deux langues devenaient familières et aux lettrés de ce temps -là et aux fonctionnaires et aux commerçants ; si , par l' utilité retirée tout d' abord de ces études , nous étions parvenus à l' état de peuple bilingue ou trilingue ; si encore nous faisions participer les femmes et-pourquoi pas ? Cependant , chacune des quatre régions frontières ayant choisi de penser dans la langue du peuple voisin , peut-être resterait -il vers le centre , aux environs de * Guéret et de * Châteauroux , quelques familles farouches où se conserveraient , à l' état de patois , les mots les plus usuels de * Victor * Hugo . Ce serait la seconde fois que pareille aventure aurait pour théâtre le sol de la * Gaule . Comme les contemporains de * M . * Jules * Lemaître , les petits-fils de * Vercingétorix s' avisèrent que le celte était une langue sans utilité commerciale ; ils apprirent le latin très volontiers . Ceux qui résistèrent à l' esprit du siècle se retirèrent dans l' * Armorique ; leur entêtement a légué au français environ vingt mots : c' est tout ce qui reste des dialectes celtiques parlés en * Gaule , puisque les bretons d' aujourd'hui sont des immigrés gallois . Une langue n' a pas d' autre raison de vie que son utilité . Diminuer l' utilité d' une langue , c' est diminuer ses droits à la vie . Lui donner sur son propre territoire des langues concurrentes , c' est amoindrir son importance dans des proportions incalculables . Il y a deux sortes de peuples : ceux qui imposent leur langue et ceux qui se laissent imposer une langue étrangère . La * France a été longtemps le peuple de l' * Europe qui imposait sa langue ; un français d' alors , comme un anglais d' aujourd'hui , ignorait volontairement les autres langues d' * Europe ; tout mot étranger était pour lui du jargon et quand ce mot s' imposait au vocabulaire , il n' y entrait qu' habillé à la française . Allons -nous , sur les conseils des comités coloniaux , devenir une nation polyglotte , sans même nous apercevoir que cela serait un véritable suicide linguistique , et demain un suicide intellectuel ? Je n' ai pas le courage de défendre avec enthousiasme , comme * M . * Jules * Lemaître , " le règne définitif de l' industrie , du commerce et de l' argent " ; je ne saurais calculer ce que vaut-valeur marchande -la parfaite connaissance de l' anglais , de l' allemand ou de l' espagnol ; ma vocation est de défendre , par des oeuvres ou par des traités , la beauté et l' intégrité de la langue française , et de signaler les écueils vers lesquels des mains maladroites dirigent la nef glorieuse . Vilipender les langues étrangères n' est pas mon but , non plus que de déprécier le grec ; mais il faut que les domaines linguistiques soient nettement délimités : les mots grecs sont beaux dans les poètes grecs et les mots anglais dans * Shakespeare ou dans * Carlyle . Un homme intelligent et averti peut savoir plusieurs langues sans avoir la tentation d' entremêler leurs vocabulaires ; c' est au contraire la joie du vulgaire de se vanter d' une demi-science , et le penchant des inattentifs d' exprimer leurs idées avec le premier mot qui surgit à leurs lèvres . La connaissance d' une langue étrangère est en général un danger grave pour la pureté de l' élocution et peut-être aussi pour la pureté de la pensée . Les peuples bilingues sont presque toujours des peuples inférieurs . * M. * Jules * Lemaître juge ainsi que du temps perdu les années passées au collège à " ne pas apprendre le latin " ; mais il ne s' agit pas d' apprendre le latin : il s' agit de ne pas désapprendre le français . Il vaut mieux perdre son temps que de l' employer à des exercices de déformation intellectuelle . On a récemment insinué qu' un bon moyen pour inculquer aux français une langue étrangère serait de les envoyer faire leurs études à l' étranger . Les " petits français " seraient remplacés en * France par des petits anglais , par des petits allemands ; ainsi chaque peuple , oubliant sa langue maternelle , irait patoiser chez son voisin : système excellent , grâce auquel auquel les européens , sachant toutes langues , n' en sauraient parfaitement aucune . Je résumerai en un mot ma pensée : le peuple qui apprend les langues étrangères , les peuples étrangers n' apprennent plus sa langue . Mais ces considérations , sans être absolument en dehors de mon sujet , s' éloignent de l' esthétique verbale : il me faut maintenant étudier , comme je l' ai fait pour le grec , l' intrusion en français des mots étrangers , des mots anglais en particulier . chapitre VIII . Comment le peuple s' assimile les mots étrangers . - liste de mots allemands , espagnols , italiens , etc. , anciennement francisés . - rapports linguistiques anglo-français . - le français des anglais et l' anglais des français . - les noms des jeux . - la langue de la marine : il est indifférent que des mots étrangers figurent dans le vocabulaire s' ils sont naturalisés . La langue française est pleine de tels mots : quelques-uns des plus utiles , des plus usuels , sont italiens , espagnols ou allemands . Voici une nomenclature très abrégée des principaux mprunts directs de la langue française aux parlers les plus divers . Outre les mots venus à l' origine de l' ancien allemand , par l' intermédiaire du latin médiéval , l' allemand moderne a donné au français flamberge , fifre , sabre , vampire , rosse , hase , bonde , gamin ; le flamand : bouquin ; le portugais : fétiche , bergamote , caste , mandarin , bayadère ; l' espagnol : tulipe , limon , jasmin , jonquille , vanille , cannelle , galon , mantille , mousse ( marine ) , récif , transe , salade , liane , créole , nègre , mulâtre ; l' italien : le provençal : badaud , corsaire , vergue , forçat , caisse , pelouse ; le polonais : calèche ; le russe : cravache ; le mongol : horde ; le hongrois : dolman ; l' hébreu : gêne ; l' arabe : once , girafe , goudron , amiral , jupe , coton , taffetas , matelas , magasin , nacre , orange , civette , café ; le turc : estaminet ; le cafre : zèbre ; les langues de l' * Inde : bambou , cornac , mousson ; les langues américaines : tabac , ouragan ; le chinois : thé . voilà des mots ( et il y en a beaucoup d' autres ) sans lesquels il serait difficile de parler français , et auxquels le puriste le plus exigeant n' oserait adresser aucun reproche ; ils sont presque tous entrés anciennement dans la langue , et c' est ce qui explique la parité de leurs formes avec celles des mots français primitifs . Si l' on descend au XIXe siècle , la figure des mots étrangers , même les plus usuels , change et se barbarise . L' italien avait donné brave , il redonne bravo ; il donne : imbroglio , fiasco ; l' allemand ne nous communique plus que de féroces assemblages de consonnes : kirsch , block-haus ; l' espagnol demeure trop visible dans embargo ; le russe dans knout et le hongrois dans shako . mais c' est en étudiant l' anglais dans le français que l' on comprendra le mieux les dommages que peut causer à une langue devenue respectueuse , un vocabulaire étranger . L' anglais nous a fourni un grand nombre de mots qui se comportent dans notre langue selon des modes assez différents . Les uns , en petit nombre , entrés par l' oreille , ont été naturellement francisés puisque leur écriture figurative était ignorée ; celui qui les transcrivit le premier méconnut sans doute leur origine et les considéra comme des termes de métier . Aujourd'hui même la phonétique n' arrive pas toujours à retrouver leur source . Tels sont : héler , poulie , taquet , toueur , beaupré , comité . d' autres avaient été jadis donnés à l' * Angleterre par la * France ; ils ont repris assez facilement une forme française ; ainsi trousse , substantif verbal de trousser ( tortiare ) , est devenu en anglais truss et nous est revenu drosse ( terme de marine ) . Les rapports linguistiques ont toujours été un peu tendus entre les deux pays . Ni un français ne peut prononcer un mot anglais , ni un anglais un mot français , et souvent les déformations sont extraordinaires . Lorsque le mot entre par l' écriture , il se francise à la fois de forme et de prononciation , ou de prononciation seulement . Le premier mode donne des mots d' un français parfois médiocre , mais tolérable : boulingrin , bastringue , chèque , gigue , guilledin , bouledogue . quelques mots sont sur la limite de la naturalisation : les dictionnaires donnent déjà : ponche , poudingue . d' autres enfin s' écrivent en anglais et se prononcent en français : club , cottage , tunnel , jockey , dog-cart ; il est très probable qu' ils auraient fini par devenir clube , cotage , tunel , joquet , docart , si la demi-science et le respect n' étaient d' accord pour s' opposer à leur déformation . Mais il y a de plus graves injures . Toute une série de mots anglais ont gardé en français et leur orthographe et leur prononciation , ou du moins une certaine prononciation affectée qui suffit à réjouir les sots et à leur donner l' illusion de parler anglais . Rien de plus amusant alors que de rebrousser le poil du snobisme et de prononcer , comme un brave ignorant , tranvé et métingue . ces mots sont d' ailleurs sur la limite et on ne sait encore ce qu' ils deviendront : tramway semble s' acheminer vers tramoué plutôt que vers tranvé , quant à meeting , le peuple prononce résolument métingue , entraîné par l' analogie . Mais steamer , sleeping , spleen , water-proof , groom , speech , et tant d' autres assemblages de syllabes , sont de véritables îlots anglais dans la langue française . Il est inadmissible qu' on me demande de prononcer prouffe un mot écrit proof . les architectes ont imité en * France les fenêtres appelées par les anglais bow-window ; voilà un mot dont je ne sais rien faire . Jadis il serait devenu aussitôt beauvindeau ; sa lourdeur aurait pu choquer , mais non sa forme . Il était d' ailleurs bien inutile , puisque , d' après * Viollet- * Leduc , il a un exact correspondant en vrai français , bretêche . des vocabulaires entiers sont gâtés par l' anglais . Tous les jeux , tous les sports sont devenus d' une inélégance verbale qui doit les faire entièrement mépriser de quiconque aime la langue française . coaching , yachting , quel parler ! Des journalistes français ont fondé il y a un an ou deux un cercle qu' ils baptisèrent artistic-cycle-club ; ont -ils honte de leur langue ou redoutent -ils de ne pas la connaître assez pour lui demander de nommer un fait nouveau ? Cette niaiserie est d' ailleurs internationale , et le français joue chez les autres peuples , y compris l' * Angleterre , le rôle de langue sacrée que nous avons dévolu à l' anglais . Il y a à * Londres un jargon mondain et diplomatique : thé dansante , landau sociable , style blasé , morning-soirée ; solide s' exprime par solidaire , bon morceau par bonne-bouche et de pied en cap par cap à pie . notre anglais vaut ce français -là et il est souvent pire . Son inutilité est évidente . sleeping-car , garden-party , steamer , rail-way , rail-road , steeple-chase , dead-heat , warrant , reporter , interview , bond-holder , rocking-chair , sportsman et son féminin sportswoman , snowboot , smoking , music-hall , select , leader , authoresse : aucun de ces mots , dont la liste est inépuisable , n' ont même l' excuse d' avoir pris la langue française au dépourvu ; aucun qui ne pût trouver dans notre vocabulaire son exacte et claire contre-partie . Un journal discourait naguère sur authoresse , et , le proscrivant avec raison , le voulait exprimer par auteur . pourquoi cette réserve , cette peur d' user des forces linguistiques ? Nous avons fait actrice , cantatrice , bienfaitrice , et nous reculons devant autrice , et nous allons chercher le même mot latin grossièrement anglicisé et orné , comme d' un anneau dans le nez , d' un grotesque th . autant avouer que nous ne savons plus nous servir de notre langue et qu' à force d' apprendre celles des autres peuples nous avons laissé la nôtre vieillir et se dessécher . Cet aveu ne nous coûte rien : nous avons permis à l' industrie , au commerce , à la politique , à la marine , à toutes les activités nouvelles ou renouvelées en ce siècle , d' adopter un vocabulaire où l' anglais , s' il ne domine pas encore , tend à prendre au moins la moitié de la place . L' histoire linguistique des jeux de plein air est curieuse . On en trouverait difficilement un seul , parmi ceux qui ont été réimportés d' * Angleterre , qui ne fût connu et toujours pratiqué en * France par les enfants . Ainsi la balle à la crosse nous est revenue sous le nom de cricket ; la paume , sous le nom de tennis ; le ballon , sous le nom de foot-ball ; le mail , sous le nom de crocket . il suffirait évidemment de donner un nom anglais aux boules , à la marelle , ou au cerveau pour voir ces jeux innocents faire leur entrée dans le monde . La langue de la marine s' est fort gâtée en ces derniers temps , j' entends la langue écrite par certains romanciers , car la langue orale a dû se maintenir intacte . * M. * Jules * Verne mérite ce reproche d' avoir abusé des mots anglais dans ses merveilleux récits ; un seul de ses tomes me fournit les mots suivants : anchor-boat , steam-ship , main-mast , mizzenne-mast , fore-gigger , engine-screw , patent-log , skipper , sans compter dining-room et smoking-room , qui sont de la langue générale . Nul lexique cependant n' est plus pittoresque que celui de la marine française , et * M . * Jules * Verne , qui le connaît mieux mieux que personne , devrait l' employer toujours et ne pas laisser croire qu' il le juge inférieur en netteté et en beauté au lexique anglais . Que de mots , que de locutions d' une pureté de son admirable : étrave , étambot , misaine , hauban , bouline , hune , beaupré , artimon , amarres , amures , laisser en pantenne , haler en douceur ; voici deux lignes de vraie langue marine : " on cargue la brigantine , on assure les écoutes de gui ; une caliourne venant du capelage d' artimon est frappée sur une herse en filin ... " très peu de mots marins appartiennent au français d' origine ; ils ont été empruntés aux langues germaniques et scandinaves , au provençal , à l' italien ; mais leur naturalisation est parfaite , et presque tous peuvent servir de modèle pour le traitement auquel une langue jalouse de son intégrité doit soumettre les mots étrangers . chapitre IX . Naissance d' un mot . - réformes possibles dans l' orthographe des mots étrangers . - liste de mots anglais réformés . - liste de mots anglais francisés par les canadiens : j' ai vu naître un mot ; c' est voir naître une fleur . Ce mot ne sortira peut-être jamais d' un cercle étroit , mais il existe ; c' est lirlie . comme il n' a jamais été écrit , je suppose sa forme : lir ou lire , la première syllabe ne peut être différente ; la seconde , phonétiquement li , est sans doute , par analogie , lie le mot étant conçu au féminin . J' entendais donc , à la campagne , appeler des pommes de terre roses hâtives , des lirlies roses ; on ne put me donner aucune autre explication , et , le mot m' étant inutile , je l' oubliai . Dix ans après , en feuilletant un catalogue de grainetier , je fus frappé par le nom d' early rose donné à une pomme de terre , et je compris les syllabes du jardinier . lirlie , outre son phénomène de nationalisation , offre un fait récent de soudure de l' article ( les exemples anciens sont assez nombreux , lierre , luette , loriot ) , la forme première ayant certainement été irlie . voilà un bon exemple et un mot agréable formé par l' heureuse ignorance d' un jardinier . C' est ainsi qu' il faut que la langue dévore tous les mots étrangers qui lui sont nécessaires , qu' elle les rende méconnaissables : qui , sans un tel hasard , en supposant que le mot eût vécu , aurait jamais retrouvé early dans lirlie ? ce lirlie peut servir de type des mots étrangers qui entrent dans une langue à la fois par la parole et par l' écriture . Dans ce cas , il ne faut jamais hésiter à sacrifier l' orthographe au son . Le jardinier eût écrit lirlie ; un autre aurait pu sentir la présence de l' article et adopter irlie ; les deux mots seraient excellents , et early est très mauvais . Quand le mot est entré par la parole seule ( ce qui est rare maintenant ) , on transcrira le son tel qu' il est perçu . Si le mot est venu par l' écriture seule , il faut le réformer et l' écrire comme le prononcerait un paysan ou un ouvrier tout à fait étranger à l' anglais ou à telle autre langue . Je formulerais donc volontiers ainsi les mots suivants , bien connus sous leur aspect barbare ; je mets à côté un des mots qui peuvent servir d' étalon analogique : higuelife-high life calife fivocloque-five o'clock colloque ... etc . On sait que le français du * Canada a subi l' influence de l' anglais . Cette pénétration , d' ailleurs réciproque , est beaucoup moins profonde qu' on ne le croit et notre langue garde , au delà des mers , avec sa force d' expansion , sa vitalité créatrice et un pouvoir remarquable d' assimilation . Des mots qu' elle a empruntés à l' anglais , les uns , demeurés à la surface de la langue , ont conservé leur forme étrangère ; les autres , en grand nombre , ont été absorbés , sont devenus réellement français . Il serait même souvent impossible de reconnaître leur origine , sans documents historiques . C' est ainsi que township est devenu trompechipe ; * Sommerset , * Sainte- * Morisette ; standford , sainte-folle . on ne peut guère pousser plus loin l' absorption ; les syllabes anglaises , surtout pour les deux noms propres , n' ont vraiment été qu' un prétexte sonore à composer des mots agréables . Voici quelques déformations moins hardies et qui pourront , mieux encore que le précédent tableau , nous servir de guide en des circonstances analogues . On y a compris les mots dont la déformation , invisible pour les yeux , est cependant réelle puisque les canadiens les prononcent à la française . Bacon , bacon , lard bargain , bargain , marché ... etc . Ces listes suffiront ; on n' a voulu donner que des indications . C' est une clef que l' on peut compléter et alors consulter lorsqu' on aura un doute sur la forme française que doit revêtir le mot étranger . Si le mot se refuse à la naturalisation , il faut l' abandonner résolument , le traduire ou lui chercher un équivalent . Très souvent , après une brève réflexion , on le jugera tout à fait inutile : steamer est un doublet infiniment puéril de vapeur ; et quel besoin de smoking-room pour un parler qui possède fumoir ou de skating , quand , comme au * Canada , il pourrait dire patinoir ? c' est un devoir strict envers notre langue de n' ouvrir les portes sévères de son vocabulaire qu' à des termes nouveaux qui apportent avec eux une idée nouvelle et qui prennent au dépourvu nos propres ressources linguistiques . chapitre X. Une académie de la beauté verbale . - la formation savante et la déformation populaire . - la vitalité linguistique . - innocuité des altérations syllabiques . - la race fait la beauté d' un mot . - le patois européen et la langue de l' avenir : une académie serait utile , composée d' une vingtaine d' écrivains-si on en trouvait vingt-ayant à la fois le sens phonétique et le sens poétique de la langue . Au lieu de rendre des arrêts par prétérition , au lieu de se borner à omettre , dans un dictionnaire inconnu du public et déjà démodé quand il paraît , les mots de figure trop étrangère , elle agirait dans le présent , et les formes refusées ou bannies par elle seraient proscrites de l' écriture et du parler . Elle serait chargée de baptiser les idées nouvelles ; elle trouverait les mots nécessaires dans le vieux français , dans les termes inusités , quoique purs , dans le système de la composition et dans celui de la dérivation . Son rôle serait , non pas d' entraver la vie de la langue , mais de la nourrir au contraire , de la fortifier et de la préserver contre tout ce qui tend à diminuer sa forme expansive . Elle agirait dans le sens populaire , contre le pédantisme et contre le snobisme ; elle serait , en face des écorcheurs du journalisme et de la basse littérature , la conservatrice de la tradition française , la tutrice de notre conscience linguistique , la gardienne de notre beauté verbale . Indulgente pour les déformations spontanées , oeuvre de l' ignorance , sans doute , mais d' une ignorance heureuse et instinctive , elle admettrait avec joie les innovations du parler populaire ; elle n' aurait peur ni de gosse , ni de gobeur et elle n' userait pas de phrases où figure kaléidoscope pour réprouver les innovations telles que ensoleillé et désuet . épouvantée par psycho-physiologie , par splanchnologie , par conchyliologie , elle n' aurait d' objections ni contre gaffe , ni contre écoper , mots très français , très purs , le premier l' une des rares épaves du celtique ( gaf , croc ) , le second , anciennement escope , venu sans doute d' une forme scoppa , doublet latin de scopa . livrées à elles-mêmes , soustraites aux influences étrangères ou savantes , les langues ne peuvent se déformer , si on donne à ce mot un sens péjoratif . Elles se transforment , ce qui est bien différent . Que ces changements atteignent la signification des mots ou leur apparence syllabique , ils sont pareillement légitimes et inoffensifs . Si beaucoup de mots latins n' ont pas gardé en français leur sens originaire , bien des mots du vieux français n' ont plus exactement en français moderne leur signification ancienne . * M. * Deschanel observe que mièvre , émérite , truculent , ne disent plus les mêmes idées que voilà un ou deux siècles ; mais c' est l' histoire même du dictionnaire . paillard signifia jadis misérable , homme qui couche sur la paille ; paître , nourrir , dex est preudom , qui nos gouverne et pest ; souffreteux , besoigneux ; labourer , travailler , souffrir ; et tous les mots indiquant la condition : valet , autrefois écuyer ; garce , autrefois jeune fille . Il y a transformation de sens ; il n' y a pas déformation , puisque le mot reste identique à lui-même et n' a rien perdu de sa beauté plastique . L' altération syllabique , intérieure ou finale , n' est pas plus dangereuse : ni la soudure de l' article ou du pronom , loriot pour l' oriot , l' oriol ( aureolum ) , ma mie pour m' amie ; ni casserole pour cassole ; ni palette ( de sang ) pour poëlette ; ni bibelot pour bimbelot ne sont des accidents graves dans l' évolution d' une langue . Je suis même moins choqué par le populaire de l' eau d' ânon que par microphotographie ou bio-bibliographie ; les deux mots par quoi les bonnes femmes s' expliquent à elles-mêmes le mystérieux laudanum ont au moins le mérite de leur sonorité française ; d' ailleurs laudanum n' est lui-même qu' une corruption dont il a été impossible d' analyser les éléments primitifs . La beauté d' un mot est tout entière dans sa pureté , dans son originalité , dans sa race ; je veux le dire encore en achevant ce tableau des mauvaises moeurs de la langue française et des dangers où la jettent le servilisme , la crédulité et la défiance de soi-même . Devenus les esclaves de la superstition scientifique , nous avons donné aux pédants tout pouvoir sur une activité intellectuelle qui est du domaine absolu de l' instinct ; nous avons cru que notre parler traditionnel devait accueillir tous les mots étrangers qu' on lui présente et nous avons pris pour un perpétuel enrichissement ce qui est le signe exact d' une indigence heureusement simulée . Il n' est pas possible qu' une langue littérairement aussi vivante ait perdu sa vieille puissance verbale ; il suffira sans doute que l' on proscrive à l' avenir tout mot grec , tout mot anglais , toutes syllabes étrangères à l' idiome , pour que , convaincu par la nécessité , le français retrouve sa virilité , son orgueil et même son insolence . Il vaut mieux , à tout prendre , renoncer à l' expression d' une idée que de la formuler en patois . Il n' est pas nécessaire d' écrire ; mais si l' on écrit il faut que cela soit en une langue véridique et de bonne couleur . Ou bien résignons -nous ; laissons faire et considérons les premiers mouvements d' une formation linguistique nouvelle . Un patois européen sera peut-être la conséquence inévitable d' un état d' esprit européen , et aucun idiome n' étant assez fort pour dominer , ayant absorbé tous les autres , un jargon international se façonnera , mélange obscur et rude de tous les vocabulaires , de toutes les prononciations , de toutes les syntaxes . Déjà il n' est pas très rare de rencontrer une phrase qui se croit française et dont plus de la moitié des mots ne sont pas français . C' est un avant-goût de la langue de l' avenir . LA DÉFORMATION Nous ne connaissons pas dans leur texte vrai les écrits latins antérieurs au IVe siècle , car ils furent , à cette époque , récrits en langage moderne , purgés de tout ce qui semblait archaïque dans les mots , dans la syntaxe . Il est très probable que le * Virgile que nous lisons ressemble à ce qu' aurait pu être * Villon réduit au style et au goût de * Malherbe , ou à ce qu' est devenu sous la plume des copistes du XVe siècle le rude * Joinville du xiiie . Ainsi l' on nous habitua à considérer comme les chefs-d'oeuvre de la littérature latine des oeuvres retouchées et qui doivent leur forme pure et agréable à la collaboration commerciale des libraires du temps de saint * Jérôme . Mais , comme cette duperie dure depuis environ quinze siècles , nous y sommes si bien asservis que si , par hasard , on retrouvait en quelque * Pompéï un authentique manuscrit de * Cicéron , les épigraphistes seuls en voudraient tenir compte : la majorité des humanistes continuerait à cataloguer les nuances qui donnent une suprématie incontestable de langue à des oeuvres entièrement remises à neuf , vers un moment où il est convenu que la décadence de la langue latine est déjà très avancée . Jusqu'à ce qu' elles aient atteint leur plus haut point de valeur commerciale , les langues littéraires se transforment avec une grande rapidité . Mais dès que la littérature d' une époque se répand au point de devenir quasi universelle , la transformation de la langue tend à se ralentir , parce que les oeuvres écrites dans le ton déjà connu de tous sont celles qui doivent être le mieux accueillies par le plus grand nombre des lecteurs . C' est vers le IVe siècle que la littérature latine acquit sa plus large expansion ; c' était une époque d' inquiétudes et de controverses ; deux grandes idées luttaient pour la conquête du monde , et quand deux idées sont en lutte , elles combattent au moyen de l' écriture . Des gens se mirent à lire qui n' avaient jamais lu ; * Rome expédiait le pour et le contre dans tout le monde civilisé . Alors seulement commença pour le latin cet état de fixité qui dura jusqu'à sa mort définitive , après la longue traversée du moyen âge : il y a beaucoup moins loin de * Prudence à * Adam de * Saint- * Victor que de * Plaute à * Prudence . La langue française , après plusieurs crises dont elle était sortie renouvelée et dégagée , s' éleva à une telle fortune littéraire qu' elle en fut immobilisée pendant plus d' un siècle , pendant cent cinquante ans , puisque les poètes de l'an 1819 sont encore sous la domination exclusive de * Racine et de * Boileau . à ce moment , le romantisme a rouvert les canaux de la sève , - et le romantisme dure encore . Nous sommes donc dans une période de vie linguistique et peut-être à un moment très critique , car il s' agit de savoir si le peuple d' aujourd'hui a assez de souplesse et de curiosité d' esprit pour suivre une évolution qui se fait au-dessus de lui et que nos gérontes et nos mandarins lui cachent avec une jalousie de censeurs et de jésuites . Il est à craindre que la littérature , devenue un art d' autant plus hardi qu' il trouve en autrui moins d' accueil , d' autant plus insolent qu' il voit diminuer ses chances de plaire , d' autant plus ésotérique qu' il sent se raréfier autour de lui l' air intellectuel , il est à craindre qu' au lieu de tendre toujours vers de nouvelles frontières la littérature ne soit destinée à se resserrer en de petites enceintes ponctuées dans le monde , comme un semis d' oasis . Mais il s' agit de la langue plus que de la littérature , de l' instrument et non des oeuvres de l' ouvrier , et je voudrais rechercher , puisque l' occasion s' en présente , si l' instrument est toujours bon , et si , parmi ce que * M . * Deschanel appelle des déformations , on ne pourrait pas trouver , aussi bien que des signes de vermoulure , des marques de vitalité et tout un système de feuilles et de fleurs . La langue française , qui ne semble pas destinée à subir prochainement de graves transformations , est cependant loin de la grande époque de stabilité que certaines langues atteignent avant de mourir . Elle vit , donc elle se différencie constamment . Si on la considère à des moments distants d' un demi-siècle , on trouve toujours que le dernier moment est en état de transformation , ou , puisqu' on pose le mot en principe , de déformation ; comparée au moment précédent , la période ultime semble bien plus bouillonnante , bien plus désordonnée . C' est que toute nouveauté verbale n' acquiert que lentement et souvent après de très longues années sa place définitive dans les habitudes linguistiques . Ce qui était déformation en 1850 est devenu aujourd'hui le principe d' une règle par quoi nous jugeons des déformations actuelles . L' histoire d' une langue n' est que l' histoire de déformations successives , presque toujours monstrueuses , si on les juge d' après la logique de la raison ; - mais la faculté du langage est réglée par une logique particulière : c' est-à-dire par une logique qui oublie constamment , dès qu' elle a pris son parti , les termes mêmes du problème qui lui était posé . Du conflit des idées elle tire une idée nouvelle , qui ne doit aux idées d' où elle sort que parfois les lettres qui forment leur commune armature ; la langue transporte à volonté l' idée de rouge au mot noir , ou l' idée de tuer au mot protéger : et cela est très clair . On peut d' ailleurs , d' une façon générale , accepter l' idée de déformation et l' identifier à l' idée de création . La déformation est , du moins , une des formes de la création . Créer une idée nouvelle , une figure nouvelle , c' est déformer une idée ou une figure connue des hommes sous un aspect général , fixe et indécis . La déformation est une précision , en ce sens qu' elle est une appropriation , qu' elle détermine , qu' elle régit , qu' elle stigmatise . Tout art est déformateur et toute science est déformatrice , puisque l' art tend à rendre le particulier tellement particulier qu' il devienne incomparable , et puisque la science tend à rendre la règle tellement universelle qu' elle se confonde avec l' absolu . La biologie ne déforme pas moins la vie pour expliquer la vie que la sculpture ne déforme * Moïse pour expliquer * Moïse . à vrai dire , nous ne connaissons que des déformations ; nous ne connaissons que la forme particulière de nos esprits particuliers . Pour qu' il fût permis de considérer comme véritablement déformés certains modes verbaux , il nous faudrait d' abord instituer les règles d' une faculté que nous ne connaissons que par ses résultats . Ne portant que sur les différences , nos règles sont nécessairement caduques ; nous comparons infatigablement l' orange nouvelle au fruit de l' an passé et nous sommes portés à condamner comme incongrue celle qui est encore à moitié verte et qui agace les dents . Mais l' homme spontané , peuple ou poète , a d' autres goûts que les grammairiens , et , en fait de langage , il use de tous les moyens pour atteindre à l' indispensable , à l' inconnu , à l' expression non encore proférée , au mot vierge . L' homme éprouve une très grande jouissance à déformer son langage , c' est-à-dire à prendre de son langage une possession toujours plus intime et toujours plus personnelle . L' imitation fait le reste : celui qui ne peut créer partage à demi , en imitant le créateur , les joies de la création . Le mot nouveau , l' assemblage inédit de syllabes , l' expression neuve ont un tel charme pour l' homme inculte ou moyennement lettré que cela a toujours été une des charges de l' aristocratie de modérer la transformation du langage . En l' absence d' une autorité sociale et littéraire à la fois , les langues se modifient si rapidement que le vieillard ne comprend plus ses petits-enfants . Nous ne sommes pas exempts , dans notre société , de malentendus analogues , et il y a des mots qui , prononcés par deux générations éloignées de quelque vingt ans , se prononcent selon des significations absolument divergentes . Cela est inévitable et cela est bien , puisque c' est conforme aux lois du mouvement et de la vie . Mais chez les peuples enrichis d' une littérature , la langue est d' autant plus stable que la littérature est plus forte , qu' elle nourrit un plus grand nombre de loisirs et de plaisirs ; à un certain moment , la tendance à l' immobilité ou les ondulations rétrogrades d' un langage rendent parfois nécessaire une intervention directrice dans un sens opposé , et l' aristocratie intellectuelle , au lieu de restreindre la part du nouveau dans la langue , doit au contraire souffler au peuple abruti par les écoles primaires les innovations verbales qu' il est désormais inapte à imaginer . Un peuple qui ne connaît que sa propre langue et qui l' apprend de sa mère , et non des tristes pédagogues , ne peut pas la déformer , si l' on donne à ce mot un sens péjoratif . Il est porté constamment à la rendre différente ; il ne peut la rendre mauvaise . Mais en même temps que les enfants apprennent dans les prisons scolaires ce que la vie seule leur enseignait autrefois et mieux , ils perdent sous la peur de la grammaire cette liberté d' esprit qui faisait une part si agréable à la fantaisie dans l' évolution verbale . Ils parlent comme les livres , comme les mauvais livres , et dès qu' ils ont à dire quelque chose de grave , c' est au moyen de la phraséologie de cette basse littérature morale et utilitaire dont on souille leurs cerveaux tendres et impressionnables . L' homme du peuple ne diffère pas de l' enfant , mais plus hardi il se réfugie dans l' argot et c' est là qu' il donne cours à son besoin de mots nouveaux , de tours pittoresques , d' innovations syntaxiques . L' instruction obligatoire a fait du français , dans les bas-fonds de * Paris , une langue morte , une langue de parade que le peuple ne parle jamais et qu' il finira par ne plus comprendre ; il aime l' argot qu' il a appris tout seul , en liberté ; il hait le français qui n' est plus pour lui que la langue de ses maîtres et de ses oppresseurs . Cependant cette situation est loin d' être générale et , à défaut du bas peuple , il reste assez de bouches françaises pour que l' envahissement de l' argot ne puisse , de longtemps , être considéré comme un danger . Il ne faut pas d' ailleurs mépriser absolument l' argot ; la vie argotique d' un mot n' est souvent qu' un stage à la porte de la langue littéraire ; quelques-uns des mots les plus " nobles " du vocabulaire français n' ont pas d' autre origine ; en trente ans une partie notable du dictionnaire de * Lorédan * Larchey a passé dans les dictionnaires classiques . * M. * Deschanel trouve donc que " la langue française , si belle , va se corrompant " . C' est assez juste , mais il a négligé d' appuyer son opinion d' exemples solides ; il ne fait allusion ni à l' invasion grecque , ni à l' invasion étrangère ; la déformation , telle qu' il l' a sentie , est tout à fait bénigne et parfois bienfaisante . Sa délicatesse de vieux lettré plein de belles-lettres classiques est un peu craintive et vraiment pessimiste . Il répète trop volontiers la plainte timorée de * Lamennais : " on ne sait presque plus le français , on ne l' écrit plus , on ne le parle plus " , - plainte qui ne veut rien dire , sinon : le français étant une langue vivante se modifie périodiquement et aujourd'hui , en 1852 , on ne lit plus et on n' entend plus le même langage qu' en 1802 , alors que j' avais vingt ans . Il paraît que * M . * Scherer s' est , lui aussi , lamenté sur " la déformation de la langue française " , mais la langue française , de son côté , n' a pas toujours eu à se louer de ses rapports avec * M . * Scherer , -et tout cela est un peu ridicule . La déformation par changement de sens , que * M. * Deschanel réprouve , est quelquefois défavorable et quelquefois utile . C' est un moyen dont la langue se sert pour utiliser un mot qui vient de se trouver sans emploi . Ainsi quand le mot retraité eut remplacé le mot émérite , celui -ci prit la signification de habile , expert , et * Balzac la vulgarisa . Quel mal y a -t-il à ce que excessivement ait pris le sens de extrêmement , ou que le mot potable s' achemine vers la signification générale de convenable ? les mots ne sont en eux-mêmes que des sons indifférents , rudes ou amènes ; ils n' ont qu' une valeur esthétique ; ils sont aptes à se charger de toutes les significations que l' on voudra bien leur imposer . Nous sommes habitués à lier certains sons à certains sens et à croire qu' il y a entre eux un rapport nécessaire . La connaissance de quelques langues un peu éloignées suffit à purger l' esprit de cette croyance naïve ; l' étude de la transformation du latin en français est encore assez bonne pour nous détromper ; et il n' est pas mauvais , si l' on veut acquérir un bon degré de scepticisme sur ce point , d' apprendre résolument la langue française elle-même . Il ne faudrait pas sourire si l' on prédisait que le mot pied , quelque jour , signifiera tête . cela est déjà arrivé . * M. * Deschanel en donne lui-même un exemple lorsqu' il rappelle que dais a d' abord voulu dire table , conformément à une des significations de son mot d' origine , le latin discus . ce changement de sens rentre encore dans la série des utilisations : dépouillé de sa signification , dais aurait péri devant table si on ne lui avait assigné une autre fonction . C' est là un phénomène de conservation et non de déformation , et même de conservation créatrice , car empêcher un mot de périr , c' est le créer une seconde fois . Les changements de prononciation et de forme ne sont pas moins fréquents , ni moins inévitables . La prononciation des mots français a beaucoup varié depuis l' origine de la langue ; on a écrit cette histoire qui n' est pas toujours très sûre . Alors que nous ne savons pas bien nous-mêmes et que la question est discutée de savoir si oi équivaut soit à oua , soit à oa , il est difficile de déterminer la valeur de ce signe , et de plusieurs autres , le long des siècles passés . * M. * Deschanel a relevé dans la manière d' aujourd'hui quelques prononciations défectueuses des lettres doubles ; il y a une tendance à les faire sentir , comme il y a une tendance à faire sentir les consonnes finales ; mais là encore * M . * Deschanel insiste trop peu , sans doute pour n' être pas forcé de blâmer le rôle , alors vraiment odieux , de l' école primaire , du maître hâtivement fabriqué par les méthodes artificielles de l' université . On m' a cité un professeur de géographie d' un collège d' * Algérie qui , en l' ignorance de toute tradition orale , affirmait à ses élèves l' existence de villes françaises telles que * Le * Mance , * Cahan , * Moulince , * Foicse . Les noms communs ne sont pas toujours mieux traités et , comme l' a remarqué * M . * Anatole * France , si on n' apprend pas encore aux enfants à compter sur leurs doiktes , c' est que la science des instituteurs primaires est encore neutralisée par la délicieuse ignorance des mères et des nourrices . N' est -elle pas très curieuse cette civilisation qui fait enseigner le français à un enfant de l' * Isle- * De- * France par un paysan auvergnat ou provençal muni de diplômes ? On entend à * Paris des gens ornés de gants et peut-être de rubans violets dire : sette sous , cinque francs : le malheureux sait l' orthographe , hélas ! Et il le prouve . Voilà une série de déformations sur laquelle on aurait aimé que s' exerçât l' autorité de * M . * émile * Deschanel , et un péril pour l' intégrité de la langue qu' il aurait dû signaler avec véhémence , puisqu' il a entrepris une telle campagne . Il reste dans l' anodin et dans l' anecdote , vitupère castrole et note que , remplacé par gerbe , le mot bouquet tombe en désuétude . Ses remarques sont intéressantes , mais il n' a pas su les relier par des idées générales , comme l' a fait , par exemple , * M. * Michel * Bréal dans sa récente sémantique . cependant il n' est pas loin de considérer le jeu des suffixes comme un principe de déformation . Si c' est déformer un nom que d' en façonner un verbe , voilà encore une déformation singulièrement féconde et vénérable . Pour recruter formé de recrue , il a l' autorité de * Racine écrivant à son fils qui lui avait parlé de la gazette de * Hollande : " vous y apprendrez certains termes qui ne valent rien , comme celui de recruter , dont vous vous servez ; au lieu de quoi il faut dire faire des recrues . " mais * Racine avait la même opinion sur à peu près tous les mots du dictionnaire de * Furetière et aucune timidité linguistique ne peut surprendre de la part du poète dont l' indigence verbale , imposée par la mode , stérilisa pendant un siècle et demi la poésie française . Sa lettre fut peut-être écrite hier , encore une fois , par quelque vieil académicien effaré à son fils enclin aux mauvaises lectures : " vous y apprendrez certains termes qui ne valent rien , comme celui de pédaler , dont vous vous servez ; au lieu de quoi il faut dire aller à bicyclette . " pédaler doit sembler monstrueux à * M . * Deschanel ; pourtant le mot est excellent de ton et de forme . Parmi les mots récemment obtenus par dérivation , il en est de mauvais , mais qui le sont surtout à cause de leur inutilité . Un mot de forme française et qui répond à un besoin est presque toujours bon . Je puis partager l' émoi que cause émotionner à * M . * Deschanel , mais arrestation ne me trouble pas , parce que je ne saurais le remplacer par rien . Il me serait difficile , malgré le désir de * M . * Deschanel , d' utiliser imprimer dans tous les cas où impressionner me vient sous la plume ; imprimer est meilleur et possède un sens concret qui lui donne plus de force dans la métaphore , mais vraiment : " ce spectacle m' a impressionné " , si cela peut se traduire par " ce spectacle m' a ému " , cela n' a jamais pu , à aucun moment de la langue , se dire par " ce spectacle m' a imprimé " . Malgré les citations de * M . * Deschanel , ni * Molière ni * La * Bruyère n' ont employé imprimer au sens d' impressionner ; l' un et l' autre lui donnent le sens purement latin de " frapper " et ne l' emploient qu' avec un adverbe : " ... si bien imprimé " ; " le plus fortement imprimés ! " dans les deux phrases citées par * M . * Deschanel , frapper le remplacerait fort bien ; impressionner le remplacerait fort mal . L' académie n' admet pas l' animation des rues , mais l' opinion linguistique de l' académie n' a pas de valeur pour le présent , puisque son dictionnaire représente déjà le passé , quand il paraît ; ensuite , nul concile , même académique , ne saurait prévaloir contre l' usage . Que * M. * Deschanel condamne des innovations telles que pourcentage , épater , terroriser , bénéficier , différencier , socialiser , méridional , cela surprend , car tous ces mots sont du français véritable et tous répondent à un besoin réel , même terroriser , qui semble avoir un sens plus actif , plus décisif , peut-être à cause de sa nouveauté , que effrayer ou épouvanter . en est -il de même de clamer , de perturber , de ululer , et de tout le groupe des latinismes récemment introduits dans la langue ? C' est assez douteux , car il ne faut demander directement au latin , grenier légitime de la langue française , que des mots réellement utiles et que nos propres ressources linguistiques ont été impuissantes à imaginer . * M. * Deschanel signale enfin quelques déformations réelles ; elles sont vénielles . Sans doute herboriste est la corruption d' arboriste ; sans doute il peut sembler fâcheux qu' on ait confondu confrairie et confrérie , palette avec poëlette , chère avec chair , que le féminin de sacristain soit sacristine , qu' ornement ait donné ornemaniste et fusain , fusiniste , et que , dans le vocabulaire des injures politiques , on oublie , en écrivant salaud , que le féminin de cette délicieuse épithète est salope , mais avant de condamner des formes qui , malgré les grammairiens , se permettent de dévier un peu de la logique apparente , il faudrait peut-être les examiner avec quelque minutie et quelque bienveillance . On découvrirait alors que fusiniste et ornemaniste , par exemple , étant des formations orales , apparues à une époque où la langue prononce identiquement in et ain , an et ent , ne pouvaient prendre , en se dérivant , une prononciation que ne contiennent pas leurs radicaux ; l' aspect de ces deux mots décèle leur origine , qui est récente et populaire . Des professeurs eussent forgé ornementiste , comme ils ont forgé goncourtiste , qu' ils opposent à goncouriste , forme vraie puisqu' elle est la seule qui ne déforme pas la sonorité du radical . De fusain ils auraient fait fusainniste , mais comment marquer la nasalisation de ain ? fusainniste , c' est fusainiste , lequel tend à fuséniste , lequel était destiné à devenir fusiniste , selon la gamme implacable a e i o u . il est possible que le mot actuel ait passé par ces diverses étapes , lentement ou rapidement ; nous n' en savons rien . Quant au mot sacristine , il est probable qu' il vient de sacristie et non de sacristain . tout cela d' ailleurs est insignifiant et il semblera puéril d' indiquer que salope est un substantif et salaud , un adjectif , et que , loin d' être le masculin et le féminin l' un de l' autre , les deux mots semblent d' origine différente . * M. * Deschanel demande : à quoi sert baser , puisque l' on possède fonder ? " s' il entre , je sors " , dit * Royer- * Collard , quand on discuta la venue au dictionnaire de ce verbe excellent et de forme élégante . Voilà une parole et un geste que nous ne pouvons plus comprendre . * Royer- * Collard ne savait pas que beaucoup des mots dont il protégeait l' aristocratisme contre cet intrus ingénu n' étaient eux-mêmes que des parvenus que le XVIIe siècle avait méprisés . Le dictionnaire néologique de l' abbé * Desfontaines raille comme prétentieux , ridicules et outrecuidants , une quantité de mots alors nouveaux dans le bel usage . L' opuscule est précédé d' une lettre de * Jean- * Baptiste * Rousseau qui est curieuse parce qu' elle est éternelle comme la plainte du vieillard : " il règne aujourd'hui dans le langage une affectation si puérile , que le jargon des précieuses de * Molière n' en a jamais approché . Le style frivole et recherché passe des caffés , jusqu'aux tribunaux les plus graves , et si * Dieu n' y met la main , la chaire des prédicateurs sera bientôt infectée de la même contagion . Rien ne peut mieux réussir à en préserver le public , que quelque ouvrage qui en fasse sentir le ridicule : et pour cela il n' y a autre chose à faire que de lui présenter , dans un extrait fidèle , toutes ces phrases vuides et alambiquées , dont les nouveaux scudéris de notre temps ont farci leurs ouvrages , même les plus sérieux . " on n' est pas très surpris en lisant ce dictionnaire d' y trouver voués à la réprobation des honnêtes gens des mots tels que : agreste , amplitude , arbitraire , assouplir , avenant ; " aviser , pour dire découvrir de loin , est un mot bas et de la lie du peuple " ; broderie , coûteux , coutumier , découdre , défricher , sont tenus pour des termes incompatibles avec la littérature , et on rejette encore : détresse , émaillé , enhardir , équipée , germe , geste , etc. Ce n' est qu' après avoir consulté la liste de l' abbé * Desfontaines que l' on comprend bien la question de * M . * Deschanel . à quoi sert baser ? à quoi sert enhardir ? demandait l' abbé * Desfontaines . * Francis * Wey , en 1844 , se posait d' analogues questions . à quoi bon , disait -il , imagé , aisance , exorable , inepte , injouable , invendu , insuccès ? clarifier , au figuré , est " une lourde faute " , et il faut répudier encore incuit , motiver et chevalin . mais son goût pur ne lui inspirait aucune répugnance pour phlébotomiser ! * Nodier , plein de grec , affirme que déraison est un barbarisme ; les grammairiens de son temps écartent comme incongrus aventureux , valeureux , vaillance . après et malgré toutes mes objections , il m' est très facile de reconnaître l' intérêt du livre de * M . * Deschanel et la justesse de beaucoup de ses remarques . Il ne lui a vraiment manqué qu' un principe pour faire une oeuvre solide et qui fût autre chose qu' un " dites et ne dites pas " . Il accueille cercleux et refuse moyenâgeux , il consent à télescoper et recule devant écoper . on ne sait pourquoi . C' est le sentiment introduit dans la linguistique ; les mots sont jugés bons ou mauvais selon qu' il plaît et sans que l' on soit tenu à fournir un motif valable et discutable . Si l' on n' admet pas , comme jadis , l' autorité absolue de l' usage , du bel usage , on n' a pour guide que son propre goût ; mais on aurait plus de chances de le faire prévaloir , à écrire en beau style quelques livres de forte littérature qu' à recueillir des anecdotes philologiques . L' opinion de * Voltaire ou même celle de * Littré , ou même celle de * M . * Bréal , m' importe peu si elle n' est qu' une opinion . " le langage actuel de telles écoles littéraires serait -il compris de nos écrivains du xviie et du XVIIIe siècle ? On en peut douter ... " il faut qu' on en puisse douter , car nous écririons en vain , plagiaires misérables , si nous n' écrivions différemment non seulement de * Fénelon , mais de * Jean- * Jacques et de * Chateaubriand . Et * Villehardouin aurait -il compris * Bossuet et * Villon aurait -il compris * Racine ? Le rêve de * M . * Deschanel , c' est donc l' imitation et l' immobilité ? Il reconnaît cependant lui-même que les langues se modifient sans cesse ; mais il ajoute : " ce n' est pas toujours en bien . " rien de plus juste , mais comment reconnaîtrons -nous le bien et le mal ? Quels que soient les changements et , si l' on veut , les déformations que l' usage lui impose , une langue reste belle tant qu' elle reste pure . Une langue est toujours pure quand elle s' est développée à l' abri des influences extérieures . C' est donc du dehors que sont venues nécessairement toutes les atteintes portées à la beauté et à l' intégrité de la langue française . Elles sont venues de l' anglais : après avoir souillé notre vocabulaire usuel , il va , si l' on n' y prend garde , influencer la syntaxe , qui est comme l' épine dorsale du langage ; du grec , manipulé si sottement par les pédants de la science , de la grammaire et de l' industrie ; du grossier latin des codes que les avocats amenèrent avec eux dans la politique , dans le journalisme , et dans tout ce que l' on qualifie science sociale . Ces ruisseaux si lourdement chargés de sable et de bois mort ont encombré la langue française : il suffirait de les dessécher ou de les dériver pour rendre au large fleuve toute sa pureté , toute sa force et toute sa transparence . Pour blâmer la déformation linguistique , * M. * Deschanel s' est placé au point de vue de l' usage et de la correction académique . C' est aussi ce qui a guidé le colligeur de l' almanach hachette pour la présente année 1899 . Ce modeste et anonyme défenseur du beau langage a recueilli environ trois cents fautes ( à ce qu' il écrit ) de français , et il les a redressées courageusement . Il ne donne pas d' explications ; il enjoint . C' est un dites , ne dites pas dans toute la sécheresse brutale de ces sortes de manuels et intitulé avec fermeté : si nous parlions français ? il fallait peut-être plus de modération , car l' opinion de * Malherbe sur l' excellence du parler de la place * Maubert a toujours sa valeur , et il y a un usage obscur qui souvent sera l' usage universel , demain . * Vaugelas dit innocemment : " dans les doutes de la langue , il vaut mieux pour l' ordinaire consulter les femmes et ceux qui n' ont point étudié que ceux qui sont bien sçavans en la langue grecque et en la latine . " et * Vaugelas , vraiment , ne trompe jamais . Trois cents déformations populaires ; voilà un répertoire curieux et qui va peut-être nous permettre de reconnaître quelques-unes des tendances auxquelles obéissent les déformateurs . Il est très certain que les lois qui ont présidé à la naissance du français continuent de guider sa vie et que l' almanach * Hachette lui-même est impuissant à modifier le gosier d' une race . Nous disons statue par politesse et par peur ; pour ne pas contrarier nos maîtres et pour ne pas déchoir dans l' estime de nos contemporains . Mais dès que la politesse ou la peur n' ont plus de prises sur nous , nous disons estatue avec délices . C' est pourquoi je voudrais passer en revue presque toutes ces trois cents déformations et me rendre compte si , dans tous les cas , le déformateur est bien du côté que croit * M . * Deschanel , avec tout le monde et avec le précieux anonyme . Il ne s' agit pas de contester l' usage ( l' usage est comme l' âme et la vie des mots , dit encore * Vaugelas ) , ni de donner de pernicieux conseils : l' anonyme a toujours raison ; il s' agit seulement de montrer que la déformation est beaucoup moins capricieuse que ne le croient les professeurs d' orthographe . estatue : aucun mot français véritable , c' est-à-dire d' origine populaire , ne commence par st , sc , sp , non plus que deux consonnes quelconques , à l' exception des liquides l , r précédées de b , c , g , p , etc. Pour st en particulier , tous les mots de cette sorte venus de l' italien ont pris la forme initiale est , à l' exception de stance , stuc et stylet , qui ne descendirent jamais , ou descendirent trop tard , à l' usage populaire : stoccata , estocade saffetta , estafette staffiere , estafier staffilata , estafilade stampa , estampe strada , estrade ( route , batteur d' estrade ) strato , estrade ( plancher ) stramazzone , estramaçon steccata , estacade stroppiare , estropier . Ces mots ne sont pas de formation populaire originale ; ils ont seulement été remaniés par le peuple à mesure qu' ils arrivaient à sa portée . La vraie formation populaire se trouve dans les mots de cette sorte venus anciennement du latin : esturgeon , de sturionem ; estragon , de draconem ; étape ( autrefois estaple ) , de stapula , flamand stapel ; étain ( autrefois estain ) , de stannum ou stagnum . dès le Ve siècle , on relève dans les inscriptions de la * Gaule : iscala , ispiritus , ispes , ischola , istudium , etc . Celui qui dit : des estampes et des estatues parle -t-il plus mal , en théorie , que celui qui dirait : des stampes et des statues ? fanferluche . Palfernier . Pimpernelle . Sersifis : le trait commun aux trois premiers de ces mots populaires c' est la transposition de l' r et de l' e , re devenu er . c' est le contre-courant de la tendance normale , qui est le changement de er en re . Berbis , latin berbicem , a donné brebis ; beryllare a donné briller . fanfreluche vient de l' italien fanfalucca ; palefrenier , de paraveredus ; pimprenelle , de pimpinella . ils devraient donc être : fanfeluche , palefredier et pimpenelle ; les trois formes correctes sont des corruptions . Quant à sersifis pour salsifis , l' original étant l' italien sassefrica , le mot le plus déformé est évidemment celui qui a passé dans la langue générale . sersifis n' est pas plus irrégulier que breuvage , de biberaticum , ou frange , de fimbria . Salsifis est sans doute plus récent que sersifis ; on y trouve , comme dans les mots suivants , l remplaçant r . angola . Colidor . Flanquette : ainsi l' italien garbo a donné garbe , encore employé par * Ronsard , lequel est devenu galbe ; ainsi bureter est devenu buleter , puis bluter ; ainsi carandrion , calandre ; peregrinus , pèlerin , etc. angola est la déformation naturelle de angora . tout le monde connaît le titre du petit roman écrit au dernier siècle , angola , histoire indienne . nentilles . Esquilancie : ainsi liveau , latin libella , est devenu niveau ; ainsi colucula a donné quenouille ; ainsi marle de margula , pesle , de pessula , posterle , de posterula sont devenus marne , pène , poterne . dans esquilancie , c' est le changement contraire : n est devenu l . rien de plus raisonnable ; en effet : orphaninus , orphelin quaternionem , carillon bononia , bologne intranea , entrailles . L' ancien français fanot est devenu falot . cangrène . Franchipane . Reine-glaude . Cintième : ce sont des changements : 1 . De g en c . en beaucoup de mots d' origine commune aux trois langues , le g de l' italien et de l' espagnol est représenté en français par un c . Crier : gritar , gridare ; crèche : ital. greppia . le g et le z italiens deviennent souvent c en français : gabineto , cabinet ; zagrin ( vénitien ) , chagrin . Cela se rencontre également au passage du latin au français : mergus , marcotte , anciennement margotte . il y a un exemple de g latin devenu ch : pergamenum , parchemin . 2 . De c en g . c' est le changement normal ; aquila , aigle ciconia , cigogne cicala , cigale cicuta , ciguë . * Nodier signale la prononciation glaude ; tous les dictionnaires , à second , indiquent avec le mot et ses dérivés se disent segond ; secret a eu la même tendance . 3 . Du c dur ou q en t. il y a des exemples du contraire : craindre vient de temere ; carquois était jadis tarquois venu du grec de * Byzance , ( ... ) ( turc , turkash ) . Le t pour le c dur se trouve en latin : quinque , quintus , ce qui correspond à la déformation française ; taberna et caverna ; torquere , tortura , l' italien busto a donné buste et busc . en français on peut noter tabatière pour tabaquière , peut-être abricotier pour abricoquier et , plus sûrement , la forme populaire parisienne , chartutier pour charcutier , et l' argot patelin ( pays ) , au XVIe siècle pacquelin . sesque . Prétexe . Esquis : l' x latin se change volontiers en sc , sq , au lieu de s et ss . lâcher , de laxare , est dans la chanson de * Roland sous la forme lasquer ; myxa a donné mesche , devenu mèche . prétexte , que le peuple dit prétèxe , deviendra peut-être prétesque ou prétesse . la forme actuelle est particulièrement hostile . Rien de plus normal que esquis : exagium essai examen essaim excorrigata escourgée axiculum essieu excussa escousse exaurare essorer vermichelle : exemple d' une forme orale qui s' est transmise intacte , concurremment avec une forme écrite . En effet , l' original italien s' écrit vermicelli et se prononce vermichelle ( ou tchelle ) . castrole : ce mot , en effet très vulgaire , indigna * M . * Deschanel . Il se plaint que cassole ait déjà été déformé en casserole , quoique cassole appartienne à une autre série , que cassolette vienne de l' espagnol et que casserole soit un dérivé direct de casse , poëlon . Il y a en français un diminutif en role ; exemples : ligne lignerole ( ficelle ) mouche moucherolle ( oiseau ) etc ... à cela on ajoute sans surprise aucune : casse casserole castrole n' est pas plus mystérieux . Phonétiquement , casserole équivaut à cas'role . or une dentale s' intercale normalement entre s et r au passage du latin en français ; c' est ainsi que se sont formés , par l' adjonction d' un t ou d' un d , nombre de mots qui , dans l' original latin , n' ont aucune dentale : croistre croître : crescere ... etc . Le latin faisait ces intercalations de dentales ; on trouve dans les graffiti de * Pompéi sudit pour suit , ce qui suppose sudere et consudere pour suere et consuere . * Brachet cite : tonstrix pour tonsorix et même * Istraël pour * Israël . il ajoute , ce qui me dispense d' un plus long commentaire : " le peuple , toujours fidèle à l' instinct , continue cette transformation euphonique et dit castrole pour casserole . " éléxir . Gérofle . Géroflée . Gengembre . gigier : déformations de déformations , ces mots ne doivent pas inspirer une horreur sans mélange . élixir est une adaptation de l' arabe al-aksir , quintessence ; gingembre , anciennement gingibre , puis gingimbre , vient de zinziber ; girofle représente le gréco-latin caryophillum , d' abord chériofle , puis gériofle ; gésier , qui est le latin gigerium , est plus anormal que gigier , et ne l' est pas moins que gisier et jugier , formes que donne encore l' abrégé de * Richelet de 1761 . chaircutier : cette manière de dire qui a précédé la manière actuelle , et qui est celle que * J . - * J . * Rousseau emploie , est elle-même une déformation de chaircuitier , marchand de chair cuite . le mot aujourd'hui en usage est assez récent , et récent aussi le verbe charcuter , qui n' a pu être fait qu' à un moment où ses éléments n' avaient plus de sens direct . crusocale . Poturon : tous les traités vous diront que y se transforme naturellement en u ; le bas latin écrit bursa et byrsa , crypta et crupta . mais nous n' avons plus à différencier i et y et il suffira de noter que l' i latin , lui aussi , s' est changé jadis assez volontiers en u : affiblare affubler sibilare subler fimarium fumier piperata purée casibula , casib'la chasuble zizyphum jujube ce dernier mot est à lui tout seul la justification de nos deux monstres modernes . lévier : évier rappelle le lointain moment de la langue où aqua était devenu eve . * Dunn , dans son glossaire canadien , cite la forme agglutinée lévier ( pour l' évier ) comme champenoise ; au * Canada on dit aussi lavier et même lavoir . l' agglutination de l' article s' est faite sous l' influence de ce dernier mot . Cette corruption curieuse est aujourd'hui répandue à * Paris , où le peuple dit le lévier . elle est , on le sait , tout à fait dans les habitudes de la langue . pariure : excellent mot qui a plusieurs analogues dans la langue . pariure , pour pari , est tout aussi légitime que parure ou que le vieux français parléure , malheureusement perdu sans compensation . Il y a cinq ou six cents mots en ure dans le dictionnaire ; de quel droit les grammairiens veulent -ils condamner pariure quand ils respectent reliure , sciure , pliure et même chiure de mouches ? mairerie . Seigneurerie . Chrétienneté : ne dites pas ... sans doute , mais si nous disions : sucrie , trésorie , verrie , serrurie , que diraient les grammairiens ? Là encore le peuple a raison ; le suffixe est bien rie et non ie : toile-rie , tapisse-rie , tanne-rie , poudre-rie , maire-rie . il y a des mots en té de deux sortes : ceux qui viennent directement du latin , fierté , de feritatem , chrétienté , de christianitatem ; et ceux où té est précédé d' un e et qui semblent des formations analogiques postérieures au moyen de l' adjectif féminin . Sauf exceptions , puisque puritatem a donné pureté ; chrétienneté n' est pas plus extraordinaire , mais il est inutile . nage . Consulte . Purge : nage , pour natation ; consulte , pour consultation ; purge , pour purgation : il suffit d' écrire ces mots successivement pour rejeter les mauvais , - ceux qui sont en usage . Ce sont des substantifs verbaux , comme il y en a des milliers en français . purge est d' ailleurs resté comme terme de droit et nage vit dans une locution . se revenger . Rancuneux . Enchanteuse . corrompeur : pour n' être pas admis par les arbitres , ces mots n' en sont pas moins de bonnes formes françaises . venger appelle revenger . rancuneux fait penser à la querelle du XVIIe siècle sur matineux et matinier , à propos du sonnet de la " belle matineuse " . enchanteuse , qui était inévitable , n' est pas déplaisant . Quant à la logique des féminins attribués aux mots en eur , il suffit de citer cantatrice , enchanteresse et chanteuse pour montrer que , dans cet ordre de finales , la langue se permet toutes ses fantaisies . corrompeur , rapproché de corrompu , est très logique . regaillardir : au lieu de la forme usitée ragaillardir . il y a rebouter et rabouter ; radoter fut d' abord redoter . cambuis : * Richelet ( 1680 ) constate que l' on dit du buis et , plus généralement , du bouis ; ces deux formes ont sans doute été aussi en usage pour la finale du mot que le vieux français écrivait cambois . comparition : étant donnés apparitio et comparitio , il eût été sage de ne pas faire de l' un apparition et de l' autre , comparution . mais comparution et parution , tout court , que l' on commence à rencontrer , prouvent du moins qu' il n' est pas nécessaire d' être du bas peuple pour changer les i en u . parution est le poturon des grammairiens . contrevention : ne se dit pas . Sans doute , mais dirons -nous : contrabande , contracarrer , contradire ? coutumace : écrit ainsi , le mot est un peu moins mauvais ; il rentre dans la logique de la vieille langue , au moins pour sa première syllabe : constare coûter consuetudinem coutume conventum couvent dinde . Nacre : il est convenu que le premier est exclusivement féminin . Mais comme dinde est l' abrégé de coq d' * Inde aussi bien que de poule d' * Inde , la décision des grammairiens est un peu hardie . Il est vrai qu' il y a dindon , mais seulement dans les basses-cours . dinde est un exemple , peut-être unique , de la préposition de s' agglutinant avec un substantif pour former un autre substantif . Le peuple dit du nacre ; ce mot , qui semble venir du persan nakar , est entré en français par l' intermédiaire de l' espagnol , où il est masculin , nacar . e devenant i : une des tendances de l' e long latin est de se transformer en i . déjà , aux temps mérovingiens , on écrivait ecclisia , mercidem , possedire , permanire ; au passage du latin en français , ce fait se retrouve constamment : cire ( cera ) , fleurir ( florere ) , raisin ( racemus ) . il se perpétue et le peuple dit : fainiant , moriginer , pipie , recipissé , resida , sibile , batiau , siau . ce dernier mot n' est pas plus étonnant que fabliau , jadis fableau . pomme d' orange . Jardin des olives : les fruits dont les arbres sont inconnus portent le même nom que cet arbre . Dans le nord de la * France , il n' y avait jadis qu' un mot pour dire orange et oranger , olive et olivier , et ce mot était celui qui est demeuré pour désigner le fruit . Pomme d' orange , fleur d' orange , plantation de café , jardin des olives : toutes ces expressions sont fort logiques . Nous disons de même , et sans être blâmés par les grammairiens : noix de coco , noix de kola , fleur de cassis , clou de girofle , etc . Mais il est plus facile de blâmer que d' expliquer et de comprendre . bivouaquer : bivac , de l' allemand beiwache , étant devenu bivouac , il est fâcheux que bivaquer ait été arrêté en chemin par la fantaisie des arbitres . airé : bien meilleur que aéré . il faudrait oser s' en servir . laideronne : par ce féminin , le peuple achève de faire vivre le mot laideron . fortuné : fortuné prend le sens de riche ; il suit l' évolution de fortune , et les grammairiens n' y peuvent rien . C' est un barbarisme , disait * Nodier en 1828 ; mais les mots qui veulent vivre sont tenaces . incarnat , que les dictionnaires définissent : entre rose et rouge , ne contenait pour * Voltaire que l' idée de carnation : " votre peau , dit * Cunégonde à * Candide , est encore plus blanche et d' un incarnat plus parfait que celle de mon capitaine . " carbonate : voilà des années que les grammairiens font la chasse à ce mot . " dites : du carbonate de soude ! " de tous les carbonates , un seul est usuel et son usage est constant ; on le tire de la foule , on le spécifie , et avec quelle simplicité de moyens : par un changement de genre . la , au lieu de le , et voilà un mot nouveau , clair , vrai . Il sera dans les dictionnaires avant dix ans . jor . Jornal . Ojord'hui : ce sont des prononciations archaïques . jour a d' abord été jorn , puis jor ; journal a été jornal . au XVIIe siècle , on prononçait ojord'hui . écale . écaille : ce sont deux orthographes d' un même mot . Le peuple avoue ne pouvoir les distinguer . En fait , la répartition de deux sens différents aux deux orthographes est absolument arbitraire . écale de noix exige écale d' huître ; et , d' autre part , il y a loin des écailles d' une carpe à l' écaille de la tortue . Ici encore l' intervention des grammairiens a été mauvaise . écale est le mot primitif ; il vient de l' allemand , où la forme ancienne était schalja . aujourd'hui schale veut dire indifféremment écale et écaille ; en français les deux formes ont des sens tellement voisins qu' on les confond dès que l' on sort des locutions usuelles . On a voulu réserver écaille pour les poissons et écale pour les végétaux ; c' est d' après le même principe de répartition enfantine et hiérarchique qu' un grammairien avait décidé jadis de n' accorder au bouillon que des oeils : yeux lui semblait trop noble pour une constatation aussi vulgaire . Peut-être même assignait -il à ces oeils une étymologie particulière ; ainsi le plus répandu des petits dictionnaires manuels a soin de spécifier que écaille vient du latin squama , ce qui est absurde . écale et écaille sont des formes parallèles à métal et métail , entre lesquels on avait voulu aussi faire une distinction . métail a disparu . maline . échigner : l' usage impose échiner et maligne ; il impose aussi cligner , mais clin ( d' oeil ) témoigne qu' à un moment de la langue on a dit cliner . Peigne a d' abord été peine . Maline , qui est dans * La * Fontaine , est une forme plus ancienne que maligne , refait sur le latin écrit . échigne , de skina , est identique à cligner de clinare . du temps de * Vaugelas , on disait à la cour preigne et viegne pour prenne et vienne . la langue n' a pas encore choisi un son unique pour cette finale ; il serait bien prématuré de poser des règles . farce . Flegme : ces mots sont devenus des adjectifs parmi le peuple . Rien de plus normal . Il en est de même de colère . j' ai entendu cette phrase : " vous avez agi d' une façon cruche . " le substantif qui implique une idée de qualité , de manière d' être , tend naturellement à devenir un adjectif ; c' est le passage du particulier au général . L' inverse est tout aussi fréquent ; une idée générale de qualité se particularise en substantif : de là des mots comme baudet , renard , qui signifiaient d' abord , gai et rusé . pour expliquer cruche , il suffit de citer bête , butor , andouille , brute , pioche , daim , tourte , jocrisse , mots qui , avant d' être à la fois des adjectifs et des substantifs , furent d' abord exclusivement des substantifs . dompeteur : cette prononciation absurde est un des méfaits de l' orthographe enseignée à des enfants du peuple . On ne sait d' ailleurs où des humanistes ont pris le p dont ils ornèrent ce mot . L' ancienne langue disait donter , ce qui représente le latin domitare . le cheval à mon père : c' est une des tristesses des grammairiens que , malgré leurs objurgations , on continue à marquer la possession par à aussi bien que par de . " ce chien est à moi , dirent des enfants . " ils autorisent : ce cheval est à mon père ; ils défendent : le cheval à mon père . hélas ! Cette faute remonte exactement au Ve siècle , puisqu' on lit sur un marbre de cette époque membra ad duos fratres , pour membra duorum fratrum . voilà un solécisme qui a de belles lettres de noblesse . mésentendu : prohibé par les grammairiens , quoique excellent , de même que mésaventure , mésetime , et d' autres . perclue : une langue ressemble à un jardin où il y a des fleurs et des fruits , des feuilles vertes et des feuilles tombées , où , à côté du définitif , il y a la vie , la croissance , le devenir . On a cherché depuis trois siècles à figer ce jardin dans cette attitude contradictoire ; de là , ces incohérences qui permettent de rédiger des grammaires en quatre volumes . Il faut bien justifier inclus et exclu , reclus et conclu , incluse et conclue , recluse et exclue . je sais : les uns sont des participes français et les autres des adjectifs latins mal francisés . Laissons le peuple dire perclue , puisqu' il le veut bien . La tendance est bonne . éclairer . Allumer : on entend assez souvent cette expression qui semble bizarre : éclairer le gaz . elle nous choque , quoiqu' elle soit identique à allumer le gaz , puisque allumer , c' est adluminare , donner de la lumière à ... , comme éclairer , c' est donner de la clarté à ... il est curieux de retrouver , à tant de siècles de distance , la même méthode linguistique aboutissant au même résultat . à fur et à mesure : cette déformation reproduit exactement le latin ad forum et ad mensuram , au prix et à mesure . Ce forum est le même qui figure dans forfait , prix fait , marché fait , forum factum . secoupe : et même s' coupe . ainsi succussare a donné secouer , qui maintenant est assez souvent s' couer . Secourir , c' est succurrere . Soucoupe , malgré son sens très clair , devait devenir secoupe . vous faisez : ceci représente brutalement la tendance de la langue française à ramener tous ses verbes à la première conjugaison . L' anonyme cite agoniser pour agonir ( de sottises ) ; il y en a bien d' autres , et on les constaterait surtout dans le langage des enfants . J' ai entendu : buver , cuiser , romper , pleuver , mouler , chuter pour boire , cuire , rompre , pleuvoir , moudre , choir . aujourd'hui , il est impossible de créer un verbe français qui ne se conjuge sur aimer . on a abandonné depuis longtemps tistre pour tisser , semondre pour semoncer ; imbiber remplace imboire , qui devient archaïque ; on oublie émouvoir et l' on abuse d' émotionner . prévu d' avance : on connaît par ses affiches la société des " prévoyants de l' avenir " . Ce pléonasme apparent s' explique par l' affaiblissement de la signification de certains mots . prévoir n' a plus un sens absolu pour le peuple ; mais nous-mêmes ne disons -nous pas , sans rougir , prédire l' avenir ? c' est encore à ce besoin de renforcement que répondent les expressions : monter en haut , dépêchez -vous vite , et les locutions plus populaires , regardez voir , voyez voir . * Vaugelas disait , à propos de certains pléonasmes d' usage , que " la parole n' est pas seulement une image de la pensée , mais la chose même " , laquelle se représente d' autant plus nettement que la phrase est plus descriptive de l' acte . promener : il y a une tendance à supprimer le pronom réfléchi dans les phrases : je vais me promener , - me coucher , - me baigner , etc . L' expression toute récente , se cavaler , est déjà devenue cavaler . j' entendis hier les enfants abandonnant un camarade dire : cavalons , il nous rejoindra . cependant , * Vaugelas écrivait au mot promener : " tantôt il est neutre , comme quand on dit : allons promener ; il est allé promener ; je vous enverrai bien promener . " il est donc possible que la manière populaire de traiter promener soit un archaïsme . raisons : le peuple emploie ce mot , au pluriel , comme synonyme de discussion , difficultés , querelle et même injures . Quelque jour , ce sens passera dans les dictionnaires . mots et paroles ont également ces mêmes significations , peut-être atténuées . voix de centaure : c' est un exemple amusant d' étymologie populaire . On exprime par ce terme la tendance du peuple à ramener l' inconnu au connu . Il ignore stentor ; centaure lui est moins étranger : cela suffit pour influencer son oreille , ensuite sa langue . Quel rôle cette habitude a -t-elle joué dans la formation du français ? On n' a jamais tenté de l' établir et cela serait peut-être impossible . Cependant , c' est sans doute ainsi qu' on expliquerait certains mots tels que : marjolaine , échalotte , ancolie , érable , camomille , étincelle , licorne , et d' autres que l' on a signalés parmi ceux qui échappent aux explications phonétiques . Si c' est amaracana qui est l' original de marjolaine , il faut que le mot français ait subi une influence analogue à celle qui a transformé récemment olénois en à la noix et jadis galatine en galantine . quoi qu' il en soit , voici quelques-unes des explications que se donne à cette heure le peuple , des mots qu' il ne comprend pas : voix de centaure ( stentor ) cresson à la noix ( alénois , " ollenois , orlenois , orléanois " ) dernier adieu ( denier à * Dieu ) souguenille ( souquenille ) soupoudrer ( saupoudrer ) trois-pieds ( trépied ) ruelle de veau ( rouelle ) semouille ( semoule ) tête d' oreiller ( taie ) bien découpé ( découplé ) écharpe ( écharde ) cette dernière mutation est due à écharper , verbe qui n' a aucun rapport de sens , ni d' origine , avec écharpe ; mais il en a avec charpie , avec l' idée de déchirer ( carpire ) , par conséquent blesser . Il est donc possible que écharpe , au sens de blessure , soit très ancien . venimeux . Vénéneux : le peuple confond ces deux mots , mais sa préférence va au premier , qui est de meilleure lignée . vénéneux , c' est le latin tout cru , venenosus . Venimeux a été formé de venin ; on commença par venimeux , puis le second n s' est dissimilé ; en des parlers provinciaux l' n est devenu l et on dit velimeux ; en italien , il y a deux formes : veneno et veleno . la répartition des deux mots a été tentée , comme pour écaille et écale , d' après des principes étrangers à la logique linguistique : l' un est bon pour les bêtes ; l' autre , pour les plantes et les minéraux . Ces distinctions sont nécessairement absurdes , la nature étant plus variée que ne peut le concevoir le cerveau d' un grammairien . Nombre de plantes sont venimeuses et nombre d' animaux sont vénéneux , si on s' en rapporte aux définitions des dictionnaires . La répartition des mots très voisins de forme se fait lentement et difficilement . Désespérant de jamais sentir la différence trop profonde qu' il y a entre colorer et colorier , le peuple s' en tire en fabricant couleurer qui répond à tous ses besoins dans cet ordre d' idées . Il prendra longtemps encore l' un pour l' autre : croire et accroire , envers et revers , coulé et coulis , épurer et apurer , étuvée et étouffée , des fois et parfois , recouvrer et recouvrir , passager et passant , neuf et nouveau , gradé et gradué , enfin autour et alentour . cette dernière répartition est toute récente et , particulièrement arbitraire ; elle a devancé l' usage . à ce propos , il faut noter la certitude plaisante des dictionnaires à cataloguer les mots sous les vieilles rubriques scolastiques , à les figer dans une fonction unique . Cela est très délicat . Les mots sont souvent des signes à tout faire , tantôt verbes et tantôt substantifs , ici adverbes , et là adjectifs ; et à mesure qu' une langue se dépouille , cela devient plus visible . Les mots anglais ont ainsi acquis une très grande liberté d' allures , peut-être parce qu' ils ont été moins tyrannisés qu' en * France . Pour autour et alentour , ce ne sont ni des adverbes , ni des prépositions , à moins que n' en soient aussi au pied , au fond , au coeur , au bas . Tour est un substantif et entour un de ses dérivés , comme atour et pourtour . au lieu de définir et de classifier , les dictionnaires devraient se borner à décomposer de tels mots au tour , à l' entour ; cela serait plus clair et moins compromettant . iniation : cette déformation d' apparence bizarre , que j' ai recueillie personnellement , est des plus caractéristiques comme preuve de la perpétuité des lois qui ont guidé la création du français . Elle représente le mot initiation , tel que prononcé et écrit à plusieurs reprises ( des centaines de fois ) par un commis de librairie . C' est tout simplement la règle de la chute du t médial ; avec encore un effort , on aurait un mot pareil à tant de vieux mots français : abba-t-ia , ini-t-iation , inia-t-ion abba-ye , ini-iation , iniai-son cette manifestation de l' instinct est une grande leçon . Voilà . J' ai seulement voulu montrer que la déformation n' est pas du tout cahotique ; que le mauvais français du peuple est toujours du français et parfois du meilleur français que celui des grammairiens . LA MéTAPHORE BêTES ET FLEURS Dans l' état actuel des langues européennes , presque tous les mots sont des métaphores . Beaucoup demeurent invisibles , même à des yeux pénétrants ; d' autres se laissent découvrir , offrant volontiers leur image à qui la veut contempler . Des actes , des bêtes , des plantes portent des noms dont la signification radicale ne leur fut pas destinée primitivement ; et cependant ces noms métaphoriques ont été choisis , assez souvent sur toute la surface de l' * Europe , comme d' un commun accord . Il y a là une sorte de nécessité psychologique parfois inexplicable ou même que l' on voudrait ne pas expliquer pour lui laisser son caractère même de nécessité , c' est-à-dire de mystère . roitelet : telle métaphore semble vraiment s' imposer au nomenclateur . Ayant à nommer l' oiseau appelé roitelet , l' idée de petit roi est celle qui vient à l' esprit de l' homme : grec , il dit ( b ... ) ; latin , regaliolus ; allemand , zaunkoenig ( roi des haies ) ; anglais , kinglet ; suédois , kungsfagel ( l' oiseau roi ) ; espagnol , reyezuelo ; italien , reattino ; hollandais , koningje ; flamand , kuningsken ; polonais , krolik . pourquoi ? Peut-être parce que le tout petit oiseau porte sur la tête une huppe qui semble l' ironie d' une couronne . Il faut que cela suffise , car on ne peut invoquer ni la phonétique , ni , sans doute , une langue antérieure où toutes les langues auraient puisé , ni les communications interlinguistiques . Il y a bien un conte populaire très répandu où le roitelet joue un rôle important , mais qui ne contient aucune allusion pouvant faire croire que ce soit là l' origine de ce surnom royal . Il reste que le paysan français , devant le minuscule oiseau , a été obligé de dire : petit roi , tout comme , vingt siècles plus tôt , le paysan grec . Cependant si le cas de roitelet était unique ou rare ; si l' on ne trouvait dans les langues européennes que trois ou quatre exemples de cette sorte , on pourrait imaginer une chanson , un conte , une de ces traditions populaires qui traversent les siècles , les montagnes , et les océans ; mais , au contraire , à la moindre recherche les exemples se multiplient et l' on est forcé de ramener la plupart des causes à une seule , la nécessité psychologique . Quelques-uns de ces phénomènes linguistiques sont moins obscurs ; c' est quand l' objet nommé ou surnommé est très caractéristique de forme ou de couleur : ainsi l' able ou ablette ( albula ) est dite poisson blanc par les hollandais , les anglais , les polonais : witfisch , white bait , bialoryb ; ainsi le choucabus ( à tête ; caput , chabot , caboche ) est aussi pour les allemands , kopfkohl , et pour les italiens , capuccio ; ainsi le phénicoptère des grecs , l' oiseau aux ailes de flamme , est pour nous le flamant . lézard : * M. * Michel * Bréal , dans sa récente sémantique , écrit , à propos de la singularité de certaines métaphores : " si l' on disait qu' il existe un idiome où le même mot qui désigne le lézard signifie aussi un bras musculeux , parce que le tressaillement des muscles sous la peau a été comparé à un lézard qui passe , cette explication serait accueillie avec doute , ou bien croirait -on qu' il est parlé des imaginations de quelque peuple sauvage . Cependant il s' agit du mot latin lacertus , lequel veut dire lézard , et que les poètes ont maintes fois employé pour désigner le bras d' un héros ou d' un athlète . " mais s' il est surprenant déjà qu' une telle image ait été formée une fois , car elle est très étrange , quoique très juste , et elle aurait pu , certes , ne jamais sortir du réservoir profond des sensations , quel étonnement de la voir périodiquement retrouvée , qu' il s' agisse de lézard ou de souris , au cours des siècles et des langues ! * M . * Bréal , lui-même , la signale , en grec moderne , où mys pontikos , rat d' eau , et par abréviation pontikos , signifie aussi muscle ; musculus en latin , et souris en français , ont , comme on le sait , une double et parallèle signification ; il en est encore de même en polonais où souris se dit mysz et où le muscle du bras est la petite souris : myszka ; en suédois et en hollandais , où mus et muis ont les deux sens . Le hollandais spécifie les muscles de la main . Cependant je viens de lire : " elle agite ses petits bras de lézard et me dit " ... ; alors je suis assuré qu' appeler lézard le bras est , aujourd'hui comme il y a des siècles , une idée qui peut entrer spontanément au cerveau par l' oeil , car je connais l' auteur : il est de ceux qui tiennent à créer leurs images , et s' il a refait la métaphore latine elle-même , c' est qu' elle s' est imposée à lui , comme elle s' imposa jadis à un poète ou à un paysan romain . grue . Chevalet . Chèvre . Singe . Mule , etc. : on a souvent noté que les noms des instruments de force ou des bois de charpente sont empruntés aux animaux ; cette habitude est universelle . Comme nous disons grue un oiseau et une machine , les grecs appelaient ( ... ) l' oiseau et la " gloire " , et ( ... ) notre machine vulgaire à lever les fardeaux ; les allemands appellent l' oiseau kranich et la machine , krahn ; les polonais disent zorav ( grue ) , dans les deux sens ; notre chevron , petite chèvre , répond au capreolus des latins ; les portugais , pour chevron disent asna ( ânesse ) ; notre poutre , notre poutrelle , notre chevalet , notre poulain correspondent à equleus et le chevalet est ( ... ) en grec moderne ; horse en anglais veut dire cheval et chevalet ; les allemands et les danois disent un bouc ( boeck , buk ) , les flamands et les hollandais , un âne ( ezel ) , ce qui correspond à notre bourriquet ; le portugais a potro au sens de poulain et de chevalet . Chevalet se retrouve naturellement en espagnol , en italien , en portugais , cabalette , cavalletto , cavallete . Hebebock est le nom allemand de la chèvre mécanique que les anglais confondent avec la grue ( crane ) ; chèvre revient en espagnol , cabria , et en portugais , cabrite . le chevron se dit en polonais koziel , bouc . Beaucoup de ces mots ont également servi à former des dérivés dont le sens , tout métaphorique , est identique en beaucoup de langues . Un animal qui a échappé à la métamorphose en machine , le singe , a fourni presque partout un verbe qui est le péjoratif d' imiter et que le grec n' avait pas , ni le latin , malgré la parenté syllabique de simius à simulare . à côté du français singe-singer , il y a l' allemand affe-nachaffen ; le suédois apa-esterapa ; le danois abe-esterabe ; le flamand aep-waapen ; l' anglais ape-ape ; l' italien scimio-scimiottare ; le portugais : macaco-macaquear ; le polonais malpa-malpowac ; le grec moderne ( .... ) ( singerie ) . C' est une belle progéniture . " bâton , dit * Brachet , origine inconnue . " c' est assurément le petit bât ; la relation directe entre l' ancien français bast et baston semble évidente . L' espagnol dit basto , bât , et baston , bâton . Le bâton a été considéré tantôt comme le bât , tantôt comme la bête de somme tout entière ; c' est ce dernier sens qu' il prend lorsqu' on se sert du mot bourdon ( latin burdonem ) , qui est proprement le bardot , variété du mulet . muleta signifie béquille en espagnol et en portugais , et mula , bâton en italien . Les paysans qui marchent à pied appellent volontiers leur bâton , mon cheval ; plaisanterie qui se retrouve un peu partout . Ainsi , comme on voyait toujours les franciscains marcher à pied , on avait jadis surnommé le bâton des voyageurs el caballo de * S . * Francisco , en * Espagne , et en * France , la haquenée des cordeliers . chien . Chenet . Chiendent . Chenille : le chenet est le petit chien du foyer , chiennet ; le portugais dit caes da chamine , les chiens de la cheminée ; le provençal , cafuec , et l' anglais , fire-dog , le chien du feu ; l' allemand , feuerbock , et le danois , ildbuk , le bouc du feu ; l' espagnol , morillo , le petit maure du feu , et l' idée est bien espagnole , de faire rôtir éternellement l' ennemi national ; mais il est probable que la métaphore n' est plus comprise , pas plus que celle , plus douce , qui a fait chez nous du chien le fidèle gardien du foyer . Il est possible que le fire-dog des anglais vienne de * France ; le bouc des pays germaniques représentait peut-être une des figures du diable . chien ( de fusil ) ne se retrouve guère qu' en italien , cane , où il s' appliquait déjà au rouet de l' arquebuse ; les espagnols et les portugais disent petit chat , gatillo , gatilho ; dans les langues non latines , le chien de fusil est un coq ; allemand , hahn ; hollandais , haen ; danois et suédois ; hane ; polonais , kurek . le nom de la plante appelée chiendent , parce que le chien la mordille volontiers , se retrouve littéralement en allemand , hundszahn ; le danois , le flamand et l' anglais disent herbe au chien , hundegroes , hondsgras , dog's grass . le chien a encore donné son nom à la chenille , en latin vulgaire canicula , la petite chienne . Cette manière de voir n' est guère répandue en * Europe ; on trouve cependant cagnon , petit chien , dans l' italien dialectal qui fournit aussi gata et gattola , petite chatte . L' idée de chat semble d' abord se retrouver dans le mot anglais si singulier caterpillar ; cela devient peu probable si l' on rapproche le mot anglais de la forme normande carpleuse ( on trouve aussi les variantes charpleuse , chapleuse , chaplouse ) . en effet carpleuse et charpleuse semblent dérivés de l' ancien verbe charpir , qui nous a légué charpie . la charpleuse , ce serait la faiseuse de charpie , la dépeceuse , et cela qualifie bien la chenille et sa voracité . Mais le français du XVIe siècle est formel ; il dit chattepelue et chattepeleuse . est -ce une déformation ? Les portugais l' appellent lézard , lagarta ; pour les polonais , c' est une petite oie , gasienica . ces appellations répondent au besoin de transférer les noms d' un animal à l' autre , le plus souvent d' un gros à un petit . Le cloporte en est un exemple amusant , car rien ne ressemble moins à un cochon qu' un cloporte . cloporte : son nom est cependant clair ; du moins , malgré la phonétique , il est permis de supposer que cloporte est une altération de claus-porc ( clausus-porcus ) . c' est l' opinion de * Brachet . Elle serait bizarre , si la même image ne se retrouvait en plusieurs langues ou dialectes et si le français du XVIe siècle ne nous donnait la forme inattendue closeporte , déformation à laquelle correspond peut-être le vieux hollandais dorworm . Porcellio est un des noms latins du cloporte ; c' est le nom populaire opposé à oniscus ; en * Italie on appelle aussi les cloportes , porcellini , les petits cochons ; en * Champagne , c' est : cochon de s . * Antoine ; en * Dauphiné : kaïon ( cochon ) , et en * Anjou : tree ( truie ) . Le glossaire du centre donne : cochon , cloporte . La forme porcelet est assez répandue dans une partie de la * France . Enfin , rapprochement inattendu , le cloporte s' appelle , en suédois , le cochon gris , grasugga . l' idée de cochon pour nommer le cloporte a eu à lutter avec l' idée d' âne , qui n' est pas plus explicable par les logiques ordinaires ; l' oniscus latin est l' ( ... ) grec ( petit âne ) , mais les paysans romains connaissaient aussi le mot asellus , et l' allemand assel doit sans doute être rapproché de esel ( âne ) . On sait que le cochon a encore donné son nom au petit ver qui se rencontre dans les noisettes ; ce petit cochon se retrouve en anglais , pig-nut . les anglais appellent également pig le lingot que nous disons saumon et les allemands , salm . fauvette . Bergeronnette . Linotte . Loriot . chardonneret : que la fauvette à tête noire ait été nommée en grec ( .... ) , en latin atracapilla ; qu' elle soit , en italien , la capinera , et en portugais toutinegra ( chignon noir ) cela n' a rien que de fort logique ; on ne sera pas surpris davantage que des petits oiseaux aient été comparés à des mouches : notre moineau est littéralement l' oiseau mouche ( muscionem , de musca ) et la fauvette , alors désignée d' après sa petitesse et sa légèreté , devient la mouche d' herbe ( all. : grasmuch ; flam. : grasmuch ) . Il ne faut d' ailleurs être surpris de rien au pays des métaphores ; les grecs n' appelaient -ils pas du même mot , ( ... ) , le moineau et l' autruche ? La jolie métaphore qui a transformé en petite bergère l' oiseau qui vit dans les prés et voltige autour des troupeaux ne se trouve , il semble , qu' en français : les moeurs de la bergeronnette n' ont frappé que nos bergers . Les anglais , qui lui ont laissé son autre nom , hoche-queue ( wagtail ) , ont cependant fort bien remarqué la fraternité du bouvreuil et du boeuf ; ils le nomment bull-finch , le pinson du boeuf ; mais que ce nom est loin d' être joli comme le nôtre qui signifie le petit bouvier ( bovariolus ) ! la linotte , c' est l' oiseau au lin ; les latins s' étaient décidés pour un nom pareil et disaient linaria ; les allemands et les polonais appellent la linotte , l' oiseau du chanvre , haenfling , konopka , et les flamands lui donnent le même nom qu' au chanvre femelle , kemphaen . ce passage du lin au chanvre est tout à fait extraordinaire , car si les deux plantes sont d' un usage identique , elles diffèrent absolument pour le reste et il ne semble pas que même une linotte puisse les confondre , ni leurs graines qui n' ont pas précisément les mêmes propriétés . Il faut peut-être voir là une confusion de noms , pour parité d' usage , entre le lin et le chanvre . du mot aureolus le français a fait oriol , puis par agglutination de l' article ( l' ) , loriol , devenu loriot ; c' est l' oiseau d' or , et les allemands appellent également le loriot goldamsel , le merle doré ; les anglais lui ont donné le beau nom de marteau d' or , gold hammer ; pour les polonais c' est la plume d' or , zlotopior ( zloto , or ) ; les portugais le nomment oriolo et oropendula , l' horloge d' or . Mais pourquoi les danois l' appellent -ils le suédois ( swenske ) et les flamands , le wallon ? peut-être parce qu' ils donnent au loriot le nom de leurs meilleurs amis . Les flamands possèdent également la métaphore allemande : merle doré ( goudmeerle ) . comme le lin a donné son nom à la linotte , le chardon a servi à désigner le chardonneret ( anc . Fr. : chardonnet , c' est proprement l' oiseau au chardon ) . L' idée de cette relation se retrouve dans presque toutes les langues de l' * Europe et dans les deux langues classiques : ( ... ) , carduelis , l' italien cardellino traduisent exactement chardonnet ; la branche germanique se sert de l' expression pinson du chardon ; en allemand , distelfink ; en flamand , distelvink ; en suédois , tistelfink ; en anglais thistle-finch . l' anglais l' appelle aussi goldfinch , pinson doré . brochet . Bélier : le latin lucius ne s' est perpétué qu' en italien , luccio ; à ce mot le français a substitué l' idée d' une pique , d' une broche , d' où brochet ; simultanément l' anglais adoptait le mot pike ( pique ) . Cette idée semble d' origine germanique ; les noms du brochet en allemand , hecht , et en danois , guiedde , semblent la contenir ; elle est évidente dans le suédois gadda ( gadd , aiguillon ) . L' églantier doit son nom à une comparaison analogue ; c' est proprement l' arbuste couvert d' aiglants ( aculenta ) , de piquants . Je n' ai pu retrouver dans les langues européennes de formes analogues , comme pour brochet , mais le procédé est connu , logique , et très ancien , puisqu' en sanscrit le lion est proprement le chevelu et l' éléphant le dentu . l' hébreu est plein de noms analogues : le bouc est le poilu ; l' ours , le barbu ; le loup , le jaunet ; l' hyène , la bringée . cependant lucius a vécu dans merluche ( brochet de mer ) , expression qui , avec des mots de sens identiques , se retrouve dans l' allemand seehecht . ce qui montre bien l' incohérence de la plupart de ces dénominations , c' est que les romains donnaient à la merluche exactement le même nom qu' au cloporte , asellus . c' est ce que font encore les vénitiens , disant nasello . le poisson que le latin appelait mustela , l' italien l' appelle donnola , et nous allons voir plus loin que ces deux noms se retrouvent appliqués à la belette . l' idée de nommer l' aries , mouton à clochette , mouton bélier , bélier , se constate en français , en anglais et en hollandais ( bell-wether , belhamel ) ; les moutons des vagues sont des brebis en italien , pecorelle ; et dans toutes les langues , depuis le grec , la machine de guerre à heurter les murailles s' est dite du même nom d' animal , bélier ou mouton , ( ... ) , aries , ram ( ang . ) , stormram ( holl . ) , ariete ( esp . ) . belette : la belette est peut-être l' animal qui pourrait donner lieu à la plus curieuse dissertation sémantique . Dans presque toutes les langues son nom est une antiphrase . C' est une bête fort redoutée des paysans , comme le renard , comme la fouine , dont elle est parente . Or , on l' appelle à l' envi la jolie , la belle , la douce ! Son nom français vient du vieux mot bele , du latin bella ; la belette , cela veut dire la petite belle . Les anglais la nomment la jolie ou la fée , fairy ; les bavarois , la jolie petite bête , schoenthierlein ; les danois , la jolie , kjoenne ; les suédois , la joueuse lekatt ; les italiens et les portugais , la petite dame , donnola , doninha ; les espagnols , la petite commère , comadreja ; les grecs d' aujourd'hui , la petite bru . à cette liste , il faut peut-être joindre son nom allemand , passé en hollandais , en anglais , en danois , wiesel ; on y trouverait la blanche . la même idée , ou celle de douceur , s' imaginerait dans le grec ( ... ) , la blanche , la douce , et ce serait encore la douce dans le latin mustela . ces rapprochements paraîtront moins invraisemblables lorsqu' on saura que les idées de beau , de blanc , de doux sont , dans la tradition populaire , les antiphrases naturelles de l' idée de mauvais . En * Roumanie , les malae divae , les mauvaises fées , les ièlé , ne sont jamais appelées que les bonnes , les puissantes , les belles , les blanches , les douces . l' explication des folkloristes est que la belette , étant un animal dont on a peur , on ne prononce jamais son nom , car , croyance universelle , quand on parle du loup , on en voit la queue , quand on invoque le diable , le diable paraît ; prononcer le vrai nom de la belette , c' est attirer la méchante bête et c' est aussi , par cela même , la contrarier , puisqu' on la dérange , l' exciter à la dévastation . Mais si on lui donne des noms d' amitié , c' est comme si on la caressait , et elle devient -ce qu' on la nomme . Il m' est agréable de rencontrer l' idéalisme verbal à l' état de tradition populaire et j' admets d' autant plus volontiers l' explication qu' elle n' explique rien , - en ce sens qu' il reste à nous faire comprendre comment le même euphémisme se retrouve dans les temps et les pays les plus éloignés ; il reste aussi à découvrir les vrais noms de la belette , si nous n' en sommes plus , comme les grecs , à la confondre avec le chat . En somme , ici comme devant le roitelet , nous constatons un phénomène psychologique . L' euphémisme est , d' ailleurs , assez fréquent dans la nomenclature populaire , mais il règne avec une grande fantaisie . Si l' inoffensive couleuvre qui , au pire , mangera quelques oeufs , est parfois nommée , elle aussi , la jolie , elle est la vermine en * Portugal ( bicha ) , et on voit , dans nos dialectes provinciaux , l' épervier redoutable nommé tout crûment le voleur ; il est le laire en * Auvergne et le laron en * Dauphiné , et sans doute y reconnaît -il facilement le latin latro . pic . Plongeon . Pélican . Rouget . Dormiliouse : le pic , espec , pivert , est dit aussi bêche-bois , mot qui se trouve exactement en anglais , woodpecker ; le plongeon ( en latin mergus ) est le plongeur en allemand , taucher ; le pélican ( en latin platea ) s' appelle en allemand l' oie à cuillère , loffler , loffelgans ; ce qui correspond aux vieux noms français de cet oiseau , pale , pelle , pelle creuse , truble , et à son nom populaire anglais , shovelard . l' idée de rouge ou de lumière a toujours servi à caractériser le rouget ; le grec disait ( ... ) ; le latin , rubellio ; et pour les hollandais , c' est le coq de mer , zee haen , et pour les italiens , la lanterne , lucerna . il y a un poisson volant ou sautant qu' on appelle hirondelle de mer ou le volant , le papillon ; c' est le ( ... ) et l' hirundo des anciens , le volador des espagnols , le zee swaluwe des hollandais . Un autre poisson à gros yeux est appelé par * Pline , oculata ; c' est l' ochiado du populaire , à * Rome , et le nigr'oil du même populaire , à * Marseille où l' on appelait aussi dans le même temps ( au XVIe siècle ) la torpille une dormiliouse , ce qui traduit délicieusement torpedo . la rainette , raine verte , verdier , en ancien français , c' est , en allemand , la grenouille feuille , laubfrosch . tournesol : les noms de fleurs , qui sont parfois si étranges , témoignent particulièrement de la nécessité de certaines métaphores . Il est impossible que l' idée de soleil n' entre pas dans le nom de la grande fleur jaune appelée tournesol ; elle ressemble exactement aux faces du soleil dans les vieilles gravures et , de plus , elle se tourne sensiblement vers l' astre qu' elle semble suivre avec inquiétude : ses deux noms français , tournesol et soleil , traduisent cette double impression . C' est une fleur relativement nouvelle en * Europe ; elle fut apportée du * Pérou , au XVIe siècle . Le tournesol des latins , solsequia , c' est notre souci , diminutif ou ébauche de la grande solanée américaine . La forme italienne de tournesol est girasole et l' espagnole , girasol : elles rappellent les trois mots grecs ( ... , ... , ... ) , dont le dernier désigne particulièrement le souci . Car une fleur bien différente , la verrucaire , en gréco-français héliotrope , tourne aussi selon le soleil ses odorantes fleurs violettes , et il semble qu' ( ... ) ait été traduit littéralement en allemand et en hollandais par sonnenwende et zonnewende ; ces deux langues possèdent , en effet , les formes sonnenblume et zonnebloem qui s' appliquent bien au soleil ; le suédois dit solrose ; le danois , solsikke ; l' anglais , sunflower ; le polonais , slonecznic . les langues sémitiques ont des expressions pareilles : en arabe chems , soleil , et echchems , tournesol . coquelicot : au latin papaver qui a fourni en français tant de formes singulières , pavot , pavon , papon , paveux , pavoir cependant l' idée de rouge se fixa sur la crête de coq , puis sur le coq et enfin sur le chant du coq que rendait l' onomatopée coquelicot ou coquericot . cette idée était , d' ailleurs , contenue soit directement , soit par confusion , dans le nom même du coq ( latin : coccum ) ; et c' est ainsi que les mêmes syllabes ont pu désigner deux choses aussi différentes qu' une fleurette et le chant d' un oiseau . L' exemple n' est pas unique , puisque la même aventure , mais pour d' autres motifs , est arrivée , comme on sait , au mot coucou , fleur et oiseau , tous les deux de printemps et de la même heure ; on a cru que la fleur naissait pour l' oiseau et pour le nourrir , - c' est une croyance générale que rien dans la création ne saurait être inutile ; mais cette fleur ou cette herbe , dédaignées des hommes et des bêtes domestiques , ou ces baies qui mûrissent loin dans les bois , à quoi servent -elles donc ? La réponse est écrite dans ces termes : herbe au loup , herbe à la vierge , herbe au diable . Elles servent à * Dieu , à ses saints , au diable , - ou au loup ; les arabes disent : ou au chacal ; elles servent aux animaux que nous ne voyons pas manger et qui vivent ; elles servent aux êtres surnaturels qui descendent pendant les nuits claires et à ceux qui rôdent pendant les nuits sans lune . Outre leurs noms distinctifs , presque toutes les plantes sauvages ont ainsi un surnom qui souvent est commun à des espèces fort différentes ; la flore populaire se meut dans l' heureuse imprécision de la poésie et de la nonchalance . Il ne faut pas s' attendre à retrouver coquelicot , ou l' une des formes diverses de cette onomatopée , en dehors du domaine roman : la plus lointaine est le roumain kukuriek , et en * France même elle s' est partagé les dialectes avec papaver . cependant le coquelicot éveilla aussi , en * Angleterre , l' idée de crête de coq et l' on y rencontre cocks head , cock's comb , cockrose ( écossais ) . Les langues germaniques se contentent en général de l' expression rose ou fleur des blés qu' elles appliquent , d' ailleurs , avec indifférence , à la fois , au coquelicot et au bleuet . renoncule . Joubarbe . Fumeterre : la renoncule , connue sous le nom de bouton d' or , a reçu dans les langues et les dialectes d' * Europe deux séries de noms ; les uns la désignent d' après la forme de sa feuille , les autres d' après la couleur de sa fleur . Les noms qui veulent expliquer sa feuille contiennent presque tous l' idée de pied de poule ( ou de coq ) , ou l' idée de patte de grenouille , cette dernière idée souvent abrégée en l' idée de grenouille ; ceux qui veulent peindre sa fleur , l' idée d' or ou de jaune . " pied de poule " se rencontre en letton , gaila pehdas ; en allemand , hahnenfuss ; en hollandais , haanevaet ; en danois , hanefod . le latin pulli pedem a donné à nos dialectes de nombreuses formes dont les types sont piépou et poupié ; ce dernier mot est devenu le français pourpier . la " patte de grenouille " figure dans l' anglo-saxon , lodewort ( herbe au crapaud ) ; dans le moyen haut allemand , froscfusz , que traduit l' appellation normande , patte de raine . la " grenouille " toute seule , c' est le grec ( ... ) ; le latin , ranunculus ; le roumain , ranunchiu ; le sarde , erbo de ranas ; l' ancien français , grenouillette ; le polonais , zabiniek . l' idée de jaune s' exprime en français par bouton d' or , jaunet , bassin d' or , fleur au beurre , idées que l' on retrouve dans le suédois et le danois , smorblomster ( smoer , beurre ) , dans l' allemand dialectal , botterblum ( fleur de beurre ) , dans l' anglais , butter-rose , golden cup , horse-gold : cette dernière image , qui appelle les fleurs de la renoncule l' or du cheval , est particulièrement curieuse . Un dialecte suédois et l' islandais appellent le bouton d' or fleur du soleil ( soloega et soley ) : c' est encore l' idée d' or ou de couleur jaune . Ce partage de métaphores est assez fréquent ; ainsi la renouée , en latin centinodia ( herbe aux cent noeuds ) , porte le même nom ( herbe aux noeuds ) en anglais , knot-grass ; en flamand , knoopgras ; tandis que les langues scandinaves la dénomment herbe du chemin ( danois : wei-graes ; suédois : trampgraes ) . C' est le plantain que les allemands disent wegerich . cependant * Hoefer cite d' après le de physica de s . * Hildegarde le mot weggrasz , le traduit par traînasse et l' identifie au polygonum aviculare , lequel est bien la renouée . * Burbaun traduit centinodia par wegetritt . une renonculacée est appelée populairement queue de souris ; c' est aussi le nom que lui ont donné les paysans dans une |