_: | DEUXIÈME PARTIE chapitre I : à * Bazeilles , dans la petite chambre noire , un brusque ébranlement fit sauter * Weiss de son lit . Il écouta , c' était le canon . D' une main tâtonnante , il dut allumer la bougie , pour regarder l' heure à sa montre : quatre heures , le jour naissait à peine . Vivement , il prit son binocle , enfila d' un coup d' oeil la grande rue , la route de * Douzy qui traverse le village ; mais une sorte de poussière épaisse l' emplissait , on ne distinguait rien . Alors , il passa dans l' autre chambre , dont la fenêtre ouvrait sur les prés , vers la * Meuse ; et , là , il comprit que des vapeurs matinales montaient du fleuve , noyant l' horizon . Le canon tonnait plus fort , là-bas , derrière ce voile , de l' autre côté de l' eau . Tout d' un coup , une batterie française répondit , si voisine et d' un tel fracas , que les murs de la petite maison tremblèrent . La maison des * Weiss se trouvait vers le milieu de * Bazeilles , à droite , avant d' arriver à la place de l' église . La façade , un peu en retrait , donnait sur la route , un seul étage de trois fenêtres , surmonté d' un grenier ; mais , derrière , il y avait un jardin assez vaste , dont la pente descendait vers les prairies , et d' où l' on découvrait l' immense panorama des coteaux , depuis * Remilly jusqu'à * Frénois . Et * Weiss , dans sa ferveur de nouveau propriétaire , ne s' était guère couché que vers deux heures du matin , après avoir enfoui dans sa cave toutes les provisions et s' être ingénié à protéger les meubles autant que possible contre les balles , en garnissant les fenêtres de matelas . Une colère montait en lui , à l' idée que les prussiens pouvaient venir saccager cette maison si désirée , si difficilement acquise et dont il avait encore joui si peu . Mais une voix l' appelait , sur la route . - dites donc , * Weiss , vous entendez ? En bas , il trouva * Delaherche , qui avait voulu également coucher à sa teinturerie , un grand bâtiment de briques , dont le mur était mitoyen . Du reste , tous les ouvriers avaient fui à travers bois , gagnant la * Belgique ; et il ne restait là , comme gardienne , que la concierge , la veuve d' un maçon , nommée * Françoise * Quittard . Encore , tremblante , éperdue , aurait -elle filé avec les autres , si elle n' avait pas eu son garçon , le petit * Auguste , un gamin de dix ans , si malade d' une fièvre typhoïde , qu' il n' était pas transportable . - dites donc , répéta * Delaherche , vous entendez , ça commence bien ... il serait sage de rentrer tout de suite à * Sedan . * Weiss avait formellement promis à sa femme de quitter * Bazeilles au premier danger sérieux , et il était alors très résolu à tenir sa promesse . Mais ce n' était encore là qu' un combat d' artillerie , à grande portée et un peu au hasard , dans les brumes du petit jour . - attendons , que diable ! Répondit -il . Rien ne presse . D' ailleurs , la curiosité de * Delaherche était si vive , si agitée , qu' il en devenait brave . Lui , n' avait pas fermé l' oeil , très intéressé par les préparatifs de défense . Prévenu qu' il serait attaqué dès l' aube , le général * Lebrun , qui commandait le 12e corps , venait d' employer la nuit à se retrancher dans * Bazeilles , dont il avait l' ordre d' empêcher à tout prix l' occupation . Des barricades barraient la route et les rues ; des garnisons de quelques hommes occupaient toutes les maisons ; chaque ruelle , chaque jardin se trouvait transformé en forteresse . Et , dès trois heures , dans la nuit d' encre , les troupes , éveillées sans bruit , étaient à leurs postes de combat , les chassepots fraîchement graissés , les cartouchières emplies des quatre-vingt-dix cartouches réglementaires . Aussi , le premier coup de canon de l' ennemi n' avait -il surpris personne , et les batteries françaises , établies en arrière , entre * Balan et * Bazeilles , s' étaient -elles mises aussitôt à répondre , pour faire acte de présence , car elles tiraient simplement au jugé , dans le brouillard . - vous savez , reprit * Delaherche , que la teinturerie sera vigoureusement défendue ... j' ai toute une section . Venez donc voir . On avait , en effet , posté là quarante et quelques soldats de l' infanterie de marine , à la tête desquels desquels était un lieutenant , un grand garçon blond , fort jeune , l' air énergique et têtu . Déjà , ses hommes avaient pris possession du bâtiment , les uns pratiquant des meurtrières dans les volets du premier étage , sur la rue , les autres crénelant le mur bas de la cour , qui dominait les prairies , par derrière . Et ce fut au milieu de cette cour que * Delaherche et * Weiss trouvèrent le lieutenant , regardant , s' efforçant de voir au loin , dans la brume matinale . - le fichu brouillard ! Murmura -t-il . On ne va pas pouvoir se battre à tâtons . Puis , après un silence , sans transition apparente : - quel jour sommes -nous donc , aujourd'hui ? -jeudi , répondit * Weiss . - jeudi , c' est vrai ... le diable m' emporte ! On vit sans savoir , comme si le monde n' existait plus ! Mais , à ce moment , dans le grondement du canon qui ne cessait pas , éclata une vive fusillade , au bord des prairies mêmes , à cinq ou six cents mètres . Et il y eut comme un coup de théâtre : le soleil se levait , les vapeurs de la * Meuse s' envolèrent en lambeaux de fine mousseline , le ciel bleu apparut , se dégagea , d' une limpidité sans tache . C' était l' exquise matinée d' une admirable journée d' été . - ah ! Cria * Delaherche , ils passent le pont du chemin de fer . Les voyez -vous qui cherchent à gagner , le long de la ligne ... mais c' est stupide , de ne pas avoir fait sauter le pont ! Le lieutenant eut un geste de muette colère . Les fourneaux de mine étaient chargés , raconta -t-il ; seulement , la veille , après s' être battu quatre heures pour reprendre le pont , on avait oublié d' y mettre le feu . - c' est notre chance , dit -il de sa voix brève . * Weiss regardait , essayait de se rendre compte . Les français occupaient , dans * Bazeilles , une position très forte . Bâti aux deux bords de la route de * Douzy , le village dominait la plaine ; et il n' y avait , pour s' y rendre , que cette route , tournant à gauche , passant devant le château , tandis qu' une autre , à droite , qui conduisait au pont du chemin de fer , bifurquait à la place de l' église . Les allemands devaient donc traverser les prairies , les terres de labour , dont les vastes espaces découverts bordaient la * Meuse et la ligne ferrée . Leur prudence habituelle étant bien connue , il semblait peu probable que la véritable attaque se produisît de ce côté . Cependant , des masses profondes arrivaient toujours par le pont , malgré le massacre que des mitrailleuses , installées à l' entrée de * Bazeilles , faisaient dans les rangs ; et , tout de suite , ceux qui avaient passé , se jetaient en tirailleurs parmi les quelques saules , des colonnes se reformaient et s' avançaient . C' était de là que partait la fusillade croissante . - tiens ! Fit remarquer * Weiss , ce sont des bavarois . Je distingue parfaitement leurs casques à chenille . Mais il crut comprendre que d' autres colonnes , à demi cachées derrière la ligne du chemin de fer , filaient vers leur droite , en tâchant de gagner les arbres lointains , de façon à se rabattre ensuite sur * Bazeilles par un mouvement oblique . Si elles réussissaient de la sorte à s' abriter dans le parc de * Montivilliers , le village pouvait être pris . Il en eut la rapide et vague sensation . Puis , comme l' attaque de front s' aggravait , elle s' effaça . Brusquement , il s' était tourné vers les hauteurs de * Floing , qu' on apercevait , au nord , par-dessus la ville de * Sedan . Une batterie venait d' y ouvrir le feu , des fumées montaient dans le clair soleil , tandis que les détonations arrivaient très nettes . Il pouvait être cinq heures . - allons , murmura -t-il , la danse va être complète . Le lieutenant d' infanterie de marine , qui regardait lui aussi , eut un geste d' absolue certitude , en disant : - oh ! * Bazeilles est le point important . C' est ici que le sort de la bataille se décidera . - croyez -vous ? S' écria * Weiss . - il n' y a pas à en douter . C' est à coup sûr l' idée du maréchal , qui est venu , cette nuit , nous dire de nous faire tuer jusqu'au dernier , plutôt que de laisser occuper le village . * Weiss hocha la tête , jeta un regard autour de l' horizon ; puis , d' une voix hésitante , comme se parlant à lui-même : - eh bien ! Non , eh bien ! Non , ce n' est pas ça ... j' ai peur d' autre chose , oui ! Je n' ose pas dire au juste ... et il se tut . Il avait simplement ouvert les bras très grands , pareils aux branches d' un étau ; et , tourné vers le nord , il rejoignait les mains , comme si les mâchoires de l' étau se fussent tout d' un coup resserrées . Depuis la veille , c' était sa crainte , à lui qui connaissait le pays et qui s' était rendu compte de la marche des deux armées . à cette heure encore , maintenant que la vaste plaine s' élargissait dans la radieuse lumière , ses regards se reportaient sur les coteaux de la rive gauche , où , durant tout un jour et toute une nuit , avait défilé un si noir fourmillement de troupes allemandes . Du haut de * Remilly , une batterie tirait . Une autre , dont on commençait à recevoir les obus , avait pris position à * Pont- * Maugis , au bord du fleuve . Il doubla son binocle , appliqua l' un des verres sur l' autre , pour mieux fouiller les pentes boisées ; mais il ne voyait que les petites fumées pâles des pièces , dont les hauteurs , de minute en minute , se couronnaient : où donc se massait à présent le flot d' hommes qui avait coulé là-bas ? Au-dessus de * Noyers et de * Frénois , sur la * Marfée , il finit seulement par distinguer , à l' angle d' un bois de pins , un groupe d' uniformes et de chevaux , des officiers sans doute , quelque état-major . Et la boucle de la * Meuse était plus loin , barrant l' ouest , et il n' y avait , de ce côté , d' autre voie de retraite sur * Mézières qu' une étroite route , qui suivait le défilé de saint- * Albert , entre le fleuve et la forêt des * Ardennes . Aussi , la veille , avait -il osé parler de cette ligne unique de retraite à un général , rencontré par hasard dans un chemin creux de la vallée de * Givonne , et qu' il avait su ensuite être le général * Ducrot , commandant le 1er corps . Si l' armée ne se retirait pas tout de suite par cette route , si elle attendait que les prussiens vinssent lui couper le passage , après avoir traversé la * Meuse à * Donchery , elle allait sûrement être immobilisée , acculée à la frontière . Déjà , le soir , il n' était plus temps , on affirmait que des uhlans occupaient le pont , un pont encore qu' on n' avait pas fait sauter , faute , cette fois , d' avoir songé à apporter de la poudre . Et , désespérément , * Weiss se disait que le flot d' hommes , le fourmillement noir devait être dans la plaine de * Donchery , en marche vers le défilé de saint- * Albert , lançant son avant-garde sur * Saint- * Menges et sur * Floing , où il avait conduit la veille * Jean et * Maurice . Dans l' éclatant soleil , le clocher de * Floing lui apparaissait très loin , comme une fine aiguille blanche . Puis , à l' est , il y avait l' autre branche de l' étau . S' il apercevait , au nord , du plateau d' * Illy à celui de * Floing , la ligne de bataille du 7e corps , mal soutenu par le 5e , qu' on avait placé en réserve sous les remparts , il lui était impossible de savoir ce qui se passait à l' est , le long de la vallée de la * Givonne , où le 1er corps se trouvait rangé , du bois de la * Garenne au village de * Daigny . Mais le canon tonnait aussi de ce côté , la lutte devait être engagée dans le bois * Chevalier , en avant du village . Et son inquiétude venait de ce que des paysans avaient signalé , dès la veille , l' arrivée des prussiens à * Francheval ; de sorte que le mouvement qui se produisait à l' ouest , par * Donchery , avait lieu également à l' est , par * Francheval , et que les mâchoires de l' étau réussiraient à se rejoindre , là-bas , au nord , au calvaire d' * Illy , si la double marche d' enveloppement n' était pas arrêtée . Il ne savait rien en science militaire , il n' avait que son bon sens , et il tremblait , à voir cet immense triangle dont la * Meuse faisait un des côtés , et dont les deux autres étaient représentés , au nord , par le 7e corps , à l' est , par le 1er , tandis que le 12e , au sud , à * Bazeilles , occupait l' angle extrême , tous les trois se tournant le dos , attendant on ne savait pourquoi ni comment un ennemi qui arrivait de toutes parts . Au milieu , comme au fond d' une basse-fosse , la ville de * Sedan était là , armée de canons hors d' usage , sans munitions et sans vivres . - comprenez donc , disait * Weiss , en répétant son geste , ses deux bras élargis et ses deux mains rejointes , ça va être comme ça , si vos généraux n' y prennent pas garde ... on vous amuse à * Bazeilles ... mais il s' expliquait mal , confusément , et le lieutenant , qui ne connaissait pas le pays , ne pouvait le comprendre . Aussi haussait -il les épaules , pris d' impatience , plein de dédain pour ce bourgeois en paletot et en lunettes , qui voulait en savoir plus long que le maréchal . Irrité de l' entendre redire que l' attaque de * Bazeilles n' avait peut-être d' autre but que de faire une diversion et de cacher le plan véritable , il finit par s' écrier : - fichez -nous la paix ! ... nous allons les flanquer à la * Meuse , vos bavarois , et ils verront comment on nous amuse ! Depuis un instant , les tirailleurs ennemis semblaient s' être rapprochés , des balles arrivaient , avec un bruit mat , dans les briques de la teinturerie ; et , abrités derrière le petit mur de la cour , les soldats maintenant ripostaient . C' était , à chaque seconde , une détonation de chassepot , sèche et claire . - les flanquer à la * Meuse , oui , sans doute ! Murmura * Weiss , et leur passer sur le ventre pour reprendre le chemin de * Carignan , ce serait très bien ! Puis , s' adressant à * Delaherche , qui s' était caché derrière la pompe , afin d' éviter les balles : - n' importe , le vrai plan était de filer hier soir sur * Mézières ; et , à leur place , j' aimerais mieux être là-bas ... enfin , il faut se battre , puisque , désormais , la retraite est impossible . - venez -vous ? Demanda * Delaherche , qui , malgré son ardente curiosité , commençait à blêmir . Si nous tardons encore , nous ne pourrons plus rentrer à * Sedan . -oui , une minute , et je vous suis . Malgré le danger , il se haussait , il s' entêtait à vouloir se rendre compte . Sur la droite , les prairies inondées par ordre du gouverneur , le vaste lac qui s' étendait de * Torcy à * Balan , protégeait la ville : une nappe immobile , d' un bleu délicat au soleil matinal . Mais l' eau cessait à l' entrée de * Bazeilles , et les bavarois s' étaient en effet avancés , au travers des herbes , profitant des moindres fossés , des moindres arbres . Ils pouvaient être à cinq cents mètres ; et ce qui le frappait , c' était la lenteur de leurs mouvements , la patience avec laquelle ils gagnaient du terrain , en s' exposant le moins possible . D' ailleurs , une puissante artillerie les soutenait , l' air frais et pur s' emplissait de sifflements d' obus . Il leva les yeux , il vit que la batterie de * Pont- * Maugis n' était pas la seule à tirer sur * Bazeilles : deux autres , installées à mi-côte du * Liry , avaient ouvert leur feu , battant le village , balayant même au delà les terrains nus de la * Moncelle , où étaient les réserves du 12e corps , et jusqu'aux pentes boisées de * Daigny , qu' une division du 1er corps occupait . Toutes les crêtes de la rive gauche , du reste , s' enflammaient . Les canons semblaient pousser du sol , c' était comme une ceinture sans cesse allongée : une batterie à * Noyers qui tirait sur * Balan , une batterie à * Wadelincourt qui tirait sur * Sedan , une batterie à * Frénois , en dessous de la * Marfée , une formidable batterie , dont les obus passaient par-dessus la ville , pour aller éclater parmi les troupes du 7e corps , sur le plateau de * Floing . Ces coteaux qu' il aimait , cette suite de mamelons qu' il avait toujours crus là pour le plaisir de la vue , fermant au loin la vallée d' une verdure si gaie , * Weiss ne les regardait plus qu' avec une angoisse terrifiée , devenus tout d' un coup l' effrayante et gigantesque forteresse , en train d' écraser les inutiles fortifications de * Sedan . Une légère chute de plâtras lui fit lever la tête . C' était une balle qui venait d' écorner sa maison , dont il apercevait la façade , par-dessus le mur mitoyen . Il en fut très contrarié , il gronda : - est -ce qu' ils vont me la démolir , ces brigands ! Mais , derrière lui , un autre petit bruit mou l' étonna . Et , comme il se retournait , il vit un soldat , frappé en plein coeur , qui tombait sur le dos . Les jambes eurent une courte convulsion , la face resta jeune et tranquille , foudroyée . C' était le premier mort , et il fut surtout bouleversé par le fracas du chassepot , rebondissant sur le pavé de la cour . - ah ! Non , je file , moi ! Bégaya * Delaherche . Si vous ne venez pas , je file tout seul . Le lieutenant , qu' ils énervaient , intervint . - certainement , messieurs , vous feriez mieux de vous en aller ... nous pouvons être attaqués d' un moment à l' autre . Alors , après avoir jeté un regard vers les prés , où les bavarois gagnaient du terrain , * Weiss se décida à suivre * Delaherche . Mais , de l' autre côté , dans la rue , il voulut fermer sa maison à double tour ; et il rejoignait enfin son compagnon , lorsqu' un nouveau spectacle les immobilisa tous les deux . Au bout de la route , à trois cents mètres environ , la place de l' église était en ce moment attaquée par une forte colonne bavaroise , qui débouchait du chemin de * Douzy . Le régiment d' infanterie de marine chargé de défendre la place parut un instant ralentir le feu , comme pour la laisser s' avancer . Puis , tout d' un coup , quand elle fut massée bien en face , il y eut une manoeuvre extraordinaire et imprévue : les soldats s' étaient rejetés aux deux bords de la route , beaucoup se couchaient par terre ; et , dans le brusque espace qui s' ouvrait ainsi , les mitrailleuses , mises en batterie à l' autre bout , vomirent une grêle de balles . La colonne ennemie en fut comme balayée . Les soldats s' étaient relevés d' un bond , couraient à la baïonnette sur les bavarois épars , achevaient de les pousser et de les culbuter . Deux fois , la manoeuvre recommença , avec le même succès . à l' angle d' une ruelle , dans une petite maison , trois femmes étaient restées ; et , tranquillement , à une des fenêtres , elles riaient , elles applaudissaient , l' air amusé d' être au spectacle . - ah ! Fichtre ! Dit soudain * Weiss , j' ai oublié de fermer la porte de la cave et de prendre la clef ... attendez -moi , j' en ai pour une minute . Cette première attaque semblait repoussée , et * Delaherche , que l' envie de voir reprenait , avait moins de hâte . Il était debout devant la teinturerie , il causait avec la concierge , sortie un instant sur le seuil de la pièce qu' elle occupait , au rez-de-chaussée . - ma pauvre * Françoise , vous devriez venir avec nous . Une femme seule , c' est terrible , au milieu de ces abominations ! Elle leva ses bras tremblants . - ah ! Monsieur , bien sûr que j' aurais filé , sans la maladie de mon petit * Auguste ... entrez donc , monsieur , vous le verrez . Il n' entra pas , mais il allongea le cou et il hocha la tête , en apercevant le gamin dans un lit très blanc , la face empourprée de fièvre , et qui regardait fixement sa mère de ses yeux de flamme . - eh bien ! Mais , reprit -il , pourquoi ne l' emportez -vous pas ? Je vous installerai à * Sedan ... enveloppez -le dans une couverture chaude et venez avec nous . - oh ! Non , monsieur , ce n' est pas possible . Le médecin a bien dit que je le tuerais ... si encore son pauvre père était en vie ! Mais nous ne sommes plus que tous les deux , il faut que nous nous conservions l' un pour l' autre ... et puis , ces prussiens , ils ne vont peut-être pas faire du mal à une femme seule et à un enfant malade . * Weiss , à cet instant , reparut , satisfait d' avoir tout barricadé chez lui . - là , pour entrer , il faudra casser tout ... maintenant , en route ! Et ça ne va guère être commode , filons contre les maisons , si nous voulons ne rien attraper . En effet , l' ennemi devait préparer une nouvelle attaque , car la fusillade redoublait et le sifflement des obus ne cessait plus . Deux déjà étaient tombés sur la route , à une centaine de mètres ; un autre venait de s' enfoncer dans la terre molle du jardin voisin , sans éclater . - ah ! Dites donc , * Françoise , reprit -il , je veux l' embrasser , votre petit * Auguste ... mais il n' est pas si mal que ça , encore une couple de jours , et il sera hors de danger ... ayez bon courage , surtout rentrez vite , ne montrez plus votre nez . Les deux hommes , enfin , partaient . - au revoir , * Françoise . -au revoir , messieurs . Et , à cette seconde même , il y eut un épouvantable fracas . C' était un obus qui , après avoir démoli une cheminée de la maison de * Weiss , tombait sur le trottoir , où il éclata avec une telle détonation , que toutes les vitres voisines furent brisées . Une poussière épaisse , une fumée lourde empêchèrent d' abord de voir . Puis , la façade reparut , éventrée ; et , là , sur le seuil , * Françoise était jetée en travers , morte , les reins cassés , la tête broyée , une loque humaine , toute rouge , affreuse . * Weiss , furieusement , accourut . Il bégayait , il ne trouvait plus que des jurons . - nom de dieu ! Nom de dieu ! Oui , elle était bien morte . Il s' était baissé , il lui tâtait les mains ; et , en se relevant , il rencontra le visage empourpré du petit * Auguste , qui avait soulevé la tête pour regarder sa mère . Il ne disait rien , il ne pleurait pas , il avait seulement ses grands yeux de fièvre élargis démesurément , devant cet effroyable corps qu' il ne reconnaissait plus . - nom de dieu ! Put enfin crier * Weiss , les voilà maintenant qui tuent les femmes ! Il s' était remis debout , il montrait le poing aux bavarois , dont les casques commençaient à reparaître , du côté de l' église . Et la vue du toit de sa maison à moitié crevé par la chute de la cheminée , acheva de le jeter dans une exaspération folle . - sales bougres ! Vous tuez les femmes et vous démolissez ma maison ! ... non , non ! Ce n' est pas possible , je ne peux pas m' en aller comme ça , je reste ! Il s' élança , revint d' un bond , avec le chassepot et les cartouches du soldat mort . Pour les grandes occasions lorsqu' il voulait voir très clair , il avait toujours sur lui une paire de lunettes , qu' il ne portait pas d' habitude , par une gêne coquette et touchante , à l' égard de sa jeune femme . D' une main prompte , il arracha le binocle , le remplaça par les lunettes ; et ce gros bourgeois en paletot , à la bonne face ronde que la colère transfigurait , presque comique et superbe d' héroïsme , se mit à faire le coup de feu , tirant dans le tas des bavarois , au fond de la rue . Il avait ça dans le sang , disait -il , ça le démangeait d' en descendre quelques-uns , depuis les récits de 1814 , dont on avait bercé son enfance , là-bas , en * Alsace . -ah ! Sales bougres , sales bougres ! Et il tirait toujours , si rapidement , que le canon de son chassepot finissait par lui brûler les doigts . L' attaque s' annonçait terrible . Du côté des prairies , la fusillade avait cessé . Maîtres d' un ruisseau étroit , bordé de peupliers et de saules , les bavarois s' apprêtaient à donner l' assaut aux maisons qui défendaient la place de l' église ; et leurs tirailleurs s' étaient prudemment repliés , le soleil seul dormait en nappe d' or sur le déroulement immense des herbes , que tachaient quelques masses noires , les corps des soldats tués . Aussi le lieutenant venait -il de quitter la cour de la teinturerie , en y laissant une sentinelle , comprenant que , désormais , le danger allait être du côté de la rue . Vivement , il rangea ses hommes le long du trottoir , avec l' ordre , si l' ennemi s' emparait de la place , de se barricader au premier étage du bâtiment , et de s' y défendre , jusqu'à la dernière cartouche . Couchés par terre , abrités derrière les bornes , profitant des moindres saillies , les hommes tiraient à volonté ; et c' était , le long de cette large voie , ensoleillée et déserte , un ouragan de plomb , des rayures de fumée , comme une averse de grêle chassée par un grand vent . On vit une jeune fille traverser la chaussée d' une course éperdue , sans être atteinte . Puis , un vieillard , un paysan vêtu d' une blouse , qui s' obstinait à faire rentrer son cheval à l' écurie , reçut une balle en plein front , et d' un tel choc , qu' il en fut projeté au milieu de la route . La toiture de l' église venait d' être défoncée par la chute d' un obus . Deux autres avaient incendié des maisons , qui flambaient dans la lumière vive , avec des craquements de charpente . Et cette misérable * Françoise broyée près de son enfant malade , ce paysan avec une balle dans le crâne , ces démolitions et ces incendies achevaient d' exaspérer les habitants qui avaient mieux aimé mourir là que de se sauver en * Belgique . Des bourgeois , des ouvriers , des gens en paletot et en bourgeron , tiraient rageusement par les fenêtres . - ah ! Les bandits ! Cria * Weiss , ils ont fait le tour ... je les voyais bien qui filaient le long du chemin de fer ... tenez ! Les entendez -vous , là-bas , à gauche ? En effet , une fusillade venait d' éclater , derrière le parc de * Montivilliers , dont les arbres bordaient la route . Si l' ennemi s' emparait de ce parc , * Bazeilles était pris . Mais la violence même du feu prouvait que le commandant du 12e corps avait prévu le mouvement et que le parc se trouvait défendu . - prenez donc garde , maladroit ! Cria le lieutenant , en forçant * Weiss à se coller contre le mur , vous allez être coupé en deux ! Ce gros homme , si brave , avec ses lunettes , avait fini par l' intéresser , tout en le faisant sourire ; et , comme il entendait venir un obus , il l' avait fraternellement écarté . Le projectile tomba à une dizaine de pas , éclata en les couvrant tous les deux de mitraille . Le bourgeois restait debout , sans une égratignure , tandis que le lieutenant avait eu les deux jambes brisées . - allons , bon ! Murmura -t-il , c' est moi qui ai mon compte ! Renversé sur le trottoir , il se fit adosser contre la porte , près de la femme qui gisait déjà en travers du seuil . Et sa jeune figure gardait son air énergique et têtu . - ça ne fait rien , mes enfants , écoutez -moi bien ... tirez à votre aise , ne vous pressez pas . Je vous le dirai , quand il faudra tomber sur eux à la baïonnette . Et il continua de les commander , la tête droite , surveillant au loin l' ennemi . Une autre maison , en face , avait pris feu . Le pétillement de la fusillade , les détonations des obus déchiraient l' air , qui s' emplissait de poussières et de fumées . Des soldats culbutaient au coin de chaque ruelle , des morts , les uns isolés , les autres en tas , faisaient des taches sombres , éclaboussées de rouge . Et , au-dessus du village , grandissait une effrayante clameur , la menace de milliers d' hommes se ruant sur quelques centaines de braves , résolus à mourir . Alors , * Delaherche , qui n' avait cessé d' appeler * Weiss , demanda une dernière fois : - vous ne venez pas ? ... tant pis ! Je vous lâche , adieu ! Il était environ sept heures , et il avait trop tardé . Tant qu' il put marcher le long des maisons , il profita des portes , des bouts de muraille , se collant dans les moindres encoignures , à chaque décharge . Jamais il ne se serait cru si jeune ni si agile , tellement il s' allongeait avec des souplesses de couleuvre . Mais , au bout de * Bazeilles , lorsqu' il lui fallut suivre pendant près de trois cents mètres la route déserte et nue , que balayaient les batteries du * Liry , il se sentit grelotter , bien qu' il fût trempé de sueur . Un moment encore , il s' avança courbé en deux , dans un fossé . Puis , il prit sa course follement , il galopa droit devant lui , les oreilles pleines de détonations , pareilles à des coups de tonnerre . Ses yeux brûlaient , il croyait marcher dans des flammes . Cela dura une éternité . Subitement , il aperçut une petite maison , sur la gauche ; et il se précipita , il s' abrita , la poitrine soulagée d' un poids énorme . Du monde l' entourait , des hommes , des chevaux . D' abord , il n' avait distingué personne . Ensuite , ce qu' il vit l' étonna . N' était -ce point l' empereur , avec tout un état-major ? Il hésitait , bien qu' il se vantât de le connaître , depuis qu' il avait failli lui parler , à * Baybel ; puis , il resta béant . C' était bien * Napoléon * Iii , qui lui apparaissait plus grand , à cheval , et les moustaches si fortement cirées , les joues si colorées , qu' il le jugea tout de suite rajeuni , fardé comme un acteur . Sûrement , il s' était fait peindre , pour ne pas promener , parmi son armée , l' effroi de son masque blême , décomposé par la souffrance , au nez aminci , aux yeux troubles . Et , averti dès cinq heures qu' on se battait à * Bazeilles , il était venu , de son air silencieux et morne de fantôme , aux chairs ravivées de vermillon . Une briqueterie était là , offrant un refuge . De l' autre côté , une pluie de balles en criblait les murs , et des obus , à chaque seconde , s' abattaient sur la route . Toute l' escorte s' était arrêtée . - sire , murmura une voix , il y a vraiment danger ... mais l' empereur se tourna , commanda du geste à son état-major de se ranger dans l' étroite ruelle qui longeait la briqueterie . Là , hommes et bêtes seraient cachés complètement . - en vérité , sire , c' est de la folie ... sire , nous vous en supplions ... il répéta simplement son geste , comme pour dire que l' apparition d' un groupe d' uniformes , sur cette route nue , attirerait certainement l' attention des batteries de la rive gauche . Et , tout seul , il s' avança , au milieu des balles et des obus , sans hâte , de sa même allure morne et indifférente , allant à son destin . Sans doute , il entendait derrière lui la voix implacable qui le jetait en avant , la voix criant de * Paris : " marche ! Marche ! Meurs en héros sur les cadavres entassés de ton peuple , frappe le monde entier d' une admiration émue , pour que ton fils règne ! " il marchait , il poussait son cheval à petits pas . Pendant une centaine de mètres , il marcha encore . Puis , il s' arrêta , attendant la fin qu' il était venu chercher . Les balles sifflaient comme un vent d' équinoxe , un obus avait éclaté , en le couvrant de terre . Il continua d' attendre . Les crins de son cheval se hérissaient , toute sa peau tremblait , dans un instinctif recul , devant la mort qui , à chaque seconde , passait , sans vouloir de la bête ni de l' homme . Alors , après cette attente infinie , l' empereur , avec son fatalisme résigné , comprenant que son destin n' était pas là , revint tranquillement , comme s' il n' avait désiré que reconnaître l' exacte position des batteries allemandes . - sire , que de courage ! ... de grâce , ne vous exposez plus ... mais , d' un geste encore , il invita son état-major à le suivre , sans l' épargner cette fois , pas plus qu' il ne s' épargnait lui-même ; et il monta vers la * Moncelle , à travers champs , par les terrains nus de la * Rapaille . Un capitaine fut tué , deux chevaux s' abattirent . Les régiments du 12e corps , devant lesquels il passait , le regardaient venir et disparaître comme un spectre , sans un salut , sans une acclamation . * Delaherche avait assisté à ces choses . Et il en frémissait , surtout en pensant que , dès qu' il aurait quitté la briqueterie , lui aussi allait se retrouver en plein sous les projectiles . Il s' attardait , il écoutait maintenant des officiers démontés qui étaient restés là . - je vous dis qu' il a été tué net , un obus qui l' a coupé en deux . - mais non , je l' ai vu emporter ... une simple blessure , un éclat dans la fesse ... - à quelle heure ? -vers six heures et demie , il y a une heure ... là-haut , près de la * Moncelle , dans un chemin creux ... - alors , il est rentré à * Sedan ? -certainement , il est à * Sedan . De qui parlaient -ils donc ? Brusquement , * Delaherche comprit qu' ils parlaient du maréchal * De * Mac- * Mahon , blessé en allant aux avant-postes . Le maréchal blessé ! C' était notre chance , comme avait dit le lieutenant d' infanterie de marine . Et il réfléchissait aux conséquences de l' accident , lorsque , à toutes brides , une estafette passa , criant à un camarade qu' elle venait de reconnaître : - le général * Ducrot est commandant en chef ! ... toute l' armée va se concentrer à * Illy , pour battre en retraite sur * Mézières ! Déjà , l' estafette galopait au loin , entrait dans * Bazeilles , sous le redoublement du feu ; tandis que * Delaherche , effaré des nouvelles extraordinaires , ainsi apprises coup sur coup , menacé de se trouver pris dans la retraite des troupes , se décidait et courait de son côté jusqu'à * Balan , d' où il regagnait * Sedan enfin , sans trop de peine . Dans * Bazeilles , l' estafette galopait toujours , cherchant les chefs pour leur donner les ordres . Et les nouvelles galopaient aussi , le maréchal * De * Mac- * Mahon blessé , le général * Ducrot nommé commandant en chef , toute l' armée se repliant sur * Illy . - quoi ? Que dit -on ? Cria * Weiss , déjà noir de poudre . Battre en retraite sur * Mézières à cette heure ! Mais c' est insensé , jamais on ne passera ! Il se désespérait , pris du remords d' avoir conseillé cela , la veille , justement à ce général * Ducrot , investi maintenant du commandement suprême . Certes , oui , la veille , il n' y avait pas d' autre plan à suivre : la retraite , la retraite immédiate , par le défilé saint- * Albert . Mais , à présent , la route devait être barrée , tout le fourmillement noir des prussiens s' en était allé là-bas , dans la plaine de * Donchery . Et , folie pour folie , il n' y en avait plus qu' une de désespérée et de brave , celle de jeter les bavarois à la * Meuse et de passer sur eux pour reprendre le chemin de * Carignan . * Weiss , qui , d' un petit coup sec , remontait ses lunettes à chaque seconde , expliquait la position au lieutenant , toujours assis contre la porte , avec ses deux jambes coupées , très pâle et agonisant du sang qu' il perdait . - mon lieutenant , je vous assure que j' ai raison ... dites à vos hommes de ne pas lâcher . Vous voyez bien que nous sommes victorieux . Encore un effort , et nous les flanquons à la * Meuse ! En effet , la deuxième attaque des bavarois venait d' être repoussée . Les mitrailleuses avaient de nouveau balayé la place de l' église , des entassements de cadavres y barraient le pavé , au grand soleil ; et , de toutes les ruelles , à la baïonnette , on rejetait l' ennemi dans les prés , une débandade , une fuite vers le fleuve , qui se serait à coup sûr changée en déroute , si des troupes fraîches avaient soutenu les marins , déjà exténués et décimés . D' autre part , dans le parc de * Montivilliers , la fusillade n' avançait guère , ce qui indiquait que , de ce côté aussi , des renforts auraient dégagé le bois . - dites à vos hommes , mon lieutenant ... à la baïonnette ! à la baïonnette ! D' une blancheur de cire , la voix mourante , le lieutenant eut encore la force de murmurer : - vous entendez , mes enfants , à la baïonnette ! Et ce fut son dernier souffle , il expira , la face droite et têtue , les yeux ouverts , regardant toujours la bataille . Des mouches déjà volaient et se posaient sur la tête broyée de * Françoise ; tandis que le petit * Auguste , dans son lit , pris du délire de la fièvre , appelait , demandait à boire , d' une voix basse et suppliante . - mère , réveille -toi , relève -toi ... j' ai soif , j' ai bien soif ... mais les ordres étaient formels , les officiers durent commander la retraite , désolés de ne pouvoir tirer profit de l' avantage qu' ils venaient de remporter . évidemment , le général * Ducrot , hanté par la crainte du mouvement tournant de l' ennemi , sacrifiait tout à la tentative folle d' échapper à son étreinte . La place de l' église fut évacuée , les troupes se replièrent de ruelle en ruelle , bientôt la route se vida . Des cris et des sanglots de femmes s' élevaient , des hommes juraient , brandissaient les poings , dans la colère de se voir ainsi abandonnés . Beaucoup s' enfermaient chez eux , résolus à s' y défendre et à mourir . - eh bien ! Moi , je ne fiche pas le camp ! Criait * Weiss , hors de lui . Non ! J' aime mieux y laisser la peau ... qu' ils viennent donc casser mes meubles et boire mon vin ! Plus rien n' existait que sa rage , cette fureur inextinguible de la lutte , à l' idée que l' étranger entrerait chez lui , s' assoirait sur sa chaise , boirait dans son verre . Cela soulevait tout son être , emportait son existence accoutumée , sa femme , ses affaires , sa prudence de petit bourgeois raisonnable . Et il s' enferma dans sa maison , s' y barricada , y tourna comme une bête en cage , passant d' une pièce dans une autre , s' assurant que toutes les ouvertures étaient bien bouchées . Il compta ses cartouches , il en avait encore une quarantaine . Puis , comme il allait donner un dernier coup d' oeil vers la * Meuse , pour s' assurer qu' aucune attaque n' était à craindre par les prairies , la vue des coteaux de la rive gauche l' arrêta de nouveau un instant . Des envolements de fumée indiquaient nettement les positions des batteries prussiennes . Et , dominant la formidable batterie de * Frénois , à l' angle d' un petit bois de la * Marfée , il retrouva le groupe d' uniformes , plus nombreux , d' un tel éclat au grand soleil , qu' en mettant son binocle par-dessus ses lunettes , il distinguait l' or des épaulettes et des casques . - sales bougres , sales bougres ! Répéta -t-il , le poing tendu . Là-haut , sur la * Marfée , c' était le roi * Guillaume et son état-major . Dès sept heures , il était venu de * Vendresse , où il avait couché , et il se trouvait là-haut , à l' abri de tout péril , ayant devant lui la vallée de la * Meuse , le déroulement sans bornes du champ de bataille . L' immense plan en relief allait d' un bord du ciel à l' autre ; tandis que , debout sur la colline , comme du trône réservé de cette gigantesque loge de gala , il regardait . Au milieu , sur le fond sombre de la forêt des * Ardennes , drapée à l' horizon ainsi qu' un rideau d' antique verdure , * Sedan se détachait , avec les lignes géométriques de ses fortifications , que les prés inondés et le fleuve noyaient au sud et à l' ouest . Dans * Bazeilles , des maisons flambaient déjà , une poussière de bataille embrumait le village . Puis , à l' est , de la * Moncelle à * Givonne , on ne voyait , pareils à des lignes d' insectes , traversant les chaumes , que quelques régiments du 12e corps et du 1er , qui disparaissaient par moments dans l' étroit vallon , où les hameaux étaient cachés ; et , en face , l' autre revers apparaissait , des champs pâles , que le bois * Chevalier tachait de sa masse verte . Mais surtout , au nord , le 7e corps était bien en vue , occupant de ses mouvants points noirs le plateau de * Floing , une large bande de terres rougeâtres qui descendait du petit bois de la * Garenne aux herbages du bord de l' eau . Au delà , c' était encore * Floing , * Saint- * Menges , * Fleigneux , * Illy , des villages perdus parmi la houle des terrains , toute une région tourmentée , coupée d' escarpements . Et c' était aussi , à gauche , la boucle de la * Meuse , les eaux lentes , d' argent neuf au clair soleil , enfermant la presqu'île d' * Iges de son vaste et paresseux détour , barrant tout chemin vers * Mézières , ne laissant , entre la berge extrême et les inextricables forêts , que la porte unique du défilé de saint- * Albert . Les cent mille hommes et les cinq cents canons de l' armée française étaient là , entassés et traqués dans ce triangle ; et , lorsque le roi de * Prusse se tournait vers l' ouest , il apercevait une autre plaine , celle de * Donchery , des champs vides s' élargissant vers * Briancourt , * Marancourt et * Vrignes- * Aux- * Bois , tout un infini de terres grises , poudroyant sous le ciel bleu ; et , lorsqu' il se tournait vers l' est , c' était aussi , en face des lignes françaises si resserrées , une immensité libre , un pullulement de villages , * Douzy et * Carignan d' abord , ensuite en remontant * Rubécourt , * Pourru- * Aux- * Bois , * Francheval , * Villers- * Cernay , jusqu'à * La * Chapelle , près de la frontière . Tout autour , la terre lui appartenait , il poussait à son gré les deux cent cinquante mille hommes et les huit cents canons de ses armées , il embrassait d' un seul regard leur marche envahissante . Déjà , d' un côté , le xie corps s' avançait sur * Saint- * Menges , tandis que le ve corps était à * Vrignes- * Aux- * Bois et que la division wurtembergeoise attendait près de * Donchery ; et , de l' autre côté , si les arbres et les coteaux le gênaient , il devinait les mouvements , il venait de voir le xiie corps pénétrer dans le bois * Chevalier , il savait que la garde devait avoir atteint * Villers- * Cernay . C' étaient les branches de l' étau , l' armée du prince royal de * Prusse à gauche , l' armée du prince royal de * Saxe à droite , qui s' ouvraient et montaient , d' un mouvement irrésistible , pendant que les deux corps bavarois se ruaient sur * Bazeilles . Aux pieds du roi * Guillaume , de * Remilly à * Frénois , les batteries presque ininterrompues tonnaient sans relâche , couvrant d' obus la * Moncelle et * Daigny , allant , par-dessus la ville de * Sedan , balayer les plateaux du nord . Et il n' était guère plus de huit heures , et il attendait l' inévitable résultat de la bataille , les yeux sur l' échiquier géant , occupé à mener cette poussière d' hommes , l' enragement de ces quelques points noirs , perdus au milieu de l' éternelle et souriante nature . chapitre II : sur le plateau de * Floing , au petit jour , dans le brouillard épais , le clairon * Gaude sonna la diane , de tout son souffle . Mais l' air était si noyé d' eau , que la sonnerie joyeuse s' étouffait . Et les hommes de la compagnie , qui n' avaient pas même eu le courage de dresser les tentes , roulés dans les toiles , couchés dans la boue , ne s' éveillaient pas , pareils déjà à des cadavres , avec leurs faces blêmes , durcies de fatigue et de sommeil . Il fallut les secouer un à un , les tirer de ce néant ; et ils se soulevaient comme des ressuscités , livides , les yeux pleins de la terreur de vivre . * Jean avait réveillé * Maurice . - quoi donc ? Où sommes -nous ? Effaré , il regardait , n' apercevait que cette mer grise , où flottaient les ombres de ses camarades . On ne distinguait rien , à vingt mètres devant soi . Toute orientation se trouvait perdue , il n' aurait pas été capable de dire de quel côté était * Sedan . Mais , à ce moment , le canon , quelque part , très loin , frappa son oreille . - ah ! Oui , c' est pour aujourd'hui , on se bat ... tant mieux ! On va donc en finir ! Des voix , autour de lui , disaient de même ; et c' était une sombre satisfaction , le besoin de s' évader de ce cauchemar , de les voir enfin , ces prussiens , qu' on était venu chercher , et devant lesquels on fuyait depuis tant de mortelles heures ! On allait donc leur envoyer des coups de fusil , s' alléger de ces cartouches qu' on avait apportées de si loin , sans en brûler une seule ! Cette fois , tous le sentaient , c' était l' inévitable bataille . Mais le canon de * Bazeilles tonnait plus haut , et * Jean , debout , écoutait . - où tire -t-on ? -ma foi , répondit * Maurice , ça m' a l' air d' être vers la * Meuse ... seulement , le diable m' emporte si je me doute où je suis . - écoute , mon petit , dit alors le caporal , tu ne vas pas me quitter , parce que , vois -tu , il faut savoir , si l' on ne veut pas attraper de mauvais coups ... moi , j' ai déjà vu ça , j' ouvrirai l' oeil pour toi et pour moi . L' escouade , cependant , commençait à grogner , fâchée de ne pouvoir se mettre sur l' estomac quelque chose de chaud . Pas possible d' allumer du feu , sans bois sec , et avec un sale temps pareil ! Au moment même où s' engageait la bataille , la question du ventre revenait , impérieuse , décisive . Des héros peut-être , mais des ventres avant tout . Manger , c' était l' unique affaire ; et avec quel amour on écumait le pot , les jours de bonne soupe ! Et quelles colères d' enfants et de sauvages , quand le pain manquait ! -lorsqu'on ne mange pas , on ne se bat pas , déclara * Chouteau . Du tonnerre de dieu , si je risque ma peau aujourd'hui ! Le révolutionnaire revenait chez ce grand diable de peintre en bâtiments , beau parleur de * Montmartre , théoricien de cabaret , gâtant les quelques idées justes , attrapées çà et là , dans le plus effroyable mélange d' âneries et de mensonges . - d' ailleurs , continua -t-il , est -ce qu' on ne s' est pas foutu de nous , à nous raconter que les prussiens crevaient de faim et de maladie , qu' ils n' avaient même plus de chemises et qu' on les rencontrait sur les routes , sales , en guenilles comme des pauvres ? * Loubet se mit à rire , de son air de gamin de * Paris , qui avait roulé au travers de tous les petits métiers des halles . - ah ! Ouiche ! C' est nous autres qui claquons de misère , et à qui on donnerait un sou , quand nous passons avec nos godillots crevés et nos frusques de chienlits ... et leurs grandes victoires donc ! Encore de jolis farceurs , lorsqu' ils nous racontaient qu' on venait de faire * Bismarck prisonnier et qu' on avait culbuté toute une armée dans une carrière ... non , ce qu' ils se sont foutus de nous ! * Pache et * Lapoulle , qui écoutaient , serraient les poings , en hochant furieusement la tête . D' autres , aussi , se fâchaient , car l' effet de ces continuels mensonges des journaux avait fini par être désastreux . Toute confiance était morte , on ne croyait plus à rien . L' imagination de ces grands enfants , si fertile d' abord en espérances extraordinaires , tombait maintenant à des cauchemars fous . - pardi ! Ce n' est pas malin , reprit * Chouteau , ça s' explique , puisque nous sommes vendus ... vous le savez bien tous . La simplicité paysanne de * Lapoulle s' exaspérait chaque fois à ce mot . - oh ! Vendus , faut -il qu' il y ait des gens canailles ! -vendus , comme * Judas a vendu son maître , murmura * Pache , que hantaient ses souvenirs d' histoire sainte . * Chouteau triomphait . - c' est bien simple , mon dieu ! On sait les chiffres ... * Mac- * Mahon a reçu trois millions , et les autres généraux chacun un million , pour nous amener ici ... ça s' est fait à * Paris , le printemps dernier ; et , cette nuit , ils ont tiré une fusée , histoire de dire que c' était prêt , et qu' on pouvait venir nous prendre . * Maurice fut révolté par la stupidité de l' invention . Autrefois , * Chouteau l' avait amusé , presque conquis , grâce à sa verve faubourienne . Mais , à présent , il ne tolérait plus ce pervertisseur , ce mauvais ouvrier qui crachait sur toutes les besognes , afin d' en dégoûter les autres . - pourquoi dites -vous des absurdités pareilles ? Cria -t-il . Vous savez bien que ce n' est pas vrai . - comment , pas vrai ? ... alors , maintenant , c' est pas vrai que nous sommes vendus ? ... ah ! Dis donc , toi l' aristo ! Est -ce que tu en es , de la bande à ces sales cochons de traîtres ? Il s' avançait , menaçant . - tu sais , faudrait le dire , monsieur le bourgeois , parce que , sans attendre ton ami * Bismarck , on te ferait tout de suite ton affaire . Les autres , de même , commençaient à gronder , et * Jean crut devoir intervenir . - silence donc ! Je mets au rapport le premier qui bouge ! Mais * Chouteau , ricanant , le hua . Il s' en fichait pas mal de son rapport ! Il se battrait ou il ne se battrait pas , à son idée ; et il ne fallait plus qu' on l' embêtât , parce qu' il n' avait pas des cartouches que pour les prussiens . à présent que la bataille était commencée , le peu de discipline , maintenue par la peur , s' effondrait : qu' est -ce qu' on pouvait lui faire ? Il filerait , dès qu' il en aurait assez . Et il fut grossier , excitant les autres contre le caporal , qui les laissait mourir de faim . Oui , c' était sa faute , si l' escouade n' avait rien mangé depuis trois jours , tandis que les camarades avaient eu de la soupe et de la viande . Mais monsieur était allé se goberger avec l' aristo chez des filles . On les avait bien vus , à * Sedan . - tu as boulotté l' argent de l' escouade , ose donc dire le contraire , bougre de fricoteur ! Du coup , les choses se gâtèrent . * Lapoulle serrait les poings , et * Pache , malgré sa douceur , affolé par la faim , voulait qu' on s' expliquât . Le plus raisonnable fut encore * Loubet , qui se mit à rire , de son air avisé , en disant que c' était bête de se manger entre français , lorsque les prussiens étaient là . Lui , n' était pas pour les querelles , ni à coups de poing , ni à coups de fusil ; et , faisant allusion aux quelques centaines de francs qu' il avait touchées , comme remplaçant militaire , il ajouta : - vrai ! S' ils croient que ma peau ne vaut pas plus cher que ça ! ... je vais leur en donner pour leur argent . Mais * Maurice et * Jean , irrités de cette agression imbécile , répondaient violemment , se disculpaient , lorsqu' une voix forte sortit du brouillard . - quoi donc ? Quoi donc ? Quels sont les sales pierrots qui se disputent ? Et le lieutenant * Rochas parut , avec son képi jauni par les pluies , sa capote où manquaient des boutons , toute sa maigre et dégingandée personne dans un pitoyable état d' abandon et de misère . Il n' en était pas moins d' une crânerie victorieuse , les yeux étincelants , les moustaches hérissées . - mon lieutenant , répondit * Jean hors de lui , ce sont ces hommes qui crient comme ça que nous sommes vendus ... oui , nos généraux nous auraient vendus ... dans le crâne étroit de * Rochas , cette idée de trahison n' était pas loin de paraître naturelle , car elle expliquait les défaites qu' il ne pouvait admettre . - eh bien ! Qu' est -ce que ça leur fout d' être vendus ? ... est -ce que ça les regarde ? ... ça n' empêche pas que les prussiens sont là et que nous allons leur allonger une de ces raclées dont on se souvient . Au loin , derrière l' épais rideau de brume , le canon de * Bazeilles ne cessait point . Et , d' un grand geste , il tendit les bras . - hein ! Cette fois , ça y est ! ... on va donc les reconduire chez eux , à coups de crosse ! Tout , pour lui , depuis qu' il entendait la canonnade , se trouvait effacé : les lenteurs , les incertitudes de la marche , la démoralisation des troupes , le désastre de * Beaumont , l' agonie dernière de la retraite forcée sur * Sedan . Puisqu' on se battait , est -ce que la victoire n' était pas certaine ? Il n' avait rien appris ni rien oublié , il gardait son mépris fanfaron de l' ennemi , son ignorance absolue des conditions nouvelles de la guerre , son obstinée certitude qu' un vieux soldat d' * Afrique , de * Crimée et d' * Italie ne pouvait pas être battu . Ce serait vraiment trop drôle , de commencer à son âge ! Un rire brusque lui fendit les mâchoires . Il eut une de ces tendresses de brave homme qui le faisaient adorer de ses soldats , malgré les bourrades qu' il leur distribuait parfois . - écoutez , mes enfants , au lieu de vous disputer , ça vaudra mieux de boire la goutte ... oui , je vas vous payer la goutte , vous la boirez à ma santé . Et , d' une poche profonde de sa capote , il tira une bouteille d' eau-de-vie , en ajoutant , de son air triomphal , que c' était un cadeau d' une dame . La veille , en effet , on l' avait vu , attablé au fond d' un cabaret de * Floing , très entreprenant à l' égard de la servante , qu' il tenait sur ses genoux . Maintenant , les soldats riaient de bon coeur , tendaient leurs gamelles , dans lesquelles il versait lui-même , gaiement . - mes enfants , il faut boire à vos bonnes amies , si vous en avez , et il faut boire à la gloire de la * France ... je ne connais que ça , vive la joie ! -c'est bien vrai , mon lieutenant , à votre santé et à la santé de tout le monde ! Tous burent , réconciliés , réchauffés . Ce fut très gentil , cette goutte , dans le petit froid du matin , au moment de marcher à l' ennemi . Et * Maurice la sentit qui descendait dans ses veines , en lui rendant la chaleur et la demi-ivresse de l' illusion . Pourquoi ne battrait -on pas les prussiens ? Est -ce que les batailles ne réservaient pas leurs surprises , des revirements inattendus dont l' histoire gardait l' étonnement ? Ce diable d' homme ajoutait que * Bazaine était en marche , qu' on l' attendait avant le soir : oh ! Un renseignement sûr , qu' il tenait de l' aide de camp d' un général ; et , bien qu' il montrât la * Belgique , pour indiquer la route par laquelle arrivait * Bazaine , * Maurice s' abandonna à une de ces crises d' espoir , sans lesquelles il ne pouvait vivre . Peut-être enfin était -ce la revanche . - qu' est -ce que nous attendons , mon lieutenant ? Se permit -il de demander . On ne marche donc pas ! * Rochas eut un geste , comme pour dire qu' il n' avait pas d' ordre . Puis , après un silence : - quelqu' un a -t-il vu le capitaine ? Personne ne répondit . * Jean se souvenait de l' avoir vu , dans la nuit , s' éloigner du côté de * Sedan ; mais un soldat prudent ne doit jamais voir un chef , en dehors du service . Il se taisait , lorsque , en se retournant , il aperçut une ombre , qui revenait le long de la haie . - le voici , dit -il . C' était , en effet , le capitaine * Beaudoin . Il les étonna tous par la correction de sa tenue , son uniforme brossé , ses chaussures cirées , qui contrastaient si violemment avec le pitoyable état du lieutenant . Et il y avait en outre une coquetterie , comme des soins galants , dans ses mains blanches et la frisure de ses moustaches , un vague parfum de lilas de * Perse qui sentait le cabinet de toilette bien installé de jolie femme . - tiens ! Ricana * Loubet , le capitaine a donc retrouvé ses bagages ! Mais personne ne sourit , car on le savait peu commode . Il était exécré , tenant ses hommes à l' écart . Un pète-sec , selon le mot de * Rochas . Depuis les premières défaites , il avait l' air absolument choqué ; et le désastre que tous prévoyaient lui semblait surtout inconvenant . Bonapartiste convaincu , promis au plus bel avancement , appuyé par plusieurs salons , il sentait sa fortune choir dans toute cette boue . On racontait qu' il avait une très jolie voix de ténor , à laquelle il devait beaucoup déjà . Pas inintelligent d' ailleurs , bien que ne sachant rien de son métier , uniquement désireux de plaire , et très brave , quand il le fallait , sans excès de zèle . - quel brouillard ! Dit -il simplement , soulagé de retrouver sa compagnie , qu' il cherchait depuis une demi-heure , avec la crainte de s' être perdu . Tout de suite , un ordre étant enfin arrivé , le bataillon se porta en avant . De nouveaux flots de brume devaient monter de la * Meuse , car on marchait presque à tâtons , au milieu d' une sorte de rosée blanchâtre qui tombait en pluie fine . Et * Maurice eut alors une vision qui le frappa , celle du colonel * De * Vineuil , surgissant tout d' un coup , immobile sur son cheval , à l' angle de deux routes , lui très grand , très pâle , tel qu' un marbre de la désespérance , la bête frissonnante au froid du matin , les naseaux ouverts , tournés là-bas , vers le canon . Mais , surtout , à dix pas en arrière , flottait le drapeau du régiment , que le sous-lieutenant de service tenait , sorti déjà de son fourreau , et qui , dans la blancheur molle et mouvante des vapeurs , semblait en plein ciel de rêve , une apparition de gloire , tremblante , près de s' évanouir . L' aigle dorée était trempée d' eau , tandis que la soie des trois couleurs , où se trouvaient brodés des noms de victoire , pâlissait , enfumée , trouée d' anciennes blessures ; et il n' y avait guère que la croix d' honneur , attachée à la cravate , qui mît dans tout cet effacement l' éclat vif de ses branches d' émail . Le drapeau , le colonel disparurent , noyés sous une nouvelle vague , et le bataillon avançait toujours , sans savoir où , comme dans une ouate humide . On avait descendu une pente , on remontait maintenant par un chemin étroit . Puis , le cri de halte retentit . Et l' on resta là , l' arme au pied , les épaules alourdies par le sac , avec défense de bouger . On devait se trouver sur un plateau ; mais impossible encore de voir à vingt pas , on ne distinguait absolument rien . Il était sept heures , le canon semblait s' être rapproché , de nouvelles batteries tiraient de l' autre côté de * Sedan , de plus en plus voisines . - oh ! Moi , dit brusquement le sergent * Sapin à * Jean et à * Maurice , je serai tué aujourd'hui . Il n' avait pas ouvert la bouche depuis le réveil , l' air enfoncé dans une rêverie , avec sa grêle figure aux grands beaux yeux et au petit nez pincé . - en voilà une idée ! Se récria * Jean , est -ce qu' on peut dire ce qu' on attrapera ? ... vous savez , il n' y en a pour personne , et il y en a pour tout le monde . Mais le sergent hocha la tête , dans un branle d' absolue certitude . - oh ! Moi , c' est comme si c' était fait ... je serai tué aujourd'hui . Des têtes se tournèrent , on lui demanda s' il avait vu ça en rêve . Non , il n' avait rien rêvé ; seulement , il le sentait , c' était là . - et ça m' embête tout de même , parce que j' allais me marier , en rentrant chez moi . Ses yeux de nouveau vacillèrent , il revoyait sa vie . Fils de petits épiciers de * Lyon , gâté par sa mère qu' il avait perdue , n' ayant pu s' entendre avec son père , il était resté au régiment , dégoûté de tout , sans vouloir se laisser racheter ; et puis , pendant un congé , il s' était mis d' accord avec une de ses cousines , se reprenant à l' existence , faisant ensemble l' heureux projet de tenir un commerce , grâce aux quelques sous qu' elle devait apporter . Il avait de l' instruction , l' écriture , l' orthographe , le calcul . Depuis un an , il ne vivait plus que pour la joie de cet avenir . Il eut un frisson , se secoua pour sortir de son idée fixe , en répétant d' un air calme : - oui , c' est embêtant , je serai tué aujourd'hui . Personne ne parlait plus , l' attente continua . On ne savait même pas si l' on tournait le dos ou la face à l' ennemi . Des bruits vagues , par moments , venaient de l' inconnu du brouillard : grondements de roues , piétinements de foule , trots lointains de chevaux . C' étaient les mouvements de troupes que la brume cachait , toute l' évolution du 7e corps en train de prendre ses positions de combat . Mais , depuis un instant , il semblait que les vapeurs devinssent plus légères . Des lambeaux s' enlevaient comme des mousselines , des coins d' horizon se découvraient , troubles encore , d' un bleu morne d' eau profonde . Et ce fut , dans une de ces éclaircies , qu' on vit défiler , tels qu' une chevauchée de fantômes , les régiments de chasseurs d' * Afrique qui faisaient partie de la division * Margueritte . Raides sur la selle , avec leurs vestes d' ordonnance , leurs larges ceintures rouges , ils poussaient leurs chevaux , des bêtes minces , à moitié disparues sous la complication du paquetage . Après un escadron , un autre escadron ; et tous , sortis de l' incertain , rentraient dans l' incertain , avaient l' air de se fondre sous la pluie fine . Sans doute , ils gênaient , on les emmenait plus loin , ne sachant qu' en faire , ainsi que cela arrivait depuis le commencement de la campagne . à peine les avait -on employés comme éclaireurs , et , dès que le combat s' engageait , on les promenait de vallon en vallon , précieux et inutiles . * Maurice regardait , en songeant à * Prosper . - tiens ! Murmura -t-il , c' est peut-être lui , là-bas . - qui donc ? Demanda * Jean . - ce garçon de * Remilly , tu sais bien , dont nous avons rencontré le frère à * Oches . Mais les chasseurs étaient passés , et il y eut encore un brusque galop , un état-major qui dévalait par le chemin en pente . Cette fois , * Jean avait reconnu leur général de brigade , * Bourgain- * Desfeuilles , le bras agité dans un geste violent . Il avait donc daigné quitter enfin l' hôtel de la croix-d'or ; et sa mauvaise humeur disait assez son ennui de s' être levé si tôt , dans des conditions d' installation et de nourriture déplorables . Sa voix tonnante arriva , distincte . - eh ! Nom de dieu ! La * Moselle ou la * Meuse , l' eau qui est là , enfin ! Le brouillard , pourtant , se levait . Ce fut soudain , comme à * Bazeilles , le déroulement d' un décor , derrière le flottant rideau qui remontait avec lenteur vers les frises . Un clair ruissellement de soleil tombait du ciel bleu . Et tout de suite * Maurice reconnut l' endroit où ils attendaient . - ah ! Dit -il à * Jean , nous sommes sur le plateau de l' * Algérie ... tu vois , de l' autre côté du vallon , en face de nous , ce village , c' est * Floing ; et là-bas , c' est * Saint- * Menges ; et , plus loin encore , c' est * Fleigneux ... puis , tout au fond , dans la forêt des * Ardennes , ces arbres maigres sur l' horizon , c' est la frontière ... il continua , la main tendue . Le plateau de l' * Algérie , une bande de terre rougeâtre , longue de trois kilomètres , descendait en pente douce du bois de la * Garenne à la * Meuse , dont des prairies le séparaient . C' était là que le général * Douay avait rangé le 7e corps , désespéré de n' avoir pas assez d' hommes pour défendre une ligne si développée et pour se relier solidement au 1er corps , qui occupait , perpendiculairement à lui , le vallon de la * Givonne , du bois de la * Garenne à * Daigny . - hein ? Est -ce grand , est -ce grand ! Et * Maurice , se retournant , faisait de la main le tour de l' horizon . Du plateau de l' * Algérie , tout le champ de bataille se déroulait , immense , vers le sud et vers l' ouest : d' abord , * Sedan , dont on voyait la citadelle , dominant les toits ; puis , * Balan et * Bazeilles , dans une fumée trouble qui persistait ; puis , au fond , les coteaux de la rive gauche , le * Liry , la * Marfée , la * Croix- * Piau . Mais c' était surtout vers l' ouest , vers * Donchery , que s' étendait la vue . La boucle de la * Meuse enserrait la presqu'île d' * Iges d' un ruban pâle ; et , là , on se rendait parfaitement compte de l' étroite route de * Saint- * Albert , qui filait entre la berge et un coteau escarpé , couronné plus loin par le petit bois du * Seugnon , une queue des bois de la * Falizette . En haut de la côte , au carrefour de la maison-rouge , débouchait la route de * Vrignes- * Aux- * Bois et de * Donchery . - vois -tu , par là , nous pourrions nous replier sur * Mézières . Mais , à cette minute même , un premier coup de canon partit de * Saint- * Menges . Dans les fonds , traînaient encore des lambeaux de brouillard , et rien n' apparaissait , qu' une masse confuse , en marche dans le défilé de * Saint- * Albert . - ah ! Les voici , reprit * Maurice qui baissa instinctivement la voix , sans nommer les prussiens . Nous sommes coupés , c' est fichu ! Il n' était pas huit heures . Le canon , qui redoublait du côté de * Bazeilles , se faisait aussi entendre à l' est , dans le vallon de la * Givonne , qu' on ne pouvait voir : c' était le moment où l' armée du prince royal de * Saxe , au sortir du bois * Chevalier , abordait le 1er corps , en avant de * Daigny . Et , maintenant que le xie corps prussien , en marche vers * Floing , ouvrait le feu sur les troupes du général * Douay , la bataille se trouvait engagée de toutes parts , du sud au nord , sur cet immense périmètre de plusieurs lieues . * Maurice venait d' avoir conscience de l' irréparable faute qu' on avait commise , en ne se retirant pas sur * Mézières , pendant la nuit . Mais , pour lui , les conséquences restaient confuses . Seul , un sourd instinct du danger lui faisait regarder avec inquiétude les hauteurs voisines , qui dominaient le plateau de l' * Algérie . Si l' on n' avait pas eu le temps de battre en retraite , pourquoi ne s' était -on pas décidé à occuper ces hauteurs , en s' adossant contre la frontière , quitte à passer en * Belgique , dans le cas où l' on serait culbuté ? Deux points surtout semblaient menaçants , le mamelon du * Hattoy , au-dessus de * Floing , à gauche , et le calvaire d' * Illy , une croix de pierre entre deux tilleuls , à droite . La veille , le général * Douay avait fait occuper le * Hattoy par un régiment , qui , dès le petit jour , s' était replié , trop en l' air . Quant au calvaire d' * Illy , il devait être défendu par l' aile gauche du 1er corps . Les terres s' étendaient entre * Sedan et la forêt des * Ardennes , vastes et nues , profondément vallonnées ; et la clef de la position était visiblement là , au pied de cette croix et de ces deux tilleuls , d' où l' on balayait toute la contrée environnante . Trois autres coups de canon retentirent . Puis , ce fut toute une salve . Cette fois , on avait vu une fumée monter d' un petit coteau , à gauche de * Saint- * Menges . - allons , dit * Jean , c' est notre tour . Pourtant , rien n' arrivait . Les hommes , toujours immobiles , l' arme au pied , n' avaient d' autre amusement que de regarder la belle ordonnance de la deuxième division , rangée devant * Floing , et dont la gauche , placée en potence , était tournée vers la * Meuse , pour parer à une attaque de ce côté . Vers l' est , se déployait la troisième division , jusqu'au bois de la * Garenne , en dessous d' * Illy , tandis que la première , très entamée à * Beaumont , se trouvait en seconde ligne . Pendant la nuit , le génie avait travaillé à des ouvrages de défense . Même , sous le feu commençant des prussiens , on creusait encore des tranchées-abris , on élevait des épaulements . Mais une fusillade éclata , dans le bas de * Floing , tout de suite éteinte du reste , et la compagnie du capitaine * Beaudoin reçut l' ordre de se reporter de trois cents mètres en arrière . On arrivait dans un vaste carré de choux , lorsque le capitaine cria , de sa voix brève : - tous les hommes par terre ! Il fallut se coucher . Les choux étaient trempés d' une abondante rosée , leurs épaisses feuilles d' or vert retenaient des gouttes , d' une pureté et d' un éclat de gros brillants . - la hausse à quatre cents mètres , cria de nouveau le capitaine . Alors , * Maurice appuya le canon de son chassepot sur un chou qu' il avait devant lui . Mais on ne voyait plus rien , ainsi au ras du sol : des terrains s' étendaient , confus , coupés de verdures . Et il poussa le coude de * Jean , allongé à sa droite , en demandant ce qu' on fichait là . * Jean , expérimenté , lui montra , sur un tertre voisin , une batterie qu' on était en train d' établir . évidemment , on les avait postés à cette place pour soutenir cette batterie . Pris de curiosité , * Maurice se releva , désireux de savoir si * Honoré n' en était pas , avec sa pièce ; mais l' artillerie de réserve se trouvait en arrière , à l' abri d' un bouquet d' arbres . - nom de dieu ! Hurla * Rochas , voulez -vous bien vous coucher ! Et * Maurice n' était pas allongé de nouveau , qu' un obus passa en sifflant . à partir de ce moment , ils ne cessèrent plus . Le tir ne se régla qu' avec lenteur , les premiers allèrent tomber bien au delà de la batterie , qui , elle aussi , commençait à tirer . En outre , beaucoup de projectiles n' éclataient pas , amortis dans la terre molle ; et ce furent d' abord des plaisanteries sans fin sur la maladresse de ces sacrés mangeurs de choucroute . - ah bien ! Dit * Loubet , il est raté , leur feu d' artifice ! -pour sûr qu' ils ont pissé dessus ! Ajouta * Chouteau , en ricanant . Le lieutenant * Rochas lui-même s' en mêla . - quand je vous disais que ces jean-foutre ne sont pas même capables de pointer un canon ! Mais un obus éclata à dix mètres , couvrant la compagnie de terre . Et , bien que * Loubet fît la blague de crier aux camarades de prendre leurs brosses dans les sacs , * Chouteau pâlissant se tut . Il n' avait jamais vu le feu , ni * Pache , ni * Lapoulle non plus d' ailleurs , personne de l' escouade , excepté * Jean . Les paupières battaient sur les yeux un peu troubles , les voix se faisaient grêles , comme étranglées au passage . Assez maître de lui , * Maurice s' efforçait de s' étudier : il n' avait pas encore peur , car il ne se croyait pas en danger ; et il n' éprouvait , à l' épigastre , qu' une sensation de malaise , tandis que sa tête se vidait , incapable de lier deux idées l' une à l' autre . Cependant , son espoir grandissait plutôt , ainsi qu' une ivresse , depuis qu' il s' était émerveillé du bel ordre des troupes . Il en était à ne plus douter de la victoire , si l' on pouvait aborder l' ennemi à la baïonnette . - tiens ! Murmura -t-il , c' est plein de mouches . à trois reprises déjà , il avait entendu comme un vol d' abeilles . - mais non , dit * Jean , en riant , ce sont des balles . D' autres légers bourdonnements d' ailes passèrent . Toute l' escouade tournait la tête , s' intéressait . C' était irrésistible , les hommes renversaient le cou , ne pouvaient rester en place . - écoute , recommanda * Loubet à * Lapoulle , en s' amusant de sa simplicité , quand tu vois arriver une balle , tu n' as qu' à mettre , comme ça , un doigt devant ton nez : ça coupe l' air , la balle passe à droite ou à gauche . - mais je ne les vois pas , dit * Lapoulle . Un rire formidable éclata autour de lui . - oh ! Le malin , il ne les voit pas ! ... ouvre donc tes quinquets , imbécile ! ... tiens ! En voici une , tiens ! En voici une autre ... tu ne l' as pas vue , celle -là ? Elle était verte . Et * Lapoulle écarquillait les yeux , mettait un doigt devant son nez , pendant que * Pache , tâtant le scapulaire qu' il portait , l' aurait voulu étendre , pour s' en faire une cuirasse sur toute la poitrine . * Rochas , qui était resté debout , s' écria , de sa voix goguenarde : - mes enfants , les obus , on ne vous défend pas de les saluer . Quant aux balles , c' est inutile , il y en a trop ! à ce moment , un éclat d' obus vint fracasser la tête d' un soldat , au premier rang . Il n' y eut pas même de cri : un jet de sang et de cervelle , et ce fut tout . - pauvre bougre ! Dit simplement le sergent * Sapin , très calme et très pâle . à un autre ! Mais on ne s' entendait plus , * Maurice souffrait surtout de l' effroyable vacarme . La batterie voisine tirait sans relâche , d' un grondement continu dont la terre tremblait ; et les mitrailleuses , plus encore , déchiraient l' air , intolérables . Est -ce qu' on allait rester ainsi longtemps , couchés au milieu des choux ? On ne voyait toujours rien , on ne savait rien . Impossible d' avoir la moindre idée de la bataille : était -ce même une vraie , une grande bataille ? Au-dessus de la ligne rase des champs , * Maurice ne reconnaissait que le sommet arrondi et boisé du * Hattoy , très loin , désert encore . D' ailleurs , à l' horizon , pas un prussien ne se montrait . Seules , des fumées s' élevaient , flottaient un instant dans le soleil . Et , comme il tournait la tête , il fut très surpris d' apercevoir , au fond d' un vallon écarté , protégé par des pentes rudes , un paysan qui labourait sans hâte , poussant sa charrue attelée d' un grand cheval blanc . Pourquoi perdre un jour ? Ce n' était pas parce qu' on se battait , que le blé cesserait de croître et le monde de vivre . Dévoré d' impatience , * Maurice se mit debout . Dans un regard , il revit les batteries de * Saint- * Menges qui les canonnaient , couronnées de vapeurs fauves , et il revit surtout , venant de * Saint- * Albert , le chemin noir de prussiens , un pullulement indistinct de horde envahissante . Déjà , * Jean le saisissait aux jambes , le ramenait violemment par terre . - es -tu fou ? Tu vas y rester ! Et , de son côté , * Rochas jurait . - voulez -vous bien vous coucher ! Qui est -ce qui m' a fichu des gaillards qui se font tuer , quand ils n' en ont pas l' ordre ! -mon lieutenant , dit * Maurice , vous n' êtes pas couché , vous ! -ah ! Moi , c' est différent , il faut que je sache . Le capitaine * Beaudoin , lui aussi , était bravement debout . Mais il ne desserrait pas les lèvres , sans lien avec ses hommes , et il semblait ne pouvoir tenir en place , piétinant d' un bout du champ à l' autre . Toujours l' attente , rien n' arrivait . * Maurice étouffait sous le poids de son sac , qui lui écrasait le dos et la poitrine , dans cette position couchée , si pénible à la longue . On avait bien recommandé aux hommes de ne jeter leur sac qu' à la dernière extrémité . - dis donc , est -ce que nous allons passer la journée comme ça ? Finit -il par demander à * Jean . - possible ... à * Solférino , c' était dans un champ de carottes , nous y sommes restés cinq heures , le nez par terre . Puis , il ajouta , en garçon pratique : - pourquoi te plains -tu ? On n' est pas mal ici . Il sera toujours temps de s' exposer davantage . Va , chacun son tour . Si l' on se faisait tous tuer au commencement , il n' y en aurait plus pour la fin . - ah ! Interrompit brusquement * Maurice , vois donc cette fumée , sur le * Hattoy ... ils ont pris le * Hattoy , nous allons la danser belle ! Et , pendant un instant , sa curiosité anxieuse , où entrait le frisson de sa peur première , eut un aliment . Il ne quittait plus du regard le sommet arrondi du mamelon , la seule bosse de terrain qu' il aperçût , dominant la ligne fuyante des vastes champs , au ras de son oeil . Le * Hattoy était beaucoup trop éloigné , pour qu' il y distinguât les servants des batteries que les prussiens venaient d' y établir ; et il ne voyait en effet que les fumées , à chaque décharge , au-dessus d' un taillis , qui devait cacher les pièces . C' était , comme il en avait eu le sentiment , une chose grave , que la prise par l' ennemi de cette position , dont le général * Douay avait dû abandonner la défense . Elle commandait les plateaux environnants . Tout de suite , les batteries , qui ouvraient leur feu sur la deuxième division du 7e corps , la décimèrent . Maintenant , le tir se réglait , la batterie française , près de laquelle était couchée la compagnie * Beaudoin , eut coup sur coup deux servants tués . Un éclat vint même blesser un homme de cette compagnie , un fourrier dont le talon gauche fut emporté et qui se mit à pousser des hurlements de douleur , dans une sorte de folie subite . - tais -toi donc , animal ! Répétait * Rochas . Est -ce qu' il y a du bon sens à gueuler ainsi , pour un bobo au pied ! L' homme , soudainement calmé , se tut , tomba à une immobilité stupide , son pied dans sa main . Et le formidable duel d' artillerie continua , s' aggrava , par-dessus la tête des régiments couchés , dans la campagne ardente et morne , où pas une âme n' apparaissait , sous le brûlant soleil . Il n' y avait que ce tonnerre , que cet ouragan de destruction , roulant au travers de cette solitude . Les heures allaient s' écouler , cela ne cesserait point . Mais déjà la supériorité de l' artillerie allemande s' indiquait , les obus à percussion éclataient presque tous , à des distances énormes ; tandis que les obus français , à fusée , d' un vol beaucoup plus court , s' enflammaient le plus souvent en l' air , avant d' être arrivés au but . Et aucune autre ressource que de se faire tout petit , dans le sillon où l' on se terrait ! Pas même le soulagement , la griserie de s' étourdir en lâchant des coups de fusil ; car tirer sur qui ? Puisqu' on ne voyait toujours personne , à l' horizon vide ! -allons -nous tirer à la fin ! Répétait * Maurice hors de lui . Je donnerais cent sous pour en voir un . C' est exaspérant d' être mitraillé ainsi , sans pouvoir répondre . - attends , ça viendra peut-être , répondait * Jean , paisible . Mais un galop , à leur gauche , leur fit tourner la tête . Ils reconnurent le général * Douay , suivi de son état-major , accouru pour se rendre compte de la solidité de ses troupes , sous le feu terrible du * Hattoy . Il sembla satisfait , il donnait quelques ordres , lorsque , débouchant d' un chemin creux , le général * Bourgain- * Desfeuilles parut à son tour . Ce dernier , tout soldat de cour qu' il était , trottait insouciamment au milieu des projectiles , entêté dans sa routine d' * Afrique , n' ayant profité d' aucune leçon . Il criait et gesticulait comme * Rochas . -je les attends , je les attends tout à l' heure , au corps à corps ! Puis , apercevant le général * Douay , il s' approcha . - mon général , est -ce vrai , cette blessure du maréchal ? -oui , malheureusement ... j' ai reçu tout à l' heure un billet du général * Ducrot , où il m' annonçait que le maréchal l' avait désigné pour prendre le commandement de l' armée . - ah ! C' est le général * Ducrot ! ... et quels sont les ordres ? Le général eut un geste désespéré . Depuis la veille , il sentait l' armée perdue , il avait vainement insisté pour qu' on occupât les positions de * Saint- * Menges et d' * Illy , afin d' assurer la retraite sur * Mézières . - * Ducrot reprend notre plan , toutes les troupes vont se concentrer sur le plateau d' * Illy . Et il répéta son geste , comme pour dire qu' il était trop tard . Le bruit du canon emportait ses paroles , mais le sens en était arrivé très net aux oreilles de * Maurice , qui en restait effaré . Eh quoi ! Le maréchal * De * Mac- * Mahon blessé , le général * Ducrot commandant à sa place , toute l' armée en retraite au nord de * Sedan ! Et ces faits si graves , ignorés des pauvres diables de soldats en train de se faire tuer ! Et cette partie effroyable , livrée ainsi au hasard d' un accident , au caprice d' une direction nouvelle ! Il sentit la confusion , le désarroi final où tombait l' armée , sans chef , sans plan , tiraillée en tous sens ; pendant que les allemands allaient droit à leur but , avec leur rectitude , d' une précision de machine . Déjà , le général * Bourgain- * Desfeuilles s' éloignait , lorsque le général * Douay , qui venait de recevoir un nouveau message , apporté par un hussard couvert de poussière , le rappela violemment . - général ! Général ! Sa voix était si haute , si tonnante de surprise et d' émotion , qu' elle dominait le bruit de l' artillerie . - général ! Ce n' est plus * Ducrot qui commande , c' est * Wimpffen ! ... oui , il est arrivé hier , en plein dans la déroute de * Beaumont , pour remplacer * De * Failly à la tête du 5e corps ... et il m' écrit qu' il avait une lettre de service du ministre de la guerre , le mettant à la tête de l' armée , dans le cas où le commandement viendrait à être libre ... et l' on ne se replie plus , les ordres sont de regagner et de défendre nos positions premières . Les yeux arrondis , le général * Bourgain- * Desfeuilles écoutait . - nom de dieu ! Dit -il enfin , faudrait savoir ... moi , je m' en fous d' ailleurs ! Et il galopa , réellement insoucieux au fond , n' ayant vu dans la guerre qu' un moyen rapide de passer général de division , gardant la seule hâte que cette bête de campagne s' achevât au plus tôt , depuis qu' elle apportait si peu de contentement à tout le monde . Alors , parmi les soldats de la compagnie * Beaudoin , ce fut une risée . * Maurice ne disait rien , mais il était de l' avis de * Chouteau et de * Loubet , qui blaguaient , débordants de mépris . à hue , à dia ! Va comme je te pousse ! En v'là des chefs qui s' entendaient et qui ne tiraient pas la couverture à eux ! Est -ce que le mieux n' était pas d' aller se coucher , quand on avait des chefs pareils ? Trois commandants en deux heures , trois gaillards qui ne savaient pas même au juste ce qu' il y avait à faire et qui donnaient des ordres différents ! Non , vrai , c' était à ficher en colère et à démoraliser le bon * Dieu en personne ! Et les accusations fatales de trahison revenaient , * Ducrot et * Wimpffen voulaient gagner les trois millions de * Bismarck , comme * Mac- * Mahon . Le général * Douay était resté , en avant de son état-major , seul et les regards au loin , sur les positions prussiennes , dans une rêverie d' une infinie tristesse . Longtemps , il examina le * Hattoy , dont les obus tombaient à ses pieds . Puis , après s' être tourné vers le plateau d' * Illy , il appela un officier , pour porter un ordre , là-bas , à la brigade du 5e corps , qu' il avait demandée la veille au général * De * Wimpffen , et qui le reliait à la gauche du général * Ducrot . Et on l' entendit encore dire nettement : - si les prussiens s' emparaient du calvaire , nous ne pourrions rester une heure ici , nous serions rejetés dans * Sedan . Il partit , disparut avec son escorte , au coude du chemin creux , et le feu redoubla . On l' avait aperçu sans doute . Les obus , qui , jusque -là , n' étaient arrivés que de face , se mirent à pleuvoir par le travers , venant de la gauche . C' étaient les batteries de * Frénois , et une autre batterie , installée dans la presqu'île d' * Iges , qui croisaient leurs salves avec celles du * Hattoy . Tout le plateau de l' * Algérie en était balayé . Dès lors , la position de la compagnie devint terrible . Les hommes , occupés à surveiller ce qui se passait en face d' eux , eurent cette autre inquiétude dans leur dos , ne sachant à quelle menace échapper . Coup sur coup , trois hommes furent tués , deux blessés hurlèrent . Et ce fut ainsi que le sergent * Sapin reçut la mort , qu' il attendait . Il s' était tourné , il vit venir l' obus , lorsqu' il ne pouvait plus l' éviter . - ah ! Voilà ! Dit -il simplement . Sa petite figure , aux grands beaux yeux , n' était que profondément triste , sans terreur . Il eut le ventre ouvert . Et il se lamenta . - oh ! Ne me laissez pas , emportez -moi à l' ambulance , je vous en supplie ... emportez -moi . * Rochas voulut le faire taire . Brutalement , il allait lui dire qu' avec une blessure pareille , on ne dérangeait pas inutilement deux camarades . Puis , apitoyé : - mon pauvre garçon , attendez un peu que des brancardiers viennent vous prendre . Mais le misérable continuait , pleurait maintenant , éperdu du bonheur rêvé qui s' en allait avec son sang . - emportez -moi , emportez -moi ... et le capitaine * Beaudoin , dont cette plainte exaspérait sans doute les nerfs en révolte , demanda deux hommes de bonne volonté , pour le porter à un petit bois voisin , où il devait y avoir une ambulance volante . D' un bond , prévenant les autres , * Chouteau et * Loubet s' étaient levés , avaient saisi le sergent , l' un par les épaules , l' autre par les pieds ; et ils l' emportèrent , au grand trot . Mais , en chemin , ils le sentirent qui se raidissait , qui expirait , dans une secousse dernière . - dis donc , il est mort , déclara * Loubet . Lâchons -le . * Chouteau , furieusement , s' obstinait . - veux -tu bien courir , feignant ! Plus souvent que je le lâche ici , pour qu' on nous rappelle ! Ils continuèrent leur course avec le cadavre , jusqu'au petit bois , le jetèrent au pied d' un arbre , s' éloignèrent . On ne les revit que le soir . Le feu redoublait , la batterie voisine venait d' être renforcée de deux pièces ; et , dans ce fracas croissant , la peur , la peur folle s' empara de * Maurice . Il n' avait pas eu d' abord cette sueur froide , cette défaillance douloureuse au creux de l' estomac , cet irrésistible besoin de se lever , de s' en aller au galop , hurlant . Sans doute , maintenant , n' y avait -il là qu' un effet de la réflexion , ainsi qu' il arrive chez les natures affinées et nerveuses . Mais * Jean , qui le surveillait , le saisit de sa forte main , le garda rudement près de lui , en lisant cette crise lâche , dans le vacillement trouble de ses yeux . Il l' injuriait tout bas , paternellement , tâchait de lui faire honte , en paroles violentes , car il savait que c' est à coups de pied qu' on rend le courage aux hommes . D' autres aussi grelottaient , * Pache qui avait des larmes plein les yeux , qui se lamentait d' une plainte involontaire et douce , d' un cri de petit enfant , qu' il ne pouvait retenir . Et il arriva à * Lapoulle un accident , un tel bouleversement d' entrailles , qu' il se déculotta , sans avoir le temps de gagner la haie voisine . On le hua , on jeta des poignées de terre à sa nudité , étalée ainsi aux balles et aux obus . Beaucoup étaient pris de la sorte , se soulageaient , au milieu d' énormes plaisanteries , qui rendaient du courage à tous . - bougre de lâche , répétait * Jean à * Maurice , tu ne vas pas être malade comme eux ... je te fous ma main sur la figure , moi ! Si tu ne te conduis pas bien . Il le réchauffait par ces bourrades , lorsque , brusquement , à quatre cents mètres devant eux , ils aperçurent une dizaine d' hommes , vêtus d' uniformes sombres , sortant d' un petit bois . C' étaient enfin des prussiens , dont ils reconnaissaient les casques à pointe , les premiers prussiens qu' ils voyaient depuis le commencement de la campagne , à portée de leurs fusils . D' autres escouades suivirent la première ; et , devant elles , on distinguait les petites fumées de poussière , que les obus soulevaient du sol . Tout cela était fin et précis , les prussiens avaient une netteté délicate , pareils à de petits soldats de plomb , rangés en bon ordre . Puis , comme les obus pleuvaient plus fort , ils reculèrent , ils disparurent de nouveau derrière les arbres . Mais la compagnie * Beaudoin les avait vus , et elle les voyait toujours là . Les chassepots étaient partis d' eux-mêmes . * Maurice , le premier , déchargea le sien . * Jean , * Pache , * Lapoulle , tous les autres l' imitèrent . Il n' y avait pas eu d' ordre , le capitaine voulut arrêter le feu ; et il ne céda que sur un grand geste de * Rochas , disant la nécessité de ce soulagement . Enfin , on tirait donc , on employait donc ces cartouches qu' on promenait depuis plus d' un mois , sans en brûler une seule ! * Maurice surtout en était ragaillardi , occupant sa peur , s' étourdissant des détonations . La lisière du bois restait morne , pas une feuille ne bougeait , pas un prussien n' avait reparu ; et l' on tirait toujours sur les arbres immobiles . Puis , ayant levé la tête , * Maurice fut surpris d' apercevoir à quelques pas le colonel * De * Vineuil , sur son grand cheval , l' homme et la bête impassibles , comme s' ils étaient de pierre . Face à l' ennemi , le colonel attendait sous les balles . Tout le 106e devait s' être replié là , d' autres compagnies étaient terrées dans les champs voisins , la fusillade gagnait de proche en proche . Et le jeune homme vit aussi , un peu en arrière , le drapeau , au bras solide du sous-lieutenant qui le portait . Mais ce n' était plus le fantôme de drapeau , noyé dans le brouillard du matin . Sous le soleil ardent , l' aigle dorée rayonnait , la soie des trois couleurs éclatait en notes vives , malgré l' usure glorieuse des batailles . En plein ciel bleu , au vent de la canonnade , il flottait comme un drapeau de victoire . Pourquoi ne vaincrait -on pas , maintenant qu' on se battait ? Et * Maurice , et tous les autres , s' enrageaient , brûlaient leur poudre , à fusiller le bois lointain , où tombait une pluie lente et silencieuse de petites branches . chapitre III : * Henriette ne put dormir de la nuit . La pensée de savoir son mari à * Bazeilles , si près des lignes allemandes , la tourmentait . Vainement , elle se répétait sa promesse de revenir au premier danger ; et , à chaque instant , elle tendait l' oreille , croyant l' entendre . Vers dix heures , au moment de se mettre au lit , elle ouvrit la fenêtre , s' accouda , s' oublia . La nuit était très sombre , à peine distinguait -elle , en bas , le pavé de la rue des * Voyards , un étroit couloir obscur , étranglé entre les vieilles maisons . Au loin , du côté du collège , il n' y avait que l' étoile fumeuse d' un réverbère . Et il montait de là un souffle salpêtré de cave , le miaulement d' un chat en colère , des pas lourds de soldat égaré . Puis , dans * Sedan entier , derrière elle , c' étaient des bruits inaccoutumés , des galops brusques , des grondements continus , qui passaient comme des frissons de mort . Elle écoutait , son coeur battait à grands coups , et elle ne reconnaissait toujours point le pas de son mari , au détour de la rue . Des heures s' écoulèrent , elle s' inquiétait maintenant des lointaines lueurs aperçues dans la campagne , par-dessus les remparts . Il faisait si sombre , qu' elle tâchait de reconstituer les lieux . En bas , cette grande nappe pâle , c' étaient bien les prairies inondées . Alors , quel était donc ce feu , qu' elle avait vu briller et s' éteindre , là-haut , sans doute sur la * Marfée ? Et , de toutes parts , il en flambait d' autres , à * Pont- * Maugis , à * Noyers , à * Frénois , des feux mystérieux qui vacillaient comme au-dessus d' une multitude innombrable , pullulant dans l' ombre . Puis , davantage encore , des rumeurs extraordinaires la faisaient tressaillir , le piétinement d' un peuple en marche , des souffles de bêtes , des chocs d' armes , toute une chevauchée au fond de ces ténèbres d' enfer . Brusquement , éclata un coup de canon , un seul , formidable , effrayant dans l' absolu silence qui suivit . Elle en eut le sang glacé . Qu' était -ce donc ? Un signal sans doute , la réussite de quelque mouvement , l' annonce qu' ils étaient prêts , là-bas , et que le soleil pouvait paraître . Vers deux heures , tout habillée , * Henriette vint se jeter sur son lit , en négligeant même de fermer la fenêtre . La fatigue , l' anxiété l' écrasaient . Qu' avait -elle , à grelotter ainsi de fièvre , elle si calme d' habitude , marchant d' un pas si léger , qu' on ne l' entendait pas vivre ? Et elle sommeilla péniblement , engourdie , avec la sensation persistante du malheur qui pesait dans le ciel noir . Tout d' un coup , au fond de son mauvais sommeil , le canon recommença , des détonations sourdes , lointaines ; et il ne cessait plus , régulier , entêté . Frissonnante , elle se mit sur son séant . Où était -elle donc ? Elle ne reconnaissait plus , elle ne voyait plus la chambre , qu' une épaisse fumée semblait emplir . Puis , elle comprit : des brouillards , qui s' étaient levés du fleuve voisin , avaient dû envahir la pièce . Dehors , le canon redoublait . Elle sauta du lit , elle courut à la fenêtre , pour écouter . Quatre heures sonnaient à un clocher de * Sedan . Le petit jour pointait , louche et sale dans la brume roussâtre . Impossible de rien voir , elle ne distinguait même plus les bâtiments du collège , à quelques mètres . Où tirait -on , mon * Dieu ? Sa première pensée fut pour son frère * Maurice , car les coups étaient si assourdis , qu' ils lui semblaient venir du nord , par-dessus la ville . Puis , elle n' en put douter , on tirait là , devant elle , et elle trembla pour son mari . C' était à * Bazeilles , certainement . Pourtant , elle se rassura pendant quelques minutes , les détonations lui paraissaient être , par moments , à sa droite . On se battait peut-être à * Donchery , dont elle savait qu' on n' avait pu faire sauter le pont . Et ensuite la plus cruelle indécision s' empara d' elle : était -ce à * Donchery , était -ce à * Bazeilles ? Il devenait impossible de s' en rendre compte , dans le bourdonnement qui lui emplissait la tête . Bientôt , son tourment fut tel , qu' elle se sentit incapable de rester là davantage , à attendre . Elle frémissait d' un besoin immédiat de savoir , elle jeta un châle sur ses épaules et sortit , allant aux nouvelles . En bas , dans la rue des * Voyards , * Henriette eut une courte hésitation , tellement la ville lui sembla noire encore , sous le brouillard opaque qui la noyait . Le petit jour n' était point descendu jusqu'au pavé humide , entre les vieilles façades enfumées . Rue au beurre , au fond d' un cabaret borgne , où clignotait une chandelle , elle n' aperçut que deux turcos ivres , avec une fille . Il lui fallut tourner dans la rue * Maqua , pour trouver quelque animation : des soldats furtifs dont les ombres filaient le long des trottoirs , des lâches peut-être , en quête d' un abri ; un grand cuirassier perdu , lancé à la recherche de son capitaine , frappant furieusement aux portes ; tout un flot de bourgeois qui suaient la peur de s' être attardés et qui se décidaient à s' empiler dans une carriole , pour voir s' il ne serait pas temps encore de gagner * Bouillon , en * Belgique , où la moitié de * Sedan émigrait depuis deux jours . Instinctivement , elle se dirigeait vers la sous-préfecture , certaine d' y être renseignée ; et l' idée lui vint de couper par les ruelles , désireuse d' éviter toute rencontre . Mais , rue du four et rue des laboureurs , elle ne put passer : des canons s' y trouvaient , une file sans fin de pièces , de caissons , de prolonges , qu' on avait dû parquer dès la veille dans ce recoin , et qui semblait y avoir été oubliée . Pas un homme même ne les gardait . Cela lui fit froid au coeur , toute cette artillerie inutile et morne , dormant d' un sommeil d' abandon au fond de ces ruelles désertes . Alors , elle dut revenir , par la place du collège , vers la grande-rue , où , devant l' hôtel de l' * Europe , des ordonnances tenaient en main des chevaux , en attendant des officiers supérieurs , dont les voix hautes s' élevaient dans la salle à manger , violemment éclairée . Place du rivage et place * Turenne , il y avait plus de monde encore , des groupes d' habitants inquiets , des femmes , des enfants mêlés à de la troupe débandée , effarée ; et , là , elle vit un général sortir en jurant de l' hôtel de la croix d' or , puis galoper rageusement , au risque de tout écraser . Un instant , elle parut vouloir entrer à l' hôtel de ville ; enfin , elle prit la rue du pont-de- * Meuse , pour pousser jusqu'à la sous-préfecture . Et jamais * Sedan ne lui avait fait cette impression de ville tragique , ainsi vu , sous le petit jour sale , noyé de brouillard . Les maisons semblaient mortes ; beaucoup , depuis deux jours , se trouvaient abandonnées et vides ; les autres restaient hermétiquement closes , dans l' insomnie peureuse qu' on y sentait . C' était tout un matin grelottant , avec ces rues à demi désertes encore , seulement peuplées d' ombres anxieuses , traversées de brusques départs , au milieu du ramas louche qui traînait déjà de la veille . Le jour allait grandir et la ville s' encombrer , submergée sous le désastre . Il était cinq heures et demie , on entendait à peine le bruit du canon , assourdi entre les hautes façades noires . à la sous-préfecture , * Henriette connaissait la fille de la concierge , * Rose , une petite blonde , l' air délicat et joli , qui travaillait à la fabrique * Delaherche . Tout de suite , elle entra dans la loge . La mère n' était pas là , mais * Rose l' accueillit avec sa gentillesse . - oh ! Ma chère dame , nous ne tenons plus debout . Maman vient d' aller se reposer un peu . Pensez donc ! La nuit entière , il a fallu être sur pied , avec ces allées et venues continuelles . Et , sans attendre d' être questionnée , elle en disait , elle en disait , enfiévrée de tout ce qu' elle voyait d' extraordinaire depuis la veille . - le maréchal , lui , a bien dormi . Mais c' est ce pauvre empereur ! Non , vous ne pouvez pas savoir ce qu' il souffre ! ... imaginez -vous qu' hier soir j' étais montée pour aider à donner du linge . Alors , voilà qu' en passant dans la pièce qui touche au cabinet de toilette , j' ai entendu des gémissements , oh ! Des gémissements , comme si quelqu' un était en train de mourir . Et je suis restée tremblante , le coeur glacé , en comprenant que c' était l' empereur ... il paraît qu' il a une maladie affreuse qui le force à crier ainsi . Quand il y a du monde , il se retient ; mais , dès qu' il est seul , c' est plus fort que sa volonté , il crie , il se plaint , à vous faire dresser les cheveux sur la tête . - où se bat -on depuis ce matin , le savez -vous ? Demanda * Henriette , en tâchant de l' interrompre . * Rose , d' un geste , écarta la question ; et elle continua : - alors , vous comprenez , j' ai voulu savoir , je suis remontée quatre ou cinq fois cette nuit , j' ai collé mon oreille à la cloison ... il se plaignait toujours , il n' a pas cessé de se plaindre , sans pouvoir fermer l' oeil un instant , j' en suis bien sûre ... hein ? C' est terrible , de souffrir de la sorte , avec les tracas qu' il doit avoir dans la tête ! Car il y a un gâchis , une bousculade ! Ma parole , ils ont tous l' air d' être fous ! Et toujours du monde nouveau qui arrive , et les portes qui battent , et des gens qui se fâchent , et d' autres qui pleurent , et un vrai pillage dans la maison en l' air , des officiers buvant aux bouteilles , couchant dans les lits avec leurs bottes ! ... tenez ! C' est encore l' empereur qui est le plus gentil et qui tient le moins de place , dans le coin où il se cache pour crier . Puis , comme * Henriette répétait sa question : - où l' on se bat ? C' est à * Bazeilles qu' on se bat depuis ce matin ! ... un soldat à cheval est venu le dire au maréchal , qui tout de suite s' est rendu chez l' empereur , pour l' avertir ... voici dix minutes déjà que le maréchal est parti , et je crois bien que l' empereur va le rejoindre , car on l' habille , là-haut ... je viens de voir à l' instant qu' on le peignait et qu' on le bichonnait , avec toutes sortes d' histoires sur la figure . Mais * Henriette , sachant enfin ce qu' elle désirait , se sauva . - merci , * Rose . Je suis pressée . Et la jeune fille l' accompagna jusqu'à la rue , complaisante , lui jetant encore : - toute à votre service , * Madame * Weiss . Je sais bien qu' avec vous , on peut tout dire . Vivement , * Henriette retourna chez elle , rue des * Voyards . Elle était convaincue de trouver son mari rentré ; et même elle pensa qu' en ne la voyant pas au logis , il devait être très inquiet , ce qui lui fit encore hâter le pas . Comme elle approchait de la maison , elle leva la tête , croyant l' apercevoir là-haut , penché à la fenêtre , en train de guetter son retour . Mais la fenêtre , toujours grande ouverte , était vide . Et , lorsqu' elle fut montée , qu' elle eut donné un coup d' oeil dans les trois pièces , elle resta saisie , serrée au coeur , de n' y retrouver que le brouillard glacial , dans l' ébranlement continu du canon . Là-bas , on tirait toujours . Elle se remit un instant à la fenêtre . Maintenant , renseignée , bien que le mur des brumes matinales restât impénétrable , elle se rendait parfaitement compte de la lutte engagée à * Bazeilles , le craquement des mitrailleuses , les volées fracassantes des batteries françaises répondant aux volées lointaines des batteries allemandes . On aurait dit que les détonations se rapprochaient , la bataille s' aggravait de minute en minute . Pourquoi * Weiss ne revenait -il pas ? Il avait si formellement promis de rentrer , à la première attaque ! Et l' inquiétude d' * Henriette croissait , elle s' imaginait des obstacles , la route coupée , les obus rendant déjà la retraite trop dangereuse . Peut-être même était -il arrivé un malheur . Elle en écartait la pensée , trouvant dans l' espoir un ferme soutien d' action . Puis , elle forma un instant le projet d' aller là-bas , de partir à la rencontre de son mari . Des incertitudes la retinrent : peut-être se croiseraient -ils ; et que deviendrait -elle , si elle le manquait ? Et quel serait son tourment , à lui , s' il rentrait sans la trouver ? Du reste , la témérité d' une visite à * Bazeilles en ce moment lui apparaissait naturelle , sans héroïsme déplacé , rentrant dans son rôle de femme active , faisant en silence ce que nécessitait la bonne tenue de son ménage . Où son mari était , elle devait être , simplement . Mais elle eut un brusque geste , elle dit tout haut , en quittant la fenêtre : - et * Monsieur * Delaherche ... je vais voir ... elle venait de songer que le fabricant de drap , lui aussi , avait couché à * Bazeilles , et que , s' il était rentré , elle aurait par lui des nouvelles . Promptement , elle redescendit . Au lieu de sortir par la rue des * Voyards , elle traversa l' étroite cour de la maison , elle prit le passage qui conduisait aux vastes bâtiments de la fabrique , dont la monumentale façade donnait sur la rue * Maqua . Comme elle débouchait dans l' ancien jardin central , pavé maintenant , n' ayant gardé qu' une pelouse entourée d' arbres superbes , des ormes géants du dernier siècle , elle fut d' abord étonnée d' apercevoir , devant la porte fermée d' une remise , un factionnaire qui montait la garde ; puis , elle se souvint , elle avait su la veille que le trésor du 7e corps était déposé là ; et cela lui fit un singulier effet , tout cet or , des millions à ce qu' on disait , caché dans cette remise , pendant qu' on se tuait déjà , à l' entour . Mais , au moment où elle prenait l' escalier de service pour monter à la chambre de * Gilberte , une autre surprise l' arrêta , une rencontre si imprévue , qu' elle en redescendit les trois marches déjà gravies , ne sachant plus si elle oserait aller frapper là-haut . Un soldat , un capitaine venait de passer devant elle , d' une légèreté d' apparition , aussitôt évanoui ; et elle avait eu pourtant le temps de le reconnaître , l' ayant vu à * Charleville , chez * Gilberte , lorsque celle -ci n' était encore que * Madame * Maginot . Elle fit quelques pas dans la cour , leva les yeux sur les deux hautes fenêtres de la chambre à coucher , dont les persiennes restaient closes . Puis , elle se décida , elle monta quand même . Au premier étage , elle comptait frapper à la porte du cabinet de toilette , en petite amie d' enfance , en intime qui venait parfois causer ainsi le matin . Mais cette porte , mal fermée dans une hâte de départ , était restée entr'ouverte . Elle n' eut qu' à la pousser , elle se trouva dans le cabinet , puis dans la chambre . C' était une chambre à très haut plafond , d' où tombaient d' amples rideaux de velours rouge , qui enveloppaient le grand lit tout entier . Et pas un bruit , le silence moite d' une nuit heureuse , rien qu' une respiration calme , à peine distincte , dans un vague parfum de lilas évaporé . - * Gilberte ! Appela doucement * Henriette . La jeune femme s' était tout de suite rendormie ; et , sous le faible jour qui pénétrait entre les rideaux rouges des fenêtres , elle avait sa jolie tête ronde , roulée de l' oreiller , appuyée sur l' un de ses bras nus , au milieu de son admirable chevelure noire défaite . - * Gilberte ! Elle s' agita , s' étira , sans ouvrir les paupières . - oui , adieu ... oh ! Je vous en prie ... ensuite , soulevant la tête , reconnaissant * Henriette : - tiens ! C' est toi ... quelle heure est -il donc ? Quand elle sut que six heures sonnaient , elle éprouva une gêne , plaisantant pour la cacher , disant que ce n' était pas une heure à venir réveiller les gens . Puis , à la première question sur son mari : - mais il n' est pas rentré , il ne rentrera que vers neuf heures , je pense ... pourquoi veux -tu qu' il rentre sitôt ? * Henriette , en la voyant souriante , dans son engourdissement de sommeil heureux , dut insister . - je te dis qu' on se bat à * Bazeilles depuis le petit jour , et comme je suis très inquiète de mon mari ... - oh ! Ma chère , s' écria * Gilberte , tu as bien tort ... le mien est si prudent , qu' il serait depuis longtemps ici , s' il y avait le moindre danger ... tant que tu ne le verras pas , va ! Tu peux être tranquille . Cette réflexion frappa beaucoup * Henriette . En effet , * Delaherche n' était pas un homme à s' exposer inutilement . Elle en fut toute rassurée , elle alla tirer les rideaux , rabattre les persiennes ; et la chambre s' éclaira de la grande lumière rousse du ciel , où le soleil commençait à percer et à dorer le brouillard . Une des fenêtres était restée entr'ouverte , on entendait maintenant le canon , dans cette grande pièce tiède , si close et si étouffée tout à l' heure . * Gilberte , soulevée à demi , un coude dans l' oreiller , regardait le ciel , de ses jolis yeux clairs . - alors , on se bat , murmura -t-elle . Sa chemise avait glissé , une de ses épaules était nue , d' une chair rose et fine , sous les mèches éparses de la noire chevelure ; tandis qu' une odeur pénétrante , une odeur d' amour s' exhalait de son réveil . - on se bat si matin , mon dieu ! Que c' est ridicule , de se battre ! Mais les regards d' * Henriette venaient de tomber sur une paire de gants d' ordonnance , des gants d' homme oubliés sur un guéridon ; et elle n' avait pu retenir un mouvement . Alors , * Gilberte rougit beaucoup , l' attira au bord du lit , d' un geste confus et câlin . Puis , se cachant la face contre son épaule : - oui , j' ai bien senti que tu savais , que tu l' avais vu ... chérie , il ne faut pas me juger sévèrement . C' est un ami ancien , je t' avais avoué ma faiblesse , à * Charleville , autrefois , tu te souviens ... elle baissa encore la voix , continua avec un attendrissement où il y avait comme un petit rire : - hier , il m' a tant suppliée , quand je l' ai revu ... songe donc , il se bat ce matin , on va le tuer peut-être ... est -ce que je pouvais refuser ? Et cela était héroïque et charmant , dans sa gaieté attendrie , ce dernier cadeau de plaisir , cette nuit heureuse donnée à la veille d' une bataille . C' était de cela dont elle souriait , malgré sa confusion , avec son étourderie d' oiseau . Jamais elle n' aurait eu le coeur de fermer sa porte , puisque toutes les circonstances facilitaient le rendez -vous . - est -ce que tu me condamnes ? * Henriette l' avait écoutée , très grave . Ces choses la surprenaient , car elle ne les comprenait pas . Sans doute , elle était autre . Depuis le matin , son coeur était avec son mari , avec son frère , là-bas , sous les balles . Comment pouvait -on dormir si paisible , s' égayer de cet air amoureux , quand les êtres aimés se trouvaient en péril ? -mais ton mari , ma chère , et ce garçon lui-même , est -ce que cela ne te retourne pas le coeur , de ne pas être avec eux ? ... tu ne songes donc pas qu' on peut te les rapporter d' une minute à l' autre , la tête cassée ? Vivement , de son adorable bras nu , * Gilberte écarta l' affreuse image . - oh ! Mon dieu ! Qu' est -ce que tu me dis là ? Es -tu mauvaise , de me gâter ainsi la matinée ! ... non , non , je ne veux pas y songer , c' est trop triste ! Et , malgré elle , * Henriette sourit à son tour . Elle se rappelait leur enfance , lorsque le père de * Gilberte , le commandant * De * Vineuil , nommé directeur des douanes à * Charleville , à la suite de ses blessures , avait envoyé sa fille dans une ferme , près du * Chêne- * Populeux , inquiet de l' entendre tousser , hanté par la mort de sa femme , que la phtisie venait d' emporter toute jeune . La fillette n' avait que neuf ans , et déjà elle était d' une coquetterie turbulente , elle jouait la comédie , voulait toujours faire la reine , drapée dans tous les chiffons qu' elle trouvait , gardant le papier d' argent du chocolat pour s' en fabriquer des bracelets et des couronnes . Plus tard , elle était restée la même , lorsque , à vingt ans , elle avait épousé l' inspecteur des forêts * Maginot . * Mézières , resserré entre ses remparts , lui déplaisait , et elle continuait d' habiter * Charleville , dont elle aimait la vie large , égayée de fêtes . Son père n' était plus , elle jouissait d' une liberté entière , avec un mari commode , dont la nullité la laissait sans remords . La malignité provinciale lui avait alors prêté beaucoup d' amants , mais elle ne s' était réellement oubliée qu' avec le capitaine * Beaudoin , dans le flot d' uniformes où elle vivait , grâce aux anciennes relations de son père et à sa parenté avec le colonel * De * Vineuil . Elle était sans méchanceté perverse , adorant simplement le plaisir ; et il semblait bien certain qu' en prenant un amant , elle avait cédé à son irrésistible besoin d' être belle et gaie . - c' est très mal d' avoir renoué , dit enfin * Henriette de son air sérieux . Déjà , * Gilberte lui fermait la bouche , d' un de ses jolis gestes caressants . - oh ! Chérie , puisque je ne pouvais pas faire autrement et que c' était pour une seule fois ... tu le sais , j' aimerais mieux mourir , maintenant , que de tromper mon nouveau mari . Ni l' une ni l' autre ne parlèrent plus , serrées dans une affectueuse étreinte , si profondément dissemblables pourtant . Elles entendaient les battements de leurs coeurs , elles auraient pu en comprendre la langue différente , l' une toute à sa joie , se dépensant , se partageant , l' autre enfoncée dans un dévouement unique , du grand héroïsme muet des âmes fortes . - c' est vrai qu' on se bat ! Finit par s' écrier * Gilberte . Il faut que je m' habille bien vite . Depuis que régnait le silence , en effet , le bruit des détonations semblait grandir . Et elle sauta du lit , elle se fit aider , sans vouloir appeler la femme de chambre , se chaussant , passant tout de suite une robe , pour être prête à recevoir et à descendre , s' il le fallait . Comme elle achevait rapidement de se coiffer , on frappa , et elle courut ouvrir , en reconnaissant la voix de la vieille * Madame * Delaherche . - mais parfaitement , chère mère , vous pouvez entrer . Avec son étourderie habituelle , elle l' introduisit , sans remarquer que les gants d' ordonnance étaient là encore , sur le guéridon . Vainement , * Henriette se précipita pour les saisir et les jeter derrière un fauteuil . * Madame * Delaherche avait dû les voir , car elle demeura quelques secondes suffoquée , comme si elle ne pouvait reprendre haleine . Elle eut un involontaire regard autour de la chambre , s' arrêta au lit drapé de rouge , resté grand ouvert , dans son désordre . - alors , c' est * Madame * Weiss qui est montée vous réveiller ... vous avez pu dormir , ma fille ... évidemment , elle n' était pas venue pour dire cela . Ah ! Ce mariage que son fils avait voulu faire contre son gré , dans la crise de la cinquantaine , après vingt ans d' un ménage glacé avec une femme maussade et maigre , lui si raisonnable jusque -là , tout emporté maintenant d' un désir de jeunesse pour cette jolie veuve , si légère et si gaie ! Elle s' était bien promis de veiller sur le présent , et voilà le passé qui revenait ! Mais devait -elle parler ? Elle ne vivait plus que comme un blâme muet dans la maison , elle se tenait toujours enfermée dans sa chambre , d' une grande rigidité de dévotion . Cette fois pourtant , l' injure était si grave , qu' elle résolut de prévenir son fils . * Gilberte , rougissante , répondait : - oui , j' ai eu tout de même quelques heures de bon sommeil ... vous savez que * Jules n' est pas rentré ... d' un geste , * Madame * Delaherche l' interrompit . Depuis que le canon tonnait , elle s' inquiétait , guettait le retour de son fils . Mais c' était une mère héroïque . Et elle se ressouvint de ce qu' elle était montée faire . - votre oncle , le colonel , nous envoie le major * Bouroche , avec un billet écrit au crayon , pour nous demander si nous ne pourrions pas laisser installer ici une ambulance ... il sait que nous avons de la place , dans la fabrique , et j' ai déjà mis la cour et le séchoir à la disposition de ces messieurs ... seulement , vous devriez descendre . - oh ! Tout de suite , tout de suite ! Dit * Henriette , qui se rapprocha . Nous allons aider . * Gilberte elle-même se montra très émue , très passionnée pour ce rôle nouveau d' infirmière . Elle prit à peine le temps de nouer sur ses cheveux une dentelle ; et les trois femmes descendirent . En bas , comme elles arrivaient sous le vaste porche , elles virent un rassemblement dans la rue , par la porte ouverte à deux battants . Une voiture basse arrivait lentement , une sorte de carriole , attelée d' un seul cheval , qu' un lieutenant de zouaves conduisait par la bride . Et elles crurent que c' était un premier blessé qu' on leur amenait . - oui , oui ! C' est ici , entrez ! Mais on les détrompa . Le blessé qui se trouvait couché au fond de la carriole , était le maréchal * De * Mac- * Mahon , la fesse gauche à demi emportée , et que l' on ramenait à la sous-préfecture , après lui avoir fait un premier pansement , dans une petite maison de jardinier . Il était nu-tête , à moitié dévêtu , les broderies d' or de son uniforme salies de poussière et de sang . Sans parler , il avait levé la tête , il regardait , d' un air vague . Puis , ayant aperçu les trois femmes , saisies , les mains jointes devant ce grand malheur qui passait , l' armée tout entière frappée dans son chef , dès les premiers obus , il inclina légèrement la tête , avec un faible et paternel sourire . Autour de lui , quelques curieux s' étaient découverts . D' autres , affairés , racontaient déjà que le général * Ducrot venait d' être nommé général en chef . Il était sept heures et demie . - et l' empereur ? Demanda * Henriette à un libraire , debout devant sa porte . - il y a près d' une heure qu' il est passé , répondit le voisin . Je l' ai accompagné , je l' ai vu sortir par la porte de * Balan ... le bruit court qu' un boulet lui a emporté la tête . Mais l' épicier d' en face se fâchait . - laissez donc ! Des mensonges ! Il n' y a que les braves gens qui y laisseront la peau ! Vers la place du collège , la carriole qui emportait le maréchal , se perdait au milieu de la foule grossie , parmi laquelle circulaient déjà les plus extraordinaires nouvelles du champ de bataille . Le brouillard se dissipait , les rues s' emplissaient de soleil . Mais une voix rude cria de la cour : - mesdames , ce n' est pas dehors , c' est ici qu' on a besoin de vous ! Elles rentrèrent toutes trois , elles se trouvèrent devant le major * Bouroche qui avait déjà jeté dans un coin son uniforme , pour revêtir un grand tablier blanc . Sa tête énorme aux durs cheveux hérissés , son mufle de lion flambait de hâte et d' énergie , au-dessus de toute cette blancheur , encore sans tache . Et il leur apparut si terrible qu' elles lui appartinrent du coup , obéissant à un signe , se bousculant pour le satisfaire . - nous n' avons rien ... donnez -moi du linge , tâchez de trouver encore des matelas , montrez à mes hommes où est la pompe ... elles coururent , se multiplièrent , ne furent plus que ses servantes . C' était un très bon choix que la fabrique pour une ambulance . Il y avait là surtout le séchoir , une immense salle fermée par de grands vitrages , où l' on pouvait installer aisément une centaine de lits ; et , à côté , se trouvait un hangar , sous lequel on allait être à merveille pour faire les opérations : une longue table venait d' y être apportée , la pompe n' était qu' à quelques pas , les petits blessés pourraient attendre sur la pelouse voisine . Puis , cela était vraiment agréable , ces beaux ormes séculaires qui donnaient une ombre délicieuse . * Bouroche avait préféré s' établir tout de suite dans * Sedan , prévoyant le massacre , l' effroyable poussée qui allait y jeter les troupes . Il s' était contenté de laisser près du 7e corps , en arrière de * Floing , deux ambulances volantes et de premiers secours , d' où l' on devait lui envoyer les blessés , après les avoir pansés sommairement . Toutes les escouades de brancardiers étaient là-bas , chargées de ramasser sous le feu les hommes qui tombaient , ayant avec elles le matériel des voitures et des fourgons . Et * Bouroche , sauf deux de ses aides restés sur le champ de bataille , avait amené son personnel , deux majors de seconde classe et trois sous-aides , qui sans doute suffiraient aux opérations . En outre , il y avait là trois pharmaciens et une douzaine d' infirmiers . Mais il ne décolérait pas , ne pouvant rien faire sans passion . - qu' est -ce que vous fichez donc ? Serrez -moi ces matelas davantage ! ... on mettra de la paille dans ce coin , si c' est nécessaire . Le canon grondait , il savait bien que d' un instant à l' autre la besogne allait arriver , des voitures pleines de chair saignante ; et il installait violemment la grande salle encore vide . Puis , sous le hangar , ce furent d' autres préparatifs : les caisses de pansement et de pharmacie rangées , ouvertes sur une planche , des paquets de charpie , des bandes , des compresses , des linges , des appareils à fractures ; tandis que , sur une autre planche , à côté d' un gros pot de cérat et d' un flacon de chloroforme , les trousses s' étalaient , l' acier clair des instruments , les sondes , les pinces , les couteaux , les ciseaux , les scies , un arsenal , toutes les formes aiguës et coupantes de ce qui fouille , entaille , tranche , abat . Mais les cuvettes manquaient . - vous avez bien des terrines , des seaux , des marmites , enfin ce que vous voudrez ... nous n' allons pas nous barbouiller de sang jusqu'au nez , bien sûr ! ... et des éponges , tâchez de m' avoir des éponges ! * Madame * Delaherche se hâta , revint suivie de trois servantes , les bras chargés de toutes les terrines qu' elle avait pu trouver . Debout devant les trousses , * Gilberte avait appelé * Henriette d' un signe , en les lui montrant avec un léger frisson . Toutes deux se prirent la main , restèrent là , silencieuses , mettant dans leur étreinte la sourde terreur , la pitié anxieuse qui les bouleversaient . - hein ? Ma chère , dire qu' on pourrait vous couper quelque chose ! -pauvres gens ! Sur la grande table , * Bouroche venait de faire placer un matelas , qu' il garnissait d' une toile cirée , lorsqu' un piétinement de chevaux se fit entendre sous le porche . C' était une première voiture d' ambulance , qui entra dans la cour . Mais elle ne contenait que dix petits blessés , assis face à face , la plupart ayant un bras en écharpe , quelques-uns atteints à la tête , le front bandé . Ils descendirent , simplement soutenus ; et la visite commença . Comme * Henriette aidait doucement un soldat tout jeune , l' épaule traversée d' une balle , à retirer sa capote , ce qui lui arrachait des cris , elle remarqua le numéro de son régiment . - mais vous êtes du 106e ! Est -ce que vous appartenez à la compagnie * Beaudoin ? Non , il était de la compagnie * Ravaud . Mais il connaissait tout de même le caporal * Jean * Macquart , il crut pouvoir dire que l' escouade de celui -ci n' avait pas encore été engagée . Et ce renseignement , si vague , suffit pour donner de la joie à la jeune femme : son frère vivait , elle serait tout à fait soulagée , lorsqu' elle aurait embrassé son mari , qu' elle continuait à attendre d' une minute à l' autre . à ce moment , * Henriette , ayant levé la tête , fut saisie d' apercevoir , à quelques pas d' elle , au milieu d' un groupe , * Delaherche , racontant les terribles dangers qu' il venait de courir , de * Bazeilles à * Sedan . Comment se trouvait -il là ? Elle ne l' avait pas vu entrer . - et mon mari n' est pas avec vous ? Mais * Delaherche , que sa mère et sa femme questionnaient complaisamment , ne se hâtait point . - attendez , tout à l' heure . Puis , reprenant son récit : - de * Bazeilles à * Balan , j' ai failli être tué vingt fois . Une grêle , un ouragan de balles et d' obus ! ... et j' ai rencontré l' empereur , oh ! Très brave ... ensuite , de * Balan ici , j' ai pris ma course ... * Henriette lui secoua le bras . - mon mari ? - * Weiss ? Mais il est resté là-bas , * Weiss ! -comment , là-bas ? -oui , il a ramassé le fusil d' un soldat mort , il se bat . - il se bat , pourquoi donc ? -oh ! Un enragé ! Jamais il n' a voulu me suivre , et je l' ai lâché , naturellement . Les yeux fixes , élargis , * Henriette le regardait . Il y eut un silence . Puis , tranquillement , elle se décida . - c' est bon , j' y vais . Elle y allait , comment ? Mais c' était impossible , c' était fou ! * Delaherche reparlait des balles , des obus qui balayaient la route . * Gilberte lui avait repris les mains pour la retenir , tandis que * Madame * Delaherche s' épuisait aussi à lui démontrer l' aveugle témérité de son projet . De son air doux et simple , elle répéta : - non , c' est inutile , j' y vais . Et elle s' obstina , n' accepta que la dentelle noire que * Gilberte avait sur la tête . Espérant encore la convaincre , * Delaherche finit par déclarer qu' il l' accompagnerait , au moins jusqu'à la porte de * Balan . Mais il venait d' apercevoir le factionnaire qui , au milieu de la bousculade causée par l' installation de l' ambulance , n' avait pas cessé de marcher à petits pas devant la remise , où se trouvait enfermé le trésor du 7e corps ; et il se souvint , il fut pris de peur , il alla s' assurer d' un coup d' oeil que les millions étaient toujours là . * Henriette , déjà , s' engageait sous le porche . - attendez -moi donc ! Vous êtes aussi enragée que votre mari , ma parole ! D' ailleurs , une nouvelle voiture d' ambulance entrait , ils durent la laisser passer . Celle -ci , plus petite , à deux roues seulement , contenait deux grands blessés , couchés sur des sangles . Le premier qu' on descendit , avec toutes sortes de précautions , n' était plus qu' une masse de chairs sanglantes , une main cassée , le flanc labouré par un éclat d' obus . Le second avait la jambe droite broyée . Et tout de suite * Bouroche , faisant placer celui -ci sur la toile cirée du matelas , commença la première opération , au milieu du continuel va-et-vient des infirmiers et de ses aides . * Madame * Delaherche et * Gilberte , assises près de la pelouse , roulaient des bandes . Dehors , * Delaherche avait rattrapé * Henriette . - voyons , ma chère * Madame * Weiss , vous n' allez pas faire cette folie ... comment voulez -vous rejoindre * Weiss là-bas ? Il ne doit même plus y être , il s' est sans doute jeté à travers champs pour revenir ... je vous assure que * Bazeilles est inabordable . Mais elle ne l' écoutait pas , marchait plus vite , s' engageait dans la rue du * Ménil , pour gagner la porte de * Balan . Il était près de neuf heures , et * Sedan n' avait plus le frisson noir du matin , le réveil désert et tâtonnant , dans l' épais brouillard . Un soleil lourd découpait nettement les ombres des maisons , le pavé s' encombrait d' une foule anxieuse , que traversaient de continuels galops d' estafettes . Des groupes surtout se formaient autour des quelques soldats sans armes qui étaient rentrés déjà , les uns blessés légèrement , les autres dans une exaltation nerveuse extraordinaire , gesticulant et criant . Et pourtant la ville aurait encore eu à peu près son aspect de tous les jours , sans les boutiques aux volets clos , sans les façades mortes , où pas une persienne ne s' ouvrait . Puis , c' était ce canon , ce canon continu , dont toutes les pierres , le sol , les murs , jusqu'aux ardoises des toits , tremblaient . * Delaherche était en proie à un combat intérieur fort désagréable , partagé entre son devoir d' homme brave qui lui commandait de ne pas quitter * Henriette , et sa terreur de refaire le chemin de * Bazeilles sous les obus . Tout d' un coup , comme ils arrivaient à la porte de * Balan , un flot d' officiers à cheval qui rentraient , les sépara . Des gens s' écrasaient près de cette porte , attendant des nouvelles . Vainement , il courut , chercha la jeune femme : elle devait être hors de l' enceinte , hâtant le pas sur la route . Et , sans pousser le zèle plus loin , il se surprit à dire tout haut : - ah , tant pis ! C' est trop bête ! Alors , * Delaherche flâna dans * Sedan , en bourgeois curieux qui ne voulait rien perdre du spectacle , travaillé cependant d' une inquiétude croissante . Qu' est -ce que tout cela allait devenir ? Et , si l' armée était battue , la ville n' aurait -elle pas à souffrir beaucoup ? Les réponses à ces questions qu' il se posait restaient obscures , trop dépendantes des événements . Mais il n' en commençait pas moins à trembler pour sa fabrique , son immeuble de la rue * Maqua , d' où il avait du reste déménagé toutes ses valeurs , enfouies en un lieu sûr . Il se rendit à l' hôtel de ville , y trouva le conseil municipal siégeant en permanence , s' y oublia longtemps , sans rien apprendre de nouveau , sinon que la bataille tournait fort mal . L' armée ne savait plus à qui obéir , rejetée en arrière par le général * Ducrot , pendant les deux heures où il avait eu le commandement , ramenée en avant par le général * De * Wimpffen , qui venait de lui succéder ; et ces oscillations incompréhensibles , ces positions qu' il fallait reconquérir après les avoir abandonnées , toute cette absence de plan et d' énergique direction précipitait le désastre . Puis , * Delaherche poussa jusqu'à la sous-préfecture , pour savoir si l' empereur n' avait pas reparu . On ne put lui donner que des nouvelles du maréchal * De * Mac- * Mahon , dont un chirurgien avait pansé la blessure peu dangereuse , et qui était tranquillement dans son lit . Mais , vers onze heures , comme il battait de nouveau le pavé , il fut arrêté un instant , dans la grande-rue , devant l' hôtel de l' * Europe , par un lent cortège , des cavaliers couverts de poussière , dont les mornes chevaux marchaient au pas . Et , à la tête , il reconnut l' empereur , qui rentrait après avoir passé quatre heures sur le champ de bataille . La mort n' avait pas voulu de lui , décidément . Sous la sueur d' angoisse de cette marche au travers de la défaite , le fard s' en était allé des joues , les moustaches cirées s' étaient amollies , pendantes , la face terreuse avait pris l' hébètement douloureux d' une agonie . Un officier , qui descendit devant l' hôtel , se mit à expliquer au milieu d' un groupe la route parcourue , de la * Moncelle à * Givonne , tout le long de la petite vallée , parmi les soldats du 1er corps , que les saxons avaient refoulés sur la rive droite du ruisseau ; et l' on était revenu par le chemin creux du fond de * Givonne , dans un tel encombrement déjà , que même , si l' empereur avait désiré retourner sur le front des troupes , il n' aurait pu le faire que très difficilement . D' ailleurs , à quoi bon ? Comme * Delaherche écoutait ces détails , une détonation violente ébranla le quartier . C' était un obus qui venait de démolir une cheminée , rue sainte- * Barbe , près du donjon . Il y eut un sauve-qui-peut , des cris de femmes s' élevèrent . Lui , s' était collé contre un mur , lorsqu' une nouvelle détonation brisa les vitres d' une maison voisine . Cela devenait terrible , si l' on bombardait * Sedan ; et il rentra au pas de course rue * Maqua , il fut pris d' un tel besoin de savoir , qu' il ne s' arrêta point , monta vivement sur les toits , ayant là-haut une terrasse , d' où l' on dominait la ville et les environs . Tout de suite , il fut un peu rassuré . Le combat avait lieu par-dessus la ville , les batteries allemandes de la * Marfée et de * Frénois allaient , au delà des maisons , balayer le plateau de l' * Algérie ; et il s' intéressa même au vol des obus , à la courbe immense de légère fumée qu' ils laissaient sur * Sedan , pareils à des oiseaux invisibles au fin sillage de plumes grises . Il lui parut d' abord évident que les quelques obus qui avaient crevé des toitures , autour de lui , étaient des projectiles égarés . On ne bombardait pas encore la ville . Puis , en regardant mieux , il crut comprendre qu' ils devaient être des réponses aux rares coups tirés par les canons de la place . Il se tourna , examina , vers le nord , la citadelle , tout cet amas compliqué et formidable de fortifications , les pans de murailles noirâtres , les plaques vertes des glacis , un pullulement géométrique de bastions , surtout les trois cornes géantes , celles des écossais , du grand jardin et de la * Rochette , aux angles menaçants ; et c' était ensuite , comme un prolongement cyclopéen , du côté de l' ouest , le fort de * Nassau , que suivait le fort du * Palatinat , au-dessus du faubourg du * Ménil . Il en eut à la fois une impression mélancolique d' énormité et d' enfantillage . à quoi bon , maintenant , avec ces canons , dont les projectiles volaient si aisément d' un bout du ciel à l' autre ? La place , d' ailleurs , n' était pas armée , n' avait ni les pièces nécessaires , ni les munitions , ni les hommes . Depuis trois semaines à peine , le gouverneur avait organisé une garde nationale , des citoyens de bonne volonté , qui devaient servir les quelques pièces en état . Et c' était ainsi qu' au * Palatinat trois canons tiraient , tandis qu' il y en avait bien une demi-douzaine à la porte de * Paris . Seulement , on n' avait que sept ou huit gargousses à brûler par pièce , on ménageait les coups , on n' en lâchait qu' un par demi-heure , et pour l' honneur simplement , car les obus ne portaient pas , tombaient dans les prairies , en face . Aussi , dédaigneuses , les batteries ennemies ne répondaient -elles que de loin en loin , comme par charité . Là-bas , ce qui intéressait * Delaherche , c' étaient ces batteries . Il fouillait de ses yeux vifs les coteaux de la * Marfée , lorsqu' il eut l' idée de la lunette d' approche qu' il s' amusait autrefois à braquer sur les environs , du haut de la terrasse . Il descendit la chercher , remonta , l' installa ; et , comme il s' orientait , faisant à petits mouvements défiler les terres , les arbres , les maisons , il tomba , au-dessus de la grande batterie de * Frénois , sur le groupe d' uniformes que * Weiss avait deviné de * Bazeilles , à l' angle d' un bois de pins . Mais lui , grâce au grandissement , aurait compté les officiers de cet état-major , tellement il les voyait avec netteté . Plusieurs étaient à demi couchés dans l' herbe , d' autres debout formaient des groupes ; et , en avant , il y avait un homme seul , l' air sec et mince , à l' uniforme sans éclat , dans lequel pourtant il sentit le maître . C' était bien le roi de * Prusse , à peine haut comme la moitié du doigt , un de ces minuscules soldats de plomb des jouets d' enfant . Il n' en fut du reste certain que plus tard , il ne l' avait plus quitté de l' oeil , revenant toujours à cet infiniment petit , dont la face , grosse comme une lentille , ne mettait qu' un point blême sous le vaste ciel bleu . Il n' était pas midi encore , le roi constatait la marche mathématique , inexorable de ses armées , depuis neuf heures . Elles allaient , elles allaient toujours selon les chemins tracés , complétant le cercle , refermant pas à pas , autour de * Sedan , leur muraille d' hommes et de canons . Celle de gauche , venue par la plaine rase de * Donchery , continuait à déboucher du défilé de * Saint- * Albert , dépassait * Saint- * Menges , commençait à gagner * Fleigneux ; et il voyait distinctement , derrière le xie corps violemment aux prises avec les troupes du général * Douay , se couler le ve corps , qui profitait des bois pour se diriger sur le calvaire d' * Illy ; tandis que des batteries s' ajoutaient aux batteries , une ligne de pièces tonnantes sans cesse prolongée , l' horizon entier peu à peu en flammes . L' armée de droite occupait désormais tout le vallon de la * Givonne , le xiie corps s' était emparé de la * Moncelle , la garde venait de traverser * Daigny , remontant déjà le ruisseau , en marche également vers le calvaire , après avoir forcé le général * Ducrot à se replier derrière le bois de la * Garenne . Encore un effort , et le prince royal de * Prusse donnerait la main au prince royal de * Saxe , dans ces champs nus , à la lisière même de la forêt des * Ardennes . Au sud de la ville , on ne voyait plus * Bazeilles , disparu dans la fumée des incendies , dans la fauve poussière d' une lutte enragée . Et le roi , tranquille , regardait , attendait depuis le matin . Une heure , deux heures encore , peut-être trois : ce n' était qu' une question de temps , un rouage poussait l' autre , la machine à broyer était en branle et achèverait sa course . Sous l' infini du ciel ensoleillé , le champ de bataille se rétrécissait , toute cette mêlée furieuse de points noirs se culbutait , se tassait de plus en plus autour de * Sedan . Des vitres luisaient dans la ville , une maison semblait brûler , à gauche , vers le faubourg de la * Cassine . Puis , au delà , dans les champs redevenus déserts , du côté de * Donchery et du côté de * Carignan , c' était une paix chaude et lumineuse , les eaux claires de la * Meuse , les arbres heureux de vivre , les grandes terres fécondes , les larges prairies vertes , sous l' ardeur puissante de midi . D' un mot , le roi avait demandé un renseignement . Sur l' échiquier colossal , il voulait savoir et tenir dans sa main cette poussière d' hommes qu' il commandait . à sa droite , un vol d' hirondelles , effrayées par le canon , tourbillonna , s' enleva très haut , se perdit vers le sud . chapitre IV : sur la route de * Balan , * Henriette d' abord put marcher d' un pas rapide . Il n' était guère plus de neuf heures , la chaussée large , bordée de maisons et de jardins , se trouvait libre encore , obstruée pourtant de plus en plus , à mesure qu' on approchait du bourg , par les habitants qui fuyaient et par des mouvements de troupe . à chaque nouveau flot de foule , elle se serrait contre les murs , elle se glissait , passait quand même . Et , mince , effacée dans sa robe sombre , ses beaux cheveux blonds et sa petite face pâle à demi disparus sous le fichu de dentelle noire , elle échappait aux regards , rien ne ralentissait son pas léger et silencieux . Mais , à * Balan , un régiment d' infanterie de marine barrait la route . C' était une masse compacte d' hommes attendant des ordres , à l' abri des grands arbres qui les cachaient . Elle se haussa sur les pieds , n' en vit pas la fin . Cependant , elle essaya de se faire plus petite encore , de se faufiler . Des coudes la repoussaient , elle sentait dans ses flancs les crosses des fusils . Au bout de vingt pas , des cris , des protestations s' élevèrent . Un capitaine tourna la tête et s' emporta . - eh ! La femme , êtes -vous folle ? ... où allez -vous ? -je vais à * Bazeilles . - comment , à * Bazeilles ! Ce fut un éclat de rire général . On se la montrait , on plaisantait . Le capitaine , égayé lui aussi , venait de reprendre : - à * Bazeilles , ma petite , vous devriez bien nous y emmener avec vous ! ... nous y étions tout à l' heure , j' espère que nous allons y retourner ; mais je vous avertis qu' il n' y fait pas froid . - je vais à * Bazeilles rejoindre mon mari , déclara * Henriette de sa voix douce , tandis que ses yeux d' un bleu pâle gardaient leur tranquille décision . On cessa de rire , un vieux sergent la dégagea , la força de retourner en arrière . - ma pauvre enfant , vous voyez bien qu' il vous est impossible de passer ... ce n' est pas l' affaire d' une femme d' aller à * Bazeilles en ce moment ... vous le retrouverez plus tard , votre mari . Voyons , soyez raisonnable ! Elle dut céder , elle s' arrêta , debout , se haussant à chaque minute , regardant au loin , dans l' entêtée résolution de continuer sa route . Ce qu' elle entendait dire autour d' elle la renseignait . Des officiers se plaignaient amèrement de l' ordre de retraite qui leur avait fait abandonner * Bazeilles , dès huit heures un quart , lorsque le général * Ducrot , succédant au maréchal , s' était avisé de vouloir concentrer toutes les troupes sur le plateau d' * Illy . Le pis était que , le 1er corps ayant reculé trop tôt , livrant le vallon de la * Givonne aux allemands , le 12e corps , attaqué déjà vivement de front , venait d' être débordé sur son flanc gauche . Puis , maintenant que le général * De * Wimpffen succédait au général * Ducrot , le premier plan de nouveau l' emportait , l' ordre arrivait de réoccuper * Bazeilles coûte que coûte , pour jeter les bavarois à la * Meuse . N' était -ce pas imbécile de leur avoir fait abandonner une position , qu' il leur fallait à cette heure reconquérir ? On voulait bien se faire tuer , mais pas pour le plaisir , vraiment ! Il y eut un grand mouvement d' hommes et de chevaux , le général * De * Wimpffen parut , debout sur ses étriers , la face ardente , la parole exaltée , criant : - mes amis , nous ne pouvons pas reculer , ce serait la fin de tout ... si nous devons battre en retraite , nous irons sur * Carignan et non sur * Mézières ... mais nous vaincrons , vous les avez battus ce matin , vous les battrez encore ! Il galopa , s' éloigna par un chemin qui montait vers la * Moncelle . Le bruit courait qu' il venait d' avoir avec le général * Ducrot une discussion violente , chacun soutenant son plan , attaquant le plan contraire , l' un déclarant que la retraite par * Mézières n' était plus possible depuis le matin , l' autre prophétisant qu' avant le soir , si l' on ne se retirait pas sur le plateau d' * Illy , l' armée serait cernée . Et ils s' accusaient mutuellement de ne connaître ni le pays , ni la situation vraie des troupes . Le pis était qu' ils avaient tous les deux raison . Mais , depuis un instant , * Henriette se trouvait distraite dans sa hâte d' avancer . Elle venait de reconnaître , échouée au bord de la route , toute une famille de * Bazeilles , de pauvres tisserands , le mari , la femme , avec trois filles , dont la plus âgée n' avait que neuf ans . Ils étaient tellement brisés , tellement éperdus de fatigue et de désespoir , qu' ils n' avaient pu aller plus loin , tombés contre un mur . - ah ! Ma chère dame , répétait la femme à * Henriette , nous n' avons plus rien ... vous savez , notre maison était sur la place de l' église . Alors , voilà qu' un obus y a mis le feu . Je ne sais pas comment les enfants et nous autres , nous n' y sommes pas restés ... les trois petites filles , à ce souvenir , se remirent à sangloter , en poussant des cris , tandis que la mère entrait dans les détails de leur désastre , avec des gestes fous . - j' ai vu le métier brûler comme un fagot de bois sec ... le lit , les meubles ont flambé plus vite que des poignées de paille ... et il y avait même la pendule , oui ! La pendule que je n' ai pas eu le temps d' emporter dans mes bras . - tonnerre de bon dieu ! Jura l' homme , les yeux pleins de grosses larmes , qu' est -ce que nous allons devenir ? * Henriette , pour les calmer , leur dit simplement , d' une voix qui tremblait un peu : - vous êtes ensemble , sains et saufs tous les deux , et vous avez vos fillettes : de quoi vous plaignez -vous ? Puis , elle les questionna , voulut savoir ce qui se passait dans * Bazeilles , s' ils avaient vu son mari , comment ils avaient laissé sa maison , à elle . Mais , dans le grelottement de leur peur , les réponses étaient contradictoires . Non , ils n' avaient pas vu * M * Weiss . Pourtant , une des petites filles cria qu' elle l' avait bien vu , elle , qu' il était sur le trottoir , avec un gros trou au milieu de la tête ; et son père lui allongea une claque , pour la faire taire , parce que , disait -il , elle mentait , à coup sûr . Quant à la maison , elle devait être debout , lorsqu' ils avaient fui ; même ils se souvenaient d' avoir remarqué , en passant , que la porte et les fenêtres étaient soigneusement closes , comme si pas une âme ne s' y fût trouvée . à ce moment -là , d' ailleurs , les bavarois n' occupaient encore que la place de l' église , et il leur fallait prendre le village rue par rue , maison par maison . Seulement , ils avaient dû faire du chemin , tout * Bazeilles brûlait sans doute , à cette heure . Et ces misérables gens continuaient à parler de ces choses , avec des gestes tâtonnants d' épouvante , évoquant la vision affreuse , les toits qui flambaient , le sang qui coulait , les morts qui couvraient la terre . - alors , mon mari ? Répéta * Henriette . Ils ne répondaient plus , ils sanglotaient entre leurs mains jointes . Et elle resta dans une anxiété atroce , sans faiblir , debout , les lèvres seulement agitées d' un petit frisson . Que devait -elle croire ? Elle avait beau se dire que l' enfant s' était trompée , elle voyait son mari en travers de la rue , la tête trouée d' une balle . Puis , c' était cette maison hermétiquement close qui l' inquiétait : pourquoi ? Il ne s' y trouvait donc plus ? La certitude qu' il était tué lui glaça tout d' un coup le coeur . Mais peut-être n' était -il que blessé ; et le besoin d' aller là-bas , d' y être , la reprit si impérieusement , qu' elle aurait tenté encore de se frayer un passage , si , à cette minute , les clairons n' avaient sonné la marche en avant . Beaucoup de ces jeunes soldats arrivaient de * Toulon , de * Rochefort ou de * Brest , à peine instruits , sans avoir jamais fait le coup de feu ; et , depuis le matin , ils se battaient avec une bravoure , une solidité de vétérans . Eux qui , de * Reims à * Mouzon , avaient marché si mal , alourdis d' inaccoutumance , se révélaient comme les mieux disciplinés , les plus fraternellement unis d' un lien de devoir et d' abnégation , devant l' ennemi . Les clairons n' avaient eu qu' à sonner , ils retournaient au feu , ils reprenaient l' attaque , malgré leurs coeurs gros de colère . Trois fois , on leur avait promis , pour les soutenir , une division qui ne venait pas . Ils se sentaient abandonnés , sacrifiés . C' était leur vie à tous qu' on leur demandait , en les ramenant ainsi sur * Bazeilles , après le leur avoir fait évacuer . Et ils le savaient , et ils donnaient leur vie sans une révolte , serrant les rangs , quittant les arbres qui les protégeaient , pour rentrer sous les obus et les balles . * Henriette eut un soupir de profond soulagement . Enfin , on marchait donc ! Elle les suivit , espérant arriver avec eux , prête à courir , s' ils couraient . Mais , de nouveau déjà , on s' était arrêté . à présent , les projectiles pleuvaient , il allait falloir , pour réoccuper * Bazeilles , reconquérir chaque mètre de la route , s' emparer des ruelles , des maisons , des jardins , à droite et à gauche . Les premiers rangs avaient ouvert le feu , on n' avançait plus que par saccades , les moindres obstacles faisaient perdre de longues minutes . Jamais elle n' arriverait , si elle restait ainsi en queue , attendant la victoire . Et elle se décida , se jeta à droite , entre deux haies , dans un sentier qui descendait vers les prairies . Le projet d' * Henriette fut alors d' atteindre * Bazeilles par ces vastes prés bordant la * Meuse . Cela , d' ailleurs , n' était pas très net en elle . Soudain , elle resta plantée , au bord d' une petite mer immobile , qui , de ce côté -ci , lui barrait le chemin . C' était l' inondation , les terres basses changées en un lac de défense , auxquelles elle n' avait point songé . Un instant , elle voulut retourner en arrière ; puis , au risque d' y laisser ses chaussures , elle continua , suivit le bord , dans l' herbe trempée , où elle enfonçait jusqu'à la cheville . Pendant une centaine de mètres , ce fut praticable . Ensuite , elle buta contre le mur d' un jardin : le terrain dévalait , l' eau battait le mur , profonde de deux mètres . Impossible de passer . Ses petits poings se serrèrent , elle dut se raidir de toute sa force , pour ne pas fondre en larmes . Après le premier saisissement , elle longea la clôture , trouva une ruelle qui filait entre les maisons éparses . Cette fois , elle se crut sauvée , car elle connaissait ce dédale , ces bouts de sentiers enchevêtrés , dont l' écheveau aboutissait tout de même au village . Là seulement , les obus tombaient . * Henriette resta figée , très pâle , dans l' assourdissement d' une effrayante détonation , dont le coup de vent l' enveloppa . Un projectile venait d' éclater devant elle , à quelques mètres . Elle tourna la tête , examina les hauteurs de la rive gauche , d' où montaient les fumées des batteries allemandes ; et elle comprit , se remit en marche , les yeux fixés sur l' horizon , guettant les obus , pour les éviter . La témérité folle de sa course n' allait pas sans un grand sang-froid , toute la tranquillité brave dont sa petite âme de bonne ménagère était capable . Elle voulait ne pas être tuée , retrouver son mari , le reprendre , vivre ensemble , heureux encore . Les obus ne cessaient plus , elle filait le long des murs , se jetait derrière les bornes , profitait des moindres abris . Mais il se présenta un espace découvert , un bout de chemin défoncé , déjà couvert d' éclats ; et elle attendait , à l' encoignure d' un hangar , lorsqu' elle aperçut , devant elle , au ras d' une sorte de trou , la tête curieuse d' un enfant , qui regardait . C' était un petit garçon de dix ans , pieds nus , habillé d' une seule chemise et d' un pantalon en lambeaux , quelque rôdeur de route , très amusé par la bataille . Ses minces yeux noirs pétillaient , et il s' exclamait d' allégresse , à chaque détonation . - oh ! Ce qu' ils sont rigolo ! ... bougez pas , en v'là encore un qui s' amène ! ... boum ! A -t-il pété , celui -là ! ... bougez pas , bougez pas ! Et , à chaque projectile , il faisait un plongeon au fond du trou , reparaissait , levait sa tête d' oiseau siffleur , pour replonger encore . * Henriette remarqua alors que les obus venaient du * Liry , tandis que les batteries de * Pont- * Maugis et de * Noyers ne tiraient plus que sur * Balan . Elle voyait très nettement la fumée , à chaque décharge ; puis , elle entendait presque aussitôt le sifflement , que suivait la détonation . Il dut y avoir un court répit , des vapeurs légères se dissipaient lentement . - pour sûr qu' ils boivent un coup ! Cria le petit . Vite , vite ! Donnez -moi la main , nous allons nous cavaler ! Il lui prit la main , la força à le suivre ; et tous deux galopèrent , côte à côte , pliant le dos , traversant ainsi l' espace découvert . Au bout , comme ils se jetaient derrière une meule et qu' ils se retournaient , ils virent de nouveau un obus arriver , tomber droit sur le hangar , à la place qu' ils occupaient tout à l' heure . Le fracas fut épouvantable , le hangar s' abattit . Du coup , une joie folle fit danser le gamin , qui trouvait ça très farce . - bravo ! En v'là de la casse ! ... hein ? Tout de même , il était temps ! Mais , une seconde fois , * Henriette se heurtait contre un obstacle infranchissable , des murs de jardin , sans chemin aucun . Son petit compagnon continuait à rire , disait qu' on passait toujours , quand on le voulait bien . Il grimpa sur le chaperon d' un mur , l' aida ensuite à le franchir . D' un saut , ils se trouvèrent dans un potager , parmi des planches de haricots et de pois . Des clôtures partout . Alors , pour en sortir , il leur fallut traverser une maison basse de jardinier . Lui , sifflant , les mains ballantes , allait le premier , ne s' étonnait de rien . Il poussa une porte , se trouva dans une chambre , passa dans une autre , où il y avait une vieille femme , la seule âme restée là sans doute . Elle semblait hébétée , debout près d' une table . Elle regarda ces deux personnes inconnues passer ainsi au travers de sa maison ; et elle ne leur dit pas un mot , et eux-mêmes ne lui adressèrent pas la parole . Déjà , de l' autre côté , ils ressortaient dans une ruelle , qu' ils purent suivre pendant un instant . Puis , d' autres difficultés se présentèrent , ce fut de la sorte , durant près d' un kilomètre , des murailles sautées , des haies franchies , une course qui coupait au plus court , par les portes des remises , les fenêtres des habitations , selon le hasard de la route qu' ils parvenaient à se frayer . Des chiens hurlaient , ils faillirent être renversés par une vache qui fuyait d' un galop furieux . Cependant , ils devaient approcher , une odeur d' incendie leur arrivait , de grandes fumées rousses , telles que de légers crêpes flottants , voilaient à chaque minute le soleil . Tout d' un coup , le gamin s' arrêta , se planta devant * Henriette . -dites donc , madame , comme ça , où donc allez -vous ? -mais tu le vois , je vais à * Bazeilles . Il siffla , il eut un de ses rires aigus de vaurien échappé de l' école , qui se faisait du bon sang . - à * Bazeilles ... ah ! Non , ça n' est pas mon affaire ... moi , je vas ailleurs . Bien le bonsoir ! Et il tourna sur les talons , il s' en alla comme il était venu , sans qu' elle pût savoir d' où il sortait ni où il rentrait . Elle l' avait trouvé dans un trou , elle le perdit des yeux au coin d' un mur ; et jamais plus elle ne devait le revoir . Quand elle fut seule , * Henriette éprouva un singulier sentiment de peur . Ce n' était guère une protection , cet enfant chétif avec elle ; mais il l' étourdissait de son bavardage . Maintenant , elle tremblait , elle si naturellement courageuse . Les obus ne tombaient plus , les allemands avaient cessé de tirer sur * Bazeilles , dans la crainte sans doute de tuer les leurs , maîtres du village . Seulement , depuis quelques minutes , elle entendait des balles siffler , ce bourdonnement de grosses mouches dont on lui avait parlé , et qu' elle reconnaissait . Au loin , c' était une confusion telle de toutes les rages , qu' elle ne distinguait même pas le bruit de la fusillade , dans la violence de cette clameur . Comme elle tournait l' angle d' une maison , il y eut , près de son oreille , un bruit mat , une chute de plâtre , qui la firent s' arrêter net : une balle venait d' écorner la façade , elle en restait toute pâle . Puis , avant qu' elle se fût demandé si elle aurait le courage de continuer , elle reçut au front comme un coup de marteau , elle tomba sur les deux genoux , étourdie . Une seconde balle , qui ricochait , l' avait effleurée un peu au-dessus du sourcil gauche , en ne laissant là qu' une forte meurtrissure . Quand elle eut porté les deux mains à son front , elle les retira rouges de sang . Mais elle avait senti le crâne solide , intact , sous les doigts ; et elle répéta tout haut , pour s' encourager : - ce n' est rien , ce n' est rien ... voyons , je n' ai pas peur , non ! Je n' ai pas peur ... et c' était vrai , elle se releva , elle marcha dès lors parmi les balles avec une insouciance de créature dégagée d' elle-même , qui ne raisonne plus , qui donne sa vie . Elle ne cherchait même plus à se protéger , allant tout droit , la tête haute , n' allongeant le pas que dans le désir d' arriver . Les projectiles s' écrasaient autour d' elle , vingt fois elle manqua d' être tuée , sans paraître le savoir . Sa hâte légère , son activité de femme silencieuse , semblaient l' aider , la faire passer si fine , si souple dans le péril , qu' elle y échappait . Elle était enfin à * Bazeilles , elle coupa au milieu d' un champ de luzerne , pour rejoindre la route , la grande rue qui traverse le village . Comme elle y débouchait , elle reconnut sur la droite , à deux cents pas , sa maison qui brûlait , sans qu' on vît les flammes au grand soleil , le toit à demi effondré déjà , les fenêtres vomissant des tourbillons de fumée noire . Alors , un galop l' emporta , elle courut à perdre haleine . * Weiss , dès huit heures , s' était trouvé enfermé là , séparé des troupes qui se repliaient . Tout de suite , le retour à * Sedan était devenu impossible , car les bavarois , débordant par le parc de * Montivilliers , avaient coupé la ligne de retraite . Il était seul , avec son fusil et les cartouches qui lui restaient , lorsqu' il aperçut devant sa porte une dizaine de soldats , demeurés comme lui en arrière , isolés de leurs camarades , cherchant des yeux un abri , pour vendre au moins chèrement leur peau . Vivement , il descendit leur ouvrir , et la maison dès lors eut une garnison , un capitaine , un caporal , huit hommes , tous hors d' eux , enragés , résolus à ne pas se rendre . - tiens ! * Laurent , vous en êtes ! S' écria * Weiss , surpris de voir parmi eux un grand garçon maigre , qui tenait un fusil , ramassé à côté de quelque cadavre . * Laurent , en pantalon et en veste de toile bleue , était un garçon jardinier du voisinage , âgé d' une trentaine d' années , et qui avait perdu récemment sa mère et sa femme , emportées par la même mauvaise fièvre . - pourquoi donc que je n' en serais pas ? Répondit -il . Je n' ai que ma carcasse , je puis bien la donner ... et puis , vous savez , ça m' amuse , à cause que je ne tire pas mal , et que ça va être drôle d' en démolir un à chaque coup , de ces bougres -là ! Déjà , le capitaine et le caporal inspectaient la maison . Rien à faire du rez-de-chaussée , on se contenta de pousser les meubles contre la porte et les fenêtres , pour les barricader le plus solidement possible . Ce fut ensuite dans les trois petites pièces du premier étage et dans le grenier qu' ils organisèrent la défense , approuvant du reste les préparatifs déjà faits par * Weiss , les matelas garnissant les persiennes , les meurtrières ménagées de place en place , entre les lames . Comme le capitaine se hasardait à se pencher , pour examiner les alentours , il entendit des cris , des larmes d' enfant . - qu' est -ce donc ? Demanda -t-il . * Weiss revit alors , dans la teinturerie voisine , le petit * Auguste malade , la face pourpre de fièvre entre ses draps blancs , demandant à boire , appelant sa mère , qui ne pouvait plus lui répondre , gisante sur le carreau , la tête broyée . Et , à cette vision , il eut un geste douloureux , il répondit : - un pauvre petit dont un obus a tué la mère , et qui pleure , là , à côté . - tonnerre de dieu ! Murmura * Laurent , ce qu' il va falloir leur faire payer tout ça ! Il n' arrivait encore dans la façade que des balles perdues . * Weiss et le capitaine , accompagnés du garçon jardinier et de deux hommes , étaient montés dans le grenier , d' où ils pouvaient mieux surveiller la route . Ils la voyaient obliquement , jusqu'à la place de l' église . Cette place était maintenant au pouvoir des bavarois ; mais ils n' avançaient toujours qu' avec beaucoup de peine et une extrême prudence . Au coin d' une ruelle , une poignée de fantassins les tint encore en échec pendant près d' un quart d' heure , d' un feu tellement nourri , que les morts s' entassaient . Ensuite , ce fut une maison , à l' autre encoignure , dont ils durent s' emparer , avant de passer outre . Par moments , dans la fumée , on distinguait une femme , avec un fusil , tirant d' une des fenêtres . C' était la maison d' un boulanger , des soldats s' y trouvaient oubliés , mêlés aux habitants ; et , la maison prise , il y eut des cris , une effroyable bousculade roula jusqu'au mur d' en face , un flot dans lequel apparut la jupe de la femme , une veste d' homme , des cheveux blancs hérissés ; puis , un feu de peloton gronda , du sang jaillit jusqu'au chaperon du mur . Les allemands étaient inflexibles : toute personne prise les armes à la main , n' appartenant point aux armées belligérantes , était fusillée sur l' heure , comme coupable de s' être mise en dehors du droit des gens . Devant la furieuse résistance du village , leur colère montait , et les pertes effroyables qu' ils éprouvaient depuis bientôt cinq heures , les poussaient à d' atroces représailles . Les ruisseaux coulaient rouges , les morts barraient la route , certains carrefours n' étaient plus que des charniers , d' où s' élevaient des râles . Alors , dans chaque maison qu' ils emportaient de haute lutte , on les vit jeter de la paille enflammée ; d' autres couraient avec des torches , d' autres badigeonnaient les murs de pétrole ; et bientôt des rues entières furent en feu , * Bazeilles flamba . Cependant , au milieu du village , il n' y avait plus que la maison de * Weiss , avec ses persiennes closes , qui gardait son air menaçant de citadelle , résolue à ne pas se rendre . - attention ! Les voici ! Cria le capitaine . Une décharge , partie du grenier et du premier étage , coucha par terre trois des bavarois qui s' avançaient , en rasant les murs . Les autres se replièrent , s' embusquèrent à tous les angles de la route ; et le siège de la maison commença , une telle pluie de balles fouetta la façade qu' on aurait dit un ouragan de grêle . Pendant près de dix minutes , cette fusillade ne cessa pas , trouant le plâtre , sans faire grand mal . Mais un des hommes que le capitaine avait pris avec lui dans le grenier , ayant commis l' imprudence de se montrer à une lucarne , fut tué raide , d' une balle en plein front . - nom d' un chien ! Un de moins ! Gronda le capitaine . Méfiez -vous donc , nous ne sommes pas assez pour nous faire tuer par plaisir ! Lui-même avait pris un fusil , et il tirait , abrité derrière un volet . Mais * Laurent , le garçon jardinier , faisait surtout son admiration . à genoux , le canon de son chassepot appuyé dans l' étroite fente d' une meurtrière , comme à l' affût , il ne lâchait un coup qu' en toute certitude ; et il en annonçait même le résultat à l' avance . - au petit officier bleu , là-bas , dans le coeur ... à l' autre , plus loin , le grand sec , entre les deux yeux ... au gros qui a une barbe rousse et qui m' embête , dans le ventre ... et , chaque fois , l' homme tombait , foudroyé , frappé à l' endroit qu' il désignait ; et lui continuait paisiblement , ne se hâtait pas , ayant de quoi faire , disait -il , car il lui aurait fallu du temps , pour les tuer tous de la sorte , un à un . - ah ! Si j' avais des yeux ! Répétait furieusement * Weiss . Il venait de casser ses lunettes , il en était désespéré . Son binocle lui restait , mais il n' arrivait pas à le faire tenir solidement sur son nez , dans la sueur qui lui inondait la face ; et , souvent , il tirait au hasard , enfiévré , les mains tremblantes . Toute une passion croissante emportait son calme ordinaire . - ne vous pressez pas , ça ne sert absolument à rien , disait * Laurent . Tenez , visez -le avec soin , celui qui n' a plus de casque , au coin de l' épicier ... mais c' est très bien , vous lui avez cassé la patte , et le voilà qui gigote dans son sang . * Weiss , un peu pâle , regardait . Il murmura : - finissez -le . -gâcher une balle , ah ! Non , par exemple ! Vaut mieux en démolir un autre . Les assaillants devaient avoir remarqué ce tir redoutable , qui partait des lucarnes du grenier . Pas un homme ne pouvait avancer , sans rester par terre . Aussi firent -ils entrer en ligne des troupes fraîches , avec l' ordre de cribler de balles la toiture . Dès lors , le grenier devint intenable : les ardoises étaient percées aussi aisément que de minces feuilles de papier , les projectiles pénétraient de toutes parts , ronflant comme des abeilles . à chaque seconde , on courait le risque d' être tué . - descendons , dit le capitaine . On peut tenir encore au premier . Mais , comme il se dirigeait vers l' échelle , une balle l' atteignit dans l' aine et le renversa . - trop tard , nom d' un chien ! * Weiss et * Laurent , aidés du soldat qui restait , s' entêtèrent à le descendre , bien qu' il leur criât de ne pas perdre leur temps à s' occuper de lui : il avait son compte , il pouvait tout aussi bien crever en haut qu' en bas . Pourtant , dans une chambre du premier étage , lorsqu' on l' eut couché sur un lit , il voulut encore diriger la défense . - tirez dans le tas , ne vous occupez pas du reste . Tant que votre feu ne se ralentira point , ils sont bien trop prudents pour se risquer . En effet , le siège de la petite maison continuait , s' éternisait . Vingt fois elle avait paru devoir être emportée dans la tempête de fer dont elle était battue ; et , sous les rafales , au milieu de la fumée , elle se montrait de nouveau debout , trouée , déchiquetée , crachant quand même des balles par chacune de ses fentes . Les assaillants exaspérés d' être arrêtés si longtemps et de perdre tant de monde devant une pareille bicoque , hurlaient , tiraillaient à distance , sans avoir l' audace de se ruer pour enfoncer la porte et les fenêtres , en bas . - attention ! Cria le caporal , voilà une persienne qui tombe ! La violence des balles venait d' arracher une persienne de ses gonds . Mais * Weiss se précipita , poussa une armoire contre la fenêtre ; et * Laurent , embusqué derrière , put continuer son tir . Un des soldats gisait à ses pieds , la mâchoire fracassée , perdant beaucoup de sang . Un autre reçut une balle dans la gorge , roula jusqu'au mur , où il râla sans fin , avec un frisson convulsif de tout le corps . Ils |