_: | PREMIÈRE PARTIE chapitre I : à deux kilomètres de * Mulhouse , vers le * Rhin , au milieu de la plaine fertile , le camp était dressé . Sous le jour finissant de cette soirée d' août , au ciel trouble , traversé de lourds nuages , les tentes-abris s' alignaient , les faisceaux luisaient , s' espaçaient régulièrement sur le front de bandière ; tandis que , fusils chargés , les sentinelles les gardaient , immobiles , les yeux perdus , là-bas , dans les brumes violâtres du lointain horizon , qui montaient du grand fleuve . On était arrivé de * Belfort vers cinq heures . Il en était huit , et les hommes venaient seulement de toucher les vivres . Mais le bois devait s' être égaré , la distribution n' avait pu avoir lieu . Impossible d' allumer du feu et de faire la soupe . Il avait fallu se contenter de mâcher à froid le biscuit , qu' on arrosait de grands coups d' eau-de-vie , ce qui achevait de casser les jambes , déjà molles de fatigue . Deux soldats pourtant , en arrière des faisceaux , près de la cantine , s' entêtaient à vouloir enflammer un tas de bois vert , de jeunes troncs d' arbre qu' ils avaient coupés avec leurs sabres-baïonnettes , et qui refusaient obstinément de brûler . Une grosse fumée , noire et lente , montait dans l' air du soir , d' une infinie tristesse . Il n' y avait là que douze mille hommes , tout ce que le général * Félix * Douay avait avec lui du 7e corps d' armée . La première division , appelée la veille , était partie pour * Froeschwiller ; la troisième se trouvait encore à * Lyon ; et il s' était décidé à quitter * Belfort , à se porter ainsi en avant avec la deuxième division , l' artillerie de réserve et une division de cavalerie , incomplète . Des feux avaient été aperçus à * Lorrach . Une dépêche du sous-préfet de * Schelestadt annonçait que les prussiens allaient passer le * Rhin à * Markolsheim . Le général , se sentant trop isolé à l' extrême droite des autres corps , sans communication avec eux , venait de hâter d' autant plus son mouvement vers la frontière , que , la veille , la nouvelle était arrivée de la surprise désastreuse de * Wissembourg . D' une heure à l' autre , s' il n' avait pas lui-même l' ennemi à repousser , il pouvait craindre d' être appelé , pour soutenir le 1er corps . Ce jour -là , ce samedi d' inquiète journée d' orage , le 6 août , on devait s' être battu quelque part , du côté de * Froeschwiller : cela était dans le ciel anxieux et accablant , de grands frissons passaient , de brusques souffles de vent , chargés d' angoisse . Et , depuis deux jours , la division croyait marcher au combat , les soldats s' attendaient à trouver les prussiens devant eux , au bout de cette marche forcée de * Belfort à * Mulhouse . Le jour baissait , la retraite partit d' un coin éloigné du camp , un roulement des tambours , une sonnerie des clairons , faibles encore , emportés par le grand air . Et * Jean * Macquart , qui s' occupait à consolider la tente , en enfonçant les piquets davantage , se leva . Aux premiers bruits de guerre , il avait quitté * Rognes , tout saignant du drame où il venait de perdre sa femme * Françoise et les terres qu' elle lui avait apportées ; il s' était réengagé à trente-neuf ans , retrouvant ses galons de caporal , tout de suite incorporé au 106e régiment de ligne , dont on complétait les cadres ; et , parfois , il s' étonnait encore , de se revoir avec la capote aux épaules , lui qui , après * Solférino , était si joyeux de quitter le service , de n' être plus un traîneur de sabre , un tueur de monde . Mais quoi faire ? Quand on n' a plus de métier , qu' on n' a plus ni femme ni bien au soleil , que le coeur vous saute dans la gorge de tristesse et de rage ? Autant vaut -il cogner sur les ennemis , s' ils vous embêtent . Et il se rappelait son cri : ah ! Bon sang ! Puisqu' il n' avait plus de courage à la travailler , il la défendrait , la vieille terre de * France ! * Jean , debout , jeta un coup d' oeil dans le camp , où une agitation dernière se produisait , au passage de la retraite . Quelques hommes couraient . D' autres , assoupis déjà , se soulevaient , s' étiraient d' un air de lassitude irritée . Lui , patient , attendait l' appel , avec cette tranquillité d' humeur , ce bel équilibre raisonnable , qui faisait de lui un excellent soldat . Les camarades disaient qu' avec de l' instruction il serait peut-être allé loin . Sachant tout juste lire et écrire , il n' ambitionnait même pas le grade de sergent . Quand on a été paysan , on reste paysan . Mais la vue du feu de bois vert qui fumait toujours , l' intéressa , et il interpella les deux hommes en train de s' acharner , * Loubet et * Lapoulle , tous deux de son escouade . - lâchez donc ça ! Vous nous empoisonnez ! * Loubet , maigre et vif , l' air farceur , ricanait . - ça prend , caporal , je vous assure ... souffle donc , toi ! Et il poussait * Lapoulle , un colosse , qui s' épuisait à déchaîner une tempête , de ses joues enflées comme des outres , la face congestionnée , les yeux rouges et pleins de larmes . Deux autres soldats de l' escouade , * Chouteau et * Pache , le premier étalé sur le dos , en fainéant qui aimait ses aises , l' autre accroupi , très occupé à recoudre soigneusement une déchirure de sa culotte , éclatèrent , égayés par l' affreuse grimace de cette brute de * Lapoulle . - tourne -toi , souffle de l' autre côté , ça ira mieux ! Cria * Chouteau . * Jean les laissa rire . On n' allait peut-être plus en trouver si souvent l' occasion ; et lui , avec son air de gros garçon sérieux , à la figure pleine et régulière , n' était pourtant pas pour la mélancolie , fermant les yeux volontiers quand ses hommes prenaient du plaisir . Mais un autre groupe l' occupa , un soldat de son escouade encore , * Maurice * Levasseur , en train , depuis une heure bientôt , de causer avec un civil , un monsieur roux d' environ trente-six ans , une face de bon chien , éclairée de deux gros yeux bleus à fleur de tête , des yeux de myope qui l' avaient fait réformer . Un artilleur de la réserve , maréchal des logis , l' air crâne et d' aplomb avec ses moustaches et sa barbiche brunes , était venu les rejoindre ; et tous les trois s' oubliaient là , comme en famille . Obligeamment , pour leur éviter quelque algarade , * Jean crut devoir intervenir . - vous feriez bien de partir , monsieur . Voici la retraite , si le lieutenant vous voyait ... * Maurice ne le laissa pas achever . - restez donc , * Weiss . Et , sèchement , au caporal : - monsieur est mon beau-frère . Il a une permission du colonel , qu' il connaît . De quoi se mêlait -il , ce paysan , dont les mains sentaient encore le fumier ? Lui , reçu avocat au dernier automne , engagé volontaire que la protection du colonel avait fait incorporer dans le 106e , sans passer par le dépôt , consentait bien à porter le sac ; mais , dès les premières heures , une répugnance , une sourde révolte l' avait dressé contre cet illettré , ce rustre qui le commandait . - c' est bon , répondit * Jean , de sa voix tranquille , faites -vous empoigner , je m' en fiche . Puis , il tourna le dos , en voyant bien que * Maurice ne mentait pas ; car le colonel , * M * De * Vineuil , passait à ce moment , de son grand air noble , sa longue face jaune coupée de ses épaisses moustaches blanches ; et il avait salué * Weiss et le soldat d' un sourire . Vivement , le colonel se rendait à une ferme que l' on apercevait sur la droite , à deux ou trois cents pas , parmi des pruniers , et où l' état-major s' était installé pour la nuit . On ignorait si le commandant du 7e corps se trouvait là , dans l' affreux deuil dont venait de le frapper la mort de son frère , tué à * Wissembourg . Mais le général de brigade * Bourgain- * Des- * Feuilles , qui avait sous ses ordres le 106e , y était sûrement , très braillard comme à l' ordinaire , roulant son gros corps sur ses courtes jambes , avec son teint fleuri de bon vivant que son peu de cervelle ne gênait point . Une agitation grandissait autour de la ferme , des estafettes partaient et revenaient à chaque minute , toute l' attente fébrile des dépêches , trop lentes , sur cette grande bataille que chacun sentait fatale et voisine depuis le matin . Où donc avait -elle été livrée , et quels en étaient à cette heure les résultats ? à mesure que tombait la nuit , il semblait que , sur le verger , sur les meules éparses autour des étables , l' anxiété roulât , s' étalât en un lac d' ombre . Et l' on disait encore qu' on venait d' arrêter un espion prussien rôdant autour du camp , et qu' on l' avait conduit à la ferme , pour que le général l' interrogeât . Peut-être le colonel * De * Vineuil avait -il reçu quelque télégramme , qu' il courait si fort . Cependant , * Maurice s' était remis à causer avec son beau-frère * Weiss et son cousin * Honoré * Fouchard , le maréchal des logis . La retraite , venue de loin , peu à peu grossie , passa près d' eux , sonnante , battante , dans la paix mélancolique du crépuscule ; et ils ne semblèrent même pas l' entendre . Petit-fils d' un héros de la grande armée , le jeune homme était né , au * Chêne- * Populeux , d' un père détourné de la gloire , tombé à un maigre emploi de percepteur . Sa mère , une paysanne , avait succombé en les mettant au monde , lui et sa soeur jumelle * Henriette , qui , toute petite , l' avait élevé . Et , s' il se trouvait là , engagé volontaire , c' était à la suite de grandes fautes , toute une dissipation de tempérament faible et exalté , de l' argent qu' il avait jeté au jeu , aux femmes , aux sottises de * Paris dévorateur , lorsqu' il y était venu terminer son droit et que la famille s' était saignée pour faire de lui un monsieur . Le père en était mort , la soeur , après s' être dépouillée , avait eu la chance de trouver un mari , cet honnête garçon de * Weiss , un alsacien de * Mulhouse , longtemps comptable à la raffinerie générale du * Chêne- * Populeux , aujourd'hui contremaître chez * M * Delaherche , un des principaux fabricants de drap de * Sedan . Et * Maurice se croyait bien corrigé , dans sa nervosité prompte à l' espoir du bien comme au découragement du mal , généreux , enthousiaste , mais sans fixité aucune , soumis à toutes les sautes du vent qui passe . Blond , petit , avec un front très développé , un nez et un menton menus , le visage fin , il avait des yeux gris et caressants , un peu fous parfois . * Weiss était accouru à * Mulhouse , à la veille des premières hostilités , dans le brusque désir d' y régler une affaire de famille ; et , s' il s' était servi , pour serrer la main de son beau-frère , du bon vouloir du colonel * De * Vineuil , c' était que ce dernier se trouvait être l' oncle de la jeune * Madame * Delaherche , une jolie veuve épousée l' année d' auparavant par le fabricant de drap , et que * Maurice et * Henriette avaient connue gamine , grâce à un hasard de voisinage . D' ailleurs , outre le colonel , * Maurice venait de retrouver dans le capitaine de sa compagnie , le capitaine * Beaudoin , une connaissance de * Gilberte , la jeune * Madame * Delaherche , un ami à elle , intime , disait -on , lorsqu' elle était à * Mézières * Madame * Maginot , femme de * M * Maginot , inspecteur des forêts . - embrassez bien * Henriette pour moi , répétait à * Weiss le jeune homme , qui aimait passionnément sa soeur . Dites -lui qu' elle sera contente , que je veux la rendre enfin fière de moi . Des larmes lui emplissaient les yeux , au souvenir de ses folies . Son beau-frère , ému lui-même , coupa court , en s' adressant à * Honoré * Fouchard , l' artilleur . - et , dès que je passerai à * Remilly , je monterai dire à l' oncle * Fouchard que je vous ai vu et que vous vous portez bien . L' oncle * Fouchard , un paysan , qui avait quelques terres et qui faisait le commerce de boucher ambulant , était un frère de la mère d' * Henriette et de * Maurice . Il habitait * Remilly , en haut , sur le coteau , à six kilomètres de * Sedan . - bon ! Répondit tranquillement * Honoré , le père s' en fiche , mais allez -y tout de même , si ça vous fait plaisir . à cette minute , une agitation se produisit , du côté de la ferme ; et ils en virent sortir , libre , conduit par un seul officier , le rôdeur , l' homme qu' on avait accusé d' être un espion . Sans doute , il avait montré des papiers , conté une histoire , car on l' expulsait simplement du camp . De si loin , dans l' ombre naissante , on le distinguait mal , énorme , carré , avec une tête roussâtre . Pourtant , * Maurice eut un cri . - * Honoré , regarde donc ... on dirait le prussien , tu sais , * Goliath ! Ce nom fit sursauter l' artilleur . Il braqua ses yeux ardents . * Goliath * Steinberg , le garçon de ferme , l' homme qui l' avait fâché avec son père , qui lui avait pris * Silvine , toute la vilaine histoire , toute l' abominable saleté dont il souffrait encore ! Il aurait couru , l' aurait étranglé . Mais déjà l' homme , au delà des faisceaux , s' en allait , s' évanouissait dans la nuit . - oh ! * Goliath ! Murmura -t-il , pas possible ! Il est là-bas , avec les autres ... si jamais je le rencontre ! D' un geste menaçant , il avait montré l' horizon envahi de ténèbres , tout cet orient violâtre , qui pour lui était la * Prusse . Il y eut un silence , on entendit de nouveau la retraite , mais très lointaine , qui se perdait à l' autre bout du camp , d' une douceur mourante au milieu des choses devenues indécises . - fichtre ! Reprit * Honoré , je vais me faire pincer , moi , si je ne suis pas là pour l' appel ... bonsoir ! Adieu à tout le monde ! Et , ayant serré une dernière fois les deux mains de * Weiss , il fila à grandes enjambées vers le monticule où était parquée l' artillerie de réserve , sans avoir reparlé de son père , sans rien avoir fait dire à * Silvine , dont le nom lui brûlait les lèvres . Des minutes encore se passèrent , et vers la gauche , du côté de la deuxième brigade , un clairon sonna l' appel . Plus près , un autre répondit . Puis , ce fut un troisième , très loin . De proche en proche , tous sonnaient à la fois , lorsque * Gaude , le clairon de la compagnie , se décida , à toute volée des notes sonores . C' était un grand garçon , maigre et douloureux , sans un poil de barbe , toujours muet , et qui soufflait ses sonneries d' une haleine de tempête . Alors , le sergent * Sapin , un petit homme pincé et aux grands yeux vagues , commença l' appel . Sa voix grêle jetait les noms , tandis que les soldats qui s' étaient approchés , répondaient sur tous les tons , du violoncelle à la flûte . Mais un arrêt se produisit . - * Lapoulle ! Répéta très haut le sergent . Personne ne répondit encore . Et il fallut que * Jean se précipitât vers le tas de bois vert , que le fusilier * Lapoulle , excité par les camarades , s' obstinait à vouloir enflammer . Maintenant , sur le ventre , le visage cuit , il chassait au ras du sol la fumée du bois , qui noircissait . - mais , tonnerre de dieu ! Lâchez donc ça ! Cria * Jean . Répondez à l' appel ! * Lapoulle , ahuri , se souleva , parut comprendre , hurla un : présent ! D' une telle voix de sauvage , que * Loubet en tomba sur le derrière , tant il le trouva farce . * Pache , qui avait fini sa couture , répondit , à peine distinct , d' un marmottement de prière . * Chouteau , dédaigneusement , sans même se lever , jeta le mot et s' étala davantage . Cependant , le lieutenant de service , * Rochas , immobile , attendait à quelques pas . Lorsque , l' appel fini , le sergent * Sapin vint lui dire qu' il ne manquait personne , il gronda dans ses moustaches , en désignant du menton * Weiss toujours en train de causer avec * Maurice : - il y en a même un de trop , qu' est -ce qu' il fiche , ce particulier -là ? -permission du colonel , mon lieutenant , crut devoir expliquer * Jean , qui avait entendu . * Rochas haussa furieusement les épaules , et , sans un mot , se remit à marcher le long des tentes , en attendant l' extinction des feux ; pendant que * Jean , les jambes cassées par l' étape de la journée , s' asseyait à quelques pas de * Maurice , dont les paroles lui arrivèrent , bourdonnantes d' abord , sans qu' il les écoutât , envahi lui-même de réflexions obscures , à peine formulées , au fond de son épaisse et lente cervelle . * Maurice était pour la guerre , la croyait inévitable , nécessaire à l' existence même des nations . Cela s' imposait à lui , depuis qu' il se donnait aux idées évolutives , à toute cette théorie de l' évolution qui passionnait dès lors la jeunesse lettrée . Est -ce que la vie n' est pas une guerre de chaque seconde ? Est -ce que la condition même de la nature n' est pas le combat continu , la victoire du plus digne , la force entretenue et renouvelée par l' action , la vie renaissant toujours jeune de la mort ? Et il se rappelait le grand élan qui l' avait soulevé , lorsque , pour racheter ses fautes , cette pensée d' être soldat , d' aller se battre à la frontière , lui était venue . Peut-être la * France du plébiscite , tout en se livrant à l' empereur , ne voulait -elle pas la guerre . Lui-même , huit jours auparavant , la déclarait coupable et imbécile . On discutait sur cette candidature d' un prince allemand au trône d' * Espagne ; dans la confusion qui , peu à peu , s' était faite , tout le monde semblait avoir tort ; si bien qu' on ne savait plus de quel côté partait la provocation , et que , seul , debout , l' inévitable demeurait , la loi fatale qui , à l' heure marquée , jette un peuple sur un autre . Mais un grand frisson avait traversé * Paris , il revoyait la soirée ardente , les boulevards charriant la foule , les bandes qui secouaient des torches , en criant : à * Berlin ! à * Berlin ! Devant l' hôtel de ville , il entendait encore , montée sur le siège d' un cocher , une grande belle femme , au profil de reine , dans les plis d' un drapeau et chantant la marseillaise . était -ce donc menteur , le coeur de * Paris n' avait -il pas battu ? Et puis , comme toujours chez lui , après cette exaltation nerveuse , des heures de doute affreux et de dégoût avaient suivi : son arrivée à la caserne , l' adjudant qui l' avait reçu , le sergent qui l' avait fait habiller , la chambrée empestée et d' une crasse repoussante , la camaraderie grossière avec ses nouveaux compagnons , l' exercice mécanique qui lui cassait les membres et lui appesantissait le cerveau . En moins d' une semaine pourtant , il s' était habitué , sans répugnance désormais . Et l' enthousiasme l' avait repris , lorsque le régiment était enfin parti pour * Belfort . Dès les premiers jours , * Maurice avait eu l' absolue certitude de la victoire . Pour lui , le plan de l' empereur était clair : jeter quatre cent mille hommes sur le * Rhin , franchir le fleuve avant que les prussiens fussent prêts , séparer l' * Allemagne du nord de l' * Allemagne du sud par une pointe vigoureuse ; et , grâce à quelque succès éclatant , forcer tout de suite l' * Autriche et l' * Italie à se mettre avec la * France . Le bruit n' avait -il pas couru , un instant , que ce 7e corps , dont son régiment faisait partie , devait prendre la mer à * Brest , pour être débarqué en * Danemark et opérer une diversion qui obligerait la * Prusse à immobiliser une de ses armées ? Elle allait être surprise , accablée de toutes parts , écrasée en quelques semaines . Une simple promenade militaire , de * Strasbourg à * Berlin . Mais , depuis son attente à * Belfort , des inquiétudes le tourmentaient . Le 7e corps , chargé de surveiller la trouée de la * Forêt- * Noire , y était arrivé dans une confusion inexprimable , incomplet , manquant de tout . On attendait d' * Italie la troisième division ; la deuxième brigade de cavalerie restait à * Lyon , par crainte d' un mouvement populaire ; et trois batteries s' étaient égarées , on ne savait où . Puis , c' était un dénuement extraordinaire , les magasins de * Belfort qui devaient tout fournir , étaient vides : ni tentes , ni marmites , ni ceintures de flanelle , ni cantines médicales , ni forges , ni entraves à chevaux . Pas un infirmier et pas un ouvrier d' administration . Au dernier moment , on venait de s' apercevoir que trente mille pièces de rechange manquaient , indispensables au service des fusils ; et il avait fallu envoyer à * Paris un officier , qui en avait rapporté cinq mille , arrachées avec peine . D' autre part , ce qui l' angoissait , c' était l' inaction . Depuis deux semaines qu' on se trouvait là , pourquoi ne marchait -on pas en avant ? Il sentait bien que chaque jour de retard était une irréparable faute , une chance perdue de victoire . Et , devant le plan rêvé , se dressait la réalité de l' exécution , ce qu' il devait savoir plus tard , dont il n' avait alors que l' anxieuse et obscure conscience : les sept corps d' armée échelonnés , disséminés le long de la frontière , de * Metz à * Bitche et de * Bitche à * Belfort ; les effectifs partout incomplets , les quatre cent trente mille hommes se réduisant à deux cent trente mille au plus ; les généraux se jalousant , bien décidés chacun à gagner son bâton de maréchal , sans porter aide au voisin ; la plus effroyable imprévoyance , la mobilisation et la concentration faites d' un seul coup pour gagner du temps , aboutissant à un gâchis inextricable ; la paralysie lente enfin , partie de haut , de l' empereur malade , incapable d' une résolution prompte , et qui allait envahir l' armée entière , la désorganiser , l' annihiler , la jeter aux pires désastres , sans qu' elle pût se défendre . Et , cependant , au-dessus du sourd malaise de l' attente , dans le frisson instinctif de ce qui allait venir , la certitude de victoire demeurait . Brusquement , le 3 août , avait éclaté la nouvelle de la victoire de * Sarrebruck , remportée la veille . Grande victoire , on ne savait . Mais les journaux débordaient d' enthousiasme , c' était l' * Allemagne envahie , le premier pas dans la marche glorieuse ; et le prince impérial , qui avait ramassé froidement une balle sur le champ de bataille , commençait sa légende . Puis , deux jours plus tard , lorsqu' on avait su la surprise et l' écrasement de * Wissembourg , un cri de rage s' était échappé des poitrines . Cinq mille hommes pris dans un guet-apens , qui avaient résisté pendant dix heures à trente-cinq mille prussiens , ce lâche massacre criait simplement vengeance ! Sans doute , les chefs étaient coupables de s' être mal gardés et de n' avoir rien prévu . Mais tout cela allait être réparé , * Mac- * Mahon avait appelé la première division du 7e corps , le 1er corps serait soutenu par le 5e , les prussiens devaient , à cette heure , avoir repassé le * Rhin , avec les baïonnettes de nos fantassins dans le dos . Et la pensée qu' on s' était furieusement battu ce jour -là , l' attente de plus en plus enfiévrée des nouvelles , toute l' anxiété épandue s' élargissait à chaque minute sous le vaste ciel pâlissant . C' était ce que * Maurice répétait à * Weiss . - ah ! On leur a sûrement aujourd'hui allongé une fameuse raclée ! Sans répondre , * Weiss hocha la tête d' un air soucieux . Lui aussi regardait du côté du * Rhin , vers cet orient où la nuit s' était déjà complètement faite , un mur noir , assombri de mystère . Depuis les dernières sonneries de l' appel , un grand silence tombait sur le camp engourdi , troublé à peine par les pas et les voix de quelques soldats attardés . Une lumière venait de s' allumer , une étoile clignotante , dans la salle de la ferme où l' état-major veillait , attendant les dépêches qui arrivaient d' heure en heure , obscures encore . Et le feu de bois vert , enfin abandonné , fumait toujours d' une grosse fumée triste , qu' un léger vent poussait au-dessus de cette ferme inquiète , salissant au ciel les premières étoiles . - une raclée , finit par répéter * Weiss , dieu vous entende ! * Jean , toujours assis à quelques pas , dressa l' oreille ; tandis que le lieutenant * Rochas , ayant surpris ce voeu tremblant de doute , s' arrêta net pour écouter . - comment ! Reprit * Maurice , vous n' avez pas une entière confiance , vous croyez une défaite possible ! D' un geste , son beau-frère l' arrêta , les mains frémissantes , sa bonne face tout d' un coup bouleversée et pâlie . - une défaite , le ciel nous en garde ! ... vous savez , je suis de ce pays , mon grand-père et ma grand'mère ont été assassinés par les cosaques , en 1814 ; et , quand je songe à l' invasion , mes poings se serrent , je ferais le coup de feu , avec ma redingote , comme un troupier ! ... une défaite , non , non ! Je ne veux pas la croire possible ! Il se calma , il eut un abandon d' épaules , plein d' accablement . - seulement , que voulez -vous ! Je ne suis pas tranquille ... je la connais bien , mon * Alsace ; je viens de la traverser encore , pour mes affaires ; et nous avons vu , nous autres , ce qui crevait les yeux des généraux , et ce qu' ils ont refusé de voir ... ah ! La guerre avec la * Prusse , nous la désirions , il y avait longtemps que nous attendions paisiblement de régler cette vieille querelle . Mais ça n' empêchait pas nos relations de bon voisinage avec * Bade et avec la * Bavière , nous avons tous des parents ou des amis , de l' autre côté du * Rhin . Nous pensions qu' ils rêvaient comme nous d' abattre l' orgueil insupportable des prussiens ... et nous , si calmes , si résolus , voilà plus de quinze jours que l' impatience et l' inquiétude nous prennent , à voir comment tout va de mal en pis . Dès la déclaration de guerre , on a laissé les cavaliers ennemis terrifier les villages , reconnaître le terrain , couper les fils télégraphiques . * Bade et la * Bavière se lèvent , d' énormes mouvements de troupes ont lieu dans le * Palatinat , les renseignements venus de partout , des marchés , des foires , nous prouvent que la frontière est menacée ; et , quand les habitants , les maires des communes , effrayés enfin , accourent dire cela aux officiers qui passent , ceux -ci haussent les épaules : des hallucinations de poltrons , l' ennemi est loin ... quoi ? Lorsqu' il n' aurait pas fallu perdre une heure , les jours et les jours se passent ! Que peut -on attendre ? Que l' * Allemagne tout entière nous tombe sur les reins ! Il parlait d' une voix basse et désolée , comme s' il se fût répété ces choses à lui-même , après les avoir pensées longtemps . - ah ! L' * Allemagne , je la connais bien aussi ; et le terrible , c' est que vous autres , vous paraissez l' ignorer autant que la * Chine ... vous vous souvenez , * Maurice , de mon cousin * Gunther , ce garçon qui est venu , le printemps dernier , me serrer la main à * Sedan . Il est mon cousin par les femmes : sa mère , une soeur de la mienne , s' est mariée à * Berlin ; et il est bien de là-bas , il a la haine de la * France . Il sert aujourd'hui comme capitaine dans la garde prussienne ... le soir où je l' ai reconduit à la gare , je l' entends encore me dire de sa voix coupante : " si la * France nous déclare la guerre , elle sera battue . " du coup , le lieutenant * Rochas , qui s' était contenu jusque -là , s' avança , furieux . âgé de près de cinquante ans , c' était un grand diable maigre , avec une figure longue et creusée , tannée , enfumée . Le nez énorme , busqué , tombait dans une large bouche violente et bonne , où se hérissaient de rudes moustaches grisonnantes . Et il s' emportait , la voix tonnante . - ah çà ! Qu' est -ce que vous foutez là , vous , à décourager nos hommes ! * Jean , sans se mêler de la querelle , trouva au fond qu' il avait raison . Lui non plus , tout en commençant à s' étonner des longs retards et du désordre où l' on était , n' avait jamais douté de la raclée formidable que l' on allait allonger aux prussiens . C' était sûr , puisqu' on n' était venu que pour ça . - mais , lieutenant , répondit * Weiss interloqué , je ne veux décourager personne ... au contraire , je voudrais que tout le monde sût ce que je sais , parce que le mieux est de savoir pour prévoir et pouvoir ... et , tenez ! Cette * Allemagne ... il continua , de son air raisonnable , il expliqua ses craintes : la * Prusse grandie après * Sadowa , le mouvement national qui la plaçait à la tête des autres états allemands , tout ce vaste empire en formation , rajeuni , ayant l' enthousiasme et l' irrésistible élan de son unité à conquérir ; le système du service militaire obligatoire , qui mettait debout la nation en armes , instruite , disciplinée , pourvue d' un matériel puissant , rompue à la grande guerre , encore glorieuse de son triomphe foudroyant sur l' * Autriche ; l' intelligence , la force morale de cette armée , commandée par des chefs presque tous jeunes , obéissant à un généralissime qui semblait devoir renouveler l' art de se battre , d' une prudence et d' une prévoyance parfaites , d' une netteté de vue merveilleuse . Et , en face de cette * Allemagne , il osa ensuite montrer la * France : l' empire vieilli , acclamé encore au plébiscite , mais pourri à la base , ayant affaibli l' idée de patrie en détruisant la liberté , redevenu libéral trop tard et pour sa ruine , prêt à crouler dès qu' il ne satisferait plus les appétits de jouissances déchaînés par lui ; l' armée , certes , d' une admirable bravoure de race , toute chargée des lauriers de * Crimée et d' * Italie , seulement gâtée par le remplacement à prix d' argent , laissée dans sa routine de l' école d' * Afrique , trop certaine de la victoire pour tenter le grand effort de la science nouvelle ; les généraux enfin , médiocres pour la plupart , dévorés de rivalités , quelques-uns d' une ignorance stupéfiante , et l' empereur à leur tête , souffrant et hésitant , trompé et se trompant , dans l' effroyable aventure qui commençait , où tous se jetaient en aveugles , sans préparation sérieuse , au milieu d' un effarement , d' une débandade de troupeau mené à l' abattoir . * Rochas , béant , les yeux arrondis , écoutait . Son terrible nez s' était froncé . Puis , tout d' un coup , il prit le parti de rire , d' un rire énorme qui lui fendait les mâchoires . - qu' est -ce que vous nous chantez là , vous ! Qu' est -ce que ça veut dire , toutes ces bêtises ! ... mais ça n' a pas de sens , c' est trop bête pour qu' on se casse la tête à comprendre ... allez conter ça à des recrues , mais pas à moi , non ! Pas à moi qui ai vingt-sept ans de service ! Et il se tapait la poitrine du poing . Fils d' un ouvrier maçon , venu du * Limousin , né à * Paris et répugnant à l' état de son père , il s' était engagé dès l' âge de dix-huit ans . Soldat de fortune , il avait porté le sac , caporal en * Afrique , sergent à * Sébastopol , lieutenant après * Solférino , ayant mis quinze années de dure existence et d' héroïque bravoure pour conquérir ce grade , d' un manque tel d' instruction , qu' il ne devait jamais passer capitaine . - mais , monsieur , vous qui savez tout , vous ne savez pas ça ... oui , à * Mazagran , j' avais dix-neuf ans à peine , et nous étions cent vingt-trois hommes , pas un de plus , et nous avons tenu quatre jours contre douze mille arabes ... ah ! Oui , pendant des années et des années , là-bas , en * Afrique , à * Mascara , à * Biskra , à * Dellys , plus tard dans la grande * Kabylie , plus tard à * Laghouat , si vous aviez été avec nous , monsieur , vous auriez vu tous ces sales moricauds filer comme des lièvres , dès que nous paraissions ... et à * Sébastopol , monsieur , fichtre ! On ne peut pas dire que ç'a été commode . Des tempêtes à vous déraciner les cheveux , un froid de loup , toujours des alertes , puis ces sauvages qui , à la fin , ont tout fait sauter ! N' empêche pas que nous les avons fait sauter eux-mêmes , oh ! En musique et dans la grande poêle à frire ! ... et à * Solférino , vous n' y étiez pas , monsieur , alors pourquoi en parlez -vous ? Oui , à * Solférino , où il a fait si chaud , bien qu' il ait tombé ce jour -là plus d' eau que vous n' en avez peut-être jamais vu dans votre vie ! à * Solférino , la grande brossée aux autrichiens , il fallait les voir , devant nos baïonnettes , galoper , se culbuter , pour courir plus vite , comme s' ils avaient eu le feu au derrière ! Il éclatait d' aise , toute la vieille gaieté militaire française sonnait dans son rire de triomphe . C' était la légende , le troupier français parcourant le monde , entre sa belle et une bouteille de bon vin , la conquête de la terre faite en chantant des refrains de goguette . Un caporal et quatre hommes , et des armées immenses mordaient la poussière . Brusquement , sa voix gronda . - battue , la * France battue ! ... ces cochons de prussiens nous battre , nous autres ! Il s' approcha , saisit violemment * Weiss par un revers de sa redingote . Tout son grand corps maigre de chevalier errant exprimait l' absolu mépris de l' ennemi , quel qu' il fût , dans une insouciance complète du temps et des lieux . - écoutez bien , monsieur ... si les prussiens osent venir , nous les reconduirons chez eux à coups de pied dans le cul ... vous entendez , à coups de pied dans le cul , jusqu'à * Berlin ! Et il eut un geste superbe , la sérénité d' un enfant , la conviction candide de l' innocent qui ne sait rien et ne craint rien . - parbleu ! C' est comme ça , parce que c' est comme ça ! * Weiss , étourdi , convaincu presque , se hâta de déclarer qu' il ne demandait pas mieux . Quant à * Maurice , qui se taisait , n' osant intervenir devant son supérieur , il finit par éclater de rire avec lui : ce diable d' homme , que d' ailleurs il jugeait stupide , lui faisait chaud au coeur . De même , * Jean , d' un hochement de tête , avait approuvé chaque parole du lieutenant . Lui aussi était à * Solférino , où il avait tant plu . Et voilà qui était parler ! Si tous les chefs avaient parlé comme ça , on ne se serait pas mal fichu qu' il manquât des marmites et des ceintures de flanelle ! La nuit était complètement venue depuis longtemps , et * Rochas continuait d' agiter ses grands membres dans les ténèbres . Il n' avait jamais épelé qu' un volume des victoires de * Napoléon , tombé au fond de son sac de la boîte d' un colporteur . Et il ne pouvait se calmer , et toute sa science sortit en un cri impétueux . - l' * Autriche rossée à * Castiglione , à * Marengo , à * Austerlitz , à * Wagram ! La * Prusse rossée à * Eylau , à * Iéna , à * Lutzen ! La * Russie rossée à * Friedland , à * Smolensk , à la * Moskowa ! L' * Espagne , l' * Angleterre rossées partout ! La terre entière rossée , rossée de haut en bas , de long en large ! .. et , aujourd'hui , c' est nous qui serions rossés ! Pourquoi ? Comment ? On aurait donc changé le monde ? Il se grandit encore , levant son bras comme la hampe d' un drapeau ! -tenez ! On s' est battu là-bas aujourd'hui , on attend les nouvelles . Eh bien ! Les nouvelles , je vais vous les donner , moi ! ... on a rossé les prussiens , rossé à ne leur laisser ni ailes ni pattes , rossé à en balayer les miettes ! Sous le ciel sombre , à ce moment , un grand cri douloureux passa . était -ce la plainte d' un oiseau de nuit ? était -ce une voix du mystère , venue de loin , chargée de larmes ? Tout le camp , noyé de ténèbres , en frissonna , et l' anxiété épandue dans l' attente des dépêches si lentes à venir , s' en trouva enfiévrée , élargie encore . Au loin , dans la ferme , éclairant la veillée inquiète de l' état-major , la chandelle brûlait plus haute , d' une flamme droite et immobile de cierge . Mais il était dix heures , * Gaude surgit du sol noir , où il avait disparu , et le premier sonna le couvre-feu . Les autres clairons répondirent , s' éteignirent de proche en proche , dans une fanfare mourante , déjà comme engourdie de sommeil . Et * Weiss , qui s' était oublié là si tard , serra tendrement * Maurice entre ses bras : bon espoir et bon courage ! Il embrasserait * Henriette pour son frère , il irait dire bien des choses à l' oncle * Fouchard . Alors , comme il partait enfin , une rumeur courut , toute une agitation fébrile . C' était une grande victoire que le maréchal * De * Mac- * Mahon venait de remporter : le prince royal de * Prusse fait prisonnier avec vingt-cinq mille hommes , l' armée ennemie refoulée , détruite , laissant entre nos mains ses canons et ses bagages . - parbleu ! Cria simplement * Rochas , de sa voix de tonnerre . Puis , poursuivant * Weiss , tout heureux , qui se hâtait de rentrer à * Mulhouse : - à coups de pied dans le cul , monsieur , à coups de pied dans le cul , jusqu'à * Berlin ! Un quart d' heure plus tard , une autre dépêche disait que l' armée avait dû abandonner * Woerth et battait en retraite . Ah ! Quelle nuit ! * Rochas , foudroyé de sommeil , venait de s' envelopper dans son manteau et dormait sur la terre , insoucieux d' un abri , comme cela lui arrivait souvent . * Maurice et * Jean s' étaient glissés sous la tente , où déjà * Loubet , * Chouteau , * Pache et * Lapoulle se tassaient , la tête sur leur sac . On tenait six , à condition de replier les jambes . * Loubet avait d' abord égayé leur faim à tous , en faisant croire à * Lapoulle qu' il y aurait du poulet , le lendemain matin , à la distribution ; mais ils étaient trop las , ils ronflaient , les prussiens pouvaient venir . Un instant , * Jean resta sans bouger , serré contre * Maurice ; malgré sa grande fatigue , il tardait à s' endormir , tout ce qu' avait dit ce monsieur lui tournait dans la tête , l' * Allemagne en armes , innombrable , dévorante ; et il sentait bien que son compagnon non plus ne dormait pas , pensait aux mêmes choses . Puis , celui -ci eut une impatience , un mouvement de recul , et l' autre comprit qu' il le gênait . Entre le paysan et le lettré , l' inimitié d' instinct , la répugnance de classe et d' éducation étaient comme un malaise physique . Le premier pourtant en éprouvait une honte , une tristesse au fond , se faisant petit , tâchant d' échapper à ce mépris hostile qu' il devinait là . Si la nuit dehors devenait fraîche , on étouffait tellement sous la tente , parmi l' entassement des corps , que * Maurice , exaspéré de fièvre , sortit d' un saut brusque , alla s' étendre à quelques pas . * Jean , malheureux , roula dans un cauchemar , un demi-sommeil pénible , où se mêlaient le regret de ne pas être aimé et l' appréhension d' un immense malheur , dont il croyait entendre le galop , là-bas , au fond de l' inconnu . Des heures durent se passer , tout le camp noir , immobile , semblait s' anéantir sous l' oppression de la vaste nuit mauvaise , où pesait ce quelque chose d' effroyable , sans nom encore . Des sursauts venaient d' un lac d' ombre , un râle subit sortait d' une tente invisible . Ensuite , c' étaient des bruits qu' on ne reconnaissait pas , l' ébrouement d' un cheval , le choc d' un sabre , la fuite d' un rôdeur attardé , toutes les ordinaires rumeurs qui prenaient des retentissements de menace . Mais , tout à coup , près des cantines , une grande lueur éclata . Le front de bandière en était vivement éclairé , on aperçut les faisceaux alignés , les canons des fusils réguliers et clairs , où filaient des reflets rouges , pareils à des coulures fraîches de sang ; et les sentinelles , sombres et droites , apparurent dans ce brusque incendie . était -ce donc l' ennemi , que les chefs annonçaient depuis deux jours , et que l' on était venu chercher de * Belfort à * Mulhouse ? Puis , au milieu d' un grand pétillement d' étincelles , la flamme s' éteignit . Ce n' était que le tas de bois vert , si longtemps tracassé par * Lapoulle , qui , après avoir couvé pendant des heures , venait de flamber comme un feu de paille . * Jean , effrayé par cette clarté vive , sortit à son tour précipitamment de la tente ; et il faillit buter dans * Maurice , soulevé sur un coude , regardant . Déjà , la nuit était retombée plus opaque , les deux hommes restèrent allongés sur la terre nue , à quelques pas l' un de l' autre . Il n' y avait plus , en face d' eux , au fond des ténèbres épaisses , que la fenêtre toujours éclairée de la ferme , cette chandelle perdue qui semblait veiller un mort . Quelle heure pouvait -il être ? Deux heures , trois heures peut-être . Là-bas , l' état-major ne s' était décidément pas couché . On entendait la voix braillarde du général * Bourgain- * Desfeuilles , enragé de cette nuit de veille , pendant laquelle il n' avait pu se soutenir qu' à l' aide de grogs et de cigares . De nouveaux télégrammes arrivaient , les choses devaient se gâter , des ombres d' estafettes galopaient , affolées et indistinctes . Il y eut des piétinements , des jurons , comme un cri étouffé de mort , suivi d' un effrayant silence . Quoi donc ? était -ce la fin ? Un souffle glacé avait couru sur le camp , anéanti de sommeil et d' angoisse . Et ce fut alors que * Jean et * Maurice reconnurent le colonel * De * Vineuil , dans une ombre maigre et haute , qui passait rapidement . Il devait être avec le major * Bouroche , un gros homme à tête de lion . Tous les deux échangeaient des paroles sans suite , de ces paroles incomplètes , chuchotées , comme on en entend dans les mauvais rêves . - elle vient de * Bâle ... notre première division détruite ... douze heures de combat , toute l' armée en retraite ... l' ombre du colonel s' arrêta , appela une autre ombre qui se hâtait , légère , fine et correcte . - c' est vous , * Beaudouin ? -oui , mon colonel . - ah ! Mon ami , * Mac- * Mahon battu à * Froeschwiller , * Frossard battu à * Spickeren , * De * Failly immobilisé , inutile entre les deux ... à * Froeschwiller , un seul corps contre toute une armée , des prodiges . Et tout emporté , la déroute , la panique , la * France ouverte ... des larmes l' étranglaient , des paroles encore se perdirent , les trois ombres disparurent , noyées , fondues . Dans un frémissement de tout son être , * Maurice s' était mis debout . - mon dieu ! Bégaya -t-il . Et il ne trouvait rien autre chose , tandis que * Jean , le coeur glacé , murmurait : - ah ! Fichu sort ! ... ce monsieur , votre parent , avait tout de même raison de dire qu' ils sont plus forts que nous . Hors de lui , * Maurice l' aurait étranglé . Les prussiens plus forts que les français ! C' était de cela que saignait son orgueil . Déjà , le paysan ajoutait , calme et têtu : - ça ne fait rien , voyez -vous . Ce n' est pas parce qu' on reçoit une tape , qu' on doit se rendre ... faudra cogner tout de même . Mais , devant eux , une longue figure s' était dressée . Ils reconnurent * Rochas , drapé encore de son manteau , et que les bruits errants , le souffle de la défaite peut-être venait de tirer de son dur sommeil . Il questionna , voulut savoir . Quand il eut compris , à grand'peine , une immense stupeur se peignit dans ses yeux vides d' enfant . à plus de dix reprises , il répéta : - battus ! Comment battus ? Pourquoi battus ? Maintenant , à l' orient , le jour blanchissait , un jour louche d' une infinie tristesse , sur les tentes endormies , dans l' une desquelles on commençait à distinguer les faces terreuses de * Loubet et de * Lapoulle , de * Chouteau et de * Pache , qui ronflaient toujours , la bouche ouverte . Une aube de deuil se levait , parmi les brumes couleur de suie qui étaient montées , là-bas , du fleuve lointain . chapitre II : vers huit heures , le soleil dissipa les nuées lourdes , et un ardent et pur dimanche d' août resplendit sur * Mulhouse , au milieu de la vaste plaine fertile . Du camp , maintenant éveillé , bourdonnant de vie , on entendait les cloches de toutes les paroisses carillonner à la volée , dans l' air limpide . Ce beau dimanche d' effroyable désastre avait sa gaieté , son ciel éclatant des jours de fête . * Gaude , brusquement , sonna à la distribution , et * Loubet s' étonna . Quoi ? Qu' y avait -il ? était -ce le poulet qu' il avait promis la veille à * Lapoulle ? Né dans les halles , rue de la * Cossonnerie , fils de hasard d' une marchande au petit tas , engagé " pour des sous " , comme il disait , après avoir fait tous les métiers , il était le fricoteur , le nez tourné continuellement à la friandise . Et il alla voir , pendant que * Chouteau , l' artiste , le peintre en bâtiments de * Montmartre , bel homme et révolutionnaire , furieux d' avoir été rappelé après son temps fini , blaguait férocement * Pache , qu' il venait de surprendre en train de faire sa prière , à genoux derrière la tente . En voilà un calotin ! Est -ce qu' il ne pouvait pas lui demander cent mille livres de rente , à son bon dieu ? Mais * Pache , arrivé d' un village perdu de la * Picardie , chétif et la tête en pointe , se laissait plaisanter , avec la douceur muette des martyrs . Il était le souffre-douleur de l' escouade , en compagnie de * Lapoulle , le colosse , la brute poussée dans les marais de la * Sologne , si ignorant de tout , que , le jour de son arrivée au régiment , il avait demandé à voir le roi . Et , bien que la nouvelle désastreuse de * Froeschwiller circulât depuis le lever , les quatre hommes riaient , faisaient avec leur indifférence de machine les besognes accoutumées . Mais il y eut un grognement de surprise goguenarde . C' était * Jean , le caporal , qui , accompagné de * Maurice , revenait de la distribution , avec du bois à brûler . Enfin , on distribuait le bois , que les troupes avaient vainement attendu la veille , pour cuire la soupe . Douze heures de retard seulement . - bravo , l' intendance ! Cria * Chouteau . - n' importe , ça y est ! Dit * Loubet . Ah ! Ce que je vais vous faire un chouette pot-au-feu ! D' habitude , il se chargeait volontiers de la popote ; et on l' en remerciait , car il cuisinait à ravir . Mais il accablait alors * Lapoulle de corvées extraordinaires . - va chercher le champagne , va chercher les truffes ... puis , ce matin -là , une idée baroque de gamin de * Paris se moquant d' un innocent , lui traversa la cervelle . - plus vite que ça ! Donne -moi le poulet . - où donc , le poulet ? -mais là , par terre ... le poulet que je t' ai promis , le poulet que le caporal vient d' apporter ! Il lui désignait un gros caillou blanc , à leurs pieds . * Lapoulle , interloqué , finit par le prendre et par le retourner entre ses doigts . - tonnerre de dieu ! Veux -tu laver le poulet ! ... encore ! Lave -lui les pattes , lave -lui le cou ! ... à grande eau , feignant ! Et , pour rien , pour la rigolade , parce que l' idée de la soupe le rendait gai et farceur , il flanqua la pierre avec la viande dans la marmite pleine d' eau . - c' est ça qui va donner du goût au bouillon ! Ah ! Tu ne savais pas ça , tu ne sais donc rien , sacrée andouille ! ... tu auras le croupion , tu verras si c' est tendre ! L' escouade se tordait de la tête de * Lapoulle , maintenant convaincu , se pourléchant . Cet animal de * Loubet , pas moyen de s' ennuyer avec lui ! Et , lorsque le feu crépita au soleil , lorsque la marmite se mit à chanter , tous , en dévotion , rangés autour , s' épanouirent , regardant danser la viande , humant la bonne odeur qui commençait à se répandre . Ils avaient une faim de chien depuis la veille , l' idée de manger emportait tout . On était rossé , mais ça n' empêchait pas qu' il fallait s' emplir . D' un bout à l' autre du camp , les feux des cuisines flambaient , les marmites bouillaient , et c' était une joie vorace et chantante , au milieu des claires volées de cloches qui continuaient à venir de toutes les paroisses de * Mulhouse . Mais , comme il allait être neuf heures , une agitation se propagea , des officiers coururent , et le lieutenant * Rochas , à qui le capitaine * Beaudoin avait donné un ordre , passa devant les tentes de sa section . - allons , pliez tout , emballez tout , on part ! -mais la soupe ? -un autre jour , la soupe ! On part tout de suite ! Le clairon de * Gaude sonnait , impérieux . Ce fut une consternation , une colère sourde . Eh quoi ! Partir sans manger , ne pas attendre une heure que la soupe fût possible ! L' escouade voulut quand même boire le bouillon ; mais ce n' était encore que de l' eau chaude ; et la viande , pas cuite , résistait , pareille à du cuir sous les dents . * Chouteau grogna des paroles rageuses . * Jean dut intervenir , afin de hâter les préparatifs de ses hommes . Qu' y avait -il donc de si pressé , à filer ainsi , à bousculer les gens , sans leur laisser le temps de reprendre des forces ? Et , comme , devant * Maurice , on disait qu' on marchait à la rencontre des prussiens , pour la revanche , il haussa les épaules , incrédule . En moins d' un quart d' heure , le camp fut levé , les tentes pliées , rattachées sur les sacs , les faisceaux défaits , et il ne resta , sur la terre nue , que les feux des cuisines qui achevaient de s' éteindre . C' étaient de graves raisons qui venaient de décider le général * Douay à une retraite immédiate . La dépêche du sous-préfet de * Schelestadt , vieille déjà de trois jours , se trouvait confirmée : on télégraphiait qu' on avait vu de nouveau les feux des prussiens qui menaçaient * Markolsheim ; et , d' autre part , un télégramme annonçait qu' un corps d' armée ennemi passait le * Rhin à * Huningue . Des détails arrivaient , abondants , précis : la cavalerie et l' artillerie aperçues , les troupes en marche , se rendant de toutes parts à leur point de ralliement . Si l' on s' attardait une heure , c' était sûrement la ligne de retraite sur * Belfort coupée . Dans le contre-coup de la défaite , après * Wissembourg et * Froeschwiller , le général , isolé , perdu à l' avant-garde , n' avait qu' à se replier en hâte ; d' autant plus que les nouvelles , reçues le matin , aggravaient encore celles de la nuit . En avant , était parti l' état-major , au grand trot , poussant de l' éperon les montures , dans la crainte d' être devancé et de trouver déjà les prussiens à * Altkirch . Le général * Bourgain- * Desfeuilles , qui prévoyait une étape dure , avait eu la précaution de traverser * Mulhouse , pour y déjeuner copieusement , en maugréant de la bousculade . Et * Mulhouse , sur le passage des officiers , était désolé ; les habitants , à l' annonce de la retraite , sortaient dans les rues , se lamentaient du brusque départ de ces troupes , dont ils avaient si instamment imploré la venue : on les abandonnait donc , les richesses incalculables entassées dans la gare allaient -elles être laissées à l' ennemi , leur ville elle-même devait -elle , avant le soir , n' être plus qu' une ville conquise ? Puis , le long des routes , au travers des campagnes , les habitants des villages , des maisons isolées , s' étaient eux aussi plantés devant leur porte , étonnés , effarés . Eh quoi ! Ces régiments qu' ils avaient vus passer la veille , marchant au combat , se repliaient , fuyaient sans avoir combattu ! Les chefs étaient sombres , hâtaient leurs chevaux , sans vouloir répondre aux questions , comme si le malheur eût galopé à leurs trousses . C' était donc vrai que les prussiens venaient d' écraser l' armée , qu' ils coulaient de toutes parts en * France , comme la crue d' un fleuve débordé ? Et déjà , dans l' air muet , les populations , gagnées par la panique montante , croyaient entendre le lointain roulement de l' invasion , grondant plus haut de minute en minute ; et déjà , des charrettes s' emplissaient de meubles , des maisons se vidaient , des familles se sauvaient à la file par les chemins , où passait le galop d' épouvante . Dans la confusion de la retraite , le long du canal du * Rhône au * Rhin , près du pont , le 106e dut s' arrêter , au premier kilomètre de l' étape . Les ordres de marche , mal donnés et plus mal exécutés encore , venaient d' accumuler là toute la deuxième division ; et le passage était si étroit , un passage de cinq mètres à peine , que le défilé s' éternisait . Deux heures s' écoulèrent , le 106e attendait toujours , immobile , devant l' interminable flot qui passait devant lui . Les hommes debout , sous le soleil ardent , le sac au dos , l' arme au pied , finissaient par se révolter d' impatience . - paraît que nous sommes de l' arrière-garde , dit la voix blagueuse de * Loubet . Mais * Chouteau s' emporta . - c' est pour se foutre de nous qu' ils nous font cuire . Nous étions là les premiers , nous aurions dû filer . Et , comme , de l' autre côté du canal , par la vaste plaine fertile , par les chemins plats , entre les houblonnières et les blés mûrs , on se rendait bien compte maintenant du mouvement de retraite des troupes , qui refaisaient en sens inverse le chemin déjà fait la veille , des ricanements circulèrent , toute une moquerie furieuse . - ah ! Nous nous cavalons ! Reprit * Chouteau ! Eh bien ! Elle est rigolo , leur marche à l' ennemi , dont ils nous bourrent les oreilles , depuis l' autre matin ... non , vrai , c' est trop crâne ! On arrive , et puis on refout le camp , sans avoir seulement le temps d' avaler sa soupe ! L' enragement des rires augmenta , et * Maurice , qui était près de * Chouteau , lui donnait raison . Puisqu' on restait là , comme des pieux , à attendre depuis deux heures , pourquoi ne les avait -on pas laissés faire tranquillement bouillir la soupe et la manger ? La faim les reprenait , ils avaient une rancune noire de leur marmite renversée trop tôt , sans qu' ils pussent comprendre la nécessité de cette précipitation , qui leur paraissait imbécile et lâche . De fameux lièvres , tout de même ! Mais le lieutenant * Rochas rudoya le sergent * Sapin , qu' il accusait de la mauvaise tenue de ses hommes . Attiré par le bruit , le capitaine * Beaudoin s' était approché . - silence dans les rangs ! * Jean , muet , en vieux soldat d' * Italie , rompu à la discipline , regardait * Maurice , que la blague mauvaise et emportée de * Chouteau semblait amuser ; et il s' étonnait , comment un monsieur , un garçon qui avait reçu tant d' instruction , pouvait -il approuver des choses , peut-être vraies tout de même , mais qui n' étaient pas à dire ? Si chaque soldat se mettait à blâmer les chefs et à donner son avis , on n' irait pas loin , pour sûr . Enfin , après une heure encore d' attente , le 106e reçut l' ordre d' avancer . Seulement , le pont était toujours si encombré par la queue de la division , que le plus fâcheux désordre se produisit . Plusieurs régiments se mêlèrent , des compagnies filèrent quand même , emportées ; tandis que d' autres , rejetées au bord de la route , durent marquer le pas . Et , pour mettre le comble à la confusion , un escadron de cavalerie s' entêta à passer , refoulant dans les champs voisins les traînards que l' infanterie semait déjà . Au bout de la première heure de marche , toute une débandade traînait le pied , s' allongeait , attardée comme à plaisir . Ce fut ainsi que * Jean se trouva en arrière , égaré au fond d' un chemin creux , avec son escouade , qu' il n' avait pas voulu lâcher . Le 106e avait disparu , plus un homme ni même un officier de la compagnie . Il n' y avait là que des soldats isolés , un pêle-mêle d' inconnus , éreintés dès le commencement de l' étape , chacun marchant à son loisir , au hasard des sentiers . Le soleil était accablant , il faisait très chaud ; et le sac , alourdi par la tente et le matériel compliqué qui le gonflait , pesait terriblement aux épaules . Beaucoup n' avaient point l' habitude de le porter , gênés déjà dans l' épaisse capote de campagne , pareille à une chape de plomb . Brusquement , un petit soldat pâle , les yeux emplis d' eau , s' arrêta , jeta son sac dans un fossé , avec un grand soupir , le souffle fort de l' homme à l' agonie qui se reprend à l' existence . - en voilà un qui est dans le vrai , murmura * Chouteau . Pourtant , il continuait de marcher , le dos arrondi sous le poids . Mais , deux autres s' étant débarrassés à leur tour , il ne put tenir . - ah ! Zut ! Cria -t-il . Et , d' un coup d' épaule , il lança son sac contre un talus . Merci ! Vingt-cinq kilos sur l' échine , il en avait assez ! On n' était pas des bêtes de somme , pour traîner ça . Presque aussitôt , * Loubet l' imita et força * Lapoulle à en faire autant . * Pache , qui se signait devant les croix de pierre rencontrées , défit les bretelles , posa tout le paquet soigneusement au pied d' un petit mur , comme s' il devait revenir le chercher . Et * Maurice seul restait chargé , lorsque * Jean , en se retournant , vit ses hommes les épaules libres . - reprenez vos sacs , on m' empoignerait , moi ! Mais les hommes , sans se révolter encore , la face mauvaise et muette , allaient toujours , poussant le caporal devant eux , dans le chemin étroit . - voulez -vous bien reprendre vos sacs , ou je ferai mon rapport ! Ce fut comme un coup de fouet en travers de la figure de * maurice . Son rapport ! Cette brute de paysan allait faire son rapport , parce que des malheureux , les muscles broyés , se soulageaient ! Et , dans une fièvre d' aveugle colère , lui aussi fit sauter les bretelles , laissa tomber son sac au bord du chemin , en fixant sur * Jean des yeux de défi . - c' est bon , dit de son air sage ce dernier , qui ne pouvait engager une lutte . Nous réglerons ça ce soir . * Maurice souffrait abominablement des pieds . Ses gros et durs souliers , auxquels il n' était pas accoutumé , lui avaient mis la chair en sang . Il était de santé assez faible , il gardait à la colonne vertébrale comme une plaie vive , la meurtrissure intolérable du sac , bien qu' il en fût débarrassé ; et le poids de son fusil , qu' il ne savait de quel bras porter , suffisait à lui faire perdre le souffle . Mais il était angoissé plus encore par son agonie morale , dans une de ces crises de désespérance auxquelles il était sujet . Tout d' un coup , sans résistance possible , il assistait à la ruine de sa volonté , il tombait aux mauvais instincts , à un abandon de lui-même , dont il sanglotait de honte ensuite . Ses fautes , à * Paris , n' avaient jamais été que les folies de " l' autre " , comme il disait , du garçon faible qu' il devenait aux heures lâches , capable des pires vilenies . Et , depuis qu' il traînait les pieds , sous l' écrasant soleil , dans cette retraite qui ressemblait à une déroute , il n' était plus qu' une bête de ce troupeau attardé , débandé , semant les chemins . C' était le choc en retour de la défaite , du tonnerre qui avait éclaté très loin , à des lieues , et dont l' écho perdu battait maintenant les talons de ces hommes , pris de panique , fuyant sans avoir vu un ennemi . Qu' espérer à cette heure ? Tout n' était -il pas fini ? On était battu , il n' y avait plus qu' à se coucher et à dormir . - ça ne fait rien , cria très haut * Loubet , avec son rire d' enfant des halles , ce n' est tout de même pas à * Berlin que nous allons . à * Berlin ! à * Berlin ! * Maurice entendit ce cri hurlé par la foule grouillante des boulevards , pendant la nuit de fol enthousiasme , qui l' avait décidé à s' engager . Le vent venait de tourner , sous un coup de tempête ; et il y avait une saute terrible , et tout le tempérament de la race était dans cette confiance exaltée , qui tombait brusquement , dès le premier revers , à la désespérance dont le galop l' emportait parmi ces soldats errants , vaincus et dispersés , avant d' avoir combattu . - ah ! Ce qu' il me scie les pattes , le flingot ! Reprit * Loubet , en changeant une fois encore son fusil d' épaule . En voilà un mirliton , pour se promener ! Et , faisant allusion à la somme qu' il avait touchée comme remplaçant : - n' importe ! Quinze cents balles , pour ce métier -là , on est rudement volé ! ... ce qu' il doit fumer de bonnes pipes , au coin de son feu , le richard à la place de qui je vas me faire casser la gueule ! ah ! Vrai , ce n' est pas de chance , de tomber dans une cochonnerie d' histoire pareille ! Il balançait son fusil , d' une main rageuse . Puis , violemment , il le lança aussi de l' autre côté d' une haie . - eh ! Va donc , sale outil ! Le fusil tourna deux fois sur lui-même , alla s' abattre dans un sillon et resta là , très long , immobile , pareil à un mort . Déjà , d' autres volaient , le rejoignaient . Le champ bientôt fut plein d' armes gisantes , d' une tristesse raidie d' abandon , sous le lourd soleil . Ce fut une épidémique folie , la faim qui tordait les estomacs , les chaussures qui blessaient les pieds , cette marche dont on souffrait , cette défaite imprévue dont on entendait derrière soi la menace . Plus rien à espérer de bon , les chefs qui lâchaient pied , l' intendance qui ne les nourrissait seulement pas , la colère , l' embêtement , l' envie d' en finir tout de suite , avant d' avoir commencé . Alors , quoi ? Le fusil pouvait aller rejoindre le sac . Et , dans une rage imbécile , au milieu de ricanements de fous qui s' amusent , les fusils volaient , le long de la queue sans fin des traînards , épars au loin dans la campagne . * Loubet , avant de se débarrasser du sien , lui fit exécuter un beau moulinet , comme à une canne de tambour-major . * Lapoulle , en voyant tous les camarades jeter le leur , dut croire que cela rentrait dans la manoeuvre ; et il imita le geste . Mais * Pache , dans la confuse conscience du devoir , qu' il devait à son éducation religieuse , refusa d' en faire autant , couvert d' injures par * Chouteau , qui le traitait d' enfant de curé . - en voilà un cafard ! ... parce que sa vieille paysanne de mère lui a fait avaler le bon * Dieu tous les dimanches ! ... va donc servir la messe , c' est lâche de ne pas être avec les camarades ! Très sombre , * Maurice marchait en silence , la tête penchée sous le ciel de feu . Il n' avançait plus que dans un cauchemar d' atroce lassitude , halluciné de fantômes , comme s' il allait à un gouffre , là-bas , devant lui ; et c' était une dépression de toute sa culture d' homme instruit , un abaissement qui le tirait à la bassesse des misérables dont il était entouré . - tenez ! Dit -il brusquement à * Chouteau , vous avez raison ! Et * Maurice avait déjà posé son fusil sur un tas de pierres , lorsque * Jean , qui tentait vainement de s' opposer à cet abandon abominable des armes , l' aperçut . Il se précipita . - reprenez votre fusil tout de suite , tout de suite , entendez -vous ! Un flot de terrible colère était monté soudain à la face de * Jean . Lui , si calme d' habitude , toujours porté à la conciliation , avait des yeux de flamme , une voix tonnante d' autorité . Ses hommes , qui ne l' avaient jamais vu comme ça , s' arrêtèrent , surpris . - reprenez votre fusil tout de suite , ou vous aurez affaire à moi ! * Maurice , frémissant , ne laissa tomber qu' un mot , qu' il voulait rendre outrageux . - paysan ! -oui , c' est bien ça , je suis un paysan , tandis que vous êtes un monsieur , vous ! ... et c' est pour ça que vous êtes un cochon , oui ! Un sale cochon . Je ne vous l' envoie pas dire . Des huées s' élevaient , mais le caporal poursuivait avec une force extraordinaire : - quand on a de l' instruction , on le fait voir ... si nous sommes des paysans et des brutes , vous nous devriez l' exemple à tous , puisque vous en savez plus long que nous ... reprenez votre fusil , nom de dieu ! Ou je vous fais fusiller en arrivant à l' étape . Dompté , * Maurice avait ramassé le fusil . Des larmes de rage lui voilaient les yeux . Il continua sa marche en chancelant comme un homme ivre , au milieu des camarades qui , à présent , ricanaient de ce qu' il avait cédé . Ah ! Ce * Jean ! Il le haïssait d' une inextinguible haine , frappé au coeur de cette leçon si dure , qu' il sentait juste . Et , * Chouteau ayant grogné , à son côté , que des caporaux de cette espèce , on attendait un jour de bataille pour leur loger une balle dans la tête , il vit rouge , il se vit nettement cassant le crâne de * Jean , derrière un mur . Mais il y eut une diversion . * Loubet remarqua que * Pache , pendant la querelle , avait , lui aussi , abandonné enfin son fusil , doucement , en le couchant au bas d' un talus . Pourquoi ? Il n' essaya point de l' expliquer , riant en dessous , de la façon gourmande et un peu honteuse d' un garçon sage à qui on reproche son premier péché . Très gai , ragaillardi , il marcha les bras ballants . Et , par les longues routes ensoleillées , entre les blés mûrs et les houblonnières qui se succédaient toujours pareils , la débandade continuait , les traînards n' étaient plus , sans sacs et sans fusils , qu' une foule égarée , piétinante , un pêle-mêle de vauriens et de mendiants , à l' approche desquels les portes des villages épouvantés se fermaient . à ce moment , une rencontre acheva d' enrager * Maurice . Un sourd roulement arrivait de loin , c' était l' artillerie de réserve , partie la dernière , dont la tête , tout d' un coup , déboucha d' un coude de la route ; et les traînards débandés n' eurent que le temps de se jeter dans les champs voisins . Elle marchait en colonne , elle défilait d' un trot superbe , dans un bel ordre correct , tout un régiment de six batteries , le colonel en dehors et au centre , les officiers à leur place . Les pièces passaient , sonores , à des intervalles égaux , strictement observés , accompagnées chacune de son caisson , de ses chevaux et de ses hommes . Et * Maurice , dans la cinquième batterie , reconnut parfaitement la pièce de son cousin * Honoré . Le maréchal des logis était là , campé fièrement sur son cheval , à la gauche du conducteur de devant , un bel homme blond , * Adolphe , qui montait un porteur solide , une bête alezane , admirablement accouplée avec le sous-verge trottant près d' elle ; tandis que , parmi les six servants , assis deux par deux sur les coffres de la pièce et du caisson , se trouvait à son rang le pointeur , * Louis , un petit brun , le camarade d' * Adolphe , la paire , comme on disait , selon la règle établie de marier un homme à cheval et un homme à pied . Ils apparurent grandis à * Maurice , qui avait fait leur connaissance au camp ; et la pièce , attelée de ses quatre chevaux , suivie du caisson que six autres chevaux tiraient , lui sembla éclatante ainsi qu' un soleil , soignée , astiquée , aimée de tout son monde , des bêtes et des gens , serrés autour d' elle , dans une discipline et une tendresse de famille brave ; et surtout il souffrit affreusement du regard méprisant que le cousin * Honoré jeta sur les traînards , stupéfait soudain de l' apercevoir parmi ce troupeau d' hommes désarmés . Déjà , le défilé se terminait , le matériel des batteries , les prolonges , les fourragères , les forges . Puis , dans un dernier flot de poussière , ce furent les haut-le-pied , les hommes et les chevaux de rechange , dont le trot se perdit à un autre coude de la route , au milieu du grondement peu à peu décroissant des sabots et des roues . - pardi ! Déclara * Loubet , ce n' est pas malin de faire les crânes , quand on va en voiture ! L' état-major avait trouvé * Altkirch libre . Pas de prussiens encore . Et , toujours dans la crainte d' être talonné , de les voir paraître d' une minute à l' autre , le général * Douay avait voulu qu' on poussât jusqu'à * Dannemarie , où les têtes de colonne n' étaient entrées qu' à cinq heures du soir . Il était huit heures , la nuit se faisait , qu' on établissait à peine les bivouacs , dans la confusion des régiments réduits de moitié . Les hommes , exténués , tombaient de faim et de fatigue . Jusqu'à près de dix heures , on vit arriver , cherchant et ne retrouvant plus leurs compagnies , les soldats isolés , les petits groupes , toute cette lamentable et interminable queue des éclopés et des révoltés , semés le long des chemins . * Jean , dès qu' il put rejoindre son régiment , se mit en quête du lieutenant * Rochas , pour faire son rapport . Il le trouva , ainsi que le capitaine * Beaudoin , en conférence avec le colonel , tous les trois devant la porte d' une petite auberge , très préoccupés de l' appel , inquiets de savoir où étaient leurs hommes . Dès les premiers mots du caporal au lieutenant , le colonel * De * Vineuil qui entendit , le fit approcher , le força à tout dire . Sa longue face jaune , où les yeux étaient restés très noirs , dans la blancheur des épais cheveux de neige et des longues moustaches tombantes , exprima une désolation muette . - mon colonel , s' écria le capitaine * Beaudoin , sans attendre l' avis de son chef , il faut fusiller une demi-douzaine de ces bandits . Et le lieutenant * Rochas approuvait du menton . Mais le colonel eut un geste d' impuissance . - ils sont trop ... comment voulez -vous ? Près de sept cents ! Qui prendre là dedans ? ... et puis , si vous saviez ! Le général ne veut pas . Il est paternel , il dit qu' en * Afrique il n' a jamais puni un homme ... non , non ! Je ne puis rien . C' est terrible . Le capitaine osa répéter : - c' est terrible ... c' est la fin de tout . Et * Jean se retirait , lorsqu' il entendit le major * Bouroche , qu' il n' avait pas vu , debout sur le seuil de l' auberge , gronder de sourdes paroles : plus de discipline , plus de punitions , armée fichue ! Avant huit jours , les chefs recevraient des coups de pied au derrière ; tandis que , si l' on avait tout de suite cassé la tête à quelques-uns de ces gaillards , les autres auraient réfléchi peut-être . Personne ne fut puni . Des officiers , à l' arrière-garde , qui escortaient les voitures du convoi , avaient eu l' heureuse précaution de faire ramasser les sacs et les fusils , aux deux bords des chemins . Il n' en manqua qu' un petit nombre , les hommes furent réarmés à la pointe du jour , comme furtivement , pour étouffer l' affaire . Et l' ordre était de lever le camp à cinq heures ; mais , dès quatre heures , on réveilla les soldats , on pressa la retraite sur * Belfort , dans la certitude que les prussiens n' étaient plus qu' à deux ou trois lieues . On avait dû encore se contenter de biscuit , les troupes restaient fourbues de cette nuit trop courte et fiévreuse , sans rien de chaud dans l' estomac . De nouveau , ce matin -là , la bonne conduite de la marche se trouva compromise par ce départ précipité . Ce fut une journée pire , d' une infinie tristesse . L' aspect du pays avait changé , on était entré dans une contrée montagneuse , les routes montaient , dévalaient par des pentes plantées de sapins ; et les étroites vallées , embroussaillées de genêts , étaient toutes fleuries d' or . Mais , au travers de cette campagne éclatante sous le grand soleil d' août , la panique soufflait plus affolée à chaque heure , depuis la veille . Une dépêche , recommandant aux maires d' avertir les habitants qu' ils feraient bien de mettre à l' abri ce qu' ils avaient de précieux , venait de porter l' épouvante à son comble . L' ennemi était donc là ? Aurait -on seulement le temps de se sauver ? Et tous croyaient entendre grossir le grondement de l' invasion , ce roulement sourd de fleuve débordé qui , maintenant , à chaque nouveau village , s' aggravait d' un nouvel effroi , au milieu des clameurs et des lamentations . * Maurice marchait d' un pas de somnambule , les pieds saignants , les épaules écrasées par le sac et le fusil . Il ne pensait plus , il avançait dans le cauchemar de ce qu' il voyait ; et , autour de lui , la conscience du piétinement des camarades s' en était allée , il ne sentait que * Jean à sa gauche , exténué par la même fatigue et la même douleur . C' était lamentable , ces villages qu' on traversait , d' une pitié à serrer le coeur d' angoisse . Dès qu' apparaissaient les troupes en retraite , cette débandade des soldats éreintés , traînant la jambe , les habitants s' agitaient , hâtaient leur fuite . Eux si tranquilles quinze jours plus tôt , toute cette * Alsace qui attendait la guerre avec un sourire , convaincue qu' on se battrait en * Allemagne ! Et la * France était envahie , et c' était chez eux , autour de leur maison , dans leurs champs , que la tempête crevait , comme un de ces terribles ouragans de grêle et de foudre qui anéantissent une province en deux heures ! Devant les portes , au milieu d' une furieuse confusion , les hommes chargeaient les voitures , entassaient les meubles , au risque de briser tout . En haut , par les fenêtres , les femmes jetaient un dernier matelas , passaient le berceau qu' on allait oublier . On sanglait le bébé dedans , on l' accrochait au sommet , parmi les pieds des chaises et des tables renversées . Sur une autre charrette , à l' arrière , on liait , contre une armoire , le vieux grand-père infirme , qu' on emportait comme une chose . Puis , c' étaient ceux qui n' avaient pas de voiture , qui empilaient leur ménage en travers d' une brouette ; et d' autres s' éloignaient avec une charge de hardes entre les bras , d' autres n' avaient songé qu' à sauver la pendule , qu' ils serraient sur leur coeur , ainsi qu' un enfant . On ne pouvait tout prendre , des meubles abandonnés , des paquets de linge trop lourds restaient dans le ruisseau . Certains , avant le départ , fermaient tout , les maisons semblaient mortes , portes et fenêtres closes ; tandis que le plus grand nombre , dans leur hâte , dans la certitude désespérée que tout serait détruit , laissaient les vieilles demeures ouvertes , les fenêtres et les portes béantes sur le vide des pièces déménagées ; et elles étaient les plus tristes , d' une tristesse affreuse de ville prise , dépeuplée par la peur , ces pauvres maisons ouvertes au vent , d' où les chats eux-mêmes s' étaient enfuis , dans le frisson de ce qui allait venir . à chaque village , le pitoyable spectacle s' assombrissait , le nombre des déménageurs et des fuyards devenait plus grand , parmi la bousculade croissante , les poings tendus , les jurons et les larmes . Mais * Maurice , surtout , sentait l' angoisse l' étouffer , le long de la grand'route , par la campagne libre . Là , à mesure qu' on approchait de * Belfort , la queue des fuyards se resserrait , n' était plus qu' un cortège ininterrompu . Ah ! Les pauvres gens qui croyaient trouver un asile sous les murs de la place ! L' homme tapait sur le cheval , la femme suivait , traînant les enfants . Des familles se hâtaient , écrasées de fardeaux , débandées , les petits ne pouvant suivre , dans l' aveuglante blancheur du chemin que chauffait le soleil de plomb . Beaucoup avaient retiré leurs souliers , marchaient pieds nus , pour courir plus vite ; et des mères à moitié vêtues , sans cesser d' allonger le pas , donnaient le sein à des marmots en larmes . Les faces effarées se tournaient en arrière , les mains hagardes faisaient de grands gestes , comme pour fermer l' horizon , dans ce vent de panique qui échevelait les têtes et fouettait les vêtements attachés à la hâte . D' autres , des fermiers , avec tous leurs serviteurs , se jetaient à travers champs , poussaient devant eux les troupeaux lâchés , les moutons , les vaches , les boeufs , les chevaux , qu' on avait fait sortir à coups de bâton des étables et des écuries . Ceux -là gagnaient les gorges , les hauts plateaux , les forêts désertes , soulevant la poussière des grandes migrations , lorsque autrefois les peuples envahis cédaient la place aux barbares conquérants . Ils allaient vivre sous la tente , dans quelque cirque de rochers solitaires , si loin de tout chemin , que pas un soldat ennemi n' oserait s' y hasarder . Et les fumées volantes qui les enveloppaient , se perdaient derrière les bouquets de sapins , avec le bruit décroissant des beuglements et des sabots du bétail , tandis que , sur la route , le flot des voitures et des piétons passait toujours , gênant la marche des troupes , si compact aux approches de * Belfort , d' un tel courant irrésistible de torrent élargi , que des haltes , à plusieurs reprises , devinrent nécessaires . Alors , ce fut pendant une de ces courtes haltes que * Maurice assista à une scène , dont le souvenir lui resta comme celui d' un soufflet , reçu en plein visage . Au bord du chemin , se trouvait une maison isolée , la demeure de quelque paysan pauvre , dont le maigre bien s' étendait derrière . Celui -là n' avait pas voulu quitter son champ , attaché au sol par des racines trop profondes ; et il restait , ne pouvant s' éloigner , sans laisser là des lambeaux de sa chair . On l' apercevait dans une salle basse , écrasé sur un banc , regardant d' un oeil vide défiler ces soldats , dont la retraite allait livrer son blé mûr à l' ennemi . Debout à son côté , sa femme , jeune encore , tenait un enfant , tandis qu' un autre se pendait à ses jupes ; et tous les trois se lamentaient . Mais , tout d' un coup , dans le cadre de la porte violemment ouverte , parut la grand'mère , une très vieille femme , haute , maigre , avec des bras nus , pareils à des cordes noueuses , qu' elle agitait furieusement . Ses cheveux gris , échappés de son bonnet , s' envolaient autour de sa tête décharnée , et sa rage était si grande , que les paroles qu' elle criait , s' étranglaient dans sa gorge , indistinctes . D' abord , les soldats s' étaient mis à rire . Elle avait une bonne tête , la vieille folle ! Puis , des mots leur parvinrent , la vieille criait : - canailles ! Brigands ! Lâches ! Lâches ! D' une voix de plus en plus perçante , elle leur crachait l' insulte de lâcheté , à toute volée . Et les rires cessèrent , un grand froid avait passé dans les rangs . Les hommes baissaient la tête , regardaient ailleurs . - lâches ! Lâches ! Lâches ! Brusquement , elle parut encore grandir . Elle se soulevait , d' une maigreur tragique , dans son lambeau de robe , promenant son long bras de l' ouest à l' est , d' un tel geste immense , qu' il semblait emplir le ciel . - lâches , le * Rhin n' est pas là ... le * Rhin est là-bas , lâches , lâches ! Enfin , on se remettait en marche , et * Maurice dont le regard , à ce moment , rencontra le visage de * Jean , vit que les yeux de celui -ci étaient pleins de grosses larmes . Il en eut un saisissement , son malheur en fut accru , à l' idée que les brutes avaient elles-mêmes senti l' injure , qu' on ne méritait pas et qu' il fallait subir . Tout s' effondrait dans sa pauvre tête endolorie , jamais il ne put se rappeler comment il avait achevé l' étape . Le 7e corps avait employé la journée entière , pour franchir les vint-trois kilomètres qui séparent * Dannemarie de * Belfort ; et de nouveau la nuit tombait , il était très tard , lorsque les troupes purent installer leurs bivouacs sous les murs de la place , à l' endroit même d' où elles étaient parties , quatre jours auparavant , pour marcher à l' ennemi . Malgré l' heure avancée et la fatigue extrême , les soldats tinrent absolument à allumer les feux de cuisine et à faire la soupe . Depuis le départ , c' était enfin la première fois qu' ils avalaient quelque chose de chaud . Et , autour des feux , sous la nuit fraîche , les nez s' enfonçaient dans les écuelles , des grognements d' aise commençaient à s' élever , lorsqu' une rumeur qui courait , stupéfia le camp . Deux dépêches nouvelles étaient arrivées coup sur coup : les prussiens n' avaient point passé le * Rhin à * Markolsheim , et il n' y avait plus un seul prussien à * Huningue . Le passage du * Rhin à * Markolsheim , le pont de bateaux établi à la clarté de grands foyers électriques , tous ces récits alarmants étaient simplement un cauchemar , une hallucination inexpliquée du sous-préfet de * Schelestadt . Et quant au corps d' armée qui menaçait * Huningue , le fameux corps d' armée de la * Forêt- * Noire , devant lequel tremblait l' * Alsace , il n' était composé que d' un infime détachement wurtembergeois , deux bataillons et un escadron , dont la tactique habile , les marches , les contremarches répétées , les apparitions imprévues et soudaines , avaient fait croire à la présence de trente à quarante mille hommes . Dire que , le matin encore , on avait failli faire sauter le viaduc de * Dannemarie ! Vingt lieues d' une riche contrée venaient d' être ravagées , sans raison aucune , par la plus imbécile des paniques ; et , au souvenir de ce qu' ils avaient vu dans cette journée lamentable , les habitants fuyant affolés , poussant leurs bestiaux vers la montagne , le flot des voitures chargées de meubles coulant vers la ville , parmi le troupeau des enfants et des femmes , les soldats se fâchaient , s' exclamaient , au milieu de ricanements exaspérés . - ah ! Non , elle est trop drôle ! Bégayait * Loubet , la bouche pleine , en agitant sa cuiller . Comment ! C' est là l' ennemi qu' on nous menait combattre ? Il n' y avait personne ! ... douze lieues en avant , douze lieues en arrière , et pas un chat devant nous ! Tout ça pour rien , pour le plaisir d' avoir eu peur ! * Chouteau , qui torchait bruyamment l' écuelle , gueula alors contre les généraux , sans les nommer . - hein ? Les cochons ! Sont -ils assez crétins ! De fameux lièvres qu' on nous a donnés là ! S' ils se sont cavalés ainsi , quand il n' y avait personne , hein ? Auraient -ils pris leurs jambes à leur cou , s' ils s' étaient trouvés en face d' une vraie armée ! On avait jeté une nouvelle brassée de bois dans le feu , pour la joie claire de la grande flamme qui montait , et * Lapoulle , en train de se chauffer béatement les jambes , éclatait d' un rire idiot , sans comprendre , lorsque * Jean , après avoir commencé par faire la sourde oreille , se permit de dire , paternellement : - taisez -vous donc ! ... si l' on vous entendait , ça pourrait mal tourner . Lui-même , dans son simple bon sens , était outré de la bêtise des chefs . Mais il fallait bien les faire respecter ; et , comme * Chouteau grognait encore , il lui coupa la parole . - taisez -vous ! ... voici le lieutenant , adressez -vous à lui , si vous avez des observations à faire . * Maurice , assis silencieusement à l' écart , avait baissé la tête . Ah ! C' était bien la fin de tout ! à peine avait -on commencé , et c' était fini . Cette indiscipline , cette révolte des hommes , au premier revers , faisaient déjà de l' armée une bande sans liens aucuns , démoralisée , mûre pour toutes les catastrophes . Là , sous * Belfort , eux n' avaient pas vu un prussien , et ils étaient battus . Les jours qui suivirent , furent , dans leur monotonie , frissonnants d' attente et de malaise . Pour occuper ses troupes , le général * Douay les fit travailler aux ouvrages de défense de la place , fort incomplets . On remuait la terre avec rage , on tranchait le roc . Et pas une nouvelle ! Où était l' armée de * Mac- * Mahon ? Que faisait -on sous * Metz ? Les rumeurs les plus extravagantes circulèrent , à peine quelques journaux de * Paris venaient -ils augmenter par leurs contradictions les ténèbres anxieuses où l' on se débattait . Deux fois , le général avait écrit , demandé des ordres , sans même recevoir de réponse . Cependant , le 12 août enfin , le 7e corps se compléta par l' arrivée de la troisième division , qui débarquait d' * Italie ; mais il n' y avait toujours là que deux divisions , car la première , battue à * Froeschwiller , s' était trouvée emportée dans la déroute , sans qu' on sût encore à cette heure où le courant l' avait jetée . Puis , après une semaine de cet abandon , de cette séparation totale d' avec le reste de la * France , un télégramme apporta l' ordre du départ . Ce fut une grande joie , on préférait tout à cette vie murée qu' on menait . Et , pendant les préparatifs , les suppositions recommencèrent , personne ne savait où l' on se rendait : les uns disaient qu' on allait défendre * Strasbourg , tandis que d' autres parlaient même d' une pointe hardie dans la * Forêt- * Noire , pour couper la ligne de retraite des prussiens . Dès le lendemain matin , le 106e partit un des premiers , entassé dans des wagons à bestiaux . Le wagon où se trouvait l' escouade de * Jean , fut particulièrement empli , à ce point que * Loubet prétendait qu' il n' avait pas la place pour éternuer . Comme les distributions , une fois de plus , venaient d' avoir lieu dans le plus grand désordre , les soldats ayant reçu en eau-de-vie ce qu' ils auraient dû recevoir en vivres , presque tous étaient ivres , d' une ivresse violente et hurlante , qui se répandait en chansons obscènes . Le train roulait , on ne se voyait plus dans le wagon , que la fumée des pipes noyait d' un brouillard ; il y régnait une insupportable chaleur , la fermentation de ces corps empilés ; tandis que , de la voiture noire et fuyante , sortaient des vociférations , dominant le grondement des roues , allant s' éteindre au loin , dans les mornes campagnes . Et ce fut seulement à * Langres que les troupes comprirent qu' on les ramenait vers * Paris . -ah ! Nom de dieu ! Répétait * Chouteau , qui régnait déjà dans son coin , en maître indiscuté , par sa toute-puissance de beau parleur , c' est bien sûr qu' on va nous aligner à * Charentonneau , pour empêcher * Bismarck d' aller coucher aux tuileries . Les autres se tordaient , trouvaient ça très farce , sans savoir pourquoi . D' ailleurs , les moindres incidents du voyage soulevaient des huées , des cris et des rires assourdissants : les paysans plantés sur le bord de la voie , les groupes de gens anxieux qui attendaient le passage des trains , aux petites stations , avec l' espoir d' obtenir des nouvelles , toute cette * France effarée et frissonnante devant l' invasion . Et les populations accourues ne recevaient ainsi au visage , dans le coup de vent de la locomotive et la vision rapide du train , noyé de vapeur et de bruit , que le hurlement de toute cette chair à canon , charriée à grande vitesse . Cependant , dans une gare où l' on s' arrêta , trois dames bien mises , des bourgeoises riches de la ville , qui distribuaient aux soldats des tasses de bouillon , eurent un vrai succès . Les hommes pleuraient , en les remerciant et en leur baisant les mains . Mais , plus loin , les abominables chansons , les cris sauvages recommencèrent . Et il arriva ainsi , un peu après * Chaumont , que le train en croisa un autre , chargé d' artilleurs , que l' on devait conduire à * Metz . La marche venait d' être ralentie , les soldats des deux trains fraternisèrent dans une effroyable clameur . Du reste , ce furent les artilleurs , plus ivres sans doute , debout , les poings hors des wagons , qui l' emportèrent , en jetant ce cri , avec une telle violence désespérée , qu' il couvrait tout : - à la boucherie ! à la boucherie ! à la boucherie ! Il sembla qu' un grand froid , un vent glacial de charnier passait . Il se fit un brusque silence , dans lequel on entendit le ricanement de * Loubet . - pas gais , les camarades ! -mais ils ont raison , reprit * Chouteau , de sa voix d' orateur de cabaret , c' est dégoûtant d' envoyer un tas de braves garçons se faire casser la gueule , pour de sales histoires dont ils ne savent pas le premier mot . Et il continua . C' était le pervertisseur , le mauvais ouvrier de * Montmartre , le peintre en bâtiments flâneur et noceur , ayant mal digéré les bouts de discours entendus dans les réunions publiques , mêlant des âneries révoltantes aux grands principes d' égalité et de liberté . Il savait tout , il endoctrinait les camarades , surtout * Lapoulle , dont il avait promis de faire un gaillard . - hein ? Vieux , c' est bien simple ! ... si * Badinguet et * Bismarck ont une dispute , qu' ils règlent ça entre eux , à coups de poing , sans déranger des centaines de mille hommes qui ne se connaissent seulement pas et qui n' ont pas envie de se battre . Tout le wagon riait , amusé , conquis , et * Lapoulle , sans savoir qui était * Badinguet , incapable de dire même s' il se battait pour un empereur ou pour un roi , répétait , de son air de colosse enfant : - bien sûr , à coups de poing , et on trinque après ! Mais * Chouteau avait tourné la tête vers * Pache , qu' il entreprenait à son tour . - c' est comme toi qui crois au bon * Dieu ... il a défendu de se battre , ton bon * Dieu . Alors , espèce de serin , pourquoi es -tu ici ? -dame ! Répondit * Pache interloqué , je n' y suis pas pour mon plaisir ... seulement , les gendarmes ... - les gendarmes ! Ah , ouiche ! On s' en fout , des gendarmes ! ... vous ne savez pas , vous tous , ce que nous ferions , si nous étions de bons bougres ? ... tout à l' heure , quand on nous débarquera , nous filerions , oui ! Nous filerions tranquillement , en laissant ce gros cochon de * Badinguet et toute sa clique de généraux de quatre sous se débarbouiller comme ils l' entendraient avec leurs sales prussiens ! Des bravos éclatèrent , la perversion agissait , et * Chouteau alors triompha , en sortant ses théories , où roulaient dans un flot trouble la république , les droits de l' homme , la pourriture de l' empire qu' il fallait jeter bas , la trahison de tous les chefs qui les commandaient , vendus chacun pour un million , ainsi que cela était prouvé . Lui se proclamait révolutionnaire , les autres ne savaient seulement pas s' ils étaient républicains , ni même de quelle façon on pouvait l' être , excepté * Loubet , le fricoteur , qui , lui aussi , connaissait son opinion , n' ayant jamais été que pour la soupe ; mais , tous , entraînés , n' en criaient pas moins contre l' empereur , les officiers , la sacrée boutique qu' ils lâcheraient , et raide ! Au premier embêtement . Et , soufflant sur leur ivresse montante , * Chouteau guettait de l' oeil * Maurice , le monsieur , qu' il égayait , qu' il était fier d' avoir avec lui ; si bien que , pour le passionner à son tour , il eut l' idée de tomber sur * Jean , immobile et comme endormi jusque -là , au milieu du vacarme , les yeux demi-clos . Depuis la dure leçon donnée par le caporal à l' engagé volontaire , qu' il avait forcé à reprendre son fusil , si celui -ci gardait quelque rancune contre son chef , c' était bien le cas de jeter les deux hommes l' un sur l' autre . - c' est comme j' en connais qui ont parlé de nous faire fusiller , reprit * Chouteau menaçant . Des salauds qui nous traitent pire que des bêtes , qui ne comprennent pas que , lorsqu' on a assez du sac et du flingot , aïe donc ! On foute tout ça dans les champs , pour voir s' il en poussera d' autres ! ... hein ? Les camarades , qu' est -ce qu' ils diraient , ceux -là , si , à cette heure que nous les tenons dans un petit coin , nous les jetions à leur tour sur la voie ? ... ça y est -il , hein ? Faut un exemple , pour qu' on ne nous embête plus avec cette sale guerre ! à mort les punaises à * Badinguet ! à mort les salauds qui veulent qu' on se batte ! * Jean était devenu très rouge , sous le flot du sang de colère qui parfois lui montait au visage , dans ses rares coups de passion . Bien qu' il fût serré par ses voisins comme dans un étau vivant , il se leva , avança ses poings tendus et sa face enflammée , d' un air si terrible , que l' autre blêmit . - tonnerre de dieu ! Veux -tu te taire à la fin , cochon ! ... voilà des heures que je ne dis rien , puisqu' il n' y a plus de chefs et que je ne puis seulement pas vous faire coller au bloc . Bien sûr , oui ! J' aurais rendu un fier service au régiment , en le débarrassant d' une fichue crapule de ton espèce ... mais écoute , du moment où les punitions sont de la blague , c' est à moi que tu auras affaire . Il n' y a plus de caporal , il y a un bon bougre que tu embêtes et qui va te fermer le bec ... ah ! Sacré lâche , tu ne veux pas te battre et tu cherches à empêcher les autres de se battre ! Répète un peu voir , que je cogne ! Déjà , tout le wagon , retourné , soulevé par la belle crânerie de * Jean , abandonnait * Chouteau , qui bégayait , reculant devant les gros poings de son adversaire . - et je me fiche de * Badinguet , comme de toi , entends -tu ? ... moi , la politique , la république ou l' empire , je m' en suis toujours fichu ; et , aujourd'hui comme autrefois , lorsque je cultivais mon champ , je n' ai jamais désiré qu' une chose , c' est le bonheur de tous , le bon ordre , les bonnes affaires ... certainement que ça embête tout le monde , de se battre . Mais ça n' empêche qu' on devrait les coller au mur , les canailles qui viennent vous décourager , quand on a déjà tant de peine à se conduire proprement . Nom de dieu ! Les amis , votre sang ne fait donc pas qu' un tour , lorsqu' on vous dit que les prussiens sont chez vous et qu' il faut les foutre dehors ! Alors , avec cette facilité des foules à changer de passion , les soldats acclamèrent le caporal , qui répétait son serment de casser la gueule au premier de son escouade qui parlerait de ne pas se battre . Bravo , le caporal ! On allait vite régler son affaire à * Bismarck ! Et , au milieu de la sauvage ovation , * Jean , calmé , dit poliment à * Maurice , comme s' il ne se fût pas adressé à un de ses hommes : - monsieur , vous ne pouvez pas être avec les lâches ... allez , nous ne sommes pas encore battus , c' est nous qui finirons bien par les rosser un jour , les prussiens ! à cette minute , * Maurice sentit un chaud rayon de soleil lui couler jusqu'au coeur . Il restait troublé , humilié . Quoi ? Cet homme n' était donc pas qu' un rustre ? Et il se rappelait l' affreuse haine dont il avait brûlé , en ramassant son fusil , jeté dans une minute d' inconscience . Mais il se rappelait aussi son saisissement , à la vue des deux grosses larmes du caporal , lorsque la vieille grand'mère , ses cheveux gris au vent , les insultait , en montrant le * Rhin , là-bas , derrière l' horizon . était -ce la fraternité des mêmes fatigues et des mêmes douleurs , subies ensemble , qui emportait ainsi sa rancune ? Lui , de famille bonapartiste , n' avait jamais rêvé la république qu' à l' état théorique ; et il se sentait plutôt tendre pour la personne de l' empereur , il était pour la guerre , la vie même des peuples . Tout d' un coup , l' espoir lui revenait , dans une de ces sautes d' imagination qui lui étaient familières ; tandis que l' enthousiasme qui l' avait , un soir , poussé à s' engager , battait de nouveau en lui , gonflant son coeur d' une certitude de victoire . - mais c' est certain , caporal , dit -il gaiement , nous les rosserons ! Le wagon roulait , roulait toujours , emportant sa charge d' hommes , dans l' épaisse fumée des pipes et l' étouffante chaleur des corps entassés , jetant aux stations anxieuses qu' on traversait , aux paysans hagards , plantés le long des haies , ses obscènes chansons en une clameur d' ivresse . Le 20 août on était à * Paris , à la gare de * Pantin , et le soir même on repartait , on débarquait le lendemain à * Reims , en route pour le camp de * Châlons . chapitre III : à sa grande surprise , * Maurice vit que le 106e descendait à * Reims et recevait l' ordre d' y camper . On n' allait donc pas à * Châlons rejoindre l' armée ? Et , lorsque , deux heures plus tard , son régiment eut formé les faisceaux , à une lieue de la ville , du côté de * Courcelles , dans la vaste plaine qui s' étend le long du canal de l' * Aisne à la * Marne , son étonnement grandit encore , en apprenant que toute l' armée de * Châlons se repliait depuis le matin et venait bivouaquer en cet endroit . En effet , d' un bout de l' horizon à l' autre , jusqu'à * Saint- * Thierry et à la * Neuvillette , au delà même de la route de * Laon , des tentes se dressaient , les feux de quatre corps d' armée flamberaient là le soir . évidemment , le plan qui avait prévalu était d' aller prendre position sous * Paris , pour y attendre les prussiens . Et il en fut très heureux . N' était -ce pas le plus sage ? Cette après-midi du 21 , * Maurice la passa à flâner au travers du camp , en quête de nouvelles . On était très libre , la discipline semblait s' être relâchée encore , les hommes s' écartaient , rentraient à leur fantaisie . Lui , tranquillement , finit par retourner à * Reims , où il voulait toucher un bon de cent francs , qu' il avait reçu de sa soeur * Henriette . Dans un café , il entendit un sergent parler du mauvais esprit des dix-huit bataillons de la garde mobile de la * Seine , qu' on venait de renvoyer à * Paris : le 6e bataillon surtout avait failli tuer ses chefs . Là-bas , au camp , journellement , les généraux étaient insultés , et les soldats ne saluaient même plus le maréchal * De * Mac- * Mahon , depuis * Froeschwiller . Le café s' emplissait de voix , une violente discussion éclata entre deux bourgeois paisibles , au sujet du nombre d' hommes que le maréchal allait avoir sous ses ordres . L' un parlait de trois cent mille , c' était fou . L' autre , plus raisonnable , énumérait les quatre corps : le 12e , péniblement complété au camp , à l' aide de régiments de marche et d' une division d' infanterie de marine ; le 1er , dont les débris arrivaient débandés depuis le 14 , et dont on reformait tant bien que mal les cadres ; enfin , le 5e , défait sans avoir combattu , emporté , disloqué dans la déroute , et le 7e qui débarquait , démoralisé lui aussi , amoindri de sa première division , qu' il venait seulement de retrouver à * Reims , en pièces ; au plus , cent vingt mille hommes , en comptant la cavalerie de réserve , les divisions * Bonnemain et * Margueritte . Mais le sergent s' étant mêlé à la querelle , en traitant avec un mépris furieux cette armée , un ramassis d' hommes sans cohésion , un troupeau d' innocents menés au massacre par des imbéciles , les deux bourgeois , pris d' inquiétude , craignant d' être compromis , filèrent . Dehors , * Maurice tâcha de se procurer des journaux . Il se bourra les poches de tous les numéros qu' il put acheter ; et il les lisait en marchant , sous les grands arbres des magnifiques promenades qui bordent la ville . Où étaient donc les armées allemandes ? Il semblait qu' on les eût perdues . Deux sans doute se trouvaient du côté de * Metz : la première , celle que le général * Steinmetz commandait , surveillant la place ; la seconde , celle du prince * Frédéric- * Charles , tâchant de remonter la rive droite de la * Moselle , pour couper à * Bazaine la route de * Paris . Mais la troisième armée , celle du prince royal de * Prusse , l' armée victorieuse à * Wissembourg et à * Froeschwiller , et qui poursuivait le 1er corps et le 5e , où était -elle réellement , au milieu du gâchis des informations contradictoires ? Campait -elle encore à * Nancy ? Arrivait -elle devant * Châlons , pour qu' on eût quitté le camp avec une telle hâte , en incendiant les magasins , des objets d' équipement , des fourrages , des provisions de toutes sortes ? Et la confusion , les hypothèses les plus contraires recommençaient d' ailleurs , à propos des plans qu' on prêtait aux généraux . * Maurice , comme séparé du monde , apprit seulement alors les événements de * Paris : le coup de foudre de la défaite sur tout un peuple certain de la victoire , l' émotion terrible des rues , la convocation des chambres , la chute du ministère libéral qui avait fait le plébiscite , l' empereur déchu de son titre de général en chef , forcé de passer le commandement suprême au maréchal * Bazaine . Depuis le 16 , l' empereur était au camp de * Châlons , et tous les journaux parlaient d' un grand conseil , tenu le 17 , où avaient assisté le prince * Napoléon et des généraux ; mais ils ne s' accordaient guère entre eux sur les véritables décisions prises , en dehors des faits qui en résultaient : le général * Trochu nommé gouverneur de * Paris , le maréchal * De * Mac- * Mahon mis à la tête de l' armée de * Châlons , ce qui impliquait le complet effacement de l' empereur . On sentait un effarement , une irrésolution immenses , des plans opposés , qui se combattaient , qui se succédaient d' heure en heure . Et toujours cette question : où donc étaient les armées allemandes ? Qui avait raison , de ceux qui prétendaient * Bazaine libre , en train d' opérer sa retraite par les places du nord , ou de ceux qui le disaient déjà bloqué sous * Metz ? Un bruit persistant courait de gigantesques batailles , de luttes héroïques soutenues du 14 au 20 , pendant toute une semaine , sans qu' il s' en dégageât autre chose qu' un formidable retentissement d' armes , lointain et perdu . Alors , * Maurice , les jambes cassées de fatigue , s' assit sur un banc . La ville , autour de lui , semblait vivre de sa vie quotidienne , et des bonnes , sous les beaux arbres , surveillaient des enfants , tandis que les petits rentiers faisaient d' un pas ralenti leur habituelle promenade . Il avait repris ses journaux , lorsqu' il tomba sur un article qui lui avait échappé , l' article d' une feuille ardente de l' opposition républicaine . Brusquement , tout s' éclaira . Le journal affirmait que , dans le conseil du 17 , tenu au camp de * Châlons , la retraite de l' armée sur * Paris avait été décidée , et que la nomination du général * Trochu n' était faite que pour préparer la rentrée de l' empereur . Mais il ajoutait que ces résolutions venaient de se briser devant l' attitude de l' impératrice-régente et du nouveau ministère . Pour l' impératrice , une révolution était certaine , si l' empereur reparaissait . On lui prêtait ce mot : " il n' arriverait pas vivant aux tuileries " . Aussi voulait -elle , de toute son entêtée volonté , la marche en avant , la jonction quand même avec l' armée de * Metz , soutenue d' ailleurs par le général * De * Palikao , le nouveau ministre de la guerre , qui avait un plan de marche foudroyante et victorieuse , pour donner la main à * Bazaine . Et , le journal glissé sur les genoux , * Maurice maintenant , les regards perdus , croyait tout comprendre : les deux plans qui se combattaient , les hésitations du maréchal * De * Mac- * Mahon à entreprendre cette marche de flanc si dangereuse avec des troupes peu solides , les ordres impatients , de plus en plus irrités , qui lui arrivaient de * Paris , qui le poussaient à la témérité folle de cette aventure . Puis , au milieu de cette lutte tragique , il eut tout d' un coup la vision nette de l' empereur , démis de son autorité impériale qu' il avait confiée aux mains de l' impératrice-régente , dépouillé de son commandement de général en chef dont il venait d' investir le maréchal * Bazaine , n' étant plus absolument rien , une ombre d' empereur , indéfinie et vague , une inutilité sans nom et encombrante , dont on ne savait quoi faire , que * Paris repoussait et qui n' avait plus de place dans l' armée , depuis qu' il s' était engagé à ne pas même donner un ordre . Cependant , le lendemain matin , après une nuit orageuse , qu' il dormit hors de la tente , roulé dans sa couverture , ce fut un soulagement pour * Maurice , d' apprendre que , décidément , la retraite sur * Paris l' emportait . On parlait d' un nouveau conseil , tenu la veille au soir , auquel assistait l' ancien vice-empereur , * M * Rouher , envoyé par l' impératrice pour hâter la marche sur * Verdun , et que le maréchal semblait avoir convaincu du danger d' un pareil mouvement . Avait -on reçu de mauvaises nouvelles de * Bazaine ? On n' osait l' affirmer . Mais l' absence de nouvelles même était significative , tous les officiers de quelque bon sens se prononçaient pour l' attente sous * Paris , dont on allait être ainsi l' armée de secours . Et , convaincu qu' on se replierait dès le lendemain , puisqu' on disait les ordres donnés , * Maurice , heureux , voulut satisfaire une envie d' enfant qui le tourmentait : celle d' échapper pour une fois à la gamelle , de déjeuner quelque part sur une nappe , d' avoir devant lui une bouteille , un verre , une assiette , toutes ces choses dont il lui semblait être privé depuis des mois . Il avait de l' argent , il fila le coeur battant , comme pour une fredaine , cherchant une auberge . Ce fut , au delà du canal , à l' entrée du village de * Courcelles , qu' il trouva le déjeuner rêvé . La veille , on lui avait dit que l' empereur était descendu dans une maison bourgeoise de ce village ; et il y était venu flâner par curiosité , il se souvenait d' avoir vu , à l' angle de deux routes , ce cabaret avec sa tonnelle , d' où pendaient de belles grappes de raisin , déjà dorées et mûres . Sous la vigne grimpante , il y avait des tables peintes en vert , tandis que , dans la vaste cuisine , par la porte grande ouverte , on apercevait l' horloge sonore , les images d' * épinal collées parmi les faïences , l' hôtesse énorme activant le tournebroche . Derrière , s' étendait un jeu de boules . Et c' était bon enfant , gai et joli , toute la vieille guinguette française . Une belle fille , de poitrine solide , vint lui demander , en montrant ses dents blanches : - est -ce que monsieur déjeune ? -mais oui , je déjeune ! ... donnez -moi des oeufs , une côtelette , du fromage ! ... et du vin blanc ! Il la rappela . - dites , n' est -ce pas dans une de ces maisons que l' empereur est descendu ? -tenez ! Monsieur , dans celle qui est là devant nous ... vous ne voyez pas la maison , elle est derrière ce grand mur que des arbres dépassent . Alors , il s' installa sous la tonnelle , déboucla son ceinturon pour être plus à l' aise , choisit sa table , sur laquelle le soleil , filant à travers les pampres , jetait des palets d' or . Et il revenait toujours à ce grand mur jaune , qui abritait l' empereur . C' était en effet une maison cachée , mystérieuse , dont on ne voyait pas même les tuiles du dehors . L' entrée donnait de l' autre côté , sur la rue du village , une rue étroite , sans une boutique , ni même une fenêtre , qui tournait entre des murailles mornes . Derrière , le petit parc faisait comme un îlot d' épaisse verdure , parmi les quelques constructions voisines . Et là , il remarqua , à l' autre bord de la route , encombrant une large cour , entourée de remises et d' écuries , tout un matériel de voitures et de fourgons , au milieu d' un va-et-vient continu d' hommes et de chevaux . - est -ce que c' est pour l' empereur , tout ça ? Demanda -t-il , croyant plaisanter , à la servante , qui étalait sur la table une nappe très blanche . - pour l' empereur tout seul , justement ! Répondit -elle de son bel air de gaieté , heureuse de montrer ses dents fraîches . Et , renseignée sans doute par les palefreniers , qui , depuis la veille , venaient boire , elle énuméra : l' état-major composé de vingt-cinq officiers , les soixante cent-gardes et le peloton de guides du service d' escorte , les six gendarmes du service de la prévôté ; puis , la maison , comprenant soixante-treize personnes , des chambellans , des valets de chambre et de bouche , des cuisiniers , des marmitons ; puis , quatre chevaux de selle et deux voitures pour l' empereur , dix chevaux pour les écuyers , huit pour les piqueurs et les grooms , sans compter quarante-sept chevaux de poste ; puis , un char à bancs , douze fourgons à bagages , dont deux , réservés aux cuisiniers , avaient fait son admiration par la quantité d' ustensiles , d' assiettes et de bouteilles qu' on y apercevait , en bel ordre . - oh ! Monsieur , on n' a pas idée de ces casseroles ! ça luit comme des soleils ... et toutes sortes de plats , de vases , de machines qui servent je ne peux pas même vous dire à quoi ! ... et une cave , oui ! Du * Bordeaux , du * Bourgogne , du * Champagne , de quoi donner une fameuse noce ! Dans la joie de la nappe très blanche , ravi du vin blanc qui étincelait dans son verre , * Maurice mangea deux oeufs à la coque , avec une gourmandise qu' il ne se connaissait pas . à gauche , lorsqu' il tournait la tête , il avait , par une des portes de la tonnelle , la vue de la vaste plaine , plantée de tentes , toute une ville grouillante qui venait de pousser parmi les chaumes , entre le canal et * Reims . à peine quelques maigres bouquets d' arbres tachaient -ils de vert la grise étendue . Trois moulins dressaient leurs bras maigres . Mais , au-dessus des confuses toitures de * Reims , que noyaient des cimes de marronniers , le colossal vaisseau de la cathédrale se profilait dans l' air bleu , géant malgré la distance , à côté des maisons basses . Et des souvenirs de classe , des leçons apprises , ânonnées , revenaient dans sa mémoire : le sacre de nos rois , la sainte ampoule , * Clovis , * Jeanne * D' * Arc , toute la glorieuse vieille * France . Puis , comme * Maurice , envahi de nouveau par l' idée de l' empereur , dans cette modeste maison bourgeoise , si discrètement close , ramenait les yeux sur le grand mur jaune , il fut surpris d' y lire , charbonné en énormes lettres , ce cri : vive * Napoléon ! à côté d' obscénités maladroites , démesurément grossies . La pluie avait lavé les lettres , l' inscription , évidemment , était ancienne . Quelle singulière chose , sur cette muraille , ce cri du vieil enthousiasme guerrier , qui acclamait sans doute l' oncle , le conquérant , et non le neveu ! Déjà , toute son enfance renaissait , chantait dans ses souvenirs , lorsque , là-bas , au * Chêne- * Populeux , dès le berceau , il écoutait les histoires de son grand-père , un des soldats de la grande armée . Sa mère était morte , son père avait dû accepter un emploi de percepteur , dans cette faillite de la gloire qui avait frappé les fils des héros , après la chute de l' empire ; et le grand-père vivait là , d' une infime pension , retombé à la médiocrité de cet intérieur de bureaucrate , n' ayant d' autre consolation que de conter ses campagnes à ses petits-enfants , les deux jumeaux , le garçon et la fille , aux mêmes cheveux blonds , dont il était un peu la mère . Il installait * Henriette sur son genou gauche , * Maurice sur son genou droit , et c' était pendant des heures des récits homériques de batailles . Les temps se confondaient , cela semblait se passer en dehors de l' histoire , dans un choc effroyable de tous les peuples . Les anglais , les autrichiens , les prussiens , les russes , défilaient tour à tour et ensemble , au petit bonheur des alliances , sans qu' il fût toujours possible de savoir pourquoi les uns étaient battus plutôt que les autres . Mais , en fin de compte , tous étaient battus , inévitablement battus à l' avance , dans une poussée d' héroïsme et de génie qui balayait les armées comme de la paille . C' était * Marengo , la bataille en plaine , avec ses grandes lignes savamment développées , son impeccable retraite en échiquier , par bataillons , silencieux et impassibles sous le feu , la légendaire bataille perdue à trois heures , gagnée à six , où les huit cents grenadiers de la garde consulaire brisèrent l' élan de toute la cavalerie autrichienne , où * Desaix arriva pour mourir et pour changer la déroute commençante en une immortelle victoire . C' était * Austerlitz , avec son beau soleil de gloire dans la brume d' hiver , * Austerlitz débutant par la prise du plateau de * Pratzen , se terminant par la terrifiante débâcle des étangs glacés , tout un corps d' armée russe s' effondrant sous la glace , les hommes , les bêtes , dans un affreux craquement , tandis que le dieu * Napoléon , qui avait naturellement tout prévu , hâtait le désastre à coups de boulets . C' était * Iéna , le tombeau de la puissance prussienne , d' abord des feux de tirailleurs à travers le brouillard d' octobre , l' impatience de * Ney qui manque de tout compromettre , puis l' entrée en ligne d' * Augereau qui le dégage , le grand choc dont la violence emporte le centre ennemi , enfin la panique , le sauve-qui-peut d' une cavalerie trop vantée , que nos hussards sabrent ainsi que des avoines mûres , semant la vallée romantique d' hommes et de chevaux moissonnés . C' était * Eylau , l' abominable * Eylau , la plus sanglante , la boucherie entassant les corps hideusement défigurés , * Eylau rouge de sang sous sa tempête de neige , avec son morne et héroïque cimetière , * Eylau encore tout retentissant de sa foudroyante charge des quatre-vingts escadrons de * Murat , qui traversèrent de part en part l' armée russe , jonchant le sol d' une telle épaisseur de cadavres , que * Napoléon lui-même en pleura . C' était * Friedland , le grand piège effroyable où les russes de nouveau vinrent tomber comme une bande de moineaux étourdis , le chef-d'oeuvre de stratégie de l' empereur qui savait tout et pouvait tout , notre gauche immobile , imperturbable , tandis que * Ney , ayant pris la ville , rue par rue , détruisait les ponts , puis notre gauche alors se ruant sur la droite ennemie , la poussant à la rivière , l' écrasant dans cette impasse , une telle besogne de massacre , qu' on tuait encore à dix heures du soir . C' était * Wagram , les autrichiens voulant nous couper du * Danube , renforçant toujours leur aile droite pour battre * Masséna , qui , blessé , commandait en calèche découverte , et * Napoléon , malin et titanique , les laissant faire , et tout d' un coup cent pièces de canon enfonçant d' un feu terrible leur centre dégarni , le rejetant à plus d' une lieue , pendant que la droite , épouvantée de son isolement , lâchant pied devant * Masséna redevenu victorieux , emporte le reste de l' armée dans une dévastation de digue rompue . C' était enfin la * Moskowa , où le clair soleil d' * Austerlitz reparut pour la dernière fois , une terrifiante mêlée d' hommes , la confusion du nombre et du courage entêté , des mamelons enlevés sous l' incessante fusillade , des redoutes prises d' assaut à l' arme blanche , de continuels retours offensifs disputant chaque pouce de terrain , un tel acharnement de bravoure de la garde russe , qu' il fallut pour la victoire les furieuses charges de * Murat , le tonnerre de trois cents canons tirant ensemble et la valeur de * Ney , le triomphal prince de la journée . Et , quelle que fût la bataille , les drapeaux flottaient avec le même frisson glorieux dans l' air du soir , les mêmes cris de : vive * Napoléon ! Retentissaient à l' heure où les feux de bivouac s' allumaient sur les positions conquises , la * France était partout chez elle , en conquérante qui promenait ses aigles invincibles d' un bout de l' * Europe à l' autre , n' ayant qu' à poser le pied dans les royaumes pour faire rentrer en terre les peuples domptés . * Maurice achevait sa côtelette , grisé moins par le vin blanc qui pétillait au fond de son verre , que par tant de gloire évoquée , chantant dans sa mémoire , lorsque son regard tomba sur deux soldats en loques , couverts de boue , pareils à des bandits las de rouler les routes ; et il les entendit demander à la servante des renseignements sur l' exacte position des régiments campés le long du canal . Alors , il les appela . - eh ! Camarades , par ici ! ... mais vous êtes du 7e corps , vous ! -bien sûr , de la première division ! ... ah ! Foutre ! Je vous le promets , que j' en suis ! à preuve que j' étais à * Froeschwiller , où il ne faisait pas froid , je vous en réponds ... et , tenez ! Le camarade , lui , est du 1er corps , et il était à * Wissembourg , encore un sale endroit ! Ils dirent leur histoire , roulés dans la panique et dans la déroute , restés à demi morts de fatigue au fond d' un fossé , blessés même légèrement l' un et l' autre , et dès lors traînant la jambe à la queue de l' armée , forcés de s' arrêter dans des villes par des crises épuisantes de fièvre , si en retard enfin , qu' ils arrivaient seulement , un peu remis , en quête de leur escouade . Le coeur serré , * Maurice , qui allait attaquer un morceau de gruyère , remarqua leurs yeux voraces , fixés sur son assiette . - dites donc , mademoiselle ! Encore du fromage , et du pain , et du vin ! ... n' est -ce pas , camarades , vous allez faire comme moi ? Je régale . à votre santé ! Ils s' attablèrent , ravis . Et lui , envahi d' un froid grandissant , les regardait , dans leur déchéance lamentable de soldats sans armes , vêtus de pantalons rouges et de capotes si rattachés de ficelles , rapiécés de tant de lambeaux différents , qu' ils ressemblaient à des pillards , à des bohémiens achevant d' user la défroque de quelque champ de bataille . - ah ! Foutre , oui ! Reprit le plus grand , la bouche pleine , ce n' était pas drôle , là-bas ! ... faut avoir vu , raconte donc , * Coutard . Et le petit raconta , avec des gestes , agitant son pain . - moi , je lavais ma chemise , tandis qu' on faisait la soupe ... imaginez -vous un sale trou , un vrai entonnoir , avec des bois tout autour , qui avaient permis à ces cochons de prussiens de s' approcher à quatre pattes , sans qu' on s' en doute seulement ... alors , à sept heures , voilà que les obus se mettent à tomber dans nos marmites . Nom de dieu ! ça n' a pas traîné , nous avons sauté sur nos flingots , et jusqu'à onze heures , vrai ! On a cru qu' on leur allongeait une raclée dans les grands prix ... mais faut que vous sachiez que nous n' étions pas cinq mille et que ces cochons arrivaient , arrivaient toujours . J' étais , moi , sur un petit coteau , couché derrière un buisson , et j' en voyais déboucher en face , à droite , à gauche , oh ! De vraies fourmilières , des files de fourmis noires , si bien que , quand il n' y en avait plus , il y en avait encore . Ce n' est pas pour dire , mais nous pensions tous que les chefs étaient de rudes serins , de nous avoir fourrés dans un pareil guêpier , loin des camarades , et de nous y laisser aplatir , sans venir à notre aide ... pour lors , voilà notre général , le pauvre bougre de général * Douay , pas une bête ni un capon , celui -là , qui gobe une prune et qui s' étale , les quatre fers en l' air . Nettoyé , plus personne ! ça ne fait rien , on tient tout de même . Pourtant , ils étaient trop , il fallait bien déguerpir . On se bat dans un enclos , on défend la gare , au milieu d' un tel train , qu' il y avait de quoi rester sourd ... et puis , je ne sais plus , la ville devait être prise , nous nous sommes trouvés sur une montagne , le * Geissberg , comme ils disent , je crois ; et alors , là , retranchés dans une espèce de château , ce que nous en avons tué , de ces cochons ! Ils sautaient en l' air , ça faisait plaisir de les voir retomber sur le nez ... et puis , que voulez -vous ? Il en arrivait , il en arrivait toujours , dix hommes contre un , et du canon tant qu' on en demandait . Le courage , dans ces histoires -là , ça ne sert qu' à rester sur le carreau . Enfin , une telle marmelade , que nous avons dû foutre le camp ... n' empêche que , pour des serins , nos officiers se sont montrés de fameux serins , n' est -ce pas , * Picot ? Il y eut un silence . * Picot , le plus grand , avala un verre de vin blanc ; et , se torchant d' un revers de main : - bien sûr ... c' est comme à * Froeschwiller , fallait être bête à manger du foin pour se battre dans des conditions pareilles . Mon capitaine , un petit malin , le disait ... la vérité est qu' on ne devait pas savoir . Toute une armée de ces salauds nous est tombée sur le dos , quand nous étions à peine quarante mille , nous autres . Et on ne s' attendait pas à se battre ce jour -là , la bataille s' est engagée peu à peu , sans que les chefs le veuillent , paraît -il ... bref ! Moi , je n' ai pas tout vu , naturellement . Mais ce que je sais bien , c' est que la danse a recommencé d' un bout à l' autre de la journée , et que , lorsqu' on croyait que c' était fini , pas du tout ! Les violons reprenaient de plus belle ... d' abord , à * Woerth , un gentil village , avec un clocher drôle , qui a l' air d' un poêle , à cause des carreaux de faïence qu' on a mis dessus . Je ne sais foutre pas pourquoi on nous l' avait fait quitter le matin , car nous nous sommes usé les dents et les ongles pour le réoccuper , sans y parvenir . Oh ! Mes enfants , ce qu' on s' est bûché là , ce qu' il y a eu de ventres ouverts et de cervelles écrabouillées , c' est à ne pas croire ! ... ensuite , ç'a été autour d' un autre village qu' on s' est cogné : * Elsasshaussen , un nom à coucher à la porte . Nous étions canardés par un tas de canons , qui tiraient à leur aise du haut d' une sacrée colline , que nous avions lâchée aussi le matin . Et c' est alors que j' ai vu , oui ! Moi qui vous parle , j' ai vu la charge des cuirassiers . Ce qu' ils se sont fait tuer , les pauvres bougres ! Une vraie pitié de lancer des chevaux et des hommes sur un terrain pareil , une pente couverte de broussailles , coupée de fossés ! D' autant plus , nom de dieu ! Que ça ne pouvait servir à rien du tout . N' importe ! C' était crâne , ça vous réchauffait le coeur ... ensuite , n' est -ce pas ? Il semblait que le mieux était de s' en aller souffler plus loin . Le village flambait comme une allumette , les badois , les wurtembergeois , les prussiens , toute la clique , plus de cent vingt mille de ces salauds , à ce qu' on a compté plus tard , avaient fini par nous envelopper . Et pas du tout , voilà la musique qui repart plus fort , autour de * Froeschwiller ! Car , c' est la vérité pure , * Mac- * Mahon est peut-être un serin , mais il est brave . Fallait le voir sur son grand cheval , au milieu des obus ! Un autre aurait filé dès le commencement , jugeant qu' il n' y a pas de honte à refuser de se battre , quand on n' est pas de force . Lui , puisque c' était commencé , a voulu se faire casser la gueule jusqu'au bout . Et ce qu' il y a réussi ! ... dans * Froeschwiller , voyez -vous ! Ce n' étaient plus des hommes , c' étaient des bêtes qui se mangeaient . Pendant près de deux heures , les ruisseaux ont roulé du sang ... ensuite , ensuite , dame ! Il a tout de même fallu décamper . Et dire qu' on est venu nous raconter qu' à la gauche nous avions culbuté les bavarois ! Tonnerre de bon dieu ! Si nous avions été cent vingt mille , nous aussi ! Si nous avions eu assez de canons et des chefs un peu moins serins ! Et violents , exaspérés encore , dans leurs uniformes en guenilles , gris de poussière , * Coutard et * Picot se coupaient du pain , avalaient de gros morceaux de fromage , en jetant le cauchemar de leurs souvenirs , sous la jolie treille , aux grappes mûres , criblées par les flèches d' or du soleil . Maintenant , ils en étaient à l' effroyable déroute qui avait suivi , les régiments débandés , démoralisés , affamés , fuyant à travers champs , les grands chemins roulant une affreuse confusion d' hommes , de chevaux , de voitures , de canons , toute la débâcle d' une armée détruite , fouettée du vent fou de la panique . Puisqu' on n' avait point su se replier sagement et défendre les passages des * Vosges , où dix mille hommes en auraient arrêté cent mille , on aurait dû au moins faire sauter les ponts , combler les tunnels . Mais les généraux galopaient , dans l' effarement , et une telle tempête de stupeur soufflait , emportant à la fois les vaincus et les vainqueurs , qu' un instant les deux armées s' étaient perdues , dans cette poursuite à tâtons sous le grand jour , * Mac- * Mahon filant vers * Lunéville , tandis que le prince royal de * Prusse le cherchait du côté des * Vosges . Le 7 , les débris du 1er corps traversaient * Saverne , ainsi qu' un fleuve limoneux et débordé , charriant des épaves . Le 8 , à * Sarrebourg , le 5e corps venait tomber dans le 1er , comme un torrent démonté dans un autre , en fuite lui aussi , battu sans avoir combattu , entraînant son chef , le triste général * De * Failly , affolé de ce qu' on faisait remonter à son inaction la responsabilité de la défaite . Le 9 , le 10 , la galopade continuait , un sauve-qui-peut enragé qui ne regardait même pas en arrière . Le 11 , sous une pluie battante , on descendait vers * Bayon , pour éviter * Nancy , à la suite d' une rumeur fausse qui disait cette ville au pouvoir de l' ennemi . Le 12 , on campait à * Haroué , le 13 , à * Vicherey ; et , le 14 , on était à * Neufchâteau , où le chemin de fer , enfin , recueillit cette masse roulante d' hommes qu' il chargea à la pelle dans des trains , pendant trois jours , pour les transporter à * Châlons . Vingt-quatre heures après le départ du dernier train , les prussiens arrivaient . - ah ! Foutu sort ! Conclut * Picot , ce qu' il a fallu jouer des jambes ! ... et nous qu' on avait laissés à l' hôpital ! * Coutard achevait de vider la bouteille dans son verre et dans celui du camarade . - oui , nous avons pris nos cliques et nos claques , et nous courons encore ... bah ! ça va mieux tout de même , puisqu' on peut boire un coup à la santé de ceux qui n' ont pas eu la gueule cassée . * Maurice , alors , comprit . Après la surprise imbécile de * Wissembourg , l' écrasement de * Froeschwiller était le coup de foudre , dont la lueur sinistre venait d' éclairer nettement la terrible vérité . Nous étions mal préparés , une artillerie médiocre , des effectifs menteurs , des généraux incapables ; et l' ennemi , tant dédaigné , apparaissait fort et solide , innombrable , avec une discipline et une tactique parfaites . Le faible rideau de nos sept corps , disséminés de * Metz à * Strasbourg , venait d' être enfoncé par les trois armées allemandes , comme par des coins puissants . Du coup , nous restions seuls , ni l' * Autriche , ni l' * Italie ne viendraient , le plan de l' empereur s' était effondré dans la lenteur des opérations et dans l' incapacité des chefs . Et jusqu'à la fatalité qui travaillait contre nous , accumulant les contretemps , les coïncidences fâcheuses , réalisant le plan secret des prussiens , qui était de couper en deux nos armées , d' en rejeter une partie sous * Metz , pour l' isoler de la * France , tandis qu' ils marcheraient sur * Paris , après avoir anéanti le reste . Dès maintenant , cela apparaissait mathématique , nous devions être vaincus pour toutes les causes dont l' inévitable résultat éclatait , c' était le choc de la bravoure inintelligente contre le grand nombre et la froide méthode . On aurait beau disputer plus tard , la défaite , malgré tout , était fatale , comme la loi des forces qui mènent le monde . Brusquement , * Maurice , les yeux rêveurs et perdus , relut là-bas , devant lui , le cri : vive * Napoléon ! Charbonné sur le grand mur jaune . Et il eut une sensation d' intolérable malaise , un élancement dont la brûlure lui trouait le coeur . C' était donc vrai que cette * France , aux victoires légendaires , et qui s' était promenée , tambours battants , au travers de l' * Europe , venait d' être culbutée du premier coup par un petit peuple dédaigné ? Cinquante ans avaient suffi , le monde était changé , la défaite s' abattait effroyable sur les éternels vainqueurs . Et il se souvenait de tout ce que * Weiss , son beau-frère , avait dit , pendant la nuit d' angoisse , devant * Mulhouse . Oui , lui seul alors était clairvoyant , devinait les causes lentes et cachées de notre affaiblissement , sentait le vent nouveau de jeunesse et de force qui soufflait d' * Allemagne . N' était -ce pas un âge guerrier qui finissait , un autre qui commençait ? Malheur à qui s' arrête dans l' effort continu des nations , la victoire est à ceux qui marchent à l' avant-garde , aux plus savants , aux plus sains , aux plus forts ! Mais , à ce moment , il y eut des rires , des cris de fille qu' on force et qui plaisante . C' était le lieutenant * Rochas , qui , dans la vieille cuisine enfumée , égayée d' images d' * épinal , tenait entre ses bras la jolie servante , en troupier conquérant . Il parut sous la tonnelle , où il se fit servir un café ; et , comme il avait entendu les dernières paroles de * Coutard et de * Picot , il intervint gaiement : - bah ! Mes enfants , ce n' est rien , tout ça ! C' est le commencement de la danse , vous allez voir la sacrée revanche , à cette heure ! ... pardi ! Jusqu'à présent , ils se sont mis cinq contre un . Mais ça va changer , c' est moi qui vous en fiche mon billet ! ... nous sommes trois cent mille , ici . Tous les mouvements que nous faisons et qu' on ne comprend pas , c' est pour attirer les prussiens sur nous , tandis que * Bazaine , qui les surveille , va les prendre en queue ... alors , nous les aplatissons , crac ! Comme cette mouche ! D' une claque sonore , entre ses mains , il avait écrasé une mouche au vol ; et il s' égayait plus haut , et il croyait de toute son innocence à ce plan si aisé , retombé d' aplomb dans sa foi au courage invincible . Obligeamment , il indiqua aux deux soldats la place exacte de leur régiment ; puis , heureux , un cigare aux dents , il s' installa devant sa demi-tasse . - le plaisir a été pour moi , camarades ! Répondit * Maurice à * Coutard et à * Picot qui s' en allaient , en le remerciant de son fromage et de sa bouteille de vin . Il s' était fait également servir une tasse de café , et il regardait le lieutenant , gagné par sa belle humeur , un peu surpris pourtant des trois cent mille hommes , lorsqu' on n' était guère plus de cent mille , et de sa singulière facilité à écraser les prussiens entre l' armée de * Châlons et l' armée de * Metz . Mais il avait , lui aussi , un tel besoin d' illusion ! Pourquoi ne pas espérer encore , lorsque le passé glorieux chantait toujours si haut dans sa mémoire ? La vieille guinguette était si joyeuse , avec sa treille d' où pendait le clair raisin de * France , doré de soleil ! De nouveau , il eut une heure de confiance , au-dessus de la grande tristesse sourde amassée peu à peu en lui . * Maurice avait un instant suivi des yeux un officier de chasseurs d' * Afrique , accompagné d' une ordonnance , qui tous deux venaient de disparaître au grand trot , à l' angle de la maison silencieuse , occupée par l' empereur . Puis , comme l' ordonnance reparaissait seule et s' arrêtait avec les deux chevaux , à la porte du cabaret , il eut un cri de surprise . - * Prosper ! ... moi qui vous croyais à * Metz ! C' était un homme de * Remilly , un simple valet de ferme , qu' il avait connu enfant , lorsqu' il allait passer les vacances chez l' oncle * Fouchard . Tombé au sort , il était depuis trois ans en * Afrique , lorsque la guerre avait éclaté ; et il avait bon air sous la veste bleu de ciel , le large pantalon rouge à bandes bleues et la ceinture de laine rouge , avec sa longue face sèche , ses membres souples et forts , d' une adresse extraordinaire . - tiens ! Cette rencontre ! ... * Monsieur * Maurice ! Mais il ne se pressait pas , conduisait à l' écurie les chevaux fumants , donnait surtout au sien un coup d' oeil paternel . L' amour du cheval , pris sans doute dès l' enfance , quand il menait les bêtes au labour , lui avait fait choisir la cavalerie . - c' est que nous arrivons de * Monthois , plus de dix lieues d' une traite , reprit -il quand il revint ; et * Zéphir va prendre volontiers quelque chose . * Zéphir , c' était son cheval . Lui , refusa de manger , accepta un café seulement . Il attendait son officier , qui attendait l' empereur . ça pouvait durer cinq minutes , ça pouvait durer deux heures . Alors , son officier lui avait dit de mettre les chevaux à l' ombre . Et , comme * Maurice , la curiosité éveillée , tâchait de savoir , il eut un geste vague . - sais pas ... une commission bien sûr ... des papiers à remettre . Mais * Rochas , d' un oeil attendri , regardait le chasseur , dont l' uniforme éveillait ses souvenirs d' * Afrique . - eh ! Mon garçon , où étiez -vous , là-bas ? -à * Médéah , mon lieutenant . * Médéah ! Et ils causèrent , rapprochés , malgré la hiérarchie . * Prosper s' était fait à cette vie de continuelle alerte , toujours à cheval , partant pour la bataille comme on part pour la chasse , quelque grande battue d' arabes . On avait une seule gamelle par six hommes , par tribu ; et chaque tribu était une famille , l' un faisant la cuisine , l' autre lavant le linge , les autres plantant la tente , soignant les bêtes , nettoyant les armes . On chevauchait le matin et l' après-midi , chargé d' un paquetage énorme , par des soleils de plomb . On allumait le soir , pour chasser les moustiques , de grands feux , autour desquels desquels on chantait des chansons de * France . Souvent , sous la nuit claire , criblée d' étoiles , il fallait se relever et mettre la paix parmi les chevaux , qui , fouettés de vent tiède , se mordaient tout d' un coup , arrachaient les piquets , avec de furieux hennissements . Puis , c' était le café , le délicieux café , la grande affaire , qu' on écrasait au fond d' une gamelle et qu' on passait au travers d' une ceinture rouge d' ordonnance . Mais il y avait aussi les jours noirs , loin de tout centre habité , en face de l' ennemi . Alors , plus de feux , plus de chants , plus de noces . On souffrait parfois horriblement de la privation de sommeil , de la soif et de la faim . N' importe ! On l' aimait , cette existence d' imprévu et d' aventures , cette guerre d' escarmouches , si propre à l' éclat de la bravoure personnelle , amusante comme la conquête d' une île sauvage , égayée par les razzias , le vol en grand , et par le maraudage , les petits vols des chapardeurs , dont les bons tours légendaires faisaient rire jusqu'aux généraux . - ah ! Dit * Prosper , devenu grave , ce n' est pas ici comme là-bas , on se bat autrement . Et , sur une nouvelle question de * Maurice , il dit leur débarquement à * Toulon , leur long et pénible voyage jusqu'à * Lunéville . C' était là qu' ils avaient appris * Wissembourg et * Froeschwiller . Ensuite , il ne savait plus , confondait les villes : de * Nancy à * Saint- * Mihiel , de * Saint- * Mihiel à * Metz . Le 14 , il devait y avoir eu une grande bataille , l' horizon était en feu ; mais lui n' avait vu que quatre uhlans , derrière une haie . Le 16 , on s' était battu encore , le canon faisait rage dès six heures du matin ; et on lui avait dit que , le 18 , la danse avait recommencé , plus terrible . Seulement , les chasseurs n' étaient plus là , parce que , le 16 , à * Gravelotte , comme ils attendaient d' entrer en ligne , le long d' une route , l' empereur , qui filait dans une calèche , les avait pris en passant , pour l' accompagner à * Verdun . Une jolie trotte , quarante-deux kilomètres au galop , avec la peur , à chaque instant , d' être coupés par les prussiens ! -et * Bazaine ? Demanda * Rochas . - * Bazaine ? On dit qu' il a été rudement content que l' empereur lui fiche la paix . Mais le lieutenant voulait savoir si * Bazaine arrivait . Et * Prosper eut un geste vague : est -ce qu' on pouvait dire ? Eux , depuis le 16 , avaient passé les journées en marches et contremarches sous la pluie , en reconnaissances , en grand'gardes , sans voir un ennemi . Maintenant , ils faisaient partie de l' armée de * Châlons . Son régiment , deux autres de chasseurs de * France et un de hussards , formaient l' une des divisions de la cavalerie de réserve , la première division , commandée par le général * Margueritte , dont il parlait avec une tendresse enthousiaste . - ah ! Le bougre ! En voilà un rude lapin ! Mais à quoi bon ? Puisqu' on n' a encore su que nous faire patauger dans la boue ! Il y eut un silence . Puis , * Maurice causa un instant de * Remilly , de l' oncle * Fouchard , et * Prosper regretta de ne pouvoir aller serrer la main d' * Honoré , le maréchal des logis , dont la batterie devait camper à plus d' une lieue de là , de l' autre côté du chemin de * Laon . Mais un ébrouement de cheval lui fit dresser l' oreille , il se leva , disparut pour s' assurer que * Zéphir ne manquait de rien . Peu à peu , des soldats de toute arme et de tous grades envahissaient la guinguette , à cette heure de la demi-tasse et du pousse-café . Pas une des tables ne restait libre , c' était une gaieté éclatante d' uniformes dans la verdure des pampres éclaboussés de soleil . Le major * Bouroche venait de s' asseoir près de * Rochas , lorsque * Jean se présenta , porteur d' un ordre . - mon lieutenant , c' est le capitaine qui vous attendra à trois heures , pour un règlement de service . D' un signe de tête , * Rochas dit qu' il serait exact ; et * Jean ne partit pas tout de suite , sourit à * Maurice , qui allumait une cigarette . Depuis la scène du wagon , il y avait entre les deux hommes une trêve tacite , comme une étude réciproque , de plus en plus bienveillante . * Prosper était revenu , pris d' impatience . - je vas manger , moi , si mon chef ne sort pas de cette baraque ... c' est fichu , l' empereur est capable de ne pas rentrer avant ce soir . - dites donc , demanda * Maurice , dont la curiosité se réveillait , c' est peut-être bien des nouvelles de * Bazaine que vous apportez ? -possible ! On en causait là-bas , à * Monthois . Mais il y eut un brusque mouvement . Et * Jean , qui était resté à une des portes de la tonnelle , se retourna , en disant : - l' empereur ! Tous furent aussitôt debout . Entre les peupliers , par la grande route blanche , un peloton de cent-gardes apparaissait , d' un luxe d' uniformes correct encore et resplendissant , avec le grand soleil doré de leur cuirasse . Puis , tout de suite , venait l' empereur à cheval , dans un large espace libre , accompagné de son état-major , que suivait un second peloton de cent-gardes . Les fronts s' étaient découverts , quelques acclamations retentirent . Et l' empereur , au passage , leva la tête , très pâle , la face déjà tirée , les yeux vacillants , comme troubles et pleins d' eau . Il parut s' éveiller d' une somnolence , il eut un faible sourire à la vue de ce cabaret ensoleillé , et salua . Alors , * Jean et * Maurice entendirent distinctement , derrière eux , * Bouroche qui grognait , après avoir sondé à fond l' empereur de son coup d' oeil de praticien : - décidément , il a une sale pierre dans son sac . Puis , d' un mot , il arrêta son diagnostic : - foutu ! * Jean , dans son étroit bon sens , avait eu un hochement de tête : une sacrée malechance pour une armée , un pareil chef ! Et , dix minutes plus tard , après avoir serré la main de * Prosper , lorsque * Maurice , heureux de son fin déjeuner , s' en alla fumer en flânant d' autres cigarettes , il emporta cette image de l' empereur , si blême et si vague , passant au petit trot de son cheval . C' était le conspirateur , le rêveur à qui l' énergie manque au moment de l' action . On le disait très bon , très capable d' une grande et généreuse pensée , très tenace d' ailleurs en son vouloir d' homme silencieux ; et il était aussi très brave , méprisant le danger en fataliste prêt toujours à subir le destin . Mais il semblait frappé de stupeur dans les grandes crises , comme paralysé devant l' accomplissement des faits , impuissant dès lors à réagir contre la fortune , si elle lui devenait adverse . Et * Maurice se demandait s' il n' y avait pas là un état physiologique spécial , aggravé par la souffrance , si la maladie dont l' empereur souffrait visiblement n' était pas la cause de cette indécision , de cette incapacité grandissantes qu' il montrait depuis le commencement de la campagne . Cela aurait tout expliqué . Un gravier dans la chair d' un homme , et les empires s' écroulent . Le soir , dans le camp , après l' appel , il y eut une soudaine agitation , des officiers courant , transmettant des ordres , réglant le départ du lendemain matin , à cinq heures . Et ce fut , pour * Maurice , un sursaut de surprise et d' inquiétude , quand il comprit que tout , une fois encore , était changé : on ne se repliait plus sur * Paris , on allait marcher sur * Verdun , à la rencontre de * Bazaine . Le bruit circulait d' une dépêche de ce dernier , arrivée dans la journée , annonçant qu' il opérait son mouvement de retraite ; et le jeune homme se rappela * Prosper , avec l' officier de chasseurs , venus de * Monthois , peut-être bien pour apporter une copie de cette dépêche . C' était donc l' impératrice-régente et le conseil des ministres qui triomphaient , grâce à la continuelle incertitude du maréchal * De * Mac- * Mahon , dans leur épouvante de voir l' empereur rentrer à * Paris , dans leur volonté têtue de pousser malgré tout l' armée en avant , pour tenter le suprême sauvetage de la dynastie . Et cet empereur misérable , ce pauvre homme qui n' avait plus de place dans son empire , allait être emporté comme un paquet inutile et encombrant , parmi les bagages de ses troupes , condamné à traîner derrière lui l' ironie de sa maison impériale , ses cent-gardes , ses voitures , ses chevaux , ses cuisiniers , ses fourgons de casseroles d' argent et de vin de * Champagne , toute la pompe de son manteau de cour , semé d' abeilles , balayant le sang et la boue des grandes routes de la défaite . à minuit , * Maurice ne dormait pas encore . Une insomnie fiévreuse , traversée de mauvais rêves , le faisait se retourner sous la tente . Il finit par en sortir , soulagé d' être debout , de respirer l' air froid , fouetté de vent . Le ciel s' était couvert de gros nuages , la nuit devenait très sombre , un infini morne de ténèbres , que les derniers feux mourants des fronts de bandière éclairaient de rares étoiles . Et , dans cette paix noire , comme écrasée de silence , on sentait la respiration lente des cent mille hommes qui étaient couchés là . Alors , les angoisses de * Maurice s' apaisèrent , une fraternité lui vint , pleine de tendresse indulgente pour tous ces vivants endormis , dont bientôt des milliers dormiraient du sommeil de la mort . Braves gens tout de même ! Ils n' étaient guère disciplinés , ils volaient et buvaient . Mais que de souffrances déjà , et que d' excuses , dans l' effondrement de la nation entière ! Les vétérans glorieux de * Sébastopol et de * Solférino n' étaient déjà plus que le petit nombre , encadrés parmi des troupes trop jeunes , incapables d' une longue résistance . Ces quatre corps , formés et reconstitués à la hâte , sans liens solides entre eux , c' était l' armée de la désespérance , le troupeau expiatoire qu' on envoyait au sacrifice , pour tenter de fléchir la colère du destin . Elle allait monter son calvaire jusqu'au bout , payant les fautes de tous du flot rouge de son sang , grandie dans l' horreur même du désastre . Et * Maurice , à ce moment , au fond de l' ombre frissonnante , eut la conscience d' un grand devoir . Il ne cédait plus à l' espérance vantarde de remporter les victoires légendaires . Cette marche sur * Verdun , c' était une marche à la mort , et il l' acceptait avec une résignation allègre et forte , puisqu' il fallait mourir . chapitre IV : le 23 août , un mardi , à six heures du matin , le camp fut levé , les cent mille hommes de l' armée de * Châlons s' ébranlèrent , coulèrent bientôt en un ruissellement immense , comme un fleuve d' hommes , un instant épandu en lac , qui reprend son cours ; et , malgré les rumeurs qui avaient couru la veille , ce fut une grande surprise pour beaucoup , de voir qu' au lieu de continuer le mouvement de retraite , on tournait le dos à * Paris , allant là-bas , vers l' est , à l' inconnu . à cinq heures du matin , le 7e corps n' avait pas encore de cartouches . Depuis deux jours , les artilleurs s' épuisaient , pour débarquer les chevaux et le matériel , dans la gare encombrée des approvisionnements qui refluaient de * Metz . Et ce fut au dernier moment que des wagons chargés de cartouches furent découverts parmi l' inextricable pêle-mêle des trains , et qu' une compagnie de corvée , dont * Jean faisait partie , put en rapporter deux cent quarante mille , sur des voitures réquisitionnées à la hâte . * Jean distribua les cent cartouches réglementaires à chacun des hommes de son escouade , au moment même où * Gaude , le clairon de la compagnie , sonnait le départ . Le 106e ne devait pas traverser * Reims , l' ordre de marche était de tourner la ville , pour rejoindre la grande route de * Châlons . Mais , cette fois encore , on avait négligé d' échelonner les heures , de sorte que les quatre corps d' armée étant partis ensemble , il se produisit une extrême confusion , à l' entrée des premiers tronçons de routes communes . L' artillerie , la cavalerie , à chaque instant , coupaient et arrêtaient les lignes de fantassins . Des brigades entières durent attendre pendant une heure , l' arme au pied . Et le pis , ce fut qu' un épouvantable orage éclata , dix minutes à peine après le départ , une pluie diluvienne qui trempa les hommes jusqu'aux os , alourdissant sur leurs épaules le sac et la capote . Le 106e , pourtant , avait pu se remettre en marche , comme la pluie cessait ; tandis que , dans un champ voisin , des zouaves , forcés d' attendre encore , avaient trouvé , pour prendre patience , le petit jeu de se battre à coups de boules de terre , des paquets de boue dont l' éclaboussement , sur les uniformes , soulevait des tempêtes de rire . Presque aussitôt , le soleil reparut , un soleil triomphal , dans la chaude matinée d' août . Et la gaieté revint , les hommes fumaient comme une lessive , étendue au grand air : très vite ils furent secs , pareils à des chiens crottés , retirés d' une mare , plaisantant des sonnettes de fange durcie qu' ils emportaient à leurs pantalons rouges . à chaque carrefour , il fallait s' arrêter encore . Tout au bout d' un faubourg de * Reims , il y eut une dernière halte , devant un débit de boissons qui ne désemplissait pas . Alors , * Maurice eut l' idée de régaler l' escouade , comme souhait de bonne chance à tous . - caporal , si vous le permettez ... * Jean , après une courte hésitation , accepta un petit verre . Et il y avait là * Loubet et * Chouteau , ce dernier sournoisement respectueux , depuis que le caporal faisait sentir sa poigne ; et il y avait également * Pache et * Lapoulle , deux braves garçons , lorsqu' on ne leur montait pas la tête . - à votre santé , caporal ! Dit * Chouteau d' une voix de bon apôtre . - à la vôtre , et que chacun tâche de rapporter sa tête et ses pieds ! Répondit * Jean avec politesse , au milieu d' un rire approbateur . Mais on partait , le capitaine * Beaudoin s' était approché d' un air choqué , pendant que le lieutenant * Rochas affectait de tourner la tête , indulgent à la soif de ses hommes . Déjà , l' on filait sur la route de * Châlons , un interminable ruban , bordé d' arbres , allant d' un trait , tout droit , parmi l' immense plaine , des chaumes à l' infini , que bossuaient çà et là de hautes meules et des moulins de bois , agitant leurs ailes . Plus au nord , des files de poteaux télégraphiques indiquaient d' autres routes , où l' on reconnaissait les lignes sombres d' autres régiments en marche . Beaucoup même coupaient à travers champs , en masses profondes . Une brigade de cavalerie , en avant , sur la gauche , trottait dans un éblouissement de soleil . Et tout l' horizon désert , d' un vide triste et sans bornes , s' animait , se peuplait ainsi de ces ruisseaux d' hommes débordant de partout , de ces coulées intarissables de fourmilière géante . Vers neuf heures , le 106e quitta la route de * Châlons , pour prendre , à gauche , celle de * Suippe , un autre ruban tout droit , à l' infini . On marchait par deux files espacées , laissant le milieu de la route libre . Les officiers s' y avançaient à l' aise , seuls ; et * Maurice avait remarqué leur air soucieux , qui contrastait avec la belle humeur , la satisfaction gaillarde des soldats , heureux comme des enfants de marcher enfin . Même , l' escouade se trouvant presque en tête , il apercevait de loin le colonel , * M * De * Vineuil , dont l' allure sombre , la grande taille raidie , balancée au pas du cheval , le frappait . On avait relégué la musique à l' arrière , avec les cantines du régiment . Puis , accompagnant la division , venaient les ambulances et le train des équipages , que suivait le convoi du corps tout entier , un immense convoi , des fourragères , des fourgons fermés pour les provisions , des chariots pour les bagages , un défilé de voitures de toutes sortes , qui tenait plus de cinq kilomètres , et dont , aux rares coudes de la route , on apercevait l' interminable queue . Enfin , à l' extrême bout , des troupeaux fermaient la colonne , une débandade de grands boeufs piétinant dans un flot de poussière , la viande encore sur pied , poussée à coups de fouet , d' une peuplade guerrière en migration . Cependant , * Lapoulle , de temps à autre , remontait son sac , d' un haussement d' épaule . Sous le prétexte qu' il était le plus fort , on le chargeait des ustensiles communs à toute l' escouade , la grande marmite et le bidon , pour la provision d' eau . Cette fois même , on lui avait confié la pelle de la compagnie , en lui persuadant que c' était un honneur . Et il ne se plaignait pas , il riait d' une chanson dont * Loubet , le ténor de l' escouade , charmait la longueur de la route . * Loubet , lui , avait un sac célèbre , dans lequel on trouvait de tout : du linge , des souliers de rechange , de la mercerie , des brosses , du chocolat , un couvert et une timbale , sans compter les vivres réglementaires , des biscuits , du café ; et , bien que les cartouches y fussent aussi , qu' il y eût encore , sur le sac , la couverture roulée , la tente-abri et ses piquets , tout cela paraissait léger , tellement il savait , selon son mot , bien faire sa malle . - foutu pays tout de même ! Répétait de loin en loin * Chouteau , en jetant un regard de mépris sur ces plaines mornes de la * Champagne pouilleuse . Les vastes étendues de terre crayeuse continuaient , se succédaient sans fin . Pas une ferme , pas une âme , rien que des vols de corbeaux tachant de noir l' immensité grise . à gauche , très loin , des bois de pin , d' une verdure sombre , couronnaient les lentes ondulations qui bornaient le ciel ; tandis que , sur la droite , on devinait le cours de la * Vesle , à une ligne d' arbres continue . Et là , derrière les coteaux , on voyait , depuis une lieue , monter une fumée énorme , dont les flots amassés finissaient par barrer l' horizon d' une effrayante nuée d' incendie . - qu' est -ce qui brûle donc , là-bas ? Demandaient des voix de tous côtés . Mais l' explication courut d' un bout à l' autre de la colonne . C' était le camp de * Châlons qui flambait depuis deux jours , incendié par ordre de l' empereur , pour sauver des mains des prussiens les richesses entassées . La cavalerie d' arrière-garde avait , disait -on , été chargée de mettre le feu à un grand baraquement , appelé le magasin jaune , plein de tentes , de piquets , de nattes , et au magasin neuf , un immense hangar fermé , où s' empilaient des gamelles , des souliers , des couvertures , de quoi équiper cent autres mille hommes . Des meules de fourrage , allumées elles aussi , fumaient comme des torches gigantesques . Et , à ce spectacle , devant ces tourbillons livides qui débordaient des collines lointaines , emplissant le ciel d' un irréparable deuil , l' armée , en marche par la grande plaine triste , était tombée dans un lourd silence . Sous le soleil , on n' entendait plus que la cadence des pas , tandis que les têtes , malgré elles , se tournaient toujours vers les fumées grossissantes , dont la nuée de désastre sembla suivre la colonne pendant toute une lieue encore . La gaieté revint à la grande halte , dans un chaume , où les soldats purent s' asseoir sur leurs sacs , pour manger un morceau . Les gros biscuits , carrés , servaient à tremper la soupe ; mais les petits , ronds , croquants et légers , étaient une vraie friandise , qui avait le seul défaut de donner une soif terrible . Invité , * Pache à son tour chanta un cantique , que toute l' escouade reprit en choeur . * Jean , bon enfant , souriait , laissait faire , tandis que * Maurice reprenait confiance , à voir l' entrain de tous , le bel ordre et la belle humeur de cette première journée de marche . Et le reste de l' étape fut franchi du même pas gaillard . Pourtant , les huit derniers kilomètres semblèrent durs . On venait de laisser à droite le village de * Prosnes , on avait quitté la grand'route pour couper à travers des terrains incultes , des landes sablonneuses plantées de petits bois de pins ; et la division entière , suivie de l' interminable convoi , tournait au milieu de ces bois , dans ce sable , où l' on enfonçait jusqu'à la cheville . Le désert s' était encore élargi , on ne rencontra qu' un maigre troupeau de moutons , gardé par un grand chien noir . Enfin , vers quatre heures , le 106e s' arrêta à * Dontrien , un village bâti au bord de la * Suippe . La petite rivière court parmi des bouquets d' arbres , la vieille église est au milieu du cimetière , qu' un marronnier immense couvre tout entier de son ombre . Et ce fut sur la rive gauche , dans un pré en pente , que le régiment dressa ses tentes . Les officiers disaient que les quatre corps d' armée , ce soir -là , allaient bivouaquer sur la ligne de la * Suippe , d' * Auberive à * Heutrégiville , en passant par * Dontrien , * Béthiniville et * Pont- * Faverger , un front de bandière qui avait près de cinq lieues . Tout de suite , * Gaude sonna à la distribution , et * Jean dut courir , car le caporal était le grand pourvoyeur , toujours en alerte . Il avait emmené * Lapoulle , ils revinrent au bout d' une demi-heure , chargés d' une côte de boeuf saignante et d' un fagot de bois . On avait déjà , sous un chêne , abattu et dépecé trois bêtes du troupeau qui suivait . * Lapoulle dut retourner chercher le pain , qu' on cuisait à * Dontrien même , depuis midi , dans les fours du village . Et , ce premier jour , tout fut vraiment en abondance , sauf le vin et le tabac , dont jamais d' ailleurs aucune distribution ne devait être faite . Comme * Jean était de retour , il trouva * Chouteau en train de dresser la tente , aidé de * Pache . Il les regarda un instant , en ancien soldat d' expérience , qui n' aurait pas donné quatre sous de leur besogne . - ça va bien qu' il fera beau cette nuit , dit -il enfin . Autrement , s' il ventait , nous irions nous promener dans la rivière ... faudra que je vous apprenne . Et il voulut envoyer * Maurice à la provision d' eau , avec le grand bidon . Mais celui -ci , assis dans l' herbe , s' était déchaussé , pour examiner son pied droit . - tiens ! Qu' est -ce que vous avez donc ? -c'est le contrefort qui m' a écorché le talon ... mes autres souliers s' en allaient , et j' ai eu la bêtise , à * Reims , d' acheter ceux -ci , qui me chaussaient bien . J' aurais dû choisir des bateaux . * Jean s' était mis à genoux et avait pris le pied , qu' il retournait avec précaution , comme un pied d' enfant , en hochant la tête . - vous savez , ce n' est pas drôle , ça ... faites attention . Un soldat qui n' a plus ses pieds , ça n' est bon qu' à être fichu au tas de cailloux . Mon capitaine , en * Italie , disait toujours qu' on gagne les batailles avec ses jambes . Aussi commanda -t-il à * Pache d' aller chercher l' eau . Du reste , la rivière coulait à cinquante mètres . Et * Loubet , pendant ce temps , ayant allumé le bois au fond du trou qu' il venait de creuser en terre , put tout de suite installer le pot-au-feu , la grande marmite remplie d' eau , dans laquelle il plongea la viande artistement ficelée . Dès lors , ce fut une béatitude , à regarder bouillir la soupe . L' escouade entière , libérée des corvées , s' était allongée sur l' herbe , autour du feu , en famille , pleine d' une sollicitude attendrie pour cette viande qui cuisait ; tandis que * Loubet , gravement , avec sa cuiller , écumait le pot . Ainsi que les enfants et les sauvages , ils n' avaient d' autre instinct que de manger et de dormir , dans cette course à l' inconnu , sans lendemain . Mais * Maurice venait de trouver dans son sac un journal acheté à * Reims , et * Chouteau demanda : - y a -t-il des nouvelles des prussiens ? Faut nous lire ça ! On faisait bon ménage , sous l' autorité grandissante de * Jean . * Maurice , complaisamment , lut les nouvelles intéressantes , pendant que * Pache , la couturière de l' escouade , lui raccommodait sa capote , et que * Lapoulle nettoyait son fusil . D' abord , ce fut une grande victoire de * Bazaine , qui avait culbuté tout un corps prussien dans les carrières de * Jaumont ; et ce récit imaginaire était accompagné de circonstances dramatiques , les hommes et les chevaux s' écrasant parmi les roches , un anéantissement complet , pas même des cadavres entiers à mettre en terre . Ensuite , c' étaient des détails copieux sur le pitoyable état des armées allemandes , depuis qu' elles se trouvaient en * France : les soldats , mal nourris , mal équipés , tombés à l' absolu dénuement , mouraient en masse , le long des chemins , frappés d' affreuses maladies . Un autre article disait que le roi de * Prusse avait la diarrhée et que * Bismarck s' était cassé la jambe , en sautant par la fenêtre d' une auberge , dans laquelle des zouaves avaient failli le prendre . Bon , tout cela ! * Lapoulle en riait à se fendre les mâchoires , pendant que * Chouteau et les autres , sans émettre l' ombre d' un doute , crânaient à l' idée de ramasser bientôt les prussiens , comme des moineaux dans un champ , après la grêle . Et surtout on se tordait de la culbute de * Bismarck . Oh ! Les zouaves et les turcos , c' en étaient des braves , ceux -là ! Toutes sortes de légendes circulaient , l' * Allemagne tremblait et se fâchait , en disant qu' il était indigne d' une nation civilisée de se faire défendre ainsi par des sauvages . Bien que décimés déjà à * Froeschwiller , ils semblaient encore intacts et invincibles . Six heures sonnèrent au petit clocher de * Dontrien , et * Loubet cria : - à la soupe ! L' escouade , religieusement , fit le rond . Au dernier moment , * Loubet avait découvert des légumes , chez un paysan voisin . Régal complet , une soupe qui embaumait la carotte et le poireau , quelque chose de doux à l' estomac comme du velours . Les cuillers tapaient dur dans les petites gamelles . Puis , * Jean , qui distribuait les portions , dut partager le boeuf , ce jour -là , avec la justice la plus stricte , car les yeux s' étaient allumés , il y aurait eu des grognements , si un morceau avait paru plus gros que l' autre . On torcha tout , on s' en mit jusqu'aux yeux . - ah ! Nom de dieu ! Déclara * Chouteau , en se renversant sur le dos , quand il eut fini , ça vaut tout de même mieux mieux qu' un coup de pied au derrière ! Et * Maurice était très plein et très heureux , lui aussi , ne songeant plus à son pied dont la cuisson se calmait . Il acceptait maintenant ce compagnonnage brutal , redescendu à une égalité bon enfant , devant les besoins physiques de la vie en commun . La nuit , également , il dormit du profond sommeil de ses cinq camarades de tente , tous en tas , contents d' avoir chaud , sous l' abondante rosée qui tombait . Il faut dire que , poussé par * Loubet , * Lapoulle était allé prendre , à une meule voisine , de grandes brassées de paille , dans lesquelles les six gaillards ronflèrent comme dans de la plume . Et , sous la nuit claire , d' * Auberive à * Heutrégiville , le long des rives aimables de la * Suippe , lente parmi les saules , les feux des cent mille hommes endormis éclairaient les cinq lieues de plaine , comme une traînée d' étoiles . Au soleil levant , on fit le café , les grains pilés dans une gamelle avec la crosse du fusil , et jetés dans l' eau bouillante , puis le marc précipité au fond , à l' aide d' une goutte d' eau froide . Ce matin -là , le lever de l' astre était d' une magnificence royale , au milieu de grandes nuées de pourpre et d' or ; mais * Maurice lui-même ne voyait plus ces spectacles des horizons et du ciel , et * Jean seul , en paysan réfléchi , regardait d' un air inquiet l' aube rouge qui annonçait de la pluie . Aussi , avant le départ , comme on venait de distribuer le pain cuit la veille , et que l' escouade avait reçu trois pains longs , il blâma fortement * Loubet et * Pache de les avoir attachés sur leurs sacs . Les tentes étaient pliées , les sacs ficelés , on ne l' écouta point . Six heures sonnaient à tous les clochers des villages , lorsque l' armée entière s' ébranla , reprenant gaillardement sa marche en avant , dans l' espoir matinal de cette journée nouvelle . Le 106e , pour aller rejoindre la route de * Reims à * Vouziers , coupa presque tout de suite par des chemins de traverse , monta à travers des chaumes , pendant plus d' une heure . En bas , vers le nord , on apercevait parmi des arbres * Béthiniville , où l' on disait que l' empereur avait couché . Et , lorsqu' on fut sur la route de * Vouziers , les plaines de la veille recommencèrent , la * Champagne pouilleuse acheva de dérouler ses champs pauvres , d' une désespérante monotonie . Maintenant , c' était l' * Arne , un maigre ruisseau , qui coulait à gauche , tandis que les terres nues s' étendaient à droite , à l' infini , prolongeant l' horizon de leurs lignes plates . On traversa des villages , * Saint- * Clément , dont l' unique rue serpente aux deux bords de la route , * Saint- * Pierre , gros bourg de richards qui avaient barricadé leurs portes et leurs fenêtres . La grande halte eut lieu , vers dix heures , près d' un autre village , * Saint- * étienne , où les soldats eurent la joie de trouver encore du tabac . Le 7e corps s' était divisé en plusieurs colonnes , le 106e marchait seul , n' ayant derrière lui qu' un bataillon de chasseurs et que l' artillerie de réserve ; et , vainement , * Maurice se retournait , aux coudes des routes , pour revoir l' immense convoi qui l' avait intéressé la veille : les troupeaux s' en étaient allés , il n' y avait plus que des canons roulant , grandis par ces plaines rases , comme des sauterelles sombres et hautes sur pattes . Mais , après * Saint- * étienne , le chemin devint abominable , un chemin qui montait par ondulations lentes , au milieu de vastes champs stériles , dans lesquels ne poussaient que les éternels bois de pins , à la verdure noire , si triste au milieu des terres blanches . On n' avait pas encore traversé une pareille désolation . Mal empierré , détrempé par les dernières pluies , le chemin était un véritable lit de boue , de l' argile grise délayée , où les pieds se collaient comme dans de la poix . La fatigue fut extrême , les hommes n' avançaient plus , épuisés . Et , pour comble d' ennui , des averses brusques se mirent à tomber , d' une violence terrible . L' artillerie , embourbée , faillit rester en route . * Chouteau , qui portait le riz de l' escouade , hors d' haleine , furieux de la charge dont il était écrasé , jeta le paquet , croyant n' être vu de personne . * Loubet l' avait aperçu . - t' as tort , c' est pas à faire , ces coups -là , parce qu' ensuite les camarades se brossent le ventre . - ah ! Ouiche ! Répondit * Chouteau , puisqu' on a de tout , on nous en donnera d' autre , à l' étape . Et * Loubet , qui portait le lard , convaincu par le raisonnement , se débarrassa à son tour . * Maurice , lui , souffrait de plus en plus de son pied , dont le talon devait s' être enflammé de nouveau . Il traînait la jambe , si douloureusement , que * Jean céda à une sollicitude grandissante . - hein |