_: | Les canards des bassins furent les premiers ennemis véritables d' * Omer * Héricourt ; lorsqu' il commença de s' éveiller au monde , dans les bras d' une picarde en bonnet noir , et à fichu de * Madras . Certain jour , il étrennait une robe de nankin toute neuve , pour une promenade dans le jardin du tribunat . Inquiète , sans doute , de le savoir triste , malgré les bruits de la foule , * Céline demanda : " ch'est -y que tu veux vir chès militaires min p'tiot , chès militaires qui sont comme papa ! Comme papa ! Papa ! Il voyage fin loin , va , mon pauv'p'tiot , tin papa ... avec l' impéreur * Napolion ... à c' t' heure ... marchons vir chès militaires , min fieu ! ... " puis l' avait porté jusqu'aux tuileries , à travers les périls de la rue , les tumultes des cavaliers , les équipages aux cochers étincelant de chamarrures . Sans catastrophe , l' enfant et sa bonne atterrirent parmi les chaises des élégants tassées à l' ombre des marronniers . Le grand édifice en zinc fixé à l' échine du marchand de coco brillait , tout papillotant de drapeaux tricolores . L' homme agitait la sonnette . Le tablier blanc éblouissait depuis le menton jusqu'à la jambe de bois . Un joueur d' orgue étonna . Tant de musiques vivantes sortaient de sa boîte somptueuse à panneaux de soie rouge , entre lesquels une image exposait un cheval blanc sous un homme . - tu vois , mon gros fieu , ch'est l' impéreur * Napolion ! ... là l' impéreur , dis ... vive l' impéreur ! " ainsi le nom du maître s' associait à l' impression d' un bruit splendide et joyeux qui vibrait aux oreilles , au coeur , au ventre , qui s' élançait vers le ciel de juin , et les lumières radieuses . Pendu à la main de la picarde , * Omer écouta longtemps sa nouvelle idée dont les harmonies , là-bas , finissaient de décroître . Ensuite , il examina les lorgnons braqués aux visages des dames , il voulut se rappeller des souvenirs concernant les yeux mobiles que les mains plaçaient , déplaçaient . Mais alors parurent les gerbes d' eau jaillies au centre du bassin . La picarde l' entraîna . Les rides de la surface le réjouirent ; et surtout les canards se détournant à sa vue , parce qu' il brandissait une arme audacieuse , le bâton du cerceau . Une explosion d' orgueil intérieur exagéra la force de son rire . Elles fuyaient sa victoire , les bêtes ! Leurs courtes queues frétillaient d' effroi sûrement . Poursuivre , dompter , vaincre . Tout un désir l' exalta , titubant , et il se penchait sur la margelle , avec des cris de chasse . - ce moutard , c' est donc le fils du colonel , plaisantait une lourde voix . Boucles de métal aux souliers , bas blancs , culotte jaune , habit bleu chevronné d' or , bicorne en bataille , et pompon écarlate , un soldat causait avec * Céline . Chatouilleuse , elle le repoussa du coude . * Omer se devina plus libre . Tandis qu' anxieux de réussir , il levait le bâton sur la queue du canard inattentif et béat au soleil , la main de la bonne , mieux occupée là haut , s' amollissait , le suivait , fléchissante . Chasseur , il asséna le coup . Ailes claquantes , flaques jaillies aux yeux , essor éperdu ; l' enfant sentit choir son propre poids , giflé par l' eau , éclaboussé . Ses bras plongèrent . Un cri et une fureur l' en tirèrent . Debout , secoué , ruisselant , il craignit tous les hasards . La douleur grandit vite en lui , l' étrangla . Elle s' enfuit de sa gorge en sanglots précipités . Le soleil , les arbres , les eaux , * Céline et le soldat tremblèrent par delà l' éclosion des larmes . On le bousculait . On l' essuyait . On se lamentait . Pris à bras , emporté , * Omer vainement en appela aux pigeons du ciel . Les cimes des arbres se balancèrent . Les cerf-volants planèrent . Les façades de maisons demeuraient impassibles . Rien ne le consolait de l' injustice . Rien ne le vengerait d' un canard féroce . Les fillettes continuaient leur ronde , comme si l' enfant n' eut pas été abominablement noyé par la malice du monstre . Elles chantaient même . Musique enfuie de l' orgue , l' empereur montait toujours dans les lumières radieuses . Tout se moquait du pauvre vaincu . Et la rustaude en outre l' accablait de menaces injurieuses . Elle le frotta brutalement avec les durs plis d' un mouchoir . Elle râclait la peau . Il sentit le sang brûler dans ses paupières , dans ses joues salées par les pleurs , et dans ses oreilles . à la maison seulement , il trouva des larmes égales aux siennes . Maman * Virginie le serra fort contre son coeur . Elle ne le grondait point . Elle répétait : - tu ne sais pas ? Tu ne verras plus ton père jamais ... jamais ... mon pauvre petit , jamais , tu ne le verras plus . Oh ! Je t' aimerai va ... oui , je t' aimerai comme je l' aime ... et puis elle enfouit sa tête en sanglots dans la petite robe de nankin souillé . La tante * Aurélie , toute maigre , se mordait cruellement un poing , les yeux terribles et fixes . * Omer eut peur davantage . Pourquoi donc maman * Virginie le baignait -elle de grosses larmes tièdes ; pourquoi tante * Aurélie se mangeait -elle la main , en regardant les vitres ? Le canard les avait -il noyées aussi . Le dos de la tante frissonnait par moments , et puis elle riait de coin , d' une manière stridente , comme les diables doivent rire . Qu' elle ne quittât point cette attitude sévère pour l' embrasser , cela lui fit une peine . Sa mère ne cessait pas non plus de tressaillir le long de lui . Il pensa qu' elles le jugeaient trop méchant , et que ne plus voir son père , serait la punition . Alors il étouffa . Quel irréparable avait -il commis ? - maman ! Maman ! S' écria -t-il ne pleure plus . Je n' irai plus au bassin des canards . Maman ! Mais elle secoua la tête et le mit à terre pour être emmené par la bonne qui ordonna le silence , dans la cuisine même . * Denise , la grande soeur , soufflait sur une cuiller pleine de panade qu' on lui tendait . " tu sais , papa est au ciel ! " annonça -t-elle , fière de savoir . * Omer admit ce fait sans autre inquiétude , car il désirait le goût de beurre sur la tartine . En mangeant , il songeait que son père pouvait bien connaître , au ciel , les personnages d' importance que sont les anges et les saints . Ne voyageait -il pas avec l' empereur déjà ? Quand furent avalées la tartine et la panade , la nourrice fit répéter la prière au petit * Jésus , bien que ce ne fut pas l' heure . Dociles , tous deux , articulaient convenablement les syllabes . * Omer se trompa parce qu' il écoutait l' oncle * Cavrois dire dans l' antichambre à des visiteurs : - veuillez excuser ma belle-soeur de ne pas vous recevoir . Un grand malheur nous accable . Le colonel * Héricourt a été tué en poursuivant l' ennemi , devant * Presbourg ... depuis le jour néfaste du canard , maman * Virginie cacha ses cheveux sous une coiffe de veuve , et chacun s' habilla de noir . Des ouvriers accrochèrent , au salon , le portrait d' un soldat en culottes blanches , en bottes géantes , et le torse drapé dans un manteau vert . Il en sortait une main formidable dont le gantelet de cuir jaune empoignait un sabre . à ses pieds , une grenade fumait . Les cheveux se plaquaient à son grand front . Plus loin , dans le tableau c' était la neige , des lignes d' infanterie sombre , et les feux dardés des canons . - voilà votre père , petits . Attirant * Denise et * Omer devant ses genoux , maman * Virginie les questionnait sur leurs souvenirs du colonel , et ils tâchaient de répondre . Le fils se rappelait ceci . Un soir d' autrefois , le père traversait la lueur ronde du quinquet éclairant le billard de la chaussée d' * Antin . Malgré le tumulte de * Paris assaillant les fenêtres , il cria sa colère . L' empereur lui refusait le titre de général cette fois encore . La main du colonel contenait les palpitations du coeur à travers la ruche du jabot , le pouce s' enfonçait dans l' entournure du gilet gris . Toute sa haute personne soufflait . Il jeta son chapeau . Sourcils froncés , il apparut un peu chauve au-dessus du front tout blanc , protégé seul par la visière du casque contre l' air qui avait bruni la figure entre les deux touffes de cheveux , aux tempes . Son poing tapa la console . Deux plis de peau tirèrent sa face depuis les narines jusqu'à la bouche écumante . Tante * Aurélie fit alors sortir les enfants . * Denise toute rouge , s' étranglait pour l' effroi de la nourrice . * Omer se représentait ces choses ; mais il ignorait les mots qui décrivent . La mère se désolait parce qu' il ne pouvait pas . Comment savoir les sons ? Et c' était un dur travail de la jeune intelligence pour traduire l' image mémorable , entière et vivante , qui devenait de piteux lambeaux épars dans son bégaiement . * Virginie le pressait de questions anxieuses . Fouillé par les yeux cruellement clairs , l' enfant cachait dans la grosse poitrine chaude , sa honte d' impuissance . La veuve le redressait brusquement . Si , las de l' effort mental , il s' intéressait au moucheron en valse dans le rai de soleil , elle l' empoignait aux épaules , elle ramenait le visage distrait dans la lumière de son visage pour mieux scruter encore la petite âme incapable . à la sentir obstinée , sévère et nerveuse , il craignait . Les pleurs lui montaient aux yeux . Elle l' écartait alors , furieuse . - cet enfant n' a pas de coeur ! Il ne se rappelle rien ! ... mon dieu ! Mon dieu ! ... et dans le mouchoir toujours humide elle enfouissait la douleur de sa face . Tante * Aurélie agissait de même envers * Denise qui savait un peu mieux , étant plus âgée d' un an . Des saisons illuminèrent l' appartement , d' autres l' obscurcirent . à la fenêtre , dans les bras de la picarde , * Omer apprenait la vie de la rue , les magnificences des équipages avec leurs chasseurs empanachés , leurs laquais debout entre les ressorts , sur le porte-coffre de l' arrière , et tous les cris des artisans qui offrent de réparer la fontaine et la porcelaine , de montrer la lanterne magique , de vendre les chansons , la marée bien fraîche , les allumettes , les herbes et salades , d' acheter la ferraille , les bouteilles cassées , les tonneaux , les chiffons et les peaux de lapin . * Céline connaissait tout , l' expliquait abondamment pour lui seul , car la tante * Aurélie emmenait toujours la soeur jouer avec les petits cousins , le grand * émile qui avait dix ans et possédait une armure romaine en cuivre , le petit * édouard que sa mère habillait comme * Denise et qui donnait des coups méchants , * Delphine , dite * Mme * Quiquengrogne ; elle tirait les cheveux quand on touchait aux robes de ses belles poupées , une impératrice avec un manteau de velours plein d' abeilles d' or , un pape de satin blanc avec une tiare à trois couronnes d' argent , et beaucoup d' autres vêtues en dames , en reines , en poissardes . Quand * Omer regrettait de n' en pas recevoir de semblables , * Céline lui vantait celles en chair et en os de la rue . N' avait -il pas les quatre petites modistes d' en face qui lui riaient entre les chapeaux profonds plantés dans la devanture . Par le moyen de leurs bras nus agités en mille postures , ces filles imitaient , à son intention , le jeu des marionnettes . Comment ne pas les juger aussi belles que l' impératrice du théâtre quand elles sortaient , le carton enfilé au coude , la figure enfouie dans le cornet d' une capote . Les fourreaux de percaline flottaient autour de leur démarche preste . Les muscadins riaient à leurs gorges nues dans le carré du décolletage . Les friponnes écartaient les mains audacieuses par des tapes lestes ; puis se sauvaient jusque à la planche de l' auvergnat recevant un liard pour leur faire passer à sec la boue de la chaussée . * Céline s' amusait d' elles , * Omer aussi , un peu surpris , quelquefois , de voir tant de gaieté à la grosse picarde , si un vélite de la garde plantait dans le corsage de la petite , qui fuyait , une rose épanouie . Telle succulente odeur issue de la cuisine , donnait faim aussitôt . * Céline permettait qu' il écornât discrètement la pâte de la tourte ou qu' il goûtât le marasquin en suçant le bouchon de la fiole . La cuisinière tournait des sauces au fond des casseroles . Hors de la léchefrite , s' il gouttait de la graisse , * Omer avait le droit de la recevoir sur une croûte . Les flammes enveloppaient le rissolement des poulardes . Des crèmes se figeaient à l' air dans des pots historiés d' or . Au passage de la pelle rougie qui étalait du caramel , le flanc grésillait . Comme il s' instruisait du monde par les figures des passants aperçus au cadre de la fenêtre , dans la chaussée d' * Antin , il s' instruisait de son être intime par les sensations que valait à sa bouche la gastronomie . Il se parut une individualité précieuse que les sauces transformaient selon leurs essences . Il s' estima d' abord perfectible . Les bonbons du fidèle berger excitaient en lui des jouissances imprévues . Les savourant , il se connut , tout autre qu' à l' heure du simple lait sucré . Un enfant nouveau , tout différent de lui , sentait , dans son corps , fondre les cristaux de la praline . L' * Omer habituel était moins fertile en impressions ; plus isolé , fruste et endormi . Qu' un macaron de * Frascati fut moulu entre les mâchoires , s' émiettât , transmît à cent points de la langue et du palais telles satisfactions imprévues , le gourmand se croyait un * Omer centuple ; car l' esprit s' augmentait alors de cent manières d' être affecté . Un * Omer paisible avalait la soupe aux pommes de terre , content de cette chaleur emplissante . Un * Omer astucieux rongeait l' os de veau avec science afin de détacher le vernis de graisse sublimée par la cuisson et collée en suc croustillant le long de la côtelette . Un * Omer vorace et puissant mastiquait le boeuf , triturait , réduisait et mâchait , victorieux enfin de la proie conquise , puis adjointe à sa force . Un * Omer cupide mordait une pêche , la prenait toute , chair et peau , l' eût voulue renaissante à mesure qu' il l' absorbait . En dégustant il s' étudiait sans peine . à chaque repas , il prenait conscience de ses vertus bien mieux qu' en aucune heure du jour . Parce que sa dent avait vaincu la résistance d' un biscuit oublié longtemps au fond de l' armoire , il risquait de saisir le cou du chat , puis de l' étreindre à bras le corps ; ayant jugé d' abord la mesure de sa vigueur , au goûter . Sûr d' une malice qui lui avait permis de découvrir la noix au coeur de la gaine , il tentait d' ouvrir une porte close au verrou , et il y parvenait en appliquant les principes observés naguère pour l' apaisement de la faim . Très vite il sut , par ces motifs , démontrer , les roues de ses chariots , et détacher le chapeau de son polichinelle . Vautré sur le tapis d' une chambre , il déduisait de ses connaissances gustatives , les lois nécessaires aux entreprises d' une curiosité fureteuse . Ainsi le sens du goût l' éduqua , lui enseigna les valeurs de son ingéniosité . Pour l' éprouver , il aima faire des niches . Caché entre le battant d' une porte béante et la muraille , il laissait la mère ou * Céline le chercher par toute la pièce ; et n' appelait qu' à l' instant de leur inquiétude manifeste . De rire alors , triomphant . Une grande personne était , par sa ruse , trompée . Cette minute , il avait eu le sens de la suprématie . Telle lui vint l' ambition première . * Céline fut sujette et victime . Appelée chez madame , elle trouvait , au retour , les mailles du tricot sans aiguilles . * Omer feignait gravement d' approfondir au moyen d' un clou les yeux du pantin , * Denise somnolente derrière le guéridon à ouvrage , serait crue la coupable . Il en advenait ainsi . Alors le frère s' admirait . Le résultat était positif . Dans le coin , et le nez au mur , en punition , la soeur longuement pleurnichait à sa place . Pour se couler , sans être aperçu , dans les chambres interdites , pour toucher aux choses délicates et précieuses qu' on défendait de son approche , * Omer employait mille allures secrètes . Il rampait , se couchait , s' effaçait , glissait invisible , habile à reconnaître des minutes où la conversation absorbait les gens . Point de surveillance qu' il ne déjouât , moins avide peut-être , de dévorer le gâteau atteint sournoisement , que de se féliciter , l' ayant atteint . Maintes fois , avant de porter à sa bouche la friandise , il la montra , pour que sa mère ou * Céline s' étonnassent bruyamment de la lui voir aux mains ... - comment qu' t' as fait , dis donc ? ... il en a du vice , ch'tiot ! Les mines ahuries des gardiennes lui donnaient des joies d' orgueil intérieur . Grimpé contre la fenêtre , il lui semblait ensuite que jamais il n' eut comme ce vieillard mis de travers la perruque sur un col crasseux . Ouvrir le parapluie lui eut coûté moins de peine qu' au valet , piétinant , sans les voir , les flaques qui l' éclaboussaient jusqu'en haut des bas bleus . L' enfant se moquait de tant de maladresse , et de la dame qui relevait trop la draperie de sa traîne sur ses grosses jambes , et de l' homme qu' abritait le chapeau de haute forme extravagante , et de la fille perdant un chausson . Il s' estimait supérieur à ceux -là , l' égal au moins des personnes penchées aux portières de leurs calèches , ou des soldats brillants , de son père le colonel , de l' empereur , musique triomphale . De bonne heure , * Omer * Héricourt eut de ses moyens une opinion avantageuse . En beaucoup de choses , il réunissait . Une seule fois le sens d' infériorité devant un égal en âge s' imposa . C' était un jour de carnaval . Selon l' ordinaire , * Denise se promenait avec la tante * Aurélie de * Praxi- * Blassans , les cousins , * émile , * édouard , * Delphine , maman * Virginie ne sortait pas . à la main de la picarde , * Omer partit assez tôt pour admirer toute la fête dont la servante promettait merveilles . Un clair et pâle soleil leur caressa les yeux , d' abord . La foule s' emmêlait le long des hôtels ayant des figures à toutes les fenêtres , par delà les arbres nus des jardins . Enfouis dans les trois pélerines de leurs carricks , et abrités de chapeaux bas à ailes courbes , les messieurs souriaient à travers leur lorgnon pour des créatures en vitchouras de zibeline . Ce pelage inquiétait * Omer . Quel magicien avait ainsi transformé les corps de ces figures gracieuses . Jusqu'alors les fourrures lui étaient apparues sous l' aspect d' étroites palatines , de boas onduleux , de pèlerines propres aux cochers . Il n' avait point vu de personnes aussi velues du col aux pieds . Cet extérieur les différencia fort de la société habituelle . Pour la première fois , il réfléchit que des adultes pouvaient ne pas lui être parents , dévoués ou favorables . Des femmes étrangères , par l' espèce , les coutumes et les goûts lui étaient soudain présentées , ce jour -là . Il pensa les redouter . La vieille dame qui voulut lui sourire , affublée de la sorte , l' effaroucha même . à la toucher il eut pu devenir sénile et velu comme elle . Cherchant refuge dans le tablier de la picarde , il y voila sa crainte . Que son erreur provint seulement d' une mode nouvelle inaugurée cet hiver -là , il le comprit mal à travers les explications patientes de * Céline . Ces gens lui semblèrent d' autres races ; les ennemis . En son petit coeur , le sang affluait trop vite , et l' air sortait difficilement de sa gorge étrécie par l' angoisse de découvrir l' immensité de la vie extérieure , tout hostile . Plus il marchait , plus s' accumulaient maintes preuves de cette vérité subite . Souvenir des récits évoquant les régions lointaines , irréelles , où l' on tue les petits chrétiens , où l' on adore un autre dieu que * Jésus , ce souvenir l' obséda quand il eut croisé le turc muni d' un croissant métallique au turban , et d' un soleil au dos . * Céline se vantait de savoir tout . La notion de l' étendue planétaire s' établissait dans les chambres auparavant exiguës de la mentalité . Elle disjoignait les limites , elle enfonçait les cloisons , elle amenait dans l' univers de la chaussée d' * Antin , des peuples , des pays , des océans . Et l' âme d' * Omer s' effraya d' être amoindrie par comparaison . Elle se jugea faible . Ce fut , en lui , un effondrement de ses gloires . Chétif , il redouta comme un meurtrier , l' apothicaire blémi , qui , la seringue à la main , menaçait d' aspersion les badauds et les élégants assis sur quatre rangées de chaises , entre les platanes . Pourquoi tant de gaîté accueillait -elle cette menace ? Pourquoi tant de visages s' illuminaient -ils de cris joyeux ? Pourquoi tant de gestes , brandissant les cannes , les manchons ? Convenaient -ils à ce personnage livide , de noir habillé , et qui hurlait lugubrement ? Seuls les petits se devaient -ils épouvaner ? Il ne sut . La complicité de la foule et du masque dérouta son intelligence . * Céline eut pitié , l' emmena . Contre les jupes il se colla mieux ; il risquait à peine un oeil pour reconnaître le succès d' un couple travesti . La servante montrait et discourait . à sa gauche , l' homme portait l' habit de l' ancien temps , dit -elle , la culotte et l' épée de cour ; à sa droite , le spencer actuel de drap vert , le demi-pantalon jusqu'au mollet , la botte à coeur et la canne du muscadin . - ravise : d' un côté l' homme est vêtu comme bon papa * Lyrisse ; et , de l' autre comme ton oncle * Augustin ! De même , la femme offrait , à droite , sa coiffure poudrée , mais taillée à la * Titus , sur l' autre tempe ; une épaule couverte du fichu à la * Marie- * Antoinette ; une épaule nue sous la gaze ; une robe mi-partie sombre à l' ancienne mode , mi-partie blanche à la mode nouvelle . Autour la foule s' égayait , approuvait . à droite le couple saluait . à gauche il amplifiait des révérences et des courbettes . * Céline fit concevoir qu' ils ressuscitaient les grands-pères et les grand'mères , d' un côté ; et de l' autre , les oncles et les tantes ; un siècle passé , une époque nouvelle . Ce fut encore une idée troublante . Avant cela , tout paraissait vivre aujourd'hui . Quand on parlait de jadis , * Omer logeait cette date à l' heure précédente . Voici que le temps se prolongeait indéfini , dans l' obscur des choses ignorées . Il écarquilla les yeux , triste de toucher partout l' inconnu , qu' éclaircit peu , malgré la démonstration de * Céline , la bruyante parade menée par l' écuyer d' un cheval en carton et à housse longue . L' homme émergeait depuis la taille , hors de la selle pourvue de jambes fausses . Il riait , dansait , distribuait des coups de son tricorne , criait : " place ! Place ! à * Monsieur * De * Coblenz ! ... " mille injures l' assaillaient . Un soldat tirait la queue de la perruque à marteaux . La picarde parlait de princes en exil . Ensuite on se précipita sous les platanes ; on escalada les bornes qui protégeaient des voitures la foule . Des trompes meuglèrent . Par la chaussée , une grande berline avança , remplie de masques . Des nez verruqueux s' offrirent aux portières ; des crânes étrangement bleus . Sur le toit du véhicule , * Arlequin aux joues noires frappait de sa batte la bosse jaune de * Polichinelle . Stupéfait , * Omer reconnut ses pantins en vie . * Cassandre buvait le vin que lui versait * Paillasse . Ils n' étaient plus ces chiffes galonnées que le poing de l' enfant assénait contre les tapis , contre les murailles . Ils n' étaient plus ces esclaves dont se jouait sa vigueur . Ils eussent pu se défendre et lui nuire , comme il leur avait nui . Ils échappaient à sa victoire . Et tous ces fantoches l' ahurirent qu' il avait vus seulement inanimés . Puissances réelles , vindicatives , ne le voudraient -elles pas aussi battre , pierrots qui secouaient leurs longues manches vides du haut des marchepieds ; poissarde en fanchon , qui , de l' arrière , à la place des laquais et des malles , caressait du plumeau les enfants acharnés à lui tirer les jupons ; romains en manteaux rouges et en casques qui menaient les chevaux lents ; fille qui jetait des chansons du bout de ses bras en mitaines . Celle -ci était une grâce venue de l' autre pays , des contrées étrangères . On s' attrista de la voir disparaître au milieu des acclamations , des visages levés dans les chapeaux vol-au-vent , des mouchoirs agités par des mains jeunes . Sur ces gens , * Omer eût voulu l' emporter et conquérir l' affection de la fille . Ainsi , brusquement , il apprit les rivaux , et leurs crimes . Alors des tambours grondèrent . Le tumulte ébranla son être . Sa mémoire reconnut un air : " l' empereur ! " espéra -t-il . Ce furent plutôt des empereurs . Sous les panaches abondants et tricolores de leurs chapeaux , ils chevauchèrent enrichis de manteaux écarlates brodés en métal . De larges coursiers balançaient la magnificence de ces potentats . * Omer s' éblouit à les voir . Les musiques l' étourdirent aussi . Toutes proches , elles retentissaient dans son ventre . Plusieurs cohortes défilèrent somptueuses par les habits dorés , par les éclairs des armes , par l' immensité de leurs plumages versicolores , par les caparaçons des montures . Trop lentement * Céline désignait et nommait , dissertait . Au milieu de ses commentaires , de nouvelles cavaleries lumineuses , des infanteries étonnantes survenaient , dignes d' être à leur tour apprises , et bien vite . Mameluks de velours vert à hautes aigrettes ; bruns visages peinturlurés ; espagnols de soie jaune et de satin noir ; coureurs à toquets de pourpre ; turcs aux larges culottes ; géant capable de jeter au ciel une canne enrubannée d' argent ; tambours antiques , nus aux bras et aux jambes , cuirassés de bronze ; chinois surmontés de chapeaux biscornus à clochettes et qui jouaient du fifre ; schapskas et brandebourgs polonais sur les porteurs de lances ; cela se succédait , derrière les rangs de platanes , le champ de la foule , ses têtes avides , ses lorgnons aux yeux , les rubans de ses coiffures , ses bébés établis sur les épaules paternelles ou dans les bras des mères , et qui se trémoussaient au son des fanfares . Miraculeuse , héroïque , la vie de ce cortège parut l' avenir même , au fort de quoi , il faudrait prendre quelque jour , un rôle difficile . Et le sens de l' effort nécessaire déçut la faiblesse d' * Omer . Comment triompherait -il jamais à l' exemple de cette gent prestigieuse , de ces musiques ? Une force infinie naissait devant sa malice . Il en ignorait tout . Ses petites mains se tendirent pour atteindre , toucher , posséder et comprendre . Il désira , de toute son angoisse , la beauté du spectacle . Des bras de la picarde , il s' élançait , douloureux d' être retenu . Les trompettes criaient . La grosse caisse tonnait . * Céline indiquait à grand'peine les dignitaires hérissés de plumes , au crâne . Les sauvages haussaient des bannières , soufflaient dans les cors . * Polichinelle tapait un immense tambourin . Au dos caparaçonné d' un boeuf parut un enfant ailé d' or qui trônait sous un baldaquin à panaches ... - tu vois : l' amour ! Avertit * Céline . Au tumulte de ce triomphe , et parmi tant de seigneurs le maître se montrait . Or , c' était un enfant comme * Omer , un * Bel enfant frisé pourvu d' ailes d' ange , tenant à la main une flèche lumineuse . Enfant plus malin , empereur déjà , qui l' humiliait par la splendeur de son destin . Enfant qui avait pour jouets mille polichinelles et arlequins vivants , des poissardes parlantes , des mameluks sur de vrais chevaux , des sauvages nombreux , ornés de plumes et de bannières , beuglant à travers des trompes . * Omer l' envia , lui son boeuf roux chargé de guirlandes , ses fous à grelots , sa suite en manteaux de broderies , les turbans multicolores de ses gardes . L' enfant-dieu passait déjà ; son sourire et ses frisures , ses ailes . Balancé selon le pas du boeuf roux , le dais aux grands panaches de couleurs , s' effaça même derrière un nouvel escadron de turcs . Alors la picarde refoulée par une bousculade , s' écarta de la chaussée . * Omer ne vit plus rien , qu' un vaste chapeau de dame et la visière chargée de rubans . Il se plaignit . Il trépigna . Il secoua l' étreinte des bras solides . On l' emportait inexorablement . De ce jour , * Omer réfléchit au monde extérieur , et à l' avenir . Des puissants existaient : les rois , les fées des contes , l' empereur des musiques , cet enfant ailé . Les seuls dominateurs n' étaient pas les oncles , les tantes , la mère , la soeur , la bonne . Il s' inquiéta . Dans l' histoire sainte lue à haute voix , chaque matin , pour lui , la victoire du petit * David sur le géant * Goliath l' émerveilla . Se pouvait -il que le plus faible vainquit le fort . Curieusement il interrogeait l' éducatrice . Elle assura qu' avec la protection divine , cela se pouvait . * Omer étudia l' art de lancer des cailloux , et , à leur défaut , des noix , des bouchons , mille objets menus dont il essayait le poids accru par l' effet des trajectoires . * Minos , le chat gris , ne garda plus la quiétude habituelle , au faîte du secrétaire où il s' était jusqu'à ce temps réfugié , souple et silencieux . Si , parfois , la fenêtre demeurait ouverte , rien n' empêchait d' assaillir le passant , avec une pelote de fil . Ce pour quoi , * Denise fut tancée vertement , son frère ayant vite couru dans la pièce voisine , le coup fait , afin de paraître y compter , sage , les losanges du plancher . Cependant il ne négligeait pas d' accroître la science de soi-même . Dans la maison de tante * Aurélie , à l' hôtel de * Praxi- * Blassans , des messieurs en bas de soie et des dames à traînes câlinaient les enfants bien propres . Là , sous le vêtement masculin endossé pour la fête de son cinquième anniversaire , large culotte rayée , courte veste à revers pointus , casquette à grande visière et à gland rouge , * Omer timide se crut d' abord fâcheusement travesti . La tante , au contraire , le complimenta devant ses amis : - oui , voilà les cheveux mêmes de mon frère , lorsqu' il était enfant , les cheveux et les yeux de * Bernard * Héricourt , son menton carré . Oui , ce sont les boucles mêmes que mon père se plut à flatter doucement jadis ! Aussitôt chacun le caressa . Vite l' enfant assuma l' orgueil d' égaler ainsi le héros si religieusement vanté par tous . De hauts soldats lui permirent un peu de jouer avec leurs boutons d' argent , leurs dragonnes , de toucher leurs sabres . On le persuada de nommer " mon oncle * Augustin " l' officier à la mine sévère et à la voix douce qui , frère du mort , l' avait suivi de bataille en bataille . La femme d' * Augustin était odorante et somptueuse ; elle fit présent à son neveu d' un petit cimeterre doré . - n' oublie jamais la bravoure de ton père ! Dit -elle , mon * Bel enfant ! - et imite -la , surtout , quand tu seras grand ! Ajouta l' oncle * Edme que grand-père * Lyrisse promenait à travers les salons . Il le tenait par le col , en disant à tous : - voilà mon gredin de fils revenu d' * Allemagne ... a -t-il assez belle mine ! ... croyez -vous ? Il repart pour l' * Espagne ; il se rend à franc étrier auprès de * Masséna ... je n' aurai pas gardé longtemps auprès de moi mes deux enfants , * Edme et * Virginie . Ah ! Pas longtemps ... la gloire m' enlève celui -ci ; et quant à ma pauvre * Virginie , elle veut aller vivre dans notre château de * Lorraine , chez mon père , avec son tourment . Enfin ! ... elle a son petit pour la consoler ! Et ce fut alors l' inoubliable triomphe pour * Omer , que ce monde de fées et de capitaines entourait . Même l' oncle * Edme l' embrassa très fort , comme s' il partait déjà pour la guerre . La splendide femme de l' oncle * Augustin lui caressa les joues . Et pour la remercier , * Omer tendit vers elle ses petits bras . - ô mon petit , mon petit-fils ! ... veux -tu bien être mon fils à moi , un peu , dis ? Maman * Virginie et moi nous sommes tes deux mères , tu sais ? Il réfléchit , pendant que de bonnes paroles le dorlotaient . Sa mère vivait en deuil , triste et morose , toujours priante , amie d' un * Jésus trop grave et trop puissant pour les petits . Le père demeurait au ciel . Il était mort , le grand dragon qu' autrefois l' enfant avait vu , dont il avait touché le plastron rouge , le casque luisant et froid , le sabre immense , les bottes lourdes . La soeur grandissait là , chez l' oncle et la tante de * Praxi- * Blassans , dans les mêmes salons pleins de soldats magnifiques , de dames ou de reines qui brillaient à tous les plis de leurs robes , à tous les joyaux de leurs cous . Puis * Denise recevait en cadeau tant de poupées ! S' il acceptait la tante * Malvina pour deuxième mère , comme * Denise avait élu sa tante * Aurélie , * Omer ne recevrait pas moins de présents . * Denise serait moins fière à son égard ; et lui donnerait moins de claques , s' il froissait , en jouant le linon de leurs tabliers . - dis , veux -tu bien être mon fils à moi ? Répétait la belle parente . - mais oui , répondit -il . Tante * Aurélie est l' autre maman de ma soeur * Denise ... * Denise a deux mamans ! J' en aurai deux aussi ! Il fut glorieux d' acquérir une seconde mère vêtue de velours orange . Cette magnifique tante * Malvina lui devint un sujet d' orgueil . Seulement alors il sut avoir souffert de la préférence marquée par les * Praxi- * Blassans envers * Denise . Tout un jour , il s' étonna d' avoir mal conçu les causes de sa tristesse , lorsqu' on emmenait sa soeur à l' hôtel du faubourg saint- * Honoré . à son tour , il se prévalait d' une double affection , d' autant plus sensible que maman * Virginie , drapée dans ses crêpes , le câlinait à peine , inattentive , fâchée sans doute à jamais . Elle pleurait jusqu'à l' émouvoir au milieu de combinaisons mécaniques pour dévisser la roue d' un chariot , ou réintroduire dans l' épaule le bras amputé d' * Arlequin . Enclore de ses petits bras le cou de sa mère , lui mettre de gros baisers aux joues rougies , râpeuses , cela ne pouvait -il réussir à la consoler enfin du crime inconnu ? Au moins tante * Malvina s' égayait de lui . Elle augmenta les perceptions de l' enfant par ses cadeaux . Elle l' emmena même à la promenade . Tandis que , dans la berline de tante * Aurélie , les cousins et * Denise ne paradaient qu' avec un chasseur derrière et un cocher devant , * Omer , dans la calèche de * Malvina , se vit traîné par la manoeuvre d' un svelte jockey , couvert d' un gland d' or vif et montant l' une des postières blanches ; puis , à la descente , c' était l' empressement de deux laquais marrons sautés du porte-malle , afin de recueillir le jeune voyageur . En outre , le chasseur galonné veillait au milieu du siège , par devant . D' autre part , * Malvina savait paraître très belle dans le velours orange de sa redingote ; la doublure et les bords d' hermine s' épanchaient royalement . Un coqueluchon de même fourrure encadrait la tête blonde et prête à rire des cavaliers la saluant au large , le long des boulevards , ou bien à * Longchamps . Leurs charivaris de breloques pendues à la ceinture offraient des motifs admirables de surprise , quand ces gentilshommes s' attardaient le long de la portière , au pas de leurs coursiers , pour quelques propos . Petits poissons d' or articulés , pantins de pierres précieuses , montres à paysages d' émail , flacons d' argent guilloché , fleurs d' ivoire et de nacre , * Omer eût voulu les saisir . Mais , sur ce point , la sévérité de tante * Malvina ne fléchissait guère . Il fallait se tenir sage . D' ailleurs , ils en imposaient par le prestige de leurs habits bruns sanglés jusqu'à la cravate , sur deux rangs de boutons métalliques , et par leurs culottes collant à toutes les formes des muscles . Plus beaux étaient les soldats , sous les grands bicornes . Des torsades de brandebourgs , des cols brodés en or , des revers d' habits écarlates ou jaunes , des bottes à l' écuyère , des aiguillettes brillantes les distinguaient des hommes . * Omer n' ignorait pas qu' ils triomphaient du monde . à remarquer leur soudaine gentillesse à son égard , quand * Malvina le désignait pour le fils du colonel * Héricourt , il espéra confusément participer de leur nature semi-divine . Au nom du colonel , un mystère dangereux obligeait chacun à parler bas . * Omer se posait néanmoins une question . Mourir , n' était -ce pas l' aveu de la défaite ? Un plus fort a terrassé , vaincu . Les vrais triomphants vivent . Ils passent à cheval dans les promenades publiques . Leurs sabres tintent . à leurs compliments , les jolies dames aiment rire . Qu' au ciel , des ambitions supérieures fussent apparemment satisfaites , * Omer n' en doutait pas ; mais le fait d' avoir été tué à la guerre , au lieu de vaincre , diminuait , au sens du fils , le mérite du père . Cela gâtait peu le plaisir qu' il prenait aux taquineries des élégants hussards , des dragons roides , des hauts cuirassiers en escorte près la calèche de tante * Malvina , sur tant de chevaux robustes et dociles . Vers ce temps , * Omer se promit de ne pas mourir . Il acquit la notion d' exister , actif et avide . Dès la première dragée mordue , son imagination se peuplait immédiatement d' espérances curieuses . Il lui semblait que chaque bonbon de la boîte apporterait un plaisir différent à sa bouche . D' une joie , il concluait à mille autres joies analogues , toutes possibles , et nuancées . Rien ne le déçut davantage que de constater la similitude entre la troisième dragée et la première , entre la septième et la cinquième . L' univers était infécond pour l' ampleur de son appétit . Les allées du jardin , à * Tivoli , devinrent trop étroites pour les évolutions de sa balle , et les brouettes pour les ouvrages de terrassement . Au drap tendu dans la chambre obscurcie , l' homme de la lanterne magique ne montrait plus assez de légendes . Si vite se succédaient les scènes , que l' enfant n' admit guère la possibilité d' apercevoir presque en même temps compère le loup dévorer la vieille , revêtir la camisole et la coiffe , puis répondre au petit * Chaperon * Rouge , déjà parvenu jusqu'à la chevillette de la porte . * Omer désira une logique meilleure . La brièveté du spectacle magique dans le cercle de lumière , gâchait l' espoir du positif , c' est-à-dire la vérité de la victoire du loup , seule chose qui l' intéressât dès la troisième représentation . Un fait ne valut que par son résultat . Ainsi mécontentait la mort du père , défaite certaine , pour glorieuse qu' on la louât . Désormais , lorsque le tambourin du montreur retentit entre les bruits de la rue , l' enfant ne réclama plus la présence du miracle . Ce fut de la sorte que se fanèrent , à * Paris , les premiers plaisirs . Bientôt , il s' ennuya même dans la calèche . Le boulevard le déçut . Les caractères bizarres historiant les deux obélisques dressés devant les bains chinois sollicitèrent moins ses regards ; il eût fallu apprendre des choses difficiles réservées à sa future science . Il finit par connaître trop les pays des panoramas . Leurs horizons circulaires intéressaient mal ses regards dans les deux tours flanquant les colonnes blanches du théâtre des variétés . Cependant , * Malvina s' ingéniait à dire les merveilles de la mer et des ports , les exploits des matelots . Que la chaîne d' or coulant sur la douce proéminence de la gorge elle l' eût gagnée par les voyages des navires allant chercher , à * Java , des épices , cela paraissait un conte . * Omer aimait le parfum tiède de l' ample poitrine mouvante , que ses joues frôlaient , heureuses , au vague souvenir de sa nourrice , d' une ancienne existence goulue , chaude , endormie , protégée . Sans la singulière certitude de honte et d' offense , il eût demandé qu' elle lui donnât le sein , cette magnifique tante . En ces minutes , il souhaitait même qu' elle se déclarât soudain sa mère véritable , à la place de maman * Virginie , l' éternelle pleureuse . Alors le sens de la volupté naquit aux battements de son petit coeur . En l' honneur de la belle dame , il rêva d' efforts qui l' égaleraient aux dragons et aux hussards de * Longchamps . Elle leur riait toujours , elle flattait les chevaux écumeux par de fines claques en mitaines de soie jaune dépassant le bord capitonné de la calèche . Tel soir , dans le salon , nerveuse , en une robe de mousseline pailletée recouverte par les feuillages d' or changeant , et par les pans aigus d' une tunique de satin clair , ses épaules découvertes , * Malvina cerclait ses bras de bracelets lourds . Tout brillait de sa figure malicieuse que bordaient les bouclettes blondes serrées dans une étroite capote de rubans à trois plumes bleues , adamantines . La tante s' apprêtait au départ . * Omer connut la douleur qui étrangle et qui mord les entrailles . Elle refusait gentiment de le prendre avec elle . La picarde l' arracha des glands auxquels il s' attachait , à genoux ; car la magnifique inexorable criait , d' une voix tout à coup méchante : - mais enlève -le donc , * Céline ; il me déchire ! Au bruit , l' oncle * Augustin arrivait dans l' or de son uniforme . En vain embrassait -il son neveu avant de le jeter en l' air et de le rattraper dans ses bras , à plusieurs reprises . * Omer ne fut pas distrait de sa peine , comme à l' ordinaire , par cet exercice . - est -ce curieux vraiment ? Je crois , parole , qu' il avait les yeux de son père , et toute sa physionomie , quand il me suppliait , le pauvre , avec ses gros sanglots , ... confiait * Malvina , le lendemain , à son mari pendant qu' elle berçait du mouvement de ses jambes , le petit ami réconcilié . Et tous deux d' étouffer un rire , en rappelant une aventure de berline , par la forêt dans un pays lointain . * Omer se souvint exactement de ce qu' il entendit là . Sa volonté se promit d' en apprendre la signification plus tard . Mais le major * Augustin l' intimidait trop pour qu' il questionnât . Il feignit le sommeil . Boulevard du temple , quand * Bobêche reçoit de * Galimafré les lourds coups de bottes , quand il se frotte le derrière , en faisant la bouche " en cul-de-poule " et les " yeux de merlan frit " selon les mots de la picarde , c' est un ennemi commode qu' * Omer souhaite à sa force , à sa ruse . Victorieux comme * Galimafré de l' homme à la queue de perruque où voltige un papillon obstiné , l' enfant posséderait la gloire même de l' oncle * Augustin . * Malvina garderait toujours dans ses luxes , au milieu des succulences , le triomphateur . Aussi ne permet -il pas à * Céline de quitter la foule des badauds réunie devant la parade . Que la grosse caisse tonne , que le singe tire la corde de la cloche , que * Paillasse souffle dans le trombone , que le discours de * Bobêche penché à la barre de l' estrade invite à entrer la picarde elle-même rougissante et gênée , * Omer persiste à vouloir demeurer là . Il verra tout à l' heure se rejouer les péripéties de son espoir . Chaque soufflet claquant la joue fardée du pître , il l' aura presque allongé lui-même . Chaque coup de pied arrivant parmi les basques du ridicule habit à ramages , il l' aura presque lui-même envoyé . Cela l' extasie qu' aucune riposte n' atteigne jamais l' agresseur . Voilà ce qu' il faut , et non point mourir , ainsi que le père , comparable , en somme , à ce * Bobêche imbécile toujours écorniflé , giflé , secoué . L' oncle * Augustin ne se laisse pas tuer , lui , ni l' empereur ! Il raisonnait de même quand , faubourg saint- * Honoré la tante * Aurélie le complimentait de sa ressemblance avec le colonel * Héricourt . Très fier malgré cela , l' enfant se laissait conduire par la main jusqu'au médaillon qui figurait un colonel * Héricourt embrouillé dans ses mèches brunes , entre deux épaulettes d' argent . Ces épaulettes ! Il se souvenait de les avoir aperçues une fois , bien auparavant , désignées par maman * Virginie lors d' une revue , au carrousel . Parmi tant de soldats , * Omer avait mal reconnu le dragon qu' elle indiquait du bout de l' ombrelle à franges bleues . Quel que fût le souhait de son respect filial , * Omer se représentait mieux les poitrines en or des maréchaux , les aigrettes des mameluks , les oursons des grenadiers à cheval . Il pouvait même écouter retentir encore les musiques , galoper un peloton étincelant , sous les cris innombrables de : " vive l' empereur ! " l' élan de l' escorte avait alors effacé la prestance immobile et lointaine du colonel enserré dans les roides lumières des escadrons . Au château de * Lorraine , le mystère , c' était , pour * Omer * Héricourt , son parrain si vieux qu' on le disait même père du grand-père * Lyrisse , ce soldat doré , aux favoris gris . L' ancêtre jabotait seul au fond d' un haut fauteuil pourvu d' oreillettes . Les flocons de boucles blanches couvraient d' une neige mouvante les épaules de sa redingote spacieuse . Ses rides bien rasées dans un gros visage enfantin se crispaient fréquemment pour une grimace de malice . Verts et rouges , des perroquets , des palmes historiaient la moire du gilet sur les replis du ventre . Hors du jabot très ouvert , de vieilles peaux , rouges et plissées comme celles des dindons , allaient , venaient , du menton à la poitrine . Le bisaïeul tapotait avec la canne les guêtres d' épais drap bleu boursouflées autour de ses jambes ; et , de ses narines énormes , un liquide noirci dégouttait dans la poudre de tabac qu' il essuyait aux ramages de son foulard . L' enfant vénérait un si grand âge parce que tous les parents le respectaient aussi . Devant le bisaïeul , il fallait toujours prendre soin d' ôter sa casquette à gland , et de la tenir proprement par la visière , de ne point mettre les mains aux poches de sa veste , ni laisser les bas glisser sur les talons , même quand s' était défait le bouton de la culotte , à la hauteur du genou . L' enfant observait ces règles minutieuses . Le vieillard l' appelait en criant : " petit ! .. , petit ! ... " ainsi la fermière appelait les poules . Souvent immobile comme la nature , il portait au crâne nu et au visage tant de signes incompréhensibles , changeants ! Quels pouvoirs cet esprit ne savait -il pas détenir ? * Omer personnifiait en lui ce que sa nourrice picarde contait du génie gardien des trésors , et , sous son regard , jouait , silencieux . Soudain le bisaïeul , contre son nez en bourgeons , fixait de lourdes besicles , puis formait à terre un mot avec des lettres en bois tirées d' une cassette et que sa canne poussait : - lis ça , petit ... - f. . . r. . . a ... fra ... , t. . . e ... r. . . ter ... , n. . . i ... ni ... , t. . . é ... té ... - dis -moi ce que ça fait ... hein ? ... non pas ... non pas ... attention , sabre de bois ! ... cela fait ? ... hé ! Picarde , le fouet ! Dieu me damne ! Je corrigerai cet ignorant ... allons ... du leste , s' il vous plaît , monsieur ! ... fra ... ter ... répétez avec moi , je vous prie . Fra ... ter ... ni ... té . Fraternité ... parfaitement ... fraternité ! ... et que signifie ce mot , monsieur ? ... un effort , donc ! Ne vous l' expliquai -je point mille fois ? ... ah ! Petit ... je vais me fâcher ... pistolet de paille ! ... laissez -moi votre ajustement , et me regardez en face ... là ! Non sans peine , * Omer cherchait aux détours de sa mémoire les sons de la phrase à dire . Il voulait cependant plaire au bisaïeul qui s' obstinait , anxieux , à l' interrogation . " fraternité " , cela représentait à l' enfant une série de petites maisons dont chaque façade était un rectangle de buis avec sa lettre . Il imaginait une rue ainsi construite . Les portes et les fenêtres s' ouvriraient dans les jambages . Mais il faudrait , devant , quelques bornes , ainsi que sur les boulevards de * Paris . - eh bien , petit ... ça ne veut pas venir ? ... voyons ... la fraternité est l' art ... - est l' art , - répétait l' enfant , - est l' art ... l' art , lard : du lard grillé aux choux . On lui en laissait prendre quelquefois à la cuisine . Cela croquait sous la dent , il l' aimait beaucoup ... aimer ! Ah ! ... - la fraternité ... est l' art d' aimer tous les hommes ! ... - bien , petit ... bien ... le sourire du parrain se plissa , multiplia les rides dans la grosse face . * Omer sauta deux fois . Aux limbes du souvenir , il retrouvait une autre phrase ; il la prononça , glorieux . - la fraternité contient toutes les vertus : elle fait entendre que les hommes , égaux et libres les uns devant les autres , se doivent l' aide réciproque et l' exemple des mérites utiles à la nation . De longtemps il ne découvrit le sens , et ne le cherchait point . Il se contentait d' avoir psalmodié les sons pour le plaisir du bisaïeul qui tirait un napoléon de sa poche . La pièce d' or luisait entre les doigts tremblants . - tu vois , petit ? ... tu l' auras , dimanche , pour t' acheter des fariboles , si tu ne manques pas un jour à me réciter cette maxime ... ah ! Ah ! Tu louches , sacripant ! Quelquefois le bisaïeul prêtait les breloques pendues à son ruban de montre . C' étaient , en or , les diminutifs des instruments qu' il nommait : - avec la truelle le maçon étale le ciment , lie les pierres des édifices ... voici le marteau qui cloue les poutres et les chevrons ... l' équerre et le fil à plomb donnent la direction de la ligne afin que le mur ne penche point ; ceci est l' étoile à cinq pointes , image de l' univers créateur et de l' homme qui s' unit à la création ... vois -tu , petit ? ... ce sont les instruments du bon ouvrier , de l' homme qui construit et ne détruit pas ... tu seras aussi plus tard un bon ouvrier ; un maçon digne de rétablir l' édifice de la liberté ... si tu es sage , petit ... si tu ne joues pas trop avec tes sabres et tes trompettes ! ... petit guerrier bruyant ! ... ha ! Ha ! Ha ! ... il riait gras et frappait , de sa canne , les losanges du plancher . Maintes fois , ensemble , tous deux s' amusèrent , les après-midi , à des combinaisons d' architecture . Le menuisier , à l' occasion de noël , avait apporté une boîte contenant de petites colonnes , de petits moellons de bois , des fenêtres , des portes , des pièces de toiture . On pouvait , à sa fantaisie , construire de la sorte une maison , une église , une ferme , et , à la fin , un monument aussi beau que ceux de * Paris . Avant d' entreprendre ce dernier ouvrage , le vieux bourrait de tabac ses larges narines grêlées ; il clignait ses yeux rougis , puis examinait * Omer de coin : c' était si drôle que l' âme de l' enfant bondissait , rieuse ... il pensait à tous les pantins de ses anniversaires , de ses étrennes ; nul n' avait offert jamais une grimace aussi burlesque . - * Polichinelle ! Polichinelle ! - criait * Omer victorieux d' avoir reconnu dans ce visage un souvenir de joie ; - fais encore * Polichinelle ! ... fais encore ! Complaisant , l' architecte recommençait à tordre sa bouche ; il poussait à droite le nez grossi , et gonflait , de la langue , sa joue gauche . Le contraste de cette face avec les figures ordinaires était la cause d' une surprise infinie . Afin de savoir comment s' opérait une telle transformation , la sagacité inquiète d' * Omer s' évertuait . Alors les mots lui manquaient pour traduire ses remarques et les faire comprendre . Il sentait son esprit vivre davantage , très rapide . Tout lui-même s' agitait , âme et membres . Et l' étonnement vif de constater sa propre intelligence le mettait en fête . Sur ses jambes , * Omer sautait . Il battait des mains . Il applaudissait à l' étonnante transfiguration . - et maintenant , - proposait le bisaïeul , - élevons le temple de la liberté ! Comment appelles -tu cette colonne ? - * Iakin ... on la met ici . - et celle -ci ? - * Boas ... on la met là . C' étaient les colonnes qui soutenaient le temple de * Salomon . - bien , petit ! ... et qui a construit le temple de * Salomon ? - * Hiram , maître des apprentis et des compagnons - recommençons l' oeuvre d' * Hiram , alors . * Omer plantait * Iakin à droite , * Boas à gauche ; et soigneusement , à l' endroit qu' indiquait la canne , il emboîtait les uns dans les autres les carreaux noirs et blancs du parvis . Ensuite il élevait la muraille . Maniant la minuscule truelle d' or , il feignait d' étendre le ciment . Il usait de l' équerre , du fil à plomb . Il joignait les poutres aux chevrons en les frappant du marteau . Dès que le fronton surmontait les deux colonnes , il ne manquait pas d' y suspendre l' étoile à cinq pointes par l' anneau que recevait un clou . - et voilà ! Le petit * Omer a terminé l' ouvrage du grand * Hiram ! Il aura , dimanche , un beau napoléon ... une seconde fois le bisaïeul donnait la représentation de sa grimace , puis cessait . Où le songe de ses regards atteignait -il ? Loin , sans doute , très loin vers les nuages noirs qui se poursuivaient entre les restes de feuillage , entre les branches nues , ruisselantes , fouettées par l' averse ... * Omer ne comprenait pas que son parrain l' eût abandonné tout à coup , bien que le grand corps s' appuyât contre une oreillette du fauteuil . Même , certain jour , l' enfant ressentit de la frayeur , comme s' il Les mouches tournaient si bêtement autour du lustre que cela faisait mal au coeur ! à la fois présent et absent , le mystérieux vieillard paraissait un être surnaturel , dans le silence subit . Sa main tremblait mollement à la pomme de la canne . L' oeil , plus grave , s' enfonçait aux creux des sourcils en broussailles . Quelles choses , quels cortèges , quels régiments , quels peuples invisibles aux autres gens , le magicien voyait -il passer dans le ciel obscur ? Il oubliait même de reprendre ses breloques d' or , la truelle un peu bosselée , le marteau un peu déformé , l' équerre un peu faussée , l' étoile un peu écornée , qu' * Omer n' osait pas fourbir avec le coin de sa veste . Des miasmes de chagrin s' élevaient de partout . Une lourde nuée couvrit d' ombre la façade du temple en bois . L' enfant craignit un péril inconnu , mais prochain . Il se conçut trop débile pour l' écarter au moyen de sa force . Il eut peur . Ses os gelèrent en lui . Derrière son dos , des silhouettes menacèrent , qu' il ne voulut pas voir . Confesser à haute voix sa terreur lui parut dangereux : les puissances mauvaises eussent hâté leur action prématurément découverte . Alors il inventa de crier : - parrain , parrain ! Et l' histoire ! ... tu n' as pas dit l' histoire ! Et sa ruse l' emporta , puisqu' on ne parut pas deviner le malaise de sa peur . - ah ! Oui , l' histoire ... la vieille figure s' égayait . Elle rassura . L' ancêtre puisait en sa tabatière d' ivoire , où la belle dame était peinte dans un ovale de pierres brillantes . Il s' accouda plus commodément , sourit , et regardant * Omer dont il prit les menottes entre ses doigts , il narra : - il était une fois ... jadis ... oh ! Il y a longtemps ... il y a près de cent années ... , un petit garçon comme toi : mon père ... sans doute me croyais -tu mon propre aïeul hein ? En me voyant si vieux ... eh bien , pas du tout ! ... mon père fut aussi un petit garçon , avec de bonnes joues pleines , et des boucles longues ... à dix ans , il touchait du clavecin le plus habilement du monde ... si bien qu' on venait de toute la ville pour l' entendre , chez ses parents , dans leur cabinet de musique . On l' admirait autant que l' on admire ta tante * Aurélie de * Praxi- * Blassans , tu sais , quand chacun se tait pour écouter sa harpe ... et quand tu t' amuses en silence avec les bijoux de ma montre ... or il arriva que les parents de mon père furent ruinés ; et devinrent pauvres , pauvres comme ceux qui mendient devant la grille ... - pourquoi ? Dis pourquoi ! ... - supplia l' enfant consterné de ce qu' un pareil malheur lui pût échoir . - parce qu' il vint à * Paris en ce temps -là , un mauvais génie qui s' appelait * Law . Il promit des montagnes d' or à quiconque lui remettrait ses écus contre un papier . Il charma beaucoup de gens par son éloquence et ses maléfices . Aussi lui donnèrent -ils leurs bourses ; d' autres vendirent leurs champs , leurs maisons , leurs meubles , leurs carrosses pour offrir davantage , afin de recevoir en échange le centuple . Un jour , le mauvais génie disparut . Et mes grands-parents restèrent avec un méchant bout de papier inutile ... mais le petit garçon , quand il apprit ça , que penses -tu qu' il fît ? ... il s' en fut de ville en ville , offrant de jouer du clavecin devant les amateurs de musique . Il était si * Bel à voir , et il s' en tirait si habilement , qu' on se pressait dans les auberges où il annonçait sa venue , dans les châteaux où il était mandé par les seigneurs désireux de réjouir leur compagnie . En récompense , on donnait à son père des bourses bien remplies ... agirais -tu de même , toi , si nous devenions pauvres ? Non ... alors , comment s' accommoderait maman * Virginie ? - je ne sais pas ! - avouait l' auditeur , tout confus . ça l' humiliait de ne pas savoir . Boudeur en face de celui qui l' acculait à un aveu d' impuissance , il traînait son doigt au bord de la console . Ce garçon exemplaire ressemblait au * Petit * Poucet , dont les exploits surpassent toute imagination . Que d' heures * Omer avait envié son astuce ! La picarde pouvait indéfiniment recommencer le conte où ce héros substitue les couronnes des filles de l' ogre aux bonnets de ses soeurs endormies , les sauve ainsi du monstre . C' était une joie sans limites et toujours nouvelle d' apprendre qu' il dérobait les bottes de sept lieues au sommeil du géant , et s' en servait ensuite pour le bafouer . N' étant guère plus petit , * Omer pourrait de même bafouer les cruels , les méchants , les forts . Capable de semer son chemin de cailloux pour le retrouver , il l' était aussi ; mais jouer convenablement du clavecin dépassait encore ses prétentions . - il était plus grand que moi , dis ? - oui ... il avait dix ans . - moi , quand j' aurai dix ans , je jouerai du clavecin , pas ? - sans doute ! ... - continue l' histoire ... - voilà donc mon petit garçon qui gagne tous les coeurs dans les villes et dans les châteaux par sa gentillesse et son savoir-faire . Mais quand il avait fini sa musique , il étonnait en outre l' assistance en rapportant très bien l' histoire d' * Hiram , l' architecte ... tu sais ? ... - dis tout de même comment parlait le petit garçon . Et le parrain développait encore le récit merveilleux : * Hiram , l' architecte du roi * Salomon , bâtissait le temple de * Jérusalem pour abriter les tables de la loi selon laquelle tous les hommes devaient vivre frères , ni plus ni moins qu' en paradis . Or , pendant que discourait le vieillard , voici comment les choses apparaissaient à l' imagination d' * Omer * Héricourt . D' abord , le temple de bois posé à terre , tel qu' il venait d' être construit , grandissait peu à peu dans le rêve où se formait un pays de vitrail , aux arbres cernés de plomb ; il y avait en un coin , le puits de * Rébecca , et les chameaux d' * éliézer semblables à ceux d' une gravure qui ornait une page de l' histoire sainte . * Salomon portait la longue barbe blanche du bon * Dieu , il étendait aussi des mains bénissantes ; * Hiram était vêtu de la robe écarlate et du manteau brun que saint * Joseph avait étrenné dans la crèche du plus récent noël , à l' église du village . Les maîtres et les apprentis des maçons , * Omer les voyait pareils aux couvreurs qui réparaient naguère la toiture du château . Gens aux courtes vestes de ratine , aux pantalons tachés de suie , ils s' accroupissaient au faîte du temple ; d' ailleurs , l' enfant ne s' arrêtait guère à l' évocation de ces vils comparses . * Hiram leur commandait de gravir les échelles . Ils le saluaient profondément , soigneux de tenir à la main leurs casquettes plates en velours . Les trois mauvais compagnons étaient : l' un , cet escogriffe d' * Arlequin au visage masqué de noir ; l' autre , ce géant d' ogre chaussé des bottes légendaires ; le troisième , * Polichinelle ; car * Omer se demandait si le bisaïeul n' avait point assisté lui-même à toute l' affaire ... il la contait trop chaleureusement ; il modifiait trop facilement sa voix , selon la parole de * Salomon , celle d' * Hiram , celles des mauvais compagnons . Certes le vieux les avait entendus ... et sa canne ! Il savait la tenir droite sur son genou comme le sceptre du roi ; ou bien il mesurait les largeurs du temple dans l' air , comme avec la coudée d' * Hiram ; ou bien il menaçait , terrible , en la brandissant , comme les mauvais compagnons avaient dû brandir la règle , l' équerre et le marteau sur le front du sage architecte . Et quelle tragique histoire ! * Omer apercevait * Hiram majestueux dans sa lourde robe écarlate , arrivant du sanctuaire pour clore les portes du temple . Mais le premier des compagnons maudits se dresse contre lui et réclame le mot de passe , le mot du maître , qui lui vaudra une augmentation de salaire , quand il le prononcera plus tard , à l' heure de la paye . * Hiram refuse , en levant les bras qui soutiennent le manteau brun . * Arlequin oppose la grimace de son mufle noir , et , de sa règle , il assène , en ricanant , un coup ... * Hiram fuit à la porte d' * Orient , sans prévoir * Polichinelle caché derrière la colonne . Le mufle noir du scélérat retient l' attention de l' architecte , qui court en guettant par-dessus l' épaule . Et voici que * Polichinelle , narquois , la langue enflant la joue gauche , le nez grossi vers la droite , sa bosse rouge en avant , sa bosse bleue frétillante , * Polichinelle , enfin , réclame aussi d' * Hiram le mot du maître . " non ! " et pan ! De son équerre en fer le mauvais compagnon a frappé ... * Hiram vole à la porte d' * Occident ... , le front fendu ... là se blottissait l' ogre , qui se dresse et barre le passage : " le mot du maître , donne-le -moi ? - tu ne dois pas connaître le mot divin , toi qui sais peu des mystères de la nature ! Répondait * Hiram . - tu mourras donc ! ... " et * Hiram s' enfuit de nouveau . Mais l' ogre a les bottes de sept lieues ! Il rejoint vite le martyr . De son maillet , le maudit assomme * Hiram . Alors tous trois l' emportent , et cachent le cadavre sous les pierres réunies là pour l' achèvement du temple . Au faite des pierres , les meurtriers plantent une branche d' acacia , afin de reconnaître la place , et de n' y rien remuer . Espérant soudain qu' une branche d' acacia signale aussi le tombeau de son père , le colonel tué dans les * Allemagnes , par les boulets des tyrans , * Omer interroge là-dessus . Réponse négative . Il s' attriste . Pourtant chacun vante son père autant que le bisaïeul vante * Hiram . Envers ces deux victimes , les hommes de la famille affectent une égale dévotion . Pourquoi donc le tombeau du père ne fut -il point paré d' un acacia ? ... mais le vieillard passe outre , et le récit continue . Maintenant le roi * Salomon part à la recherche du bon architecte , dans le pays de vitrail . Il rencontre le puits de * Rébecca , les chameaux d' * éliézer . Sa robe blanche et sa barbe blanche flottent entre les plis de la chasuble étoilée d' or , celle du curé . Le fils de * David allonge les bénédictions de ses mains , à droite et à gauche , vers les femmes étriquées dans leurs fichus à ramages et leurs cornettes de soie noire . Les maîtres , les compagnons , les apprentis quêtent avec ardeur . Et celui qui , sur l' échelle du château , gardait une longue pipe à la bouche , celui -là trouve la branche d' acacia , les pierres , le doigt qui se détache d' une main quand il le tire à lui , puis la main , le poignet , le bras . ôtant sa pipe des lèvres , il avertit : - * Mac- * Benac ! La chair quitte les os ! Chose horrible . * Omer se plaît à des frissons , cependant que le bisaïeul le saisit aux épaules , pour dire : - et le petit garçon , mon père , ajoutait : " voilà comment , par avarice , les mauvaises gens , les barbares , les vainqueurs , les monarques tuèrent * Hiram pour empêcher l' achèvement du temple de l' égalité et de la fraternité humaines ... mais ne voulez -vous pas , mes-seigneurs , et messieurs , reprendre la tâche de notre maître * Hiram et la mener à sa fin ? Ne consentirez -vous pas à construire ici même un temple à l' image de celui conçu par * Hiram , pour y cultiver sa mémoire et vous y assembler dans l' intention de rétablir l' égalité , la fraternité et la liberté originelles entre les hommes ? " à ces mots , le père du petit garçon étalait devant les amateurs de musique le plan du temple , et il leur apprenait aussitôt des vérités si merveilleuses que beaucoup s' engageaient parmi les maçons du nouvel oeuvre comme apprentis , compagnons ou maîtres , selon la mesure de leur savoir ... ainsi le petit garçon voyagea dans les villes , fondant partout , en * Italie , en * Allemagne , des temples à la gloire du grand architecte de l' univers , qui est aussi nommé le bon * Dieu ... as -tu compris ... , apprenti ? * Omer riait de l' assonance et de la grimace malicieuse que répétait le parrain * Polichinelle . En vérité , ces dernières phrases lui semblèrent longtemps fort obscures . Exactement , il retenait ceci : un petit garçon , fameux comme le * Petit * Poucet et comme le petit * Jésus , avait enrichi ses parents ruinés en jouant du clavecin de ville en ville , en racontant l' histoire d' * Hiram et en élevant des temples que les amateurs de musique l' aidaient à construire . à la suite de quoi , d' effroyables changements étaient advenus qu' on appelait la révolution , et pour lesquels , à l' exemple d' * Hiram , son père le colonel * Héricourt était mort , tué peut-être par les valets des tyrans , peut-être par d' autres mauvais compagnons . Cette idée s' affermit tandis qu' avançait l' hiver . On ne pouvait sortir de la maison . Les allées d' eau gelèrent jusqu'à la naïade voilée de glace dans sa grotte . Le chat * Minos dormait sous l' éclat rose de l' âtre , aux pieds de la nourrice , qui remuait les vingt bobines de son tambour à broder la dentelle . Pour sa picarde , l' enfant éprouva de l' amour attentif , le soir , quand il fallait se tenir sage , pendant l' heure où le parrain , au reçu du volumineux courrier , lisait les missives et les gazettes , les brochures et les livres , après avoir relevé la mèche du quinquet de bronze . Alors le vieillard haussait les épaules , pestait et jurait à voix basse , ou bien discutait avec grand-père * Lyrisse , dont le domestique retirait difficilement les grosses bottes à l' écuyère , si le général rentrait de ses inspections aux marchés de la remonte . * Céline , la brodeuse , chantonnait tout bas : je voudrais que la rose fût encore au rosier , que mon amant fidèle fût encore à mes pieds ... lala , lala , lalaire , lala , lala , tralala ! et ses doigts allaient , séparaient les bobines , plantaient les épingles à tête de couleur , croisaient , décroisaient , nouaient les fils , pour l' émerveillement d' * Omer accoudé sur la tiède hanche de * Céline amie . chante , rossignol , chante , si tu as le coeur gai . pour moi , je ne l' ai guère : mon amant m' a quittée ... lala , lala , lalaire , lala , lala , tralala ! lente et douce plainte , qu' elle psalmodiait ainsi en un murmure , le long des heures . Les bûches , parfois , croulaient dans un pétillement ; le chat bâillait , étirait ses griffes hors de sa fourrure , dressait la queue , puis se léchait la cuisse , méticuleusement . * Omer , plus observateur , acheva de distinguer les cheveux blonds en mèches lisses sous la coiffe de toile , un visage rond fleuri de bons yeux bleuâtres , et de grosses lèvres capables de l' embrasser fort s' il grognait dans la torpeur que donne l' imminence du sommeil . Au réveil , sa joue reposait dans la chaleur du giron qu' enveloppait un tricot de laine noire . Il s' étonnait de n' être pas dans son lit , d' avoir dormi si peu de temps , mais il trouvait un rire , deux mains pour le mettre debout sur la robe , pour le secouer doucement , une voix pour lui chanter ... c' est le petit * Jésus qui allait à l' école en portant sa croix sur les deux épaules . quand il savait sa leçon , on lui donnait du bonbon , une pomme douce pour mettre à sa bouche , un bouquet de fleurs pour mettre à son coeur ... c' est pour vous , c' est pour moi que * Jésus est mort en croix ! et le monde avec son * Dieu , avec * Jésus , avec ses pareils , les petits enfants de miracle , avec le * Poucet , le claveciniste , le monde renaissait au son du cantique . Le monde , c' étaient les boiseries grises de la salle vide , la table du bisaïeul tout éclairée par la lueur du quinquet , ses paperasses en tas , ses livres , l' écritoire d' argent noirci , les plumes d' oie éparses , la lourde montre bavardant au fond d' une coupe , la tabatière d' ivoire , son ovale de pierres étincelantes où paradait la belle dame peinte , entre les sceaux de cire verte attachés aux rouleaux de plusieurs parchemins . Parmi l' ombre , se dessinaient les lyres formant le dossier des chaises , les tentures de velours jaune tirées devant les fenêtres , la nymphe en marbre sur la cime de la demi-colonne . Par delà , les fourchettes des dîneurs frappaient les assiettes . C' étaient le gloussement d' une bouteille qu' on vidait dans un verre , la voix maîtresse du grand-père , le ton criard et saccadé de l' ancêtre , une odeur de rôti que tout à coup l' appétit désirait : " j' ai faim " . - allons manger la bonne sousoupe , promettait * Céline ; la bonne sousoupe du petit garçon qu' on va débarbouiller ... et * Denise ? Où elle est , ma soeur * Denise ? - elle est à * Paris , chez tante * Aurélie ... elle se laisse débarbouiller ... ah ! Qu' elle sera donc étonnée de voir un petit frère qui se laisse débarbouiller aussi , sans pleurer , comme un grand ... hébété de sommeil encore , * Omer se résignait au supplice de l' éponge dans l' office . Les servantes s' injuriaient à voix basse , en portant les plats . L' épaisse cuisinière ressemblait à une grosse poule dont le plumage se fût gonflé au-dessus des pattes , à la manière de cotillons troussés , dont la crête n' eût guère différé du foulard ceignant la tête . Avec vigueur elle découvrait la fournaise et tisonnait les flammes , elle enfournait les poêlons tout grésillants de la colère des sauces . * Omer écarquillait les narines et les yeux . On le posait à terre . Alors la rudesse de l' éponge humide assaillait sa figure immédiatement frottée , raclée , essuyée , avant ses mains . Impitoyable , * Céline tirait chaque doigt dans le torchon . Ensuite , la nourrissante odeur du potage fumait sur l' assiette . La picarde mangeait près de lui . Elle coupait fins les morceaux . Du buffet de chêne , le parfum du pain s' évadait , entraînant celui des pommes . à sentir vaguement ainsi les essences de la terre le pénétrer , l' enfant était heureux de vaincre la résistance des chairs que broyaient ses mâchoires , qu' engloutissait la gorge . Il triomphait inconsciemment avec tous les efforts mémorables de la race qui avait asservi les bêtes , cultivé les fruits , écrasé les minéraux salins , conquis la planète pour les descendances . C' était l' heure de joie parfaite et grandiose . * Omer s' estimait riche en forces , après s' être repu , communion de l' homme et de la nature . Sans qu' un mot , sans qu' une image précise vinssent même signifier à son esprit ces raisons , l' âme à l' aise chantait un hymne reconnaissant . Elle jouissait de sa chaleur intime , des goûts demeurés à la langue , elle se complaisait en soi qui contenait les prémices du monde , et se félicitait de l' antique labeur humain . à ce moment de la soirée entrait * Mme * Héricourt . Les joues pâles étaient serrées dans la cornette que l' usage provincial imposait aux veuves . Que restait -il d' elle , autrefois si rieuse à * Paris , avec ses enfants , * Omer et * Denise ? Là-bas avait disparu sa joie , depuis l' heure de sanglots qu' il se rappelait toujours en suivant sa mère par les longs corridors , jusqu'à l' oratoire où elle l' emmenait pour la prière quotidienne . Que restait -il de maman * Virginie , de son fourreau de satin vert , de ses bas de soie chinés , des mitaines gantant les beaux bras jusqu'au bouffant de l' épaule , de sa collerette évasée à la nuque , de ses chaînes d' or roulant sur la gorge , de son diadème émaillé , de sa chevelure aux boucles aplaties contre les yeux joyeux ? Une autre , elle était : une autre , morose et austère , semblable aux religieuses qui font peur à cause de la corde pendue à leur taille pour flageller . Elle était une autre depuis cette mort du père , en l' honneur de qui toute la famille subissait il ne sut jamais bien quelle punition . à l' oratoire , * Mme * Héricourt l' asseyait d' abord , docile et timide , sur ses genoux . Chaque soir , l' embrassant , elle répétait qu' il se trouverait seul au monde quand elle aurait rejoint au ciel le défunt . Il faudrait alors obéir , très sage , à tante * Aurélie . Ces paroles navraient * Omer : c' était moins la peur de perdre maman * Virginie que celle de subir , un jour , s' il retournait à * Paris , les façons colériques de son oncle , le comte de * Praxi- * Blassans . Ce parent terrible distribuait de rudes pichenettes aux mains caressant les vases bleus , les statuettes d' ivoire , les cent objets précieux en apparat dans les salons de l' hôtel , au faubourg saint- * Honoré . De l' en préserver * Omer suppliait * Jésus , lorsque , les doigts joints sur le prie- * Dieu , il redisait mot à mot l' oraison de la mère . Sa confiance ne doutait pas d' être exaucée . Qu' un enfant comme lui , que * Jésus , des genoux de la sainte vierge pût conduire les destins , il s' en étonnait , il s' émerveillait et adorait , mais ne soupçonnait pas l' évidence d' une foi que démontraient au dehors les images séculaires , la splendeur des églises , la richesse des chasubles et des dalmatiques , l' or des ostensoirs , et surtout la puissance des orgues . Si le mot " empereur " signifiait pour lui le son glorieux des clairons entendus au passage des troupes , le mot " * Jésus " signifiait l' harmonie versée par les voix célestes des orgues liturgiques . La musique paraissait la force mystérieuse qui produit les miracles . Bien qu' * Omer lui-même soufflât dans les trompettes et les flûtes , il croyait que les ondes sonores émanent de certains êtres invisibles , répandus partout , supérieurs et angéliques . * Jésus devant les docteurs avait dû les surprendre par une sagesse chantée en musique de cathédrale . D' ailleurs , * Omer ne parlait pas de ses opinions sur le divin : il avait la terreur superstitieuse d' encourir un châtiment maintes fois annoncé par l' ombre des corridors obscurs , la solitude d' une vaste pièce , les cauchemars du sommeil , s' il révélait sa certitude . Aussi bien les mots lui demeuraient inconnus qui eussent expliqué ce sentiment . Mais il le savait : le père du bisaïeul , cet enfant prodige qui attirait à son clavecin les gens de * France et d' * Allemagne , et qui fondait en toutes villes des temples à la fraternité , cet enfant -là s' exprimait en musique aussi . C' était la preuve de sa mission . De même les trompes du carnaval , à * Paris , consacrent l' omnipotence de l' enfant amour aux ailes d' or , quand il trône sous les panaches d' un dais que balance l' échine du boeuf gras , au milieu du cortège . Au cours des oraisons , * Jésus revêtait successivement ces formes diverses , dans l' esprit d' * Omer . Triomphateur chevauchant un boeuf , claveciniste jouant parmi les maçons qui bâtissaient un temple avec des truelles et des équerres d' or ; simple poupon rose que flairait l' âne de la crèche , qu' encensaient les rois mages ; enfant grave qui levait deux doigts de la main jusque devant son auréole mêlée à l' auréole de la sainte vierge ; * Petit * Poucet semant de cailloux le chemin de la forêt , ou tirant les bottes de l' ogre endormi : c' étaient là plusieurs faces du même * Dieu . N' enseigne -t-on pas que * Jésus vit dans toutes les âmes , qu' il voit tout , qu' il est partout , qu' il remplit l' univers et les consciences des hommes ? * Omer * Héricourt se promit d' imiter cet enfant sublime , égal en âge à lui-même . S' avouant inférieur par l' intelligence , le courage et le savoir , il déplorait pieusement son ignorance de la musique . C' est pourquoi maman * Virginie excitait en lui une vénération sincère quand elle touchait l' harmonium . Il restait immobile et silencieux sur le carreau , non loin de la robe noire . Le miracle s' opérait . La voix de l' être invisible et puissant jaillissait vers les petites flammes tremblotant à la cime des cierges ; elle se heurtait aux murs de pierre et aux vitraux colorés par la lune . L' ancien oratoire de la duchesse de * Lorraine vibrait ; et l' autel étroit , son minuscule tabernacle de bois peint se transfiguraient alors pour l' enfant dont les oreilles ronflaient , dont la poitrine s' émouvait aux chocs continus des ondes chassées dans l' espace . Son corps lui paraissait une frêle chose qu' elles traversaient facilement et qu' elles imprégnaient d' une âme enthousiaste , vague , prête à pleurer , à crier , à aimer . Maman * Virginie chantait en latin . Ce langage inconnu augmentait le mystère . Son fils la regardait sérieuse , virile , pleine de douleurs qui se lamentaient en ces mots inconnus . Il pensait , à ces moments , la voir grandir . Les joues frémissaient autour de la bouche émue ; les yeux bleus visaient une apparition fort triste , sans doute , par delà ; les doigts refoulaient sur les touches , comme au fond du pauvre coeur même , les peines toujours victorieuses . En même temps , les sons le pénétraient , lui , chétif . Leur force le saisissait , emportait sa raison lasse de vouloir comprendre et qui s' abandonnait aux essors harmonieux vers des gloires vagues . Soudain , il désirait avidement voir des personnes radieuses , ailées , en or , celles aussi que désirait certainement l' hymne de sa mère . En lui un élan cherchait son but , s' épuisait à vouloir : un élan qui n' avait pu s' envoler parmi les sons , qui battait de l' aile , comme un oiseau blessé , à terre . * Omer souffrait d' être le seul qui ne partît point vers les espaces . à voir sa mère éperdue laisser les finales mourir , il la devinait éprise de cet inconnu qu' il aimait en elle plus savante pour le concevoir . Alors , s' il courait aux genoux de la veuve , s' il se hissait entre les bras accueillants , s' il écrasait sa bouche contre la joue offerte , s' il se pouvait blottir dans la chaleur du corps , s' il sentait deux lèvres à son front , cet élan trouvait le but dans l' étreinte maternelle , apaisante et consolatrice . Sa mère lui fut apprise ainsi , pendant les soirs d' hiver , dans l' oratoire du château . Elle fut le terme de ses aspirations violentes , l' abri sûr contre les souffrances , un lieu de satiété où les désirs s' endorment . - m' aimes -tu bien ? - oh ! Oui , maman ! Tout autre que la picarde , elle inspirait plus d' affection . Au bras de la servante , * Omer se trouvait à l' aise : des heurts et du froid , on le protégeait ; on lui servait de véhicule pour avancer sans fatigue , et de perchoir pour découvrir au loin ; de siège pour être vêtu , dévêtu , lavé , peigné , bercé . Il aimait * Céline ainsi qu' une part de lui-même , un autre corps , de vigueur et de stature mieux appropriés aux besoins de la vie . Maman * Virginie , il l' admirait , ainsi qu' un être très différent de tous , supérieur . En elle aboutissait le voeu d' un bonheur obscur , mais certain ; d' elle tout dépendait : l' ordre de la maison et la succulence du repas , la promenade , la prière , la musique et la joie d' être chéri , non comme un animal amusant , mais comme une vie précieuse . * Omer concevait clairement ces idées , bien qu' il n' eût pu les dire . Dans les mains de * Céline , il jouissait mieux des choses ; dans les mains de sa mère , il jouissait mieux de soi . Il goûtait en la compagnie de celle -ci ses fiertés , et de celle -là ses plaisirs . Cela l' eût intimidé que maman * Virginie lui ingurgitât la soupe au lait . Avec * Céline , il oubliait les mots de la prière ; il s' en distrayait presque complètement , les soirs de réception , quand * Madame * Héricourt demeurait au milieu des convives . Alors * Jésus ne se divinisait point . Il restait un petit garçon qu' on négligeait pour le tic tac de la pendule , le pétillement du foyer , ou le ronron du chat * Minos . Dès le printemps , le divin fils récupéra , tout seul , le prestige de sa domination . En jupon tissé d' or , le chef couronné de diamants et la main tenant le sceptre , il apparut , au faîte du petit autel , sur le bras droit d' une sainte vierge également couronnée de pierreries , vêtue d' une ample robe d' or et d' un manteau de velours : les instruments de la passion y étaient brodés entre des coeurs flambants . Au retour d' un pays lointain , l' * Espagne , l' oncle * Edme rapportait cette magnificence . * Omer eut quelque peine à se souvenir que le voyageur était le frère de maman * Virginie , le fils du grand-père * Lyrisse ; mais il comprit mieux qu' il eût bataillé . Le capitaine de cavalerie souleva par la taille son neveu , le considéra longtemps , lui mit aux doigts le métal de sa dragonne . La mère aux joues pâles pleurait comme à l' ordinaire quand survenaient des visites . Grand-père * Lyrisse parlait des chevaux qu' il achetait dans toute la * Lorraine pour la remonte des régiments . Il embrassait son fils qui le nommait en riant : " mon général ! " qu' ils étaient forts , ces parents ! Le casque du dragon fleurait à l' intérieur le cuir et le fer quand le petit , dedans , introduisait la tête , pour le rire de tous ; et la longue crinière traînait derrière lui sur le plancher . Les éperons cliquetaient sur les carreaux des corridors , où grinçaient aussi les fourreaux de sabres . Le grand-père endossait fréquemment un habit à plastron d' or ; il sortait devant deux soldats , celui montant la bête rouge , celui montant le gros pommelé . Quelquefois , le grand-père et l' oncle se montraient vêtus de longues redingotes à brandebourgs . Ils étaient alors d' autres gens . Leurs allures inquiétaient . Sans armes , sans revers de couleur à la poitrine , sans culottes de peau et sans épaulettes , ils semblaient de graves messieurs qui refusaient de se travestir pour jouer . * Omer se tenait à l' écart , fort sage . D' ailleurs , il avait bien raison , puisqu' un jour ils se disputèrent , attaquant de gestes et de cris le bisaïeul assis dans le fauteuil à oreillettes . Lui déclamait à vingt reprises : - j' affirme que le général * Oudet et nos frères les * Philadelphes n' ont pas été tués par l' ennemi , le soir de * Wagram ... j' affirme que * Napoléon leur a fait transmettre l' ordre de passer les avant-postes , sous prétexte d' une reconnaissance ; j' affirme que cet ordre leur prescrivait d' atteindre le lieu du guet-apens . Les gendarmes de * Savary , déguisés en kaiserlicks , les y fusillèrent ... - c' est une calomnie ! - ripostait le général * Lyrisse , secouant , à la faire tomber , la pomme ridée de sa petite tête blanche , au bout du long cou . - l' empereur avait signé , la veille , la promotion d' * Oudet au grade de général . Eût -il fait cela , s' il l' eût voulu perdre ? - pourquoi pas ? Criait l' oncle * Edme , se croisant les bras et avançant une figure rouge et furieuse d' où s' envolaient ses mèches . - * Bonaparte , en le nommant d' abord , écartait ainsi les soupçons des braves gens , simples et loyaux , comme vous , incapables de croire aux nécessités d' état ! ... - à d' autres , blanc-bec ! - mais , mon père , tous les états-majors l' ont compris . à * Schoenbrunn , à * Vienne , on parlait d' un soulèvement de l' arrière-garde . Par malheur , messieurs les sublimes chevaliers , les maîtres du grand * Orient , nous envoyèrent message sur message dans les loges militaires , pour nous interdire de répondre à l' appel des jacobins . - oui , notre devoir , - interrompait le bisaïeul , - était , à cette époque , d' épargner l' homme que les soldats considéraient comme leur fétiche de victoire . Il fallait consommer , avant tout , la ruine des monarques , cela malgré l' avis de * Bernadotte et de * Fouché . - vous n' avez réussi qu' à rétablir plus solidement un nouveau trône ... , qu' à soumettre au despote les forces suprêmes de la république , hurla l' oncle revenu d' * Espagne , les bras au ciel . Et il perdit la respiration . - la république ... , les monarques l' eussent écrasée mieux encore , en restaurant ici la féodalité , s' ils étaient entrés avec des troupes triomphantes ... - non , mon père ! Parce que le peuple aurait aperçu clairement la vérité . Il eût repoussé le joug ! Tandis qu' en * Napoléon , il voit toujours le soldat de la convention , l' admirateur de * Robespierre , l' ami des terroristes , canonnant à * Toulon les partisans des girondins ... et la nation laisse tuer une à une les libertés , au nom de la liberté ! Le capitaine se précipita vers le bisaïeul . Autour de son corps maigre , les os de ses bras , les os de ses jambes trépignaient ... il proféra : - et vous , les chefs de la maçonnerie ... vous les sublimes maîtres du royal secret , vous-même , grand inquisiteur de la stricte observance , vous avez trahi l' ordre et la république , en obligeant à l' obéissance les états-majors d' * Espagne , le lendemain de l' assassinat d' * Oudet . Six mille philadelphes , tous officiers , eussent mené leurs troupes contre les valets du despote ... et proclamé à * Madrid la constitution de l' an III . Tous les vieux jacobins du * Midi nous ouvraient les villes . Les loges de * Toulouse , de * Bordeaux , de * Nantes nous appelaient ... vous avez anéanti la république ... - * Napoléon défend le camp d' * Hiram contre les barbares . Il faut qu' il achève son oeuvre ... après , l' on verra ! ... - répondait le général . Mais l' oncle * Edme agitait ses bras , disant : - oui ... si les loges obéissaient toutes à vos avis ! Il n' en est rien . En * Espagne , depuis deux années , on nous ferme les ateliers du grand architecte . Quand nous nous présentons en visiteurs , les experts refusent l' entrée ... le tuileur déclare qu' il pleut dans le temple . Nous sommes traités en profanes , en séides de la tyrannie ... l' état-major anglais reçoit ses renseignements de tous les frères . Ce sont eux qui firent cerner le général * Dupont à * Baylen . * Wellington put marcher sûrement . Apprentis et compagnons le nomment le libérateur . Nous ne sommes plus les armées de la république , apportant aux intelligences de l' * Europe la lumière et la liberté , nous sommes les complices d' un traître que son mariage avec * Marie- * Louise d' * Autriche a fait entrer dans le complot des rois contre les nations ! ... voilà ce que nous sommes , aujourd'hui ; voilà pourquoi nous évacuons l' * Espagne , vaincus et honteux , sous les huées des peuples ! ... le bisaïeul l' apaisait , levant sa vieille main tremblante et molle . Atroce était la peur d' * Omer * Héricourt . Tapi dans l' angle de la cheminée , il écoutait ces mots , ces phrases cent fois répétées depuis une heure , sans qu' il les comprît . Il s' efforçait de tout entendre , pour interroger ensuite , méditer , savoir les détails du péril prochain . Un instant , il attendit que le vieil homme dans son fauteuil fût frappé par le dragon d' * Espagne , tant celui -ci jetait au ciel ses poings maigres issus de dentelles chiffonnées . Grand-père * Lyrisse haussait les épaules au faîte de son immense échine courbée sous la flasque redingote olive . L' oncle * Edme grattait ses favoris avec rage . Grand-père * Lyrisse répétait toujours la même chose : - philadelphes , nous jurons d' employer uniquement la force des armées françaises à la défense des droits de l' homme , mais il importe de les protéger d' abord contre les ennemis extérieurs ; il importe d' interdire , par tous les moyens , aux barbares le camp d' * Hiram ! à quoi le bisaïeul répondait , hochant sa large tête flétrie et les anneaux de ses boucles neigeuses , enfin condamnant d' une voix solennelle : - * Napoléon sera châtié à notre heure , après les autres tyrans ... ah ! Au nom d' * Hiram , * Omer se rappelait , combinait ses souvenirs et les paroles de la dispute . * Arlequin , l' ogre et * Polichinelle , les mauvais compagnons , menaçaient donc encore les amis du bon architecte , puisqu' il fallait défendre son camp , qui était sans doute la région des temples construits par le petit claveciniste au loin , il y avait cent ans ! Mille leçons oubliées ressuscitèrent . Une clarté soudaine illumina sa mémoire ... les rois assaillaient les temples d' * Hiram , les temples d' égalité , de fraternité , comme l' en avait maintes fois averti le bisaïeul . Et le grand-père * Lyrisse , l' oncle * Edme , si beau entre les mèches de sa chevelure , tous deux étaient les soldats du bon architecte , qui revivait dans les enfants de la veuve , dans le parrain savant ! Pourquoi se querellaient -ils ainsi ? ... * Omer ne put arriver à le connaître . à l' exemple du * Petit * Poucet , il aima mieux rester coi . Questionner lui eût peut-être valu d' extraordinaires punitions . Son coeur tressautait aux paroles violentes . Il contenait malaisément les larmes de sa peur . L' angoisse enflait dans sa gorge frêle ; et il craignit qu' un sanglot n' attirât sur lui la fureur du capitaine . Il se recroquevillait en soi , vaguement sûr de voir tout à l' heure s' abattre sur lui la salle , le château , et le temple même d' * Hiram , qu' on disait immense comme la terre . Cependant le général * Lyrisse obtenait qu' on refrénât les colères . Il conseilla de penser aux équipages , aux chevaux , aux voitures de campagne et aux harnais indispensables . On partirait bientôt . L' oncle et le bisaïeul se turent un instant . Ils écoutèrent ses chiffres . Puis , les voyant plus calmes , le grand-père ajouta : - allez , allez , tout se passera comme d' habitude . Nous nous divertissons à des histoires de sociétés secrètes ; mais nous ne changerons rien au monde . Les peuples aiment les victoires et les empereurs plus que les libertés et les républiques , et * Napoléon , qui étonne l' * Europe , va la réunir définitivement sous une seule autorité , comme le firent * César et * Charlemagne avant lui . Vous aurez beau vous ceindre de tabliers en soie dans les loges , et brandir les épées flamboyantes devant les colonnes , vous ne transformerez pas l' âme éternelle des peuples , qui aiment l' esclavage . Le joug de * Napoléon leur plaît . Il triomphera par nos armes , puissantes pour le servir , impuissantes à l' ébranler . Là-dessus , les deux autres se récrièrent et nièrent avec d' épouvantables vociférations . Le bisaïeul se dressa : - * Bonaparte a trahi son serment , que nous avons reçu dans les loges de * Valence et de * Malte . Le monde maçonnique sera relevé de ses obligations envers lui ... je l' affirme : encore un peu de temps , et les ateliers de toute l' * Europe refuseront leur concours aux armées impériales . Bientôt vous heurterez en vain au seuil des temples , en * Allemagne , en * Autriche , en * Pologne . Les aigles éprouveront le vent de la déroute , parce que tous les enfants de la veuve se lèveront contre elles ... parce que les prétoriens ont permis à leur maître de renier l' oeuvre jacobine ... parce que le sang de * Jacques * Molay crie contre eux ... comme celui d' * Hiram ! Ainsi hurla le parrain , tout droit hors du fauteuil . Sa canne fendait l' air . Il crachait les mots . Il chancelait sur ses grosses jambes boursouflées ; il piétinait obstinément le sol . L' oncle * Edme récrimina : - il fallait m' écouter en 1806 ! Il fallait soutenir * Oudet , les * Philadelphes de * Milan ! ... il fallait m' écouter en 1809 , suivre * Fouché et * Bernadotte ! Nous serons châtiés avec notre maître ! Nous avons été les mauvais compagnons du temple ! Hélas ! Maintenant , ce sont les fils des illuminés allemands , les amis de la vertu , qui vont anéantir le nouvel assassin d' * Hiram et la * France avec lui ! Au bruit , la picarde entra , recueillit * Omer , l' emporta jusque dans la cour d' honneur . L' ordonnance de l' oncle * Edme y nettoyait une selle poudreuse , des mors ternis , des courroies sèches ... et il fredonnait : veillons au salut de l' empire , veillons au maintien de nos droits ; si le despotisme conspire , conspirons la perte des rois ! liberté , que tout mortel te rende hommage ! tremblez , tyrans , vous allez expier vos forfaits . plutôt la mort que l' esclavage ! les hommes libres sont français . * Omer s' amusa de le voir fourbir . Hors de ses mains , les anneaux glissaient brillants et magnifiques . Le gland du bonnet de police rabattu dansait contre son oreille . - partez -vous aussi , * Monsieur * Omer ? - demanda -t-il . - faut venir , donc ! Je vous tiendrai tout votre fourniment bien propre , vous savez ... et puis nous allons loin cette fois , * Mam'selle * Céline ! ... on dit que le petit tondu , il nous emmène chez le grand mogol , quoi ! Au fin fond des * Asies , en passant par chez les cosaques et le grand turc ... ah ! La la , on va en voir du pays ; on va en manger des drôles de soupes ... faut venir , que je vous dis . Si vot'papa était encore de ce monde , * Monsieur * Omer , allez , il se ferait pas dire deux fois : " guide à gauche ! ... " c' était un dur , un fameux ... et qu' on peut le dire ... je l' ai suivi à * Essling , moi qui vous parle ... ah ! Tonnerre ! C' était un dragon que le colonel * Héricourt ... liberté ! Que ce nom sacré nous rallie ! poursuivons les tyrans , punissons leurs forfaits ! on ne voit plus qu' une patrie quand on a l' âme d' un français ! * Omer eut envie d' aller aussi jusque là-bas ... n' était -ce pas en * Asie qu' * Hiram avait élevé le temple de * Salomon et toutes les splendeurs assemblées avec la truelle d' or , l' équerre et le marteau ? ... quand furent partis le capitaine et le général dans la chaise de poste raccommodée par le charron , repeinte , tout éblouissante de ses roues neuves ; quand l' ordonnance du grand-père eut éperonné la jument géante ; quand le bruit des grelots et du fouet se fut éteint , maman * Virginie demeura , toute une matinée , assise sur les marches du perron , à larmoyer . * Omer s' ennuyait bien . Le ciel bas frôlait les murailles de verdure , le long du parc . Le vent poussait des nuages lourds , inclinait les branches , éparpillait les feuilles jusqu'aux vitres de la maison blafarde . Les ardoises s' envolaient du toit . Aux premières gouttes de pluie , le bisaïeul vint relever la pleureuse et la consoler en ses bras . L' orage tonnait dans le lointain . Puis des saisons passèrent ; et la maison fut morose . Le vieillard s' acharna mieux encore à l' éducation du descendant . Seul le chien * Médor égayait de ses abois , de sa queue battante , de ses ruses pour pénétrer dans la cuisine , puis ressortir , la gueule pleine , en fuyant les coups du torchon que brandissait la cuisinière injurieuse . Hirsute et roux , l' audacieux chassait les merles des taillis ; il réussissait presque à les atteindre en bondissant à la manière d' une bête ailée . Il effarouchait le vol tumultueux des canards . Le pleur discret de ses narines appelait par les fentes des portes lorsqu' on oubliait la promenade . Il osait franchir les plates-bandes . Très habilement il esquivait les corrections . Aux genoux de maman * Virginie , * Médor , attentif à la possibilité d' un fâcheux accueil , posait doucement deux lourdes pattes fauves ; il aplatissait là son museau de berger à poil rude . Il fût resté des heures immobiles , confit dans la satisfaction de mêler à la chaleur humaine celle de son corps , noir et gris sur le dos , blond sur les cuisses . D' autres heures , étendu contre une marche du perron , il veillait au soleil , pour aboyer terriblement vers les loqueteux , les colporteurs et les courriers . Si * Médor eût permis qu' on l' enfourchât , tel qu' un cheval , les prévenances de son amitié eussent été complètes . Mais il se dérobait , d' un brusque mouvement , ou s' accroupissait , le malicieux , afin que le cavalier glissât . Même , après une insistance trop impérieuse , le chien grogna des menaces avant de se retirer à pas majestueux , l' oeil de coin . Donc , * Omer apprit que la suprématie trouve des bornes devant les meilleures volontés . Il s' en étonna . Le chien , cet ami des premiers temps , lui devint un sujet parfois rebelle et hostile qu' il craignit de dompter , à cause des crocs visibles sous les babines barbues . Ce fut , dans le parc d' été , une défaite qui lui blessa l' orgueil profondément . Il se jugea diminué . Plusieurs jours , près de son théâtre , il décousait machinalement le galon des marionnettes , par revanche de sa honte qui avait connu la révolte d' un inférieur , et ne l' avait pu soumettre . L' idée de vengeance naquit en sa méditation . Marquer sa puissance par le mal , faire comprendre la réalité de sa force en infligeant une peine , ce lui parut juste . * Céline ne le secouait -elle pas à l' heure où il était surpris avec un sarrau tout sali par la terre des plates-bandes , une collerette froissée , des mains grasses ? Le bisaïeul ne privait -il pas son élève de gâteaux , certains jours où le texte de l' ancien testament cessait , par magie , de se laisser lire , ne présentait plus aux yeux d' * Omer qu' une série de minuscules dessins noirs alignés au long de la page jaunie , régulièrement , et dépourvus de toute signification possible ? Il avait beau frotter l' un contre l' autre ses souliers , il avait beau tordre sa veste dans ses doigts en sueur , il avait beau implorer du regard craintif la grosse tête blême si dure à l' abri des besicles d' argent , la punition était sévèrement proclamée ; maman * Virginie l' exécutait , inexorable . C' était la loi . Maintenant il connaissait le plaisir de * Céline et du bisaïeul , celui de sa mère quand ils le châtiaient pour avoir répondu mal aux questions du catéchisme . Ceux -là se vengeaient , comme lui se vengeait de * Médor . Toutefois , les crocs du chien annonçaient une vigueur certaine . Et sa faiblesse , devant l' animal aussi , contraignit * Omer à des réflexions profondes . Très souvent , * Médor se glissait , par l' entrebâillement d' une porte latérale , vers l' office . D' ordinaire , pareil manège avait l' enfant pour complice . Dans l' intérieur , les insultes de la cuisinière ne tardaient pas à chasser l' intrus . Au galop , celui -ci repassait , la gueule pleine et poursuivi par les coups vains du torchon . L' inutile fureur du cordon bleu ne réjouissait pas moins * Omer que celle de * Galimafré recevant , aux tréteaux du boulevard , à * Paris , la claque invisible de * Bobèche . C' était une victoire impromptue , de la faiblesse adroite renversant tout à coup la réalité des apparences . Cela changeait l' ordre de la vie ; et le spectacle inattendu causait plusieurs sensations vives , dont le jeu se transformait en joie saine . Mais vers ce temps -là , dans le salon , un matin , il changea son âme : dès qu' il eut vu le chien pénétrer dans le lieu de délices culinaires , il se hâta de crier : " * Céline ! * Céline ! * Médor vole à la cuisine ! " * Omer savoura le désir de sa vengeance . échapperait -il ou non , le rebelle qui ne permettait point à l' enfant de le monter comme un cheval ? Le coeur d' * Omer gonfla . Ses doigts s' arquèrent contre les vitres . Tout lui-même vécut avec la convoitise de voir panteler . Les abois , bientôt , hurlèrent et gémirent . Enveloppé dans les cinglements du fouet , l' animal s' élança , la queue sous le ventre , le corps dardé pour la fuite . Deux fois la lanière lui coupa le poil roux . * Omer crut mordre comme mordait le cuir du fouet . Il serra les dents . Un long cri du chien se lamenta . L' enfant trépigna de bonheur . Il était la cause de ce qui domptait . Dorénavant son astuce ménagea de semblables sanctions à ses rancunes . * Céline le rudoyait -elle parce qu' il courait au bord des pièces d' eau , il demandait obstinément , au retour dans la maison , le bol qu' elle avait naguère cassé devant lui . à la voir gronder fort il éprouvait une satisfaction extrême , celle de sa puissance qui de loin agissait , par intermédiaires et tout aussi terriblement qu' une autre . Mille fois , il réussit de la sorte à créer des destins fâcheux aux adversaires . Mais son triomphe , parmi tant d' expériences , fut celui -ci . Le bisaïeul une fois maugréait fort parce que le disciple récitait sans exactitude la leçon de l' ancien testament relative à la tour de babel . L' enfant ne se rappelait guère les paroles du vieillard qui tenait beaucoup à lui apprendre comment * Babel avait été la première loge maçonnique centrale , propre à réunir les hommes de toutes langues dans une même patrie et pour une même oeuvre de fraternité . * Omer savait mal la signification , et pourquoi les chefs ambitieux , s' étant disputé le pouvoir , entraînèrent les races diverses dans leurs querelles , rompirent le pacte , et défendirent l' usage de la langue universelle alors en honneur , afin d' obliger leurs partisans à se distinguer les uns des autres . Chaque race reprit le patois des ancêtres sauvages . Le peuple de * Babel se dispersa . Depuis lors , jamais les nations ne se purent défaire de la haine mutuelle , ni de la guerre ; car les rois et les empereurs les maintinrent dans l' ignorance de ce bien , ignorance qui assurait à chacun des monarques , la suprématie dans leurs royaumes , au lieu d' être seulement les égaux des autres hommes , élus par eux , pour une besogne de justice . Réciter cela mot à mot , l' enfant n' y put réussir . - tu ne veux pas apprendre , petit paresseux , dit le vieillard ... apprends toujours . Plus tard , tu comprendras la leçon ; et ton intelligence en recueillera les fruits . Fais -moi plaisir , * Omer ... apprends bien ce que je te dis . Je veux que tu continues notre oeuvre , celle de tant de siècles ! Nous aussi , nous avons tenté de reconstruire * Babel , et pour cela de renverser les tyrans qui séparent les nations . Nous avons entrepris cela , nos pères et nous-mêmes , petit ! Et cela s' est appelé la révolution française ... et c' est pour l' idéal de la révolution que mourut ton père , petit , en combattant les valets des monarques ! ... cela ne te persuade point ? Tu ne m' écoutes pas . Tu suis le vol de la mouche , et tu comptes les losanges du parquet , méchant ! ... ne veux -tu pas m' entendre ? Je t' engage à devenir un homme libre . Je t' affranchis ... je t' arrache à l' esclavage des traditions mensongères ... écoute -moi donc , * Omer ! écoute -moi , te dis -je ! ... tu ne veux pas , sacripant ! ... m' écouteras -tu enfin ! Et comme * Omer s' échappait , la canne l' atteignit aux ongles . Or , sur la plaque du secrétaire , s' amoncelaient des missives de tous pays . Le bisaïeul nommait leur origine , car il connaissait les villes des * Allemagnes , des * Hollandes , des * Espagnes et des * Siciles . - voilà , disait -il , un message qui arrive de * Hambourg . La loge de la concorde se tient à l' enseigne du nègre-des-îles , dans une rue voisine du port , chez le restaurateur * Hans * Hüttich qui sert d' excellente soupe au poisson , pour les adeptes , dans son arrière-boutique . Ah ! Nous avons bu là des brocs de bière en espérant la liberté . C' est un nègre en bois brun ; aussi grand qu' un homme et juché à la hauteur des fenêtres , il étonne les voyageurs par son caleçon peint de raies rouges et vertes ... ah ! Le drôle de nègre que c' est , avec ses grosses lèvres rouges , avec sa pipe plantée dans un trou fait à la vrille entre ses dents blanches ! ... ah ! Ce qu' il ouït d' histoires merveilleuses , quand nos frères débarquaient de leurs bricks , après un tour de cabotage sur les côtes d' * Angleterre , de * France et d' * Espagne ... ah ! Ah ! Dès que tu seras grand , nous retournerons ensemble à * Hambourg , et je te mènerai voir rire le nègre-des-îles ; petit ! ... si tu es sage . Ainsi dans chaque cité lointaine , fabuleuse , il savait une taverne , son enseigne , et son plat le meilleur . Il avait mangé dans toutes , autrefois , quand il propageait en mille lieux les idées dont naquit la révolution . à présent la malle-poste sans cesse lui apportait les messages de ces villes . Il décachetait soigneusement . Il équilibrait ses besicles ; il ratissait la poudre de tabac collée à l' encre des mots ; il secouait de pichenettes le vélin , puis lisait avant que de rédiger les réponses d' une grosse écriture qu' écrasait le grincement de la plume d' oie . Certains jours le bisaïeul réunissait toutes ses lettres afin de les cacheter à la file . La cloche du dîner , vers une heure , interrompait ce travail qu' il abandonnait épars sur la planche du secrétaire . Il en fut de même le lendemain du coup de canne aux doigts . Justement , le chat * Minos ayant dormi dans la suie du ramoneur , marquait les dalles à l' effigie de ses pattes . * Omer le vit . Attirer la bête dans le cabinet du vieillard par l' appât d' une friandise fut commode . à son habitude , le chat sautait sur le secrétaire pour y faire sa toilette . L' enfant l' effraya par des gestes fous qui le repoussèrent dans les lettres où il piétina , scellant chacune selon les formes de sa patte noircie . Le bisaïeul eût pleuré à la vue des dégâts . Il lui fallut recommencer les missives , et , tout un après-midi , se hâter pour finir avant le passage de la malle-poste . Quelle volupté intime * Omer connut , dans le fauteuil où il feignit d' épeler , très sage , son ancien testament , jusqu'au soir ! Sans avoir rien commis d' évidemment punissable , il obligeait à une tâche fastidieuse le brutal qui essuyait , sous les lunettes , sa larme de vieillesse , et qui toussait parmi les paperasses innombrables . Astucieuse , la justice d' * Omer ne laissa nul méfait impuni , touchant sa personne . Pour cela , son estime envers lui-même s' exagérait . D' ailleurs l' histoire lui prêta maints exemples qui l' encourageaient à l' éducation de cette puissance dissimulée . * Omer souhaita de l' obtenir . L' ancêtre n' assurait -il pas que * Mizraïm légua la science aux sociétés des maçons , et qu' à * Paris , en d' autres villes , les adeptes s' en instruisent mutuellement sous le sceau d' un secret rigoureux . Quand il serait grand , * Omer les pourrait savoir ; et sa canne aussi fendrait les eaux , ferait jaillir les sources des rochers , les grenouilles des ruisseaux , les poux de la poussière , afin de nuire à ses ennemis . Fuyant les sauts de grenouilles acharnées à ses bas , ce hargneux comte de * Praxi- * Blassans ferait une drôle de figure qui vengerait * Omer des pichenettes . Le voeu d' égaler * Moïse changea beaucoup de sa vie . Au premier orage , il refusa de quitter la fenêtre où se cassaient les promptes lueurs des éclairs , car * Moïse les avait affrontés , avant d' être reçu à la porte des hommes par l' hiérophante de * Thèbes , et de prononcer , l' épée sur la gorge , son serment de discrétion . Tout ce jour d' orage , * Omer s' imagina revivre les actes du prophète . Il se fabriqua le bonnet pyramidal d' initié au moyen d' une vieille gazette , et feignit d' étudier dans les livres la physique , la médecine , la pharmacie , l' écriture , le calcul relatif aux inondations du * Nil , la géométrie , l' architecture et la mathématique , que * Moïse avait approfondis durant ses années de néocore . à * Céline l' interrogeant sur la profession future , il répondit souvent , dès lors : " je serai magicien comme * Moïse . J' arrêterai par des enchantements la poursuite du pharaon et il sera noyé dans la mer avec tous ses soldats ... je serai plus malin que les forts ... , et leur épée se brisera contre ma baguette ... les chevaliers meurent dans les combats , mais les magiciens ne sont -ils pas immortels ? " il pensait à son père , pendant cette phrase . Il prétendit éviter le sort ridicule d' être tué . Dans aucune légende le chevalier ne parvient à occire ceux qui charment la forêt , ou qui suscitent des dragons . La fée règne sans conteste . Elle récompense . Elle châtie . Son pouvoir ingénieux dompte l' orgueil de tous les courages . Maintenant qu' il savait le moyen d' acquérir la science de * Mizraïm , rien autre que la magie ne le tentait plus . Un message annonça la visite de la tante * Cavrois . Lorsque * Céline et * Omer lui remirent la lettre , maman * Virginie s' étonna fort dans le lit où elle souffrait de ses névralgies , durant les mois humides : - eh bien ! * Caroline sort de ses moulins d' * Arras ! Ciel ! Qu' arrive -t-il ? Tu vas donc revoir ta tante , * Omer : te la rappelles -tu ? ... comment , tu ne te souviens pas ? Tu étais alors si petit ! ... * Caroline , pourtant ! La soeur de * Bernard , la soeur de ton père infortuné ! ... tu sais bien , une grosse , en noir , qui avait toujours des coiffes de soie , et un réticule plein de mouchoirs bleus ... et qui faisait chauffer tes petits pieds nus devant les bûches , et qui te faisait prendre tes panades en soufflant sur la cuiller ? ... c' est elle qui t' a donné le beau couvert d' argent , pour ton baptême . Mais oui , c' est elle . Il n' y a pas si longtemps ! Il faudra te montrer bien respectueux envers ta tante ... son mari , ce pauvre * Cavrois , avait la tutelle de tes biens . Hélas , il est mort aussi ! Maintenant * Caroline et le comte de * Praxi- * blassans gouvernent ton patrimoine : car , ma foi , tu es propriétaire ... mais oui , monsieur , tu possèdes une part des moulins * Héricourt ... la part de ton père ! Tu en partages les revenus avec tante * Caroline , l' oncle * Augustin , tante * Aurélie et le comte , que tu aimes tant ! ... ah ! Ah ! Dame ! ... c' est beaucoup de souris pour un seul gâteau ... n' importe , * Caroline veut , cette fois , te remettre elle-même ton quartier . Elle m' écrit qu' elle désire connaître son neveu , puisque le voilà parvenu à l' âge de raison . Elle pense à nous et à notre chagrin depuis le départ de mon père et de mon frère * Edme . * Omer espéra le quartier d' une tarte et demanda quelle serait la taille du gâteau . Sa mère le railla . * Caroline apportait , non pas un quartier de tarte , mais un quartier de rentes à son pupille qui ne voulut pas en démordre , se figurant mieux la friandise que l' argent . Le matin où l' on fut au relais , pour recevoir la voyageuse , * Céline dut faire emplette de la pâtisserie chez le boulanger du village . Le gourmand y trouva moins de plaisir qu' il n' en attendait ; la pâte était lourde et les prunes sèches . Aussi vilaine que la tarte , * Caroline ne le surprit guère par la laideur de son gros visage rouge , de sa vieille redingote anglaise bouffant au dos , quand elle descendit le marchepied du coche sans rabattre ses jupes sur une jambe épaisse en bas de laine grise . * Omer se laissa froidement baiser les joues . Il y avait tant de bruit , tant de choses curieuses ! ... la veste du postillon et ses bottes énormes , - celles de sept lieues sans doute , - sa queue de cheveux tressée avec des fils d' archal , l' immense voiture , jaune à la caisse , verte à l' impériale , bossuée par les colis en tas sous la bâche , et la malle qu' on fit glisser le long de l' échelle ; et les gens qui regardaient aux vasistas ; enfin le joli jeune homme du coupé , svelte en son carrick et qui , froissant les ruches de son jabot , contempla maman * Virginie . Trois petites filles faisaient des " bouches " sur les vitres , à l' intérieur , puis les effaçaient de leurs mains rouges . On regarda disputer un gros homme dont l' habit bleu dépassait , en dessous , la blouse de serge , dont le bonnet de coton débordait le chapeau de castor , dont le pantalon court flottait à mi-botte . Et l' étranger si drôlement affublé d' un manteau et d' un capuchon , d' un bonnet de drap , de guêtres en toile crottées ; et les poules accourant picorer le crottin vers le timon sans chevaux ! Sous le vaste écu d' or qui décorait l' enseigne de l' auberge , plusieurs dames jasaient en présentant les doigts au réchaud . Des hommes , afin d' allumer leurs pipes , soufflaient sur les braises parmi la cendre d' un pot de cuivre . Les chiens se flairaient entre les roues du véhicule . On amena les cinq chevaux pommelés ; on les attela . Les voyageurs se rassirent . Le conducteur sonna du cor , et toute la machine s' ébranla , traversant la déroute des poules , les abois des chiens , les saluts des palefreniers qui vérifièrent la générosité des pourboires . Alors seulement * Omer remarqua les attentions de la tante * Caroline . Elle s' efforçait de lui plaire , inclinait jusqu'à lui son visage , qu' il jugea fort pareil à celui du chat * Minos . Elle avait les joues pleines , le nez étroit , rosé , la lèvre supérieure saillante et bourrelée , le menton bref ; et , dans les façons , un air de se vouloir caresser à vous . Quant aux yeux , ils devinaient , ronds et graves , l' âme de l' enfant . Il l' estimait , à la fois , redoutable et amie . Dans la voiture elle déballa des pains d' épices en forme de coeur , saupoudrés d' anis , que l' on croquait . Elle exhalait la même odeur de farine , d' épicerie sucrée , de colle et d' angélique un peu chancie . Large et ventrue , elle occupait de la place . Les réticules , les cabas et les sacs pendus à ses bras l' augmentaient encore . Elle parlait continûment , interrogeait et répondait elle-même , habile à lire , sur la physionomie , les paroles , devant qu' elles fussent prononcées . - certainement , il ressemble à * Bernard ; mais bien plus à mon père , * Virginie ! Regarde -le donc ton fils . C' est à croire , mon dieu , qu' il va peser de l' or au trébuchet dans le bureau des farines , comme le pauvre défunt . Avise -le quand il rit . Avise : c' est tout le père * Héricourt , ma chère ! Tu l' as connu trop vieux pour le retrouver dans ce minois ... mais c' est tout son aïeul . Voilà sa façon de porter la tête et de secouer les mèches de sa perruque ... ah ! Ma bonne , je n' en reviens pas ... embrasse -moi , mon gros ... veux -tu encore un coeur d' * Arras ? Aimes -tu ça ? Elle tirait de son cabas d' autres douceurs . Il fut assuré de plaire à cause de cette ressemblance avec le mort inconnu . D' ailleurs , * Caroline attira son neveu , l' assit sur ses genoux entre les sacs qu' elle écartait , le serra contre sa poitrine , sans vouloir le remettre à sa mère avant l' entrée au château . De tout le jour , il ne quitta point sa nouvelle amie . Contre les gronderies des parents , il la devinait protectrice . La robe de velours brun déteint lui parut un chaud refuge . Les mains grasses le palpaient sous les bras . La visiteuse fit don , quand la malle fut débouclée , d' une corvette munie de ses caronades , de ses cordages et de ses poulies , de ses chaloupes , de tous ses agrès vernis . Des poupées minuscules portaient des pantalons de matelot en toile véritable et des chapeaux de cuir . Cent objets menus , rivés soigneusement au pont du bateau , justifiaient qu' on les admirât . C' était le modèle de la belle-ariadne , le navire de * Joseph * Héricourt armé en corsaire pour enlever les sucres des galiotes anglaises , et qu' on n' avait plus revu depuis trois ans déjà . Le frère de * Caroline languissait -il sur les pontons , prisonnier des " queues rouges " , ou bien la tempête l' avait -elle broyé ? La tante l' ignorait . Perdus corps et biens , captifs ou tués dans un combat naval , jamais sans doute les matelots de * Joseph ne reparaîtraient en * France , ni lui-même . Elle le dit , d' une voix triste , tandis que sa main caressait les boucles d' * Omer . Plus tard , elle fouilla ses paquets ; ils encombraient les chaises ; elle choisit un écrin , l' ouvrit . Une large timbale y brillait . - c' est du vermeil ! - * O . * H. ! Ses initiales gravées . - mais , * Caroline , tu me gâtes l' enfant ... on se récriait . La timbale passa dans les mains . Ahuri de sa fortune , * Omer , longuement y savoura le laitage du goûter . Ses narines flairaient la lueur du vermeil ; et il mirait , à la surface concave , ses traits élargis . Il posséda toute la splendeur du métal . De la tante * Caroline , il ne devinait rien . Pourquoi faisait -elle de magnifiques cadeaux , la dame en robe usée , aux bas de tricot gris comme ceux des servantes ? Pourquoi était -elle riche , cette dame à figure épaisse , sournoise , encadrée de cheveux déjà grisonnants et rares entre les peignes qui retenaient des frisures ridicules ? Le soir , dans son lit , il écouta * Céline et sa mère rire des modes antiques , du haut chapeau enrubanné de jaune , des mitaines déteintes , des souliers à cordons , de la mante trop courte , du fichu écossais . Voilà donc la voyageuse qui réalisait le miracle de la mendiante prête à devenir magicienne , en se révélant semeuse d' or , donatrice de corvettes coûteuses et de timbales en vermeil ! Vraiment , elle devait être cette fée des contes . Il s' endormit accru d' un espoir , celui de la voir , le lendemain ou un peu plus tard , offrir une calèche , une chape d' évêque . Qu' elle eût dissimulé sa fortune sous les apparences sordides , cela lui semblait un art excellent , qui la faisait double , la rendait mystérieuse , lointaine , un peu divine . à quelques jours de là , comme maman * Virginie discutait de ses fermages en compagnie des métayers , dans le salon aux colonnes blanches , * Omer se trouvant avec le bisaïeul et la tante * Caroline , l' entendit déplorer qu' un bouton pendillât par le fil à la guêtre du vieillard . Négligeait -on les soins nécessaires ? * Mme * Cavrois promit de gronder sa belle-soeur . Aussitôt , du réticule pendu à sa chaise , elle tira une aiguillée , puis s' agenouilla pesamment , auprès de la jambe . Malgré les représentations du parrain , elle entreprit de recoudre . Attentive et lente , elle étalait un large dos marron ; la ceinture entourant les aisselles écourtait le buste ; le reste du corps était comme un sac de velours trop rempli . D' abord elle vanta son frère cadet , le colonel * Augustin . Elle excusa l' enfance du mauvais diable qui jadis avait fait sauter avec de la poudre le bénitier de l' église , à * Sainte- * Catherine- * Les- * Arras . Plus tard , le démon s' était enfui des moulins , pour rejoindre leur aîné * Bernard , et s' engager à seize ans dans le corps de * Lecourbe ! La providence avait choyé le scélérat . Il avait épousé une hollandaise opulente . Maintenant il entrait à * Moscou , colonel de trente ans . à quelle gloire n' atteindrait -il pas " si ... * Dieu nous garde ! " gémit * Caroline en se signant . * Omer se rappelait l' oncle à la mine sévère et à la voix douce , et sa belle femme qui lui avait donné le petit cimeterre turc , aujourd'hui brisé . Ayant étendu sur une chaise la jambe du podagre , la tante recousait le bord de la guêtre . Elle enfonça l' aiguille , continua de parler . à l' en croire , * Augustin * Héricourt écrivait des choses fâcheuses , sur la situation des troupes : l' empereur les menait trop loin de leurs appuis naturels par delà les sables et les forêts de * Lithuanie . Rarement * Augustin avait commis des erreurs en instruisant des probabilités utiles aux spéculations de la compagnie * Héricourt et aux fournitures militaires . Il avait prévu les chances d' * Iéna , la prise de * Lübeck et les négociations de * Tilsitt , avant le comte de * Praxi- * Blassans lui-même . Tous deux niaient qu' à * Moscou la paix se pût conclure . Donc , l' armée devant rester de longs mois en campagne , ne serait -il pas habile de faire parvenir là-bas , pour les vivres , quelques convois de blé ? Poussive , elle s' arrêta . Le parrain souriait en jouant avec ses breloques maçonniques . * Caroline pêcha dans son réticule une lettre , et pria le vieillard de lire , pendant qu' elle s' attardait à fixer le bouton de guêtre par mille points . - oui , oui , * Augustin et moi , - répondit -il , - nous pensons de la même façon là-dessus ... envoyez du blé en * Russie , * Mme * Cavrois . Envoyez vos blés d' * Artois ! Elle se moucha longuement ; puis , la tête baissée vers l' ouvrage , elle exposa en phrases brèves et simples l' essentiel de son désir . Elle souhaitait que le bisaïeul , aidé de * Virginie , achetât la moisson du pays lorrain . On leur livrerait à meilleur compte : une personne étrangère est aussitôt soupçonnée de spéculation par les paysans . En outre , * Caroline manquait d' argent , à cette heure . Sur le conseil du chimiste * Balthazar * Claës , son ami de * Douai , elle avait voulu cristalliser le jus de betterave , et le vendre comme le sucre de canne que les navires n' apportaient plus des * Antilles , depuis le blocus . à * Paris déjà , beaucoup de cafés , de tavernes débitaient ce produit . Toutefois les frais de l' usine étaient considérables , bien qu' un associé , * M. * Crespel , y participât . * Caroline avait dû récemment payer la maçonnerie , les alambics , les chaudières et les fours , toute une machinerie coûteuse , qui mangeait du combustible . La compagnie * Héricourt ne pouvait donc acquérir seule assez de grains pour la consommation des armées impériales . Elle présenterait bien un tiers de la garantie , en effets à prompte échéance et en bons du trésor ; elle acquitterait d' avance le prix du transport par bateaux jusqu'à * Rotterdam , et le fret des navires jusqu'à * Dantzig ; mais elle avait besoin dans cette affaire d' une commandite . Or , le château de * Lorraine constituait un gage excellent . La banque d' * Artois en formation prêterait là-dessus de bon argent liquide . * Caroline en répondit . Le projet de contrat était même dans son portemanteau : il n' y manquait que les signatures et le parafe d' un tabellion . Elle avait fini de coudre . Tenant le fil et l' aiguille attachés encore à la guêtre , elle s' assit sur les talons . Sa grosse tête de chatte blême visait le sourire malin du vieillard , qui secoua ses breloques et dit : - ma bonne amie , vous savez , je soupçonne aussi qu' * Alexandre ne signera point la paix à * Moscou . C' est l' avis de * Fouché . * Napoléon devra quérir à * Saint- * Pétersbourg son traité , en plein hiver russe , et à deux cents lieues de ses lignes de soutien , avec une multitude de soldats divers , espagnols , italiens , polonais , prussiens et bataves , fatigués par cinq mois d' une rude guerre , affamés , dépourvus de tout . Il vaincra , parbleu ! Mais ensuite ? ... imaginez , je vous prie , le retour de ces hordes à travers l' * Allemagne entière , l' * Allemagne lassée de nourrir les troupes impériales et de subir leurs bravades . La révolte couve dans toutes les cités que , depuis un siècle , l' illuminisme exhorte à la liberté . Oui : quand ils croyaient que les divisions françaises apportaient , avec elles , la république et la ruine des rois , les illuminés d' * Allemagne et les francs-maçons , la bourgeoisie , les artisans , accueillirent nos drapeaux . Mais * Napoléon est seulement un monarque plus fort qui les opprime , un tyran qui les pille et qui les outrage , qui fusille les apôtres de la liberté , qui dément la * France de * Valmy . Aussi en * Bavière et en * Saxe , l' esprit de la république se réveille . Les philadelphes , dans chaque état-major français , excitent les mécontents ; et les illuminés , dans chaque ville de * Prusse ou d' * Autriche ... eh bien ! Pour rétablir les choses comme les avait établies la convention nationale , il faut des ressources ... toutes les miennes seront consacrées à cette tâche . Aussi ne puis -je en rien détourner , ma bonne amie , pour votre commerce ... pardonnez -moi , je vous prie ... d' abord la tante * Cavrois ne répondit rien . Elle coupa le fil avec ses dents , reboutonna soigneusement la guêtre , reposa la jambe à terre , l' aiguille dans l' étui , l' étui dans le réticule . * Omer la regardait qui se releva péniblement et vint le prendre entre ses bras . Avec elle , sur le sofa de velours d' * Utrecht , elle l' assit , puis le couchant contre le mol oreiller de sa poitrine , elle l' embrassa très étroitement . - tu es mon petit * Omer , mon petit neveu chéri ; je t' aime autant déjà que mon fils * Dieudonné ... tu ne connais pas * Dieudonné ! ... c' est un poupard qui a dix ans . Un gros patapouf ! ... il faudra venir à * Sainte- * Catherine jouer ensemble , si * Dieu le permet . Mon * Dieudonné récite par coeur la table de * Pythagore ? Six fois six ? ... trente-six ... si tu vois un panier de six pommes , et que je te donne six paniers comme celui -là , dis -moi , combien auras -tu de pommes ? ... mais non ! ... cherche ... six paniers de six pommes ... six fois six pommes ? ... eh bien ... tu viens de le dire ... six fois six , trente-six ... trente-six ... tu auras trente-six pommes , quand je te donnerai six paniers de six pommes ... * Omer ! ... mon dieu , comme tu ressembles à mon papa ! ... il comptait lui ! ... demande à ton parrain . Apprends à compter , mon pauvre petit ... autrement , plus tard ... car tu ne seras pas un gros richard , toi , si ton parrain ne veut pas nous aider à garnir ta part des moulins * Héricourt ... il ne veut pas , tu sais , ton parrain . Il veut que tu restes pauvre ... il refuse d' augmenter ta part ... à * Dieu ne plaise ! ... - point du tout ! - protesta le bisaïeul ; - point du tout , * Omer ! - si fait , si fait ! ... il feint de t' adorer , mon pauvre petit , mais il se défend de t' enrichir , quand il le pourrait en signant l' acte que j' ai dans ma valise ... - voyons , ma chère dame , ne donnez pas des idées fausses à cet enfant ... - n' est -il pas vrai que vous vous obstinez à ne le pas enrichir , alors que vous admettez vous-même le bon aloi de mon entreprise ? Donc vous n' aimez pas votre filleul , puisque vous immolez son avenir au succès de vos ambitions particulières ... - * Madame * Cavrois , la passion vous égare ... je vous saurais gré ... - je veux mettre en garde cet innocent . - et contre qui , s' il vous plaît ? - contre vous . Je connais vos machinations infernales et celles de vos amis . Elles aboutissent à faire monter sur l' échafaud des milliers d' honnêtes gens ... * Omer écarquillait les yeux et s' alanguissait dans la tiédeur des jupes . La tante * Caroline imputait des crimes au bisaïeul . La sévérité de l' éducateur ne justifiait -elle pas l' accusation de meurtres ? ... cependant il témoignait de la tendresse , il choyait son élève ; il le contemplait avec des yeux pleins de larmes . à qui fallait -il entendre ? L' enfant écoutait la grosse chatte qui perpétua ses reproches d' une voix geignante et parfois sifflante . - * Virginie m' a confié ses chagrins ... elle tremble que vous ne gâtiez le coeur de son fils . Notre * Bernard était un caractère droit , qui répugnait aux allures hypocrites et secrètes de la maçonnerie ... que faites -vous de son enfant ? ... - * Bernard * Héricourt était un fils de la révolution . Il est mort pour les droits de l' homme ... c' est au même culte qu' * Omer sacrifiera , s' il m' écoute . Le vieil homme , debout , proférait les mots distinctement . Il assurait sa canne devant lui . Ses mains s' y appuyèrent . Il regarda les yeux ronds de la tante . Il se redressait en son habit vert qui tombait de ses hautes épaules jusqu'aux guêtres . Il épousseta son jabot moucheté de tabac . Il releva une tête large , blafarde et fière , entre les flocons de sa chevelure . Au coin de sa narine , la verrue était plus rouge . - vous me demandez des comptes , madame , ce me semble ... et sa grosse lèvre inférieure tremblait . - * Praxi- * Blassans est le tuteur ; je le représente ici ; je représente mon frère mort ; et je vous demande ce que vous faites de son enfant . - j' en fais un être libre ... - un jacobin par l' esprit , c' est-à-dire un homme impie , un homme de sang et de crimes ; et un pauvre hère , par la bourse ... voilà ce que je sais de votre éducation ... de sa voix lamentable , elle gémit cela , sans arrêter les caresses dont elle flattait les boucles d' * Omer . Même elle rajustait , en la tirant , la petite veste ; elle remontait machinalement , par le pont , la culotte rayée . Interdit , * Omer ne bougea point . Le besoin de pleurer l' étouffa . En même temps , il s' enorgueillissait de conquérir cette importance que deux personnes redoutables se disputaient ainsi , pour lui , la haine aux lèvres . - en effet , - reprit le parrain , - vous êtes la tante de l' orphelin : je vous dois de m' expliquer ... - plaise à * Dieu ! ... j' aimerais apprendre vos raisons ... elle n' acheva point , mais se baissa pour ramasser une épingle échappée de sa robe . L' oncle marchait , insensible au mal qui d' habitude affligeait ses jambes . Il revint brusquement vers elle , et dit : - que celui -ci recommence notre oeuvre ! Je veux le rendre riche de gloire et d' immortalité , plutôt que de le faire riche d' argent ... - billevesées , monsieur ! L' empereur règne jusqu'à ce que * M . * De * Lille rentre dans ses carrosses à * Paris . Avant peu , la révolution ne sera plus qu' un souvenir ; oui , plus tôt qu' on ne pense ... je relisais , hier soir , la lettre d' * Augustin . L' état-major de * Davout est aux cent coups . Une masse de moscovites qui revient de combattre le turc , marche du * Danube au flanc de la grande armée ! ... gare là ! De tout l' empire il ne restera point ça ... vous m' écoutez ? Pas ça ! ... et alors : " vive le roi ! " * Praxi- * Blassans me mande comment tout le faubourg saint- * Germain est en effervescence . Les chouans s' organisent en * Vendée , en * Anjou ... ils arrêtent en * Normandie les convois qui transportent l' argent de l' impôt ... et ce n' est pas d' aujourd'hui ... - ouais ! Ce n' est pas d' aujourd'hui non plus que mes philadelphes et nos jacobins travaillent les régiments de * Paris ... apparemment , je puis dire que je suis au courant de quelque chose , moi , hein ? Il y a trois ans , nous avons tenu les gardes nationales avec * Bernadotte et * Fouché . Notre belle amie * Mme * De * Staël a pu croire que nous allions déplanter la branche d' acacia et réveiller le cadavre de la révolution . Aujourd'hui tout sert autant nos desseins ... les philadelphes ont un chef ... et le colonel * Oudet un successeur digne de lui . Nos braves suivront leur * Léonidas . - * Léonidas ! Peuh ! ... vous allez compromettre de braves gens , pour les bleuses-vues de vos adeptes ... - corbleu , je sais mon affaire ! - * Praxi- * Blassans me l' a dit : le général * Malet ... - * Léonidas ! - rectifia le bisaïeul . Et , violemment , il tapa le plancher de sa canne . - bon , bon , - sourit * Caroline , - ce n' est pas moi qui préviendrai les gendarmes ... d' abord , mon pauvre * Cavrois était des vôtres . * Fouché l' avait embobeliné ... moi , je ne veux rien savoir de toutes vos diableries , que le ciel confonde ! ça fait , au reste , plus de peur que de mal ... le général * Malet ! Ouste ! Un fou qui ne sortira jamais de son hôpital ! - j' ai nommé * Léonidas ; je ne veux connaître que notre frère * Philadelphe * Léonidas . - vous me la baillez belle ... il y a six semaines que * Praxi- * Blassans l' avertit en sous main de se tenir coi ! ... la police n' attend qu' un geste de lui pour se débarrasser des gens dangereux . C' est un complot qui finira dans la plaine de * Grenelle ... sa femme a pour sigisbée un mouchard , et ne s' en doute point . - mais les philadelphes s' en doutent ! Je ne veux pas vous prier de lire ces cinquante messages ... vous y verriez que la police du despote ignore le principal , qu' elle guette inutilement et qu' elle se laisse prendre à toutes nos diversions . Dès que * Bonaparte quittera * Moscow pour marcher sur * Saint- * Pétersbourg ... le roi de * Rome d' abord sera proclamé à * Paris , puis , en temps voulu , la république ... le peuple réclame la paix . Il se fatigue de mourir . Il hait le dévoreur d' hommes ... il saluera d' une seule acclamation le régime de la liberté ... nous rétablirons alors l' acte constitutionnel ... - la montagne , la commune , la guillotine en permanence et le triomphe d' un autre * Marat ! ... * Dieu nous en préserve , monsieur ! J' étais une petite fille lorsque vos abominations s' accomplirent ... mais j' ai tout vu , et j' ai gardé la saine horreur de ces temps . - il ne s' agit pas de revenir aux excès de la révolution , mais à ses bienfaits . Ma petite fortune y servira ; et j' estime qu' en élevant * Omer dans l' amour de la liberté et de la fraternité humaines , j' accomplis mieux le devoir de parrain qu' en gonflant sa bourse par des spéculations sur la disette de l' armée et sur le malheur public ... - vous l' entendez , seigneur ! Mais pensez -vous que je suis une bête ? ... n' est -ce pas vous qui avez , à * Berlin , circonvenu , lors de sa mission , ce * Mirabeau , perdu de dettes et de crimes , comme * Catilina , qui l' avez affilié aux sectaires , et qui l' avez conduit dans les antres maçonniques de * Paris ? Cruel vieillard , n' avez -vous pas fondé cette loge impie des " neuf soeurs " , où * Danton , * Camille * Desmoulins , * Marat , * Robespierre , tant d' autres scélérats se rencontraient et préparaient les malheurs du royaume ... avant que de transporter leur officine de forfaits au couvent des jacobins ! ... vous étiez l' âme satanique de cette loge ... vous étiez le guide mystérieux de ces régicides par qui le sang le plus noble de * France a coulé sur l' échafaud ... mon dieu ! Et ils excitèrent une telle réprobation par le monde que , depuis , l' * Europe entière nous combat . Et pour quel résultat ces violences ? La famine et le chômage à * Paris ! ... le commerce ruiné par le blocus continental ... toutes les familles en deuil ... miserere nobis , domine ! ses mains jointes se levèrent au ciel . - ah ! Madame , n' invoquez point les dieux contre nous . Ce n' est pas sous l' ancien régime que j' aurais pu acquérir , pour ma petite-fille * Virginie et pour son fils , avec l' argent de mes comptoirs aux * Indes , le domaine des ducs de * Lorraine , quand leur héritier eut émigré à * Coblentz dès l' appel de * Brunswick et de * Bourbon- * Condé ! Ce n' est pas sous l' ancien régime , que les moulins * Héricourt se fussent accrus de tant de biens nationaux , ni vos caisses comblées de l' argent que vous avez gagné en fournissant de cuirs et de farines les demi-brigades de la république ... laissez * Dieu en paix ; et contentez -vous de mener à bien vos négoces ... - j' y réussirai sans vous , monsieur , si * Dieu m' aide ... - j' en suis bien sûr , madame ... et je vous le souhaite de bon coeur ! ... là-dessus , l' un et l' autre se turent . Alternativement , * Omer les examinait , celle -ci les coudes aux genoux et le visage en avant , des larmes aux billes de ses yeux tenaces ; celui -là dans le fond du fauteuil , l' allure aisée , la main pendante , et le regard malin . Qui des deux avait raison ? La douceur des jupes en velours et la caresse lente de * Caroline retenaient * Omer entre ses genoux . L' abandonner au milieu de la querelle lui sembla périlleux . Comme punition , ne lui eût -elle pas repris la corvette ? D' autre part , elle retournerait bientôt en * Artois ; alors le vieux , s' il conservait de la rancune , infligerait peut-être des leçons très longues et des pénitences sévères ; il confisquerait les bois du petit temple ; il ne prêterait plus les outils en or du maçon . Assurément , c' était un homme terrible , doué de puissance et qui avait prescrit le supplice de bien des gens . Toutes les histoires d' ogres et de loups mangeurs d' enfants affluèrent en souvenirs , parmi ceux des images où du vermillon épars désigne le sang des victimes . Un tel homme ne pourrait -il tuer aussi le filleul récalcitrant ? * Omer le craignit et se pressa de courir jusqu'à la vieille main noueuse quand elle lui fut tendue par le bisaïeul debout : - * Omer , allons voir les poules ensemble ! Près d' être quittée , la tante * Caroline épousseta sa robe et pleura tout à fait : - mon dieu , que dirai -je au tuteur de mon neveu , que dirai -je au comte ? Lui écrirai -je donc que cet enfant est dans vos mains pour toujours , et que vous le corrompez par des fables dangereuses , que vous l' appauvrissez pour vos ambitions de fou ? - s' il vous plaît , madame , écrivez -lui de la sorte ! - répondit le vieillard , incliné en un salut profond . Avec sa mère , dans le parc rayé de soleil , * Omer se promena sous les branches dévêtues par les souffles . Novembre commençait . De suprêmes beaux jours luisaient doucement depuis une semaine . Les feuilles mortes craquaient sous le pas , dans les sentes . Après les avenues de verdure cuivrée , l' étang apparut que ridait la bise . Les roseaux secs s' affaissaient autour . L' enfant contempla sa mère en longs vêtements sombres et qu' entourait aux épaules un shawl de cachemire agité par le vent . Sa chevelure noire emmêlée de gris s' élevait en forme de casque au cimier tordu . Comme pour y revoir des images anciennes , ses yeux indécis , lassés de tristesse , regardaient la joie puérile . Son visage était d' un homme jeune et mélancolique , plutôt que d' une femme . Cette apparence virile surprit * Omer qui la constatait pour la première fois . Pourquoi le teint de sa mère brunissait -il ainsi , se piquait -il de grains ? Pourquoi la peau se collait -elle à l' ossature de la face ? Et que cherchait -elle en son fils , la triste veuve ? - si tu savais ! - gémit -elle ; - mon frère * Edme est tombé sous son cheval , qu' un éclat de bombe avait éventré ... très loin , au fond de la * Russie ... le régiment de ton oncle * Augustin a été détruit ... et toute l' armée française revient de là-bas ... que de batailles avant qu' ils arrivent ici ! * Edme doit -il souffrir dans la charrette qui le ramène ! ... mon dieu ! ... et grand-père restera -t-il en * Prusse avec la brigade de cavalerie ? Sans doute il va courir là-bas , lui aussi ... ses reins lui font mal , à présent ... mon dieu ! ... ah ! C' est trop de peine ... c' est trop de peine ... toujours trembler ! Toujours pleurer ! C' est mal de faire tuer tant d' hommes sains et braves pour la gloire d' un seul . Ah ! Ce * Napoléon ! ... lui échapperas -tu , toi , du moins , mon petit ... à ce monstre qui extermine les peuples ? ... elle tendit le poing fermé vers l' horizon , puis entoura l' enfant de son bras . Il ne savait que répondre , enclin à jouer avec le ballon ; mais il jugea qu' il ne fallait point . Elle ne finissait pas de se lamenter : - ton père était ma félicité , mon coeur et mon espoir . Te le rappelles -tu ? Sa taille dominait les autres . Sa force domptait tout . Son âme demeurait noble même dans les événements infimes . * Omer démêlait , timide , les effilés rouges , verts et blancs du shawl , il comparait les vignettes de la bordure , - un ovale blanc avec une palme jaune , un ovale rouge avec une palme blanche , - et il cherchait quelles choses étranges représentaient les dessins de l' étoffe hindoue . La mère insistait : - crois -moi , mon enfant , les hommes sont pervers . Ton bisaïeul assurait autrefois que la révolution changerait tout et tous , que les gens s' aimeraient et s' aideraient ensuite . Quelle rêverie ! * Napoléon semble plus dur et plus méchant que les rois , et il fait périr bien plus de monde ... sur terre il n' y a que la terreur et la mort ! La seule consolation , c' est d' espérer la vie du ciel , l' immortalité de nos âmes , que * Dieu sauve ! Nous sommes ici-bas afin d' obtenir notre rédemption par la douleur . Puisqu' on ne peut aimer autrui , il faut adorer * Jésus , mon enfant . Oh ! Prie donc , prie sans cesse avec moi ! Tu verras , plus tard : seul * Jésus essuie les larmes et donne l' amour véritable , l' amour que ne finit pas la mort , que ne corrompt aucun des vices humains ... * Jésus qui voulut périr sur la croix afin que nous puissions espérer en lui ! à ce sujet , * Omer ne possédait pas d' idées lucides . Il se doutait bien de la méchanceté humaine ; cependant il s' estimait nanti de moyens pour la vaincre dans l' avenir . En somme , * Mme * Héricourt régnait sur le château , les domestiques , les fermiers et les marchands . Cela ne suffisait -il point ? D' ailleurs , il ne négligeait pas les prières : elles assurent l' accès du ciel où l' on trône , certainement , parmi les musiques des anges ... il rattrapa le ballon et le fit rebondir . On entendit * Médor aboyer à la grille , furieux , derrière le bruit d' une voiture côtoyant le saut-de-loup . * Omer pensa qu' une berline , sans doute , ramènerait de * Russie l' oncle * Edme . Ce serait effrayant de voir le malade près de mourir , peut-être . Le ballon roula . Maman * Virginie lisait . On se trouva loin du château , dans le bas du terrain . Les pelouses montaient de là jusqu'aux bâtiments . Au loin , les fenêtres monumentales des étages supérieurs recueillaient les rayons du soleil entre leurs croisillons de pierre . Et la façade paraissait toute claire à distance . Vers elle , les statues de nymphes , souillées par les oiseaux , indiquaient le chemin dans les carrefours des allées , au milieu des pièces d' eau que recouvraient les lenticules et les nénuphars sauvages , aux ronds-points des bosquets circulaires , aux angles des taillis que trouaient les sentes . De l' une , * Médor accourut la langue pendante et les yeux fous . Il vint aux pieds d' * Omer s' allonger en haletant , puis repartit , malgré les caresses et les appels . Alors l' enfant aperçut plusieurs traces sur le sol , une flaque s' élargissant hors de la place où * Médor s' assit pour se lécher ... c' était du sang . C' était la mort . L' effroi prit * Omer , le glaça : - maman ! ... il montrait les taches . En lappant sa blessure la langue du chien rougissait . Et sur tout le poil rude , * Omer distinguait maintenant les mêmes traînées pourpres . La bête revint à * Mme * Héricourt , qui l' attira : - où est -ce ? Où est -ce ? * Médor se débattait sur le dos , en agitant ses grosses pattes rousses . L' inquiétude effarait ses yeux d' or . Sa langue dégouttait de sang et il teignait , autour de lui , la terre , l' herbe , les feuilles d' un arbuste . - c' est à la patte . Un tesson l' aura entaillée , sans doute . Donne ton mouchoir , * Omer ... vite ! En effet la blessure lançait , par intermittences , un jet vif et vermeil . Maman * Virginie se jetait à genoux pour serrer le mouchoir au-dessus ; et le mouchoir aussitôt devint une loque écarlate ... la bête ne geignait pas . Elle pantelait en silence , couchée ainsi qu' un homme , et sa robuste poitrine fauve , ses cuisses blondes , ses pattes rousses , restaient immobiles : elle avait confiance en sa maîtresse qui la pansait . Cela semblait étrange , non terrible à l' animal ; il s' épouvantait moins qu' * Omer , que maman * Virginie . Ses bons yeux d' or guettaient les gestes dont il eût voulu deviner la signification . Mais le sang ne cessait de jaillir , coup sur coup . La robe se tachait d' éclaboussures , et les mains de * Mme * Héricourt aussi . - pauvre bête ! ... pauvre * Médor ? ... comment faire ? La maison est loin ! Elle enveloppait de son fichu la patte , et serrait davantage . Une douleur fit se redresser le chien tout à coup . Il apparut droit , grand comme la mère qui le maintenait , et le poil rougi , et la langue sanglante ... puis , d' un effort , il se débarrassa , s' enfuit , semant des flaques marquant le terrain de ses traces . Il croyait maintenant que la douleur était une punition infligée par les maîtres : car , la queue basse , les oreilles abattues , il fuyait éperdument . - courons ! - dit la mère . - tu me rejoindras ... alerte , elle disparut dans sa robe envolée , elle cria : - * Médor ! * Médor ! * Omer pleura : * Médor allait -il périr , l' ami joyeux de leurs promenades ? Le fantôme hideux de la mort envahit son imagination , en dépit de la lumière radieuse . Il approchait dans les bois d' automne . était -ce sa menace , ou bien le vent , qui sifflait à travers les branches ? * Omer courut de toutes ses forces , sur les vestiges de sang ; et il lui parut que , sans défense , solitaire ainsi dans le vaste parc , il pouvait mourir de même façon que le chien . - maman ! Maman ! - appela -t-il , désespéré . Elle ne répondit point , lointaine , déjà . Essoufflé , toussant , il courut encore . Au lieu de s' animer pour compatir , les nymphes en marbre , du haut des socles , s' amusaient à retenir paisiblement leurs draperies linéaires . Il précipita sa hâte . Et sa frayeur croissait . Il se rappela tous les meurtres , celui d' * Hiram et celui du colonel * Héricourt , celui des filles de l' ogre égorgées au fond de leur lit , celui de * Léonidas , ce général * Malet que les bourreaux de l' empereur venaient de fusiller à * Paris , et de qui le bisaïeul vantait les vertus , en insultant aux assassins , en répétant qu' une fois encore * Hiram succombait avec la personne de * Léonidas sous les coups des mauvais compagnons . La colère de ce deuil emplissait la maison . Tel que * Médor , * Léonidas avait ruisselé de sang , après la première décharge , qui ne l' avait point terrassé . Et dans l' esprit de l' enfant , l' image affreuse s' élargit , ainsi que la décrivait l' ancêtre , détail par détail , depuis cinq jours . Dans une plaine couverte de peuple , et aux arbres chargés de faces humaines , de corps entrelacés aux branches , treize officiers , en uniformes , essuient , rigides , le feu des vétérans ... tous tombés , le général reste seul , droit , sous un plastron de sang qui s' écoule de plusieurs blessures , au cou , aux épaules , qui noie l' or de ses boutons , de ses broderies , qui ruisselle jusqu'au creux de ses mains tendues , pendant que sa forte voix réclame : " et moi donc , mes amis , vous m' avez oublié ? " puis , au lâche seulement blessé , et criant : " vive l' empereur ! " par espoir d' être épargné , elle riposte : " va , pauvre soldat , ton empereur a reçu comme toi le coup mortel ! " enfin elle ordonne : " à moi , le peloton de réserve ! " et c' est trente tonnerres qui éclatent , qui voilent de fumée le héros . Il chancelle , s' écroule la face contre terre ... mais , pour l' enfant qui songe , il se relève aussitôt , dégouttant de liquide rouge , comme * Médor , éperdu comme lui de se voir mourir . * Omer court plus vite , et la vision se développe devant les perspectives . Difficilement , le petit garçon peut reconnaître , au travers des fantômes , les perrons larges , les portes de chêne , les bâtiments de l' aile droite et la croix de fer qui domine , au pinacle de l' oratoire , deux poivrières enveloppées de vigne , les bâtiments de l' aile gauche et la tour massive pointant sa girouette dans l' azur . La maison entière se devine mal parmi les larmes et la transparence du général * Malet qui rit comme la mort . Il s' oppose à ce que l' enfant , sans le toucher lui-même , atteigne au bassin de la cour d' honneur . Le fantôme veut lui faire goûter le sang de ses doigts , et les offre aux lèvres déjà saumâtres comme si elles l' avaient bu . à la cuisine , * Omer trouva * Médor , couché , la patte dans des toiles propres , et une mère consolatrice qui cajola son fils , qui l' emmena dans sa chambre , où elle changea de robe . De ce jour , il cessa d' être indifférent au chagrin qu' inspire la mort des autres . Il examina plus soigneusement le portrait de son père dans le salon des colonnes . Une haine germa du fond du coeur contre l' homme au nom de qui le colonel * Héricourt , le général * Malet avaient expiré dans leur sang répandu . L' empereur , peu à peu , ne fut plus le héros d' une musique de gloire ; il devint le mauvais compagnon , tueur d' * Hiram , l' ogre égorgeur des petits , le pharisien crucifiant le bon * Jésus . La faiblesse de l' enfant se révolta contre la puissance qui distribue la mort , qui désespère les veuves , les mères , qui fait geindre les vieux savants dans leurs fauteuils à oreillettes de velours . Les pluies de l' hiver battirent les vitres . Morne fut la saison . Les boiseries du cabinet jaune s' assombrirent encore . Tant de nuages épais et noirs roulèrent à la cime des arbres dépouillés , qu' * Omer n' espéra plus le retour du soleil . Et soudain la neige tourbillonna entre les halliers bruns . Elle couvrit les pelouses d' un drap immaculé . Dans quelles routes froides la charrette russe traçait -elle ses ornières , avant de ramener l' oncle * Edme ? Par un midi glacé de janvier 1813 , * Omer vit la tante * Malvina sauter d' une chaise de poste boueuse sur le perron du château . Elle l' étonnait par ses gestes éperdus , par ses exclamations larmoyantes . Elle était dépouillée de ses élégances admirables et habituelles . Sa " vitchoura " de velours vert et d' hermine parut flétrie , loqueteuse même . Elle découvrit son visage , enveloppé d' une marmotte de fourrure grossière . Cette face jadis superbe était affreusement hâve . Tout de suite elle se jetait aux bras de maman * Virginie et pleurait longuement ; puis , calmée , assise , racontait le malheur . Elle avait fui * Smolensk en poste , sur l' ordre exprès de son mari , au moment où il y arrivait , derrière la garde . De toute la grande armée , il restait une cohue de mendiants blessés , vêtus de lambeaux , redevenus des sauvages poussés aux pires crimes par la faim et le désespoir ... c' était une immense déroute , * Moscow brûlé et perdu , * Murat battu par * Kutusow , * Latour- * Maubourg ramenant à peine quinze cents des trente-sept mille cavaliers qui avaient franchi le * Niemen , au printemps . Les cosaques avaient poursuivi la tante depuis * Krasnoïé jusqu'aux avant-postes de * Gouvion * Saint- * Cyr , sur la * Dwina . Elle leur avait échappé , grâce à la vitesse de son traîneau et des coursiers moscovites achetés après la bataille de * Borodino , par chance , à des voltigeurs qui les avaient conquis de bonne prise sur un état-major russe ... heureusement , elle n' avait même pas gardé les chevaux à * Smolensk . Ils eussent été dévorés par les soldats du duc de * Bellune ; car , à la fin du siège , les rues étaient pleines de squelettes d' animaux rongés jusqu'aux moelles par la famine des troupes ... prévoyante , elle avait mis les bêtes en pâture à cinq lieues de là , pour qu' elles regagnassent du poil et de la mine , pour que leurs écorchures se pussent cicatriser , parmi les postières réquisitionnées que l' on soignait précieusement afin de remonter l' artillerie de la garde ... par bonheur ! Sans quoi , les baskirs l' eussent rejointe , dépouillée , outragée , tuée sans doute ? Et * Augustin ! Où était -il maintenant ... grand dieu ! à plusieurs reprises , elle fondit en larmes ; elle étalait un mouchoir sale , mouillé , à tordre , et ses belles mains se crispaient , crasseuses ... * Omer entendait confusément ; il la regardait , elle , puis sa mère qui interrogeait avidement sur le sort d' * Edme , puis le parrain qui , debout , tremblait de toute sa taille sur les boursouflures de ses jambes . L' oncle * Edme , croyait -on , devait être alors dans les hôpitaux de * Smolensk . Il n' avait que de fortes écorchures et des douleurs dans la poitrine . Mieux valait cela qu' une blessure , car faute de linge , les chirurgiens bandaient les membres avec les parchemins trouvés aux archives de la ville . à ces mots , maman * Virginie leva les mains au ciel . Et chacun poussa des exclamations . * Napoléon en était là . Oui , en vingt-cinq jours , en vingt-cinq jours seulement , répétait * Malvina , les français , partis cent mille de * Moscou , avaient été réduits à trente-six mille par les défaites partielles , la maladie , les désertions et les massacres ... - voilà ! Les enfants de la veuve se lèvent contre le tyran , s' écria le bisaïeul . On venge * Hiram sur le mauvais compagnon ... c' est * Stein , le chef des illuminés , qui conseille le tsar * Alexandre , entendez -vous ! On verra , on verra ... cependant , jamais je n' aurais cru ... jamais ! - ah ! Je les ai vus , moi ! Soupirait la tante * Malvina . Durant plusieurs jours , elle déclama ses terreurs , les yeux hagards et les gestes fous . * Omer écoutait l' épouvante des récits qui lui demeurèrent à la mémoire , comme les leçons de catéchisme , mot à mot . Avec le souvenir des phrases , l' image de la voyageuse éperdue occupa , de longues semaines , son esprit . Sans cesse , il se la représentait , contant : " je les ai vus revenir , moi ! " j' ai vu revenir à * Smolensk ces multitudes effroyables et en lambeaux . La plupart portaient des pelisses de peau de mouton volées dans les isbas . Et quelles figures noircies à l' âcre fumée des bivouacs ! Ils allaient , ils allaient en désordre , autour de longs chariots remplis de meubles , d' étoffes , de tableaux , de vases pris aux palais de * Moscou . Tous pliaient sous le faix de leur butin ! Et leurs loques encroûtées par la boue ! ... et leurs mains enveloppées de chiffons ignobles , mais préservant à demi du froid ! ... et , dans les chariots , des femmes , des malheureuses , accroupies , paquets de chiffons mêlés aux damas et aux velours des riches étoffes ! Elles grelottaient au haut des charrettes ou au ras des traîneaux ... on vit cela couvrir les rives du * Borysthène , tout à coup ... en avant , un attelage de vingt chevaux efflanqués tiraient au pas une charrette dans laquelle branlait , debout , la statue d' un saint . Des cordes , liées aux bras , à l' auréole , aux épaules , le maintenaient entre des ballots et des vaisselles de cuivre , d' argent , accumulées au hasard : car on avait sans doute brûlé les planches des caisses et des coffres . Autour de leurs montures attelées ainsi , des hussards marchaient , sous des sacs de fantassins courbant leurs épaules . Il y en eut un pour les dépasser , courir vers les remparts et la porte de * Smolensk , sans voir que le pont-levis ne s' abaissait pas et qu' on fermait les poternes , que l' infanterie de la garnison couronnait les glacis afin d' en interdire l' approche . Il vint par un sentier . Ses mains s' abritaient dans un bonnet à poil , en guise de manchon . Son colback et son sabre étaient ficelés contre le havresac . Il gardait cependant sa carabine sous l' aisselle . Des haillons verts enveloppaient ses joues creuses , hérissées de barbe brune , et j' aperçus que ses yeux , gonflés , rougis , pleuraient un pus ignoble ... oh ! Ma bonne , quel fantôme hideux ! Quelle atroce image de la plus funeste défaite . La sentinelle l' écarta du geste et de la voix ... il voulut passer outre , hurlant qu' il n' avait point mangé depuis l' avant-veille . Mais la garde vint barrer le sentier et un sergent le repoussa . L' infortuné chancela , tomba sur les genoux ; et il resta de la sorte à pleurer , étranglé par les hoquets , sans défaire ses pauvres doigts du manchon ... " alors , un autre le rejoignit . Celui -là se protégeait d' une admirable mante d' hermine , mais trouée , fendue , presque autant que le vieux manteau de cavalerie qu' il avait en-dessous , que les débris de ses bottes ligotées dans plusieurs bandes sanguinolentes en peau de cheval . Sa barbe et ses cheveux roux le masquaient jusqu'aux yeux enfoncés à demi dans un bonnet cosaque en mouton noir . Il voulut passer . Il annonça qu' il était le colonel du 18e régiment de hussards , et qu' il devait toucher , à * Smolensk , la ration pour les trente-huit hommes restant de ses escadrons . Il tira d' une sabretache pendue à son cou un papier . Il le déplia . Mais un officier de la place répéta les termes de sa consigne . Elle défendait qu' aucun homme de troupe , officier ou non , entrât dans * Smolensk avant la garde impériale . On pouvait seulement leur permettre d' établir le bivouac sur les côtes de la route jusqu'au soir . Le colonel jura , et s' emporta . Rien ne fit . D' autres misérables arrivaient , en horde . Quelle lamentation ! Mille sarcasmes étaient adressés à cette garde pour qui l' état-major réserve , il faut bien le dire , tous les coups glorieux les jours de bataille , et tous les bons cantonnements . Si tu avais vu , ma bonne , ces figures violettes de froid , noires de crasse , hurler ensemble , injurier * Dieu , les hommes et l' empereur ! Les uns se laissaient choir à terre en tas ; et ils pleuraient dans leurs manches , comme des petites filles ! Les autres frappaient le sol de leurs pieds presque gelés , en poussant des clameurs de vengeance ! ... les soldats de la place restaient impassibles devant le colonel et sa mante d' hermine : " nous " sommes une troupe organisée , nous avons nos armes " et nos chevaux . De quel droit refuserez -vous le " gîte de l' étape au 8e régiment de hussards , " criait son colonel . Voici mon brevet , ma " commission et mes pouvoirs ! " ah ! Le pauvre homme ... son haleine fumait ... il trépignait devant l' officier du gouverneur , qui , d' abord , s' excusa ... puis demeura muet , derrière la barricade de briques brûlées prises aux décombres de l' incendie d' août , celui qui détruisit les faubourgs et la moitié de la ville , lors de l' assaut . Ah ! Ma chérie , ma chérie ! C' était à fendre l' âme ... et quel froid ! ... quel ciel de plomb sur le paysage de neige et de boue , sur les flots verdâtres et rapides du * Borysthène , entraînant des glaçons sales ! Mon dieu ! Et le chariot que tiraient malaisément les vingt chevaux de hussards parvint aussi . Au dernier effort pour le sortir de l' ornière , une des bêtes butta et s' abattit . Aussitôt la foule des sauvages se rua sur elle . On s' évinçait à coups de poing . On dégaina . On se jetait à genoux sur la proie . Les femmes descendaient agilement du chariot pour prendre leur part ; et le colonel , qui s' était précipité , sortit de la mêlée avec un morceau de viande sanglante , tandis que le saint chancelait aux cahots , qu' une corde se rompait , que la paille et les guenilles de l' emballage glissaient . Alors je vis la statue revêtue de plaques d' or , et des joyaux incrustés dans l' auréole . Il y avait un coeur de rubis dans une cavité de sa poitrine ; et sa face émaillée de bistre regardait par deux yeux d' émeraude . C' était le butin des escadrons , peut-être du colonel , ce grand saint précieux que les derniers chevaux du régiment traînaient vers la * France ... les hussards ne s' en préoccupaient guère . Ils s' appelaient , se demandaient du bois pour allumer des feux ... il y en avait bien plus . Un vieux avec une barbe grise , courait dans une dalmatique de pope en étoffe d' argent souillée de crottin . Un autre s' était fait un turban d' un habit bleu dont les basques à retroussis rouges lui battaient la nuque , dont les manches nouées ensemble formaient deux cornes molles ... même il trébucha dans son sabre , et donna du nez contre terre ... la neige entière se couvrait alors de gens innombrables , désarmés , informes sous les haillons et rendus plus hideux encore par la clarté blanche du sol . Ils accouraient de toutes parts entre les voitures qu' amenaient de nouvelles dizaines d' animaux étiques , fourbus et moribonds . Berlines , landaus , télègues , coucous , calèches , chaises de poste et diligences , on avait tiré de * Moscou tous les véhicules possibles ... ils se suivaient à la file , emplis de ballots , chargés de vivandières , qui grelottaient , de nourrices cachant leurs petits entre leurs seins dans la chaleur du corps . Non , jamais , jamais on n' a lu ça , dans aucun livre ! Ma bonne ! Comment te dire , ces pauvres nez violets , ces joues où la plus effroyable angoisse était peinte , ces teints sinistres balafrés de suie , et de morve gelée aux narines ? Les genoux cagneux des hommes flageolaient dans les culottes rapiécées de morceaux disparates et ficelées de cordes ! Ils salissaient la neige , partout . Leurs haleines restaient en vapeurs contre leurs figures ... soudain , ils se précipitèrent jusqu'à la maison du péage , qui était devant les glacis ; ils l' entourèrent , l' assaillirent , grimpèrent au toit et , à coups de hache , de serpe , de sabre , de crosses , ils la démolirent . Ceux d' en haut jetaient à ceux d' en bas les planches . En un instant , on avait ôté de leurs gonds les portes et les volets , déboîté les croisillons des fenêtres . Cela flambait déjà par tourbillons de fumée noirâtre , autour de quoi se couchaient les malades à peine abrités contre les coupures de la bise par les voitures . De la maison qui était en bois , il ne resta bientôt que la place . Mais une trentaine de feux pétillaient au milieu de la foule , devant les chariots . Alors toute cette misérable multitude s' accroupit là en attendant la venue de la garde impériale . Il y en avait jusqu'à l' horizon . Ils râclaient la neige de leurs ongles et la mangeaient . Les plus heureux rongeaient les os du cheval abattu , dont il ne demeurait que la carcasse et les sabots parmi une mare rouge ; des chiens léchaient le sang . En peu de temps , ils parurent s' endormir tous . Je les entendis ronfler . Cela faisait comme un bourdonnement de moustiques . " je voyais cela de ma fenêtre . Elle dominait le rempart en ruines , dans la maison où m' avait installée * Augustin au mois d' août . Des maraudeurs en avaient , aux premières nuits d' hiver , arraché la porte et les auvents pour leurs foyers ; personne n' avait cependant osé rien entreprendre à l' étage , car plusieurs commis d' un munitionnaire étant venus , par réquisition , habiter les combles avec des paperasses et leur caisse , ils avaient voulu qu' un planton veillât toujours dans le corridor . " mon dieu ! Que de mois affreux j' ai passés dans ces trois chambres nues avec une polonaise qui avait suivi son frère , capitaine de chevau-légers dans la garde . Nous pleurions ensemble . Elle chantait à merveille , et je l' accompagnais au clavecin , un méchant clavecin , trouvé là entre le divan de cuir et la table de chêne , si lourde qu' on ne la pouvait remuer . " les murs étaient peints de raies jaunes . Sous l' image de cuivre et d' étain qui représentait un * Christ , la veilleuse empestait les pièces ; mais les servantes s' en allaient quand nous l' éteignions , en nous appelant impies et cannibales , dans leur langage de moscovites . " tant que la bonne saison dura , nous nous promenions à cheval sur les bords du * Borysthène , où sont des paysages d' une mélancolie charmante . On y rencontrait souvent des officiers achevant de se guérir du typhus , ou bien d' une blessure , et l' on organisait des parties de campagne d' assez bon genre . " l' un des plus aimables était le capitaine * Aimery * De * Tourange , qui avait émigré dans le temps de la révolution , puis était revenu prendre du service au camp de * Boulogne , quand * Napoléon rappela les ci-devant pour commander ses nouveaux escadrons . " il avait la taille bien prise et les mains nettes , un visage en rapport avec son coeur généreux . Il ne tarda point à me découvrir ses sentiments à mon égard dans le langage le plus propre à séduire une femme sensible . Je l' étais alors ; mais l' image de mon cher * Augustin occupait toute mon âme , que bouleversaient mille angoisses affreuses . Où était -il , à cette heure ? Peut-être , durant que nous découpions tous les quatre un pâté de * Strasbourg sur l' herbette , au bord de l' eau , peut-être conduisait -il son régiment à l' assaut d' une batterie russe ; peut-être le fer des bombes menaçait -il la vie du héros ; peut-être gisait -il sanglant au coin d' un mur écroulé ? ô tableaux atroces de ma détresse , comme vous me gâtiez les plus innocents des plaisirs . L' ami de ma polonaise jouait gracieusement de la flûte . On eût dit * Apollon prêt à vaincre * Midas , quand il s' adossait à un sapin pour nous charmer par les accents d' une tendre musique . Les oiseaux se taisaient pour ouïr . Il ne semblait plus un farouche guerrier , sinon par les brandebourgs de son uniforme de hussard , qui collait aux plus belles formes viriles qu' on pût voir . " nos chevaux paissaient non loin de là . Le capitaine * Aimery attachait une escarpolette à deux branches basses et nous balançait tour à tour . " il nous envoyait au ciel , disait -il . Parfois , la face barbue d' un moujik regardait par les trous du buisson , comme un faune antique . ô jours heureux ! Si la crainte la plus cruelle n' avait terni mon bonheur . " je crains que ma polonaise n' ait accordé quelque faveur à son ami . Pour moi , je me défendis de toute légèreté . * Aimery , cependant , ne manquait pas d' éloquence en exprimant l' ardeur de ses feux , quand nous revenions au pas de nos chevaux , le long des rives du * Borysthène . " - ah ! Charmante * Malvina , disait -il , pourriez -vous oublier un instant le noble époux que vous adorez , si , la main sur les yeux , pensant à lui , vous vous abandonniez , un seul moment à mes transports . Vous chérissez en votre héros la vaillance et l' honneur communs à toute l' armée du grand * Napoléon ... écoutez -moi , ce n' est pas * Aimery qui parle , mais cette vaillance et cet honneur , qui , par mon humble voix , réclament de vos beautés la plus douce récompense , * Malvina . Un guerrier qui demain sans doute affrontera la mort , ne saurait -il justement solliciter les grâces de lui tresser auparavant une couronne . Ah , * Malvina ! Laissez -moi cueillir non pas |