_: | CHAPITRE XVII plût à * Dieu que j' eusse fait comprendre à quelques belles âmes qu' il y a dans le culte pur des facultés humaines et des objets divins qu' elles atteignent une religion tout aussi suave , tout aussi riche en délices , que les cultes les plus vénérables . Celui qui peut comprendre la prédication d' un * Jocelyn de village , et ces paraboles , où le maître , abaissé jusqu'au sens des humains , faisait toucher le ciel aux plus petites mains . Il faut le reconnaître , quelque douloureux que soit cet aveu , la perfection , dans l' état actuel de la société , n' est possible qu' à très peu d' hommes . car c' est au contraire son titre de gloire . * Ammonius * Saccas , le fondateur de la plus haute et de la plus savante école philosophique de l' antiquité , était un portefaix . Que lui disent les héros de * Louis * Xiv , Pour apprécier notre littérature , il faut être lettré , critique , bel esprit . Ma plus vive peine est de songer que tous ne peuvent partager mon bonheur . Un des lieux communs le plus souvent répétés par les esprits vulgaires est celui -ci : Que si votre religion est pour un petit nombre , que si elle exclut les pauvres et les humbles , elle n' est pas la vraie ; bien plus elle est barbare et immorale , puisqu' elle bannit du royaume du ciel ceux qui sont déjà déshérités des joies de la terre . Oui , je l' avoue , la religion rationnelle et pure n' est accessible qu' au petit nombre . Le nombre des philosophes a été comme imperceptible dans l' humanité . La plus modeste des religions a eu mille fois plus de sectateurs et a plus influé sur les destinées du genre humain que toutes les écoles réunies . La philosophie à notre manière suppose une longue culture et des habitudes d' esprit dont très peu sont capables . Je ne sais si hors de * Paris il est possible en * France de se mettre bien délicatement à ce point de vue , et je craindrais de trop dire en avançant qu' il y a actuellement au monde deux ou trois milliers de personnes capables d' adorer de cette manière . Mais les humbles ne sont pas pour cela exclus de l' idéal . Leurs formules , quoique inférieures , suffisent pour leur faire mener une noble vie , et le peuple surtout a dans ses grands instincts et sa puissante spontanéité une ample compensation de ce qui lui est refusé en fait de science et de réflexion . J' ai goûté dans mon enfance et dans ma première jeunesse les plus pures joies du croyant , et , je le dis du fond de mon âme , ces joies n' étaient rien comparées à celles que j' ai senties dans la pure contemplation du beau et la recherche passionnée du vrai . est -il donc déshérité de la vie céleste ? Tout homme , par le seul fait de sa participation à la nature humaine , a son droit à l' idéal ; mais ce serait aller contre l' évidence que de prétendre que tous sont également aptes à en goûter les délices . Tout en disant avec * M . * Michelet : " oh ! Qui me soulagera de la dure inégalité ! " tout en reconnaissant qu' en fait d' intelligence , l' inégalité est plus pénible au privilégié qu' à l' inférieur , il faut avouer que cette inégalité est dans la nature et que la formule théologique conserve ici sa parfaite vérité : tous ont la grâce suffisante pour faire leur salut , mais tous ne sont pas appelés à la même perfection . * Marie a la meilleure part qui ne lui sera point enlevée . Ce qu' il y a de sûr , c' est que si l' humanité était aussi cultivée que nous , elle aurait la même religion que nous . Si donc vous reprochez au philosophe l' excellence exceptionnelle de sa religion , reprochez aussi à celui qui cherche dans la vie ascétique une plus haute perfection d' être appelé à un état exceptionnel ; reprochez à celui qui cultive son esprit de sortir de la ligne vulgaire de l' humanité . Je souhaite à tous mes frères restés dans l' orthodoxie une paix comparable à celle où je vis depuis que ma lutte a pris fin et que la tempête apaisée m' a laissé au milieu de ce grand océan pacifique , mer sans vagues et sans rivages , où l' on n' a d' autre étoile que la raison , ni d' autre boussole que son coeur . Faut -il en conclure que la perfection est mauvaise et injurieuse à l' humanité ? Non , certes ; il faut seulement regretter qu' elle soit assujettie à des conditions si étroites . C' est un intolérable orgueil de la part du philosophe de croire qu' il a le monopole de la vie supérieure ; ce serait chez lui un égoïsme tout à fait coupable de se réjouir de son isolement et de prolonger à dessein l' abrutissement de ses semblables pour ne point avoir d' égaux . Mais on ne peut lui faire un crime de s' élever au-dessus de la dépression commune , et de s' écrier avec saint * Paul : cupio omnes fieri qualis et ego sum . ne dites donc plus : l' infériorité de la philosophie est d' être accessible à un petit nombre ; Un scrupule cependant s' élève parfois en mon âme , et la pensée que j' ai cherché à exprimer dans ces pages serait incomplète , si je n' en présentais ici la solution . La seule conclusion pratique à tirer de cette triste vérité , c' est qu' il faut travailler à avancer l' heureux jour où tous les hommes auront place au soleil de l' intelligence et seront appelés à la vraie lumière des enfants de * Dieu . Ce serait un bien doux mais bien chimérique optimisme d' espérer que ce jour est près de nous . Mais c' est le propre de la foi d' espérer contre l' espérance , et il n' est rien après tout que le passé ne nous autorise à attendre de l' avenir de l' humanité . Combien en effet les conditions de la culture intellectuelle étaient dans l' antiquité grecque différentes de ce qu' elles sont aujourd'hui ! Aujourd'hui la science et la philosophie sont une profession . " on ne passe point dans le monde , dit * Pascal , pour se connaître en vers , si l' on n' a mis l' enseigne de poète , ni pour être habile en mathématiques , si l' on n' a mis celle de mathématicien . " dans les beaux siècles de l' antiquité , on était philosophe ou poète , comme on est honnête homme dans toutes les positions de la vie . Nul intérêt pratique , nulle institution officielle n' étaient nécessaires pour exciter le zèle de la recherche ou la production poétique . La curiosité spontanée , l' instinct des belles choses y suffisaient . Aussi bien c' est la grande objection que l' on répète sans cesse contre le rationalisme ; imaginez donc un fort de la halle créant chez nous un ordre de spéculation analogue à la philosophie de * Schelling ou de * Hegel ! Quand je pense à ce noble peuple d' * Athènes , où tous sentaient et vivaient de la vie de la nation , à ce peuple qui applaudissait aux pièces de * Sophocle , à ce peuple qui critiquait * Isocrate , où les femmes disaient : c' est là ce * Démosthène ! Où une marchande d' herbes reconnaissait * Théophraste pour étranger , où tous avaient fait leur éducation au même gymnase et dans les mêmes chants , où tous savaient et comprenaient * Homère de la même manière , je ne puis m' empêcher de concevoir quelque humeur contre notre société si profondément divisée en hommes cultivés et en barbares . Là tous avaient part aux mêmes souvenirs , tous se glorifiaient des mêmes trophées , tous avaient contemplé la même * Minerve et le même * Jupiter . Que sont , pour notre peuple , * Racine , * Bossuet , * Buffon , * Fléchier ? j' éprouve le besoin de dire mon sentiment sur ce point . * Condé , * Turenne ? Que lui disent * Nordlingue et * Fontenoy ? Le peuple est chez nous déshérité de la vie intellectuelle ; il n' y a pas pour lui de littérature . Immense malheur pour le peuple , malheur plus grand encore pour la littérature ! Il n' y avait qu' un seul goût à * Athènes , le goût du peuple , le bon goût . Il y a chez nous le goût du peuple et le goût des hommes d' esprit , le genre distingué et le petit genre . La science et l' humanisme , peut -on me dire , vous offrent un aliment religieux suffisant . Le vulgaire admire de confiance et n' ose hasarder de lui-même un jugement sur ces oeuvres qui le dépassent . L' * Allemagne ne connaît pas le goût provincial , parce qu' elle n' a pas le goût de la capitale ; l' antiquité ne connaissait pas le genre niais et populacier , parce qu' elle n' avait pas de littérature aristocratique . Je ne conçois pas qu' une âme élevée puisse rester indifférente à un tel spectacle et ne souffre pas en voyant la plus grande partie de l' humanité exclue du bien qu' elle possède et qui ne demanderait qu' à se partager . Il y a des gens qui ne conçoivent pas le bonheur sans faveur exceptionnelle , et qui n' apprécieraient plus la fortune , l' éducation , l' esprit , si tout le monde en avait . Ceux -là n' aiment pas la perfection en elle-même , mais la supériorité relative ; ce sont des orgueilleux et des égoïstes . Pour moi , je ne comprends le parfait bonheur que quand tous seront parfaits . Je n' imagine pas comment l' opulent peut jouir de plein coeur de son opulence , tandis qu' il est obligé de se voiler la face devant la misère d' une portion de ses semblables . Mais cette religion peut -elle être celle de tous ? Il n' y aura de bonheur que quand tous seront égaux , mais il n' y aura d' égalité que quand tous seront parfaits . Quelle douleur pour le savant et le penseur de se voir par leur excellence même isolés de l' humanité , ayant leur monde à part , leur croyance à part ! Et vous vous étonnez qu' avec cela ils soient parfois tristes et solitaires ! Mais ils posséderaient l' infini , la vérité absolue , qu' ils devraient souffrir de le posséder seuls , et regretter les rêves vulgaires qu' ils savouraient au moins en commun avec tous . Il y a des âmes qui ne peuvent souffrir cet isolement et qui aiment mieux se rattacher à des fables que de faire bande à part dans l' humanité . Je les aime ... toutefois le savant ne peut prendre ce parti , quand il le voudrait , car ce qui lui a été démontré faux est pour lui désormais inacceptable . C' est sans doute un lamentable spectacle que celui des souffrances physiques du pauvre . J' avoue pourtant qu' elles me touchent infiniment moins que de voir l' immense majorité de l' humanité condamnée à l' ilotisme intellectuel , de voir des hommes semblables à moi , ayant peut-être des facultés intellectuelles et morales supérieures aux miennes , réduits à l' abrutissement , infortunés traversant la vie , naissant , vivant et mourant sans avoir un seul instant levé les yeux du servile instrument qui leur donne du pain , sans avoir un seul moment respiré * Dieu . L' homme du peuple , courbé sous le poids d' un travail de toutes les heures , l' intelligence bornée , fermée à jamais aux secrets de la vie supérieure , peut -il espérer d' avoir part à ce culte des parfaits ? initier les classes déshéritées de la fortune à une culture intellectuelle réservée d' ordinaire aux classes supérieures de la société , c' est leur ouvrir une source de peines et de souffrances . Leur instruction ne servira qu' à leur faire sentir la disproportion sociale et à leur rendre leur condition intolérable . C' est là , dis -je , une considération toute bourgeoise , n' envisageant la culture intellectuelle que comme un complément de la fortune et non comme un bien moral . Oui , je l' avoue , les simples sont les plus heureux ; est -ce une raison pour ne pas s' élever ? Oui , ces pauvres gens seront plus malheureux , quand leurs yeux seront ouverts . Mais il ne s' agit pas d' être heureux , il s' agit d' être parfait . Ils ont droit comme les autres à la noble souffrance . Songez donc qu' il s' agit de la vraie religion , de la seule chose sérieuse et sainte . Je comprends la plus radicale divergence sur les meilleurs moyens pour opérer le plus grand bien de l' humanité ; mais je ne comprends pas que des âmes honnêtes diffèrent sur le but , et substituent des fins égoïstes à la grande fin divine : perfection et vie pour tous . Sur cette première question , il n' y a que deux classes d' hommes : les hommes honnêtes qui se subordonnent à la grande fin sociale , et les hommes immoraux qui veulent jouir et se soucient peu que ce soit aux dépens des autres . S' il était vrai que l' humanité fût constituée de telle sorte qu' il n' y eût rien à faire pour le bien général , s' il était vrai que la politique consistât à étouffer les cris des malheureux et à se croiser les bras sur des maux irrémédiables , rien ne pourrait décider les belles âmes à supporter la vie . Si le monde était fait comme cela , il faudrait maudire * Dieu et puis se suicider . Il ne suffit pas pour le progrès de l' esprit humain que quelques penseurs isolés arrivent à des points de vue fort avancés , et que quelques têtes s' élèvent comme des folles avoines au-dessus du niveau commun . Que sert telle magnifique découverte , si tout au plus une centaine de personnes en profitent ? En quoi l' humanité est -elle plus avancée , si sept ou huit personnes ont aperçu la haute raison des choses ? Un résultat n' est acquis que quand il est entré dans la grande circulation . Or les résultats de la haute science ne sont pas de ceux qu' il suffit d' énoncer . Il faut y élever les esprits . * Kant et * Hegel auraient beau avoir raison ; leur science dans l' état actuel demeurerait incommunicable . Serait -ce leur faute ? Non ; ce serait la faute des barbares qui ne les peuvent comprendre , ou plutôt la faute de la société qui suppose fatalement des barbares . Une civilisation n' est réellement forte que quand elle a une base étendue . L' antiquité eut des penseurs presque aussi avancés que les nôtres ; et pourtant la civilisation antique périt par sa paucité , sous la multitude des barbares . Elle ne portait pas sur assez d' hommes ; elle a disparu , non faute d' intensité , mais faute d' extension . Il devient tout à fait urgent , ce me semble , d' élargir le tourbillon de l' humanité ; autrement des individus pourraient atteindre le ciel quand la masse se traînerait encore sur terre . Ce progrès -là ne serait pas de bon aloi , et demeurerait comme non accompli . Si la culture intellectuelle n' était qu' une jouissance , il ne faudrait pas trouver mauvais que plusieurs n' y eussent point de part , car l' homme n' a pas de droit à la jouissance . Mais du moment où elle est une religion , et la religion la plus parfaite , il devient barbare d' en priver une seule âme . Autrefois , au temps du christianisme , cela n' était pas si révoltant : au contraire , le sort du malheureux et du simple était en un sens digne d' envie , puisqu' ils étaient plus près du royaume de * Dieu . Mais on a détruit le charme , il n' y a plus de retour possible . De là une affreuse , une horrible situation ; des hommes condamnés à souffrir sans une pensée morale , sans une idée élevée , sans un sentiment noble , retenus par la force seule comme des brutes en cage . Oh ! Cela est intolérable ! Que faire ? Lâcher les brutes sur les hommes ? Oh ! Non , non ; car il faut sauver l' humanité et la civilisation à tout prix . Garder sévèrement les brutes et les assommer quand elles se ruent ? Cela est horrible à dire . Non ! Il faut en faire des hommes , il faut leur donner part aux délices de l' idéal , il faut les élever , les ennoblir , les rendre dignes de la liberté . Jusque -là , prêcher la liberté sera prêcher la destruction , à peu près comme si , par respect pour le droit des ours et des lions , on allait ouvrir les barreaux d' une ménagerie . Jusque -là , les déchirements sont nécessaires , et , bien que condamnables dans l' appréciation analytique des faits , ils sont légitimes en somme . L' avenir les absoudra , en les blâmant , comme nous absolvons la grande révolution , tout en déplorant ses actes coupables et en stigmatisant ceux qui les ont provoqués . Mon dieu ! C' est perdre son temps que de se tourmenter sur ces problèmes . Ils sont spéculativement insolubles : ils seront résolus par la brutalité . C' est raisonner sur le cratère d' un volcan , ou au pied d' une digue , quand le flot monte . Bien des fois l' humanité dans sa marche s' est ainsi trouvée arrêtée comme une armée devant un précipice infranchissable . Les habiles alors perdent la tête , la prudence humaine est aux abois . Les sages voudraient qu' on reculât et qu' on tournât le précipice . Mais le flot de derrière pousse toujours ; les premiers rangs tombent dans le gouffre , et quand leurs cadavres ont comblé l' abîme , les derniers venus passent du plain-pied par-dessus . Dieu soit béni ! L' abîme est franchi ! On plante une croix à l' endroit , et les bons coeurs viennent y pleurer . Ou bien c' est comme une armée qui doit traverser un fleuve large et profond . Les sages veulent construire un pont ou des bateaux : les impatients lancent à la hâte les escadrons à la nage ; les trois quarts y périssent ; mais enfin le fleuve est passé . L' humanité ayant à sa disposition des forces infinies ne s' en montre pas économe . Ces terribles problèmes sont insolubles à la pensée . Il n' y a qu' à croiser les bras avec désespoir . L' humanité sautera l' obstacle et fera tout pour le mieux . Absolution pour les vivants , et eau bénite pour les morts ! Ah ! Qu' il est heureux que la passion se charge de ces cruelles exécutions ! Les belles âmes seraient trop timides et iraient trop mollement ! Quand il s' agit de fonder l' avenir en frappant le passé , il faut de ces redoutables sapeurs , qui ne se laissent pas amollir aux pleurs de femmes et ne ménagent pas les coups de hache . Les révolutions seules savent détruire les institutions depuis longtemps condamnées . En temps de calme , on ne peut se résoudre à frapper , lors même que ce qu' on frappe n' a plus de raison d' être . Ceux qui croient que la rénovation qui avait été nécessitée par tout le travail intellectuel du XVIIIe siècle eût pu se faire pacifiquement se trompent . On eût cherché à pactiser , on se fût arrêté à mille considérations personnelles , qui en temps de calme sont fort prisées ; on n' eût osé détruire franchement ni les privilèges ni les ordres religieux , ni tant d' autres abus . La tempête s' en charge . Le pouvoir temporel des papes est assurément périmé . Eh bien ! Tout le monde en serait persuadé qu' on ne se déciderait point encore à balayer cette ruine . Il faudrait attendre pour cela le prochain tremblement de terre . Rien ne se fait par le calme : on n' ose qu' en révolution . On doit toujours essayer de mener l' humanité par les voies pacifiques et de faire glisser les révolutions sur les pentes douces du temps ; mais , si l' on est tant soit peu critique , on est obligé de se dire en même temps que cela est impossible , que la chose ne se fera pas ainsi . Mais enfin elle se fera de manière ou d' autre . C' est peine perdue de calculer et de ménager savamment les moyens ; car la brutalité s' en mêlera , et on ne calcule pas avec la brutalité . Il y a là une antinomie et un équilibre instable comme dans tant d' autres questions relatives à l' humanité , quand on les envisage exclusivement dans le présent . Il y a des hommes nécessairement détestés et maudits de leur siècle ; l' avenir les explique et arrive à dire froidement . Il a fallu qu' il y eût aussi de ces gens -là . Du reste cette réhabilitation d' outre-tombe n' est pas pour eux de vigoureuse justice ; car comme ils sont presque toujours immoraux , ils ont trouvé leur récompense dans la satisfaction de leurs brutales passions . Je conçois idéalement un révolutionnaire vertueux , qui agirait révolutionnairement par le sentiment du devoir et en vue du bien calculé de l' humanité , de telle sorte que les circonstances seules seraient coupables de ses violences . Mais je mets en fait qu' il n' y en a pas encore eu un seul de la sorte , et peut-être même ce caractère est -il en dehors des conditions de l' humanité . Car de tels actes ne vont pas sans que la passion s' en mêle , et réciproquement de telles passions ne vont pas sans éveiller quelque vue désintéressée . Le caractère des révolutionnaires est très complexe , et les explications trop simples qu' on en donne sont arguées de fausseté par leur simplicité même . * Théophylacte raconte que * Philippicus , général de * Maurice , étant sur le point de donner une bataille , se mit à pleurer en songeant au grand nombre d' hommes qui allaient être tués . * Montesquieu appelle cela de la bigoterie . Mais ce ne fut peut-être en effet que du bon coeur . Il est bien de pleurer sur ces redoutables nécessités , pourvu que les pleurs n' empêchent pas de marcher en avant . Dure alternative des belles âmes ! S' allier aux méchants , se faire maudire par ceux qu' on aime , ou sacrifier l' avenir ! Malheur à qui fait les révolutions ; heureux qui en hérite ! Heureux surtout ceux qui , nés dans un âge meilleur , n' auront plus besoin pour faire triompher la raison , des moyens les plus irrationnels et les plus absurdes ! Le point de vue moral est trop étroit pour expliquer l' histoire . Il faut s' élever à l' humanité , ou , pour mieux dire , il faut dépasser l' humanité et s' élever à l' être suprême , où tout est raison et où tout se concilie . Là est la lumière blanche , qui plus bas est réfractée en mille nuances séparées par d' indiscernables limites . * M. * Pierre * Leroux a raison . Nous avons détruit le paradis et l' enfer . Avons -nous bien fait , avons -nous mal fait , je ne sais . Ce qu' il y a de sûr , c' est que la chose est faite . On ne replante pas un paradis , on ne rallume pas un enfer . Il ne faut pas rester en chemin . Il faut faire descendre le paradis ici-bas pour tous . Or le paradis sera ici-bas quand tous auront part à la lumière , à la perfection , à la beauté , et par là au bonheur . Quand le prêtre , au milieu d' une assemblée de croyants , prêchait la résignation et la soumission , parce qu' il ne s' agissait après tout que de souffrir quelques jours , après quoi viendrait l' éternité , où toutes ces souffrances seraient comptées pour des mérites , à la bonne heure . Mais nous avons détruit l' influence du prêtre , et il ne dépend pas de nous de la rétablir . Nous n' en voulons plus pour nous ; il serait par trop étrange que nous en voulussions pour les autres . Supposé que nous eussions encore quelque influence sur le peuple , supposé que notre recommandation fût de quelque prix à ses yeux , et n' excitât pas plutôt ses défiances , imaginez de quel air , nous , incrédules , nous irions prêcher le christianisme , dont nous reconnaissons n' avoir plus besoin , à des gens qui en ont besoin pour notre repos . De quel nom appeler un tel rôle ? Et quand il ne serait pas immoral , ne serait -il pas , de tous les rôles , le plus gauche , le plus ridicule , le plus impossible ? Car , depuis le commencement du monde , où a -t-on vu un seul exemple de ce miracle : l' incrédulité menteuse et hypocrite faisant des croyants . La conviction seule opère la conviction . J' ai lu , je ne sais où , une histoire de bronzes qui garantissaient en bonne forme à une vieille femme le paradis dans l' autre monde , si elle voulait leur donner sa fortune en celui -ci . Mais le sceptique qui prêche le paradis et l' enfer , auxquels il ne croit pas , au peuple qui n' y croit pas davantage , ne joue -t-il pas un rôle mille fois plus équivoque . " amis , laissez -moi la jouissance de ce monde -ci , et je vous promets la jouissance de l' autre . " voilà certes une bonne scène de comédie . Le peuple , qui a un instinct très délicat du comique , en rira . * Dieu me garde de dire que la croyance à l' immortalité ne soit pas en un sens nécessaire et sacrée . Mais je maintiens que quand un sceptique prêche au pauvre ce dogme consolateur sans y croire , afin de le faire tenir tranquille , cela doit s' appeler une escroquerie ; c' est payer en billets qu' on sait faux , c' est détourner le simple par une chimère de la poursuite du réel . On ne peut nier que la trop grande préoccupation de la vie future ne soit à quelques égards nuisible au bien-être de l' humanité . Quand on pense que toute chose se retrouvera là-haut rétablie , ce n' est plus tant la peine de poursuivre l' ordre et l' équité ici-bas . Notre principe , à nous , c' est qu' il faut régler la vie présente comme si la vie future n' existait pas , qu' il n' est jamais permis pour justifier un état ou un acte social de s' en référer à l' au-delà . En appeler incessamment à la vie future , c' est endormir l' esprit de réforme , c' est ralentir le zèle pour l' organisation rationnelle de l' humanité . Tout le travail de réforme sociale accompli par la bourgeoisie française depuis le XVIIIe siècle repose sur ce principe implicitement reconnu , qu' il faut organiser la vie présente sans égard pour la vie future . C' est le plus sûr moyen de ne duper personne . Au moins , dira -t-on , laissez faire le prêtre , qui croit , lui , et qui , par conséquent , peut opérer la conviction . - à la bonne heure ; mais ne comptez pas trop sur cet apostolat improvisé au moment de la peur : le peuple sentira que vous êtes bien aises qu' on lui prêche ainsi , et puis il vous verra incrédules . Stipendiez des missionnaires pour prêcher des missions dans tous les villages ; votre incrédulité sera une prédication plus éloquente que la leur . - eh bien ! Nous allons nous convertir ! Pour faire croire le peuple , il faut que nous croyions ; nous allons croire . - de tous les partis , c' est ici le plus impossible ; les religions ne ressuscitent pas ; ne se convertit pas qui veut . Vous croirez au moment de la peur , vous chercherez à croire . Oh ! Les étranges chrétiens que les chrétiens de la peur ! Au premier beau soleil , vous redeviendrez incrédules . Vous avez pu chasser * Voltaire de votre bibliothèque , vous ne le chasserez pas de votre souvenir ; car * Voltaire , c' est vous-même . Il faut donc renoncer à contenir le peuple avec les vieilles idées . Reste la force ; faites bonne garde . - oh ! Ne vous y fiez pas : les ilotes en minorité sont encore les plus forts . Il suffira d' une maladresse , d' un faux pas , pour qu' ils vous poussent , vous renversent et vous écrasent . êtes -vous bien sûrs de ne pas faire un faux pas en vingt ans ? Songez qu' ils sont là , derrière vous , attendant le moment . Et puis , cela est immoral et intolérable , quand on y songe . Le bonheur que je goûte n' est qu' à la condition de la dépression d' une partie de mes semblables . Si un moment les dogues qui font la garde à la porte de l' ergastulum se relâchaient de leur violence , malheur ! Ce serait fini . Je n' ai jamais compris la sécurité dans un pays toujours menacé de l' invasion des eaux , ni le bonheur moral dans une société qui suppose l' avilissement d' une partie de la race humaine . Remarquez , je vous prie , la fatalité qui a conduit les choses à ce point , et qui a rivé chacun des anneaux de la chaîne , et ne croyez pas avoir tout dit quand vous avez déclamé contre tel ou tel . C' est fatalement que l' humanité cultivée a brisé le joug des anciennes croyances ; elle a été amenée à les trouver inacceptables ; est -ce sa faute ? Peut -on croire ce que l' on veut ? Il n' y a rien de plus fatal que la raison . C' est fatalement , et sans que les philosophes l' aient cherché , que le peuple est devenu à son tour incrédule . à qui la faute encore , puisqu' il n' a pas dépendu des premiers incrédules de rester croyants , et qu' ils eussent été hypocrites en simulant des croyances qu' ils n' avaient pas , ce qui d' ailleurs eût été peu efficace ; car le mensonge ne peut rien dans l' histoire de l' humanité . C' est fatalement enfin que le peuple incrédule s' est élevé contre ses maîtres en incrédulité et leur a dit : donnez -moi une part ici-bas , puisque vous m' enlevez la part du ciel . Tout est donc nécessaire dans ce développement de l' esprit moderne ; toute la marche de l' * Europe depuis quatre siècles se résume en cette conclusion pratique : élever et ennoblir le peuple , donner part à tous aux délices de l' esprit . Qu' on tourne le problème sous toutes ses faces , on en reviendra là . à mes yeux , c' est la question capitale du XIXe siècle : toutes les autres réformes sont secondaires et prématurées ; car elles supposent celle -là . Maintenir une portion de l' humanité dans la brutalité , est immoral et dangereux ; lui rendre la chaîne des anciennes croyances religieuses , qui la moralisaient suffisamment , est impossible . Il reste donc un seul parti , c' est d' élargir la grande famille , de donner place à tous au banquet de la lumière . * Rome n' échappa aux guerres sociales qu' en ouvrant ses rangs aux alliés , après les avoir vaincus . Grâce à * Dieu , nous aussi nous avons vaincu . Hâtons -nous donc d' ouvrir nos rangs . La société n' est pas , à mes yeux , un simple lien de convention , une institution extérieure et de police . la société a charge d' âme , elle a des devoirs envers l' individu ; elle ne lui doit pas la vie , mais la possibilité de la vie , c' est-à-dire le premier fond qui , fécondé par le travail de chacun , doit devenir l' aliment de sa vie physique , intellectuelle et morale . La société n' est pas la réunion atomistique et fortuite des individus , comme est , par exemple , le lien qui réunit les passagers à bord d' un même vaisseau . Elle est primitive . Si l' individu était antérieur à la société , il faudrait son acceptation pour qu' il fût considéré comme membre de la société et assujetti à ses lois , et on concevrait , à la rigueur , qu' il peut refuser de participer à ses charges et à ses avantages . Mais du moment que l' homme naît dans la société , comme il naît dans la raison , il n' est pas plus libre de récuser les lois de la société que de récuser les lois de la raison . L' homme ne naît pas libre , sauf ensuite à embrasser la servitude volontaire . Il naît partie de la société , il naît sous la loi . Il n' est pas plus recevable à se plaindre d' être soumis à une loi qu' il n' a pas acceptée , qu' il n' est recevable à se plaindre d' être né homme . Les vieilles sociétés avaient leurs livres sacrés , leurs épopées , leurs rits nationaux , leurs traditions , qui étaient comme le dépôt de l' éducation et de la culture nationale . Chaque individu , venant au monde , trouvait , outre la famille , qui ne suffit pas pour faire l' homme , la nation , dépositaire d' une autre vie plus élevée . Le christianisme , qui a détruit la conception antique de la nation et de la patrie , s' est substitué chez les peuples modernes à cette grande culture nationale , et longtemps il y a suffi . Ainsi , toujours l' homme a trouvé ouverte devant lui une grande école de vie supérieure . L' homme , comme la plante , est sauvage de sa nature : on n' est pas homme pour avoir la figure humaine ou pour raisonner sur quelques sujets grossiers à la façon des autres . On n' est homme qu' à la condition de la culture intellectuelle et morale . Je crois , comme les catholiques , que notre société profane et irréligieuse , uniquement attentive à l' ordre et à la discipline , se souciant peu de l' immoralité et de l' abrutissement des masses , pourvu qu' elles continuent à tourner la meule en silence , repose sur une impossibilité . L' état doit au peuple la religion , c' est-à-dire la culture intellectuelle et morale , il lui doit l' école , encore plus que le temple . L' individu n' est complètement responsable de ses actes que s' il a reçu sa part à l' éducation qui fait homme . De quoi punissez -vous ce misérable , qui , resté fermé depuis son enfance aux idées morales , ayant à peine le discernement du bien et du mal , poussé d' ailleurs par de grossiers appétits qui sont toute sa loi , et peut-être aussi par de pressants besoins , a forfait contre la société ? Vous le punissez d' être brute ; mais est -ce sa faute , grand dieu ! Si nul ne l' a reçu à son enfance pour le faire naître à la vie morale ? Est -ce sa faute , si son éducation n' a été que l' exemple du vice ? Et , pour remédier à ces crimes que vous n' avez pas su empêcher , vous n' avez que le bagne et l' échafaud . Le vrai coupable en tout cela , c' est la société qui n' a pas élevé et ennobli ce misérable . Quel étrange hasard , je vous prie , que presque tous les criminels naissent dans la même classe ! La nature , dirai -je avec * Pascal , n' est pas si uniforme . N' est -il pas évident que , si les dix-neuf vingtièmes des crimes punis par la société sont commis par des gens privés de toute éducation et pressés par la misère , la cause en est dans ce manque d' éducation et dans cette misère ? * Dieu me garde de songer jamais à excuser le crime ou à désarmer la société contre ses ennemis ! Mais le crime n' est crime que quand il est commis avec une parfaite conscience . Croyez -vous que ce misérable n' eût pas été , comme vous , honnête et bon , s' il avait été comme vous cultivé par une longue éducation et amélioré par les salutaires influences de la famille ? Il faut partir de ce principe que l' homme ne naît pas actuellement bon , mais avec la puissance de devenir bon , pas plus qu' il ne naît savant , mais avec la puissance de devenir savant , qu' il ne s' agit que de développer les germes de vertu qui sont en lui , que l' homme ne se porte pas au mal par son propre choix , mais par besoin , par de fatales circonstances , et surtout faute de culture morale . Certes , dans l' état présent , où la société ne peut exercer sur tous ses membres une action civilisatrice , il importe de maintenir le châtiment pour effrayer ceux que l' éducation n' a pu détourner du crime . Mais tel n' est pas l' état normal de l' humanité ; car , je le répète , on ne punit pas un homme d' être sauvage , bien que , si l' on a des sauvages à gouverner , on puisse , pour les maintenir , recourir à la sanction pénale . Alors ce n' est plus un châtiment moral , c' est un exemple , rien de plus . Je reconnais volontiers que , pour qu' un homme arrive aux dernières limites de la misère , là où la moralité expire devant le besoin , il faut qu' à une époque ou à une autre de sa vie il y ait eu de sa faute ( j' excepte bien entendu les infirmes et les femmes ) , qu' avec de la moralité et de l' intelligence on peut toujours trouver une issue et des ressources . Mais cette moralité et cette intelligence , est -ce la faute des misérables , s' ils ne l' ont pas , puisque ces facultés ont besoin d' être cultivées , et que nul n' a pris soin de les développer en eux ? Tout le mal qui est dans l' humanité vient à mes yeux du manque de culture , et la société n' est pas recevable à s' en plaindre , puisqu' elle en est , jusqu'à un certain point , responsable . En appelant démocratie et aristocratie les deux partis qui se disputent le monde , on peut dire que l' un et l' autre sont , dans l' état actuel de l' humanité , également impossibles . Car les masses étant aveugles et inintelligentes , n' en appeler qu' à elles , c' est en appeler de la civilisation à la barbarie . D' autre part , l' aristocratie constitue un odieux monopole , si elle ne se propose pas pour but la tutelle des masses , c' est-à-dire leur exaltation progressive . J' ai été spectateur de ces fatales journées dont il faudra dire : excidat illa dies aevo , nec postera credant saecula , nos etiam taceamus , et oblita multa nocte tegi nostrae patiamur crimina gentis . * Dieu sait si un moment j' ai souhaité le triomphe des barbares . Et pourtant je souffrais quand j' entendais des hommes honnêtes déverser le rire , le mépris ou la colère sur ces lamentables folies ; je m' irritais quand j' entendais applaudir à de sanglantes vengeances ou regretter qu' on n' en eût pas fait assez . Car enfin , ces insensés savaient -ils ce qu' ils faisaient , et était -ce leur faute si la société les avait laissés dans cet état d' imbécillité où ils devaient , au premier jour d' épreuve , devenir le jouet des insensés et des pervers ? Plus que personne , je gémis des folies populaires , et je veux qu' on les réprime . Mais ces folies n' excitent en moi qu' un regret , c' est qu' une moitié de l' humanité soit ainsi abandonnée à sa bestialité native , et je ne comprends pas comment toute âme honnête et clairvoyante n' en tire pas immédiatement cette conséquence : de ces bêtes , faisons des hommes . Ceux qui rient cruellement de ces folies m' irritent ; car ces folies sont , en partie , leur ouvrage . On disait naguère , à propos de cette lamentable * Italie : " voyez , je vous prie , si ce peuple est digne de sa liberté ; voyez comme il en use et comme il sait la défendre . " -ah ! Sans doute ; mais à qui la faute ? à ceux qu' on a condamnés à la nullité , et qui , vieillards , se réveillent enfants ; ou à ceux qui les ont tenus dans la dépression , et qui viennent après cela reprocher à un grand pays l' immoralité qu' ils ont faite ? Cette indignation restera une des plus vigoureuses de ma jeunesse . Un tuteur a rendu son pupille idiot pour conserver la gestion de ses biens . Un hasard remet un instant au pupille l' usage de sa fortune , et , bien entendu , il fait des folies ; d' où le tuteur tire un bon argument pour qu' on lui rende le soin de son pupille ! Il ne s' agit donc plus de dire : à la porte les barbares ! Mais : plus de barbares ! Tandis qu' il y en aura , on pourra craindre une invasion . S' il y avait en face l' une de l' autre deux races d' hommes , l' une civilisée , l' autre incivilisable , la seule politique devrait être d' anéantir la race incivilisable , ou de l' assujettir rigoureusement à l' autre . S' il était vrai , comme le pense * Aristote , que , de même que l' âme est destinée à commander et le corps à obéir , de même il y a dans la société des hommes qui ont leur raison en eux-mêmes , et d' autres qui , ayant leur raison hors d' eux-mêmes , ne sont bons qu' à exécuter la volonté des autres , ceux -ci seraient naturellement esclaves ; il serait juste et utile pour eux d' obéir , leur révolte serait un malheur et un crime aussi grand que si le corps se révoltait contre l' âme . à ce point de vue , les conquêtes de la démocratie seraient les conquêtes de l' esprit du mal , le triomphe de la chair sur l' esprit . Mais c' est ce point de vue même qui est décevant : un progrès irrécusable a banni cette aristocratique théorie , et posé l' inviolabilité du droit des faibles de corps et d' esprit vis-à-vis des forts . Tous les hommes portent en eux les mêmes principes de moralité . Il est impossible d' aimer le peuple tel qu' il est , et il n' y a que des méchants qui veuillent le conserver tel , pour le faire jouer à leur guise . Mais qu' ils y prennent garde ; un jour la bête pourra bien se jeter sur eux . Je suis intimement convaincu pour ma part que , si l' on ne se hâte d' élever le peuple , nous sommes à la veille d' une affreuse barbarie . Car , si le peuple triomphe tel qu' il est , ce sera pis que les francs et les vandales . Il détruira lui-même l' instrument qui aurait pu servir à l' élever ; il faudra attendre que la civilisation sorte de nouveau spontanément du fond de sa nature . Il faudra traverser un autre moyen âge , pour renouer le fil brisé de la tradition savante . La morale , comme la politique , se résume donc en ce grand mot : élever le peuple . La morale aurait dû le prescrire , en tout temps ; la politique le prescrit plus impérieusement que jamais , depuis que le peuple a été admis à la participation aux droits politiques . Le suffrage universel ne sera légitime que quand tous auront cette part d' intelligence sans laquelle on ne mérite pas le titre d' homme , et si , avant ce temps , il doit être conservé , c' est uniquement comme pouvant servir puissamment à l' avancer . La stupidité n' a pas le droit de gouverner le monde . Comment , je vous prie , confier les destinées de l' humanité à des malheureux , ouverts par leur ignorance à toutes les captations du charlatanisme , ayant à peine le droit de compter pour des personnes morales ? état déplorable que celui où , pour obtenir les suffrages d' une multitude omnipotente , il ne s' agit pas d' être vrai , savant , habile , vertueux , mais d' avoir un nom ou d' être un audacieux charlatan ! Je suppose un savant et laborieux chercheur , qui ait trouvé , sinon la solution définitive , du moins la solution la plus avancée du grand problème social . Il est incontestable que cette solution serait si compliquée qu' il y aurait au plus vingt personnes au monde capables de la comprendre . Souhaitons -lui de la patience , s' il est obligé d' attendre , pour faire prévaloir sa découverte , l' adhésion du suffrage universel . Un empirique qui crie bien haut qu' il a trouvé la solution , qu' elle est claire comme le jour , qu' il faut avoir la mauvaise foi de gens intéressés pour s' y refuser , qui répète tous les jours dans les colonnes d' un journal de banales déclamations : celui -là , incontestablement , fera plus vite fortune que celui qui attend le succès de la science et de la raison . Qu' il soit donc bien reconnu que ceux qui se refusent à éclairer le peuple sont des gens qui veulent l' exploiter , et qui ont besoin de son aveuglement pour réussir . Honte à ceux qui , en parlant d' appel au peuple , savent bien qu' ils ne font appel qu' à l' imbécillité ! Honte à ceux qui fondent leurs espérances sur la stupidité , qui se réjouissent de la multitude des sots comme de la multitude de leurs partisans , et croient triompher quand , grâce à une ignorance qu' ils ont faite et qu' ils entretiennent , ils peuvent dire : vous voyez bien que le peuple ne veut pas de vos idées modernes . S' il n' y avait plus d' imbéciles à jouer , le métier des sycophantes et des flatteurs du peuple tomberait bien vite . Les moyens immoraux de gouvernement , police machiavélique , restrictions à certaines libertés naturelles , etc. , ont été jusqu'ici nécessaires et légitimes . Ils cesseront de l' être , quand l' état sera composé d' hommes intelligents et cultivés . La question de la réforme gouvernementale n' est donc plus politique ; elle est morale et religieuse ; le ministère de l' instruction publique est le plus sérieux , ou , pour mieux dire , le seul sérieux des ministères . Que l' on parcoure toutes les antinomies nécessaires de la politique actuelle , on reconnaîtra , ce me semble , que la réhabilitation intellectuelle du peuple est le remède à toutes , et que les institutions les plus libérales seront les plus dangereuses , tant que durera ce qu' on a si bien appelé l' esclavage de l' ignorance . jusque -là le gouvernement a priori sera le plus détestable des gouvernements . Au premier réveil du libéralisme moderne , on put croire un instant que l' absolutisme ne reposait que sur la force des gouvernements . Mais il nous a été révélé qu' il repose bien plus encore sur la sottise et l' ignorance des gouvernés , puisque nous avons vu les peuples délivrés regretter leurs chaînes et les redemander . Détruire une tyrannie n' est pas grand'chose , cela s' est vu mille fois dans l' histoire . Mais s' en passer ... au yeux de quelques-uns , cela est la plus belle apologie des gouvernants ; à mes yeux , c' est leur plus grand crime . Leur crime est de s' être rendus nécessaires , et d' avoir maintenu des hommes dans un tel avilissement qu' ils appellent d' eux-mêmes les fers et la honte . * M. * De * Falloux s' étonne que le tiers état de 89 ait songé à venger des pères qui ne s' étaient pas trouvés offensés . cela est vrai ; et ce qu' il y a de plus révoltant , ce qui appelait surtout la vengeance , c' est que ces pères , en effet , ne se soient pas trouvés offensés . Le plus grand bien de l' humanité devant être le but de tout gouvernement , il s' ensuit que l' opinion de la majorité n' a réellement droit de s' imposer que quand cette majorité représente la raison et l' opinion la plus éclairée . Quoi ! Pour complaire à des masses ignorantes , vous irez porter un préjudice , peut-être irréparable , à l' humanité ? Jamais je ne reconnaîtrai la souveraineté de la déraison . Le seul souverain de droit divin , c' est la raison ; la majorité n' a de pouvoir qu' en tant qu' elle est censée représenter la raison . Dans l' état normal des choses , la majorité sera en effet le criterium le plus direct pour reconnaître le parti qui a raison . S' il y avait un meilleur moyen pour reconnaître le vrai , il faudrait y recourir et ne pas tenir compte de la majorité . à entendre certains politiques , qui se disent libéraux , le gouvernement n' a autre chose à faire qu' à obéir à l' opinion , sans se permettre jamais de diriger le mouvement . C' est une intolérable tyrannie , disent -ils , que le pouvoir central impose aux provinces des institutions , des hommes , des écoles , peu en harmonie avec les préjugés de ces provinces . Ils trouvent mauvais que les administrateurs et les instituteurs des provinces viennent puiser à * Paris une éducation qui les rendra supérieurs à leurs administrés . C' est là un étrange scrupule ! * Paris ayant une supériorité d' initiative et représentant un état plus avancé de civilisation , a bien réellement droit de s' imposer et d' entraîner vers le parfait les masses plus lourdes . Honte à ceux qui n' ont d' autre appui que l' ignorance et la sottise , et s' efforcent de les maintenir comme leurs meilleurs auxiliaires ! La question de l' éducation de l' humanité et du progrès de la civilisation prime toutes les autres . On ne fait pas tort à un enfant , en sollicitant sa nonchalance native , pour le plus grand bien de sa culture intellectuelle et morale . Longtemps encore l' humanité aura besoin qu' on lui fasse du bien malgré elle . Gouverner pour le progrès , c' est gouverner de droit divin . Le suffrage universel suppose deux choses : 1 que tous sont compétents pour juger les questions gouvernementales ; 2 qu' il n' y a pas , à l' époque où il est établi , de dogme absolu ; que l' humanité , à ce moment , est sans foi et dans cet état que * M. * Jouffroy a appelé le scepticisme de fait . ces époques sont des époques de libéralisme et de tolérance . L' un ne possédant pas plus que l' autre la vérité , ce qu' il y a de plus simple , c' est de se compter ; le nombre fait la raison , du moins une raison extérieure et pratique , qui peut très bien ne pas convertir la minorité , mais qui s' impose à elle . Au fond , cela est peu logique . Car le nombre n' étant pas un indice de vérité intrinsèque , la minorité pourrait dire : " vous vous imposez à nous , non pas parce que vous avez raison , mais parce que vous êtes plus nombreux ; cela serait juste , si le nombre représentait la force ; car alors , au lieu de se battre , il serait plus raisonnable de se compter pour s' épargner un mal inutile . Mais , bien que moins nombreux que vous , nous avons de meilleurs bras et nous sommes plus braves ; battons -nous . Nous n' avons pas plus raison les uns que les autres ; vous êtes plus nombreux , nous sommes plus forts , essayons . " c' est qu' un tel milieu n' est pas normal pour l' humanité ; c' est que la raison seule , c' est-à-dire le dogme établi , donne le droit de s' imposer , c' est que le nombre est en effet un caractère tout aussi superficiel que la force ; c' est que rien ne peut s' établir que sur la base de la raison . Je le dis avec timidité , et avec la certitude que ceux qui liront ces pages ne me prendront pas pour un séditieux , je le dis comme critique pur , en me posant devant les révolutions du présent comme nous sommes devant les révolutions de * Rome , par exemple , comme on sera dans cinq cents ans vis-à-vis des nôtres : l' insurrection triomphante est parfois un meilleur criterium du parti qui a raison que la majorité numérique . Car la majorité est souvent formée ou du moins appuyée de gens fort nuls , inertes , soucieux de leur seul repos , qui ne méritent pas d' être comptés dans l' humanité ; au lieu qu' une opinion capable de soulever les masses et surtout de les faire triompher , témoigne par là de sa force . Le scrutin de la bataille en vaut bien un autre ; car , à celui -là , on ne compte que les forces vives , ou plutôt on soupèse l' énergie que l' opinion prête à ses partisans : excellent criterium ! on ne se bat pas pour la mort ; ce qui passionne le plus est le plus vivant et le plus vrai . Ceux qui aiment l' absolu et les solutions claires en appellent volontiers au nombre ; car rien de plus clair que le nombre : il n' y a qu' à compter . Mais ce serait trop commode . L' humanité n' y va pas d' une façon aussi simple . On aura beau faire , on ne trouvera d' autre base absolue que la raison , et , avant que l' humanité soit arrivée à un âge définitivement scientifique , on n' aura d' autre criterium de la raison que le fait définitif . le fait ne constitue pas la raison , mais l' indique . La meilleure preuve que l' insurrection de juin était illégitime , c' est qu' elle n' a pas réussi . Il y a là une antinomie nécessaire , insoluble , et qui durera jusqu'à ce qu' une grande forme dogmatique ait de nouveau englobé l' humanité . Aux époques de scepticisme , quand les voeux aspirent à une nouvelle forme qui n' est pas encore éclose , personne n' ayant le mot de la situation , ne possédant la vraie religion , il serait abominable que tel ou tel , de son autorité individuelle , vînt imposer sa croyance aux autres . On ne déclare toutes les religions également bonnes que quand aucune n' est suffisante . S' il y avait une religion qui fut réellement vivante , qui correspondît aux besoins de l' époque , soyez sûr qu' elle saurait se faire sa place et que la nation ne marchanderait pas avec elle . L' indifférence est en politique ce que le scepticisme est en philosophie , une halte entre deux dogmatismes , l' un mort , l' autre en germe . Pendant cet interrègne , libre à chacun de s' attacher à toute doctrine , d' être suivant son goût pythagoricien ou platonicien , stoïque ou péripatétique . Toutes les formes sont également inoffensives , et la seule tâche du pouvoir est de maintenir entre elles la police , pour les empêcher de se dévorer . Il n' en est pas ainsi dans les états dogmatiques , où il y a une raison vivante et actuelle , une doctrine hors de laquelle il n' y a point de salut . Forte de toute la vie de la nation , elle en est le premier besoin et le premier droit . Elle est en un sens supérieure à la loi politique , puisque celle -ci a en elle sa raison et sa sanction . Le gouvernement est alors absolu , et se fait au nom de la doctrine acceptée de tous . Tout fléchit devant elle , et le pouvoir spirituel , qui la représente , est autant au-dessus du pouvoir temporel que les besoins supérieurs de l' homme sont au-dessus des intérêts matériels , ou , comme on disait autrefois , que l' esprit est au-dessus de la chair . Et ce règne absolu n' est pas la tyrannie . La tyrannie ne commence que le jour où la chaîne est sentie , où l' ancien dogme a vieilli , et emploie les mêmes coups d' autorité pour se maintenir . On est parfois injuste pour les persécutions de l' église au moyen âge . Elle devait être alors intolérante ; car du moment qu' une société entière accepte un dogme et proclame que ce dogme est la vérité absolue , et cela sans opposition , on est charitable en persécutant . C' est défendre la société . Les guerres des albigeois , les persécutions contre les vaudois , les cathares , les bogomiles , les pauvres de * Lyon , ne me choquent pas plus que les croisades : c' étaient là réellement des errants , sortant de la grande forme de l' humanité , et quant aux hommes vraiment avancés du moyen âge , comme * Scot * érigène , * Arnaud * De * Bresse , * Abélard , * Frédéric * Ii , ils subissaient la juste peine d' être en avant de leur siècle . Ce qui fait que ces actes de l' inquisition du moyen âge nous indignent , c' est que nous les jugeons au point de vue de notre âge sceptique ; il est trop clair , en effet , que de nos jours où il n' y a plus de dogme , de tels faits seraient exécrables . Massacrer les autres pour son opinion est horrible . Mais pour le dogme de l' humanité ? ... la question est tout autre . Qu' un homme soit violent , cruel même , pour défendre sa croyance désintéressée , c' est fâcheux , mais toujours excusable . La persécution ne devient odieuse que quand elle est exercée par des intéressés , qui sacrifient à leur bien-être la pensée des autres . C' est pour cela qu' il faut juger tout autrement les persécutions de l' église au moyen âge et dans les temps modernes . Car , dans les temps modernes , elle a cessé d' être ce qu' elle était au moyen âge ; ce n' est plus qu' une vieille domination , usée , gênante , illégitime ; tout ce qu' elle fait pour se maintenir est odieux ; car elle n' a plus de raison d' être . La mort de * Jean * Hus m' indigne déjà ; car * Jean * Hus représentait l' avenir ; la mort de * Vanini et de * Giordano * Bruno me révolte ; car l' esprit moderne était déjà définitivement émancipé . Et quant aux absurdes persécutions religieuses de * Louis * Xiv , il n' y avait qu' une femme étroite et dure , des jésuites et * Bossuet qui fussent capables de les conseiller à un roi fatigué . Quand l' église était la domination légitime , elle avait beaucoup moins à persécuter que depuis qu' elle eut cessé de l' être . La grande et odieuse persécution , l' inquisition , n' est devenue quelque chose de monstrueux qu' au XVIe siècle , c' est-à-dire quand l' église est définitivement battue par la réforme . * Louis * Xiv n' a pas eu , que je me rappelle , un seul acte de sévérité à faire pour maintenir sa souveraineté absolue , et cela devait être ; cette souveraineté était légitime , acceptée ; nul homme ne fut plus absolu et moins tyran . La restauration , au contraire , fut toujours en batailles et en tiraillements pour un pouvoir assurément beaucoup moindre ; et de sa part la moindre violence révoltait , car elle s' imposait . La mesure des violences qu' un pouvoir est obligé de déployer pour se maintenir , et surtout l' indignation qu' excitent ses violences , est la mesure de son illégitimité . Nous sommes légitimistes à notre manière . Le gouvernement légitime est celui qui se fonde sur la raison du temps ; le gouvernement illégitime est celui qui emploie la force ou la corruption pour se maintenir malgré les faits . C' est pour n' avoir pas compris la différence de ces deux âges de l' humanité que l' on fait tant de sophismes sur les rapports de l' église et de l' état . Dans le premier âge , celui où il y a une religion vraie , qui est la forme de la société , l' état et la religion sont une même chose , et , bien loin que l' état salarie la religion , la religion se soutient par elle-même , et c' est plutôt l' état qui , à certains jours , fait appel à l' église . Elle est même supérieure à l' état , puisque l' état y puise son principe . Mais aux époques où l' état n' ayant aucune croyance dit à tout le monde : " je n' entends rien en théologie , croyez ce qu' il vous plaira " , il ne doit salarier ( alors seulement naît ce mot ignoble ) aucun culte , ou , ce qui revient à peu près au même , il doit les salarier tous . Ce qu' il donne aux religions n' est qu' une aumône ; elles doivent rougir en le recevant , et je comprends bien l' indignation des ultramontains ardents , quand ils voient * Dieu figurer sur le budget de l' état comme un fonctionnaire public . à ces époques , il n' y a plus que des opinions . Or , pourquoi l' état salarierait -il une opinion ? Je conçois l' état reconnaissant un seul culte ; je le conçois ne reconnaissant aucun culte ; mais je ne le conçois pas reconnaissant tous les cultes . La théorie libérale de l' indifférentisme est superficielle . Il faut de la doctrine à l' humanité . Si le catholicisme est le vrai , les prétentions les plus extrêmes des ultramontains sont légitimes , l' inquisition est une institution bienfaisante . En effet , comme de ce point de vue la saine croyance est le plus grand bien auquel tout le reste doit être sacrifié , le souverain fait acte de père en séparant le bon grain de l' ivraie et brûlant celle -ci . Rien ne tient devant la seule chose nécessaire , sauver les âmes . Le compelle intrare est légitime par ses résultats . Si , en sacrifiant mille âmes gangrenées , on peut espérer en sauver une , l' orthodoxie les trouvera suffisamment compensées . J' en suis bien fâché , mais rien ne dispense de la question dogmatique . Nos délicats qui maintiennent toujours cette question en dehors , s' interdisent en toute chose les solutions logiques . Il est d' un petit esprit de supposer un ordre absolument légal , contre lequel il n' y a pas d' objection et qui s' impose absolument . L' état d' une société n' est jamais tout à fait légal , ni tout à fait illégal . Tout état social est forcément illégal , en tant qu' imparfait , et tend toujours à plus de légalité , c' est-à-dire à plus de perfection . Il n' est pas moins superficiel de supposer que le gouvernement n' est que l' expression de la volonté du plus grand nombre , en sorte que le suffrage universel serait de droit naturel et que , ce suffrage étant acquis , il n' y aurait qu' à laisser la volonté du peuple s' exprimer . Cela serait trop simple . Il n' y a que des pédants de collège , des esprits clairs et superficiels qui aient pu se laisser prendre à l' apparente évidence de la théorie représentative . la masse n' a droit de gouverner que si l' on suppose qu' elle sait mieux que personne ce qui est le meilleur . Le gouvernement représente la raison , * Dieu , si l' on veut , l' humanité dans le sens élevé ( c' est-à-dire les hautes tendances de la nature humaine ) , mais non un chiffre . Le principe représentatif a été bon à soutenir contre les vieux despotismes personnels , où le souverain croyait commander de son droit propre , ce qui est bien plus absurde encore . Mais , de fait , le suffrage universel n' est légitime que s' il peut hâter l' amélioration sociale . Un despote qui réaliserait cette amélioration contre la volonté du plus grand nombre serait parfaitement dans son droit . Vienne le * Napoléon qu' il nous faut , le grand organisateur politique , et il pourra se passer de la bénédiction papale et de la sanction populaire . L' idéal d' un gouvernement serait un gouvernement scientifique , où des hommes compétents et spéciaux traiteraient les questions gouvernementales comme des questions scientifiques , et en chercheraient rationnellement la solution . Jusqu'ici c' est la naissance , l' intrigue ou le privilège du premier occupant qui ont généralement conféré les grades aux gouvernants ; le premier intrigant qui réussit à s' installer devant une table verte est qualifié homme d' état . je ne sais si un jour , sous une forme ou sous une autre , il ne se produira pas quelque chose d' analogue à l' institution des lettrés chinois , et si le gouvernement ne deviendra pas le partage naturel des hommes compétents , d' une sorte d' académie des sciences morales et politiques . La politique est une science comme une autre , et exige apparemment autant d' études et de connaissances qu' une autre . Dans les sociétés primitives , le collège des prêtres gouvernait au nom des dieux ; dans les sociétés de l' avenir , les savants gouverneront au nom de la recherche rationnelle du meilleur . Dieu merci ! Cette académie aurait de nos jours une rude tâche , s' il lui fallait démontrer à la présomption ignorante et contrôleuse la légitimité de sa conduite ! Cette manie qu' ont les sots de vouloir qu' on leur donne la raison de ce qu' ils ne peuvent comprendre et de se fâcher quand ils ne comprennent pas , est un des plus grands obstacles au progrès . Les sages de l' avenir la mépriseront . Mais comment , direz -vous , imposer à la majorité ce qui est le meilleur , si elle s' y refuse ? -ah ! Là est le grand art. Les sages anciens avaient pour cela des moyens fort commodes , des oracles , des augures , des * égéries , etc. D' autres ont eu des armées . Tous ces moyens sont devenus impossibles . La religion de l' avenir tranchera la difficulté de sa lourde épée . Apprenons au moins à n' être pas si sévères contre ceux qui ont employé un peu de duperie et ce qu' on est convenu d' appeler corruption , si réellement ( condition essentielle ) ils n' ont eu pour but que le plus grand bien de l' humanité . S' ils n' ont eu en vue , au contraire , que des considérations égoïstes , ce sont des tyrans et des infâmes . C' est rendre un mauvais service à un pupille que de lui remettre trop tôt la disposition de ses biens . Mais c' est un crime de le tenir dans l' idiotisme pour le garder indéfiniment en tutelle . Mieux vaut encore une émancipation prématurée ; car , après quelques folies , elle peut contribuer à ramener la sagesse . Jusqu'à ce que le peuple soit initié à la vie intellectuelle , l' intrigue et le mensonge sont évidemment mis aux enchères . Il s' agit de capter le vieillard aveugle , et pour cela de mentir , de flatter . Les tableaux si vivants d' * Aristophane n' ont rien d' exagéré . Le suffrage du peuple non éclairé ne peut amener que la démagogie ou l' aristocratie nobiliaire , jamais le gouvernement de la raison . Les philosophes , qui sont les souverains de droit divin , agacent le peuple et ont sur lui peu d' influence . Voyez à * Athènes le sort de tous les sages ( ... ) , * Miltiade , * Thémistocle , * Socrate , * Phocion . Ils n' ont pas d' éclat extérieur , ils ne flattent pas , ils sont sérieux et sévères , ils ne rient pas , ils parlent un langage difficile et que la multitude n' entend pas , celui de la raison . Comment voulez -vous que de telles gens , s' ils se mêlent de parler à la multitude , n' encourent pas sa disgrâce . Ceux -là seuls parlent au peuple un langage intelligible qui s' adressent à ses passions , ou qui s' intitulent ducs ou comtes . Ces deux langues -là sont faciles à comprendre . Ainsi s' explique la mauvaise humeur que le peuple a montrée de tout temps contre les philosophes , surtout quand ils ont eu la maladresse de se mêler des affaires publiques . Placé entre le charlatan et le médecin sérieux , le peuple va toujours au charlatan . Le peuple veut qu' on ne lui dise que des choses claires , faciles à comprendre , et le malheur est qu' en rien la vérité n' est à la surface . Le peuple aime qu' on plaisante . Les vues les plus superficielles et les plus rebattues présentées sur un ton de grossière plaisanterie , qui fait grincer les dents à tout esprit délicat , font battre des mains aux ignorants . Les véritables intérêts du peuple ne sont presque jamais dans ce qui en a l' apparence . Les sages qui vont à la réalité ont l' air d' être ses ennemis ; et les charlatans qui s' en tiennent aux lieux communs sont de droit ses amis . Et puis , il y a dans les sages je ne sais quoi d' orgueilleux , quelque soin qu' ils mettent à se faire humbles et condescendants . Ce n' est pas leur faute ; l' orgueil ( et ce mot ici n' a rien de condamnable ) est dans ce qu' ils sont . Le grand seigneur est orgueilleux aussi ; mais son orgueil choque moins le peuple . Celui -ci se console de n' avoir pas l' or et les cordons du grand seigneur ; mais il ne pardonne pas au penseur de lui être supérieur en intelligence , et il se croit au moins aussi compétent que lui en politique . Le peuple est bien plus indulgent pour les grands que pour les gens de classe moyenne qui sont instruits et éclairés . Ceux -ci lui paraissent sur le même niveau que lui , et il voit leur supériorité de mauvais oeil . Le roi , la famille royale sont dieux pour lui , et il a la bonhomie de les aimer . Mais pour des bourgeois simples , que leurs talents ont portés au pouvoir , il faut que ce soient des voleurs , des intrigants . Les grands sont placés trop haut pour qu' il leur porte envie : la jalousie n' a lieu qu' entre égaux . Un gouvernement d' hommes sans nom est fatalement condamné à être soupçonné , calomnié . " comment cet homme qui est mon égal a -t-il fait pour parvenir ? Il faut nécessairement que ce soit un malhonnête homme , autrement il me serait supérieur , ce qui ne peut pas être . Il a touché de près les deniers de l' état ; il doit y avoir pris quelque chose ; car si j' y étais , moi , je sais bien que j' en serais tenté " , ainsi parle la vulgaire envie . Ces soupçons n' atteignent jamais ceux qu' on regarde comme d' une autre espèce et avec lesquels on a définitivement renoncé à se comparer . Me trouvant un jour avec des paysans , je remarquai qu' ils étaient très préoccupés de la légère indemnité accordée aux représentants ; ils marchandaient , chicanaient , trouvaient mauvais qu' ils la touchassent pendant leurs congés , alors , disaient -ils , qu' ils ne travaillent pas ; et ces bonnes gens ne faisaient pas une observation sur les millions de la liste civile . Certes , si tous étaient comme nous , non seulement le gouvernement serait plus facile , mais il serait à peine besoin d' un gouvernement . Les restrictions gouvernementales sont en raison inverse de la perfection des individus . Or tous seraient comme nous , si tous avaient notre culture , si tous possédaient comme nous l' idée complète de l' humanité . Pourquoi toute liberté est -elle accompagnée d' un danger parallèle et a -t-elle besoin d' un correctif ? C' est que la liberté est pour les sages comme pour les fous . Mais quand tous seront sages , ou quand la raison publique sera assez forte pour faire justice des insensés , nulle restriction ne sera nécessaire . * Fichte a osé concevoir un état social si parfait que la pensée même du mal fût bannie de l' esprit de l' homme . Je crois comme lui que le mal moral n' aura signalé qu' un âge de l' humanité , l' âge où l' homme était délaissé par la société et ne recevait pas d' elle l' héritage religieux auquel il a droit . " il y a des hommes , dit * M . * Guizot , qui ont pleine confiance dans la nature humaine . Selon eux , laissée à elle-même , elle va au bien . Tous les maux de la société viennent des gouvernements , qui corrompent l' homme en le violentant ou en le trompant . " je suis de ceux qui ont cette confiance . Mais je crois que le mal ne vient pas de ce que les gouvernements violentent et trompent , mais de ce qu' ils n' élèvent pas . moi qui suis cultivé , je ne trouve pas de mal en moi , et spontanément en toute chose je me porte à ce qui me semble le plus beau . Si tous étaient aussi cultivés que moi , tous seraient comme moi dans l' heureuse impossibilité de mal faire . Alors il serait vrai de dire : vous êtes des dieux et les fils du très-haut . La morale a été conçue jusqu'ici d' une manière fort étroite , comme une obéissance à une loi , comme une lutte intérieure entre des lois opposées . Pour moi , je déclare que quand je fais bien , je n' obéis à personne , je ne livre aucune bataille et ne remporte aucune victoire , que je fais un acte aussi indépendant et aussi spontané que celui de l' artiste qui tire du fond de son âme la beauté pour la réaliser au dehors , que je n' ai qu' à suivre avec ravissement et parfait acquiescement l' inspiration morale qui sort du fond de mon coeur . L' homme élevé n' a qu' à suivre la délicieuse pente de son impulsion intime ; il pourrait adopter la devise de saint * Augustin et de l' abbaye de * Thélème : " fais ce que tu voudras " ; car il ne peut vouloir que de belles choses . L' homme vertueux est un artiste qui réalise le beau dans une vie humaine comme le statuaire le réalise sur le marbre , comme le musicien par des sons . Y a -t-il obéissance et lutte dans l' acte du statuaire et du musicien ? C' est là de l' orgueil , direz -vous . Il faut s' entendre . Si l' on entend par humilité le peu de cas que l' homme ferait de sa nature , la petite estime dans laquelle il tiendrait sa condition , je refuse complètement à un tel sentiment le titre de vertu , et je reproche au christianisme d' avoir parfois pris la chose de cette manière . La base de notre morale , c' est l' excellence , l' autonomie parfaite de la nature humaine ; le fond de tout notre système philosophique et littéraire , c' est l' absolution de tout ce qui est humain . Ennoblissement et émancipation de tous les hommes par l' action civilisatrice de la société , tel est donc le devoir le plus pressant du gouvernement dans la situation présente . Tout ce que l' on fait sans cela est inutile ou prématuré . On parle sans cesse de liberté , de droit de réunion , de droit d' association . Rien de mieux , si les intelligences étaient dans l' état normal ; mais jusque -là rien de plus frivole . Des imbéciles ou des ignorants auront beau se réunir , il ne sortira rien de bon de leur réunion . Les sectaires et les hommes de parti s' imaginent que la compression seule empêche leurs idées de parvenir , et s' irritent contre cette compression . Ils se trompent . Ce n' est pas le mauvais vouloir des gouvernements qui étouffe leurs idées ; c' est que leurs idées ne sont pas mûres ; de même que ce n' est pas la force des gouvernements absolus mais la dépression des sujets qui maintient les peuples dans l' assujettissement . Pensez -vous donc que , s' ils étaient mûrs pour la liberté , il ne se la feraient pas à l' heure même ? Notre libéralisme français , croyant tout expliquer par le despotisme , préoccupé exclusivement de liberté , considérant le gouvernement et les sujets comme des ennemis naturels , est en vérité bien superficiel . Persuadons -nous bien qu' il ne s' agit pas de liberté , mais de faire , de créer , de travailler . Le vrai trouve toujours assez de liberté pour se faire jour , et la liberté ne peut être que préjudiciable , quand ce sont des insensés qui la réclament . Elle n' aboutit qu' à favoriser l' anarchie , et n' est d' aucun usage pour le progrès réel de l' humanité . Qu' un commissaire de police s' introduise dans une salle où quelques têtes faibles et vides échauffent réciproquement leurs passions instinctives , nous jetons les hauts cris , la liberté est violée . Croyez -vous donc que ce seront ces pauvres gens qui résoudront le problème ? Nous usons la force pour conserver à tous le droit de radoter à leur aise ; ne vaudrait -il pas mieux chercher à parler raison et enseigner à tous à parler et à comprendre ce langage ? Fermez les clubs , ouvrez des écoles , et vous servirez vraiment la cause populaire . La liberté de tout dire suppose que ceux à qui l' on s' adresse ont l' intelligence et le discernement nécessaires pour faire la critique de ce qu' on leur dit , l' accepter s' il est bon , le rejeter s' il est mauvais . S' il y avait une classe légalement définissable de gens qui ne pussent faire ce discernement , il faudrait surveiller ce qu' on leur dit ; car la liberté n' est tolérable qu' avec le grand correctif du bon sens public , qui fait justice des erreurs . C' est pour cela que la liberté de l' enseignement est une absurdité , au point de vue de l' enfant . Car l' enfant , acceptant ce qu' on lui dit sans pouvoir en faire la critique , prenant son maître non comme un homme qui dit son avis à ses semblables afin que ceux -ci l' examinent , mais comme une autorité , il est évident qu' une surveillance doit être exercée sur ce qu' on lui enseigne et qu' une autre liberté doit être substituée à la sienne pour opérer le discernement . Comme il est impossible de tracer des catégories entre les adultes , la liberté devient , en ce qui les concerne , le seul parti possible . Mais il est certain qu' avant l' éducation du peuple toutes les libertés sont dangereuses et exigent des restrictions . En effet , dans les questions relatives à la liberté d' exprimer sa pensée , il ne faut pas seulement considérer le droit qu' a celui qui parle , droit qui est naturel et n' est limité que par le droit d' autrui , mais encore la position de celui qui écoute , lequel n' ayant pas toujours le discernement nécessaire est comme placé sous la tutelle de l' état . C' est au point de vue de celui qui écoute et non au point de vue de celui qui parle que les restrictions sont permises et légitimes . La liberté de tout dire ne pourra avoir lieu que lorsque tous auront le discernement nécessaire , et que la meilleure punition des fous sera le mépris du public . Que ne puis -je faire comprendre comme je le sens que toute notre agitation politique et libérale est vaine et creuse , qu' elle serait bonne dans un état où les esprits seraient généralement cultivés et où beaucoup d' idées scientifiques se produiraient ( car la science ne saurait exister sans liberté ) ; mais que , dans une société composée en grande majorité d' ignorants ouverts à toutes les séductions , et où la force intellectuelle est évidemment en décadence , se borner à défendre ces formes vides , c' est négliger l' essentiel pour s' attacher à des textes de lois à peu près insignifiants , puisque l' autorité peut toujours les tourner et les interpréter à son gré . * M. * Jouffroy a dit cela d' une façon merveilleuse dans cet admirable discours sur le scepticisme actuel , que je devrais transcrire ici tout entier , si je voulais exprimer sur ce sujet ma pensée complète : " chacune de nos libertés nous a paru tour à tour le bien après lequel nous soupirions , et son absence la cause de tous nos maux . Et cependant , nous les avons conquises ces libertés , et nous n' en sommes pas plus avancés , et le lendemain de chaque révolution nous nous hâtons de rédiger le vague programme de la suivante . C' est que nous nous méprenons ; c' est que chacune de ces libertés que nous avons tant désirées , c' est que la liberté elle-même n' est pas et ne saurait être le but où une société comme la nôtre aspire ... prenez l' une après l' autre toutes nos libertés , et voyez si elles sont autre chose que des garanties et des moyens : garanties contre ce qui pourrait empêcher la révolution morale , qui seule peut nous guérir , moyens de hâter cette révolution ... etc . " ce n' est pas beaucoup dire que d' avancer que les libertés publiques sont maintenant mieux garanties qu' à l' époque où apparut le christianisme : et pourtant je mets en fait qu' une grande idée trouverait de nos jours pour se répandre plus d' obstacles que n' en rencontra le christianisme naissant . Si * Jésus paraissait de nos jours , on le traduirait en police correctionnelle ; ce qui est pis que d' être crucifié . Imaginez une mort vulgaire pour couronner la vie de * Jésus , quelle différence ! On se figure trop facilement que la liberté est favorable au développement d' idées vraiment originales . Comme on a remarqué que , dans le passé , tout système nouveau est né et a grandi hors la loi , jusqu'au jour où il est devenu loi à son tour , on a pu penser qu' en reconnaissant et légalisant le droit des idées nouvelles à se produire , les choses en iraient beaucoup mieux . Or c' est le contraire qui est arrivé . Jamais on n' a pensé avec moins d' originalité que depuis qu' on a été libre de le faire . L' idée vraie et originale ne demande pas la permission de se produire , et se soucie peu que son droit soit ou non reconnu ; elle trouve toujours assez de liberté , car elle se fait toute la liberté dont elle a besoin . Le christianisme n' a pas eu besoin de la liberté de la presse ni de la liberté de réunion pour conquérir le monde . Une liberté reconnue légalement doit être réglée . Or , une liberté réglée constitue en effet une chaîne plus étroite que l' absence de la loi . En * Judée , sous * Ponce- * Pilate , le droit de réunion n' était pas reconnu , et de fait on n' en était que plus libre de se réunir : car , par là-même que le droit n' était pas reconnu , il n' était pas limité . Mieux vaut , je le répète , pour l' originalité , l' arbitraire et les inconvénients qu' il entraîne que l' inextricable toile d' araignée où nous enserrent des milliers d' articles de lois , arsenal qui fournit des armes à toute fin . Notre libéralisme formaliste ne profite réellement qu' aux agitateurs et à la petite originalité , si fatale en ce qu' elle déprécie la grande , mais sert très peu le progrès véritable de l' esprit humain . Nous usons nos forces à défendre nos libertés , sans songer que ces libertés ne sont qu' un moyen , qu' elles n' ont de prix qu' en tant qu' elles peuvent faciliter l' avènement des idées vraies . Nous tenons par dessus tout à être libres de produire , et de fait nous ne produisons pas . Nous avons horreur de la chaîne extérieure , je ne sais quelle fanfaronnade de libéralisme , et nous ne comprenons pas la grande hardiesse de la pensée . L' ombre de l' inquisition effraie jusqu'à nos catholiques , et à l' intérieur nous sommes timides et sans élan , nous nous subjuguons avec une déplorable résignation à l' opinion , à l' habitude , nous y sacrifions notre originalité ; tout ce qui sort de la banalité habituée est déclaré absurde . Sans doute l' * Allemagne , à la fin du dernier siècle et au commencement de celui -ci , avait moins de liberté extérieure que nous n' en avons . Eh bien ! Je mets en fait que tous les libres penseurs de notre république n' ont pas le quart de la hardiesse et de la liberté qui respire dans les écrits de * Lessing , de * Herder , de * Goethe , de * Kant . De fait on a pensé plus librement il y a un demi-siècle à la cour de * Weimar , sous un gouvernement absolu , que dans notre pays qui a livré tant de combats pour la liberté . * Goethe , l' ami d' un grand-duc , aurait pu se voir en * France poursuivi devant les tribunaux ; le traducteur de * Feuerbach n' a pas trouvé d' éditeur qui osât publier son livre . C' est là un peu notre manière ; nous sommes une nation extérieure et superficielle , plus jalouse des formes que des réalités . Les grandes et larges idées sur * Dieu ont été et sont , en * Allemagne , la doctrine de tout esprit cultivé philosophiquement ; en * France , nul n' a encore osé les avouer , et celui qui oserait le faire trouverait plus d' obstacles qu' il n' en eût trouvé à * Tubingue ou à * Iéna sous des gouvernements absolus . D' où viendrait l' obstacle ? De la timidité intellectuelle , qui nous ferme à toute idée , et trace autour de nous l' étroit horizon du fini . Je le répète , la * France n' a compris que la liberté extérieure , mais nullement la liberté de la pensée . L' * Espagne , au fond tout aussi libre et aussi philosophique qu' aucune autre nation , n' a pas éprouvé le besoin d' une émancipation extérieure , et croyez -vous que , si elle l' eût sérieusement voulue , elle ne l' eût pas conquise ? La liberté y est toute au dedans ; elle a aimé à penser librement dans les cachots et sur le bûcher . Ces mystiques , sainte * Thérèse , d' * Avila , * Grenade , ces infatigables théologiens , * Soto , * Banez , * Suarez , étaient au fond d' aussi hardis spéculateurs que * Descartes ou * Diderot . Occupons -nous donc de penser un peu plus librement et savamment , et un peu moins d' être libres d' exprimer notre pensée . L' homme qui a raison est toujours assez libre . Ah ! N' est -il pas bien probable que ceux qui crient à la liberté violée ne sont pas tant de gens qui , possédés par le vrai , souffrent de ne pouvoir le divulguer , que des gens qui , n' ayant aucune idée , exploitent à leur profit cette liberté qui ne devrait servir que pour le progrès rationnel de l' esprit humain ? Les novateurs qui ont eu raison aux yeux de l' avenir ont pu être persécutés ; mais la persécution n' a pas retardé d' une année peut-être le triomphe de leurs idées , et leur a plus servi par ailleurs que n' eût fait un avènement immédiat . Sans doute nous devons soigneusement maintenir les libertés que nous avons conquises avec tant d' efforts ; mais ce qui importe bien plus encore , c' est de nous convaincre que ce n' est là qu' une première condition avantageuse , si l' on a des idées , funeste , si l' on n' en a pas . Car à quoi sert d' être libre de se réunir , si l' on n' a pas de bonnes choses à se communiquer ? à quoi sert d' être libre de parler et d' écrire , si l' on n' a rien de vrai et de neuf à dire ? à chacun son rôle : persécutés et persécuteurs poussent également à l' éternelle roue ; et après tout les persécutés doivent beaucoup de reconnaissance aux persécuteurs ; car sans eux ils ne seraient pas parfaitement beaux ! La persécution a le grand avantage d' écarter la petite originalité qui cherche son profit dans une mesquine opposition . Quand on joue sa tête pour sa pensée , il n' y a que les possédés de * Dieu , les hommes entraînés par une conviction puissante et le besoin invincible de parler qui se mettent en avant . Nos demi-libertés garanties font la partie trop belle à l' intrigue : car on ne risque pas beaucoup , et les tracasseries auxquelles on peut s' exposer ne sont après tout qu' un fonds bien placé pour l' avenir . C' est trop commode . Autrefois , sur dix novateurs , neuf étaient violemment étouffés , aussi le dixième était bien vraiment et franchement original . La serpe qui émonde les rameaux faibles ne fait que donner aux autres plus de force . Aujourd'hui , plus de serpe ; mais aussi plus de sève . En somme , tout cela est assez indifférent , et l' humanité fera son chemin sans les libéraux et malgré les rétrogrades . L' esprit n' est jamais plus hardi et plus fier que quand il sent un peu la main qui pèse sur lui . Laissez -lui carte blanche , il court à l' aventure , et est si content de sa liberté qu' il ne songe qu' à la défendre , sans penser à en profiter . L' histoire de l' esprit humain nous montre toutes les idées naissant hors la loi et grandissant subrepticement . Qu' on remonte à l' origine de toutes les réformes , elles sembleront régulièrement inexécutables . Plaçons -nous par exemple en 1520 , demandons -nous comment l' idée nouvelle fera pour percer cette mer de glace . C' est impossible , la chaîne est trop forte : le pape , l' empereur , les rois , les ordres religieux , les universités : et pour soulever tout cela , un pauvre moine . C' est impossible ! C' est impossible ! Plaçons -nous encore à l' origine du rationalisme moderne . Le siècle est enlacé par les jésuites , l' oratoire , les rois , les prêtres . Les jésuites ont fait de l' éducation une machine à rétrécir les têtes et aplatir les esprits , selon l' expression de * M . * Michelet . Et vis-à-vis de tout cela , quelques obscurs savants , pauvres , sans appui dans les masses , * Galilée , * Descartes . Que prétendent -ils faire ? Comment soulever un tel poids d' autorité ? Cent cinquante ans après , c' était fait . Ainsi toutes les réformes eussent été empêchées , si la loi eût été observée à la rigueur ; mais la loi n' est jamais assez prévoyante , et l' esprit est si subtil qu' il lui suffit de la moindre issue . Il importe donc assez peu que la loi laisse ou refuse la liberté aux idées nouvelles ; car elles vont leur chemin sans cela , elles se font sans la loi et malgré la loi , et elles gagnent infiniment plus à se faire ainsi que si elles avaient grandi en toute légalité . Quand un fleuve débordé s' avance , on peut élever des digues pour arrêter sa marche , mais le flot monte toujours ; on travaille , on s' empresse , des ouvriers actifs réparent toutes les fissures , mais le flot monte toujours jusqu'à ce que le torrent surmonte l' obstacle , ou bien que , tournant la digue , il revienne par une autre voie inonder les champs qu' on voulait lui défendre . CHAPITRE XVIII la fin de l' humanité , et par conséquent le but que doit se proposer la politique , c' est de réaliser la plus haute culture humaine possible , c' est-à-dire la plus parfaite religion , par la science , la philosophie , l' art , la morale , en un mot par toutes les façons d' atteindre l' idéal qui sont de la nature de l' homme . Cette haute culture de l' humanité ne saurait avoir de solidité qu' en tant que réalisée par les individus . Par conséquent , le but serait manqué si une civilisation , quelque élevée qu' elle fût , n' était accessible qu' à un petit nombre , et surtout si elle constituait une jouissance personnelle et sans tradition . Le but ne sera atteint que quand tous les hommes auront accès à cette véritable religion , et que l' humanité entière sera cultivée . Tout homme a droit à la vraie religion , à ce qui fait l' homme parfait ; c' est-à-dire que tout homme doit trouver dans la société où il naît les moyens d' atteindre la perfection de sa nature , suivant la formule du temps ; en d' autres termes , tout homme doit trouver dans la société , en ce qui concerne l' intelligence , ce que la mère lui fournit en ce qui concerne le corps , le lait , l' aliment primordial , le fond premier qu' il ne peut se procurer lui-même . Cette perfection ne saurait aller sans un certain degré de bien-être matériel . Dans une société normale , l' homme aurait donc droit aussi au premier fond nécessaire pour se procurer cette vie . En un mot , la société doit à l' homme la possibilité de la vie , de cette vie que l' homme à son tour doit , s' il en est besoin , sacrifier à la société . Si le socialisme était la conséquence logique de l' esprit moderne , il faudrait être socialiste ; car l' esprit moderne , c' est l' indubitable . Plusieurs , en effet , dans des intentions opposées , soutiennent que le socialisme est la filiation directe de la philosophie moderne . D' où les uns concluent qu' il faut admettre le socialisme , et les autres qu' il faut rejeter la philosophie moderne . Rien ne cause plus de malentendus dans les sciences morales que l' usage absolu des noms par lesquels on désigne les systèmes . Les sages n' acceptent jamais aucun de ces noms ; car un nom est une limite . Ils critiquent les doctrines , mais ne les prennent jamais de toute pièce . Quel est l' homme de quelque valeur qui voudrait de nos jours s' affubler de ces noms de panthéiste , matérialiste , sceptique , etc ? Donnez -moi dix lignes d' un auteur , je vous prouverai qu' il est panthéiste , et avec dix autres , je prouverai qu' il ne l' est pas . Ces mots ne désignent pas une nuance unique et constante : ils varient suivant les aspects . Il est de même du socialisme . Pour moi j' adopterais volontiers comme formule de mon opinion à cet égard ce que dit * M . * Guizot : " le socialisme puise son ambition et sa force à des sources que personne ne peut tarir . Mais , dominé par les forces d' ensemble et d' ordre de la société , il sera incessamment combattu et vaincu dans ce qu' il a d' absurde et de pervers , tout en prenant progressivement sa place et sa part dans cet immense et redoutable développement de l' humanité tout entière qui s' accomplit de nos jours . " ce qui fait la force du socialisme , c' est qu' il correspond à une tendance parfaitement légitime de l' esprit moderne , et en ce sens il en est bien le développement naturel . Il faut être aveugle pour ne pas voir que l' oeuvre commencée il y a quatre cents ans dans l' ordre littéraire , scientifique , politique , c' est l' exaltation successive de toute la race humaine , la réalisation de ce cri intime de notre nature : plus de lumière ! Plus de lumière ! à l' état où en sont venues les choses , le problème est posé dans des termes excessivement difficiles . Car , d' une part il faut conserver les conquêtes de la civilisation déjà faites ; d' autre part , il faut que tous aient part aux bienfaits de cette civilisation . Or cela semble contradictoire ; car il semble , au premier coup d' oeil , que l' abjection de quelques-uns et même de la plupart soit une condition nécessaire de la société telle que l' on faite les temps modernes , et spécialement le XVIIIe siècle . Je n' hésite pas à dire que jamais , depuis l' origine des choses , l' esprit humain ne s' est posé un si terrible problème . Celui de l' esclavage dans l' antiquité l' était beaucoup moins , et il a fallu des siècles pour arriver à concevoir la possibilité d' une société sans esclaves . à mesure que l' humanité avance dans sa marche , le problème de sa destinée devient plus compliqué : car il faut combiner plus de données , balancer plus de motifs , concilier plus d' antinomies . L' humanité va ainsi , d' une main serrant dans les plis de sa robe les conquêtes du passé , de l' autre tenant l' épée pour des conquêtes nouvelles . Autrefois , la question était bien simple : l' opinion la plus avancée , par cela seul qu' elle était la plus avancée , pouvait être jugée la meilleure . Il n' en est plus de la sorte . Sans doute il faut toujours prendre le plus court chemin , et je n' approuve nullement ceux qui soutiennent qu' il faut marcher , mais non courir . Il faut toujours faire le meilleur , et le faire le plus vite possible . Mais l' essentiel est de découvrir le meilleur , et ce n' est pas chose facile . Il y a à peine cinquante ans que l' humanité a aperçu le but qu' elle avait jusque -là poursuivi sans conscience . C' est un immense progrès , mais aussi un incontestable danger . Le voyageur qui ne regarde que l' horizon de la plaine risque de ne pas voir le précipice ou la fondrière qui est à ses pieds . De même l' humanité , en ne considérant que le but éloigné , est comme tentée d' y sauter , sans égard pour les obstacles intermédiaires , contre lesquels elle pourrait se briser . Le plus remarquable caractère des utopistes est de n' être pas historiques , de ne pas tenir compte de ce à quoi nous avons été amenés par les faits . En supposant que la société qu' ils rêvent fût possible , en supposant même qu' elle fût absolument la meilleure , ce ne serait pas encore la société véritable , celle qui a été créée par tous les antécédents de l' humanité . Le problème est donc plus compliqué qu' on ne pense ; la solution ne peut être obtenue que par le balancement de deux ordres de considérations d' une part , le but à atteindre , de l' autre l' état actuel , le terrain qu' on foule aux pieds . Quand l' humanité se conduisait instinctivement , on pouvait se fier au génie divin qui la dirige ; mais on frémit en pensant aux redoutables alternatives qu' elle porte dans ses mains , depuis qu' elle est arrivée à l' âge de la conscience , et aux incalculables conséquences que pourrait avoir désormais une bévue , un caprice . En face de ces grands problèmes , les philosophes pensent et attendent ; parmi ceux qui ne sont pas philosophes , les uns nient le problème et prétendent qu' il faut maintenir à tout prix l' état actuel , les autres s' imaginent y satisfaire par des solutions trop simples et trop apparentes . Inutile de dire qu' ils ont facilement raison les uns des autres : car les novateurs opposent aux conservateurs des misères évidentes , auxquelles il faut absolument un remède , et les conservateurs n' ont pas de peine à démontrer aux novateurs qu' avec leur système il n' y aurait plus de société . Or , mieux vaut une société défectueuse qu' une société nulle . J' ai souvent fait réflexion qu' un païen du temps d' * Auguste aurait pu faire valoir pour la conservation de l' ancienne société tout ce que l' on dit de nos jours pour prouver qu' on ne doit rien changer à la société actuelle . Que veut cette religion sombre et triste ? Quelles gens que ces chrétiens , gens qui fuient la lumière , insociables , plèbe , rebut du peuple . Je m' étonnerais fort si quelqu' un des satisfaits du temps n' a pas dit comme ceux du nôtre : " il faut non pas réfuter le christianisme ; ce qu' il faut , c' est le supprimer . La société est en présence du christianisme comme en présence d' un ennemi implacable ; il faut que la société l' anéantisse ou qu' elle soit anéantie . Dans ces termes , toute discussion se réduit à une lutte , et toute raison à une arme . que fait -on vis-à-vis d' un ennemi irréconciliable ? Fait -on de la controverse ? Non , on fait de la guerre . ainsi la société doit se défendre contre le christianisme , non par des raisonnements , mais par la force . elle doit , non pas discuter ou réfuter ses doctrines , mais les supprimer . " je suppose * Sénèque , tombant par hasard sur ce passage de saint * Paul : non est judaeus , neque graecus ; non est servus neque liber ; non est masculus neque femina ; omnes enim vos unum estis in christo . " assurément , aurait -il dit , voilà un utopiste . Comment voulez -vous qu' une société se passe d' esclaves ? Faudra -t-il donc que je cultive mes terres de mes propres mains ? C' est renverser l' ordre public . Et puis , quel est ce christus , qui joue là un rôle si étrange ? Ces gens sont dangereux . J' en parlerai à * Néron . " certes , si les esclaves , prenant à la lettre et comme immédiatement applicable la parole de saint * Paul , avaient établi leur domination sur les ruines fumantes de * Rome et de l' * Italie et privé le monde des bienfaits qu' il devait retirer de la domination romaine , * Sénèque aurait eu quelque raison . Mais si un esclave chrétien eût dit au philosophe : " ô * Annaeus , je connais l' homme qui a écrit ces paroles ; il ne prêche que soumission et patience . Ce qu' il a écrit s' accomplira , sans révolte et par les maîtres eux-mêmes . Un jour viendra où la société sera possible sans esclave , bien que vous , philosophe , ne puissiez l' imaginer , " * Sénèque n' aurait pas cru sans doute ; peut-être pourtant aurait -il consenti à ne pas faire battre de verges cet innocent rêveur . Le socialisme a donc raison , en ce qu' il voit le problème ; mais il le résout mal , ou plutôt le problème n' est pas encore possible à résoudre . La liberté individuelle , en effet , est la première cause du mal . Or , l' émancipation de l' individu est conquise , définitivement conquise , et doit être conservée à jamais . " la société , disait * Enfantin , ne se compose que d' oisifs et de travailleurs ; la politique doit avoir pour but l' amélioration morale , physique et intellectuelle du sort des travailleurs et la déchéance progressive des oisifs . " voilà un problème nettement défini . écoutez maintenant la solution : " les moyens sont , quant aux oisifs , la destruction de tous les privilèges de naissance , et , quant aux travailleurs , le classement selon les capacités et la rétribution selon les oeuvres . " voilà un remède pire que le mal . Il est dans la nécessité de l' esprit humain que , lorsqu' un problème est ainsi posé pour la première fois , certaines âmes naïves , généreuses , mais n' ayant pas assez de critique rationnelle ni une expérience suffisante de l' histoire , ni l' idée de l' extrême complexité de la nature humaine , rêvent une société trop simple , et s' imaginent avoir trouvé la solution dans quelque idée apparente ou superficielle , qui , si elle était réalisée , irait directement contre leur but . Aucun problème social n' est abordable de face ; du moment où une solution paraît claire et facile , il faut s' en défier . La vérité en cet ordre de choses est savante et cachée . Mais les esprits lourds , qui ne voient pas ces nuances , vont tout droit à travers marais et fondrières . C' est là un égarement inévitable et sans remède . Persuadées qu' elles possèdent le fin mot de l' énigme , ces bonnes âmes sont importunes , empressées ; elles veulent qu' on les laisse faire , elles s' imaginent qu' il n' y a que le vil intérêt et le mauvais vouloir qui empêchent d' adopter leurs systèmes . Ceux qui rient de ces naïfs croyants ou qui les injurient sont bien moins excusables encore ; car ils n' en savent pas plus qu' eux , et ils sont moins avancés peut-être , car ils n' ont pas aperçu le problème . Ma conviction est qu' un jour l' on dira du socialisme comme de toutes les réformes : il a atteint son but , non pas comme le voulaient les sectaires , mais pour le plus grand bien de l' humanité . Les réformes ne triomphent jamais directement ; elles triomphent en forçant leurs adversaires , pour les vaincre , à se rapprocher d' elles . C' est une tempête qui entraîne à reculons ceux qui essaient de lui faire face , un fleuve qui emporte ceux qui le refluent , un noeud qu' on serre en voulant le délier , un feu qu' on allume en soufflant dessus pour l' éteindre . L' humanité , comme le * Dieu biblique , fait sa volonté par les efforts de ses ennemis . Examinez l' histoire de toutes les grandes réformes . Il semble au premier coup d' oeil qu' elles ont été vaincues . Mais de fait la réaction qui leur a résisté n' en a triomphé qu' en leur cédant ce qu' elles renfermaient de juste et de légitime . On pourrait dire des réformes comme des croisades : aucune n' a réussi ; toutes ont réussi . Leur défaite est leur victoire , ou plutôt nul ne triomphe absolument dans ces grandes luttes , si ce n' est l' humanité , qui fait son profit et de l' énergique initiative des novateurs , et de la réaction , qui sans le vouloir corrige et améliore ce qu' elle voulait étouffer . Il faut , à mon sens , savoir bon gré à ceux qui tentent un problème , lors même qu' ils sont fatalement condamnés à ne pas le résoudre . Car , avant d' arriver à la bonne solution , il faut en essayer beaucoup de mauvaises , il faut rêver la panacée et la pierre philosophale . Je ne puis faire grand cas de cette sagesse toute négative , si en faveur parmi nous , qui consiste à critiquer les chercheurs et à se tenir immobile dans sa nullité pour rester possible et ne pas être subversif . C' est un petit mérite de ne pas tomber quand on ne fait aucun mouvement . Les premiers qui abordent un nouvel ordre d' idées sont condamnés à être des charlatans de plus ou moins bonne foi . Il nous est facile aujourd'hui de railler * Paracelse , * Agrippa , * Cardan , van * Helmont , et pourtant sans eux nous ne serions pas ce que nous sommes . L' humanité n' arrive à la vérité que par des erreurs successives . C' est le vieux * Balaam qui tombe et ses yeux s' ouvrent . à voir les flots rouler sur la plage leurs montagnes toujours croulantes , le sentiment qu' on éprouve est celui de l' impuissance . Cette vague venait si fière , et elle s' est brisée au grain de sable , et elle expire en caressant faiblement la rive qu' elle semblait vouloir dévorer . Mais en y songeant , on trouve que ce travail n' est pas si vain qu' il semble ; car chaque vague , en expirant , gagne toujours quelque chose , et toutes les vagues réunies font la marée montante , contre laquelle le ciel et l' enfer seraient impuissants . Les nations étrangères se moquent souvent des pas de clercs que fait la * France en fait de révolutions , et des déconvenues qui la font revenir tout bonnement au point d' où elle était partie , après avoir payé chèrement sa promenade . Il leur est facile , à eux qui ne tentent rien , et nous laissent faire les expériences à nos dépens , de rire quand nous faisons un faux pas sur ce terrain inconnu . Mais qu' ils essaient aussi quelque chose , et nous verrons ... l' * Angleterre , par exemple , se repose obstinément sur les plus flagrantes contradictions . Son système religieux est de tous le plus absurde , et elle s' y rattache avec frénésie . Elle refuse de voir . Son repos et sa prospérité font sa honte et arguent sa nullité . Telle est donc la situation de l' esprit humain . Un immense problème est là devant lui ; la solution est urgente , il la faut à l' heure même ; et la solution est impossible , elle ne sera peut-être mûre que dans un siècle . Alors viennent les empiriques avec leur triste naïveté ; chacun d' eux a trouvé du premier coup ce qui embarrasse si fort les sages , chacun d' eux promet de pacifier toute chose , ne mettant qu' une condition au salut de la société , c' est qu' on les laisse faire . Les sages qui savent combien le problème est difficile , haussent les épaules . Mais le peuple n' a pas le sentiment de la difficulté des problèmes , et la raison en est évidente : il se les figure d' une manière trop simple , et il ne tient pas compte de tous les éléments . Chercher l' équilibre stable et le repos à une pareille époque , c' est chercher l' impossible ; on est fatalement dans le provisoire et l' instable . Le calme n' est qu' un armistice , un point d' arrêt pour prendre haleine . L' humanité , quand elle est fatiguée , consent à surseoir ; mais surseoir n' est pas se reposer . Il est impossible à la société de trouver le calme dans un état où elle souffre d' une plaie réelle , comme celle qu' elle porte de nos jours . La conscience seule du mal empêche le repos . On ne fait que sommeiller entre deux accès . à une telle époque nul n' a raison , si ce n' est le critique qui ne prononce pas . Car le siècle est sous le coup d' un problème à la fois inévitable et insoluble . à ces époques , l' embarras et l' indécision sont le vrai ; celui qui n' est pas embarrassé est un petit esprit ou un charlatan . La vie de l' humanité , comme la vie de l' individu , pose sur des contradictions nécessaires . La vie n' est qu' une transition , un intolérable longtemps continué . Il n' y a pas de moment où l' on puisse dire qu' on repose sur le stable ; on espère y arriver , et ainsi l' on va toujours . Il ne faut donc pas s' étonner de ces antinomies insolubles . Il n' y a que les esprits étroits qui puissent se faire à chaque moment un système net , arrondi , et s' imaginer qu' avec une constitution a priori on pourra combler ce vide infini . L' homme de parti a besoin de croire qu' il a absolument raison , qu' il combat pour la sainte cause , que ceux qu' il a en face de lui sont des scélérats et des pervers . L' homme de parti veut imposer ses colères à l' avenir , sans songer que l' avenir n' a de colère contre personne , que * Spartacus et * Jean * De * Leyde ne sont pour nous qu' intéressants . Chose étrange ! On est impartial et critique pour les fanatismes du passé , et on est soi-même fanatique . On se barricade dans son parti pour ne pas voir les raisons du parti contraire . Le sage n' a de colère contre personne , car il sait que la nature humaine ne se passionne que pour la vérité incomplète . Il sait que tous les partis ont à la fois tort et raison . Les conservateurs ont tort ; car l' état qu' ils défendent comme bon et qu' ils ont raison de défendre , est mauvais et intolérable . Les révolutionnaires ont tort ; car , s' ils voient le mal , ils n' ont pas plus que les autres l' idée organisatrice . Or il est absurde de détruire , quand on n' a rien à mettre en place . La révolution sera légitime et sainte , quand , l' idée régénératrice , c' est-à-dire la religion nouvelle , ayant été découverte , il ne s' agira plus que de renverser l' état vieilli pour lui faire sa place légitime ; ou plutôt alors la révolution n' aura pas besoin d' être faite ; elle se fera d' elle-même . Toute constitution serait par elle immédiatement abrogée ; car elle serait souveraine absolue . Il en fut ainsi en 89 . La révolution était mûre alors ; elle était déjà faite dans les moeurs ; tout le monde voyait une flagrante contradiction entre les idées nouvelles , créées par le XVIIIe siècle , et les institutions existantes . Il en fut de même en 1830 : la révolution libérale avait précédé , les principes étaient acceptés d' avance . En fut -il ainsi en 1848 ? L' avenir le dira ; toujours est -il remarquable que les plus embarrassés au lendemain de la victoire ont été les vainqueurs . La révolution de 1848 n' est rien en tant que révolution politique ; comparez les hommes et la politique d' aujourd'hui aux hommes et à la politique d' avant février , vous trouverez la plus parfaite identité . Elle ne signifie qu' en tant que révolution sociale . Or comme telle , elle était certainement prématurée , puisqu' elle a avorté . Les révolutions doivent se faire pour des principes acquis , et non pour des tendances , qui ne sont point encore arrivées à se formuler d' une manière pratique . Là est donc le secret de notre situation . L' état actuel étant défectueux et senti défectueux , quiconque se propose comme pouvant y apporter le remède est le bienvenu . Le lendemain d' une révolution se pose le germe d' une autre révolution . De là la faveur assurée à tout parti qui n' a pas encore fait ses preuves . Mais aussitôt qu' il a triomphé , il est aussi embarrassé que les autres ; car il n' en sait pas davantage . De là , l' impopularité nécessaire de tout pouvoir , et la position fatale faite à tout gouvernement . Car on exige de lui sur l' heure ce qu' il ne peut donner , et ce que personne ne possède , la solution du problème du moment . Tout gouvernement devient ainsi , par la force des choses , un point de mire exposé à tous les coups , et est fatalement condamné à ne pouvoir remplir sa tâche . C' est une tactique déloyale de rappeler aux gouvernants ce qu' ils ont dit et promis durant leur période d' opposition , et de les mettre en contradiction avec eux-mêmes ; car cette contradiction est nécessaire , et ceux qui déclarent si fermement qu' ils feraient autrement s' ils étaient au pouvoir , mentent ou se trompent . S' ils étaient au pouvoir , ils subiraient les mêmes nécessités et feraient de même . Depuis soixante ans , il n' y a pas eu un chef de l' état qui ne soit mort sur l' échafaud ou dans l' exil , et cela est nécessaire . L' échafaud ou dans l' exil , et cela était nécessaire . Tout autre aura le même sort , si une loi périodique , qui lui serait au fond plus favorable qu' on ne pense , ne vient à temps le délivrer du pouvoir . Comment voulez -vous qu' on ne succombe pas sous une tâche impossible ? Au fond , cela fait honneur à la * France ; cela prouve qu' elle s' est fait une haute idée du parfait . C' est notre gloire d' être difficiles et mécontents . La médiocrité est facilement satisfaite ; les grandes âmes sont toujours inquiètes , agitées , car elles aspirent sans cesse au meilleur . L' infini seul pourrait les rassasier . L' humanité est ainsi dans la position d' un malade , qui souffre dans toutes les positions , et pourtant se laisse toujours leurrer par l' espérance qu' il sera mieux en changeant de côté . Les révolutions sont les ébranlements de cet éternel * Encelade se retournant sur lui-même quand l' * Etna pèse trop fort . Il est superficiel d' envisager l' histoire comme composée de périodes de stabilité et de périodes de transition . C' est la transition qui est l' état habituel . Sans doute l' humanité demeure plus ou moins longtemps sur certaines idées ; mais c' est comme l' oiseau de paradis de la légende , qui couve en volant . Tout est but , tout est moyen . Dans la vie humaine , l' âge mûr n' est pas le but de la jeunesse , la vieillesse n' est pas le but de l' âge mûr . Le but , c' est la vie entière prise dans son unité . Il y a une illusion d' optique à laquelle nous autres , nés de 1815 à 1830 , nous sommes sujets . Nous n' avons pas vu de grandes choses ; alors nous nous reportons pour tout à la révolution : c' est là notre horizon , la colline de notre enfance , notre bout du monde ; or , il se trouve que cet horizon est une montagne ; nous mesurons tout sur cette mesure . Ceci est trompeur , et ne peut pas fournir d' induction pour l' avenir . Car , depuis l' invasion qui fait la limite de l' histoire ancienne et de l' histoire moderne , il n' y a pas de fait comme celui -là , et peut-être n' y en aura -t-il pas avant des siècles . Or , sitôt qu' il est question de révolution , s' agirait -il d' un enfantillage , nous nous reportons à cette gigantesque cataracte , et jamais aux changements bien plus lents que présente l' histoire antérieure , le XVIe et le XVIIe siècle , par exemple . Je me garderai de suivre l' économie politique dans ses déductions ; les économistes attribueraient sans doute à mon incompétence les défiances que ces déductions m' inspirent ; mais je suis compétent en morale et en philosophie de l' humanité . Je ne m' occupe pas des moyens ; je dis ce qui doit être et par conséquent ce qui sera . Eh bien , j' ai la certitude que l' humanité arrivera avant un siècle à réaliser ce à quoi elle tend actuellement , sauf , bien entendu , à obéir alors à de nouveaux besoins . Alors on sera critique pour tous les partis , et pour ceux qui résistèrent , et pour ceux qui s' imaginèrent reconstruire la société comme on bâtit un château de cartes . Chacun aura son rôle , et nous , les critiques , comme les autres . Ce qu' il y a de sûr , c' est que personne n' aura absolument raison ni absolument tort . * Barbès lui-même , le révolutionnaire irrationnel , aura ce jour -là sa légitimité ; on se l' expliquera et on s' y intéressera . L' erreur commune des socialistes et de leurs adversaires est de supposer que la question de l' humanité est une question de bien-être et de jouissance . Si cela était , * Fourier et * Cabet auraient parfaitement raison . Il est horrible qu' un homme soit sacrifié à la jouissance d' un autre . L' inégalité n' est concevable et juste qu' au point de vue de la société morale . S' il ne s' agissait que de jouir , mieux vaudrait pour tous le brouet noir que pour les uns les délices , pour les autres la faim . En vérité , serait -ce la peine de sacrifier sa vie et son bonheur au bien de la société , si tout se bornait à procurer de fades jouissances à quelques niais et insipides satisfaits , qui se sont mis eux-mêmes au ban de l' humanité , pour vivre plus à leur aise ? Je le répète , si le but de la vie n' était que de jouir , il ne faudrait pas trouver mauvais que chacun réclamât sa part , et , à ce point de vue , toute jouissance qu' on se procurerait aux dépens des autres serait bien réellement une injustice et un vol. Les folies communistes sont donc la conséquence du honteux hédonisme des dernières années . Quand les socialistes disent : le but de la société est le bonheur de tous ; quand leurs adversaires disent : le but de la société est le bonheur de quelques-uns , tous se trompent ; mais les premiers moins que les seconds . Il faut dire : le but de la société est la plus grande perfection possible de tous , et le bien-être matériel n' a de valeur qu' en tant qu' il est dans une certaine mesure la condition indispensable de la perfection intellectuelle . L' état n' est ni une institution de police , comme le voulait * Smith , ni un bureau de bienfaisance ou un hôpital , comme le voudraient les socialistes . C' est une machine de progrès . Tout sacrifice de l' individu qui n' est pas une injustice , c' est-à-dire la spoliation d' un droit naturel , est permis pour atteindre cette fin ; car dans ce cas le sacrifice n' est pas fait à la jouissance d' un autre , il est fait à la société tout entière . C' est l' idée du sacrifice antique , l' homme pour la nation : expedit unum hominem mori pro populo . l' inégalité est légitime toutes les fois que l' inégalité est nécessaire au bien de l' humanité . Une société a droit à ce qui est nécessaire à son existence , quelque apparente injustice qui en résulte pour l' individu . Le principe : il n' y a que des individus , est vrai comme fait physique , mais non comme proposition téléologique . Dans le plan des choses , l' individu disparaît ; la grande forme esquissée par les individus est seule considérable . Les socialistes ne sont réellement pas conséquents , quand ils prêchent l' égalité . Car l' égalité ressort surtout de la considération de l' individu , et l' inégalité ne se conçoit qu' au point de vue de la société . La possibilité et les besoins de la société , les intérêts de la civilisation priment tout le reste . Ainsi , la liberté individuelle , l' émulation , la concurrence , étant la condition de toute civilisation , mieux vaut l' iniquité actuelle que les travaux forcés du socialisme . Ainsi , la culture savante et lettrée étant absolument indispensable dans le sein de l' humanité , lors même qu' elle ne pourrait être le partage que d' un très petit nombre , ce privilège flagrant serait excusé par la nécessité . Il n' y a pas en effet de tradition pour le bonheur , et il y a tradition pour la science . Je vais jusqu'à dire que , si jamais l' esclavage a pu être nécessaire à l' existence de la société , l' esclavage a été légitime ; car alors les esclaves ont été esclaves de l' humanité , esclaves de l' oeuvre divine , ce qui ne répugne pas plus que l' existence de tant d' êtres attachés fatalement au joug d' une idée qui leur est supérieure et qu' ils ne comprennent pas . S' il venait un jour où l' humanité eût de nouveau besoin d' être gouvernée à la vieille manière , de subir un code à la * Lycurgue , cela serait de droit . Réciproquement , il se peut qu' un jour le droit international s' étende à ce point que chaque nation soit sensible comme un membre à tout ce qui se fera chez les autres . Avec une moralité plus parfaite , des droits qui sont maintenant faux et dangereux seront incontestés ; car la condition de ces droits sera posée , et elle ne l' est pas encore . Cela se conçoit du moment que l' on attribue à l' humanité une fin objective ( c' est-à-dire indépendante du bien-être des individus ) la réalisation du parfait , la grande déification . La subordination des animaux à l' homme , celle des sexes entre eux ne choque personne , parce qu' elle est l' oeuvre de la nature et de l' organisation fatale des choses . Au fond , la hiérarchie des hommes selon leur degré de perfection n' est pas plus choquante . Ce qui est horrible , c' est que l' individu , de son droit propre et pour sa jouissance personnelle , enchaîne son semblable pour jouir de son travail . L' inégalité est révoltante , quand on considère uniquement l' avantage personnel et l' égoïste que le supérieur tire de l' inférieur ; elle est naturelle et juste , si on la considère comme la loi fatale de la société , la condition au moins transitoire de sa perfection . Ceux qui envisagent les droits , aussi bien que le reste , comme étant toujours les mêmes d' une manière absolue , ont des anathèmes contre les faits les plus nécessaires de l' histoire . Mais cette manière de voir a vieilli ; l' esprit humain a passé de l' absolu à l' historique ; il envisage désormais toute chose sous la catégorie du devenir . les droits se font comme toute chose ; ils se font , non pas par des lois positives , bien entendu , mais par l' exaltation successive de l' humanité , laquelle se manifeste en la conquête qu' elle fait de ces droits . Le fait ne constitue pas le droit , mais manifeste le droit . Tous les droits doivent être conquis , et ceux qui ne peuvent pas les conquérir prouvent qu' ils ne sont pas mûrs pour ces droits , que ces droits n' existent pas pour eux , si ce n' est en puissance . L' affranchissement des noirs n' a été ni conquis ni mérité par les noirs , mais par les progrès de la civilisation de leurs maîtres . Ce n' est pas parce qu' on a prouvé à une nation qu' elle a droit à son indépendance qu' elle se lève : le jeune lion se lève pour la chasse , quand il se sent assez fort , sans qu' on le lui dise . La volonté de l' humanité ne fait pas le droit , comme le voulait * Jurieu ; mais elle est , dans sa tendance générale et ses grands résultats , l' indice du droit . Les défenseurs du droit absolu , comme les juristes , et du fait aveugle , comme * Calliclès , ont tort les uns et les autres . Le fait est le criterium du droit . La révolution française n' est pas légitime , parce qu' elle s' est accomplie : mais elle s' est accomplie parce qu' elle était légitime . Le droit , c' est le progrès de l' humanité : il n' y a pas de droit contre ce progrès ; et réciproquement , le progrès suffit pour tout légitimer . Tout ce qui sert à avancer * Dieu est permis . Nous autres , français , qui avons l' esprit absolu et exclusif , nous tombons ici en d' étranges illusions , et nous faisons fort souvent ce raisonnement , qui sent encore sa scolastique : " tel système d' institution serait intolérable chez nous , au point où nous en sommes : donc il doit l' être partout , et il a dû l' être toujours . " les simples portent cela jusqu'à des naïvetés adorables . Ne voulaient -ils pas , il y a quelques mois , rendre toute l' * Europe républicaine malgré elle ? Nous voulons établir partout le gouvernement qui nous convient et auquel nous avons droit . Nous croirions faire une merveille en établissant le régime constitutionnel parmi les sauvages de l' * Océanie , et bientôt nous enverrons des notes diplomatiques au grand turc , pour l' engager à convoquer son parlement . Nous raisonnons de la même manière relativement à l' émancipation des noirs . Certes , s' il y a une réforme urgente et mûre , c' est celle -là . Mais nous en concluons qu' il faut sans transition appliquer aux noirs le régime de liberté individuelle qui nous convient à nous autres civilisés , sans songer qu' il faut avant tout faire l' éducation de ces malheureux , et que ce régime n' est pas bon pour cela . Le meilleur système que l' on puisse suivre pour faire l' éducation des races sauvages , c' est celui que la providence a suivi dans l' éducation de l' humanité ; car ce n' est pas au hasard apparemment qu' elle l' a choisi . Or , voyez par combien d' étapes les peuples ont passé . Il est certain que la civilisation ne s' improvise pas , qu' elle exige une longue discipline , et que c' est rendre un mauvais service aux races incultes que de les émanciper du premier coup . J' imagine qu' il faudrait leur faire traverser un état analogue aux théocraties anciennes . L' esclavage n' élève pas le noir , ni la liberté non plus . Libre , il dormira tout le jour , ou il ira comme l' enfant courir les bois . Il y a dans l' abolitionnisme à outrance une profonde ignorance de la psychologie de l' humanité . J' imagine , du reste , que l' étude scientifique et expérimentale de l' éducation des races sauvages deviendra un des plus beaux problèmes proposés à l' esprit européen , lorsque l' attention de l' * Europe pourra un instant se détourner d' elle-même . L' histoire de l' humanité n' est pas seulement l' histoire de son affranchissement , c' est surtout l' histoire de son éducation . que serait l' humanité si elle n' avait traversé les théocraties anciennes et les sévères législations à la * Lycurgue ? Le fouet a été nécessaire dans l' éducation de l' humanité . Nous n' envisageons plus ces formes que comme des obstacles , que l' humanité a dû briser . Elle a dû les briser sans doute , mais après en avoir fait son profit . Et n' était -ce pas elle après tout qui se les était créés ? L' effort que l' on a fait pour les détruire aveugle sur leur utilité antérieure . Les histoires révolutionnaires ont le tort de présenter la destruction des formes anciennes comme le grand résultat du progrès de l' humanité . Détruire n' est pas un but . L' humanité a vécu dans les formes anciennes jusqu'à ce qu' elles soient devenues trop étroites ; alors elle les a fait éclater ; mais croyez -vous que ce fût par colère contre ces formes ? Croyez -vous que quand l' oiseau brise son oeuf , son but soit de le briser ? Non ; son but est de passer à une vie nouvelle . Tout au plus , si l' oeuf résistait , pourrait -il y déployer un peu de colère . De même , les formes de l' humanité s' étant durcies et comme pétrifiées , il a fallu un grand effort pour les rompre ; l' humanité a dû recueillir ses forces et se proposer la destruction pour elle-même . Il est dans la loi des choses que les formes de l' humanité acquièrent une certaine solidité , que toute pensée aspire à se stéréotyper et à se poser comme éternelle . Cela devient par la suite un obstacle , quand il faut briser ; mais dites donc aussi qu' on ne devrait bâtir que des chaumières de boue ou des tentes susceptibles d' être enlevées en une heure et qui ne laissent pas de ruines , parce qu' en bâtissant des palais , on aura beaucoup de peine quand il faudra les démolir . Hélas ! Nous ne sommes que trop portés à cet établissement éphémère . L' humanité est , de nos jours , campée sous la tente . Nous avons perdu le long espoir et les vastes pensées . L' idée de démolition nous préoccupe et nous aveugle . Le christianisme , par exemple , n' est plus aujourd'hui qu' un barrage , une pyramide en travers du chemin , une montagne de pierres qui entrave les constructions nouvelles . A -t-on mal fait pour cela de bâtir la pyramide ? Le moule , en acquérant de la dureté , devient une prison . N' importe ; car il est essentiel que , pour bien imprimer ses formes , il soit dur . Il ne devient prison que du moment où l' objet moulé aspire à sortir . Alors luttes et malédictions , car on ne le voit plus que comme obstacle . Toujours la vue fatalement partielle et rendue telle par le but pratique qu' on se propose . Celui qui détruit ne peut être juste pour ce qu' il détruit ; car il ne l' envisage que comme une borne , une sottise , une absurdité . - mais songez donc que c' et l' humanité qui l' a fait . Prenez l' institution la plus odieuse , l' inquisition . L' * Espagne l' a faite , l' a soufferte , et apparemment s' en serait débarrassée , si elle l' avait voulu . Ah ! Si nous nous mettions au point de vue espagnol , nous la comprendrions sans doute . Le spéculatif seul peut être critique ; les libéraux ne le sont pas ; ils sont superficiels . L' humanité a tout fait . On ne déclame que parce que l' on se figure la chaîne comme imposée par une force étrangère à l' humanité . Or , l' humanité seule s' est donnée des chaînes . Il y a dans l' humanité des éléments qui semblent uniquement destinés à arrêter ou modérer sa marche . Il ne faut pas les juger pour cela inutiles . La réaction a sa place dans le plan providentiel ; elle travaille sans le savoir au bien de l' ensemble . Il y a des pentes où le rôle de la traction se borne à retenir . Ceux qui veulent arrêter un mouvement lui rendent un double service : ils l' accélèrent et ils le règlent . Le but de l' humanité est d' approfondir successivement tous les modes de vie , de les couver , de les digérer , pour ainsi dire , pour s' assimiler ce qu' ils contiennent de vrai et rejeter le mauvais ou l' inutile . Il est donc essentiel qu' elle les garde quelque temps , pour opérer à loisir cette analyse ; autrement la digestion trop hâtée n' aboutirait qu' à l' affaiblir ; l' assimilation d' une foule d' éléments vraiment nutritifs serait empêchée . Si les hommes qui jouent ce rôle étaient désintéressés , c' est-à-dire s' ils ne se proposaient que le plus grand progrès de l' humanité , ce seraient des héros ; car c' est un vilain rôle que celui de réagisseur , et peu apprécié . L' essentiel pour l' humanité est de bien faire ce qu' elle fait , de telle sorte qu' il n' y ait plus à y revenir . Ce n' est pas en courant çà et là , en engouffrant et rejetant toutes les idées avec une effrayante voracité , sans les mastiquer ni les digérer , qu' une oeuvre aussi sérieuse s' accomplira . Je le répète , si l' on n' envisageait dans la civilisation que le bien personnel qui en résulte pour les civilisés , peut-être faudrait -il hésiter à sacrifier pour le bien de la civilisation une portion de l' humanité à l' autre . Mais il s' agit de réaliser une forme plus ou moins belle de l' humanité ; pour cela , le sacrifice des individus est permis . Combien de générations il a fallu sacrifier pour élever les gigantesques terrasses de * Ninive et de * Babylone . Les esprits positifs trouvent cela tout simplement absurde . Sans doute , s' il s' était agi de procurer des jouissances d' orgueil à quelque tyran imbécile . Mais il s' agissait d' esquisser en pierre un des états de l' humanité . Allez , les générations ensevelies sous ces masses ont plus vécu que si elles avaient végété heureuses sous leur vigne et sous leur figuier . J' ai sous les yeux en écrivant ces lignes la grande merveille de la * France royale , * Versailles . Je repeuple en esprit ces déserts de tout le siècle qui s' est envolé . le roi au centre ; ici * Condé et les princes ; là-bas , dans cette allée , * Bossuet et les évêques ; ici au théâtre , * Racine , * Lulli , * Molière et déjà quelques libertins ; sur les balustres de l' orangerie , * Madame * De * Sévigné et les grandes dames ; là-bas , dans ces tristes murs de * Saint- * Cyr , * Madame * De * Maintenon et l' ennui . Voilà une civilisation très critiquable assurément , mais parfaitement une et complète ; c' est une forme de l' humanité , comme telle autre . Ce serait bien dommage après tout qu' elle n' eût pas été représentée . Eh bien , elle ne pouvait l' être qu' au prix de terribles sacrifices . L' abrutissement du peuple , l' arbitraire et le caprice , les intrigues de cour et les lettres de cachet , la bastille , la potence et les grands-jours sont des pièces essentielles de cet édifice , de sorte que si vous récusez les abus , récusez aussi l' édifice ; car ils entrent comme parties intégrantes dans sa construction . Je préférerais pour ma part le siècle de * Louis * Xiv , bien qu' il soit très antipathique à mon goût individuel et que je regarde comme assez niais l' engouement dont on s' était pris pour ce temps dans les dernières années de l' ancien régime , je le préférerais , dis -je , à un état parfaitement régulier , où tous les intérêts seraient assurés , toutes les libertés respectées , où chacun vivrait à son aise , ne créant rien , ne fondant rien , ne produisant rien . Car le but de l' humanité n' est pas que les individus vivent à l' aise , mais que les formes belles et caractérisées soient représentées , et que la perfection se fasse chair . Au point de vue de l' individu , la liberté , l' égalité absolues semblent de droit naturel . Au point de vue de l' espèce , le gouvernement et l' inégalité se comprennent . Mieux vaut quelque brillante personnification de l' humanité , le roi , la cour , qu' une médiocrité générale . Il faut que la noble vie se mène par quelques-uns , puisqu' elle ne peut se mener par tous . Ce privilège serait odieux , si l' on n' envisageait que la jouissance de l' individu privilégié ; il cesse de l' être si l' on y voit la réalisation d' une forme humanitaire . Notre petit système de gouvernement bourgeois , aspirant par-dessus tout à garantir les droits et à procurer le bien-être de chacun , est conçu au point de vue de l' individu , et n' a pu rien produire de grand . * Louis * Xiv eût -il bâti * Versailles , s' il eût eu des députés grincheux pour lui rogner ses budgets ? L' avènement du peuple pourra seul faire revivre ces hautes aspirations du vieux monde aristocratique . Il vaudrait mieux sans doute que tous fussent grands et nobles . Mais , tandis que cela sera impossible , il est important que la tradition de la belle vie humaine se maintienne dans l' élite . Les petits seraient -ils plus grands , parce que les grands seraient de leur taille ? L' égalité ne sera de droit que quand tous pourront être parfaits dans leur mesure . je dis dans leur mesure ; car l' égalité absolue est aussi impossible dans l' humanité que le serait l' égalité absolue des espèces dans le règne animal . L' humanité , en effet , n' existerait pas comme unité , si elle était formée d' unités parfaitement égales et sans rapport de subordination entre elles . L' unité n' existe qu' à condition que des fonctions diverses concourent à une même fin ; elle suppose la hiérarchie des parties . Mais chaque partie est parfaite quand elle est tout ce qu' elle peut être , et qu' elle fait excellemment tout ce qu' elle doit faire . Chaque individu ne sera jamais parfait ; mais l' humanité sera parfaite et tous participeront à sa perfection . Rien n' est explicable dans le monde moral au point de vue de l' individu . Tout est confusion , chaos , iniquité révoltante , si on n' envisage la résultante transcendentale où tout s' harmonise et se justifie . La nature nous montre sur une immense échelle le sacrifice de l' espèce inférieure à la réalisation d' un plan supérieur . Il en est de même dans l' humanité . Peut-être même faudrait -il dépasser encore cet horizon trop étroit et ne chercher la justice , la grande paix , la solution définitive , la complète harmonie , que dans un plus vaste ensemble , auquel l' humanité elle-même serait subordonnée , dans ce ( ... ) mystérieux , qui sera encore , quand l' humanité aura disparu . CHAPITRE XIX on se figure volontiers que la civilisation moderne doit avoir un destin analogue à la civilisation ancienne , et subir comme elle une invasion de barbares . On oublie que l' humanité ne se répète jamais et n' emploie pas deux fois le même procédé . Tout porte à croire , au contraire , que ce fait d' une civilisation étouffée par la barbarie sera unique dans l' histoire , et que la civilisation moderne est destinée à se propager indéfiniment . Il en eût été ainsi vraisemblablement de la civilisation gréco-romaine , sans le grand cataclysme qui l' emporte . Le IVe et le Ve siècle ne sont si maigres et si superstitieux dans le monde latin qu' à cause des calamités des temps . Si les barbares n' étaient pas venus , il est probable que le Ve ou le VIe siècle nous eût présenté une grande civilisation , analogue à celle de * Louis * Xiv , un christianisme grave et sévère , tempéré de philosophie . Certaines personnes se plaisent à relever les traits qui , dans notre littérature et notre philosophie , rappellent la décadence grecque et romaine , et en tirent cette conclusion , que l' esprit moderne , après avoir eu ( disent -elles ) son époque brillante au XVIIe siècle , déchoit et va s' éteignant peu à peu . Nos poètes leur rappellent * Stace et * Silius * Italicus ; nos philosophes , * Porphyre et * Proclus ; l' éclectisme , des deux côtés , clot la série . Nos éditeurs , compilateurs , abréviateurs , philologues , critiques répondraient aux rhéteurs , grammairiens , scoliastes d' * Alexandrie , de * Rhodes , de * Pergame . Nos politiques lettrés seraient les sophistes hommes d' état , * Dion * Chrysostôme , * Themistius , * Libanius . Nos jolies imitations du style classique , nos pastiches de couleur exotique sont bien du * Lucien . Mais les vrais critiques n' emploient qu' avec une extrême réserve ce mot si trompeur de décadence . les rhéteurs qui voudraient nous faire croire que * Tacite , comparé à * Tite- * Live , est un auteur de décadence , prétendront aussi sans doute que * Mm . * Thierry et * Michelet sont des décadences de * Rollin et d' * Anquetil . L' esprit humain n' a pas une marche aussi simple . Expliquez donc par une décadence ce prodigieux développement de la littérature allemande , qui , à la fin du XVIIIe siècle , a ouvert pour l' * Europe une vie nouvelle . Dites que saint * Augustin , saint * Jean * Chrysostôme , saint * Basile sont des génies de l' âge de fer . L' esprit humain ne voit pâlir une de ses faces que pour faire éclater par une autre de plus éblouissantes merveilles . La décadence n' a lieu que selon les esprits étroits qui se tiennent obstinément à un même point de vue en littérature , en art , en philosophie , en science . Certes le littérateur trouve saint * Augustin et saint * Ambroise inférieurs à * Cicéron et à * Sénèque , le savant rationaliste trouve les légendaires du moyen âge crédules et superstitieux auprès de * Lucrèce ou d' * évhémère . Mais celui qui envisage la totalité de l' esprit humain , ne sait pas ce que c' est que décadence . Le XVIIIe siècle n' a ni * Racine ni * Bossuet ; et pourtant il est bien supérieur au XVIIe ; sa littérature , c' est sa science , c' est sa critique , c' est la préface de l' encyclopédie , ce sont les lumineux essais de * Voltaire . Il n' y avait qu' une vie pour les états antiques . Renverser les vieilles institutions de * Sparte , c' était renverser * Sparte elle-même . Il fallait alors , pour être bon patriote , être conservateur à tout prix : le sage antique est obstinément attaché aux usages nationaux . Il n' en est pas de même chez nous , puisque le jour où la * France a détruit son vieil établissement a été le jour où a commencé son épopée . Pour moi , j' imagine que , dans cinq cents ans , l' histoire de * France commencera au jeu de paume et que ce qui précède sera traité en arrière-plan , comme une intéressante préface , à peu près comme ces notions sur la * Gaule antique , dont on fait aujourd'hui précéder nos histoires de * France . C' est un facile lieu commun que de parler à tout propos de palingénésie sociale , de rénovation . Il ne s' agit pas de renaître , mais de continuer à vivre : l' esprit moderne , la civilisation , est fondée à jamais , et les plus terribles révolutions ne feront que signaler les phases infiniment variées de ce développement . En prenant comme nécessaire le grand fait de l' invasion des barbares , et le critiquant a priori , on trouve qu' il eût pu se passer de deux manières . Dans la première manière ( celle qui a eu lieu en effet ) , les barbares , plus forts que * Rome , ont détruit l' édifice romain , puis , durant de longs siècles , ont cherché à rebâtir quelque chose sur le modèle de cet édifice et avec des matériaux romains . Mais une autre manière eût été également possible . * Rome était parvenue à s' assimiler parfaitement les provinces , et à les faire vivre de sa civilisation ; mais elle n' avait pu agir de même sur les barbares qui se précipitèrent au IVe et au Ve siècle . On ne peut croire que cela eût été à la rigueur impossible , quand on voit l' empressement avec lequel les barbares , dès leur entrée dans l' empire , embrassent les formes romaines , et se parent des oripeaux romains , des titres de consuls , de patrices , des costumes et des insignes romains . Nos mérovingiens , entre autres , embrassèrent la vie romaine avec une naïveté tout à fait aimable , et , quant aux deux civilisations ostrogothes et visigothes , elles sont si bien la prolongation immédiate de la civilisation romaine qu' elles ajoutèrent un chapitre important , quoique peu original , à l' histoire des littératures classiques . Les barbares ne changèrent rien d' abord à ce qu' ils trouvèrent établi . Indifférents à la culture savante , ils la regardaient sans attention et par conséquent sans colère . Quelques-uns même ( * Théodoric , * Chilpéric , etc. ) y prirent goût avec une facilité et une promptitude qui étonnent . Je crois que , si l' empire eût eu au IVe siècle des grands hommes comme au second siècle , et surtout si le christianisme eût été aussi fortement centralisé à * Rome qu' il le fut dans les siècles suivants , il eût été possible de rendre romains les barbares , avant leur entrée ou dès leur entrée , et de sauver ainsi la continuité de la machine . Il n' a tenu qu' à un fil qu' il n' y eût pas de moyen âge et que la civilisation romaine se continuât de plain-pied . Si les écoles gallo-romaines eussent été assez fortes pour faire en un siècle l' éducation des francs , l' humanité eût fait une épargne de dix siècles . Si cela ne se fit pas , ce fut la faute des écoles et des institutions , non la faute des francs ; l' esprit romain était trop affaibli pour opérer sur le champ cette oeuvre immense . La question , en un mot , était de savoir si le vieil édifice , où tant de matériaux nouveaux demandaient à entrer , se renouvellerait par une lente substitution de parties qui n' interrompît pas un instant son identité , ou s' il subirait une démolition complète pour être rebâti ensuite avec combinaison des nouveaux et des anciens matériaux , mais toujours sur l' ancien plan . Comme * Rome était trop faible pour s' assimiler immédiatement ces éléments nouveaux et violents , les choses se passèrent de cette seconde manière . Les barbares renversèrent l' empire ; mais , au fond , quand ils essayèrent de reconstruire , ils revinrent au plan de la société romaine , qui les avait frappés dès le premier moment par sa beauté , et le seul d' ailleurs qu' ils connussent . Leur conversion au christianisme , qu' était -ce , sinon leur affiliation à * Rome , par les évêques , continuateurs directs de l' habit , de la langue et des moeurs romaines ? L' empire , dont ils reprirent l' idée pour leur compte , qu' était -il , sinon une façon de se rattacher à * Rome , source unique de toute autorité légitime ? Et la papauté , quelle est son origine , si ce n' est cette même idée , que tout vient de * Rome , que * Rome est la capitale du monde ? L' empire romain ne doit pas tant être considéré comme un état qui a été renversé pour faire place à d' autres , que comme le premier essai de la civilisation universelle , se continuant à travers une extinction momentanée de la réflexion ( qui est le moyen âge ) dans la civilisation moderne . L' invasion et le moyen âge ne sont réellement que la crise provoquée par l' intrusion violente des éléments nouveaux qui venaient vivifier et élargir l' ancien cercle de vie . Ce ne sont que des accidents dans le grand voyage , accidents qui ont pu causer de fâcheux retards , bien compensés par les inappréciables avantages que l' humanité en a retirés . Tout ceci peut être appliqué trait pour trait à l' avenir de la civilisation moderne . Dans l' hypothèse , infiniment peu probable , où les barbares ( et ces barbares , bien entendu , ne doivent être cherchés que parmi nous ) , la renverseraient brusquement , et sans qu' elle eût eu le temps de se les assimiler , il est indubitable qu' après l' avoir renversée , ils retourneraient à ses ruines pour y chercher les matériaux de l' édifice futur , que nous deviendrions à leur égard des classiques et des éducateurs , que ce seraient des rhéteurs de la vieille société qui les initieraient à la vie intellectuelle et seraient l' occasion d' une autre renaissance , qu' il y aurait encore des * Martien * Capella , des * Boèce , des * Cassiodore , des * Isidore * De * Séville , bouclant en un viatique portatif et facilement maniable les données civilisatrices de l' ancienne culture , pour en former l' aliment intellectuel de la nouvelle société . Mais il est infiniment plus probable que la civilisation moderne sera assez vivace pour s' assimiler ces nouveaux barbares qui demandent à y entrer , et pour continuer sa marche avec eux . Voyez en effet comme les barbares aiment cette civilisation , comme ils s' empressent autour d' elle , comme ils cherchent à la comprendre avec leur sens naïf et délicat , comme ils l' étudient curieusement , comme ils sont contents de l' avoir devinée . Qui ne serait profondément touché en voyant l' intérêt que nos classes ignorantes prennent à cette civilisation qui est là au milieu d' eux , non pour eux ? Ils me rappellent le naïf étonnement des barbares devant ces évêques , qui parlaient latin , et devant toute cette grande machine de l' organisation romaine . Certes il eût été difficile à * Sidoine * Apollinaire et à ces beaux esprits des * Gaules de crier : " vive les barbares ! " et pourtant ils l' auraient dû , s' ils avaient eu le sentiment de l' avenir . Nous qui voyons bien les choses , après quatorze siècles , nous sommes pour les barbares . Que demandaient -ils ? Des champs , un beau soleil , la civilisation . Ah ! Bienvenu soit celui qui ne demande qu' à augmenter la famille des fils de la lumière ! Les barbares sont ceux qui reçoivent ces nouveaux hôtes à coups de pique , de peur que leur part ne soit moindre . Mais , dira -t-on , vos espérances reposent sur une contradiction . Vous reconnaissez que la culture intellectuelle , pour devenir civilisatrice , exige une vie entière d' application et d' étude . L' immense majorité du genre humain , condamnée à un travail manuel , ne pourra donc jamais en goûter les fruits ? Sans doute , si la culture intellectuelle devait toujours rester ce qu' elle est parmi nous , une profession à part , une spécialité , il faudrait désespérer de la voir devenir universelle . Un état où tous n' auraient d' autre profession que celle de poète , de littérateur , de philosophe , serait la plus étrange des caricatures . La culture intellectuelle est pour l' humanité comme si elle n' était pas , lorsqu' on n' étudie que pour écrire . La littérature sérieuse n' est pas celle du rhéteur , qui fait de la littérature pour la littérature , qui s' intéresse aux choses dites ou écrites , et non aux choses en elles-mêmes , qui n' aime pas la nature , mais aime une description , qui , froid devant un sentiment moral , ne le comprend qu' exprimé dans un vers sonore . La beauté est dans les choses ; la littérature est image et parabole . étrange personnage que ce lettré , qui ne s' occupe pas de morale ou de philosophie parce que cela est de la nature humaine , mais parce qu' il y a des ouvrages sur ce sujet , de même que l' érudit ne s' occupe d' agriculture ou de guerre , que parce qu' il y a des poèmes sur l' agriculture et des ouvrages sur la guerre ! La chose dite ou racontée est donc plus sérieuse que la chose qui est ? L' art , la littérature , l' éloquence ne sont vrais qu' en tant qu' ils ne sont pas des formes vides , mais qu' ils servent et expriment une cause humaine . Si le poète n' était , comme l' entendait * Malherbe , qu' un arrangeur de syllabes , si la littérature n' était qu' un exercice , une tentative pour faire artificiellement ce que les anciens ont fait naturellement , oh ! Je l' avoue , ce serait un bien léger malheur que tous ne pussent y être initiés . Il faut donc arriver à concevoir la possibilité d' une vie intellectuelle pour tous , non pas en ce sens que tous participent au travail scientifique , mais en ce sens que tous participent aux résultats du travail scientifique . Il faut , par conséquent , concevoir la possibilité d' associer la philosophie et la culture d' esprit à un art mécanique . C' est ce que réalisait merveilleusement la société grecque , si vraie , si peu artificielle . La * Grèce ignorait nos préjugés aristocratiques , qui frappent d' ignominie quiconque exerce une profession manuelle , et l' excluent de ce qu' on peut appeler le monde distingué . on pouvait arriver à la vie la plus noble et la plus élevée , tout en étant pauvre et en travaillant de ses mains ; ou plutôt la moralité de la personne effaçait tellement sa profession , qu' on ne voyait d' abord que la personne , tandis que maintenant on voit d' abord la profession . * Ammonius n' était pas un portefaix qui était philosophe , c' était un philosophe qui par hasard était portefaix . Ne peut -on pas espérer que l' humanité reviendra un jour à cette belle et vraie conception de la vie , où l' esprit est tout , où personne ne se définit par son métier , où la profession manuelle ne serait qu' un accessoire auquel on songerait à peine , à peu près ce qu' était pour * Spinoza le métier de polisseur de verres de lunettes , un hors-d'oeuvre qu' on ferait par la partie infime de soi-même , sans y penser et sans que les autres y pensent davantage ? Une telle oeuvre ne serait point alors plus servile qu' il n' est servile qu' en écrivant ces lignes je remue ma plume et mes doigts . Ce qui fait qu' un métier manuel est maintenant abrutissant , c' est qu' il absorbe l' individu et devient son être , son tout . La définition ( sermo explicans essentiam rei ) de ce misérable , c' est en effet cordonnier , menuisier . ce mot dit sa nature , son essence ; il n' est que cela , une machine humaine qui fait des meubles , des souliers . Essayez donc de définir pareillement * Spinoza , un fabricant de verres de lunettes , ou * Mendelssohn , un commis de boutique ! L' individualité professionnelle n' efface l' individualité morale et intellectuelle que quand celle -ci est en effet bien peu de chose . Supposez un homme instruit et noble de coeur exerçant un de ces métiers qui n' exigent que quelques heures de travail , bien loin que la vie supérieure soit fermée pour cet homme , il se trouve dans une situation mille fois plus favorable au développement philosophique que les trois quarts de ceux qui occupent des positions dites libérales . La plupart des positions libérales , en effet , absorbent tous les instants , et , qui pis est , toutes les pensées ; au lieu que le métier , n' exigeant aucune réflexion , aucune attention , laisse celui qui l' exerce vivre dans le monde des purs esprits . Pour ma part , j' ai souvent songé que , si l' on m' offrait un métier manuel qui , au moyen de quatre ou cinq heures d' occupation par jour , pût me suffire , je renoncerais pour ce métier à mon titre d' agrégé de philosophie ; car , ce métier n' occupant que mes mains , détournerait moins ma pensée que la nécessité de parler pendant deux heures de ce qui n' est pas l' objet actuel de mes réflexions . Ce seraient quatre ou cinq heures de délicieuse promenade , et j' aurais le reste du temps pour les exercices de l' esprit qui excluent toute occupation manuelle . J' acquerrais pendant ces heures de loisir les connaissances positives , je ruminerais pendant les autres ce que j' aurais acquis . Il y a certains métiers qui devraient être les métiers réservés des philosophes , comme labourer la terre , scier les pierres , pousser la navette du tisserand , et autres fonctions qui ne demandent absolument que le mouvement de la main . Toute complication , toute chose qui exigerait la moindre attention , serait un vol fait à sa pensée . Le travail des manufactures serait même à cet égard bien moins avantageux . Croyez -vous qu' un homme , dans cette position , ne serait pas plus libre pour philosopher qu' un avocat , un médecin , un banquier , un fonctionnaire ? Toute position officielle est un moule plus ou moins étroit ; pour y entrer , il faut briser et plier de force toute originalité . L' enseignement est maintenant le recours presque unique de ceux qui , ayant la vocation des travaux de l' esprit , sont réduits par des nécessités de fortune , à prendre une profession extérieure ; or l' enseignement est très préjudiciable aux grandes qualités de l' esprit ; l' enseignement absorbe , use , occupe infiniment plus que ne ferait un métier manuel . On se rappelle les lollards du moyen âge , ces tisserands mystiques , qui , en travaillant , lollaient en cadence , et mêlaient le rythme du coeur au rythme de la navette . Les béguards de * Flandre , les humiliati d' * Italie , arrivèrent aussi à une grande exaltation mystique et poétique , sous la pression vive de cet archet mystérieux , qui fait vibrer si puissamment les âmes neuves et naïves . Si la plupart de ceux qui exercent les fonctions réputées serviles sont réellement abrutis , c' est qu' ils ont la tête vide , c' est qu' on ne les applique à ces nullités que parce qu' ils sont incapables du reste , c' est que cette fonction purement animale , quelque insignifiante qu' elle soit , les absorbe et les abâtardit encore davantage . Mais , s' ils avaient la tête pleine de littérature , d' histoire , de philosophie , d' humanisme , en un mot , s' ils pouvaient , en travaillant , causer entre eux des choses supérieures , quelle différence ! Plusieurs hommes dévoués aux travaux de l' esprit s' imposent journellement un nombre d' heures d' exercices hygiéniques , quelquefois assez peu différents de ceux que les ouvriers accomplissent par besoin , ce qui , apparemment , ne les abrutit pas . Dans cet état que je rêve , le métier manuel serait la récréation du travail de l' esprit . Que si l' on m' objecte qu' il n' est aucun métier auquel on puisse suffire avec quatre ou cinq heures d' occupation par jour , je répondrai que , dans une société savamment organisée , où les pertes de temps inutiles et les superfluités improductives seraient éliminées , où tout le monde travaillerait efficacement , et surtout où les machines seraient employées non pour se passer de l' ouvrier , mais pour soulager ses bras et abréger ses heures de travail ; dans une telle société , dis -je , je suis persuadé ( bien que je ne sois nullement compétent en ces matières ) , qu' un très petit nombre d' heures de travail suffiraient pour le bien de la société , et pour les besoins de l' individu ; le reste serait à l' esprit . " si chaque instrument , dit * Aristote , pouvait , sur un ordre reçu ou même deviné , travailler de lui-même , comme les statues de * Dédale ou les trépieds de * Vulcain , qui se rendaient seuls , dit le poète , aux réunions des dieux , si les navettes tissaient toutes seules , si l' archet jouait tout seul de la cithare , les entrepreneurs se passeraient d' ouvriers et les maîtres d' esclaves . " cette simultanéité de deux vies , n' ayant rien de commun l' une avec l' autre , à cause de l' infini qui les sépare n' est nullement sans exemple . J' ai souvent éprouvé que je ne vivais jamais plus énergiquement par l' imagination et la sensibilité que quand je m' appliquais à ce que la science a de plus technique et en apparence de plus aride . Quand l' objet scientifique a par lui-même quelque intérêt esthétique ou moral , il occupe tout entier celui qui s' y applique ; quand , au contraire , il ne dit absolument rien à l' imagination et au coeur , il laisse ces deux facultés libres de vaguer à leur aise . Je conçois , dans l' érudit , une vie de coeur très active , et d' autant plus active que l' objet de son érudition offrira moins d' aliment à la sensibilité : ce sont alors comme deux rouages parfaitement indépendants l' un de l' autre . Ce qui tue , c' est le partage . Le philosophe est possible dans un état qui ne réclame que la coopération de la main , comme le travail des champs . Il est impossible , dans une position où il faut dépenser de son esprit et s' occuper sérieusement de choses mesquines , comme le négoce , la banque , etc . Effectivement , ces professions n' ont pas produit un seul homme qui marque dans l' histoire de l' esprit humain . * Dieu me garde de croire qu' un tel système de société soit actuellement applicable , ni même que , actuellement appliqué , il servît la cause de l' esprit . Il faut bien se figurer que l' immense majorité de l' humanité est encore à l' école , et que lui donner congé trop tôt serait favoriser sa paresse . Le besoin , dit * Herder , est le poids de l' horloge , qui en fait tourner toutes les roues . L' humanité n' est ce qu' elle est que par la puissante gymnastique qu' elle a traversée , et la liberté ne serait pour elle qu' une décadence si la liberté devait aboutir à diminuer son activité . Je tenais seulement à faire comprendre la possibilité d' un état où la plus haute culture intellectuelle et morale , c' est-à-dire la vraie religion , fussent accessibles aux classes maintenant réputées les dernières de la société . Ah ! Si l' ouvrier avait de l' éducation , de l' intelligence , de la morale , une culture douce et bienfaisante , croyez -vous qu' il maudirait son infériorité extérieure ? Non ; car , outre que la moralité et l' intelligence amèneraient pour lui immanquablement l' ordre et l' aisance , cette culture le ferait considérer , aimer , estimer , le placerait dans ce joli monde des âmes polies , où l' on sent finement , et d' où il souffre de se voir exilé . Le paysan ne souffre pas de son abjection morale et intellectuelle ; mais l' ouvrier des villes voit notre monde distingué , il sent que nous sommes plus parfaits que lui , il se voit condamné à vivre dans une fétide atmosphère de dépression intellectuelle et d' immoralité , lui qui a senti la bonne odeur du monde civilisé ; il est condamné à chercher sa jouissance ( car l' homme ne peut vivre sans jouissance de quelque sorte , le trappiste a les siennes ) dans d' ignobles lieux qui lui répugnent , repoussé qu' il est par son manque de culture plus encore que par l' opinion , des joies plus délicates . Oh ! Comment ne se révolterait -il pas ? Quelque chimérique qu' elle puisse paraître au point de vue de nos moeurs actuelles , je maintiens comme possible cette simultanéité de la vie intellectuelle et du travail professionnel . La * Grèce m' en est un illustre exemple ; je ne parle pas de sociétés plus naïves , comme la société indienne , la société hébraïque , où toute idée de décorum extérieur et le respect humain était complètement absente . Le brahmane dans la forêt , vêtu de quelques guenilles , se nourrissant de feuilles souvent sèches , arrive à un degré de spéculation intellectuelle , à une hauteur de conception , à une noblesse de vie , inconnus à l' immense majorité de ceux qui parmi nous s' appellent civilisés . Il y a des hommes éminemment doués par la nature , mais peu favorisés par la fortune , qui deviennent fiers et presque intraitables , et mourraient plutôt que d' accepter pour vivre ce que l' opinion regarde comme une humiliation extérieure . * Werther quitte son ambassadeur parce qu' il trouve dans son salon des sots et des impertinents ; * Chatterton se suicide parce que le lord maire lui a offert une place de valet de chambre . Cette extrême sensibilité pour l' extérieur prouve une certaine humilité d' âme et témoigne que ceux qui l' éprouvent n' ont pas encore atteint les hauts sommets philosophiques . Ils sont même à la limite d' un suprême ridicule , car , s' ils ne sont pas en effet des génies ( et qui les en assure ! Combien d' autres l' ont cru comme eux sans l' être ? ) , ils risquent de ressembler aux plus sots , aux plus ridicules , aux plus fats de tous les hommes , à ces * Chatterton manqués , à ces jeunes gens de génie méconnus , qui trouvent tout au-dessous d' eux , et anathématisent la société , parce que la société ne fait pas un douaire convenable à ceux qui se livrent à de sublimes pensées . Le génie n' est nullement humilié pour travailler de ses mains . Certes , on ne peut exiger de lui qu' il se donne de toute âme à son métier , qu' il s' absorbe dans son bureau ou son atelier . Mais rêver n' est pas une profession , et c' est une erreur de croire que les grands écrivains eussent pensé beaucoup plus s' ils n' avaient eu autre chose à faire qu' à penser . Le génie est patient et vivace , je dirai presque robuste et paysan . " la force de vivre fait essentiellement partie du génie . " c' est à travers les luttes d' une situation extérieure que les grands génies se sont développés , et , s' ils n' avaient pas eu d' autre profession que celle de penseurs , peut-être n' eussent -ils pas été si grands . * Béranger a bien été expéditionnaire . L' homme vraiment élevé a toute sa fierté au dedans . Tenir compte de l' humiliation extérieure , c' est témoigner qu' on fait encore quelque cas de ce qui n' est pas l' âme . L' esclave abruti , qui se sentait inférieur à son maître , supportait les coups comme venant de la fatalité , sans songer à réagir par la colère . L' esclave cultivé , qui se sentait l' égal de son maître , devait le haïr et le maudire , mais l' esclave philosophe , qui se sentait supérieur à son maître , ne devait se trouver en aucune façon humilié de le servir . S' irriter contre lui eût été s' égaler à lui ; mieux valait le mépriser intérieurement et se taire . Marchander les respects et les soumissions , c' eût été les prendre au sérieux . On n' est sensible qu' aux offenses de ses égaux ; les injures d' un goujat touchent ses semblables , mais ne nous atteignent pas . De même ceux que leur excellence intérieure rend susceptibles , irritables , jaloux d' une dignité extérieure proportionnée à leur valeur , n' ont point encore dépassé un certain niveau , ni compris la vraie royauté des hommes de l' esprit . L' idéal de la vie humaine serait un état , où l' homme aurait tellement dompté la nature que le besoin matériel ne fût plus un mobile , où ce besoin fût satisfait aussitôt que senti , où l' homme , roi du monde , eût à peine à dépenser quelque travail pour le maintenir sous sa dépendance , et cela presque sans y penser , et par la partie sacrifiée de sa vie , où toute l' activité humaine en un mot se tournât vers l' esprit , et où l' homme n' eût plus à vivre que de la vie céleste . Alors ce serait réellement le règne de l' esprit , la religion parfaite , le culte du * Dieu esprit et vérité . L' humanité a encore besoin d' un stimulant matériel , et maintenant un tel état serait préjudiciable ; car il n' engendrerait que la paresse . Mais cet inconvénient est tout relatif . Pour nous autres , hommes de l' esprit , le travail de la vie et les nécessités matérielles ne sont absolument qu' un obstacle : c' est une portion du temps que nous donnons pour racheter l' autre . Si nous étions délivrés du souci des besoins matériels , comme les ordres religieux ou comme le brahmane , qui s' enfonce tout nu dans la forêt , nous voguerions à pleines voiles , nous conquerrions l' infini ... la vie patriarcale réalisait cette haute indépendance de l' homme , mais c' était en sacrifiant des éléments non moins essentiels : la civilisation , en effet , n' existe qu' à la condition du développement parallèle de l' intelligence , de la morale et du bien-être . La vie antique arrivait au même résultat par l' esclavage : l' homme libre était vraiment dans une belle et noble position , dispensé des soins terrestres et libre pour l' esprit . La savante organisation de l' humanité ramènera cet état , mais avec des relations bien plus compliquées que n' en comportait la vie patriarcale , et sans avoir besoin de l' esclavage . L' oeuvre du XIXe siècle aura été la conquête de ce bien-être matériel , qui , au premier abord , peut paraître profane , mais qui devient chose sainte , si l' on considère qu' il est la condition de l' affranchissement de l' esprit . Nul plus que moi n' est opposé à ceux qui ont prêché la réhabilitation de la chair , et je crois pourtant que le christianisme a eu tort de prêcher la lutte , la révolte des sens , la mortification . Cela a pu être bon pour l' éducation de l' humanité , mais il y a quelque chose de plus parfait encore . C' est qu' on ne pense plus à la chair , c' est qu' on vive si énergiquement de la vie de l' esprit que ces tentations des hommes grossiers n' aient plus de sens . L' abstinence et la mortification sont des vertus de barbares et d' hommes matériels , qui , sujets à de grossiers appétits , ne conçoivent rien de plus héroïque que d' y résister : aussi sont -elles surtout prisées dans les pays sensuels . Aux yeux d' hommes grossiers , un homme qui jeûne , qui se flagelle , qui est chaste , qui passe sa vie sur une colonne , est l' idéal de la vertu . Car lui , le barbare , est gourmand , et il sent fort bien qu' il lui en coûterait beaucoup s' il fallait vivre de la sorte . Mais pour nous , un tel homme n' est pas vertueux : car , ces jouissances de la bouche et des sens n' étant rien pour nous , nous ne trouvons pas qu' il ait de mérite à s' en priver . L' abstinence affectée prouve qu' on fait beaucoup de cas des choses dont on se prive . * Platon était moins mortifié que * Dominique * Loricat , et apparemment plus spiritualiste . Les catholiques prétendent quelquefois que la désuétude où sont tombées les abstinences du moyen âge accusent notre sensualité : mais tout au contraire , c' est par suite des progrès de l' esprit que ces pratiques sont devenues insignifiantes et surannées . Il faut détruire l' antagonisme du corps et de l' esprit , non pas en égalant les deux termes , mais en portant l' un des termes à l' infini , de sorte que l' autre s' anéantisse et devienne comme zéro . Cela fait , accordez au corps ses jouissances ; car les lui refuser , ce serait supposer que ces misères ont quelque valeur . La devise des saint-simoniens : " sanctifiez -vous par le plaisir " , est abominable ; c' est le pur gnosticisme . Celle du christianisme : " sanctifiez -vous en vous abstenant du plaisir " , est encore imparfaite . Nous disons , nous autres spiritualistes : " sanctifiez -vous , et le plaisir deviendra pour vous insignifiant , et vous ne songerez pas au plaisir . " la sainteté , c' est de vivre de l' esprit , non du corps . Des esprits grossiers ont pu s' imaginer qu' en s' interdisant la vie du corps , ils se rendaient plus aptes à la vie de l' esprit je me demande même si , un jour , on n' arrivera pas à une conception plus élevée encore . Ce qui fait que le plaisir est pour nous une chose tout à fait profane , c' est que nous le prenons comme une jouissance personnelle ; or la jouissance personnelle n' a absolument aucune valeur suprasensible . Mais , si on prenait la volupté avec les idées mystiques que les anciens y attachaient , quand ils l' associaient aux temples , aux fêtes , si on réussissait à en éliminer toute idée de jouissance , pour n' y voir que le perfectionnement qui en résulte pour notre être , l' union mystique avec la nature , la sympathie qu' elle établit entre nous et les choses , je ne sais si on ne pourrait l' élever au rang d' une chose sacrée . Dans ma chambre nue et froide , abstème et vêtu pauvrement , je comprends , ce me semble , la beauté d' une manière assez élevée . Mais je me demande si je ne la comprendrais pas mieux encore , la tête excitée par une liqueur généreuse , paré , parfumé , seul à seul avec la * Béatrix que je n' ai vue que dans mes rêves ? Si ma pensée était là incarnée à côté de moi , ne l' aimerais -je pas , ne l' adorerais -je pas davantage ? Certes , s' il y a quelque chose d' horrible , c' est de chercher du plaisir dans l' ivresse . Mais si on ne cherche qu' à aider l' extase par un élément matériel très noble , et qui a suscité de si nobles chants , c' est tout autre chose . J' ai lu quelque part qu' un poète ou philosophe ( allemand , je crois ) s' enivrait régulièrement et par conscience une fois par mois , afin de se procurer cet état mystique , où l' on touche de plus près l' infini . En vérité , je ne sais si tous les plaisirs ne pourraient subir cette épuration , et devenir des exercices de piété , où l' on ne songerait plus à la jouissance . L' imperfection de l' état actuel , c' est que l' occupation extérieure absorbe toute la vie , en sorte qu' on est d' abord d' une profession , sauf ensuite à cultiver son esprit s' il reste du temps ou si l' on a ce goût . L' accidentel devient ainsi la vie même , et la partie vraiment humaine et religieuse disparaît presque . à regarder de près le spectacle de l' activité humaine , on reconnaît que la plus grande partie de cette activité est dépensée en pure perte . élevez -vous en esprit au-dessus de * Paris , et cherchez à analyser les mobiles qui dirigent les pas empressés de tant de milliers d' hommes . Vous trouverez que le gain , les affaires ou les besoins matériels dirigent les neuf dixièmes au moins de ces mouvements , que le plaisir sert de motif à un vingtième peut-être de cette agitation , qu' un centième à peu près de cette foule obéit à des affections douces , et qu' un millième au plus est guidé par des motifs religieux ou scientifiques . Il semble que les affaires extérieures soient le but premier de la vie , que la fin de la plus grande partie du genre humain soit de vivre sous l' empire pressant et continu de la préoccupation du pain du jour , en sorte que la vie n' aurait d' autre but que de s' alimenter elle-même . étrange cercle vicieux ! Dans un état meilleur de la société humaine , on serait d' abord homme , c' est-à-dire que le premier soin de chacun serait la perfection de sa nature . Puis , par un côté inférieur , auquel on songerait à peine , on appartiendrait à telle ou telle profession . Ce serait l' idylle antique , la vie pastorale rêvée par tous les poètes bucoliques , vie où l' occupation matérielle est si peu de chose qu' on n' y pense pas , et qu' on est exclusivement libre pour la poésie et les belles choses . Ce serait l' * Astrée , où tout le soin était d' aimer . Alors l' on dira : " nos pères eurent besoin de placer le paradis au ciel . Mais nous , nous tenons * Dieu quitte de son paradis , puisque la vie céleste est transportée ici-bas ! " un tel état de perfection n' exclurait pas la variété intellectuelle ; au contraire , les originalités y seraient bien plus caractérisées , par suite du libre développement des individualités . Que si ultérieurement la variété des esprits devait disparaître devant une culture plus avancée , ce ne serait plus un mal . Mais hâtons -nous de dire que l' uniformité serait maintenant l' extinction de l' humanité . La ruche n' a jamais été une officine de progrès . Nous traversons l' âge d' analyse , c' est-à-dire de vue partielle , âge durant lequel la diversité des esprits est nécessaire . Quand * Platon voulait que , dans sa république , tous vissent par les mêmes yeux et entendissent par les mêmes oreilles , il faisait sciemment abstraction de l' un des éléments les plus essentiels de l' humanité . L' humanité , en effet , n' est ce qu' elle est que par la variété . Quand deux oiseaux se répondent , en quoi leurs accents diffèrent -ils d' une élégie ? Par la seule variété . Bien loin de prêcher le communisme dans l' état actuel de l' esprit humain , il faudrait prêcher l' individualisme , l' originalité . Il faudrait que deux hommes ne se ressemblent pas ; car tous ceux qui se ressemblent ne comptent que pour un . Dans le syncrétisme primitif , tous les hommes d' une même race se ressemblaient comme les poissons d' une même espèce . Il n' y a pas de caractères individuels dans les épopées primitives ; ce que la vieille critique débitait sur les caractères d' * Homère est fort exagéré , et encore le monde grec , si vivant , si varié , si multiple a -t-il atteint sur ce point , du premier coup , de très fines nuances . La vieille littérature hébraïque n' offre guère d' autre catégorie d' hommes que le bon et le méchant ; et dans la littérature indienne , c' est à peine si cette catégorie existe . Tous sont présentés comme à peu près également bons nos types si délicats ne se dessinent que bien plus tard . Comme c' est l' éducation , la variété des objets d' étude qui font la variété des esprits , tout ce qui tend à faire passer tous les esprits par un moule officiel est préjudiciable au progrès de l' esprit humain . Les esprits , en effet , diffèrent beaucoup plus par ce qu' ils ont appris , par les faits sur lesquels ils appuient leurs jugements , que par leur nature même . Les habitudes de la société française , si sévères pour toute originalité , sont à ce point de vue tout à fait regrettables . " ce qui fait l' existence individuelle , dit * Madame * De * Staël , étant toujours une singularité quelconque , cette singularité prête à la plaisanterie : aussi l' homme qui la craint avant tout cherche -t-il , autant que possible , à faire disparaître en lui ce qui pourrait le signaler de quelque manière , soit en bien , soit en mal " . Les natures vraiment belles et riches ne sont pas celles où des éléments opposés se neutralisent et s' anéantissent ; ce sont celles où les extrêmes se réunissent , non pas simultanément , mais successivement , et selon la face des choses qu' il s' agit d' esquisser . L' homme parfait serait celui qui serait tout à tour inflexible comme le philosophe , faible comme une femme , rude comme un paysan breton , naïf et doux comme un enfant . Ces natures effacées , formées par une sorte de moyenne proportionnelle entre les extrêmes , sont de nulle valeur à une époque d' analyse . L' analyse , en effet , n' existe que par la diversité des points de vue , et à condition que la science complète soit épuisée par ses faces diverses ; à chacun sa tâche , à chacun son atome à explorer , telle est sa maxime . Ce qu' il faut dans un tel état , c' est la plus grande variété possible entre les individus ; car chaque originalité c' est l' esquisse d' un aspect des choses ; c' est une façon de prendre le monde . Mais il se peut qu' un jour l' humanité arrive à un tel état de perfection intellectuelle , à une synthèse si complète , que tous soient placés au point le plus légitimement gagné par les temps antérieurs , et que tous partent de là d' un commun effort pour s' élancer vers l' avenir . Et cette harmonie se réalisera , non par la théocratie , non par la |