_: | INTRODUCTION QUESTION DE MÉTHODE * Paris , 17 novembre 1901 mon cher * Péguy , vous m' avez demandé de réunir pour les cahiers de la quinzaine les études socialistes que j' ai publiées ces derniers mois dans la petite république ; vous vous proposez d' adresser un exemplaire de ce volume à chacun de vos abonnés . Je me réjouis d' entrer ainsi en communication directe avec des esprits libres , habitués à la critique indépendante et probe . Bien que ces articles n' eussent point été destinés , d' abord , à paraître en volume , je n' ai point scrupule à les reproduire sous cette forme : car je n' ai jamais considéré l' article de journal comme une oeuvre hâtive et superficielle ; et j' y mets , par respect pour le prolétariat qui lit les journaux socialistes , toute ma conscience d' écrivain . Je n' ai pas besoin d' avertir qu' ils ne prétendent pas épuiser les sujets qu' ils traitent . Ils ne sont , évidemment , qu' un fragment , ou plutôt une préparation d' une oeuvre plus vaste , plus dogmatique et plus documentée , où je voudrais définir exactement ce qu' est , au début du vingtième siècle , le socialisme , sa conception , sa méthode et son programme . Mais , déjà , les études ici rassemblées touchent , avec une suffisante précision et une suffisante étendue , à des problèmes de la plus haute importance et qui pressent notre parti . Il est très divisé à l' heure présente , et vous m' accuseriez , sans doute , d' avoir la folie " de l' unité mystique " , si je disais que ces divisions sont superficielles . Je ne les crois pas irréductibles , mais elles tiennent à de graves dissentiments , ou au moins à de graves malentendus sur les méthodes . C' est la croissance même de notre parti , c' est la puissance grandissante de notre idée-pardonnez -moi cette rechute d' optimisme- , qui ont créé le dissentiment , en nous posant à tous la question de méthode . Comment se réalisera le socialisme ? Voilà un problème que nous ne pouvons pas éluder : et c' est l' éluder que d' y faire des réponses incertaines et vagues . Ou encore , c' est se tromper soi-même , que de répéter , en 1901 , les réponses que firent , il y a un demi-siècle , nos aînés et nos maîtres . Il y a un fait incontestable , et qui domine tout . C' est que le prolétariat grandit en nombre , en cohésion et en conscience . Les ouvriers , les salariés , plus nombreux , plus groupés , ont maintenant un idéal . Ils ne veulent pas seulement obvier aux pires défauts de la société présente : ils veulent réaliser un ordre social fondé sur un autre principe . à la propriété individuelle et capitaliste , qui assure la domination d' une partie des hommes sur les autres hommes , ils veulent substituer le communisme de la production , un système d' universelle coopération sociale qui , de tout homme , fasse , de droit , un associé . Ils ont ainsi dégagé leur pensée de la pensée bourgeoise : ils ont aussi dégagé leur action de l' action bourgeoise . Au service de leur idéal communiste , ils mettent une organisation à eux , une organisation de classe , la puissance croissante des syndicats ouvriers , des coopératives ouvrières , et la part croissante de pouvoir politique qu' ils conquièrent sur l' état ou dans l' état . Sur cette idée générale et première , tous les socialistes sont d' accord . Ils peuvent assigner des causes différentes à cette croissance du prolétariat ; ou du moins ils peuvent donner aux mêmes causes des valeurs différentes . Ils peuvent faire la part plus ou moins grande à la force de l' organisation économique ou de l' action politique . Mais tous ils constatent que par la nécessité même de l' évolution capitaliste qui développe la grande industrie , et par l' action correspondante des prolétaires , ceux -ci sont la force indéfiniment grandissante qui est appelée à transformer le système même de la propriété . Les socialistes discutent aussi sur l' étendue et sur la forme de l' action de classe que doit exercer le prolétariat . Les uns veulent qu' il se mêle le moins possible aux conflits de la société qu' il doit détruire , et qu' il réserve toutes ses énergies pour l' action décisive et libératrice . Les autres croient qu' il doit , dès maintenant , exercer sa grande fonction humaine . * Kautsky rappelait , récemment , au congrès socialiste de * Vienne , le mot fameux de * Lassalle : " le prolétariat est le roc sur lequel sera bâtie l' église de l' avenir . " et il ajoutait : " le prolétariat n' est point seulement cela : il est aussi le roc contre lequel se brisent , dès aujourd'hui , les forces de réaction . " et moi je dirai qu' il n' est pas précisément un roc , une puissance compacte et immobile . Il est une grande force cohérente , mais active , qui se mêle , sans s' y perdre , à tous les mouvements vastes et s' accroît de l' universelle vie . Mais tous , quelles que soient la hauteur et l' étendue de l' action de classe assignée par nous au prolétariat , nous le concevons comme une force autonome , qui peut coopérer avec d' autres forces , mais qui , jamais , ne se fond ou s' absorbe en elles , et qui garde toujours , pour son oeuvre distincte et supérieure , son ressort distinct . C' est le mérite décisif de * Marx , le seul peut-être qui résiste pleinement à l' épreuve de la critique et aux atteintes profondes du temps , d' avoir rapproché et confondu l' idée socialiste et le mouvement ouvrier . Dans le premier tiers du dix-neuvième siècle , la force ouvrière s' exerçait , se déployait , luttait contre la puissance écrasante du capital : mais elle n' avait pas conscience du terme où elle tendait ; elle ne savait pas que , dans la forme communiste de la propriété , était l' achèvement de son effort , l' accomplissement de sa tendance . Et , d' autre part , le socialisme ne savait point que , dans le mouvement de la classe ouvrière , était sa réalisation vivante , sa force concrète et historique . La gloire de * Marx est d' avoir été le plus net , le plus puissant de ceux qui mirent fin à ce qu' il y avait d' empirisme dans le mouvement ouvrier , à ce qu' il y avait d' utopisme dans la pensée socialiste . Par une application souveraine de la méthode hégélienne , il unifia l' idée et le fait , la pensée et l' histoire . Il mit l' idée dans le mouvement et le mouvement dans l' idée , la pensée socialiste dans la vie prolétarienne , la vie prolétarienne dans la pensée socialiste . Désormais , le socialisme et le prolétariat sont inséparables : le socialisme ne réalisera toute son idée que par la victoire du prolétariat ; et le prolétariat ne réalisera tout son être que par la victoire du socialisme . à la question toujours plus impérieuse : comment se réalisera le socialisme ? Il convient donc d' abord de répondre : par la croissance même du prolétariat qui se confond avec lui . C' est la réponse première , essentielle : et quiconque ne l' accepte point dans son vrai sens et dans tout son sens , se met nécessairement lui-même hors de la pensée et de la vie socialistes . Cette réponse , si générale qu' elle soit , n' est pas vaine , car elle implique l' obligation pour chacun de nous d' ajouter sans cesse à la puissance de pensée , d' organisation , d' action et de vie du prolétariat . Elle est de plus , en un sens , la seule certaine . Il nous est impossible de savoir avec certitude par quel moyen précis , sous quel mode déterminé , et à quel moment , l' évolution politique et sociale s' achèvera en communisme . Mais ce qui est sûr , c' est que tout ce qui accroît la puissance intellectuelle , économique et politique de la classe prolétarienne accélère cette évolution , anime , élargit et approfondit le mouvement . Mais cette réponse première , quelque forte et substantielle qu' elle soit , ne suffit point . Précisément parce que le prolétariat a déjà grandi , parce qu' il commence à mettre la main sur le mécanisme politique et économique , la question se précise : quel sera le mécanisme de la victoire ? à mesure que la puissance prolétarienne se réalise , elle s' incorpore à des formes précises , au suffrage universel , au syndicat , à la coopérative , aux formes diverses des pouvoirs publics et de l' état démocratique . Et nous ne pouvons pas considérer la force prolétarienne indépendamment des formes où elle s' est déjà partiellement organisée , et des mécanismes qu' elle s' est partiellement appropriés . Il n' y a donc pas utopie aujourd'hui à chercher avec précision quelle sera la méthode de réalisation socialiste , et quel sera le mode d' accomplissement . Ce n' est pas retourner à l' utopie et se séparer de la vie du prolétariat , c' est au contraire rester en elle , progresser et se déterminer avec elle . Elle n' est plus " l' esprit flottant sur les eaux " : elle s' est déjà incorporée à des institutions : institutions économiques et institutions politiques ; ces institutions , suffrage universel , démocratie , syndicat , coopérative , ont un degré déterminé de développement , une force et une direction acquises : et il faut savoir si le communisme prolétarien pourra se réaliser par elles , s' accomplir par elles , ou si au contraire il ne s' accomplira que par une suprême rupture . à vrai dire , toujours les socialistes ont cherché à prévoir et à déterminer sous quelle forme , par quels procédés historiques , le prolétariat triompherait . Et si nous souffrons aujourd'hui , s' il y a dans notre parti incertitude et malaise , c' est parce qu' il associe en des mélanges confus les méthodes en partie surannées que nos maîtres nous ont léguées , et les nécessités mal formulées encore des temps nouveaux . * Marx et * Blanqui croyaient tous deux à une prise de possession révolutionnaire du pouvoir par le prolétariat . Mais la pensée de * Marx était beaucoup plus complexe . Sa méthode de révolution avait des aspects multiples . C' est donc chez * Marx surtout que je veux la discuter . Or , toute entière et en quelque sens qu' on la prenne , elle est surannée . Elle procède ou d' hypothèses historiques épuisées , ou d' hypothèses économiques inexactes . D' abord , les souvenirs de la révolution française et des révolutions successives qui en furent , en * France et en * Europe , le prolongement , dominaient l' esprit de * Marx . Le trait commun de tous les mouvements révolutionnaires , de 1789 à 1796 , de 1830 à 1848 , c' est qu' ils furent des mouvements révolutionnaires bourgeois auxquels la classe ouvrière se mêla pour les dépasser . Dans toute cette longue période , la classe ouvrière n' était pas assez forte pour tenter une révolution à son profit : elle n' était pas assez forte non plus pour prendre peu à peu , et selon la légalité nouvelle , la direction de la révolution . Mais elle pouvait faire et elle faisait deux choses . D' abord elle se mêlait à tous les mouvements révolutionnaires bourgeois pour y exercer et y accroître sa force ; elle profitait des périls que courait l' ordre nouveau menacé par toutes les forces de contre-révolution pour devenir une puissance nécessaire . Et en second lieu , quand sa force s' était ainsi accrue , quand l' espérance et l' ambition s' étaient éveillées au coeur des prolétaires , quand les diverses fractions révolutionnaires de la bourgeoisie s' étaient usées ou discréditées par leurs luttes réciproques , la classe ouvrière tentait , par une sorte de coup de surprise , de s' emparer de la révolution et de la faire sienne . C' est ainsi que sous la révolution française en 1793 , le prolétariat parisien pesa , par la commune , sur la convention et exerça parfois une sorte de dictature . C' est ainsi qu' un peu plus tard * Babeuf et ses amis tentaient de saisir , par un coup de main et au profit de la classe ouvrière , le pouvoir révolutionnaire . Ainsi encore , après 1830 , le prolétariat français , après avoir joué dans la révolution de juillet le grand rôle noté par * Armand * Carrel , essaya d' entraîner la bourgeoisie victorieuse , et bientôt de la dépasser . C' est ce rythme de révolution qui s' impose d' abord à la pensée de * Marx . Certes en novembre 1847 , au moment où avec * Engels il écrit le manifeste communiste , il sait bien que le prolétariat a grandi : c' est le prolétariat qu' il considère comme la vraie force révolutionnaire ; et c' est contre la bourgeoisie que se fera la révolution . Il écrit : " le progrès de l' industrie dont la bourgeoisie , sans préméditation et sans résistance , est devenue l' agent , au lieu de maintenir l' isolement des ouvriers par la concurrence , a amené leur union révolutionnaire par l' association . Ainsi le développement même de la grande industrie détruit dans ses fondements le régime de production et d' appropriation des produits où s' appuyait la bourgeoisie . Avant tout la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs . La ruine de la bourgeoisie et la victoire du prolétariat sont également inévitables " . Et encore : " le but immédiat pour les communistes est le même que pour tous les autres partis prolétariens : la constitution du prolétariat en classe , le renversement de la domination bourgeoise , la conquête du pouvoir politique par le prolétariat " . Voici qui est très précis encore : " nous avons suivi la guerre civile plus ou moins latente dans la société actuelle jusqu'au point où elle éclate en une révolution ouverte , et où , par l' effondrement évident de la bourgeoisie , le prolétariat fondera sa domination " . Ainsi , c' est par une révolution violente contre la classe bourgeoise que le prolétariat s' emparera du pouvoir et réalisera le communisme . Mais , en même temps , il paraît à * Marx que c' est la bourgeoisie elle-même qui , ayant à compléter son propre mouvement révolutionnaire , donnera le signal de l' ébranlement . Contre l' absolutisme ou ce qui en reste , contre le féodalisme ou ce qui en reste , la bourgeoisie se lèvera , et quand elle aura déchaîné les événements , quand elle aura ouvert la crise , le prolétariat , plus puissant aujourd'hui que ne l' étaient sous la révolution anglaise en 1648 les niveleurs de * Lilburne et en 1793 les prolétaires de * Chaumette , s' emparera révolutionnairement de la révolution bourgeoise . Il commencera par lutter aux côtés de la bourgeoisie , et aussitôt qu' elle sera victorieuse , il l' expropriera de sa victoire . " en * Allemagne , écrivent en 1847 * Marx et * Engels , le parti communiste luttera aux côtés de la bourgeoisie dans toutes les occasions où la bourgeoisie reprendra son rôle révolutionnaire ; avec elle il combattra la monarchie absolue , la propriété foncière féodale , la petite bourgeoisie . Mais pas un instant il n' oubliera d' éveiller parmi les ouvriers la conscience la plus claire possible de l' opposition qui existe entre la bourgeoisie et le prolétariat et qui en fait des ennemis . Il faut que les conditions sociales et politiques qui accompagneront le triomphe de la bourgeoisie se retournent contre la bourgeoisie elle-même comme autant d' armes dont aussitôt les ouvriers allemands sauront faire usage . Il faut qu' après la chute des classes réactionnaires en * Allemagne , la lutte contre la bourgeoisie s' engage sans tarder . " c' est l' * Allemagne surtout qui attirera l' attention des communistes . L' * Allemagne est à la veille d' une révolution bourgeoise . Cette révolution , elle l' accomplira en présence d' un développement général de la civilisation européenne et d' un développement du prolétariat que ni l' * Angleterre au dix-septième siècle ni la * France au dix-huitième n' ont connu . La révolution bourgeoise sera donc , et de toute nécessité , le prélude immédiat d' une révolution prolétarienne " . Ainsi , c' est sur une révolution bourgeoise victorieuse que se greffera la révolution prolétarienne . L' esprit de * Marx , en sa haute ironie un peu sarcastique , se complaisait à ces jeux de la pensée . Que l' histoire mystifiât la bourgeoisie en lui arrachant des mains sa victoire toute chaude , c' était pour lui une âpre joie . Mais c' était un plan de révolution prolétarienne trop compliqué et contradictoire . D' abord , si le prolétariat n' a pas la force de donner lui-même le signal de la révolution , s' il est obligé de compter sur les surprises heureuses de la révolution bourgeoise , comment peut -on être assuré qu' il aura contre la bourgeoisie victorieuse la force qu' il n' avait pas avant le mouvement bourgeois ? Ou bien , dans sa tentative de révolution contre le vieux monde absolutiste et féodal , la bourgeoisie sera vaincue : et sous sa défaite le prolétariat sera accablé bien avant d' avoir combattu pour lui-même . Ou bien elle l' emportera ; elle brisera l' arbitraire des rois , la puissance des nobles et des prêtres , absorbera la propriété féodale , abolira les entraves corporatives : et elle s' élancera d' un mouvement si vif , si enthousiaste dans la carrière ouverte par elle , que le prolétariat sera impuissant à créer soudain un mouvement nouveau et contraire . Et il aura beau procéder par surprise et violence , tenter d' organiser " sa dictature " , et de " conquérir la démocratie " par la force , sa puissance réelle ne pourra pas être élevée artificiellement au-dessus du niveau où elle était avant la révolution bourgeoise . * Miquel ne manquait pas de clairvoyance lorsqu' il écrivait à * Marx dans sa fameuse lettre de 1850 , et en prévision d' une reprise de révolution : " le parti ouvrier pourra l' emporter sur la haute bourgeoisie et les restes de la haute féodalité , mais il sera fusillé dans les flancs par les démocrates . Nous pouvons peut-être donner pour quelque temps à la révolution une direction antibourgeoise , nous pouvons détruire les conditions essentielles de la production bourgeoise : mais il nous est impossible d' abattre la petite bourgeoisie . Obtenir autant que possible , voilà ma devise . Nous devons empêcher aussi longtemps que possible après la première victoire toute organisation des petits bourgeois , et notamment nous opposer en phalange serrée à toute assemblée constituante . Le terrorisme particulier , l' anarchie locale , doivent remplacer pour nous ce qui nous manque en gros " . Mais on ne remplace pas ainsi " ce qui manque en gros " . Il est certain que lorsqu' une classe n' est pas encore prête historiquement , lorsqu' elle est obligée d' attendre le signal et le moyen de sa propre action de ceux -là mêmes qu' elle prétend remplacer , lorsque sa révolution empruntant sa force du mouvement ennemi n' est encore qu' une révolution parasitaire , elle ne peut se promettre quelque succès que si elle tient la révolution ouverte et " en permanence " , si elle prolonge l' agitation de tous les éléments sociaux . Mais à ce jeu elle ne fait guère que gagner du temps ou accroître les chances d' une réaction qui emporte à la fois et prolétariat et bourgeoisie . C' est la tactique à laquelle la classe ouvrière est condamnée , quand elle est encore dans une période d' insuffisante préparation . Et si un des caractères du socialisme utopique est de n' avoir pas compté sur la force propre de la classe ouvrière , le manifeste communiste de * Marx et de * Engels fait encore partie de la période d' utopie . * Robert * Owen , * Fourier , comptaient sur le bon vouloir des classes supérieures . * Marx et * Engels attendent , pour le prolétariat , la faveur d' une révolution bourgeoise . Ce que propose le manifeste , ce n' est pas la méthode de révolution d' une classe sûre d' elle-même et dont l' heure est enfin venue : c' est l' expédient de révolution d' une classe impatiente et faible , qui veut brusquer par artifice la marche des choses . Aussi bien , au bout de cet effort paradoxal , après cette sorte de détournement prolétarien de la révolution bourgeoise , ce n' est pas une pleine victoire du prolétariat et du communisme que * Marx entrevoit : c' est un régime singulièrement mêlé de propriété capitaliste et de communisme , de violence à la propriété et d' organisation du crédit . Chose singulière ! Après avoir constaté que c' est l' évolution de l' industrie et la croissance du prolétariat industriel qui créent une force révolutionnaire , le manifeste ne prévoit d' abord , dans le programme immédiat de la révolution communiste victorieuse , que l' expropriation de la rente foncière . Il rétrograde au delà de * Babeuf , dont la gloire est d' avoir fait entrer la production industrielle aussi bien que la production agricole dans le plan communiste . Il recule presque jusqu'à * Saint- * Just , qui semble avoir prévu la possibilité pour la nation d' absorber les fermages . " nous avons vu plus haut , dit * Marx , que la première démarche de la révolution ouvrière serait de constituer le prolétariat en classe régnante , de conquérir le régime démocratique . " le prolétariat usera de sa suprématie politique pour arracher peu à peu à la bourgeoisie tous les capitaux , pour centraliser entre les mains de l' état , c' est-à-dire du prolétariat constitué en classe dirigeante , les instruments de production et pour accroître au plus vite la masse disponible des forces productives . " il va de soi que cela impliquera dans la période du début des infractions despotiques au droit de propriété et aux conditions bourgeoises de la production ... etc . * Marx . " étrange programme , où sont rapprochés le communisme agraire du dix-huitième siècle et quelques éléments de ce que nous appelons aujourd'hui le programme de * Saint- * Mandé : * Marx et * Engels , dans l' ordre industriel , se contentent d' abord de la nationalisation des chemins de fer : il n' y a même pas la nationalisation des mines acceptée aujourd'hui par les radicaux-socialistes . Mais ce qui me frappe , ce n' est pas le chaos du programme , la coexistence du communisme agricole et du capitalisme industriel . Ce n' est pas la contradiction entre l' article qui abolit l' héritage et qui retire ainsi par là aux générations nouvelles le capital industriel , et l' ensemble des articles qui laissent subsister la propriété individuelle . L' histoire démontre que des formes diverses et même contradictoires ont souvent coexisté : longtemps la production corporative et la production capitaliste ont fonctionné côte à côte : tout le dix-septième et tout le dix-huitième siècles sont faits du mélange des deux , et longtemps aussi le travail libre agricole et le servage avaient coexisté . Et je suis convaincu que dans l' évolution révolutionnaire qui nous conduira au communisme , la propriété collectiviste et la propriété individuelle , le communisme et le capitalisme seront longtemps juxtaposés . C' est la loi même des grandes transformations . * Marx et * Engels avaient parfaitement le droit , sans se désavouer eux-mêmes , de dire en 1872 qu' ils faisaient assez bon marché de leur programme de 1847 . " ce passage aujourd'hui devrait être modifié en plusieurs de ses termes . Les progrès immenses accomplis par la grande industrie dans les vingt-cinq dernières années , les progrès parallèles accomplis par la classe ouvrière organisée en parti ... font paraître vieillis plus d' un passage de ce programme . " tout au plus peut -on s' étonner qu' ils n' aient pas fait , dès 1847 , une part plus large au communisme industriel . Mais ce qui étonne , c' est qu' ils aient pu croire le prolétariat capable de confisquer à son profit les révolutions bourgeoises et de conquérir , par un coup d' autorité , la démocratie , alors qu' ils le supposaient incapable , au lendemain de sa victoire et même dans les pays les plus avancés , d' instituer largement le communisme industriel . Ce qui frappe surtout , dans le manifeste , ce n' est pas le chaos du programme , qui pourrait se débrouiller , mais le chaos des méthodes . C' est par un coup de force que le prolétariat s' est installé d' abord au pouvoir : c' est par un coup de force qu' il l' a arraché aux révolutionnaires bourgeois . Il " conquiert la démocratie " , c' est-à-dire qu' en fait il la suspend , puisqu' il substitue à la volonté de la majorité des citoyens librement consultés la volonté dictatoriale d' une classe . C' est encore par la force , par la puissance dictatoriale , qu' il commet ces premières " infractions despotiques " à la propriété que le manifeste prévoit . Mais ensuite , pour tout le développement de la révolution , pour l' élaboration et l' organisation de l' ordre nouveau , est -ce encore la dictature du prolétariat qui subsiste , ou est -il rentré sous la loi de la démocratie , du suffrage universel et des transactions ? Il est impossible de supposer que * Marx et * Engels aient songé à suspendre longtemps , au profit de la dictature prolétarienne , la démocratie . Comment le pourraient -ils , la révolution prolétarienne elle-même ayant surgi d' un mouvement vaste vers la démocratie ? Comment le pourraient -ils encore , puisqu' ils laissent subsister la puissance économique de la bourgeoisie , la forme capitaliste de l' industrie ? Laisser au patronat , au moins dans une période provisoire dont ils n' essaient même pas d' indiquer le terme , la direction des ateliers , des manufactures et des usines , et tenir ce même patronat hors du droit politique , hors de la cité , c' est une impossibilité . Il est contradictoire de faire des bourgeois des citoyens passifs et de leur laisser encore dans une large mesure la maîtrise de la production . Il est contradictoire d' organiser le crédit d' état et de ne pas soumettre au contrôle de toute la nation le fonctionnement de ce crédit . Une classe , née de la démocratie , qui , au lieu de se ranger à la loi de la démocratie , prolongerait sa dictature au delà des premiers jours de la révolution , ne serait bientôt plus qu' une bande campée sur le territoire et abusant des ressources du pays . Donc ou * Marx et * Engels acheminent le prolétariat à un chaos de barbarie et d' impuissance , ou ils prévoient qu' après les premiers actes politiques et économiques qui auront donné à la classe ouvrière un grand essor et marqué d' un sceau socialiste la démocratie , il se confondra de nouveau dans la vie nationale et dans la légalité du suffrage universel . Mais qu' est -ce à dire ? Et si la démocratie n' est point préparée au mouvement communiste , ne va -t-elle point contrarier , au lieu de les étendre , les effets des premières mesures dictatoriales du prolétariat ? Et si au contraire la démocratie y est préparée , si le prolétariat peut , par la seule force légale , obtenir d' elle qu' elle développe dans le sens communiste les premières institutions révolutionnaires , c' est en réalité la conquête légale de la démocratie qui devient la méthode souveraine de révolution . Tout le reste , je le répète , n' est que l' expédient , peut-être nécessaire un moment , d' une classe encore débile et mal préparée . Mais ceux des socialistes d' aujourd'hui qui parlent encore de " dictature impersonnelle du prolétariat " ou qui prévoient la prise de possession brusque du pouvoir et la violence faite à la démocratie , ceux -là rétrogradent au temps où le prolétariat était faible encore , et où il était réduit à des moyens factices de victoire . En fait , la tactique du manifeste , qui consiste pour le prolétariat à dériver vers lui des mouvements qu' il n' eût pu susciter lui-même , cette tactique de la force croissante et hardie mais subordonnée encore , la classe ouvrière l' a employée d' instinct dans toutes les crises de la société démocratique et bourgeoise . * Marx en avait reçu l' idée de la révolution française et de * Babeuf . Après 1830 , les mouvements ouvriers de * Paris et de * Lyon prolongèrent en une confuse affirmation prolétarienne la révolution de la bourgeoisie . En 1848 , les prolétaires de * Paris , de * Vienne , de * Berlin tentèrent , en d' audacieuses journées , de dériver vers le socialisme le mouvement de la révolution . La fameuse parole de * Blanqui : " on ne crée pas un mouvement , on le dérive " est l' expression même de cette politique . C' est la formule active du manifeste communiste de * Marx , c' est le mot d' ordre d' une classe qui se sent mineure encore mais appelée à de hautes destinées . En 1870 , le 31 octobre succédant au 4 septembre est une reprise de la méthode marxiste et blanquiste . Dans la commune même , l' action croissante du prolétariat socialiste se substituant à la démocratie petite-bourgeoise est encore une application de la tactique du manifeste : greffer la révolution prolétarienne sur la révolution démocratique et bourgeoise . * Lassalle avait eu une ambition plus hardie . Lui , il ne voulait pas laisser la révolution , même bourgeoise , prendre d' abord une forme bourgeoise . Il voulait la capter , pour ainsi dire , à sa source même , et la dériver d' emblée vers le prolétariat . Ainsi , lorsque , en 1863 , éclata le conflit entre la représentation prussienne et le ministère prussien , lorsque la bourgeoisie progressiste et libérale d' * Allemagne s' agita pour défendre le droit constitutionnel menacé par * Bismarck , on put se demander si le conflit n' aboutirait point à une révolution . En celle -ci , ce n' est donc pas la question sociale , la question de la propriété qui aurait été posée . Elle n' eût pas été d' origine communiste et prolétarienne , mais au contraire d' origine bourgeoise et parlementaire . Elle eût été comme la reprise de la révolution bourgeoise allemande que * Marx annonçait en novembre 1847 , et qui avorta en 1848 et 1849 . Mais cette révolution allemande , si bourgeoise qu' elle fût en ses origines , * Lassalle ne voulait pas qu' elle fût bourgeoise , même un moment , dans sa manifestation et dans sa marche . C' était , selon lui , le prolétariat allemand organisé qui devait susciter du conflit bourgeois la révolution et prendre tout de suite en main la force nouvelle des événements . Il proclamait que la bourgeoisie était sans audace , qu' elle essaierait tout au plus de revenir à la fédération allemande de 1848 , et qu' il fallait au contraire instituer l' entière unité de l' * Allemagne démocratique . " des buts misérablement médiocres , s' écriait -il , ne peuvent susciter qu' une conduite misérablement médiocre ; seule une grande idée , seul l' enthousiasme pour des buts puissants créent le dévouement , l' esprit de sacrifice , la vaillance ! " et de quel droit la bourgeoisie allemande , qui avait laissé périr la liberté en 1848 , se donnerait -elle aujourd'hui comme la gardienne de la liberté ? Aussi bien , et * Lassalle en prenait acte triomphalement , les chefs de la bourgeoisie libérale déclaraient d' avance se refuser à toute révolution . C' est donc le prolétariat qui passerait d' emblée au premier plan si la crise devenait révolutionnaire . " je trouve très maladroit * M * De * Benningsen , disait * Lassalle , de nous rappeler que lui et son parti ne veulent point de révolution ! Puisqu' il nous le rappelle sans relâche , nous voulons lui faire cette joie de ne point l' oublier . Levons nos mains et engageons -nous , si sous une forme ou sous une autre se produit le grand ébranlement , à rappeler aux nationaux-libéraux que jusqu'au dernier moment ils ont déclaré ne vouloir pas de révolution . " c' est donc au prolétariat que serait , pour ainsi dire , adjugée dès la première heure la révolution . * Lassalle , conscient de la croissance de la classe ouvrière , et impatient aussi de cueillir tous les fruits de la vie , n' accepte point , comme * Marx en 1847 , une période première de révolution bourgeoise . Quoique née d' un conflit entre la bourgeoisie libérale et l' absolutisme royal , la révolution passera dès le premier jour aux mains ouvrières . C' est encore l' application de la méthode marxiste , mais dans une sorte de cas limite où est réduite à zéro la durée de la période bourgeoise . De ce pouvoir révolutionnaire soudain conquis , * Lassalle se proposait , il est vrai , de faire un usage très modéré . Il se serait borné à fonder le suffrage universel , à supprimer les impôts indirects , à affranchir la presse du joug du capital et à subventionner largement sur les ressources de l' état des associations ouvrières de production : pas d' expropriation ; pas d' application étendue d' un plan communiste . Ainsi , depuis cent vingt ans , la méthode de révolution ouvrière dont * Babeuf a donné l' application première , dont * Marx et * Blanqui ont donné la formule , et qui consiste à profiter des révolutions bourgeoises pour y glisser le communisme prolétarien , a été essayée ou proposée bien des fois , et sous bien des formes . Elle a donné certes de grands résultats . C' est par elle qu' en de grandes journées historiques la classe ouvrière a pris conscience de sa force et de son destin . C' est par elle qu' indirectement encore et obliquement , le prolétariat s' est essayé au pouvoir . C' est par elle que la question de la propriété et du communisme a été constamment à l' ordre du jour de l' * Europe selon le conseil du manifeste . " dans tous ces mouvements , la question que les communistes mettront au premier plan , la question pour eux essentielle , est celle de la propriété , dût même le débat sur cette question n' être pas encore engagé très à fond . " c' est par cette méthode enfin que le prolétariat a agi , bien avant d' avoir la force décisive . Mais c' était une chimère d' espérer que le communisme prolétarien pourrait être greffé sur la révolution bourgeoise . C' était une chimère de croire que les agitations révolutionnaires de la bourgeoisie donneraient au prolétariat l' occasion d' un coup de force heureux . En fait , cette tactique n' a jamais abouti . Tantôt la bourgeoisie révolutionnaire a sombré , entraînant avec elle le prolétariat . Tantôt la bourgeoisie révolutionnaire victorieuse a eu la force de contenir , de refouler le mouvement prolétarien . Et d' ailleurs , même si par surprise un mouvement prolétarien s' était soudain imposé à des agitations d' un autre ordre et d' une autre origine , à quoi eût -il abouti ? Il se serait rapidement affaibli en un mouvement purement démocratique par une série de compromis . De la commune victorieuse , c' est tout au plus une république radicale qui serait sortie . Aujourd'hui , le mode déterminé sous lequel * Marx , * Engels et * Blanqui concevaient la révolution prolétarienne est éliminé par l' histoire . D' abord , le prolétariat plus fort ne compte plus sur la faveur d' une révolution bourgeoise . C' est par sa force propre et au nom de son idée propre qu' il veut agir sur la démocratie . Il ne guette pas une révolution bourgeoise pour jeter la bourgeoisie à bas de sa révolution comme on renverse un cavalier pour s' emparer de sa monture . Il a son organisation à lui , sa puissance à lui . Il a , par les syndicats et les coopératives , une puissance économique grandissante . Il a par le suffrage universel et la démocratie une force légale indéfiniment extensible . Il n' est pas réduit à être le parasite aventureux et violent des révolutions bourgeoises . Il prépare méthodiquement , ou mieux , il commence méthodiquement sa propre révolution par la conquête graduelle et légale de la puissance de la production et de la puissance de l' état . Aussi bien il attendrait en vain , pour un coup de force et de dictature de classe , l' occasion d' une révolution bourgeoise . La période révolutionnaire de la bourgeoisie est close . Il se peut que pour la sauvegarde de ses intérêts économiques et sous l' action de la classe ouvrière la bourgeoisie d' * Italie , d' * Allemagne , de * Belgique , soit conduite à étendre les droits constitutionnels du peuple , à revendiquer la plénitude du suffrage universel , la vérité du régime parlementaire , la responsabilité des ministres devant le parlement . Il se peut que l' action combinée de la démocratie bourgeoise et du prolétariat fasse reculer partout la prérogative royale ou l' autocratie impériale jusqu'au point où la monarchie n' a plus qu' une existence nominale . Il est certain que la lutte pour l' entière démocratie n' est pas close en * Europe : mais , dans cette lutte , la bourgeoisie ne jouera guère qu' un rôle d' appoint , comme il est visible en ce moment en * Belgique . Et d' ailleurs , il y a déjà , dans toutes les constitutions de l' * Europe centrale et occidentale , assez d' éléments de démocratie pour que le passage à l' entière démocratie s' accomplisse sans crise révolutionnaire . Ainsi le prolétariat ne peut plus , comme l' avaient pensé * Marx et * Blanqui , abriter sa révolution derrière les révolutions bourgeoises : il ne peut plus saisir et tourner à son profit les agitations révolutionnaires de la bourgeoisie , qui sont épuisées . Maintenant c' est à découvert , sur le large terrain de la légalité démocratique et du suffrage universel , que le prolétariat socialiste prépare , étend , organise sa révolution . C' est à cette action révolutionnaire méthodique , directe et légale que * Engels , dans la dernière partie de sa vie , conviait le prolétariat européen en des paroles fameuses qui rejetaient , en fait , le manifeste communiste dans le passé . Désormais , l' action révolutionnaire de la bourgeoisie étant close , tout moyen de violence employé par le prolétariat ne ferait que coaliser contre lui toutes les forces non prolétariennes . Et c' est pourquoi j' ai toujours interprété la grève générale non comme un moyen de violence , mais comme un des plus vastes mécanismes de pression légale que , pour des objets définis et grands , pouvait manier le prolétariat éduqué et organisé . Mais si l' hypothèse historique dont procède la conception révolutionnaire du manifeste communiste est en effet épuisée , si le prolétariat ne peut plus compter sur les mouvements révolutionnaires de la bourgeoisie pour déployer sa propre force de révolution , s' il ne peut plus faire surgir sa dictature de classe d' une période de démocratie chaotique et violente , peut -il du moins attendre son avènement soudain d' un brusque effondrement économique de la bourgeoisie , d' un cataclysme du système capitaliste acculé enfin à l' impossibilité de vivre et déposant son bilan ? C' était encore là une perspective de révolution prolétarienne ouverte par * Marx . Il comptait à la fois , pour susciter la dictature de classe du prolétariat , sur l' avènement politique révolutionnaire de la bourgeoisie et sur sa chute économique . De lui-même , un jour , sous l' action toujours plus intense et plus fréquente des crises déchaînées par lui , et par l' épuisement de misère auquel il aurait réduit les exploités , le capitalisme devait succomber . Il n' est pas possible de contester sérieusement que ce fût là , dans le manifeste , la pensée de * Marx et de * Engels . " toutes les sociétés jusqu'à ce jour ont reposé , nous l' avons vu , sur l' antagonisme de classes oppressives et de classes opprimées . Mais pour pouvoir opprimer une classe , au moins faut -il lui assurer des conditions d' existence qui lui permettent de traîner sa vie d' esclavage ... etc . Manifeste , * Marx et * Engels . " et c' est à ce moment que , l' exploitation bourgeoise et capitaliste ayant atteint pour ainsi dire la limite de tolérance vitale des classes exploitées , il se produit une commotion inévitable , un soulèvement irrésistible , et la guerre civile latente entre les classes se dénoue enfin par " l' effondrement violent de la bourgeoisie " . Voilà bien la pensée de * Marx et de * Engels , à cette date . Je sais que l' on cherche maintenant à jeter un voile sur la brutalité de ces textes . Je sais que de subtils interprètes marxistes disent que * Marx et * Engels n' ont entendu parler que d' une paupérisation " relative " . Ainsi , quand les théologiens veulent mettre d' accord les textes de la bible avec la réalité scientifiquement constatée , ils disent que dans la genèse , le mot jour désigne une période géologique de plusieurs millions d' années . Je n' y contredis point . Ce sont des élégances et des charités d' exégèse qui permettent de passer sans douleur du dogme longtemps professé à la vérité mieux connue . Et puisque des esprits " révolutionnaires " ont besoin de ces ménagements , qui songerait à les contrarier ? Pourtant si * Marx n' avait voulu parler que d' une paupérisation relative , comment aurait -il conclu que le capitalisme ferait tomber ses esclaves au-dessous même du minimum vital et les contraindrait ainsi , par une suite de réflexes irrésistibles , à faire s' effondrer violemment la bourgeoisie ? On a dit aussi que * Marx et * Engels avaient voulu seulement définir la tendance abstraite du capitalisme , ce que deviendrait la société bourgeoise par sa propre loi si l' organisation ouvrière ne contrariait point , par un effort inverse , cette tendance d' oppression et de dépression . Et certes comment * Marx , qui faisait du prolétariat l' essence même et la forme vivante du socialisme , aurait -il méconnu cette action prolétarienne ? Mais il semble que dans la pensée de * Marx , cette action , tout en assurant en effet au prolétariat quelques avantages économiques partiels , se résume surtout à accroître sa conscience de classe , à développer en lui le sentiment de ses maux et celui de sa force . " mais le développement de l' industrie ne fait pas qu' augmenter en nombre le prolétariat . Il agglomère le prolétariat en masses plus denses , et sa force en est grandie avec le sentiment qu' il en a . Les différences dans les intérêts et dans le genre de vie se nivellent entre les catégories diverses du prolétariat lui-même , à mesure que l' outillage mécanique détruit les différences dans le genre de travail et réduit presque partout le salaire à un niveau d' une égale modicité ... etc . * Marx . " " parfois les ouvriers remportent une victoire , mais passagère . Le bénéfice véritable de ces luttes n' est pas celui qui donne le succès immédiat . Il consiste dans l' union qui se propage de plus en plus entre les ouvriers ... etc . * Marx . " " cette organisation toutefois , qui crée une classe prolétarienne et , par suite , un parti politique prolétarien , à tout instant se brise à nouveau par la concurrence des ouvriers entre eux . Mais toujours aussi elle se redresse plus forte , plus ferme , plus puissante . En tirant parti des dissentiments internes de la bourgeoisie , elle parvient à faire reconnaître de force , et par la loi , quelques-uns des intérêts des travailleurs . Ainsi pour la loi sur la journée de dix heures en * Angleterre . " si j' ai reproduit ce génial tableau du mouvement ouvrier moderne , ce n' est pas pour en discuter chaque trait : il y aurait en plusieurs points , et notamment sur le nivellement des salaires , bien des réserves à faire . Mais j' ai voulu que le lecteur pût se poser utilement la question que je me pose ici moi-même : dans quelle mesure * Marx a -t-il admis que l' organisation économique et politique des prolétaires faisait échec à la tendance de paupérisation qui est , selon lui , la loi même du capitalisme ? Je crois qu' on peut répondre : dans une mesure très faible . Sans doute , les ouvriers ainsi groupés en classe et en parti remportent , surtout grâce aux divisions de la classe possédante , quelques avantages partiels : mais il semble bien que leur union dans le combat est le seul bénéfice substantiel qu' ils retirent du combat même . Donc la force de cohésion et de protestation des ouvriers s' accroît en vue d' un soulèvement général ; leurs chances s' accroissent de mener à bien le mouvement révolutionnaire et de précipiter l' effondrement de la bourgeoisie . Mais en fait , et dans le fond même de leur vie actuelle , ils subissent , en n' y opposant que de trop faibles contrepoids , la loi de paupérisation prolétarienne . C' est même sans doute cette contradiction entre la paupérisation croissante subie par le prolétariat et la force croissante de revendication et d' action qui s' organise en lui qui apparaît à * Marx comme le ressort des grands soulèvements prochains , comme la force immédiate de révolution . Les améliorations concrètes obtenues par l' effort ouvrier ne compensent qu' imparfaitement la dépréciation concrète que subit la vie ouvrière par la loi de la production bourgeoise . Dans le conflit des tendances qui se disputent le prolétariat , la tendance déprimante a la primauté dans le présent ; c' est elle surtout qui agit sur la condition réelle de la classe ouvrière . Et puisqu' on parle de tendances , c' est dans ce sens qu' inclinait visiblement toute la pensée de * Marx et de * Engels . Je dirai presque que * Marx avait besoin d' un prolétariat infiniment appauvri et dénué , dans sa conception dialectique de l' histoire moderne . Le prolétariat , pour être dans la dialectique hégélienne de * Marx le moment humain , pour être vraiment l' idée même de l' humanité , devait à ce point être dépouillé de tout droit social , que l' humanité seule , infinie en détresse et en droit , subsistât en lui . Et comment pourrait -on se flatter de comprendre * Marx sans descendre aux origines dialectiques , aux sources profondes de sa pensée ? Sa critique de la philosophie hégélienne du droit , parue en 1844 dans les annales germano-françaises , est à cet égard un document décisif . " où est donc , dit -il , la possibilité positive de l' émancipation allemande ? Réponse : dans la formation d' une classe avec des chaînes radicales , d' une classe de la société bourgeoise , qui ne soit pas une classe de la société bourgeoise , d' un état , qui soit la dissolution de tout état , d' une sphère qui ait un caractère universel par la souffrance universelle et qui ne revendique aucun droit particulier , ... etc . * Marx . " j' entends bien que c' est de l' * Allemagne que parle ici * Marx , et des conditions particulières de son affranchissement . Je sais qu' il reconnaît aux classes sociales de la * France un plus haut idéalisme historique , qu' elles ont , selon lui , l' habitude de se considérer comme les gardiennes de l' intérêt universel et qu' il suffira en * France , pour que s' accomplisse l' entière émancipation , que cette action idéaliste passe de la bourgeoisie , en qui la mission humaine est limitée et contrariée par des soucis de propriété , au prolétariat français , en qui la mission humaine peut développer sans obstacle son universalité . Oui , c' est de l' * Allemagne et du prolétariat allemand qu' il s' agit . Mais qui ne voit que , malgré les différences ethniques et historiques , il est pour * Marx une figure du prolétariat et même , par son absolu dénûment , la figure suprême ? C' est donc sous une transposition hégélienne du christianisme que * Marx se représente le mouvement moderne d' émancipation . De là évidemment , chez * Marx , une tendance originelle à accueillir difficilement l' idée d' un relèvement partiel du prolétariat . De là une sorte de joie , où il entre quelque mysticité dialectique , à constater les forces d' écrasement qui pèsent sur les prolétaires . * Marx se trompait . Ce n' est pas du dénûment absolu que pouvait venir la libération absolue . Quelque pauvre que fût le prolétaire allemand , il n' était pas la pauvreté suprême . D' abord dans l' ouvrier moderne il y a d' emblée toute la part d' humanité conquise par l' abolition des sauvageries et des barbaries premières , par l' abolition de l' esclavage et du servage . Puis , quelque médiocres que fussent en effet à ce moment les titres historiques propres des prolétaires allemands , ils n' en étaient point tout à fait démunis . Leur histoire , depuis la révolution française , n' était pas tout à fait vide . Et surtout , par leur sympathie pour l' action émancipatrice des prolétaires français , des ouvriers du 14 juillet , des 5 et 6 octobre , du 10 août , des sections parisiennes , ils avaient une part dans les titres historiques du prolétariat français , devenus des titres universels , comme la déclaration des droits de l' homme avait été un symbole universel , comme la chute de la * Bastille avait été une délivrance universelle . Au moment même où * Marx écrivait pour le prolétariat allemand ces paroles de mystique abaissement et de mystique résurrection , les prolétaires allemands , comme d' ailleurs * Marx lui-même , tournaient leur coeur et leurs yeux vers la * France , vers la grande patrie des titres historiques du prolétariat . Mais quoi d' étrange que * Marx , avec cette conception dialectique première , ait accordé la primauté , dans l' évolution capitaliste , à la tendance de dépression ? Quoi d' étonnant que dans le capital encore il ait écrit que " l' oppression , l' esclavage , l' exploitation , la misère , s' accroissaient " , mais aussi " la résistance de la classe ouvrière , sans cesse grossissante et de plus en plus disciplinée , unie et organisée par le mécanisme même de la production capitaliste " , mettant encore ici en balance une force de dépression qui agit immédiatement et une force de résistance et d' organisation qui semble surtout préparer l' avenir ? * Engels , lui , s' est fait de l' inflexibilité du système capitaliste , de son impuissance à s' adapter à la moindre réforme , une idée si rigide et si stricte qu' il commet dans l' interprétation des mouvements sociaux les plus graves et les plus décisives erreurs . Il est difficile d' imaginer des méprises plus lourdes que celles qu' il commet à chaque pas dans son livre célèbre sur la situation des classes laborieuses en * Angleterre . il a vu partout des incompatibilités , des impossibilités , des contradictions insolubles et qui ne pouvaient se résoudre que par la révolution . Il annonce en 1845 , comme imminente et absolument inévitable en * Angleterre , une révolution ouvrière et communiste , qui sera la plus sanglante qu' ait vue l' histoire . Les pauvres égorgeront les riches et brûleront les châteaux . Il n' y a pas de doute possible à cet égard . " nulle part il n' est aussi facile de prophétiser qu' en * Angleterre , parce qu' ici tous les développements sociaux sont d' une netteté et d' une acuité extrêmes . La révolution doit venir , et il est déjà trop tard pour introduire une solution pacifique . " étrange vue sur ce pays d' * Angleterre , si habile toujours aux évolutions et aux compromis ! Il pousse si loin son intransigeance sociale qu' il en arrive à tenir sur les grandes questions précises qui sont posées à ce moment le langage des conservateurs les plus têtus . Comme à eux , tout progrès politique et social lui paraît impossible dans le système présent . Les chartistes acculent l' * Angleterre ou à l' abîme ou à l' entière révolution communiste . Ils demandent le suffrage universel : mais il est inconciliable avec la monarchie ; ils demandent la journée de dix heures : mais elle est inconciliable dans le système capitaliste avec les exigences de la production ; et son effet , vraiment excellent , sera d' obliger l' * Angleterre à entrer sous peine de ruine dans des voies toutes nouvelles . " les arguments d' économie nationale des fabricants , écrit * Engels , que le bill des dix heures accroîtra les frais de production , que par là l' industrie anglaise sera rendue incapable de lutter contre la concurrence étrangère , que le salaire du travail tombera nécessairement , sont à moitié vrais : mais ils ne prouvent qu' une chose , c' est que la grandeur industrielle de l' * Angleterre ne peut être maintenue que par le traitement barbare infligé aux ouvriers , par la destruction de la santé , ... etc . * Engels . " quel esprit de défiance à l' égard des réformes partielles ! Quelles limites étroites assignées aux facultés de transformation du régime industriel ! Et quand en 1892 , cinquante ans après , * Engels réédite ce livre , il ne songe pas un moment à se demander par quel vice de pensée , par quelle erreur systématique il a été induit à des idées aussi fausses sur le mouvement politique et social de l' * Angleterre . Il aime mieux se complaire dans une oeuvre que l' histoire a presque toute démentie . Il est donc tout naturel de supposer que * Engels , avec cette façon première de comprendre les choses , a incliné toujours , comme * Marx , à donner aux forces de dépression qui abaissent en régime capitaliste la classe ouvrière , la primauté sur les forces de relèvement . Mais , quelle que soit l' interprétation donnée sur ce point à la pensée incertaine et obscure de * Marx et de * Engels , il importe peu . L' essentiel , c' est que nul des socialistes , aujourd'hui , n' accepte la théorie de la paupérisation absolue du prolétariat . Les uns ouvertement , les autres avec des précautions infinies , quelques-uns avec une malicieuse bonhomie viennoise , tous déclarent qu' il est faux que dans l' ensemble la condition économique matérielle des prolétaires aille en empirant . Des tendances de dépression et des tendances de relèvement , ce ne sont pas au total , et dans la réalité immédiate de la vie , les tendances dépressives qui l' emportent . Dès lors il n' est plus permis de répéter après * Marx et * Engels que le système capitaliste périra parce qu' il n' assure même pas à ceux qu' il exploite le minimum nécessaire à la vie . Dès lors encore , il devient puéril d' attendre qu' un cataclysme économique menaçant le prolétariat dans sa vie même provoque , sous la révolte de l' instinct vital , " l' effondrement violent de la bourgeoisie " . Ainsi , les deux hypothèses , l' une historique , l' autre économique , d' où devait sortir , dans la pensée du manifeste communiste , la soudaine révolution prolétarienne , la révolution de dictature ouvrière , sont également ruinées . Ni il n' y aura dans l' ordre politique une révolution bourgeoise que le prolétariat révolutionnaire puisse soudain chevaucher ; ni il n' y aura dans l' ordre économique un cataclysme , une catastrophe qui , sur les ruines du capitalisme effondré , suscite en un jour la domination de classe du prolétariat communiste et un système nouveau de production . Ces hypothèses n' ont pas été vaines . Si le prolétariat n' a pu se saisir d' aucune des révolutions bourgeoises , il s' est poussé cependant depuis cent vingt années à travers les agitations de la bourgeoisie révolutionnaire , et il continuera encore , sous les formes nouvelles que développe la démocratie , à tirer parti des inévitables conflits intérieurs de la bourgeoisie . S' il n' y a pas eu réaction totale et révolutionnaire de l' instinct vital du prolétariat sous un cataclysme total du capitalisme , il y a eu d' innombrables crises qui , en attestant le désordre intime de la production capitaliste , ont naturellement excité les prolétaires à préparer un ordre nouveau . Mais où l' erreur commence , c' est lorsqu' on attend en effet la chute soudaine du capitalisme et l' avènement soudain du prolétariat ou d' un grand ébranlement politique de la société bourgeoise , ou d' un grand ébranlement économique de la production bourgeoise . Ce n' est pas par le contre-coup imprévu des agitations politiques que le prolétariat arrivera au pouvoir , mais par l' organisation méthodique et légale de ses propres forces sous la loi de la démocratie et du suffrage universel . Ce n' est pas par l' effondrement de la bourgeoisie capitaliste , c' est par la croissance du prolétariat que l' ordre communiste s' installera graduellement dans notre société . à quiconque accepte ces vérités désormais nécessaires , des méthodes précises et sûres de transformation sociale et de progressive organisation ne tardent pas à apparaître . Ceux qui ne les acceptent pas nettement , ceux qui ne prennent pas vraiment au sérieux les résultats décisifs du mouvement prolétarien depuis un siècle , ceux qui rétrogradent jusqu'au manifeste communiste si visiblement dépassé par les événements , ou qui mêlent aux pensées directes et vraies que la réalité présente leur suggère des restes de pensées anciennes d' où la vérité a fui , ceux -là se condamnent eux-mêmes à vivre dans le chaos . Mais je ne pourrais justifier dans le détail cette affirmation générale que par l' analyse minutieuse de toutes les tendances présentes du socialisme français et du socialisme international . Je ne pourrais aussi légitimer pleinement la méthode que j' ai indiquée que par des applications précises et par l' exposé d' un programme " d' évolution révolutionnaire " . Ce sera l' objet d' une oeuvre plus systématique et plus liée que les études fragmentaires qu' à votre demande , mon cher * Péguy , je soumets dès maintenant aux lecteurs de bonne foi , curieux , en ces questions difficiles , même d' un modeste commencement de clarté . Je ne veux , dans cette introduction , ajouter qu' un mot , qui a un rapport direct à l' objet du volume . Quelques-uns de nos contradicteurs disent volontiers que cette méthode d' évolution soumise à la loi de la démocratie risque d' affaiblir et d' obscurcir l' idéal socialiste . C' est exactement le contraire . Ce sont les appels déclamatoires à la violence , c' est l' attente quasi-mystique d' une catastrophe libératrice qui dispensent les hommes de préciser leur pensée , de déterminer leur idéal . Mais ceux qui se proposent de conduire la démocratie , par de larges et sûres voies , vers l' entier communisme , ceux qui ne peuvent compter sur l' enthousiasme d' une heure et sur les illusions d' un peuple excité , ceux -là sont obligés de dire avec la plus décisive netteté vers quelle forme de société ils veulent acheminer les hommes et les choses , et par quelle suite d' institutions et de lois ils espèrent aboutir à l' ordre communiste . Plus le parti socialiste se confondra dans la nation par l' acceptation définitive de la démocratie et de la légalité , plus il sera tenu de marquer sa conception propre : et à travers l' atmosphère moins agitée le but final se dessinera mieux . Sous peine de se perdre dans le plus vulgaire empirisme et de se dissoudre dans un opportunisme sans règle et sans objet , il devra ordonner toutes ses pensées , toute son action en vue de l' idéal communiste . Ou plutôt cet idéal devra être toujours présent et toujours discernable en chacun de ses actes , en chacune de ses paroles . Je ne sais si * Bernstein n' a pas été conduit , par la nécessité de la polémique , à éclairer surtout le côté critique de son oeuvre . Ce serait en tout cas une grande erreur et une grande faute de paraître dissoudre dans les brumes de l' avenir le but final du socialisme . Le communisme doit être l' idée directrice et visible de tout le mouvement . Le socialisme " critique " doit être , plus que tout autre , agissant et constructif . Et une des formes premières de l' action c' est de dissiper les équivoques dont les partis extrêmes de la démocratie bourgeoise leurrent encore les esprits ... démêler les sophismes et dénoncer les contradictions du radicalisme bourgeois est peut-être le premier devoir de ceux qui veulent conquérir légalement , à toute l' idée socialiste et communiste , la démocratie . C' est tout naturellement que j' ai été conduit , après avoir esquissé à grands traits la méthode d' évolution révolutionnaire , à demander au parti radical ce qu' il entend par sa fameuse formule de la " propriété individuelle " . Ce n' est là , bien entendu , qu' une très faible partie de l' examen critique auquel les équivoques et les contradictions radicales devront être soumises par notre parti . * M * Maxime * Leroy , dans la revue blanche , m' a fait quelques objections : il me dit que l' usufruit , l' usage , l' habitation , l' hypothèque , la copropriété des gros murs et escaliers , etc. , sont des droits anciens qui n' impliquent en aucune manière un droit social nouveau . Mais il y a un malentendu . Je n' ai jamais dit que ce fussent là des formes nouvelles , encore moins des ébauches de copropriété sociale . J' ai au contraire toujours rappelé que c' était au profit d' autres individus qu' était limité le droit de l' individu . Mais il reste vrai que la propriété , même individuelle , est extrêmement complexe , qu' elle est formée de droits très divers , tantôt réunis dans la main d' un seul individu , tantôt dispersés dans les mains de plusieurs ; qu' elle est bien loin d' être un bloc indécomposable et une quantité simple , qu' il y a dès lors quelque enfantillage à se donner , in abstracto , comme le défenseur de la propriété individuelle , et qu' on est mal fondé en outre à nous reprocher l' extrême complication du concept de la propriété communiste , qui enveloppera le droit de la nation , le droit des groupes intermédiaires et le droit des individus . C' est là , en ce point , tout ce que j' ai voulu démontrer . * M * Leroy dit : " ce qu' il faut constater , c' est que toutes les législations ont apporté des restrictions au droit de propriété individuelle comme à tous les droits individuels ... l' individualisme juridique absolu ne peut être qu' une entité métaphysique . " sans doute : mais ce que je note , c' est d' abord que la révolution française elle-même , malgré sa préoccupation individualiste , a porté à la propriété individuelle , dans l' ordre de l' héritage , une atteinte sans précédent . * M * Leroy me dit que " le principe de l' égalité des partages était un principe coutumier déjà appliqué en * Germanie et dans la * Grèce d' avant * Solon " . Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur cet objet : mais quelle distance entre ces coutumes anciennes et la législation vigoureuse de la convention ! Et surtout , comment * M * Leroy n' a -t-il pas vu que ce qui fait l' intérêt de la législation révolutionnaire c' est son apparente antinomie ? C' est au nom du droit des individus et pour le sauvegarder , que la révolution est obligée de constituer un domaine familial commun et intangible . L' individualisme concret se traduit ici par un communisme familial : de même , lorsque la société aura souci de tous les individus , lorsqu' elle verra et protégera en eux contre toutes les usurpations , non pas les héritiers désignés de tel ou tel patrimoine familial , mais les héritiers du patrimoine humain , c' est le communisme social qui sera la forme suprême et la suprême garantie de ce haut individualisme universel . Que ce soit la logique individualiste qui ait abouti au collectivisme familial , voilà qui est nouveau dans le monde et je m' étonne que * M * Leroy me rappelle aux forêts de la * Germanie . En second lieu , ce que j' ai noté c' est que dans cette société individualiste la propriété individuelle subit un refoulement incessant et une incessante dénaturation . * M * Leroy en convient pour toute une catégorie de lois : " aussi , dit -il , c' est moins dans le code civil de 1804 , qui n' est que le proche passé remanié , qu' il faut chercher le droit nouveau , que dans les lois sociales postérieures qui , ainsi que le remarque * M * Jaurès , constituent , elles , de véritables dépossessions dans un sens collectiviste : droit de grève , inspection du travail , etc. " cela est très important et suffirait à montrer la frivolité et l' inconsistance doctrinale des radicaux , qui se proclament contre nous les sauveurs de la propriété individuelle et qui ne paraissent pas se douter que les lois sociales auxquelles ils consentent sous l' action de la classe ouvrière en sont une perpétuelle restriction . Mais s' il serait puéril de chercher dans le code * Napoléon les traits du droit nouveau , il y a intérêt à montrer que , même dans le code civil , même en dehors de la législation sociale que la classe ouvrière a peu à peu imposée , la propriété individuelle a des facultés presque illimitées de décomposition , qu' elle se prête à toutes sortes de démembrements et que les rapports mêmes des propriétés individuelles se marquent par de réciproques expropriations partielles . Aussi bien * M * Leroy fait vraiment trop bon marché du sens révolutionnaire et communiste latent du droit d' expropriation pour cause d' utilité publique : " le droit supérieur que la société s' arroge sur les propriétés privées n' est que la reprise , dans un sens démocratique , du droit de propriété éminent du roi sur tous les biens du royaume . " peut-être , quoique la révolution assignât d' autres origines à ce droit . Mais ce qui est important , précisément , c' est la reprise de ce droit dans un sens démocratique . car cette reprise démocratique pourra être continuée et agrandie dans le sens socialiste . Et comment peut -il paraître indifférent à * M * Leroy que la société bourgeoise , entraînée par la puissance des intérêts capitalistes , ait peu à peu donné à ce droit d' expropriation , sous les yeux du prolétariat qui médite et qui attend , une extension croissante ? Pendant que les radicaux disent : " propriété individuelle " , le capitalisme lui-même fortifie et assouplit l' outil juridique d' expropriation dont le prolétariat fera usage à l' égard de tout le système bourgeois . Voilà ce que j' avais le droit de marquer : et il me semble que , si on prend toute ma démonstration dans son vrai sens , elle résiste pleinement aux objections de * M * Leroy , que je remercie d' ailleurs de la forme courtoise et presque amicale qu' il leur a donnée . Je m' arrête , mon cher * Péguy , en me félicitant une fois de plus , quelles que soient nos divergences en bien des questions ou à raison de ces divergences mêmes , d' être en communication directe de pensée avec les libres esprits que votre initiative et votre critique toujours en éveil ont groupés autour des cahiers de la quinzaine . * Jean * Jaurès PRÉFACE RÉPUBLIQUE ET SOCIALISME il y a onze ans , au moment où la démocratie socialiste allemande élaborait son programme , le projet de programme qui devait être bientôt adopté à * Erfurt fut soumis à * Engels , l' ami survivant de * Marx . * Engels fit de graves objections à la partie politique de ce programme . Il la trouvait timide , inconsistante et inefficace . On parle , disait -il , de suffrage universel direct , de referendum et d' initiative populaire . Mais à quoi cela peut -il servir tant que la constitution même de l' * Allemagne est absolutiste , et tant que l' * Allemagne , morcelée en petits états où domine la volonté des princes , n' offre pas à la volonté de la nation un champ libre et uni ? Comment peut -on , avec une pareille constitution politique , espérer un passage régulier et tranquille du capitalisme au socialisme ? Ici je cite textuellement , d' après la lettre de * Engels qui vient d' être trouvée dans les papiers de * Liebknecht et que publie la revue de * Kautsky , la neue zeit : " on se dit à soi-même et au parti que la société d' aujourd'hui va vers le socialisme par une évolution interne , et on ne se demande pas si , par cette évolution même , elle ne brisera point les formes , les enveloppes de la constitution actuelle . " on parle comme si l' * Allemagne n' avait point à s' évader des chaînes d' un ordre politique absolutiste et chaotique ... etc . * Engels . " de ces remarquables paroles de * Engels , je ne veux retenir aujourd'hui que deux points . Le premier , c' est que , pour l' illustre ami de * Marx , la république démocratique n' est pas , comme le disent si souvent chez nous de prétendus doctrinaires du marxisme , une forme purement bourgeoise , qui importe aussi peu au prolétariat que toute autre forme gouvernementale . Mais la république est , selon * Engels , la forme politique du socialisme : elle l' annonce , elle le prépare , elle le contient même déjà en quelque mesure , puisque seule elle y peut conduire par une évolution légale , sans rupture de continuité . C' est donc nous qui étions fidèles à la véritable pensée marxiste , lorsque dans la crise des libertés françaises nous avons défendu la république contre tous ses ennemis . Et ceux qui , sous prétexte de révolution et de pureté doctrinale , se réfugiaient tristement dans l' abstention politicienne , ceux -là désertaient la pensée socialiste . Ils désertaient aussi la tradition révolutionnaire du prolétariat français . * Engels parle de la république de 1793 , de cette révolution que quelques socialistes français déclarent exclusivement bourgeoise , et qui à un moment fut , selon * Engels , l' instrument approprié de la dictature prolétarienne . Or , avant-hier , en cherchant aux archives , avec * Gabriel * Deville , des documents sur la révolution , j' y ai lu avec un tressaillement de joie ce fragment d' un journal de * Babeuf . * Babeuf se félicite d' avoir défendu la révolution et la république , même quand elles étaient aux mains des persécuteurs du peuple . Il se félicite d' avoir sauvé la république au risque même de sauver en même temps les hommes indignes qui la représentaient : " oui , dit -il , si les royalistes n' ont pas triomphé au 13 vendémiaire , c' est que , dans ce grand danger de la liberté publique , les démocrates sentirent que , pour un intérêt aussi sacré , ils devaient , au péril de leurs jours , sauver ceux de leurs persécuteurs qui l' avaient tant trahie , mais ne pouvaient périr eux-mêmes sans qu' elle succombât . " admirables paroles , et qui crient contre le citoyen * Vaillant . Elles ne laissent rien subsister des prétextes par lesquels il essayait de couvrir son abstention et sa politique d' équilibre aux jours du péril républicain , dans la crise boulangiste et dans la crise nationaliste . C' est par une usurpation de titre qu' il prétend se rattacher au babouvisme ; c' est nous qui avons été , en ces jours troublés , fidèles au communisme révolutionnaire de la * France . Mais les paroles de * Engels nous révèlent encore à quel point les socialistes allemands se préoccupaient des moyens de réaliser le communisme . * Engels regrette passionnément qu' il n' y ait pas une république allemande . Et il laisse entrevoir qu' autant il lui répugnerait de voir des socialistes ministres sous un empereur , autant il lui paraîtrait naturel qu' ils prissent part à la direction gouvernementale d' une république démocratique évoluant vers le socialisme . * Liebknecht , comme on le verra par les fragments cités , allait plus loin , puisqu' il prévoyait la participation des socialistes au gouvernement , même sous la constitution impériale ; mais quoi qu' il en soit de la question ministérielle , tout à fait secondaire , le problème qui les obsédait tous était celui -ci : comment passer de la société bourgeoise à la société communiste ? Par quels chemins ? Par quelle évolution ? C' est là , j' ose le dire , le problème qui est toujours présent à notre pensée . C' est à la solution théorique et pratique de ce problème que nous avons donné , sans réserve et sans retour , tout notre effort d' esprit , tout notre effort d' action . Un moment , dans l' éblouissement de la grande victoire socialiste de 1893 , dans le juste orgueil de l' action croissante exercée par notre parti , j' ai cru le triomphe total et final plus voisin de nous qu' il ne l' était . Que de fois alors le citoyen * Vaillant m' avertissait de ne point me laisser aller à cette illusion dangereuse ! Que de fois alors nous a -t-il mis en garde contre les prophéties à court terme de * Guesde et la mystique attente des catastrophes libératrices ! Mais même dans cette période d' espérance toute prochaine et enflammée , je n' ai jamais négligé l' oeuvre de réforme , et toujours je m' efforçais de donner à nos projets de réforme une orientation socialiste . Je n' y voyais pas seulement des palliatifs aux misères présentes , mais un commencement d' organisation socialiste , des germes de communisme semés en terre capitaliste . Lorsque je repris les cahiers des paysans révolutionnaires de 1789 et demandai que l' état préludât , par le monopole d' importation des blés , à l' institution d' un service public d' approvisionnement que les syndicats ouvriers et paysans eussent géré avec la nation elle-même ; lorsque je demandai , dans le grand et long débat sur le sucre , la socialisation des raffineries et des fabriques de sucre , qui eussent été administrées , sous le contrôle de la nation , par la classe ouvrière organisée , contractant , pour l' achat de la betterave , avec des syndicats de producteurs paysans et avec des ouvriers agricoles assurés d' un minimum de salaire ; lorsque je demandai l' expropriation des mines , dont la direction eût été confiée à un conseil du travail comprenant des représentants de l' état , des représentants de toute la classe ouvrière et des ouvriers mineurs , je ne me préoccupais pas seulement de limiter la puissance capitaliste , et d' élever la condition des prolétaires ; je me préoccupais surtout d' introduire jusque dans la société d' aujourd'hui des formes nouvelles de propriété , à la fois nationales et syndicales , communistes et prolétariennes , qui fissent peu à peu éclater les cadres du capitalisme . C' est dans cet esprit que lorsque la verrerie ouvrière fut fondée , je pris délibérément parti contre les amis de * Guesde , qui , dans les réunions préparatoires tenues à * Paris , voulaient la réduire à n' être qu' une verrerie aux verriers , simple contrefaçon ouvrière de l' usine capitaliste . Je soutins de toutes mes forces ceux qui voulurent en faire et qui en ont fait la propriété commune de toutes les organisations ouvrières , créant ainsi le type de propriété qui se rapproche le plus , dans la société d' aujourd'hui , du communisme prolétarien . J' étais donc toujours dirigé par ce que * Marx a nommé magnifiquement l' évolution révolutionnaire . elle consiste , selon moi , à introduire dans la société d' aujourd'hui des formes de propriété qui la démentent et qui la dépassent , qui annoncent et préparent la société nouvelle , et par leur force organique hâtent la dissolution du monde ancien . Les réformes ne sont pas seulement , à mes yeux , des adoucissants : elles sont , elles doivent être des préparations . Voilà la pensée qui m' a animé dès le début de la bataille . Voilà la méthode de réalisation socialiste que j' ai pratiquée en cinq années de vie parlementaire qui ne furent qu' un long labeur et un long combat . Et puisqu' enfin on m' oblige à parler de moi , puisqu' on m' oblige à défendre cette part de la confiance du peuple que je n' avais conquise et que je ne veux garder qu' au profit de la révolution , je dis bien haut qu' à cette méthode et à cette pensée , je suis pleinement resté fidèle . J' ai vu , il y a quatre ans , par l' odieux soulèvement d' ignorance et de barbarie , par le triste fléchissement des volontés et des consciences , qu' il ne suffisait pas de pousser et de percer vers le socialisme , qu' il fallait encore raffermir la liberté républicaine ébranlée . Quand l' ouvrier mineur , qui enfonce son pic dans la houille et qui la détache bloc à bloc , s' aperçoit soudain que la galerie est ébranlée , que les appuis fléchissent et que le plafond s' abaisse , il dépose un moment le pic , et il raffermit les appuis . Dira -t-on qu' il s' est arrêté dans sa marche et qu' il a quitté le vigoureux outil offensif ? Non , il a au contraire assuré la suite et le progrès de son travail . J' ai vu aussi par * Lille , * Roubaix , * Paris , * Carmaux , * Rive- * De- * Gier , que la puissance capitaliste était grande encore , plus grande et plus résistante que * Guesde ne nous l' avait dit . Et j' ai compris qu' il nous faudrait un long et immense effort , une longue suite d' oeuvres , pour désarmer les préjugés les plus violents , et pour pénétrer les consciences . Et il ne m' a pas paru indifférent , pour dissiper une part des préjugés hostiles , que la société bourgeoise fût obligée elle-même , en une heure de crise , d' appeler un socialiste à une part du pouvoir . Je crois que , quoi qu' il advienne et quand même l' expérience ne serait jamais reprise , cet événement , dans un avenir prochain , servira la propagande de tous . J' ai cru , même à travers des circonstances difficiles , qu' il valait la peine de laisser cette combinaison prendre par sa durée une importance historique . Je pense encore qu' il serait funeste d' y mettre fiévreusement un terme . Mais ce n' est pas seulement pour obéir aux décisions de principe de nos congrès , c' est par l' effet d' une conviction personnelle très réfléchie , que je dis très nettement qu' il me paraîtrait mauvais de faire entrer le parti socialiste dans les combinaisons gouvernementales qui suivront . Il faut d' abord que le parti socialiste se donne à lui-même le temps de juger à distance les effets bons et mauvais de la participation . Il faut qu' il puisse situer les événements dans une juste perspective . Et il faut aussi qu' il réserve d' abord tout son effort à déployer devant le parlement et devant le pays son programme d' action agrandi et renouvelé . Il le fera avec l' autorité plus pressante que lui donne maintenant le rôle décisif joué par lui dans de grandes crises de la liberté et de la nation . Il le fera devant des esprits moins brutalement prévenus , plus ouverts aux libertés nouvelles . Il le fera sans se désintéresser un moment des parcelles de réformes qu' il pourra obtenir du gouvernement républicain , sans stériliser par une opposition systématique le ministère où il ne sera pas représenté , mais avec le souci de donner toujours toute la mesure de sa pensée . L' heure est venue en effet où le problème même de la propriété peut et doit être porté devant le parlement , non plus par de simples déclarations théoriques , mais par de vastes projets précis et pratiques , où la socialisation nécessaire et rapide d' une grande partie de la propriété capitaliste , industrielle et foncière , prendra une forme juridique et économique définie . L' heure est venue de mettre les partis politiques bourgeois non plus en face de formules générales , mais en face d' un programme d' action profond et vaste qui pose vraiment la question de la propriété , et qui représente scientifiquement toute l' étendue de la pensée socialiste . C' est ma juste fierté de m' être , pour ma part de militant , préparé sans trêve à cette grande tâche , aujourd'hui comme hier . J' ai travaillé sous les outrages comme sous les acclamations . Et j' ai l' assurance que le fruit de ce labeur ne sera point perdu pour le prolétariat . ( 13 octobre 1901 ) LE MOUVEMENT RURAL le mouvement économique n' a pas à la campagne la même forme qu' à la ville . D' abord , la population rurale diminue , tandis que la population urbaine s' accroît . En second lieu , et ceci est très important , c' est surtout sur le prolétariat rural que porte la diminution . Il est clair que ce sont surtout les non-possédants , les journaliers , les fils de métayers qui sont entraînés vers la ville . Les petits propriétaires sont plus fortement fixés au sol . Enfin , l' effet de la machine est exactement le contraire , à la campagne , de ce qu' il est à la ville . Dans l' industrie , la machine supprime parfois des bras , mais ce n' est que momentanément ; elle suscite des formes nouvelles d' activité , et c' est ainsi qu' à mesure que se développe le machinisme , s' accroît aussi le chiffre de la population ouvrière . Et les petits artisans étant transformés en prolétaires , l' effet de la machine est d' accroître le prolétariat industriel . Au contraire , dans l' ordre agricole , la machine , semeuse , faucheuse , moissonneuse , lieuse , batteuse , supprime purement et simplement des bras . Et ce sont les prolétaires qu' elle élimine . Les petits propriétaires ne sont pas supprimés par le machinisme comme les artisans . La machine agricole s' adapte en effet de plus en plus à la petite propriété , et bien loin de détruire le petit propriétaire , elle le dispense des frais de main-d'oeuvre qu' il avait à supporter par exemple pour la moisson . Le prolétariat rural devenant de plus en plus rare , la croissance de la grande propriété se trouve naturellement arrêtée . Et par là s' explique l' état à peu près stagnant de la propriété agricole en * France . Dans la remarquable étude qu' il a faite de la propriété rurale , * Gabriel * Deville concluait à un mouvement de concentration , mais lent et peu marqué . Bien des causes sembleraient devoir agir dans le sens de la grande propriété . Il est naturel , par exemple , que les capitalistes urbains soient tentés de consolider en terres une petite partie de leur fortune grandissante . De plus , il y a des branches de la production agricole qui s' industrialisent de plus en plus , comme la culture betteravière , et qui semblent devoir subir la loi de groupement de l' industrie elle-même . Mais dans bien des régions la raréfaction de la main-d'oeuvre , la diminution du prolétariat rural neutralisent toutes ces forces de développement de la grande propriété . Celle -ci a naturellement besoin d' une main-d'oeuvre toujours disponible . Or , il y a des régions entières d' où les journaliers ont disparu , où les familles de métayers sont juste assez nombreuses pour suffire à l' exploitation des domaines bourgeois actuellement constitués , et où les petits propriétaires , n' ayant qu' un enfant , ne travaillent jamais en dehors de leur petit domaine . Cela est littéralement vrai du plateau de l' albigeois . Et , dans le vignoble autour de * Gaillac , la grande propriété tend à diminuer . Le nombre des petits propriétaires vignerons possédant assez de vignes pour y trouver l' emploi de tout leur travail s' accroît . Il y a environ un tiers de la population qui ne possède pas . Ce sont ou des prolétaires qui n' ont rien , ou des prolétaires qui ne possèdent qu' un infime lambeau de vigne insuffisant à occuper leurs bras et à les faire vivre . Mais ce tiers de non-possédants a plutôt tendance à décroître , et comme , par leur nombre relativement faible et presque toujours décroissant , ces ouvriers ruraux sont mieux en état de défendre leurs salaires , comme ils ont obtenu depuis quelques années un salaire plus haut , la grande propriété n' ose pas s' étendre davantage , de peur d' avoir à compter avec une main-d'oeuvre trop rare , et par conséquent trop puissante . Notons bien que je ne prétends pas que ces traits s' appliquent à toutes les régions agricoles de * France . Mais ils sont vrais dans une assez grande étendue . Or , voici les conséquences sociales de cet état économique . D' abord , tout naturellement , il semble malaisé d' instituer un puissant mouvement prolétarien dans les régions où la substance même de ce mouvement , c' est-à-dire le prolétariat lui-même , a une tendance à décroître . Je sais bien que dans le * Midi les métayers sont nombreux encore . Et certes , ils commencent à avoir un sentiment de classe . Ils commencent à comprendre qu' une organisation sociale est possible où ils ne seraient pas réduits à percevoir la moitié des fruits du sol . Mais cet instinct de classe est souvent incertain et mêlé . Ils ne sont pas de purs prolétaires : ils possèdent une partie du capital agricole , bestiaux , machines , engrais , fourrages . Ils ont souvent une assez grande liberté dans la conduite de l' exploitation . Enfin , comme ils portent au marché la partie de leurs produits qu' ils ne consomment pas , ils ont , en ce point , le même intérêt que les propriétaires fonciers à ce que les cours du bétail , du blé , du vin , soient suffisamment élevés . Ainsi , leur intérêt immédiat n' est pas en opposition avec l' intérêt de la classe foncière possédante , et beaucoup de métayers ont été aisément enveloppés dans le mouvement protectionniste . En tout cas , une région où il n' y a presque pas de journaliers , de salariés agricoles proprement dits , et où presque toute la population rurale est composée ou de métayers ou de petits propriétaires , est peu favorable à un mouvement purement et exclusivement prolétarien . Il en est de même des régions , comme celle de * Gaillac , où il y a deux tiers de possédants , et un tiers seulement de non-possédants ; où ce tiers est surtout préoccupé de devenir possédant à son tour et où cette prétention n' est pas absolument chimérique . Mais si les forts mouvements prolétariens y sont plus malaisés à susciter ou à organiser qu' ailleurs , on peut dire qu' ils y seraient d' une efficacité extraordinaire . Précisément parce que la main-d'oeuvre s' y fait rare , elle y pourrait facilement devenir souveraine . Il n' y a pas d' armée de réserve à qui puisse faire appel la propriété bourgeoise . Celle -ci , dans certains vignobles , est à la merci de la coalition d' un nombre assez restreint de salariés . Et si quelques familles de métayers connus , estimés , et qu' il serait impossible de remplacer en bloc , s' entendaient dans telle ou telle région , il serait difficile à la propriété bourgeoise de ne pas accepter certaines clauses de travail plus favorables aux métayers . Il est vrai que beaucoup de propriétaires bourgeois aimeraient mieux renoncer à la culture et laisser pendant un an leurs domaines en sommeil , que de renoncer à une part de leurs revenus fonciers souvent assez maigres . Mais il y aurait là une crise économique et sociale aiguë , d' où sortirait un long ébranlement . De sorte que la réduction du prolétariat constitue une menace pour la propriété foncière bourgeoise , comme l' accroissement et l' agglomération du prolétariat industriel constituent une menace pour la propriété capitaliste industrielle . Des deux côtés il n' y a d' issue que vers une forme nouvelle de propriété et de société . * Marx a dit que la révolution sociale serait au meilleur marché possible si elle pouvait indemniser les détenteurs actuels du capital . Il voulait dire par là qu' il y avait intérêt pour le socialisme révolutionnaire à éviter l' exaspération suprême de la vieille société expropriée et les longues convulsions destructrices de richesse . Il est encore temps , pour la transformation de la propriété rurale , de recourir à des procédés amiables . L' état , les communes , les coopératives pourraient , soit par des obligations assez rapidement amorties , soit par des assignations sur les produits agricoles concentrés dans les magasins communaux , coopératifs et sociaux , commencer la transformation de la grande propriété foncière en propriété sociale , avec un triple caractère national , communal , syndical . Les petits propriétaires ne seraient nullement effrayés par cette transformation graduelle qui ne les menacerait point et qui aurait des formes juridiques . Et ils se rattacheraient bientôt par des liens volontaires au grand centre d' action formé par la propriété communale ou coopérative . Il se produit en ce moment dans leur esprit des modifications lentes , peu sensibles , mais dont l' effet à la longue sera décisif . D' abord , ils ont beaucoup plus que jadis foi en la science . Les voilà maintenant qui recourent à la chimie agricole et au machinisme . Ils ont le sentiment très net qu' ils ne s' arrêteront plus dans cette voie . Ils ont pu concilier leur antique passion de la terre et de la propriété individuelle avec le souci des progrès techniques , puisque ces progrès sont applicables dans les limites de la petite propriété . Mais il est bien clair qu' engagés dans cette voie ils ne peuvent plus se reprendre , et que si , à l' avenir , l' application parfaite du machinisme exigeait de leur part une certaine renonciation à la rigueur du droit individuel , aux habitudes étroites de la culture parcellaire , ils seraient , si je puis dire , entraînés au delà de leur individualisme fermé par la puissance même du mouvement scientifique auquel ils se sont dès maintenant livrés . Le paysan propriétaire devient , presque à son insu , collectiviste pour la vente . Il est de plus en plus soumis à des crises de prix formidables . C' était , depuis des années , pour le blé . Et voici que l' heureuse et admirable renaissance de la vigne a cet effet terrible et paradoxal de ruiner les vignerons . évidemment , une grande baisse de prix était rendue nécessaire par la fécondité du plant américain greffé , par l' excellence de deux récoltes successives . Cette baisse de prix , si elle s' était tenue dans de justes limites , aurait été bonne pour tous . Mais notre système économique et social est si déréglé que la baisse , soudain précipitée à un degré incroyable , a accablé les producteurs viticoles , ruinés par l' abondance même du produit . Aussi les producteurs paysans aspirent -ils à être délivrés de ces désordres ruineux du marché . Et si le blé , le vin étaient acquis par des fédérations de coopératives et par des fédérations de communes , si le prix en était déterminé selon l' abondance de la récolte , les frais d' exploitation scientifique et de perfectionnement et le salaire normal des travailleurs employés à la culture , les propriétaires paysans , affranchis de la spéculation , du parasitisme mercantile , de l' anarchie du marché , travailleraient avec la certitude allègre d' une rémunération équitable . Ce collectivisme de l' échange ne les effraie nullement . Ainsi , le système actuel de la propriété foncière est travaillé par des causes profondes de révolution . Que les socialistes développent les coopératives de consommation ; qu' ils leur proposent comme un de leurs buts les plus importants l' acquisition de vastes domaines ruraux où elles s' approvisionneront en partie ; qu' ils organisent les syndicats de prolétaires ruraux ; qu' ils propagent dans les campagnes l' idée d' un service public d' approvisionnement qui , par les communes et les coopératives , se substituerait à la spéculation des blés , à la grande meunerie , au grand négoce des vins ; qu' ils donnent aux paysans , aux salariés , aux métayers , aux petits propriétaires , la notion exacte du rôle immense que devrait jouer la commune dans la vie économique ; qu' ils rattachent ainsi les besoins des temps nouveaux au souvenir persistant de la propriété communale d' autrefois , primitive et rudimentaire ; qu' ils imprègnent peu à peu d' esprit communal socialiste les municipalités rurales , et la * France agricole évoluera d' un mouvement puissant vers un communisme vivant et libre , où le travail sera souverain , où toutes les énergies individuelles se déploieront sans entrave et sans conflit dans l' harmonieuse justice . lentes ébauches : dans l' immense transformation sociale qui se prépare , le prolétariat sait maintenant avec certitude la direction qu' il doit suivre ; il connaît assez distinctement les grands traits du régime nouveau qu' il veut et doit instituer . Il sait que la puissance du travail organisé se substituera à la puissance du capital , que tout prélèvement du capital sur le travail sera aboli , et que le désordre de la production capitaliste et mercantile fera place à un ordre de production réglé par la science elle-même , d' après les besoins de tous et de chacun . Le prolétariat sait que pour que l' organisation du travail affranchi et souverain devienne possible , il faut que la collectivité sociale , la communauté substitue son droit au droit actuel de la propriété privée . Tant que des particuliers , des classes détiendront les moyens de produire , il est clair que l' autorité sur un grand nombre d' individus sera détenue et exploitée par quelques-uns . L' intervention de la communauté elle-même dans la propriété est donc nécessaire pour que le droit de tous les individus soit respecté . De là la grande idée collectiviste ou communiste de la propriété sociale , qui est la lumière du prolétariat socialiste en son effort multiple et tourmenté . Mais cette idée générale , si nette et si déterminée qu' elle soit , ne suffit pas à décider les modes d' application , les combinaisons innombrables et variables selon lesquelles le socialisme s' accomplira . Il est certain que c' est le cours même de l' évolution économique qui déterminera les rapports infiniment complexes selon lesquels s' ordonnera la société nouvelle . Il ne suffira pas de quelques formules générales pour transformer la société . Il faudra encore observer constamment le mouvement de la réalité pour saisir les points de contact de la société d' aujourd'hui et de l' idée nouvelle . Notre effort serait stérile , et notre action troublerait la marche des choses au lieu de la seconder , si nous ne démêlions pas la pente des faits et des esprits , les inclinations et les moeurs . J' en reviens au même exemple précis . J' ai montré la sourde évolution de la propriété paysanne , le changement insensible et secret qui , si je puis dire , peu à peu renouvelle son âme . Il y a dans l' année une période de près d' un mois et demi , et une période particulièrement active , où les propriétaires paysans s' associent par groupes assez étendus et travaillent les uns chez les autres , les uns pour les autres . à peine la moissonneuse-qui n' est pas encore partout complétée par l' appareil de liage - a -t-elle couché les épis , par petits paquets , sur la terre ardente , que les propriétaires voisins accourent pour aider à lier en gerbes ces épis , à former des tas de dix gerbes , puis à charger ces tas sur les grandes charrettes et à bâtir le gerbier . Des métayers aux petits propriétaires paysans , il y a le même échange de services . Et il n' y a pas seulement prêt mutuel du travail des bras , il y a prêt du bétail . La machine à moissonner ayant rapidement abattu le blé , il faut , de peur des orages , le lier vite , et vite l' entasser en gerbier . Pour hâter ce travail urgent , les paysans se prêtent charrettes et boeufs . Et , je le répète , il n' y a pas de compte ouvert . Il serait impossible d' évaluer les services de l' un et ceux de l' autre . C' est un libre et amical échange . Ainsi , une parcelle d' âme communiste pénètre dans le travail paysan , dans la conscience paysanne . Et cela dure jusqu'à ce que la batteuse ait , dans le rayon où se sont formés spontanément ces groupes , dévoré le dernier gerbier . Certes , jamais les socialistes n' ont prétendu faire entrer de force la propriété paysanne dans le cadre communiste . Nos aînés , nos maîtres ont toujours dit que seul l' exemple de la grande production agricole entraînerait les propriétaires paysans à abandonner la culture parcellaire , la propriété morcelée . Mais cela même est insuffisant , et nous nous représentons l' évolution de la vie rurale d' une manière trop sèche , trop mécanique . Non seulement ce n' est pas par un coup d' autorité , mais ce n' est même pas par l' action tout extérieure de l' exemple , ce n' est ni par compression ni seulement par attraction que la propriété paysanne entrera dans le mouvement communiste : c' est , au moins en partie , par l' évolution interne de sa propre vie . Une des tâches essentielles du socialisme sera de donner aux propriétaires paysans le sens vif , la conscience nette du changement qui s' accomplit obscurément en eux . Quand on le leur fait remarquer , ils s' étonnent un moment ; puis ils reconnaissent l' étendue du changement qui se fait peu à peu dans les habitudes et les pensées . Et c' est en prolongeant , en systématisant ces tendances nouvelles que le socialisme prendra contact avec la vie et lui empruntera sa force . Cette coopération encore superficielle et limitée devra s' étendre , s' assouplir , s' organiser . En bien des régions , de grands travaux de perfectionnement agricole seraient nécessaires : défoncements , drainages , nivellement ou adoucissement des pentes , charrois d' engrais , apports de terres , aménagement des eaux . Il se peut que la nation soit appelée à encourager , à subventionner ces travaux , car il est prodigieux qu' il y ait des travaux publics de communication et qu' il n' y ait pas des travaux publics de production . Mais il est bien clair qu' il y faudra la collaboration active , intelligente des producteurs eux-mêmes . Or , cette collaboration , cette coopération commence à apparaître comme possible , depuis que des habitudes communistes s' insinuent dans le travail paysan . Je pourrais citer ainsi bien des traits encore légers , mais qui dessinent les formes futures de la vie . Je parlais plus haut du vignoble autour de * Gaillac . Or , là , depuis quelques années , depuis que les simples salariés agricoles ont retrouvé l' espoir d' acquérir quelques lambeaux des vignes reconstituées , ils ont peu à peu imposé un curieux usage . La journée de travail , qui commence , il est vrai , de très bonne heure , presque à la pointe du jour , finit le soir à quatre heures . C' est que beaucoup de ces prolétaires , de ces salariés , possèdent un tout petit morceau de vigne , et que voulant le travailler après la journée de travail faite chez le propriétaire bourgeois , il faut qu' ils soient libres à quatre heures . Ainsi , ces hommes ont l' habitude de deux formes de travail : du travail collectif qu' ils accomplissent sur un grand domaine en compagnie de nombreux salariés , et du travail individuel qu' ils accomplissent sur leur minuscule propriété . J' ai à peine besoin de dire que ce travail qu' ils accomplissent pour eux-mêmes est , même après la fatigue du travail salarié , une douceur et une joie . Mais je suis convaincu que cette dualité d' âme se continuera en eux-mêmes après de grandes transformations sociales . Je suppose que les grands domaines du vignoble soient devenus la propriété de la commune . Je suppose que les travailleurs , qui , hier , étaient les salariés du propriétaire noble ou bourgeois , soient formés en association et reçoivent de la commune les grands domaines à exploiter . évidemment ils jouiront d' une condition beaucoup plus heureuse qu' aujourd'hui . Quelle que soit la part de produits retenue pour de grandes oeuvres d' intérêt social et de solidarité par la commune et la nation , la rémunération des travailleurs associés , qui n' auront plus à subir le prélèvement du propriétaire , sera plus large que maintenant . Et ils auront des garanties qui aujourd'hui leur manquent . Sans être des propriétaires au sens étroit et jaloux du mot , ils ne seront pas des salariés . Ils choisiront leurs chefs de travail ; ils interviendront dans la conduite de l' exploitation ; ils auront un droit défini par des contrats précis ; ils seront protégés par ces formes élevées de contrat qui , dans la société communiste , garantiront tous les droits individuels , même contre l' arbitraire de l' association dont ils feront partie . Ils seront donc rattachés au grand vignoble cultivé de leurs mains par un lien plus vivant et plus fort , par une sensation plus joyeuse et plus pleine que ne l' est aujourd'hui le salarié . Et pourtant , il est fort probable qu' ils éprouveraient comme un manque et une diminution vitale s' ils ne retrouvaient plus , à voir se dorer les grappes sur quelques ceps à eux , rien qu' à eux , cette joie close où il y a plus d' intimité que d' égoïsme . Et pourquoi la société communiste , habile à cultiver toutes la variété des joies , abolirait -elle celle -là ? Que notre effort conscient dirige de plus en plus dans le sens du communisme le vaste mouvement social qui y incline par tant de pentes ; mais une fois engagées dans cette direction , ce sont les forces variées de la vie qui détermineront elles-mêmes , librement , souverainement , leur mouvant équilibre . RÉVISION NÉCESSAIRE Je ne sais pas quelle conclusion la classe ouvrière du nord tirera des dernières élections , en particulier des élections de * Lille . Elle a fait assurément un grand effort de propagande et de combat , et elle a témoigné , dans tout le département , d' une énergie qui se retrouvera aux prochaines batailles . Assurément aussi , les radicaux de * Lille sont inexcusables , malgré les attaques violentes dirigées contre eux au premier tour , d' avoir favorisé ou d' avoir permis au second tour la victoire de la réaction cléricale . Enfin , partout la lutte est difficile aux socialistes . Partout ils se heurtent aux traditions persistantes du passé , aux forces égoïstes du présent . Pour toutes les fractions du parti socialiste , pour toutes ses méthodes , il y a eu des victoires et des échecs . Mais il reste vrai qu' à * Lille et dans la région du nord a éclaté d' une façon déplorable la contradiction de pensée qui perdra le parti ouvrier français . Il a deux conceptions rigoureusement opposées du mouvement social . De ces deux conceptions opposées dérivent deux tactiques contraires . Le parti ouvrier français de * Lille recourt successivement , et dans un très faible espace de temps , à ces deux tactiques : et comme elles sont inconciliables , il est clair qu' elles se paralysent et qu' elles le paralysent . D' un côté , le parti ouvrier français interprète la lutte de classe dans le sens le plus étroit , si nettement répudié par * Marx . Il déclare volontiers qu' en dehors du prolétariat proprement dit , toutes les forces sociales ne forment qu' un bloc réactionnaire . Il affecte de ne pas distinguer entre les diverses catégories des classes possédantes et entre les divers partis . Il met sur le même plan , il coud dans le même sac les réactionnaires , les modérés , les radicaux socialistes . Il affirme qu' entre les cléricaux et les démocrates même d' extrême gauche , le peuple ouvrier n' a aucune différence à faire . Et même , comme les radicaux démocrates pourraient surprendre plus aisément , par quelques formules de progrès social , la confiance populaire , c' est eux que l' on dénonce avec le plus de virulence . Voilà un des aspects de la pensée du parti ouvrier français , voilà une de ses tactiques . C' est celle qui a joué à * Lille au premier tour de scrutin . Mais il y a un autre aspect , et il y a une autre tactique . Foncièrement , malgré l' affectation d' intransigeance de classe , les ouvriers socialistes du nord , adhérents au parti ouvrier français , sont républicains , démocrates et anticléricaux . Ils savent que la république est , au moins en * France , une force populaire , une condition du progrès ; et ils sentent aussi qu' elle est un commencement de socialisme , et la forme politique du collectivisme . Ils sont démocrates : ils tiennent passionnément à l' égalité des droits politiques , au suffrage universel , à la portion de souveraineté que le peuple peut conquérir dans les municipalités , dans les conseils généraux , au parlement . Enfin , ils veulent arracher à l' église sa puissance politique , ses privilèges sociaux , sa dotation budgétaire . Ils veulent l' exclure de tous les services publics , de l' enseignement , de l' assistance , et la réduire à être une association privée , jusqu'à ce que le progrès des lumières , l' influence de l' éducation publique laïque et le relèvement social des opprimés aient séché peu à peu des habitudes et des croyances qui ont encore des racines tenaces dans le prolétariat comme dans la bourgeoisie . Parce qu' ils sont républicains , démocrates , anticléricaux , ils ont de grands intérêts communs avec les partis non socialistes qui veulent maintenir la république , développer la démocratie , combattre le privilège de l' église . Ils font donc nécessairement une différence entre les partis qui soutiennent et les partis qui combattent la république , la démocratie , le libre examen . Et voilà la seconde conception sociale du parti ouvrier . Cette conception , il l' a affirmée par ses actes , lorsqu' il a conquis la municipalité de * Lille avec le concours des radicaux . Il l' affirmait encore au second tour de scrutin lorsqu' il faisait appel , au nom de la république , aux suffrages des radicaux mis en minorité au premier tour . à * Bordeaux , le parti ouvrier français parle de " solidarité républicaine " . à * Lille , il fait appel au second tour aux vrais républicains . Mais que signifie cette solidarité ? Et en vertu de quel droit fait -on cet appel ? Si la lutte de classe a le sens que lui donne parfois le parti ouvrier français , s' il est vrai qu' en dehors du prolétariat socialiste , tout est au même degré réaction et ténèbres , quel lien peut subsister entre les socialistes et les républicains démocrates bourgeois ? Vous disiez tout à l' heure qu' entre la classe prolétarienne et tous les autres partis indistinctement , il y a une opposition absolue et uniforme . Que signifie donc dès lors la " solidarité " brusquement affirmée ? La solidarité suppose qu' il y a des intérêts communs à défendre . La " solidarité républicaine " suppose que la république vaut d' être défendue par les démocrates des deux classes , de la classe ouvrière et de la classe bourgeoise . Ainsi , tantôt vous creusez un abîme infranchissable et vertigineux ; tantôt , vous jetez un pont sur cet abîme . En ces manoeuvres contradictoires se perd peu à peu toute la force vive d' un parti . J' ai demandé en vertu de quel principe le parti ouvrier français faisait appel , au second tour , aux républicains radicaux . Comment les discerne -t-il tout à coup dans la mêlée , après avoir déclaré qu' ils sont indiscernables , confondus dans la même armée ennemie ? Et quel titre peut -il invoquer auprès d' eux pour les appeler à lui ? Il leur dit : " vous êtes républicains et démocrates ; nous sommes républicains et démocrates : vous devez voter pour nous . " mais les radicaux et républicains bourgeois ne peuvent voter pour des socialistes qu' en faisant abstraction des antagonismes de classe . Ils ne le peuvent qu' en se détachant du bloc réactionnaire . Ils ne le peuvent qu' en proclamant qu' il y a plus d' intérêt pour eux , républicains bourgeois , à voter pour des républicains , même socialistes , que pour des non-républicains , même bourgeois . Les socialistes qui les appellent supposent donc que la masse bourgeoise peut se dissocier . Ils supposent donc que chez une partie au moins des républicains bourgeois l' antagonisme de classe , si puissant qu' il soit , peut être vaincu par des forces d' union , par la solidarité républicaine et démocratique . Ou l' appel du second tour lancé par le parti ouvrier français n' a pas de sens , ou il a celui -là . Et il est absolument contraire aux formules intransigeantes du premier tour . Encore une fois , ces contradictions n' excusent pas l' attitude des radicaux lillois , qui , eux , ont commis la contradiction suprême : celle d' affirmer la république , et de la livrer ensuite , en ressentiment de quelques outrages électoraux , les plus vains de tous . Mais je dis que les effets déconcertants de ces conceptions contradictoires du parti ouvrier français iront s' aggravant . Je dis que la classe ouvrière ira de défaite en défaite si elle ne met pas plus d' unité dans sa tactique , si dans l' espace d' une quinzaine et en vertu de théories absolument inconciliables , elle proclame qu' entre les démocrates bourgeois et les cléricaux il n' y a aucune différence , pour faire aussitôt appel aux démocrates contre les cléricaux , et si tantôt elle resserre la lutte de classe jusqu'à l' intransigeance la plus sectaire , et tantôt l' assouplit et l' élargit jusqu'au concept bienveillant et accueillant de solidarité républicaine . Mais il y a une autre contradiction de méthode qui arrêterait toute croissance , toute action du prolétariat . La classe ouvrière veut des réformes , j' entends des réformes prochaines , immédiates . Elle en a besoin pour vivre , pour ne pas fléchir sous le fardeau , pour aller d' un pas plus ferme vers l' avenir . Elle a besoin de lois d' assistance ; elle a besoin que sa force de travail soit protégée ; elle a besoin que la loi ramène à des proportions humaines la durée quotidienne du labeur . Elle a besoin que l' âge d' admission des enfants dans les usines soit élevé , pour qu' ils puissent recevoir une assez haute culture . Elle a besoin que l' inspection du travail soit plus sérieusement soumise à l' action du prolétariat lui-même . Elle a besoin que la puissance sociale et légale des syndicats soit renforcée , qu' ils deviennent de plus en plus les représentants de droit de la classe ouvrière . Elle a besoin que des institutions sociales d' assurance contre la maladie , la vieillesse , l' invalidité , le chômage , soient établies . Elle a besoin d' être introduite peu à peu , comme classe dans la puissance économique , dans la propriété . Et elle aura un grand intérêt si les services capitalistes , mines , chemins de fer , sont nationalisés , à obtenir que les syndicats ouvriers de ces grandes corporations soient associés à l' état dans la gestion et le contrôle des nouveaux services publics . Elle aura un grand intérêt à être représentée de droit , par ses syndicats , dans les conseils d' administration des six mille sociétés anonymes , civiles ou commerciales qui détiennent le grand commerce et la grande industrie . Elle aura intérêt à exiger , à obtenir qu' une part des actions soit réservée de droit , en toute entreprise , aux organisations ouvrières , afin qu' ainsi , peu à peu , le prolétariat pénètre au centre même de la puissance capitaliste , et que la société nouvelle sorte de l' ancienne avec cette force irrésistible " d' évolution révolutionnaire " dont a parlé * Marx . En tous sens s' ouvrent des réformes que la classe ouvrière peut et doit conquérir , des voies où elle doit et peut marcher . Et cela , le parti ouvrier français ne le méconnaît pas . Il le méconnaît si peu qu' il a accepté , dans l' intérêt immédiat du prolétariat , d' administrer les intérêts municipaux , c' est-à-dire une parcelle de la société d' aujourd'hui . Dans la récente campagne électorale , quand les élus du parti rappelaient leur activité qui , en effet , fut admirable , à la fois minutieuse et enthousiaste , que de titres ils invoquaient où la " lutte de classe " s' effaçait devant les nécessités administratives ! C' étaient des rues percées , c' est-à-dire tout à la fois plus d' air et de santé pour tous les citoyens , bourgeois et propriétaires , - et une plus-value pour les propriétaires d' immeubles . C' étaient des contrats avec les propriétaires de rues privées transformées en voies municipales , contrats utiles à la ville dont ils agrandissaient le domaine , et utiles aussi aux propriétaires déchargés des soins d' éclairage , d' entretien et de propreté . C' étaient aussi des paroles émues sur " notre chère cité " , non plus la cité dolente et âpre du travail se heurtant , dans l' enceinte des mêmes murailles , à la cité jouisseuse et superbe du capital , mais la cité totale , enveloppant dans sa croissance solidaire les classes antagonistes . Donc , le parti ouvrier français a le souci des réformes : il veut que le prolétariat agisse , que le socialisme crée , même dans la société d' aujourd'hui , même au prix de toutes les solidarités confuses , de toutes les responsabilités indéterminables qu' entraîne aujourd'hui l' action . Mais tout ce programme de réformes , comment se réalisera -t-il ? Il ne peut se réaliser que par l' influence grandissante du parti socialiste et de la classe ouvrière sur l' ensemble de la nation . Et cette influence , comment se marquera -t-elle ? Par l' adhésion plus ou moins spontanée de la majorité de la nation aux réformes successivement proposées par la minorité socialiste . Mais déclarer d' avance qu' en dehors du socialisme toute la nation ne sera qu' un bloc réfractaire et hostile , rejeter de la même façon et condamner au même degré les catégories bourgeoises qui toujours résistent aux réformes , et celles qui sont susceptibles peu à peu de les adopter , c' est tuer en germe toute réforme , c' est proclamer qu' avant l' heure de la révolution totale , les semences utiles ne seront point recueillies par la terre , mais dévorées toutes par les oiseaux pillards ; c' est briser l' espoir du prolétariat ; c' est appesantir sur lui , jusqu'au problématique sursaut des soudaines délivrances , la charge des jours présents . C' est proclamer soi-même l' impossibilité des réformes qu' on annonce et qu' on demande . Et voilà encore une terrible contradiction . ÉVOLUTION RÉVOLUTIONNAIRE en cinquante ans : lorsque la révolution de 1848 eut été écrasée partout , en * France , en * Allemagne , en * Italie , en * Autriche , en * Hongrie , lorsque le prolétariat eut été vaincu par la bourgeoisie , et la bourgeoisie libérale par la réaction , le parti communiste et prolétarien , ayant perdu la liberté de la presse et la liberté de réunion , c' est-à-dire tous les moyens légaux de conquête , fut réduit à rentrer sous terre et à s' organiser en sociétés secrètes . Ainsi s' était constituée une société communiste allemande , dont le comité central , en 1850 , était à * Londres . Tout naturellement , dans ces petites sociétés obscures et exaltées , aigries par la défaite , impatientes de revanche et affolées par l' absence même du contrepoids de la vie , les plans puérils de conspirations abondaient . * Marx , qui faisait partie de ce comité central , avait gardé dans la défaite toute sa lucidité , son large sens de la vie , de ses complications et de ses évolutions . Il résistait aux projets enfantins , calmait les effervescences . Mais un jour vint où il dut rompre . Et le 15 septembre 1850 il se retira du comité central de * Londres . Il tint à justifier cette scission par une déclaration écrite , insérée au procès-verbal du comité , et qui disait ceci : à la place de la conception critique , la minorité en met une dogmatique , à la place de l' interprétation matérialiste , l' idéaliste . Au lieu que ce soient les rapports véritables , c' est la " simple volonté " qui devient le moteur de la révolution . Tandis que nous disons aux ouvriers : il vous faut traverser quinze , vingt et cinquante ans de guerres civiles et de guerres entre peuples non seulement pour changer les rapports existants , mais pour vous changer vous-mêmes et vous rendre capables du pouvoir politique , vous dites au contraire : nous devons arriver de suite au pouvoir , ou alors aller nous coucher ... etc . je le répète : c' est * Marx qui parle . Cinquante ans ! Le délai que * Marx assignait aux ouvriers non pour instaurer le communisme , mais pour se rendre capables eux-mêmes du pouvoir politique , vient d' expirer . à quelles guerres extérieures et civiles pensait * Marx en 1850 ? Par quelles épreuves pensait -il que devaient passer le prolétariat et l' * Europe pour que la classe ouvrière arrivât à la maturité politique ? Il comptait sans doute parmi les guerres extérieures nécessaires la lutte de l' * Europe occidentale contre la * Russie . C' était la * Russie qui venait d' être en * Europe le grand instrument de la réaction , et il paraissait à * Marx que toute révolution serait impossible dans l' * Europe occidentale tant que le tsarisme ne serait pas brisé . Aussi , dès que la guerre de * Crimée éclata , il la salua avec joie : dans ses lettres sur la question d' * Orient , il gourmande , il presse le ministère libéral anglais , trop lent , selon lui , à engager la bataille . La * Russie ne fut pas écrasée , et la révolution sociale européenne ne jaillit pas de la guerre de * Crimée , comme un moment l' avait espéré * Marx , gagné à son tour par la fièvre d' impatience et d' illusion qu' en 1850 il reprochait à ses collègues du comité de * Londres . Et pourtant , la guerre de * Crimée ébranla en * Russie le vieux système . De ce côté , le formidable obstacle que * Marx redoutait est sinon détruit , au moins diminué . Il me paraît douteux , s' il éclatait dans toute l' * Europe occidentale une révolution socialiste , si le prolétariat était un moment maître du pouvoir à * Paris , à * Vienne , à * Rome , à * Berlin , à * Bruxelles , comme la démocratie fut maîtresse en 1848 , que la * Russie pût intervenir pour écraser le mouvement aussi efficacement qu' elle intervint en 1848 et 1849 . Je ne sais si la force réunie des étudiants et des ouvriers socialistes russes suffira , d' assez longtemps encore , à imposer au tsarisme une constitution libérale . Mais le tsarisme , contrarié par bien des résistances intérieures et préoccupé sans doute de s' assurer au dedans , ne pourrait pas déployer en * Europe l' action extérieure qu' il déploya il y a un demi-siècle . En tout cas , tout ce que le tsarisme a voulu empêcher en 1848 s' est accompli , ou du moins est bien près de s' accomplir . La * Russie avait voulu maintenir l' * Italie morcelée sous le joug de l' étranger : elle est libérée de l' * Autriche et libérée du pape . Et la classe ouvrière devient une des principales forces de vie de la nation ressuscitée . - la * Russie avait voulu prévenir l' établissement de la démocratie en * France , même sous la forme napoléonienne . Or , c' est la démocratie républicaine qui est installée en * France et qui y est désormais invincible . L' action économique et politique de la classe ouvrière organisée y croît lentement , mais sûrement . - en * Belgique , la constitution est de plus en plus inclinée vers la démocratie , et le prolétariat approche sa main du suffrage universel . - en * Allemagne , par une de ces merveilleuses ironies de l' histoire qui attestent la force invincible de la démocratie , on peut dire que la * Russie a servi sans le vouloir l' avènement du suffrage universel et du socialisme . Parce que * Bismarck unifiait l' * Allemagne au profit de la * Prusse monarchiste et absolutiste , le tsarisme a secondé deux fois les desseins de * Bismarck par une neutralité complaisante : une fois en 1866 , contre l' * Autriche ; une fois en 1870 , contre la * France . Or , * Bismarck , malgré tout , ne pouvait lier l' * Allemagne que par le lien du suffrage universel , et il dut en faire comme l' anneau d' or du nouvel empire . En outre , la classe ouvrière allemande , qui ne pouvait prendre pleine conscience de son unité , par conséquent de son existence de classe , dans une * Allemagne particulariste et morcelée , a développé sa large action politique sur le large terrain de l' * Allemagne unifiée . En somme , le mode de croissance de la démocratie , dans les états de l' * Europe occidentale , a déconcerté et déconcerte toute intervention violente des puissances d' oppression . Ce n' est pas par explosion soudaine que la démocratie prend possession des états et que le socialisme prend possession de la démocratie . Les lois par lesquelles , de 1860 à 1885 , l' * Angleterre a conquis à peu près le suffrage universel , sont aussi profondes que des révolutions , et pourtant , hors des érudits , nul n' en connaît la date précise . C' est comme une floraison silencieuse . - le rôle nouveau des classes ouvrière et paysanne dans la vie nationale et gouvernementale italienne est aussi l' équivalent paisible d' une révolution : c' est un autre risorgimento . - et de même la poussée multiple du prolétariat français . Le tsarisme peut contrarier et amortir tous ces mouvements . Il peut , par sa diplomatie à la fois subtile et pesante , envelopper les gouvernements ; mais il ne peut plus arrêter l' irrésistible mouvement des nations vers l' entière démocratie , et l' irrésistible croissance de la classe ouvrière dans les démocraties . Ainsi , l' obstacle qui , selon * Marx , devait disparaître avant que la classe ouvrière fût capable vraiment en * Europe du pouvoir politique , n' a pas été brisé , mais il a été diminué ou tourné . Il a été diminué par la guerre de * Crimée , qui a immobilisé pour de longues années l' autocratie russe , et qui a permis , quatre ans après , en 1859 , la résurrection de la nation italienne . Il a été tourné par la subtilité de l' histoire , qui a désarmé les défiances du tsarisme en suscitant un commencement de démocratie allemande sous les auspices de l' absolutisme prussien . Il est miné sur place par la force grandissante de la classe ouvrière et du libéralisme russes . Enfin , il est éludé et comme réduit à rien par la continuité même de la croissance démocratique et socialiste qui partout en * Europe s' affirme sans crise de guerre . à quelles autres guerres extérieures ou civiles pensait * Marx ? Sans doute aux guerres qui affranchiraient l' * Italie , et qui unifieraient l' * Allemagne , que la débile bourgeoisie libérale du parlement de * Francfort n' avait pas su lier par la liberté . Peut-être aussi avait -il accueilli la pensée de * Engels , qui , voyageant en * France après les journées de juin 1848 , écrivait dans ses notes de voyage que le socialisme en * France ne triompherait que par une guerre civile des ouvriers contre les paysans . Heureusement , il n' en est pas , il n' en sera pas ainsi . La commune de 1871 a été une héroïque lutte des ouvriers républicains et en partie socialistes de * Paris contre les ruraux . mais ces ruraux , ce n' étaient pas les petits propriétaires paysans ; c' étaient les hobereaux sortis de leurs gentilhommières . La démocratie des petits propriétaires paysans n' a pas tardé à accepter , à acclamer la république . Ce n' est pas elle qui était engagée dans la bataille . Il n' y a pas de sang entre le socialisme ouvrier et les paysans . Il n' y en aura pas . Et il dépend de nous qu' il n' y ait pas de malentendus , que la démocratie rurale vienne peu à peu au socialisme comme elle est venue à la république . En tout cas , en ce demi-siècle écoulé , à travers les épreuves des grandes guerres extérieures ou civiles , et plus encore par l' action lente et continue des choses , par cette magnifique évolution révolutionnaire que * Marx annonçait , la condition primaire de l' action politique ouvrière s' est réalisée . Cette condition primordiale , c' était la constitution , dans toute l' * Europe , de grandes nations autonomes , affranchies de l' oppression moscovite , et ayant abouti ou tendant énergiquement à la démocratie et au suffrage universel . Maintenant que cette condition est réalisée , la classe ouvrière de l' * Europe , et particulièrement la classe ouvrière de * France , a le chantier et l' outil . De là à l' achèvement de l' oeuvre , il y a loin . Aujourd'hui , comme il y a un demi-siècle , il faut se garder de la phrase révolutionnaire et comprendre profondément les lois de l' évolution révolutionnaire dans les temps nouveaux . majorités révolutionnaires : ces grands changements sociaux qu' on nomme des révolutions ne peuvent pas ou ne peuvent plus être l' oeuvre d' une minorité . Une minorité révolutionnaire , si intelligente , si énergique qu' elle soit , ne suffit pas , au moins dans les sociétés modernes , à accomplir la révolution . Il y faut le concours , l' adhésion de la majorité , de l' immense majorité . Il se peut-c'est peut-c'est un difficile problème d' histoire à résoudre-qu'il y ait eu des périodes et des pays où la multitude humaine était si passive , si inconsistante , que les volontés fortes de quelques individus ou de quelques groupes la façonnaient . Mais depuis la constitution des nations modernes , depuis la réforme et la renaissance , il n' y a presque pas un seul individu qui ne soit une force distincte . Il n' y a presque pas un individu qui n' ait ses intérêts propres , ses attaches au présent , ses vues d' avenir , ses passions , ses idées . Tous les individus humains sont donc depuis des siècles , dans l' * Europe moderne , des centres d' énergie , de conscience , d' action . Et comme , dans les périodes de transformation où les antiques liens sociaux se dénouent , toutes les énergies humaines sont équivalentes , c' est forcément la loi de la majorité qui décide . Une société n' entre dans une forme nouvelle que lorsque l' immense majorité des individus qui la composent réclame ou accepte un grand changement . Cela est évident pour la révolution de 1789 . Elle n' a éclaté , elle n' a abouti que parce que l' immense majorité , on peut dire la presque totalité du pays , la voulait . Qu' étaient les privilégiés , haut clergé et noblesse , en face du tiers-état des villes et des campagnes ? Un atome : deux cent mille contre vingt-quatre millions ; un centième . Et encore le clergé et la noblesse étaient divisés , incertains . Il y a des privilèges que les privilégiés renoncent à défendre . Eux-mêmes doutaient de leurs droits , de leurs forces , et semblaient se livrer au courant . La royauté même , acculée , avait dû convoquer les états-généraux , tout en les redoutant . Quant au tiers-état , au peuple immense des laboureurs , des paysans , des bourgeois industriels , des marchands , des rentiers , des ouvriers , il était à peu près unanime . Il ne se bornait pas à protester contre l' arbitraire royal ou le parasitisme nobiliaire . Il savait comment il y fallait mettre un terme . Les cahiers s' accordent à proclamer que l' homme et le citoyen ont des droits , et qu' aucune prescription ne peut être invoquée contre ces titres immortels . Et ils précisent les garanties nécessaires : le roi continuera à être le chef du pouvoir exécutif , mais c' est la volonté nationale qui fera la loi . Cette volonté souveraine de la nation sera exprimée par des assemblées nationales permanentes et périodiquement élues . - l' impôt ne sera exigible que si les assemblées de la nation l' ont voté . Il frappera également tous les citoyens . Tous les privilèges de caste seront abolis . Nul ne sera exonéré de l' impôt . Nul n' aura un droit exclusif de chasse . Nul ne relèvera de tribunaux spéciaux . Même loi pour tous , même impôt pour tous , même justice pour tous . - les droits féodaux contraires à la dignité de l' homme , ceux qui sont le signe d' un antique servage seront abolis sans indemnité . Ceux qui grèvent et immobilisent la propriété rurale seront éliminés par le rachat . - tous les emplois seront accessibles à tous et les plus hauts grades de l' armée seront ouverts au bourgeois et au paysan comme au noble . - toutes les formes de l' activité économique seront également ouvertes à tous . Pour entreprendre tel ou tel métier , créer telle ou telle industrie , ouvrir telle ou telle boutique , il ne sera plus besoin ni d' une permission corporative , ni d' une autorisation gouvernementale . Les corporations elles-mêmes cesseront d' exister ; et par conséquent l' église , maintenue comme service public , cessera d' avoir une existence corporative . Elle cessera par conséquent d' avoir une propriété corporative . - et le domaine d' église , les milliards de biens fonciers qu' elle détient , n' ayant plus de propriétaires , puisque la corporation possédante est dissoute , feront de droit retour à la nation , sous réserve par celle -ci d' assurer le culte , l' enseignement et l' assistance . Il est bien vrai que la révolution dut recourir à la force : 14 juillet , 10 août : prise de la * Bastille , prise des tuileries . Mais , qu' on le note bien , la force n' était pas employée à imposer à la nation la volonté d' une minorité . La force était employée au contraire à assurer contre les tentatives factieuses d' une minorité la volonté presque unanime de la nation . Au 14 juillet , c' est contre le coup d' état royal ; au 10 août , c' est contre la trahison royale que marche le peuple de * Paris ; et il portait en lui le droit , la volonté de la nation . Ce n' était pas par soumission stupide au fait accompli que toute la * France acclamait le 14 juillet , que presque toute la * France ratifiait le 10 août . C' est uniquement parce que la force d' une partie du peuple s' était mise au service de la volonté générale trahie par une poignée de privilégiés , de courtisans et de félons . Ainsi le recours à la force ne fut nullement un coup d' audace des minorités , mais la vigoureuse sauvegarde des majorités . Il est vrai encore que la révolution fut conduite au delà de ses revendications premières et de son programme initial . Aucun des révolutionnaires , en 1789 , ne prévoyait , aucun ne souhaitait la chute de la monarchie . Le mot même de république était presque inconnu , et , même au 21 septembre 1792 , même quand la convention abolit la royauté , l' idée de république n' avait pas cessé tout à fait de faire peur . Mais ce n' est pas sous les coups d' une minorité passionnée , ce n' est pas sous des formules de philosophie républicaine que la royauté tomba . Elle ne fut perdue que lorsqu' il devint évident à presque toute la nation , après des épreuves répétées , après le coup d' état royal du 20 juin 1789 , après le 14 juillet , après la fuite à * Varennes , après l' invasion , que la royauté trahissait à la fois la constitution et la patrie . La royauté ne tomba que lorsque la contradiction apparut , violente , insoluble , entre la royauté et la volonté générale de la nation . Ainsi c' est la logique même de la volonté générale , et non un coup de minorité , qui élimina la monarchie . Il est bien vrai en effet que les hommes de la révolution n' avaient pas prévu toutes les conséquences économiques et sociales qui sortiraient d' elle . * Mirabeau croyait par exemple que la suppression des monopoles royaux et des privilèges corporatifs susciterait , dans le monde nouveau , une légion de petits producteurs , d' artisans indépendants . Il ne semble pas avoir suffisamment pressenti la grande évolution capitaliste de l' industrie . Mais d' autres étaient plus clairvoyants , et la * Gironde , notamment , avait prévu , suivant une expression du temps , que la richesse et la production formeraient comme de grands fleuves , qu' on essaierait en vain de disséminer en de multiples filets d' eau . En tout cas , si la révolution ne savait pas exactement quelles seraient les conséquences médiates , lointaines du régime économique et social institué par elle , si elle ne pressentait clairement ni le capitalisme avec ses combinaisons , ses audaces et ses crises , ni la croissance antagoniste du prolétariat , elle savait quel régime elle voulait instituer . Ce qui aidait la * France révolutionnaire de 1789 à concevoir clairement et à vouloir fortement , c' est que les nouveautés les plus hardies réclamées par elle avaient ou des précédents ou des modèles précis dans la réalité . Sans doute la croissance économique de la bourgeoisie industrielle et marchande au dix-septième et au dix-huitième siècle , la grande philosophie humaine du dix-huitième avaient donné aux esprits une audace et un élan jusque -là inconnus . Pourtant , le souvenir des états-généraux de 1614 , malgré ce long intervalle de deux siècles de despotisme , était pour les hommes de 1789 une lumière et une force . La nation n' allait pas tout à fait vers l' inconnu ; elle renouait , en l' agrandissant , en l' adaptant aux conditions modernes , une tradition nationale . Et au point de vue économique , agricole et industriel , elle ne créait pas des types inconnus de propriété et de travail . Elle abolissait les maîtrises , les jurandes , les corporations . Mais déjà il y avait des régions entières , il y avait des industries particulièrement progressives qui étaient affranchies du régime corporatif . Dans les faubourgs de * Paris , notamment , si animés , si industriels , le régime corporatif n' existait pas . Depuis plusieurs générations , la production capitaliste naissante , avec la concurrence presque illimitée , avec les combinaisons multiples des sociétés en commandite et des sociétés par actions , s' affirmait et croissait à côté de la production corporative . De même , dans l' ordre agricole , nombreuses étaient les propriétés paysannes affranchies de prélèvement féodal . Le type du propriétaire paysan libre de redevance et indépendant , sauf peut-être du droit seigneurial de chasse , s' était déjà dégagé sous l' ancien régime . C' est donc par l' agrandissement , par la multiplication d' exemplaires précis et connus que procéda la révolution . Pour la transformation de l' église , la révolution était servie par des analogies très fortes et par des précédents très vigoureux . L' armée , la justice , après avoir été des institutions féodales , étaient devenues , pour une large part , des institutions d' état . Pourquoi l' église n' aurait -elle pas cessé d' être une caste corporative pour devenir une institution d' état ? De plus , dès l' ancien régime , la propriété d' église était considérée comme une propriété d' un ordre spécial et soumise à l' état . La révolution a invoqué souverainement la fameuse ordonnance royale de 1749 , qui interdisait l' accroissement de la mainmorte d' église par libéralité testamentaire . Ainsi soumise à l' état , la propriété d' église était comme prête à la nationalisation . Ici encore , la révolution avait des points d' appui précis et résistants . Ce n' est donc pas dans des aspirations confuses qu' en 1789 se rencontrèrent les esprits , mais au contraire dans les affirmations les plus nettes , les plus précises . C' est dans la lumière pleine , c' est dans la souveraine précision de l' esprit français formé par le dix-huitième siècle que se fit l' accord des volontés . Et la révolution de 1789 fut l' oeuvre d' une majorité immense et consciente . De même , et plus certainement encore , ce n' est pas par l' effort ou la surprise d' une minorité audacieuse , c' est par la volonté claire et concordante de l' immense majorité des citoyens , que s' accomplira la révolution socialiste . Qui compterait sur la faveur des événements ou les hasards de la force , et renoncerait à amener à nos idées l' immense majorité des citoyens , renoncerait par là même à transformer l' ordre social . paroles de * Liebknecht : le 7 août , premier anniversaire de la mort de * Liebknecht , le vorwaerts a publié de lui quelques fragments d' un haut intérêt . Comme la plupart des journalistes , des militants , * Liebknecht était forcé de disperser sa pensée , de répondre coup sur coup aux événements du jour . Mais comme beaucoup d' entre eux , il avait l' ambition de fixer dans une oeuvre méditée et durable l' essentiel de sa pensée . Ses amis ont trouvé dans ses papiers un manuscrit incomplet , où il avait commencé , en 1881 , à répondre à la grande question : comment se réalisera le socialisme . cette oeuvre atteste une admirable vaillance , car c' est au moment même où la loi d' état de siège et la puissance encore intacte de * Bismarck pesaient le plus lourdement sur le parti socialiste , que * Liebknecht se demandait non point si le socialisme triompherait , mais comment il triompherait . Et cette oeuvre atteste en même temps un sens vif et net des difficultés , des transitions et des évolutions nécessaires . Voici un fragment de première importance : réalisation du socialisme ; quelles mesures devra prendre le parti socialiste si , dans un avenir prochain , il conquiert une influence suffisante sur la législation ? c' est , écrit * Liebknecht , une question qui est posée et à laquelle je veux répondre . Mais pour bien répondre à une question , il faut d' abord la bien poser . Or , la question précédente n' est pas bien posée , elle n' est pas du moins assez précise . Il va de soi , en effet , que les mesures à prendre dépendent essentiellement des circonstances dans lesquelles le parti socialiste conquiert une influence appréciable sur la législation . Il est possible , et c' est même très vraisemblable , que le prince de * Bismarck , s' il reste encore quelque temps vivant et au pouvoir , fasse la même fin que son modèle et maître * Louis- * Napoléon de * France . Quelque catastrophe amenée par lui peut briser la machine de l' état et " appeler notre parti au gouvernement ou tout au moins dans le gouvernement . " je traduis aussi littéralement que possible . Cela signifie que * Liebknecht prévoit , après une grande catastrophe nationale , la prise de possession totale ou partielle du pouvoir par le parti socialiste . cette catastrophe peut être la suite d' une guerre malheureuse ou d' une explosion de mécontentement que le système dominant ne pourra plus comprimer . si l' une ou l' autre de ces alternatives se produit , notre parti prendra naturellement d' autres mesures et suivra une autre tactique que si c' est sans une telle catastrophe qu' il conquiert une influence appréciable . il est permis de penser , quoiqu' il ne faille guère y compter , que dans les hautes sphères on comprendra le danger et qu' on essaiera , par l' entrée en scène de réformes intelligentes , de prévenir une catastrophe autrement inévitable . " dans ce cas notre parti serait nécessairement appelé à participer au gouvernement et particulièrement chargé d' améliorer les conditions du travail . " nous n' entrerons pas plus avant dans les possibilités ; celles que nous avons pressenties suffisent à montrer que le mode de notre action dépendrait des circonstances dans lesquelles nous aurions conquis " une influence appréciable " . mais qu' entend -on par influence appréciable ou suffisante ? S' agit -il d' une influence exclusive ? de la possibilité pour nous d' appliquer nos principes sans autres limitations que celles que nous imposerait l' état économique lui-même ? cela signifie -t-il en d' autres termes que nous aurons en main le pouvoir gouvernemental ? ou cela signifie -t-il simplement que nous aurons de l' influence sur un gouvernement formé en entier " ou pour une très grande part " par les autres partis ? en ce dernier cas nous devrions , cela va de soi , agir autrement que dans le premier . et à l' intérieur de chacune des possibilités esquissées par nous , il y a des degrés sans nombre , des nuances dont chacune détermine un mode différent d' action . ainsi , selon * Liebknecht , écrivant en 1881 , il y a deux grandes hypothèses à faire sur l' avènement au pouvoir du parti socialiste allemand . Ou bien il y sera appelé par une grande crise , par un cataclysme national , par une guerre malheureuse , par une explosion de misère , bref par une tourmente qui balaiera les pouvoirs anciens et fera nécessairement place aux pouvoirs nouveaux . Dans ce cas , il est certain que l' action du parti socialiste sera particulièrement énergique . Sur les ruines de l' institution impériale et des partis d' empire , il se dressera avec sa force pleine d' élan . Et sans doute , à la faveur de ce grand ébranlement , il fera d' emblée , pour le peuple et le prolétariat , plus qu' il ne pourra faire d' abord , s' il est appelé à une part de pouvoir par la lente évolution des institutions d' empire vers la politique de réformes . Mais , même alors , même si un grand orage intérieur ou extérieur déracine les puissances conservatrices et suscite la force du peuple , il n' est point certain pour * Liebknecht que le parti socialiste ait tout le pouvoir . Les événements , dit -il , l' appelleront ou au gouvernement ou au partage du gouvernement ( an oder doch in die regierung ) . Il se peut qu' il prenne possession du pouvoir tout entier . Il se peut , même au lendemain d' une crise révolutionnaire , qu' il soit obligé de le partager avec d' autres partis démocratiques . Après le 4 septembre allemand , le parti socialiste aura en * Allemagne une bien plus grande part de pouvoir qu' il n' en a eu en * France après le 4 septembre français . Mais * Liebknecht n' assure point qu' il aura tout le pouvoir , tout le gouvernement . Il est possible qu' il soit tenu d' en réserver une part à la démocratie bourgeoise . Que devient alors le gouvernement de classe ? mais il y a une seconde hypothèse : c' est celle où les pouvoirs dirigeants d' * Allemagne , sentant le danger , préviendront la catastrophe par une politique de réformes . dans ce cas , dit * Liebknecht , notre parti devrait être appelé à prendre part au gouvernement , et spécialement chargé d' améliorer les conditions du travail . ainsi , il ne s' agit pas pour * Liebknecht , dans cette évolution politique et sociale , de la prise de possession complète du pouvoir par le parti socialiste . * Liebknecht ne peut pas s' imaginer , et ne s' imagine point en effet , que sous l' empire , sous un * Guillaume * Premier , ou un * Guillaume * Ii , ou un * Guillaume * Iii , le parti socialiste recevra d' emblée tout le pouvoir que , peut-être , au lendemain même de la chute violente de l' empire , il ne pourra saisir tout entier . Non , c' est seulement une part du pouvoir , une part du gouvernement que les hautes régions confieront au parti socialiste . Et aux yeux de * Liebknecht il y a là une nécessité absolue . Pour que la politique de réformes soit possible , pour qu' elle soit efficace , pour qu' elle inspire confiance au peuple allemand , il faudra que le parti socialiste contribue à la diriger . Il faudra qu' il soit représenté au gouvernement et qu' il y agisse . * Liebknecht va jusqu'à désigner , ou à peu près , le ministère qu' il devra occuper : et cela ressemble fort au ministère du travail proposé par le citoyen * Vaillant ou au ministère du commerce occupé par le citoyen * Millerand . Et * Liebknecht dit avec raison qu' il y aura des degrés , des nuances , des modalités sans nombre dans cette participation du socialisme au pouvoir . Selon que le parti socialiste sera plus ou moins puissant et organisé , selon qu' il exercera une influence plus profonde ou inspirera une crainte plus vive , sa participation au pouvoir sera plus ou moins étendue et plus ou moins effective . Son action sur l' ensemble du gouvernement non socialiste auquel il sera associé pour une oeuvre de réforme sera plus ou moins décisive et les réformes elles-mêmes auront une portée socialiste plus ou moins grande , un caractère prolétarien plus ou moins marqué . Jamais vue plus large ne fut jetée sur l' avenir ; et je considère la publication de ces pages posthumes de * Liebknecht comme un événement capital dans la vie politique et sociale de l' * Allemagne , dans la vie du socialisme universel . Notez bien que cette participation au pouvoir , c' est sous des institutions d' empire que * Liebknecht la prévoit pour le parti socialiste . En 1881 , sous l' état de siège institué par * Bismarck , sous la coalition de presque tous les partis acharnés contre le socialisme , * Liebknecht , en sa pensée hardie et sereine , pressent que les socialistes seront appelés au pouvoir , que les empereurs mêmes seront contraints de les y appeler : et les socialistes ne se refuseront pas à cette revanche partielle , ils ne se refuseront pas à cette oeuvre partielle . Prêts à tirer le plus large parti de la révolution si elle est déchaînée par quelque cataclysme national , ils sont prêts aussi à entrer dans l' évolution si c' est sous la forme de l' évolution que les destins s' accomplissent . Ils sont prêts , dans l' intérêt de la nation et dans l' intérêt du prolétariat , à être les ministres du kaiser . Par quel phénomène extraordinaire , par quelle contradiction inexplicable , l' homme qui , en 1881 , en pleine ferveur de combat révolutionnaire , avait pensé , médité , écrit ces pages fortement travaillées , par quel prodigieux renversement d' idées ce même homme a -t-il condamné aussi âprement l' entrée d' un socialiste français dans un gouvernement bourgeois ? Je me risquerai seulement à conjecturer que son erreur dans l' affaire * Dreyfus avait faussé sa vue pour les événements qui en étaient la suite . Presque seul dans la démocratie socialiste allemande , il avait mal jugé le fond même de l' affaire , et il en avait méconnu le sens politique et social : dès qu' il était engagé dans une pensée , dans une voie , il y persévérait avec une inflexibilité que son isolement même aggravait . Plus il était seul , plus il s' obstinait à avoir raison ; c' était l' envers inévitable de ses qualités souveraines de fermeté , d' élan et de confiance . Donc tout ce qui se rattachait par un lien historique à une agitation qu' il avait désapprouvée lui était suspect ou importun . Ainsi l' application de sa méthode de 1881 se produisant en * France , dans des circonstances qui l' irritaient , il ne reconnut pas , dans la marche des choses , sa propre pensée . Essaiera -t-on d' en diminuer la valeur en disant qu' il n' avait point publié son oeuvre ? Pris par le tourbillon de l' action , surchargé des tâches quotidiennes , il ne l' avait point achevée . Mais il ne l' a ni détruite ni désavouée . Peut-être avait -il jugé qu' il serait imprudent de livrer à l' ennemi le secret de sa pensée , de la tactique entrevue pour l' avenir . Peut-être encore fut -il quelque peu déconcerté par les événements qui suivirent la chute de * Bismarck . Ce grand ennemi du chancelier en a toujours grossi et pour ainsi dire satanisé le rôle . Il croyait que * Bismarck entraînerait l' empire aux abîmes , le précipiterait en quelque catastrophe nationale . * Bismarck fut congédié à l' extrême vieillesse sans avoir compromis par une seule imprudence la paix de l' * Europe et la solidité de l' empire . * Liebknecht s' imaginait qu' en * Bismarck résidait , avec tout le péril , toute la force de l' empire . * Bismarck tombé , l' institution impériale n' avait plus de point d' appui et elle devait fléchir en un régime de transaction où les forces socialistes et populaires se déploieraient jusqu'à pénétrer le pouvoir . Mais * Guillaume * Ii , après avoir congédié * Bismarck , sut maintenir l' empire avec son caractère autocratique et conservateur , et le parti socialiste demeura à l' état d' opposition violente et irréductible . à quoi bon alors tracer ce programme d' action , de réalisation , en un temps qui restait un temps de combat à outrance , défensif et offensif ? Par là s' explique sans doute que * Liebknecht n' ait pas produit à la lumière cette oeuvre si importante , qui révèle tout un grand aspect de sa pensée . Je l' avoue , en lisant ces lignes si nettes , si fortes , je me prenais à regretter qu' elles n' eussent pas été connues du congrès international de * Paris de 1900 . Il a acclamé avec une sorte de piété la grande mémoire de * Liebknecht ; peut-être quelques âpres paroles auraient été adoucies si l' on avait su qu' elles frappaient * Liebknecht lui-même . * Liebknecht et la tactique : au demeurant , c' est toute la tactique du parti que * Liebknecht considère comme nécessairement contingente et variable . Jamais ce qu' on appelle depuis quelque temps , avec une intention blessante , l' opportunisme socialiste , n' a été plus énergiquement formulé . Je traduis : nous sommes arrivés maintenant à la fin des considérations générales . Avant d' entrer dans les points de détail , résumons brièvement ce qui a été dit . nous avons vu qu' il est impossible de tracer d' avance à notre parti une tactique valable pour tous les cas . La tactique se détermine d' après les circonstances . L' intérêt du parti forme l' unique loi , l' unique règle . nous avons vu que les buts du parti doivent être entièrement distingués des moyens qui devront être employés pour atteindre ces buts . les buts du parti se dressent immuables , - abstraction faite , bien entendu , d' un élargissement scientifique , d' une correction et d' un perfectionnement du programme . Au contraire , les moyens de combat et l' usage qui en est fait peuvent changer et doivent changer . nous avons vu que le parti , pour être capable du plus haut degré possible d' organisation efficace et d' action , doit avoir avant toutes choses une claire notion de l' essence de notre mouvement , et qu' il ne peut jamais négliger l' essentiel pour l' inessentiel . l' essentiel , pour nous , c' est que les principes inaltérés du socialisme soient réalisés le plus rapidement possible dans l' état et la société . l' inessentiel , c' est " comment " ils seront réalisés . Non que nous prétendions diminuer la valeur de la tactique . Mais la tactique n' est qu' un moyen en vue d' un but , et tandis que le but se dresse ferme et immuable , on peut discuter sur la tactique . Les questions de tactique sont des questions pratiques , et elles doivent être absolument distinguées des questions de principes . nous avons vu en particulier qu' il est absolument injustifié de tenir la tactique de la force pour la seule tactique révolutionnaire , et de déclarer mauvais révolutionnaire celui qui n' approuve pas cette tactique sans condition . nous avons montré que la force en elle-même n' est pas révolutionnaire , qu' elle est bien plutôt contre-révolutionnaire . nous avons démontré la nécessité de nous émanciper de la phrase , et de chercher la force du parti dans la pensée claire , dans l' action méthodique et intrépide , non dans des phrases de violence révolutionnaire , qui trop souvent cachent seulement le défaut de clarté et de force d' action . voilà de grands enseignements . Mais si les questions de tactique sont à ce point secondaires , quel obstacle s' oppose à la large unité du socialisme ? Sur le but , sur la réalisation du socialisme , sur la nécessité d' une organisation sociale de la propriété en vue de supprimer tout prélèvement sur le travail , et d' assurer le plein développement de toute individualité humaine , tous les socialistes sont d' accord . Ils diffèrent sur les moyens , sur la tactique . Les uns ont cru , selon la pensée de * Liebknecht , que dans la période de lente dissolution du régime capitaliste , et de lente élaboration du régime socialiste , les socialistes seraient nécessairement appelés un jour au partage du pouvoir gouvernemental . Les autres ont cru le contraire . C' est une question de tactique , et non une question essentielle . Les uns , empressés à multiplier les barrières , ont proclamé que le refus constant , systématique , inconditionnel du budget était un signe authentique et nécessaire de socialisme . Les autres ont dit tout doucement qu' il ne fallait pas lier le parti et que si un budget contenait de grandes réformes , s' il était à ce titre combattu et refusé par la réaction , les socialistes , en le refusant aussi , feraient acte de duperie et de contre-révolution . C' est encore une question de tactique , qui sera résolue par les nécessités mêmes de la vie et par l' évolution politique et sociale , et qui ne vaut pas qu' on se jette l' anathème et qu' on se sépare . De même que la tactique est variable , le programme , qui est après tout une partie de la tactique , peut être modifié , revisé , complété . Je crois , pour ma part , qu' il est tout à fait incomplet et étrangement inefficace , qu' il ne répond plus à l' état de croissance du prolétariat , et qu' il doit être complété par toute une série de mesures introduisant graduellement la classe ouvrière dans la puissance économique et ébauchant un demi-communisme dans la production paysanne . D' autres , au contraire , répugnent à tout programme d' action qui risquerait , selon eux , en faisant pénétrer le prolétariat dans l' organisation économique d' aujourd'hui , d' émousser son instinct de classe . Sur ce point , quand nous voudrons , les uns et les autres , penser clair , il y aura des controverses très étendues . Mais ici encore c' est d' une question de tactique , c' est-à-dire , comme dit * Liebknecht , d' une question naturellement controversable qu' il s' agit . Donc toute scission est factice et mauvaise . Si * Liebknecht dit vrai , si le recours à la force risque d' être contre-révolutionnaire , si nous pouvons et devons l' emporter par la propagande , l' organisation , la pensée claire et le maniement vigoureux de la légalité , il ne suffit pas de répéter le propos de * Liebknecht : il faut l' appliquer avec méthode , avec constance . Ceux qui parlent alternativement du bulletin de vote et du fusil , ceux qui , selon la faveur ou la défaveur momentanée du suffrage universel , lui font crédit ou le rebutent , troublent par l' incohérence de leurs impressions la marche du parti . Ici , je n' accuse pas les autres plus que moi-même . Tous ou presque tous nous avons un grand désordre dans nos idées tactiques , et notre action en est contrariée et affaiblie . Par nos fréquents appels à la légalité républicaine , par notre pratique constante du suffrage universel , nous affaiblissons l' instinct de révolte et la tradition du coup de main du révolutionnarisme classique . Par nos appels intermittents et de pure rhétorique à la force , " au fusil " , nous affaiblissons nos prises sur le suffrage universel . Il faudra sans doute prendre un parti et nous demander s' il est utile de marquer de quelques grains de poudre , qui d' ailleurs ne s' enflamment pas , les bulletins que , légalement , nous mettons et nous appelons dans l' urne . Avons -nous besoin de la majorité , et pouvons -nous la conquérir ? Voilà le problème . Si oui , l' appel à la force devient , en effet , comme dit * Liebknecht , contre-révolutionnaire . or , * Liebknecht dit : oui . Je traduis encore : nous avons fait remarquer enfin que le parti , pour pouvoir réaliser les idées socialistes , doit conquérir le pouvoir indispensable pour cela , et qu' il doit le faire avant tout par la voie de la propagande . nous avons montré que le nombre de ceux qui sont poussés par leurs intérêts dans les rangs de nos ennemis est si petit qu' il en devient presque négligeable , et que l' immense majorité de ceux qui ont à notre égard une attitude hostile ou au moins peu amicale ne font cela que par ignorance de leur propre situation et de nos efforts , et que nous devons employer toute notre énergie à éclairer cette majorité et à la gagner à nous . ainsi , * Liebknecht a posé le problème exactement , littéralement , comme je le pose : des moyens de conquérir à l' entier idéal socialiste l' immense majorité de la nation par la propagande et l' action légale . * Liebknecht est si préoccupé de trouver un large terrain sur lequel il pourra d' abord assembler presque toute la nation pour l' élever ensuite , de degré en degré , jusqu'à l' entier socialisme , qu' il considère comme une préparation au socialisme même les lois d' assurance proposées par * Bismarck . Bien que la loi sur les accidents ne soit à ses yeux qu' une bagatelle , un bibelot de carton , il y voit une reconnaissance première de la pensée socialiste : elle contient de façon décisive , dit -il , le principe de la réglementation de la production par l' état en face du système du laissez-faire de l' école de * Manchester . Le droit pour l' état de réglementer la production contient le devoir pour l' état de s' intéresser au travail , et le contrôle du travail social par l' état conduit tout droit à l' organisation du travail social par l' état . voilà ce que disait * Liebknecht de la loi sur les accidents , qui de toutes les lois d' assurance est la plus superficielle , la plus extérieure au travail . Mais combien cela est plus vrai encore de la loi d' assurance sur les pensions de vieillesse et d' invalidité qui crée un droit nouveau de la classe ouvrière , qui constitue au prolétariat un patrimoine à la fois collectif et individuel ; comme surtout cela sera vrai de l' assurance contre le chômage , qui est nécessaire et possible , et qui introduira la classe ouvrière organisée au coeur même de la production . * Liebknecht constate comme un des signes les plus décisifs de la croissance du socialisme en * Allemagne , que presque tous les partis sont obligés d' adhérer à ces projets de législation . tous les partis , dit -il , à l' exception des anarchistes manchestériens les plus surannés , qui veulent dissoudre l' état en atomes et livrer la société à la " libre " exploitation des classes possédantes , rivalisent entre eux de sollicitude pour " le pauvre homme " et pour la classe ouvrière ; et il est hors de doute que le prince de * Bismarck , s' il le veut , peut trouver dans le présent reichstag une majorité pour son socialisme d' état ... etc . qu' est -ce à dire ? Et puisque la force des choses , l' organisation croissante du parti socialiste et du prolétariat amènent les classes mêmes et les partis qui y répugnaient le plus à accepter enfin des projets de législation sociale " qui conduisent tout droit au socialisme " , puisque l' immense majorité de la nation a pu ainsi être engagée dans les voies socialistes et comme soulevée à un premier degré d' organisation sociale , c' est donc que l' immense majorité de la nation peut être haussée , de degré en degré , par une propagande toujours plus active et plus claire , par une influence prolétarienne toujours plus énergique et par un mécanisme de réformes toujours plus prenant , jusqu'au niveau même de notre entier idéal . C' est la conclusion ferme et forte de * Liebknecht . Par la propagande et l' action légale , la grande majorité de la nation peut être conquise par nous et amenée au socialisme complet . Par les chemins qui s' élèvent de l' individualisme bourgeois au socialisme d' état , et du socialisme d' état au socialisme communiste , prolétarien et humain , toute la nation montera , si nous le voulons bien , à l' exception d' un tout petit nombre d' éléments réfractaires et impuissants . Les majorités peuvent et doivent être légalement à nous . " élargir , non resserrer " : il y a bien des contradictions dans la pensée de * Liebknecht . J' imagine que dans son esprit , comme dans l' esprit de beaucoup de socialistes de la première heure , il y avait lutte entre les formules intransigeantes du début et les nécessités nouvelles du parti agrandi , et que dans cette lutte il ne parvenait pas toujours à se fixer . * Liebknecht avait commencé par être un révolutionnaire antiparlementaire . il avait dit et écrit que le parlement était un marais où s' enfonceraient les énergies socialistes . Il avait écrit que même pour la propagande , la tribune du parlement était inutile , car la propagande se faisait bien mieux dans le pays même . Quand la force des choses et la croissance du parti obligèrent * Liebknecht à dépouiller ces formules , quand lui et ses amis entrèrent au parlement , il garda pourtant quelque souvenir de son intransigeance première . Il rappelle , dans les fragments cités par le vorwaerts , qu' il s' opposa à ce que le groupe socialiste fût représenté par un délégué dans la " commission des doyens " , qui règle le travail parlementaire . Ses collègues ne l' écoutèrent point , et ils eurent bien raison ; car à quoi bon entrer au parlement , si sous prétexte de ne pas se compromettre , on se refuse , dans le détail , à tout ce qui peut rendre l' action parlementaire efficace . Je ne note ce menu trait que parce qu' il caractérise un état d' esprit . Gêné par ses paroles tranchantes d' autrefois , * Liebknecht , un moment , affectait d' être au parlement comme s' il y était pas . Quand il réfléchissait aux conditions de réalisation du socialisme , quand dans la sincérité de sa pensée il interrogeait l' avenir , il aboutissait à une conception tout à fait large : il voyait le socialisme pénétrant peu à peu la démocratie et s' imposant , par des conquêtes partielles et successives du pouvoir , même au gouvernement de la société bourgeoise en transformation . Puis , il était troublé et repris par les habitudes premières d' intransigeance . C' est de cette contradiction entre des formules anciennes qui ont cessé d' être vraies , mais qu' on n' ose rejeter nettement , et des nécessités nouvelles que l' on commence à reconnaître , mais qu' on n' ose pleinement avouer , que viennent les malaises , les mouvements chaotiques du socialisme à l' heure présente . C' est par une contradiction de cette sorte que * Liebknecht , dans le manuscrit même où il prévoit la collaboration gouvernementale du socialisme avec d' autres fractions de la démocratie , répète pourtant et semble prendre à son compte la phrase simpliste si vigoureusement condamnée par * Marx : " tous les partis ne forment , vis-à-vis du socialisme , qu' une seule masse réactionnaire . " c' est absolument contraire à la pratique même des socialistes allemands , qui ne craignent pas , contre les hobereaux , contre la survivance de la féodalité agraire , de soutenir les bourgeois libéraux . Mais , par l' absolu de cette formule étroite , * Liebknecht se faisait pardonner la conception générale , vaste et souple , qu' il apportait . Il définissait en effet très largement la classe ouvrière : le concept de classe ouvrière ne doit pas être entendu trop étroitement . Comme nous l' avons exposé dans la presse , dans les écrits de propagande et à la tribune , nous comprenons dans la classe ouvrière tous ceux qui vivent exclusivement ou " principalement " du produit de leur travail et qui ne s' enrichissent point par le concours du travail d' autrui . ainsi , dans la classe ouvrière doivent être compris , outre les travailleurs salariés , la classe des paysans et cette petite bourgeoisie qui tombe de plus en plus dans le prolétariat ... etc . et * Liebknecht conclut tout cet ordre de pensées par ces fortes paroles : il ne faut pas demander : es -tu salarié ? Mais : es -tu socialiste ? réduit aux salariés , le socialisme est incapable de vaincre . Compris par l' ensemble du peuple qui travaille et par l' élite morale et intellectuelle de la nation , sa victoire est certaine . pourquoi devons -nous maintenant subir la persécution infligée à nos amis ? Pourquoi sommes -nous soumis aux plus indécentes brutalités ? ... etc . ainsi * Liebknecht conçoit toute une période d' action législative , où le socialisme fera , si je puis dire , ses preuves de large compréhension , où il apparaîtra aux plus aveugles comme un parti d' intérêt général , et où il habituera ainsi tous les hauts esprits , toutes les nobles consciences , toute la petite bourgeoisie et les paysans , à le suivre jusqu'au bout de sa doctrine et de son idéal , sans répugnance et sans peur . Ce sera comme une propagande en action complétant la propagande de la parole . le socialisme et les privilégiés : certes , le parti socialiste ne doit pas être l' écho confus des intérêts discordants ; il ne doit pas livrer sa pensée au désordre du monde présent . Il doit soumettre à l' ensemble du peuple un plan défini , des moyens précis d' évolution vers un but bien clair . Mais dans ce plan , dans ce programme , il doit tenir le plus grand compte de la diversité des éléments , des passions , des intérêts , des préjugés . Voici les paroles textuelles de * Liebknecht : si nécessaire qu' il soit de laisser à tous les groupes d' intérêts le plus de jeu possible pour qu' ils manifestent leurs vues et leurs besoins , et d' admettre le peuple dans la plus large mesure possible à collaborer à la législation , il y aurait folie pour le gouvernement et pour le socialisme , - à abandonner à l' initiative du peuple toute la législation . le socialisme doit avoir un plan déterminé , facile à connaître , et le soumettre à la représentation du peuple , aux représentations diverses des intérêts ... etc . je ne cite point ces magnifiques paroles pour couvrir d' une autorité révolutionnaire la politique socialiste que j' ai en vue . Le parti socialiste serait bien misérable et bien lâche si chacun de nous n' y disait pas toute sa pensée sans autre recours qu' à la raison . Non , nous n' avons pas besoin de l' autorité de personne , de la protection de personne , pour chercher tout haut , avec le prolétariat lui-même , quelle est la route qui convient le mieux , quel est le chemin le plus large , le plus lumineux , le plus doux et le plus rapide . Et à vrai dire , je crois que dans l' esprit même de * Liebknecht , ces grandes idées si nobles et si pratiques tout ensemble étaient contrecarrées et obscurcies par trop d' idées différentes ou même opposées pour qu' elles aient pu agir utilement et profondément . Je crois que l' heure est venue de les méditer et d' en faire non plus l' heureux et brillant accessoire , mais le fond même et la substance de notre politique et de notre pensée . Mais je veux citer encore , avant de prendre congé de * Liebknecht , quelques fragments où éclate le même souci de noble culture , de large humanité , d' équitable et paisible évolution : pour la propagande , comme pour l' action législative , nous devons ne jamais perdre de vue l' universalité de la conception socialiste ... l' un saisit surtout le côté économique du socialisme ; un autre , son côté moral et humain ; un troisième , son côté politique . dans la propagande et dans la législation , ces trois côtés doivent également valoir ... etc . une citation dernière , où se marque le souci de l' action pratique . * Liebknecht , ayant consacré à l' étude des réformes d' impôt plusieurs pages , ajoute : peut-être trouvera -t-on surprenant que nous attachions une telle importance aux questions d' impôt , puisque dans l' état organisé en socialisme il ne sera plus question d' impôts ... etc . les raisons : j' ai montré , et cela est l' évidence même , que la révolution de 1789 n' avait abouti que par la volonté de l' immense majorité de la nation . Et j' ai dit qu' à plus forte raison , pour l' accomplissement de la révolution socialiste , il faudra l' immense majorité de la nation . J' espère bien , en constatant la grandeur de l' effort nécessaire , ne point décourager , mais animer au contraire les énergies et les consciences . D' ailleurs , si l' oeuvre à accomplir est immense et suppose le concours d' innombrables volontés , je démontrerai aussi qu' immenses sont les ressources et les forces , et qu' il dépend de nous d' aller au but d' une marche certaine et victorieuse . Mais je dis que l' effort véhément d' une minorité socialiste ne suffirait pas et que nous devons rallier à nous la presque unanimité des citoyens . Voici pourquoi : d' abord , ce n' est pas en face d' une masse inerte et passive que se trouverait la minorité socialiste révolutionnaire . Depuis cent vingt ans , depuis la révolution , les énergies humaines , déjà excitées par la réforme et la renaissance , ont été animées prodigieusement . Dans toutes les classes , dans toutes les conditions , il y a des volontés actives , des forces en mouvement . Partout les individus ont pris conscience d' eux-mêmes . Partout ils redoublent d' effort . La classe ouvrière est sortie du demi-sommeil et de la passivité . Mais la petite bourgeoisie aussi est agissante . Malgré le poids du système économique qui si souvent l' écrase , elle n' a point tout à fait fléchi : elle tente de se redresser . Et si bien souvent elle demande son salut aux conceptions les plus rétrogrades , à la politique la plus détestable et au plus stérile et avilissant nationalisme , elle n' en est pas moins une force active et passionnée . Elle forme des ligues , et à * Paris elle tient en échec la démocratie socialiste et républicaine . C' est dire qu' elle opposerait une résistance peut-être décisive à un mouvement social auquel elle n' aurait pas été gagnée peu à peu , au moins partiellement . De même , les petits propriétaires paysans ont joué dans toute notre histoire , depuis la révolution , un grand rôle , tantôt de réaction , tantôt de liberté . Sauf quelques exceptions glorieuses et assez étendues , ils ont pris peur en 1851 du spectre rouge , et ils ont contribué au succès du coup d' état et de l' empire . Depuis , ils ont été peu à peu conquis par la république et ils en sont une des forces vives . Ils ont le sentiment très net de leur puissance politique . Ils sont entrés dans les municipalités ; ils savent qu' ils font les députés , les conseillers généraux et les sénateurs , et ils ne toléreraient nullement un grand mouvement social qui se ferait sans eux . Je crois qu' il est imprudent de dire que la neutralité des paysans suffirait , que le socialisme leur demanderait seulement de laisser faire . Aucune grande force sociale ne reste neutre dans les grands mouvements . S' ils ne sont pas avec nous , ils seront contre nous . D' ailleurs , comme l' ordre collectiviste suppose le concours des paysans , comme il faudra , par exemple , qu' ils consentent à vendre leurs produits aux magasins sociaux , leur résistance passive suffirait à affamer et à perdre la révolution . Ils connaissent leur puissance et ils ne la laisseront point tomber de leurs mains . Même l' initiative économique dont ils font preuve depuis plusieurs années , l' esprit de progrès qui les anime , tout témoigne qu' ils n' assisteraient point inertes et passifs à de grands événements sociaux , dont les effets ne tarderaient point à se répercuter sur leur propre vie . Ou ils les seconderont , ou ils les refouleront . J' ajoute que les classes privilégiées d' aujourd'hui ont infiniment plus d' autorité , et par conséquent de puissance que les classes privilégiées d' avant 1789 . La bourgeoisie industrielle est restée vivante . Elle suit les lois du progrès scientifique . Elle adopte sans cesse de nouvelles méthodes de production , elle renouvelle son outillage . Et même au point de vue de la lutte sociale , de la lutte des classes , elle renouvelle sa méthode de combat : l' invention des syndicats jaunes atteste qu' elle a des ressources de souplesse et d' audace . Quelle différence d' activité entre un grand prélat d' ancien régime et un grand capitaliste d' aujourd'hui ! Il en est , comme certains milliardaires américains , qui ont hérité de l' activité de * Napoléon . Et en * France même , dans des proportions plus modestes , la classe capitaliste est toujours en éveil . Ce n' est pas à des classes nonchalantes et assoupies , c' est à des classes agissantes , prévoyantes , hardies que le prolétariat doit arracher leur privilège . Comment le pourrait -il s' il n' a pas avec lui l' ensemble de la nation ? Si la masse de la nation lui est hostile , il sera écrasé . Et si elle est simplement défiante , les manoeuvres de la classe capitaliste ne tarderont pas à changer cette défiance en hostilité . Ainsi , l' universelle trépidation de la vie moderne , l' universelle excitation des énergies ne permettent plus l' action décisive des minorités . Il n' y a pas de masse dormante qu' une impulsion vigoureuse puisse ébranler . Il y a partout des centres de force , qui deviendraient vite des centres de résistance , des points de réaction , si peu à peu leur mouvement propre ne se dirigeait pas dans le sens de la société nouvelle . En second lieu , la transformation de propriété que le socialisme veut et doit accomplir est beaucoup plus vaste , beaucoup plus profonde et beaucoup plus subtile que celle qui a été accomplie il y a cent dix ans par la bourgeoisie révolutionnaire . En 1789 , c' est une forme de propriété étroitement définie que frappait la révolution . Quand elle nationalisait les biens du clergé , c' est une propriété corporative bien déterminée qu' elle absorbait . Hors de l' église , hors du clergé régulier ou séculier , aucun citoyen , aucun possédant ne pouvait craindre que la mesure d' expropriation décrétée contre l' église rejaillît sur lui . L' abbé * Maury essaya en vain de semer la panique : les propriétaires bourgeois et paysans savaient trop que la propriété d' église était bien définie et que l' expropriation ne pouvait pas s' étendre au delà de ses limites . De même , quand la révolution abolit les droits féodaux , c' était aussi une mesure précise , aux effets connus d' avance et limités . Sans doute , il y avait des droits féodaux engagés dans des propriétés non féodales . Mais dans l' ensemble , c' étaient les seigneurs qui étaient atteints . La nature même de la redevance féodale , qui supposait un lien de dépendance personnelle , en réservait le bénéfice à une catégorie de personnes . Au contraire , la propriété capitaliste est essentiellement diffuse . Elle n' a pas de limites certaines et connues . Elle n' est pas concentrée aux mains d' une corporation comme l' église , ou d' une caste comme la noblesse . Les titres qui la représentent sont assurément bien loin d' être répandus autant que le dit l' optimisme de commande des économistes bourgeois . Mais enfin , ils ne sont pas réservés à telle catégorie de titulaires , et ils sont assez largement disséminés . Il y a de petits possesseurs jusque dans les villages . Et si un coup de minorité abolissait un moment la propriété capitaliste , partout s' allumeraient des foyers de résistance imprévus . C' est seulement par des transactions nuancées et précises , où leur intérêt sera pleinement sauvegardé , qu' on amènera les moyens et petits possesseurs à consentir à une transformation de la propriété capitaliste en propriété sociale . Or , ces transactions ne peuvent être ménagées , ces garanties ne peuvent être instituées que par la calme délibération et la volonté légale de la majorité de la nation . De même , la transformation de la propriété agraire et son évolution vers un système largement communiste seront impossibles tant que les paysans propriétaires ne seront pas pleinement rassurés . L' adhésion des paysans propriétaires est d' autant plus nécessaire que par rapport à leur nombre le nombre des propriétaires ruraux va diminuant . Mais cette adhésion , ils ne la donneront pas à un mouvement soudain , dont ils n' auront pu calculer les effets . Ils ne la donneront qu' à un mouvement délibéré avec eux , et qui en accroissant tous les jours leur force de production et leur bien-être , les rassurera pleinement sur le but et le terme de l' action socialiste . Ce n' est pas tout . En 1789 , la révolution n' avait à accomplir , dans l' ordre de la propriété , qu' une oeuvre négative . Elle supprimait , elle ne créait pas . Elle abolissait la propriété d' église ; mais , ce domaine d' église , elle le mettait en vente . Elle le convertissait immédiatement en propriétés particulières d' un type déjà connu . De même , quand elle supprimait les droits féodaux , elle libérait la propriété paysanne d' une charge . Elle n' en modifiait pas le fond . Le paysan devenait plus pleinement propriétaire de ce qu' il possédait déjà . Mais la révolution ne suscitait aucune forme nouvelle de propriété . Elle n' imaginait aucun type social nouveau . Son oeuvre libératrice revenait à briser des entraves . Elle n' avait pas à créer , elle n' avait pas à organiser : la société ne lui demandait que des destructions ; une fois ces destructions accomplies , c' est la société qui d' elle-même continuait , allègrement , la marche commencée . Au contraire , il ne suffit pas à la révolution socialiste d' abolir le capitalisme : il faut qu' elle crée le type nouveau selon lequel s' accomplira la production et se régleront les rapports de propriété . Supposez que demain tout le système capitaliste soit supprimé . Mais ce système social nouveau , ce ne peut être une minorité qui le crée et qui l' inspire . Il ne peut fonctionner qu' avec le consentement de l' immense majorité des citoyens . Et c' est la majorité des citoyens qui en multipliera peu à peu les ébauches et les germes . C' est elle qui , du chaos capitaliste , fera surgir graduellement des types variés de propriété sociale , coopérative , communale et corporative , et elle n' abattra les derniers pans du système capitaliste que lorsque les fondements de l' ordre socialiste seront assurés , lorsque l' édifice nouveau pourra mettre les hommes à l' abri . à cette oeuvre immense de construction sociale , c' est l' immense majorité des citoyens qui doit concourir . Qu' on n' oublie pas le caractère nouveau et grandiose de la révolution socialiste . Elle sera faite pour tous . Pour la première fois depuis l' origine de l' histoire humaine , un grand changement social aura pour objet non pas la substitution d' une classe à une autre , mais la destruction des classes , l' avènement de la commune humanité . Dans l' ordre socialiste , ce n' est pas l' autorité d' une classe sur une autre qui maintiendra la discipline , la coordination des efforts : c' est la libre volonté des protecteurs associés . Comment un système qui suppose la libre collaboration de tous pourrait -il être institué contre la volonté , ou même sans la volonté du plus grand nombre ? Toutes ces forces ou réfractaires ou inertes alourdiraient tellement la production socialiste , useraient en d' innombrables chocs ou frottements tant d' énergies et de ressorts , que le système ferait faillite . Il ne peut réussir que par la volonté générale et presque unanime . Destiné à tous , il doit être préparé , accepté presque par tous , et même , pratiquement , par tous ; car il vient une heure où la force d' une majorité immense décourage les dernières résistances . Ce qui fait la noblesse du socialisme , c' est qu' il ne sera pas un régime de minorité . Il ne peut donc pas , il ne doit donc pas être imposé par une minorité . J' ajoute que le long exercice du suffrage universel a rendu de plus en plus difficiles et presque impossibles les entreprises des minorités . Le suffrage universel , en effet , fait incessamment la lumière sur les forces respectives des partis . Il en prend perpétuellement et il en publie la mesure . Or , il est très difficile à une minorité de tenter un mouvement , quand tout le pays sait et quand elle sait elle-même qu' elle est une minorité . En 1830 , en 1848 , la minorité révolutionnaire soulevée pouvait croire , dire et faire croire qu' elle représentait la pensée de la majorité . Car cette majorité , sous le régime du suffrage restreint , restait inexprimée . Je ne parle pas de la chute de l' empire , qui s' est effondré dans la défaite beaucoup plus que sous la révolution . Mais la grande faiblesse de la commune assurément fut d' avoir en face d' elle une assemblée |