_: | TROISIÈME PARTIE chapitre I : pendant l' interminable journée de la bataille , * Silvine , du coteau de * Remilly , où était bâtie la petite ferme du père * Fouchard , n' avait cessé de regarder vers * Sedan , dans le tonnerre et la fumée des canons , toute frissonnante à la pensée d' * Honoré . Et , le lendemain , son inquiétude augmenta encore , accrue par l' impossibilité de se procurer des nouvelles exactes , au milieu des prussiens qui gardaient les routes , refusant de répondre , ne sachant du reste rien eux-mêmes . Le clair soleil de la veille avait disparu , des averses étaient tombées , qui attristaient la vallée d' un jour livide . Vers le soir , le père * Fouchard , tourmenté également dans son mutisme voulu , ne pensant guère à son fils , mais anxieux de savoir comment le malheur des autres allait tourner pour lui , était sur le pas de sa porte à voir venir les événements , lorsqu' il remarqua un grand gaillard en blouse , qui , depuis un instant , rôdait le long de la route , l' air embarrassé de sa personne . Sa surprise fut si forte , en le reconnaissant , qu' il l' appela tout haut , malgré trois prussiens qui passaient . - comment ! C' est toi , * Prosper ? D' un geste énergique , le chasseur d' * Afrique lui ferma la bouche . Puis , s' approchant , à demi-voix : - oui , c' est moi . J' en ai assez de me battre pour rien , et j' ai filé ... dites donc , père * Fouchard , vous n' avez pas besoin d' un garçon de ferme ? Le vieux , du coup , avait retrouvé toute sa prudence . Justement , il cherchait quelqu' un . Mais c' était inutile à dire . - un garçon , ma foi , non ! Pas dans ce moment ... entre tout de même boire un verre . Je ne vais pas , bien sûr , te laisser en peine sur la route . Dans la salle , * Silvine mettait la soupe au feu , tandis que le petit * Charlot se pendait à ses jupes , jouant et riant . D' abord , elle ne reconnut pas * Prosper , qui pourtant avait déjà servi avec elle , autrefois ; et ce ne fut qu' en apportant deux verres et une bouteille de vin , qu' elle le dévisagea . Elle eut un cri , elle ne pensa qu' à * Honoré . -ah ! Vous en venez , n' est -ce pas ? ... est -ce qu' * Honoré va bien ? * Prosper allait répondre , ensuite il hésita . Depuis deux jours , il vivait dans un rêve , parmi une violente succession de choses vagues , qui ne lui laissaient aucun souvenir précis . Sans doute , il croyait bien avoir vu * Honoré mort , renversé sur un canon ; mais il ne l' aurait plus affirmé ; et à quoi bon désoler le monde , quand on n' est pas certain ? - * Honoré , murmura -t-il , je ne sais pas ... , je ne puis pas dire ... elle le regardait fixement , elle insista . - alors , vous ne l' avez pas vu ? D' un geste lent , il agita les mains , avec un hochement de tête . - si vous croyez qu' on peut savoir ! Il y a eu tant de choses , tant de choses ! De toute cette sacrée bataille , tenez ! Je ne serais pas fichu d' en conter long comme ça ... non ! Pas même les endroits par où j' ai passé ... on est comme des idiots , ma parole ! Et , après avoir avalé un verre de vin , il resta morne , les yeux perdus , là-bas , dans les ténèbres de sa mémoire . - tout ce que je me rappelle , c' est que la nuit déjà tombait , au moment où j' ai repris connaissance ... lorsque j' avais culbuté , en chargeant , le soleil était très haut . Depuis des heures , je devais être là , la jambe droite écrasée sous mon vieux * Zéphir , qui , lui , avait reçu une balle en plein poitrail ... je vous assure que ça n' avait rien de gai , cette position -là , des tas de camarades morts , et pas un chat de vivant , et l' idée que j' allais crever moi aussi , si personne ne venait me ramasser ... doucement , j' avais tâché de dégager ma hanche ; mais impossible , * Zéphir pesait bien comme les cinq cent mille diables . Il était chaud encore . Je le caressais , je l' appelais , avec des mots gentils . Et c' est ça , voyez -vous , que jamais je n' oublierai : il a rouvert les yeux , il a fait un effort pour relever sa pauvre tête , qui traînait par terre , à côté de la mienne . Alors , nous avons causé : " mon pauvre vieux , que je lui ai dit , ce n' est pas pour te le reprocher , mais tu veux donc me voir claquer avec toi , que tu me tiens si fort ? " naturellement , il n' a pas répondu oui . ça n' empêche que j' ai lu dans son regard trouble la grosse peine qu' il avait de me quitter . Et je ne sais pas comment ça s' est fait , s' il l' a voulu ou si ça n' a été qu' une convulsion , mais il a eu une brusque secousse qui l' a jeté de côté . J' ai pu me mettre debout , ah ! Dans un sacré état , la jambe lourde comme du plomb ... n' importe , j' ai pris la tête de * Zéphir entre mes bras , en continuant à lui dire des choses , tout ce qui me venait du coeur , que c' était un bon cheval , que je l' aimais bien , que je me souviendrais toujours de lui . Il m' écoutait , il paraissait si content ! Puis , il a eu encore une secousse , et il est mort , avec ses grands yeux vides , qui ne m' avaient pas quitté ... tout de même , c' est drôle , et l' on ne me croira pas : la vérité pure est pourtant qu' il avait dans les yeux de grosses larmes ... mon pauvre * Zéphir , il pleurait comme un homme ... étranglé de chagrin , * Prosper dut s' interrompre , pleurant encore lui-même . Il avala un nouveau verre de vin , il continua son histoire , en phrases coupées , incomplètes . La nuit se faisait davantage , il n' y avait plus qu' un rouge rayon de lumière , au ras du champ de bataille , projetant à l' infini l' ombre immense des chevaux morts . Lui , sans doute , était resté longtemps près du sien , incapable de s' éloigner , avec sa jambe lourde . Puis , une brusque épouvante l' avait fait marcher quand même , le besoin de ne pas être seul , de se retrouver avec des camarades , pour avoir moins peur . Ainsi , de partout , des fossés , des broussailles , de tous les coins perdus , les blessés oubliés se traînaient , tâchaient de se rejoindre , faisaient des groupes à quatre ou cinq , des petites sociétés , où il était moins dur de râler ensemble et de mourir . Ce fut ainsi que , dans le bois de la * Garenne , il tomba sur deux soldats du 43e , qui n' avaient pas une égratignure , mais qui étaient là , terrés comme des lièvres , attendant la nuit . Quand ils surent qu' il connaissait les chemins , ils lui dirent leur idée , filer en * Belgique , gagner la frontière à travers bois , avant le jour . Il refusa d' abord de les conduire , il aurait préféré gagner tout de suite * Remilly , certain d' y trouver un refuge ; seulement , où se procurer une blouse et un pantalon ? Sans compter que , du bois de la * Garenne à * Remilly , d' un bord de la vallée à l' autre , il ne fallait point espérer traverser les nombreuses lignes prussiennes . Aussi finit -il par consentir à servir de guide aux deux camarades . Sa jambe s' était échauffée , ils eurent la chance de se faire donner un pain dans une ferme . Neuf heures sonnèrent à un clocher lointain , comme ils se remettaient en route . Le seul grand danger qu' ils coururent , ce fut à * La * Chapelle , où ils se jetèrent au beau milieu d' un poste ennemi , qui prit les armes et tira dans les ténèbres , tandis que , se glissant à plat ventre , galopant à quatre pattes , ils regagnaient les taillis , sous le sifflement des balles . Dès lors , ils ne quittèrent plus les bois , l' oreille aux aguets , les mains tâtonnantes . Au détour d' un sentier , ils rampèrent , ils sautèrent aux épaules d' une sentinelle perdue , dont ils ouvrirent la gorge d' un coup de couteau . Ensuite , les chemins furent libres , ils continuèrent en riant et en sifflant . Et , vers trois heures du matin , ils arrivèrent dans un petit village belge , chez un fermier brave homme , qui , réveillé , leur ouvrit tout de suite sa grange , où ils dormirent profondément sur des bottes de foin . Le soleil était déjà haut , lorsque * Prosper se réveilla . En ouvrant les yeux , tandis que les camarades ronflaient encore , il aperçut leur hôte , en train d' atteler un cheval à une grande carriole , chargée de pains , de riz , de café , de sucre , toutes sortes de provisions , cachées sous des sacs de charbon de bois ; et il apprit que le brave homme avait en * France , à * Raucourt , deux filles mariées , auxquelles il allait porter ces provisions , les sachant dans un dénuement complet , à la suite du passage des bavarois . Dès le matin , il s' était procuré le sauf-conduit nécessaire . Tout de suite , * Prosper fut saisi d' un désir fou , s' asseoir lui aussi sur le banc de la carriole , retourner là-bas , dans le coin de terre , dont la nostalgie l' angoissait déjà . Rien n' était plus simple , il descendrait à * Remilly , que le fermier se trouvait forcé de traverser . Et ce fut arrangé en trois minutes , on lui prêta le pantalon et la blouse tant souhaités , le fermier le donna partout comme son garçon ; de sorte que , vers six heures , il débarqua devant l' église , après n' avoir été arrêté que deux ou trois fois par des postes allemands . - non , j' en avais assez ! Répéta * Prosper , après un silence . Encore si l' on avait tiré de nous quelque chose de bon , comme là-bas , en * Afrique ! Mais aller à gauche pour revenir à droite , sentir qu' on ne sert absolument à rien , ça finit par ne pas être une existence ... et puis , maintenant , mon pauvre * Zéphir est mort , je serais tout seul , je n' ai plus qu' à me remettre à la terre . N' est -ce pas ? ça vaudra mieux mieux que d' être prisonnier chez les prussiens ... vous avez des chevaux , père * Fouchard , vous verrez si je les aime et si je les soigne ! L' oeil du vieux avait brillé . Il trinqua encore , il conclut sans hâte : - mon dieu ! Puisque ça te rend service , je veux bien tout de même , je te prends ... mais , quant aux gages , faudra n' en parler que lorsque la guerre sera finie , car je n' ai vraiment besoin de personne , et les temps sont trop durs . * Silvine , qui était restée assise , avec * Charlot sur les genoux , n' avait pas quitté * Prosper des yeux . Lorsqu' elle le vit se lever , pour se rendre tout de suite à l' écurie et faire la connaissance des bêtes , elle demanda de nouveau : - alors , vous n' avez pas vu * Honoré ? Cette question qui revenait si brusquement , le fit tressaillir , comme si elle éclairait d' une lumière subite un coin obscur de sa mémoire . Il hésita encore , se décida pourtant . - écoutez , je n' ai pas voulu vous faire de la peine tout à l' heure , mais je crois bien qu' * Honoré est resté là-bas . - comment , resté ? -oui , je crois que les prussiens lui ont fait son affaire ... je l' ai vu à moitié renversé sur un canon , la tête droite , avec un trou sous le coeur . Il y eut un silence . * Silvine avait blêmi affreusement , tandis que le père * Fouchard , saisi , remettait sur la table son verre , où il avait achevé de vider la bouteille . - vous en êtes bien sûr ? Reprit -elle d' une voix étranglée . - dame ! Aussi sûr qu' on peut l' être d' une chose qu' on a vue ... c' était sur un petit monticule , à côté de trois arbres , et il me semble que j' irais , les yeux fermés . En elle , c' était un écroulement . Ce garçon qui lui avait pardonné , qui s' était lié d' une promesse , qu' elle devait épouser , dès qu' il rentrerait du service , la campagne finie ! Et on le lui avait tué , il était là-bas , avec un trou sous le coeur ! Jamais elle n' avait senti qu' elle l' aimait si fort , tellement un besoin de le revoir , de l' avoir malgré tout à elle , même dans la terre , la soulevait , la jetait hors de sa passivité habituelle . Elle posa rudement * Charlot , elle s' écria : - bon ! Je ne croirai ça que lorsque j' aurai vu , moi aussi ... puisque vous savez où c' est , vous allez m' y conduire . Et , si c' est vrai , si nous le retrouvons , nous le ramènerons . Des larmes l' étouffaient , elle s' affaissa sur la table , secouée de longs sanglots , pendant que le petit , stupéfait d' avoir été bousculé par sa mère , éclatait aussi en pleurs . Elle le reprit , le serra contre elle , avec des paroles éperdues , bégayées . - mon pauvre enfant ! Mon pauvre enfant ! Le père * Fouchard restait consterné . Il aimait tout de même son fils , à sa manière . Des souvenirs anciens durent lui revenir , de très loin , du temps où sa femme vivait , où * Honoré allait encore à l' école ; et deux grosses larmes parurent également dans ses yeux rouges , coulèrent le long du cuir tanné de ses joues . Depuis plus de dix ans , il n' avait pas pleuré . Des jurons lui échappaient , il finissait par se fâcher de ce fils qui était à lui , qu' il ne verrait plus jamais pourtant . - nom de dieu ! C' est vexant , de n' avoir qu' un garçon , et qu' on vous le prenne ! Mais , quand le calme fut un peu revenu , * Fouchard fut très ennuyé d' entendre que * Silvine parlait toujours d' aller chercher le corps d' * Honoré , là-bas . Elle s' obstinait , sans cris maintenant , dans un silence désespéré et invincible ; et il ne la reconnaissait plus , elle si docile , faisant toutes les besognes en fille résignée : ses grands yeux de soumission qui suffisaient à la beauté de son visage avaient pris une décision farouche , tandis que son front restait pâle , sous le flot de ses épais cheveux bruns . Elle venait d' arracher un fichu rouge qu' elle avait aux épaules , elle s' était mise toute en noir , comme une veuve . Vainement , il lui représenta la difficulté des recherches , les dangers qu' elle pouvait courir , le peu d' espoir qu' il y avait de retrouver le corps . Elle cessait même de répondre , il voyait bien qu' elle partirait seule , qu' elle ferait quelque folie , s' il ne s' en occupait pas , ce qui l' inquiétait plus encore , à cause des complications où cela pouvait le jeter avec les autorités prussiennes . Aussi finit -il par se décider à se rendre chez le maire de * Remilly , qui était un peu son cousin , et à eux deux ils arrangèrent une histoire : * Silvine fut donnée pour la veuve véritable d' * Honoré , * Prosper devint son frère ; de sorte que le colonel bavarois , installé en bas du village , à l' hôtel de la croix de * Malte , voulut bien délivrer un laissez-passer pour le frère et la soeur , les autorisant à ramener le corps du mari , s' ils le découvraient . La nuit était venue , tout ce qu' on put obtenir de la jeune femme , ce fut qu' elle attendrait le jour pour se mettre en marche . Le lendemain , jamais * Fouchard ne voulut laisser atteler un de ses chevaux , dans la crainte de ne pas le revoir . Qui lui disait que les prussiens ne confisqueraient pas la bête et la voiture ? Enfin , il consentit de mauvaise grâce à prêter l' âne , un petit âne gris , dont l' étroite charrette était encore assez grande pour contenir un mort . Longuement , il donna des instructions à * Prosper , qui avait bien dormi , mais que la pensée de l' expédition rendait soucieux , maintenant que , reposé , il tâchait de se souvenir . à la dernière minute , * Silvine alla chercher la couverture de son propre lit , qu' elle plia au fond de la charrette . Et , comme elle partait , elle revint en courant embrasser * Charlot . - père * Fouchard , je vous le confie , veillez bien à ce qu' il ne joue pas avec les allumettes . - oui , oui ! Sois tranquille ! Les préparatifs avaient traîné , il était près de sept heures , lorsque * Silvine et * Prosper , derrière l' étroite charrette que le petit âne gris tirait , la tête basse , descendirent les pentes raides de * Remilly . Il avait plu abondamment pendant la nuit , les chemins se trouvaient changés en fleuves de boue ; et de grandes nuées livides couraient dans le ciel , d' une tristesse morne . * Prosper , voulant couper au plus court , avait résolu de traverser * Sedan . Mais , avant * Pont- * Maugis , un poste prussien arrêta la charrette , la retint pendant plus d' une heure ; et , lorsque le laissez-passer eut circulé entre les mains de quatre ou cinq chefs , l' âne put reprendre sa marche , à la condition de faire le grand tour par * Bazeilles , en s' engageant à gauche dans un chemin de traverse . Aucune raison ne fut donnée , sans doute craignait -on d' encombrer la ville davantage . Quand * Silvine passa la * Meuse sur le pont du chemin de fer , ce pont funeste qu' on n' avait pas fait sauter et qui du reste avait coûté si cher aux bavarois , elle aperçut le cadavre d' un artilleur descendant d' un air de flânerie , au fil de l' eau . Une touffe d' herbe l' accrocha , il demeura un instant immobile , puis il tourna sur lui-même , il repartit . Dans * Bazeilles , que l' âne traversa au pas , d' un bout à l' autre , c' était la destruction , tout ce que la guerre peut faire d' abominables ruines , quand elle passe , dévastatrice , en furieux ouragan . Déjà , on avait relevé les morts , il n' y avait plus sur le pavé du village un seul cadavre ; et la pluie lavait le sang , des flaques restaient rouges , avec des débris louches , des lambeaux où l' on croyait reconnaître encore des cheveux . Mais l' effroi qui serrait les coeurs , venait des décombres , de ce * Bazeilles si riant trois jours plus tôt , avec ses gaies maisons au milieu de ses jardins , à cette heure effondré , anéanti , ne montrant que des pans de muraille noircis par les flammes . L' église brûlait toujours , un vaste bûcher de poutres fumantes , au milieu de la place , d' où s' élevait continuellement une grosse colonne de fumée noire , élargie au ciel en un panache de deuil . Des rues entières avaient disparu , plus rien d' un côté ni de l' autre , rien que des tas de moellons calcinés bordant les ruisseaux , dans un gâchis de suie et de cendre , une boue d' encre épaisse noyant tout . Aux quatre coins des carrefours , les maisons d' angle se trouvaient rasées , comme emportées par le vent de feu qui avait soufflé là . D' autres avaient moins souffert , une restait debout , isolée , tandis que celles de gauche et de droite semblaient hachées par la mitraille , dressant leurs carcasses pareilles à des squelettes vides . Et une insupportable odeur s' exhalait , la nausée de l' incendie , l' âcreté du pétrole surtout , versé à flots sur les parquets . Puis , c' était aussi la désolation muette de ce qu' on avait essayé de sauver , des pauvres meubles jetés par les fenêtres , écrasés sur le trottoir , les tables infirmes aux jambes cassées , les armoires aux flancs ouverts , à la poitrine fendue , du linge qui traînait , déchiré , souillé , toutes les tristes miettes du pillage en train de se fondre sous la pluie . Par une façade béante , à travers des planchers écroulés , on apercevait une pendule intacte , sur une cheminée , tout en haut d' un mur . - ah ! Les cochons ! Grognait * Prosper , en qui le sang du soldat qu' il était encore l' avant-veille , s' échauffait , à voir une abomination semblable . Il serrait les poings , il fallut que * Silvine , très pâle , le calmât du regard , à chaque factionnaire qu' ils rencontraient , le long de la route . Les bavarois avaient en effet posé des sentinelles près des maisons qui brûlaient encore ; et ces hommes , le fusil chargé , la baïonnette au canon , semblaient garder les incendies , pour que la flamme achevât son oeuvre . D' un geste menaçant , d' un cri guttural , quand on s' entêtait , ils en écartaient les simples curieux , les intéressés aussi qui rôdaient aux alentours . Des groupes d' habitants , à distance , restaient muets , avec des frémissements de rage contenus . Une femme , toute jeune , les cheveux épars , la robe souillée de boue , s' obstinait devant le tas fumant d' une petite maison , dont elle voulait fouiller les braises ardentes , malgré le factionnaire qui en défendait l' approche . On disait que cette femme avait eu son enfant brûlé dans cette maison . Et , tout d' un coup , comme le bavarois l' écartait d' une main brutale , elle se retourna , elle lui vomit à la face son furieux désespoir , des injures de sang et de fange , des mots immondes qui la soulageaient un peu , enfin . Il devait ne pas comprendre , il la regardait , inquiet , reculant . Trois camarades accoururent , le délivrèrent de la femme , qu' ils emmenèrent , hurlante . Devant les décombres d' une autre maison , un homme et deux fillettes , tous les trois tombés sur le sol de fatigue et de misère , sanglotaient , ne sachant où aller , ayant vu là s' envoler en cendre tout ce qu' ils possédaient . Mais une patrouille passa , qui dissipa les curieux , et la route redevint déserte , avec les seules sentinelles , mornes et dures , veillant d' un oeil oblique à faire respecter leur consigne scélérate . - les cochons , les cochons ! Répéta * Prosper sourdement . ça ferait plaisir d' en étrangler un ou deux . * Silvine , de nouveau , le fit taire . Elle frissonna . Dans une remise épargnée par le feu , un chien , enfermé , oublié depuis deux jours , hurlait d' une plainte continue , si lamentable , qu' une terreur traversa le ciel bas , d' où une petite pluie grise venait de se mettre à tomber . Et ce fut à ce moment , devant le parc de * Montivilliers , qu' ils firent une rencontre . Trois grands tombereaux étaient là , à la file , chargés de morts , de ces tombereaux de la salubrité , que l' on emplit à la pelle , le long des rues , chaque matin , de la desserte de la veille ; et , de même , on venait de les emplir de cadavres , les arrêtant à chaque corps que l' on y jetait , repartant avec le gros bruit des roues pour s' arrêter plus loin , parcourant * Bazeilles entier , jusqu'à ce que le tas débordât . Ils attendaient , immobiles sur la route , qu' on les conduisît à la décharge publique , au charnier voisin . Des pieds sortaient , dressés en l' air . Une tête retombait , à demi arrachée . Lorsque les trois tombereaux , de nouveau , s' ébranlèrent , cahotant dans les flaques , une main livide qui pendait , très longue , vint frotter contre une roue ; et la main peu à peu s' usait , écorchée , mangée jusqu'à l' os . Dans le village de * Balan , la pluie cessa . * Prosper décida * Silvine à manger un morceau de pain qu' il avait eu la précaution d' emporter . Il était déjà onze heures . Mais , comme ils arrivaient près de * Sedan , un poste prussien les arrêta encore ; et , cette fois , ce fut terrible , l' officier s' emportait , refusait même de rendre le laissez-passer , qu' il déclarait faux , en un français très correct , d' ailleurs . Des soldats , sur son ordre , avaient poussé l' âne et la petite charrette sous un hangar . Que faire ? Comment continuer la route ? * Silvine , qui se désespérait , eut alors une idée , en songeant au cousin * Dubreuil , ce parent du père * Fouchard , qu' elle connaissait et dont la propriété , l' ermitage , se trouvait à quelques cents pas , en haut des ruelles dominant le faubourg . Peut-être l' écouterait -on , lui , un bourgeois . Elle emmena * Prosper , puisqu' on les laissait libres , à la condition de garder la charrette . Ils coururent , ils trouvèrent la grille de l' ermitage grande ouverte . Et , de loin , comme ils s' engageaient dans l' allée des ormes séculaires , un spectacle qu' ils aperçurent les étonna beaucoup . - fichtre ! Dit * Prosper , en voilà qui se la coulent douce ! C' était , au bas du perron , sur le gravier fin de la terrasse , toute une réunion joyeuse . Autour d' un guéridon à tablette de marbre , des fauteuils et un canapé de satin bleu-ciel formaient le cercle , étalant au plein air un salon étrange , que la pluie devait tremper depuis la veille . Deux zouaves , vautrés aux deux bouts du canapé , semblaient éclater de rire . Un petit fantassin , qui occupait un fauteuil , penché en avant , avait l' air de se tenir le ventre . Trois autres s' accoudaient nonchalamment aux bras de leurs sièges , tandis qu' un chasseur avançait la main , comme pour prendre un verre sur le guéridon . évidemment , ils avaient vidé la cave et faisaient la fête . - comment peuvent -ils encore être là ? Murmurait * Prosper , de plus en plus stupéfié , à mesure qu' il avançait . Les bougres , ils se fichent donc des prussiens ? Mais * Silvine , dont les yeux se dilataient , jeta un cri , eut un brusque geste d' horreur . Les soldats ne bougeaient pas , ils étaient morts . Les deux zouaves , raidis , les mains tordues , n' avaient plus de visage , le nez arraché , les yeux sautés des orbites . Le rire de celui qui se tenait le ventre venait de ce qu' une balle lui avait fendu les lèvres , en lui cassant les dents . Et cela était vraiment atroce , ces misérables qui causaient , dans leurs attitudes cassées de mannequins , les regards vitreux , les bouches ouvertes , tous glacés , immobiles à jamais . S' étaient -ils traînés à cette place , vivants encore , pour mourir ensemble ? étaient -ce plutôt les prussiens qui avaient fait la farce de les ramasser , puis de les asseoir en rond , par une moquerie de la vieille gaieté française ? -drôle de rigolade tout de même ! Reprit * Prosper , pâlissant . Et , regardant les autres morts , en travers de l' allée , au pied des arbres , dans les pelouses , cette trentaine de braves parmi lesquels le corps du lieutenant * Rochas gisait , troué de blessures , enveloppé du drapeau , il ajouta d' un air sérieux de grand respect : - on s' est joliment bûché par ici ! ça m' étonnerait , si nous y trouvions le bourgeois que vous cherchez . Déjà , * Silvine entrait dans la maison , dont les fenêtres et les portes défoncées bâillaient à l' air humide . En effet , il n' y avait évidemment là personne , les maîtres devaient être partis avant la bataille . Puis , comme elle s' entêtait et qu' elle pénétrait dans la cuisine , elle laissa de nouveau échapper un cri d' effroi . Sous l' évier , deux corps avaient roulé , un zouave , un bel homme à barbe noire , et un prussien énorme , les cheveux rouges , tous les deux enlacés furieusement . Les dents de l' un étaient entrées dans la joue de l' autre , les bras raidis n' avaient pas lâché prise , faisant encore craquer les colonnes vertébrales rompues , nouant les deux corps d' un tel noeud d' éternelle rage , qu' il allait falloir les enterrer ensemble . Alors , * Prosper se hâta d' emmener * Silvine , puisqu' ils n' avaient rien à faire dans cette maison ouverte , habitée par la mort . Et , lorsque , désespérés , ils furent revenus au poste qui avait retenu l' âne et la charrette , ils eurent la chance de trouver , avec l' officier si rude , un général , en train de visiter le champ de bataille . Celui -ci voulut prendre connaissance du laissez-passer , puis il le rendit à * Silvine , il eut un geste de pitié , pour dire qu' on laissât aller cette pauvre femme , avec son âne , en quête du corps de son mari . Sans attendre , suivis de l' étroite charrette , elle et son compagnon remontèrent vers le fond de * Givonne , obéissant à la défense nouvelle qui leur était faite de traverser * Sedan . Ensuite , ils tournèrent à gauche , pour gagner le plateau d' * Illy , par la route qui traverse le bois de la * Garenne . Mais , là encore , ils furent attardés , ils crurent vingt fois qu' ils ne pourraient franchir le bois , tellement les obstacles se multipliaient . à chaque pas , des arbres coupés par les obus , abattus tels que des géants , barraient la route . C' était la forêt bombardée , au travers de laquelle la canonnade avait tranché des existences séculaires , comme au travers d' un carré de la vieille garde , d' une solidité immobile de vétérans . De toutes parts , des troncs gisaient , dénudés , troués , fendus , ainsi que des poitrines ; et cette destruction , ce massacre de branches pleurant leur sève , avait l' épouvante navrée d' un champ de bataille humain . Puis , c' étaient aussi des cadavres , des soldats tombés fraternellement avec les arbres . Un lieutenant , la bouche sanglante , avait encore les deux mains enfoncées dans la terre , arrachant des poignées d' herbe . Plus loin , un capitaine était mort sur le ventre , la tête soulevée , en train de hurler sa douleur . D' autres semblaient dormir parmi les broussailles , tandis qu' un zouave dont la ceinture bleue s' était enflammée , avait la barbe et les cheveux grillés complètement . Et il fallut , à plusieurs reprises , le long de cet étroit chemin forestier , écarter un corps , pour que l' âne pût continuer sa route . Tout d' un coup , dans un petit vallon , l' horreur cessa . Sans doute , la bataille avait passé ailleurs , sans toucher à ce coin de nature délicieux . Pas un arbre n' était effleuré , pas une blessure n' avait saigné sur la mousse . Un ruisseau coulait parmi des lentilles d' eau , le sentier qui le suivait était ombragé de grands hêtres . C' était d' un charme pénétrant , d' une paix adorable , cette fraîcheur des eaux vives , ce silence frissonnant des verdures . * Prosper avait arrêté l' âne , pour le faire boire au ruisseau . - ah ! Qu' on est bien ici ! Dit -il , dans un cri involontaire de soulagement . D' un oeil étonné , * Silvine regarda autour d' elle , inquiète de se sentir , elle aussi , délassée et heureuse . Pourquoi donc le bonheur si paisible de ce coin perdu , lorsque , à l' entour , il n' y avait que deuil et souffrance ? Elle eut un geste désespéré de hâte . - vite , vite , allons ! ... où est -ce ? Où êtes -vous certain d' avoir vu * Honoré ? Et , à cinquante pas de là , comme ils débouchaient enfin sur le plateau d' * Illy , la plaine rase se déroula brusquement devant eux . Cette fois , c' était le vrai champ de bataille , les terrains nus s' étalant jusqu'à l' horizon , sous le grand ciel blafard , d' où ruisselaient de continuelles averses . Les morts n' y étaient pas entassés , tous les prussiens déjà avaient dû être ensevelis , car il n' en restait pas un , parmi les cadavres épars des français , semés le long des routes , dans les chaumes , au fond des creux , selon les hasards de la lutte . Contre une haie , le premier qu' ils rencontrèrent était un sergent , un homme superbe , jeune et fort , qui semblait sourire de ses lèvres entr'ouvertes , le visage calme . Mais , cent pas plus loin , en travers de la route , ils en virent un autre , mutilé affreusement , la tête à demi emportée , les épaules couvertes des éclaboussures de la cervelle . Puis , après les corps isolés , çà et là , il y avait de petits groupes , ils en aperçurent sept à la file , le genou en terre , l' arme à l' épaule , frappés comme ils tiraient ; tandis que , près d' eux , un sous-officier était tombé aussi , dans l' attitude du commandement . La route ensuite filait le long d' un étroit ravin , et ce fut là que l' horreur les reprit , en face de cette sorte de fossé où toute une compagnie semblait avoir culbuté , sous la mitraille : des cadavres l' emplissaient , un écroulement , une dégringolade d' hommes , enchevêtrés , cassés , dont les mains tordues avaient écorché la terre jaune , sans pouvoir se retenir . Et un vol noir de corbeaux s' envola avec des croassements ; et , déjà , des essaims de mouches bourdonnaient au-dessus des corps , revenaient obstinément , par milliers , boire le sang frais des blessures . - où est -ce donc ? Répéta * Silvine . Ils longeaient alors une terre labourée entièrement couverte de sacs . Quelque régiment avait dû se débarrasser là , serré de trop près , dans un coup de panique . Les débris dont le sol était semé disaient les épisodes de la lutte . Dans un champ de betteraves , des képis épars , semblables à de larges coquelicots , des lambeaux d' uniformes , des épaulettes , des ceinturons , racontaient un contact farouche , un des rares corps à corps du formidable duel d' artillerie qui avait duré douze heures . Mais , surtout , ce qu' on heurtait à chaque pas , c' étaient des débris d' armes , des sabres , des baïonnettes , des chassepots , en si grand nombre , qu' ils semblaient être une végétation de la terre , une moisson qui aurait poussé , en un jour abominable . Des gamelles , des bidons également jonchaient les chemins , tout ce qui s' était échappé des sacs éventrés , du riz , des brosses , des cartouches . Et les terres se succédaient au travers d' une dévastation immense , les clôtures arrachées , les arbres comme brûlés dans un incendie , le sol lui-même creusé par les obus , piétiné , durci sous le galop des foules , si ravagé , qu' il paraissait devoir rester à jamais stérile . La pluie noyait tout de son humidité blafarde , une odeur se dégageait , persistante , cette odeur des champs de bataille qui sentent la paille fermentée , le drap brûlé , un mélange de pourriture et de poudre . * Silvine , lasse de ces champs de mort , où elle croyait marcher depuis des lieues , regardait autour d' elle , avec une angoisse croissante . - où est -ce ? Où est -ce donc ? Mais * Prosper ne répondait pas , devenait inquiet . Lui , ce qui le bouleversait , plus encore que les cadavres des camarades , c' étaient les corps des chevaux , les pauvres chevaux sur le flanc , qu' on rencontrait en grand nombre . Il y en avait vraiment de lamentables , dans des attitudes affreuses , la tête arrachée , les flancs crevés , laissant couler les entrailles . Beaucoup , sur le dos , le ventre énorme , dressaient en l' air leurs quatre jambes raidies , pareilles à des pieux de détresse . La plaine sans bornes en était bossuée . Quelques-uns n' étaient pas morts , après une agonie de deux jours ; et ils levaient au moindre bruit leur tête souffrante , la balançaient à droite , à gauche , la laissaient retomber ; tandis que d' autres , immobiles , jetaient par instants un grand cri , cette plainte du cheval mourant , si particulière , si effroyablement douloureuse , que l' air en tremblait . Et * Prosper , le coeur meurtri , songeait à * Zéphir , avec l' idée qu' il allait peut-être le revoir . Brusquement , il sentit le sol frémir sous le galop d' une charge enragée . Il se retourna , il n' eut que le temps de crier à sa compagne : - les chevaux , les chevaux ! ... jetez -vous derrière ce mur ! Du haut d' une pente voisine , une centaine de chevaux , libres , sans cavaliers , quelques-uns encore portant tout un paquetage , dévalaient , roulaient vers eux , d' un train d' enfer . C' étaient les bêtes perdues , restées sur le champ de bataille , qui se réunissaient ainsi en troupe , par un instinct . Sans foin ni avoine , depuis l' avant-veille , elles avaient tondu l' herbe rare , entamé les haies , rongé l' écorce des arbres . Et , quand la faim les cinglait au ventre comme à coups d' éperon , elles partaient toutes ensemble d' un galop fou , elles chargeaient au travers de la campagne vide et muette , écrasant les morts , achevant les blessés . La trombe approchait , * Silvine n' eut que le temps de tirer l' âne et la charrette à l' abri du petit mur . - mon dieu ! Ils vont tout briser ! Mais les chevaux avaient sauté l' obstacle , il n' y eut qu' un roulement de foudre , et déjà ils galopaient de l' autre côté , s' engouffrant dans un chemin creux , jusqu'à la corne d' un bois , derrière lequel ils disparurent . Lorsque * Silvine eut ramené l' âne dans le chemin , elle exigea que * Prosper lui répondît . - voyons , où est -ce ? Lui , debout , jetait des regards aux quatre points de l' horizon . - il y avait trois arbres , il faut que je retrouve les trois arbres ... ah ! Dame ! On ne voit pas très clair , quand on se bat , et ce n' est guère commode de savoir ensuite les chemins qu' on a pris ! Puis , apercevant du monde à sa gauche , deux hommes et une femme , il eut l' idée de les questionner . Mais , à son approche , la femme s' enfuit , les hommes l' écartèrent du geste , menaçants ; et il en vit d' autres , et tous l' évitaient , filaient entre les broussailles , comme des bêtes rampantes et sournoises , vêtus sordidement , d' une saleté sans nom , avec des faces louches de bandits . Alors , en remarquant que les morts , derrière ce vilain monde , n' avaient plus de souliers , les pieds nus et blêmes , il finit par comprendre que c' étaient là de ces rôdeurs qui suivaient les armées allemandes , des détrousseurs de cadavres , toute une basse juiverie de proie , venue à la suite de l' invasion . Un grand maigre fila devant lui en galopant , les épaules chargées d' un sac , les poches sonnantes des montres et des pièces blanches volées dans les goussets . Pourtant , un garçon de treize à quatorze ans laissa * Prosper l' approcher , et comme celui -ci , en reconnaissant un français , le couvrait d' injures , ce garçon protesta . Quoi donc ! Est -ce qu' on ne pouvait plus gagner sa vie ? Il ramassait les chassepots , on lui donnait cinq sous par chassepot qu' il retrouvait . Le matin , ayant fui de son village , le ventre vide depuis la veille , il s' était laissé embaucher par un entrepreneur luxembourgeois , qui avait traité avec les prussiens , pour cette récolte des fusils sur le champ de bataille . Ceux -ci , en effet , craignaient que les armes , si elles étaient recueillies par les paysans de la frontière , ne fussent portées en * Belgique , pour rentrer de là en * France . Et toute une nuée de pauvres diables étaient à la chasse des fusils , cherchant des cinq sous , fouillant les herbes , pareils à ces femmes qui , la taille ployée , vont cueillir des pissenlits dans les prés . - fichue besogne ! Grogna * Prosper . - dame ! Faut bien manger , répondit le garçon . Je ne vole personne . Puis , comme il n' était pas du pays et qu' il ne pouvait donner aucun renseignement , il se contenta de montrer de la main une petite ferme voisine , où il avait vu du monde . * Prosper le remerciait et s' éloignait pour rejoindre * Silvine , lorsqu' il aperçut un chassepot à moitié enterré dans un sillon . D' abord , il se garda bien de l' indiquer . Et , brusquement , il revint , il cria comme malgré lui : - tiens ! Il y en a un là , ça te fera cinq sous de plus ! * Silvine , en approchant de la ferme , remarqua d' autres paysans , en train de creuser à la pioche de longues tranchées . Mais ceux -là étaient sous les ordres directs d' officiers prussiens , qui , une simple badine aux doigts , raides et muets , surveillaient l' ouvrage . On avait ainsi réquisitionné les habitants des villages pour enterrer les morts , dans la crainte que le temps pluvieux ne hâtât la décomposition . Deux chariots de cadavres étaient là , une équipe les déchargeait , les couchait rapidement côte à côte , en un rang pressé , sans les fouiller ni même les regarder au visage ; tandis que trois hommes , armés de grandes pelles , suivaient , recouvraient le rang d' une couche de terre si mince , que déjà , sous les averses , des gerçures fendillaient le sol . Avant quinze jours , tant ce travail était hâtif , la peste soufflerait par toutes ces fentes . Et * Silvine ne put s' empêcher de s' arrêter au bord de la fosse , de les dévisager , à mesure qu' on les apportait , ces misérables morts . Elle frémissait d' une horrible crainte , avec l' idée , à chaque visage sanglant , qu' elle reconnaissait * Honoré . N' était -ce pas ce malheureux dont l' oeil gauche manquait ? Ou celui -ci peut-être qui avait les mâchoires fendues ? Si elle ne se hâtait pas de le découvrir , sur ce plateau vague et sans fin , certainement qu' on allait le lui prendre et l' enfouir dans le tas , parmi les autres . Aussi courut -elle pour rejoindre * Prosper , qui avait marché jusqu'à la porte de la ferme , avec l' âne . - mon dieu ! Où est -ce donc ? ... demandez , interrogez ! Dans la ferme , il n' y avait que des prussiens , en compagnie d' une servante et de son enfant , revenus des bois , où ils avaient failli mourir de faim et de soif . C' était un coin de patriarcale bonhomie , d' honnête repos , après les fatigues des jours précédents . Des soldats brossaient soigneusement leurs uniformes , étendus sur les cordes à sécher le linge . Un autre achevait une habile reprise à son pantalon , tandis que le cuisinier du poste , au milieu de la cour , avait allumé un grand feu , sur lequel bouillait la soupe , une grosse marmite qui exhalait une bonne odeur de choux et de lard . Déjà , la conquête s' organisait avec une tranquillité , une discipline parfaites . On aurait dit des bourgeois rentrés chez eux , fumant leurs longues pipes . Sur un banc , à la porte , un gros homme roux avait pris dans ses bras l' enfant de la servante , un bambin de cinq à six ans ; et il le faisait sauter , il lui disait en allemand des mots de caresse , très amusé de voir l' enfant rire de cette langue étrangère , aux rudes syllabes , qu' il ne comprenait pas . Tout de suite , * Prosper tourna le dos , dans la crainte de quelque nouvelle mésaventure . Mais ces prussiens -là étaient décidément du brave monde . Ils souriaient au petit âne , ils ne se dérangèrent même pas pour demander à voir le laissez-passer . Alors , ce fut une marche folle . Entre deux nuages , le soleil apparut un instant , déjà bas sur l' horizon . Est -ce que la nuit allait tomber et les surprendre , dans ce charnier sans fin ? Une nouvelle averse noya le soleil , il ne resta autour d' eux que l' infini blafard de la pluie , une poussière d' eau qui effaçait tout , les routes , les champs , les arbres . Lui , ne savait plus , était perdu , et il l' avoua . à leur suite , l' âne trottait du même train , la tête basse , traînant la petite charrette de son pas résigné de bête docile . Ils montèrent au nord , ils revinrent vers * Sedan . Toute direction leur échappait , ils rebroussèrent chemin à deux reprises , en s' apercevant qu' ils passaient par les mêmes endroits . Sans doute ils tournaient en cercle , et ils finirent , désespérés , épuisés , par s' arrêter à l' angle de trois routes , flagellés de pluie , sans force pour chercher davantage . Mais des plaintes les surprirent , ils poussèrent jusqu'à une petite maison isolée , sur leur gauche , où ils trouvèrent deux blessés , au fond d' une chambre . Les portes étaient grandes ouvertes ; et , depuis deux jours qu' ils grelottaient la fièvre , sans être pansés seulement , ceux -ci n' avaient vu personne , pas une âme . La soif surtout les dévorait , au milieu du ruissellement des averses qui battaient les vitres . Ils ne pouvaient bouger , ils jetèrent tout de suite le cri : " à boire , à boire ! " ce cri d' avidité douloureuse , dont les blessés poursuivent les passants , au moindre bruit de pas qui les tire de leur somnolence . Lorsque * Silvine leur eut apporté de l' eau , * Prosper qui , dans le plus maltraité , avait reconnu un camarade , un chasseur d' * Afrique de son régiment , comprit qu' on ne devait pourtant pas être loin des terrains où la division * Margueritte avait chargé . Le blessé finit par avoir un geste vague : oui , c' était par là , en tournant à gauche , après avoir passé un grand champ de luzerne . Et , sans attendre , * Silvine voulut repartir , avec ce renseignement . Elle venait d' appeler , au secours des deux blessés , une équipe qui passait , ramassant les morts . Elle avait déjà repris la bride de l' âne , elle le traînait par les terres glissantes , avec la hâte d' être là-bas , au delà des luzernes . * Prosper , brusquement , s' arrêta . - ça doit être par ici . Tenez ! à droite , voilà les trois arbres ... voyez -vous la trace des roues ? Là-bas , il y a un caisson brisé ... enfin , nous y sommes ! Frémissante , * Silvine s' était précipitée , et elle regardait au visage deux morts , deux artilleurs tombés sur le bord du chemin . - mais il n' y est pas , il n' y est pas ! ... vous aurez mal vu ... oui ! Une idée comme ça , une idée fausse qui vous aura passé par les yeux ! Peu à peu , un espoir fou , une joie délirante l' envahissait . - si vous vous étiez trompé , s' il vivait ! Et bien sûr qu' il vit , puisqu' il n' est pas là ! Tout à coup , elle jeta un cri sourd . Elle venait de se retourner , elle se trouvait sur l' emplacement même de la batterie . C' était effroyable , le sol bouleversé comme par un tremblement de terre , des débris traînant partout , des morts renversés en tous sens , dans d' atroces postures , les bras tordus , les jambes repliées , la tête déjetée , hurlant de leur bouche aux dents blanches , grande ouverte . Un brigadier était mort , les deux mains sur les paupières , en une crispation épouvantée , comme pour ne pas voir . Des pièces d' or , qu' un lieutenant portait dans une ceinture , avaient coulé avec son sang , éparses parmi ses entrailles . L' un sur l' autre , le ménage , * Adolphe le conducteur et le pointeur * Louis , avec leurs yeux sortis des orbites , restaient farouchement embrassés , mariés jusque dans la mort . Et c' était enfin * Honoré , couché sur sa pièce bancale , ainsi que sur un lit d' honneur , foudroyé au flanc et à l' épaule , la face intacte et belle de colère , regardant toujours , là-bas , vers les batteries prussiennes . - oh ! Mon ami , sanglota * Silvine , mon ami ... elle était tombée à genoux , sur la terre détrempée , les mains jointes , dans un élan de folle douleur . Ce mot d' ami , qu' elle trouvait seul , disait la tendresse qu' elle venait de perdre , cet homme si bon qui lui avait pardonné , qui consentait à faire d' elle sa femme , malgré tout . Maintenant , c' était la fin de son espoir , elle ne vivrait plus . Jamais elle n' en avait aimé un autre , et elle l' aimerait toujours . La pluie cessait , un vol de corbeaux qui tournoyait en croassant au-dessus des trois arbres , l' inquiétait comme une menace . Est -ce qu' on voulait le lui reprendre , ce cher mort si péniblement retrouvé ? Elle s' était traînée sur les genoux , elle chassait , d' une main tremblante , les mouches voraces bourdonnant au-dessus des deux yeux grands ouverts , dont elle cherchait encore le regard . Mais , entre les doigts crispés d' * Honoré , elle aperçut un papier , taché de sang . Alors , elle s' inquiéta , tâcha d' avoir ce papier , à petites secousses . Le mort ne voulait pas le rendre , le retenait , si étroitement , qu' on ne l' aurait arraché qu' en morceaux . C' était la lettre qu' elle lui avait écrite , la lettre gardée par lui entre sa peau et sa chemise , serrée ainsi comme pour un adieu , dans la convulsion dernière de l' agonie . Et , lorsqu' elle l' eut reconnue , elle fut pénétrée d' une joie profonde , au milieu de sa douleur , toute bouleversée de voir qu' il était mort en pensant à elle . Ah ! Certes , oui ! Elle la lui laisserait , la chère lettre ! Elle ne la reprendrait pas , puisqu' il tenait si obstinément à l' emporter dans la terre . Une nouvelle crise de larmes la soulagea , des larmes tièdes et douces maintenant . Elle s' était relevée , elle lui baisait les mains , elle lui baisa le front , en ne répétant toujours que ce mot d' infinie caresse : - mon ami ... , mon ami ... cependant , le soleil baissait , * Prosper était allé chercher la couverture . Et tous deux , avec une pieuse lenteur , soulevèrent le corps d' * Honoré , le couchèrent sur cette couverture , étalée par terre ; puis , après l' avoir enveloppé , ils le portèrent dans la charrette . La pluie menaçait de reprendre , ils se remettaient en marche , avec l' âne , petit cortège morne , au travers de la plaine scélérate , lorsqu' un lointain roulement de foudre se fit entendre . * Prosper , de nouveau , cria : - les chevaux ! Les chevaux ! C' était encore une charge des chevaux errants , libres et affamés . Ils arrivaient cette fois par un vaste chaume plat , en une masse profonde , les crinières au vent , les naseaux couverts d' écume ; et un rayon oblique du rouge soleil projetait à l' autre bout du plateau le vol frénétique de leur course . Tout de suite , * Silvine s' était jetée devant la charrette , les deux bras en l' air , comme pour les arrêter , d' un geste de furieuse épouvante . Heureusement , ils dévièrent à gauche , détournés par une pente du terrain . Ils auraient tout broyé . La terre tremblait , leurs sabots lancèrent une pluie de cailloux , une grêle de mitraille qui blessa l' âne à la tête . Et ils disparurent , au fond d' un ravin . - c' est la faim qui les galope , dit * Prosper . Pauvres bêtes ! * Silvine , après avoir bandé l' oreille de l' âne avec son mouchoir , venait de reprendre la bride . Et le petit cortège lugubre retraversa le plateau , en sens contraire , pour refaire les deux lieues qui le séparaient de * Remilly . à chaque pas , * Prosper s' arrêtait , regardait les chevaux morts , le coeur gros de s' éloigner ainsi , sans avoir revu * Zéphir . Un peu au-dessous du bois de la * Garenne , comme ils tournaient à gauche , pour reprendre la route du matin , un poste allemand exigea leur laissez-passer . Et , au lieu de les écarter de * Sedan , ce poste -ci leur ordonna de passer par la ville , sous peine d' être arrêtés . Il n' y avait pas à répondre , c' étaient les ordres nouveaux . D' ailleurs , leur retour allait en être raccourci de deux kilomètres , et ils en étaient heureux , brisés de fatigue . Mais , dans * Sedan , leur marche fut singulièrement entravée . Dès qu' ils eurent franchi les fortifications , une puanteur les enveloppa , un lit de fumier leur monta aux genoux . C' était la ville immonde , un cloaque où , depuis trois jours , s' entassaient les déjections et les excréments de cent mille hommes . Toutes sortes de détritus avaient épaissi cette litière humaine , de la paille , du foin , que faisait fermenter le crottin des bêtes . Et , surtout , les carcasses des chevaux , abattus et dépecés en pleins carrefours , empoisonnaient l' air . Les entrailles se pourrissaient au soleil , les têtes , les os traînaient sur le pavé , grouillants de mouches . Certainement , la peste allait souffler , si l' on ne se hâtait pas de balayer à l' égout cette couche d' effroyable ordure , qui , rue du * Ménil , rue * Maqua , même sur la place * Turenne , atteignait jusqu'à vingt centimètres . et , déjà , l' on pouvait voir , devant sa porte , le président du tribunal qui raclait le pavé , jetant les immondices dans une brouette , avec une pelle à feu . * Silvine et * Prosper , qui avaient pris par la grande-rue , ne purent avancer qu' à petits pas , au milieu de cette boue fétide . Puis , toute une agitation emplissait la ville , leur barrait le chemin à chaque minute . C' était le moment où les prussiens fouillaient les maisons , pour en faire sortir les soldats cachés , qui s' obstinaient à ne pas se rendre . La veille , lorsque , vers deux heures , le général * De * Wimpffen était revenu du château de * Bellevue , après y avoir signé la capitulation , le bruit avait circulé tout de suite que l' armée prisonnière allait être enfermée dans la presqu'île d' * Iges , en attendant qu' on organisât des convois pour la conduire en * Allemagne . Quelques rares officiers comptaient profiter de la clause qui les faisait libres , à la condition de s' engager par écrit à ne plus servir . Seul , un général , disait -on , le général * Bourgain- * Desfeuilles , prétextant ses rhumatismes , venait de prendre cet engagement ; et , le matin même , des huées avaient salué son départ , quand il était monté en voiture , devant l' hôtel de la croix d' or . Depuis le petit jour , le désarmement s' opérait , les soldats devaient défiler sur la place * Turenne , pour jeter chacun ses armes , les fusils , les baïonnettes , au tas qui grandissait , pareil à un écroulement de ferraille , dans un angle de la place . Il y avait là un détachement prussien , commandé par un jeune officier , un grand garçon pâle , en tunique bleu-ciel , coiffé d' une toque à plume de coq , qui surveillait ce désarmement , d' un air de correction hautaine , les mains gantées de blanc . Un zouave ayant , d' un mouvement de révolte , refusé son chassepot , l' officier l' avait fait emmener , en disant , sans le moindre accent : " qu' on me fusille cet homme -là ! " les autres , mornes , continuaient à défiler , jetaient leurs fusils d' un geste mécanique , dans leur hâte d' en finir . Mais combien , déjà , étaient désarmés , ceux dont les chassepots traînaient là-bas , par la campagne ! Et combien , depuis la veille , se cachaient , faisaient le rêve de disparaître , au milieu de l' inexprimable confusion ! Les maisons , envahies , en restaient pleines , de ces entêtés qui ne répondaient pas , qui se terraient dans les coins . Les patrouilles allemandes , fouillant la ville , en trouvaient de blottis jusque sous des meubles . Et , comme beaucoup , même découverts , s' obstinaient à ne pas sortir des caves , elles s' étaient décidées à tirer des coups de feu par les soupiraux . C' était une chasse à l' homme , toute une battue abominable . Au pont de * Meuse , l' âne fut arrêté par un encombrement de foule . Le chef du poste qui gardait le pont , méfiant , croyant à quelque commerce de pain ou de viande , voulut s' assurer du contenu de la charrette ; et , lorsqu' il eut écarté la couverture , il regarda un instant le cadavre , d' un air saisi ; puis , d' un geste , il livra le passage . Mais on ne pouvait toujours pas avancer , l' encombrement augmentait , c' était un des premiers convois de prisonniers , qu' un détachement prussien conduisait à la presqu'île d' * Iges . Le troupeau ne cessait pas , des hommes se bousculaient , se marchaient sur les talons , dans leurs uniformes en lambeaux , la tête basse , les regards obliques , avec le dos rond et les bras ballants des vaincus qui n' ont même plus de couteau pour s' ouvrir la gorge . La voix rude de leur gardien les poussait comme à coups de fouet , au travers de la débandade silencieuse , où l' on n' entendait que le clapotement des gros souliers dans la boue épaisse . Une ondée venait de tomber encore , et rien n' était plus lamentable , sous la pluie , que ce troupeau de soldats déchus , pareils aux vagabonds et aux mendiants des grandes routes . Brusquement , * Prosper , dont le coeur de vieux chasseur d' * Afrique battait à se rompre , de rage étouffée , poussa du coude * Silvine , en lui montrant deux soldats qui passaient . Il avait reconnu * Maurice et * Jean , emmenés avec les camarades , marchant fraternellement côte à côte ; et , la petite charrette , enfin , ayant repris sa marche derrière le convoi , il put les suivre du regard jusqu'au faubourg * De * Torcy , sur cette route plate qui conduit à * Iges , au milieu des jardins et des cultures maraîchères . - ah ! Murmura * Silvine , les yeux vers le corps d' * Honoré , bouleversée de ce qu' elle voyait , les morts peut-être sont plus heureux ! La nuit , qui les surprit à * Wadelincourt , était noire depuis longtemps , lorsqu' ils rentrèrent à * Remilly . Devant le cadavre de son fils , le père * Fouchard resta stupéfait , car il était convaincu qu' on ne le retrouverait pas . Lui , venait d' occuper sa journée à conclure une bonne affaire . Les chevaux des officiers , volés sur le champ de bataille , se vendaient couramment vingt francs pièce ; et il en avait acheté trois pour quarante-cinq francs . chapitre II : au moment où la colonne de prisonniers sortait de * Torcy , il y eut une telle bousculade , que * Maurice fut séparé de * Jean . Il eut beau courir ensuite , il s' égara davantage . Et , lorsqu' il arriva enfin au pont , jeté sur le canal qui coupe la presqu'île d' * Iges à sa base , il se trouva mêlé à des chasseurs d' * Afrique , il ne put rejoindre son régiment . Deux canons , tournés vers l' intérieur de la presqu'île , défendaient le passage du pont . Tout de suite après le canal , dans une maison bourgeoise , l' état-major prussien avait installé un poste , sous les ordres d' un commandant , chargé de la réception et de la garde des prisonniers . Du reste , les formalités étaient brèves , on comptait simplement comme des moutons les hommes qui entraient , au petit bonheur de la cohue , sans trop s' inquiéter des uniformes ni des numéros ; et les troupeaux s' engouffraient , allaient camper où les poussait le hasard des routes . * Maurice crut pouvoir s' adresser à un officier bavarois , qui fumait , tranquillement assis à califourchon sur une chaise . - le 106e de ligne , monsieur , par où faut -il passer ? L' officier , par exception , ne comprenait -il pas le français ? S' amusa -t-il à égarer un pauvre diable de soldat ? Il eut un sourire , il leva la main , fit le signe d' aller tout droit . Bien que * Maurice fût du pays , il n' était jamais venu dans la presqu'île , il marcha dès lors à la découverte , comme jeté par un coup de vent au fond d' une île lointaine . D' abord , à gauche , il longea la tour à * Glaire , une belle propriété , dont le petit parc avait un charme infini , ainsi planté sur le bord de la * Meuse . La route suivait ensuite la rivière , qui coulait à droite , au bas de hautes berges escarpées . Peu à peu , elle montait avec de lents circuits , pour contourner le monticule qui occupait le milieu de la presqu'île ; et il y avait là d' anciennes carrières , des excavations , où se perdaient d' étroits sentiers . Plus loin , au fil de l' eau , se trouvait un moulin . Puis , la route obliquait , redescendait jusqu'au village d' * Iges , bâti sur la pente , et qu' un bac reliait à l' autre rive , devant la filature de * Saint- * Albert . Enfin , des terres labourées , des prairies s' élargissaient , toute une étendue de vastes terrains plats et sans arbres , qu' enfermait la boucle arrondie de la rivière . Vainement , * Maurice avait fouillé des yeux le versant accidenté du coteau : il ne voyait là que de la cavalerie et de l' artillerie , en train de s' installer . Il questionna de nouveau , s' adressa à un brigadier de chasseurs d' * Afrique , qui ne savait rien . La nuit commençait à se faire , il s' assit un instant sur une borne de la route , les jambes lasses . Alors , dans le brusque désespoir qui le saisissait , il aperçut , en face , de l' autre côté de la * Meuse , les champs maudits où il s' était battu l' avant-veille . C' était , sous le jour finissant de cette journée de pluie , une évocation livide , le morne déroulement d' un horizon noyé de boue . Le défilé de * Saint- * Albert , l' étroit chemin par lequel les prussiens étaient venus , filait le long de la boucle , jusqu'à un éboulis blanchâtre de carrières . Au delà de la montée du * Seugnon , moutonnaient les cimes du bois de la * Falizette . Mais , droit devant lui , un peu sur la gauche , c' était surtout * Saint- * Menges , dont le chemin descendant aboutissait au bac ; c' était le mamelon du * Hattoy au milieu , * Illy très loin , au fond , * Fleigneux enfoncé derrière un pli de terrain , * Floing plus rapproché , à droite . Il reconnaissait le champ dans lequel il avait attendu des heures , couché parmi les choux , le plateau que l' artillerie de réserve avait essayé de défendre , la crête où il avait vu * Honoré mourir sur sa pièce fracassée . Et l' abomination du désastre renaissait , l' abreuvait de souffrance et de dégoût , jusqu'au vomissement . Cependant , la crainte d' être surpris par la nuit noire , lui fit reprendre ses recherches . Peut-être le 106e campait -il dans les parties basses , au delà du village . Il n' y découvrit que des rôdeurs , il se décida à faire le tour de la presqu'île , en suivant la boucle . Comme il traversait un champ de pommes de terre , il eut la précaution d' en déterrer quelques pieds et de s' emplir les poches : elles n' étaient pas mûres encore , mais il n' avait rien autre chose , * Jean ayant voulu , pour comble de malechance , se charger des deux pains que * Delaherche leur avait remis , au départ . Ce qui le frappait maintenant , c' était la quantité considérable de chevaux qu' il rencontrait , parmi les terres nues dont la pente douce descendait du monticule central à la * Meuse , vers * Donchery . Pourquoi avoir amené toutes ces bêtes ? Comment allait -on les nourrir ? Et la nuit noire s' était faite , lorsqu' il atteignit un petit bois , au bord de l' eau , dans lequel il fut surpris de trouver les cent-gardes de l' escorte de l' empereur , installés déjà , se séchant devant de grands feux . Ces messieurs , ainsi campés à l' écart , avaient de bonnes tentes , des marmites qui bouillaient , une vache attachée à un arbre . Tout de suite , il sentit qu' on le regardait de travers , dans son lamentable abandon de fantassin en lambeaux , couvert de boue . Pourtant , on lui permit de faire cuire ses pommes de terre sous la cendre , et il se retira au pied d' un arbre , à une centaine de mètres , pour les manger . Il ne pleuvait plus , le ciel s' était découvert , des étoiles luisaient très vives , au fond des ténèbres bleues . Alors , il comprit qu' il passerait la nuit là , quitte à continuer ses recherches , le lendemain matin . Il était brisé de fatigue , l' arbre le protégerait toujours un peu , si la pluie recommençait . Mais il ne put s' endormir , hanté par la pensée de cette prison vaste , ouverte au plein air de la nuit , dans laquelle il se sentait enfermé . Les prussiens avaient eu une idée d' une intelligence vraiment singulière , en poussant là les quatre-vingt mille hommes qui restaient de l' armée de * Châlons . La presqu'île pouvait mesurer une lieue de long sur un kilomètre et demi de large , de quoi parquer à l' aise l' immense troupeau débandé des vaincus . Et il se rendait parfaitement compte de l' eau ininterrompue qui les entourait , la boucle de la * Meuse sur trois côtés , puis le canal de dérivation à la base , unissant les deux lits rapprochés de la rivière . Là seulement , se trouvait une porte , le pont , que les deux canons défendaient . Aussi rien n' allait -il être plus facile que de garder ce camp , malgré son étendue . Déjà , il avait remarqué , à l' autre bord , le cordon des sentinelles allemandes , un soldat tous les cinquante pas , planté près de l' eau , avec l' ordre de tirer sur tout homme qui tenterait de s' échapper à la nage . Des uhlans galopaient derrière , reliaient les différents postes ; tandis que , plus loin , éparses dans la vaste campagne , on aurait pu compter les lignes noires des régiments prussiens , une triple enceinte vivante et mouvante qui murait l' armée prisonnière . Maintenant , d' ailleurs , les yeux grands ouverts par l' insomnie , * Maurice ne voyait plus que les ténèbres , où s' allumaient les feux des bivouacs . Pourtant , au delà du ruban pâle de la * Meuse , il distinguait encore les silhouettes immobiles des sentinelles . Sous la clarté des étoiles , elles restaient droites et noires ; et , à des intervalles réguliers , leur cri guttural lui arrivait , un cri de veille menaçante qui se perdait au loin dans le gros bouillonnement de la rivière . Tout le cauchemar de l' avant-veille renaissait en lui , à ces dures syllabes étrangères traversant une belle nuit étoilée de * France , tout ce qu' il avait revu une heure plus tôt , le plateau d' * Illy encore encombré de morts , cette banlieue scélérate de * Sedan où venait de crouler un monde . La tête appuyée contre une racine , dans l' humidité de cette lisière de bois , il retomba au désespoir qui l' avait saisi la veille , sur le canapé de * Delaherche ; et ce qui , aggravant les souffrances de son orgueil , le torturait maintenant , c' était la question du lendemain , le besoin de mesurer la chute , de savoir au milieu de quelles ruines ce monde d' hier avait croulé . Puisque l' empereur avait rendu son épée au roi * Guillaume , cette abominable guerre n' était -elle pas finie ? Mais il se rappelait ce que lui avaient répondu deux soldats bavarois , qui conduisaient les prisonniers à * Iges : " nous tous en * France , nous tous à * Paris ! " dans son demi-sommeil , il eut la vision brusque de ce qui se passait , l' empire balayé , emporté , sous le coup de l' exécration universelle , la république proclamée au milieu d' une explosion de fièvre patriotique , tandis que la légende de 92 faisait défiler des ombres , les soldats de la levée en masse , les armées de volontaires purgeant de l' étranger le sol de la patrie . Et tout se confondait dans sa pauvre tête malade , les exigences des vainqueurs , l' âpreté de la conquête , l' obstination des vaincus à donner jusqu'à leur dernière goutte de sang , la captivité pour les quatre-vingt mille hommes qui étaient là , cette presqu'île d' abord , les forteresses de l' * Allemagne ensuite , pendant des semaines , des mois , des années peut-être . Tout craquait , s' effondrait , à jamais , au fond d' un malheur sans bornes . Le cri des sentinelles , grandi peu à peu , éclata devant lui , alla se perdre au loin . Il s' était réveillé , il se retournait sur la terre dure , lorsqu' un coup de feu déchira le grand silence . Un râle de mort , tout de suite , avait traversé la nuit noire ; et il y eut un éclaboussement d' eau , la courte lutte d' un corps qui coule à pic . Sans doute quelque malheureux qui venait de recevoir une balle en pleine poitrine , comme il tentait de se sauver , en passant la * Meuse à la nage . Le lendemain , dès le lever du soleil , * Maurice fut debout . Le ciel restait clair , il avait une hâte de rejoindre * Jean et les camarades de la compagnie . Un instant , il eut l' idée de fouiller de nouveau l' intérieur de la presqu'île ; puis , il résolut d' en achever le tour . Et , comme il se retrouvait au bord du canal , il aperçut les débris du 106e , un millier d' hommes campés sur la berge , que protégeait seule une file maigre de peupliers . La veille , s' il avait tourné à gauche , au lieu de marcher droit devant lui , il aurait rattrapé tout de suite son régiment . Presque tous les régiments de ligne s' étaient entassés là , le long de cette berge qui va de la tour à * Glaire au château de * Villette , une autre propriété bourgeoise , entourée de quelques masures , du côté de * Donchery ; tous bivouaquaient près du pont , près de l' issue unique , dans cet instinct de la liberté qui fait s' écraser les grands troupeaux , au seuil des bergeries , contre la porte . * Jean eut un cri de joie . - ah ! C' est toi enfin ! Je t' ai cru dans la rivière ! Il était là , avec ce qui restait de l' escouade , * Pache et * Lapoulle , * Loubet et * Chouteau . Ceux -ci , après avoir dormi sous une porte de * Sedan , s' étaient trouvés réunis de nouveau par le grand coup de balai . Dans la compagnie , d' ailleurs , ils n' avaient plus d' autre chef que le caporal , la mort ayant fauché le sergent * Sapin , le lieutenant * Rochas et le capitaine * Beaudoin . Et , bien que les vainqueurs eussent aboli les grades , en décidant que les prisonniers ne devaient obéissance qu' aux officiers allemands , tous les quatre ne s' en étaient pas moins serrés autour de lui , le sachant prudent et expérimenté , bon à suivre dans les circonstances difficiles . Aussi , ce matin -là , la concorde et la belle humeur régnaient -elles , malgré la bêtise des uns et la mauvaise tête des autres . Pour la nuit , d' abord , il leur avait trouvé un endroit à peu près sec , entre deux rigoles , où ils s' étaient allongés , n' ayant plus , à eux tous , qu' une toile . Ensuite , il venait de se procurer du bois et une marmite , dans laquelle * Loubet leur avait fait du café , dont la bonne chaleur les ragaillardissait . La pluie ne tombait plus , la journée s' annonçait superbe , on avait encore un peu de biscuit et de lard ; et puis , comme disait * Chouteau , ça faisait plaisir , de ne plus obéir à personne , de flâner à sa fantaisie . On avait beau être enfermé , il y avait de la place . Du reste , dans deux ou trois jours , on serait parti . Si bien que cette première journée , la journée du 4 , qui était un dimanche , se passa gaiement . * Maurice lui-même , raffermi depuis qu' il avait rejoint les camarades , ne souffrit guère que des musiques prussiennes , qui jouèrent toute l' après-midi , de l' autre côté du canal . Vers le soir , il y eut des choeurs . On voyait , au delà du cordon des sentinelles , les soldats se promenant par petits groupes , chantant d' une voix lente et haute , pour célébrer le dimanche . - ah ! Ces musiques ! Finit par crier * Maurice exaspéré . Elles m' entrent dans la peau ! Moins nerveux , * Jean haussa les épaules . - dame ! Ils ont des raisons pour être contents . Et puis , peut-être qu' ils croient nous distraire ... la journée n' a pas été mauvaise , ne nous plaignons pas . Mais , à la tombée du jour , la pluie recommença . C' était un désastre . Quelques soldats avaient envahi les rares maisons abandonnées de la presqu'île . Quelques autres étaient parvenus à dresser des tentes . Le plus grand nombre , sans abri d' aucune sorte , sans couverture même , durent passer la nuit , au plein air , sous cette pluie diluvienne . Vers une heure du matin , * Maurice que la fatigue avait assoupi , se réveilla au milieu d' un véritable lac . Les rigoles , enflées par les averses , venaient de déborder , submergeant le terrain où il s' était étendu . * Chouteau et * Loubet juraient de colère , tandis que * Pache secouait * Lapoulle , qui dormait quand même à poings fermés , dans cette noyade . Alors , * Jean , ayant songé aux peupliers plantés le long du canal , courut s' y abriter , avec ses hommes , qui achevèrent là cette nuit affreuse , à demi ployés , le dos contre l' écorce , les jambes ramenées sous eux , pour les garer des grosses gouttes . Et la journée du lendemain , et la journée du surlendemain , furent vraiment abominables , sous les continuelles ondées , si drues et si fréquentes , que les vêtements n' avaient pas le temps de sécher sur le corps . La famine commençait , il ne restait plus un biscuit , plus de lard ni de café . Pendant ces deux jours , le lundi et le mardi , on vécut de pommes de terre volées dans les champs voisins ; et encore , vers la fin du deuxième jour , se faisaient -elles si rares , que les soldats ayant de l' argent les achetaient jusqu'à cinq sous pièce . Des clairons sonnaient bien à la distribution , le caporal s' était même hâté de se rendre devant un grand hangar de la tour à * Glaire , où le bruit courait qu' on délivrait des rations de pain . Mais , une première fois , il avait attendu là , pendant trois heures , inutilement ; puis , une seconde , il s' était pris de querelle avec un bavarois . Si les officiers français ne pouvaient rien , dans l' impuissance où ils étaient d' agir , l' état-major allemand avait -il donc parqué l' armée vaincue sous la pluie , avec l' intention de la laisser crever de faim ? Pas une précaution ne semblait avoir été prise , pas un effort n' était fait pour nourrir les quatre-vingt mille hommes dont l' agonie commençait , dans cet enfer effroyable que les soldats allaient nommer le camp de la misère , un nom de détresse dont les plus braves devaient garder le frisson . Au retour de ses longues stations inutiles devant le hangar , * Jean , malgré son calme habituel , s' emportait . - est -ce qu' ils se fichent de nous , à sonner , quand il n' y a rien ? Du tonnerre de dieu si je me dérange encore ! Pourtant , au moindre appel , il se hâtait de nouveau . C' était inhumain , ces sonneries réglementaires ; et elles avaient un autre effet , qui crevait le coeur de * Maurice . Chaque fois que sonnaient les clairons , les chevaux français , abandonnés et libres de l' autre côté du canal , accouraient , se jetaient dans l' eau pour rejoindre leurs régiments , affolés par ces fanfares connues qui leur arrivaient ainsi que des coups d' éperon . Mais , épuisés , entraînés , bien peu atteignaient la berge . Ils se débattaient , lamentables , se noyaient en si grand nombre , que leurs corps déjà , enflés et surnageant , encombraient le canal . Quant à ceux qui abordaient , ils étaient comme pris de folie , galopaient , se perdaient au travers des champs vides de la presqu'île . - encore de la viande pour les corbeaux ! Disait douloureusement * Maurice , qui se rappelait la quantité inquiétante de chevaux , rencontrée par lui . Si nous restons quelques jours , nous allons tous nous dévorer ... ah ! Les pauvres bêtes ! La nuit du mardi au mercredi fut surtout terrible . Et * Jean qui commençait à s' inquiéter sérieusement de l' état fébrile de * Maurice , l' obligea à s' envelopper dans un lambeau de couverture , qu' ils avaient acheté dix francs à un zouave ; tandis que lui , dans sa capote trempée comme une éponge , recevait le déluge qui ne cessa point , cette nuit -là . Sous les peupliers , la position devenait intenable : un fleuve de boue coulait , la terre gorgée gardait l' eau en flaques profondes . Le pis était qu' on avait l' estomac vide , le repas du soir ayant consisté en deux betteraves pour les six hommes , qu' ils n' avaient même pu faire cuire , faute de bois sec , et dont la fraîcheur sucrée s' était changée bientôt en une intolérable sensation de brûlure . Sans compter que la dysenterie se déclarait , causée par la fatigue , la mauvaise nourriture , l' humidité persistante . à plus de dix reprises , * Jean , adossé contre le tronc du même arbre , les jambes sous l' eau , avait allongé la main , pour tâter si * Maurice ne s' était pas découvert , dans l' agitation de son sommeil . Depuis que , sur le plateau d' * Illy , son compagnon l' avait sauvé des prussiens , en l' emportant entre ses bras , il payait sa dette au centuple . C' était , sans qu' il le raisonnât , le don entier de sa personne , l' oubli total de lui-même pour l' amour de l' autre ; et cela obscur et vivace , chez ce paysan resté près de la terre , qui ne trouvait pas de mots pour exprimer ce qu' il sentait . Déjà , il s' était retiré les morceaux de la bouche , comme disaient les hommes de l' escouade ; maintenant , il aurait donné sa peau pour en revêtir l' autre , lui abriter les épaules , lui réchauffer les pieds . Et , au milieu du sauvage égoïsme qui les entourait , de ce coin d' humanité souffrante dont la faim enrageait les appétits , il devait peut-être à cette complète abnégation de lui-même ce bénéfice imprévu de conserver sa tranquille humeur et sa belle santé ; car lui seul , solide encore , ne perdait pas trop la tête . Aussi , après cette nuit affreuse , * Jean mit -il à exécution une idée qui le hantait . - écoute , mon petit , puisqu' on ne nous donne rien à manger et qu' on nous oublie dans ce sacré trou , faut pourtant se remuer un peu , si l' on ne veut pas crever comme des chiens ... as -tu encore des jambes ? Heureusement , le soleil avait reparu , et * Maurice en était tout réchauffé . - mais oui , j' ai des jambes ! -alors , nous allons partir à la découverte ... nous avons de l' argent , c' est bien le diable si nous ne trouvons pas quelque chose à acheter . Et ne nous embarrassons pas des autres , ils ne sont pas assez gentils , qu' ils se débrouillent ! En effet , * Loubet et * Chouteau le révoltaient par leur égoïsme sournois , volant ce qu' ils pouvaient , ne partageant jamais avec les camarades ; de même qu' il n' y avait rien à tirer de bon de * Lapoulle , la brute , ni de * Pache , le cafard . Tous les deux donc , * Jean et * Maurice , s' en allèrent par le chemin que ce dernier avait suivi déjà , le long de la * Meuse . Le parc de la tour à * Glaire et la maison d' habitation étaient dévastés , pillés , les pelouses ravinées comme par un orage , les arbres abattus , les bâtiments envahis . Une foule en guenilles , des soldats couverts de boue , les joues creuses , les yeux luisants de fièvre , y campaient en bohémiens , vivaient en loups dans les chambres souillées , n' osant sortir , de peur de perdre leur place pour la nuit . Et , plus loin , sur les pentes , ils traversèrent la cavalerie et l' artillerie , si correctes jusque -là , déchues elles aussi , se désorganisant sous cette torture de la faim , qui affolait les chevaux et jetait les hommes à travers champs , en bandes dévastatrices . à droite , ils virent , devant le moulin , une queue interminable d' artilleurs et de chasseurs d' * Afrique défilant avec lenteur : le meunier leur vendait de la farine , deux poignées dans leur mouchoir pour un franc . Mais la crainte de trop attendre les fit passer outre , avec l' espoir de trouver mieux , dans le village d' * Iges ; et ce fut une consternation , lorsqu' ils l' eurent visité , nu et morne , pareil à un village d' * Algérie , après un passage de sauterelles : plus une miette de vivres , ni pain , ni légumes , ni viande , les misérables maisons comme raclées avec les ongles . On disait que le général * Lebrun était descendu chez le maire . Vainement , il s' était efforcé d' organiser un service de bons , payables après la campagne , de façon à faciliter l' approvisionnement des troupes . Il n' y avait plus rien , l' argent devenait inutile . La veille encore , on payait un biscuit deux francs , une bouteille de vin sept francs , un petit verre d' eau-de-vie vingt sous , une pipe de tabac dix sous . Et , maintenant , des officiers devaient garder la maison du général , ainsi que les masures voisines , le sabre au poing , car de continuelles bandes de rôdeurs enfonçaient les portes , volaient jusqu'à l' huile des lampes pour la boire . Trois zouaves appelèrent * Maurice et * Jean . à cinq , on ferait de la besogne . - venez donc ... y a des chevaux qui claquent , et si on avait seulement du bois sec ... puis , ils se ruèrent sur une maison de paysan , cassèrent les portes des armoires , arrachèrent le chaume de la toiture . Des officiers qui arrivaient au pas de course , en les menaçant de leurs revolvers , les mirent en fuite . * Jean , quand il vit les quelques habitants restés à * Iges aussi misérables et affamés que les soldats , regretta d' avoir dédaigné la farine , au moulin . - faut retourner , peut-être qu' il y en a encore . Mais * Maurice commençait à être si las , si épuisé d' inanition , que * Jean le laissa dans un trou des carrières , assis sur une roche , en face du large horizon de * Sedan . Lui , après une queue de trois quarts d' heure , revint enfin avec un torchon plein de farine . Et ils ne trouvèrent rien autre chose que de la manger ainsi , à poignées . Ce n' était pas mauvais , ça ne sentait rien , un goût fade de pâte . Pourtant , ce déjeuner les réconforta un peu . Ils eurent même la chance de trouver , dans la roche , un réservoir naturel d' eau de pluie , assez pure , auquel ils se désaltérèrent avec délices . Puis , comme * Jean proposait de rester là l' après-midi , * Maurice eut un geste violent . - non , non , pas là ! ... j' en tomberais malade , d' avoir ça longtemps sous les yeux ... de sa main tremblante , il indiquait l' horizon immense , le * Hattoy , les plateaux de * Floing et d' * Illy , le bois de la * Garenne , ces champs exécrables du massacre et de la défaite . - tout à l' heure , pendant que je t' attendais , j' ai dû me décider à tourner le dos , car j' aurais fini par hurler de rage , oui ! Hurler comme un chien qu' on exaspère ... tu ne peux t' imaginer le mal que ça me fait , ça me rend fou ! * Jean le regardait , étonné de cet orgueil saignant , inquiet de surprendre de nouveau dans ses yeux cet égarement de folie qu' il avait remarqué déjà . Il affecta de plaisanter . - bon ! C' est facile , nous allons changer de pays . Alors , ils errèrent jusqu'à la fin du jour , au hasard des sentiers . Ils visitèrent la partie plate de la presqu'île , dans l' espérance d' y trouver des pommes de terre encore ; mais les artilleurs , ayant pris les charrues , avaient retourné les champs , glanant , ramassant tout . Ils revinrent sur leurs pas , ils traversèrent de nouveau des foules désoeuvrées et mourantes , des soldats promenant leur faim , semant le sol de leurs corps engourdis , tombés d' épuisement par centaines , au grand soleil . Eux-mêmes , à chaque heure , succombaient , devaient s' asseoir . Puis , une sourde exaspération les remettait debout , ils recommençaient à rôder , comme aiguillonnés par l' instinct de l' animal qui cherche sa nourriture . Cela semblait durer depuis des mois , et les minutes coulaient pourtant , rapides . Dans l' intérieur des terres , du côté de * Donchery , ils eurent peur des chevaux , ils durent s' abriter derrière un mur , ils restèrent là longtemps , à bout de forces , regardant de leurs yeux vagues ces galops de bêtes folles passer sur le ciel rouge du couchant . Ainsi que * Maurice l' avait prévu , les milliers de chevaux emprisonnés avec l' armée , et qu' on ne pouvait nourrir , étaient un danger qui croissait de jour en jour . D' abord , ils avaient mangé l' écorce des arbres , ensuite ils s' étaient attaqués aux treillages , aux palissades , à toutes les planches qu' ils rencontraient , et maintenant ils se dévoraient entre eux . On les voyait se jeter les uns sur les autres , pour s' arracher les crins de la queue , qu' ils mâchaient furieusement , au milieu d' un flot d' écume . Mais , la nuit surtout , ils devenaient terribles , comme si l' obscurité les eût hantés de cauchemars . Ils se réunissaient , se ruaient sur les rares tentes debout , attirés par la paille . Vainement , les hommes , pour les écarter , avaient allumé de grands feux , qui semblaient les exciter davantage . Leurs hennissements étaient si lamentables , si effrayants , qu' on aurait dit des rugissements de bêtes fauves . On les chassait , ils revenaient plus nombreux et plus féroces . Et , à chaque instant , dans les ténèbres , on entendait le long cri d' agonie de quelque soldat perdu , que l' enragé galop venait d' écraser . Le soleil était encore sur l' horizon , lorsque * Jean et * Maurice , en route pour retourner au campement , eurent la surprise de rencontrer les quatre hommes de l' escouade , terrés dans un fossé , ayant l' air de comploter là quelque mauvais coup . * Loubet , tout de suite , les appela , et * Chouteau leur dit : - c' est par rapport au dîner de ce soir ... nous allons crever , voici trente-six heures que nous ne nous sommes rien mis dans le ventre ... alors , comme il y a là des chevaux , et que ce n' est pas mauvais , la viande des chevaux ... - n' est -ce pas ? Caporal , vous en êtes , continua * Loubet , parce que plus nous serons , mieux ça vaudra , avec une si grosse bête ... tenez ! Il y en a un , là-bas , que nous guettons depuis une heure , ce grand rouge qui a l' air malade . Ce sera plus facile de l' achever . Et il montrait un cheval que la faim venait d' abattre , au bord d' un champ ravagé de betteraves . Tombé sur le flanc , il relevait par moments la tête , promenait ses yeux mornes , avec un grand souffle triste . - ah ! Comme c' est long ! Grogna * Lapoulle , que son gros appétit torturait . Je vas l' assommer , voulez -vous ? Mais * Loubet l' arrêta . Merci ! Pour se faire une sale histoire avec les prussiens , qui avaient défendu , sous peine de mort , de tuer un seul cheval , dans la crainte que la carcasse abandonnée n' engendrât la peste . Il fallait attendre la nuit close . Et c' était pourquoi , tous les quatre , ils étaient dans le fossé , à guetter , les yeux luisants , ne quittant pas la bête . - caporal , demanda * Pache , d' une voix un peu tremblante , vous qui avez de l' idée , si vous pouviez le tuer sans lui faire du mal ? D' un geste de révolte , * Jean refusa la cruelle besogne . Cette pauvre bête agonisante , oh ! Non , non ! Son premier mouvement venait d' être de fuir , d' emmener * Maurice , pour ne prendre part ni l' un ni l' autre à l' affreuse boucherie . Mais , en voyant son compagnon si pâle , il se gronda ensuite de sa sensibilité . Après tout , mon dieu ! Les bêtes , c' était fait pour nourrir les gens . On ne pouvait pas se laisser mourir de faim , quand il y avait là de la viande . Et il fut content de voir * Maurice se ragaillardir un peu à l' espoir qu' on dînerait , il dit lui-même de son air de bonne humeur : - ma foi , non , je n' ai pas d' idée , et s' il faut le tuer , sans lui faire du mal ... - oh ! Moi , je m' en fiche , interrompit * Lapoulle . Vous allez voir ! Quand les deux nouveaux venus se furent assis dans le fossé , l' attente recommença . De temps à autre , un des hommes se levait , s' assurait que le cheval était bien toujours là , tendant le cou vers les souffles frais de la * Meuse , vers le soleil couchant , pour en boire encore toute la vie . Puis , enfin , lorsque le crépuscule vint lentement , les six furent debout , dans ce guet sauvage , impatients de la nuit si paresseuse , regardant de toutes parts , avec une inquiétude effarée , si personne ne les voyait . - ah ! Zut ! Cria * Chouteau , c' est le moment ! La campagne restait claire , d' une clarté louche d' entre chien et loup . Et * Lapoulle courut le premier , suivi des cinq autres . Il avait pris dans le fossé une grosse pierre ronde , il se rua sur le cheval , se mit à lui défoncer le crâne , de ses deux bras raidis , comme avec une massue . Mais , dès le second coup , le cheval fit un effort pour se remettre debout . * Chouteau et * Loubet s' étaient jetés en travers de ses jambes , tâchaient de le maintenir , criaient aux autres de les aider . Il hennissait d' une voix presque humaine , éperdue et douloureuse , se débattait , les aurait cassés comme verre , s' il n' avait pas été déjà à demi mort d' inanition . Cependant , sa tête remuait trop , les coups ne portaient plus , * Lapoulle ne pouvait le finir . - nom de dieu ! Qu' il a les os durs ! ... tenez -le donc , que je le crève ! * Jean et * Maurice , glacés , n' entendaient pas les appels de * Chouteau , restaient les bras ballants , sans se décider à intervenir . Et * Pache , brusquement , dans un élan instinctif de religieuse pitié , tomba sur la terre à deux genoux , joignit les mains , se mit à bégayer des prières , comme on en dit au chevet des agonisants . - seigneur , prenez pitié de lui ... une fois encore , * Lapoulle frappa à faux , n' enleva qu' une oreille au misérable cheval , qui se renversa , avec un grand cri . - attends , attends ! Gronda * Chouteau . Il faut en finir , il nous ferait pincer ... ne le lâche pas , * Loubet ! Dans sa poche , il venait de prendre son couteau , un petit couteau dont la lame n' était guère plus longue que le doigt . Et , vautré sur le corps de la bête , un bras passé à son cou , il enfonça cette lame , fouilla dans cette chair vivante , tailla des morceaux jusqu'à ce qu' il eût trouvé et tranché l' artère . D' un bond , il s' était jeté de côté , le sang jaillissait , se dégorgeait comme du canon d' une fontaine , tandis que les pieds s' agitaient et que de grands frissons convulsifs couraient sur la peau . Il fallut près de cinq minutes au cheval pour mourir . Ses grands yeux élargis , pleins d' une épouvante triste , s' étaient fixés sur les hommes hagards qui attendaient qu' il fût mort . Ils se troublèrent et s' éteignirent . - mon dieu , bégayait * Pache toujours à genoux , secourez -le , ayez -le en votre sainte garde ... ensuite , quand il ne remua plus , ce fut un gros embarras , pour en tirer un bon morceau . * Loubet , qui avait fait tous les métiers , indiquait bien comment il fallait s' y prendre , si l' on voulait avoir le filet . Mais , boucher maladroit , n' ayant d' ailleurs que le petit couteau , il se perdit dans cette chair toute chaude , encore palpitante de vie . Et * Lapoulle , impatient , s' étant mis à l' aider en ouvrant le ventre , sans nécessité aucune , le carnage devint abominable . Une hâte féroce dans le sang et les entrailles répandues , des loups qui fouillaient à pleins crocs la carcasse d' une proie . - je ne sais pas bien quel morceau ça peut être , dit enfin * Loubet en se relevant , les bras chargés d' un lambeau énorme de viande . Mais voilà tout de même de quoi nous en mettre par-dessus les yeux . * Jean et * Maurice , saisis d' horreur , avaient détourné la tête . Cependant , la faim les pressait , ils suivirent la bande , quand elle galopa , pour ne point se faire surprendre près du cheval entamé . * Chouteau venait de faire une trouvaille , trois grosses betteraves , oubliées , qu' il emportait . * Loubet , pour se décharger les bras , avait jeté la viande sur les épaules de * Lapoulle ; tandis que * Pache portait la marmite de l' escouade , qu' ils traînaient avec eux , en cas de chasse heureuse . Et les six galopaient , galopaient , sans reprendre haleine , comme poursuivis . Tout d' un coup , * Loubet arrêta les autres . - c' est bête , faudrait savoir où nous allons faire cuire ça . * Jean , qui se calmait , proposa les carrières . Elles n' étaient pas à plus de trois cents mètres , il y avait là des trous cachés , où l' on pouvait allumer du feu , sans être vu . Mais , quand ils y furent , toutes sortes de difficultés se présentèrent . D' abord , la question du bois ; et heureusement qu' ils découvrirent la brouette d' un cantonnier , dont * Lapoulle fendit les planches , à coups de talon . Ensuite , ce fut l' eau potable qui manquait absolument . Dans la journée , le grand soleil avait séché les petits réservoirs naturels d' eau de pluie . Il existait bien une pompe , mais elle était trop loin , au château de la tour à * Glaire , et l' on y faisait queue jusqu'à minuit , heureux encore lorsqu' un camarade , dans la bousculade , ne renversait pas du coude votre gamelle . Quant aux quelques puits du voisinage , ils étaient taris depuis deux jours , on n' en tirait plus que de la boue . Restait seulement l' eau de la * Meuse , dont la berge se trouvait de l' autre côté de la route . - j' y vas avec la marmite , proposa * Jean . Tous se récrièrent . - ah ! Non ! Nous ne voulons pas être empoisonnés , c' est plein de morts ! La * Meuse , en effet , roulait des cadavres d' hommes et de chevaux . On en voyait , à chaque minute , passer , le ventre ballonné , déjà verdâtres , en décomposition . Beaucoup s' étaient arrêtés dans les herbes , sur les bords , empestant l' air , agités par le courant d' un frémissement continu . Et presque tous les soldats qui avaient bu de cette eau abominable , s' étaient trouvés pris de nausées et de dysenterie , à la suite d' affreuses coliques . Il fallait se résigner pourtant . * Maurice expliqua que l' eau , après avoir bouilli , ne serait plus dangereuse . - alors , j' y vas , répéta * Jean , qui emmena * Lapoulle . Lorsque la marmite fut enfin au feu , pleine d' eau , avec la viande dedans , la nuit noire était venue . * Loubet avait épluché les betteraves , pour les faire cuire dans le bouillon , un vrai fricot de l' autre monde , comme il disait ; et tous activaient la flamme , en poussant sous la marmite les débris de la brouette . Leurs grandes ombres dansaient bizarrement , au fond de ce trou de roches . Puis , il leur devint impossible d' attendre davantage , ils se jetèrent sur le bouillon immonde , ils se partagèrent la viande avec leurs doigts égarés et tremblants , sans prendre le temps d' employer le couteau . Mais , malgré eux , leur coeur se soulevait . Ils souffraient surtout du manque de sel , leur estomac se refusait à garder cette bouillie fade des betteraves , ces morceaux de chair à moitié cuite , gluante , d' un goût d' argile . Presque tout de suite , des vomissements se déclarèrent . * Pache ne put continuer , * Chouteau et * Loubet injurièrent cette satanée rosse de cheval , qu' ils avaient eu tant de peine à mettre en pot-au-feu , et qui leur fichait la colique . Seul , * Lapoulle dîna copieusement ; mais il faillit en crever , la nuit , lorsqu' il fut retourné avec les trois autres , sous les peupliers du canal , pour y dormir . En chemin , * Maurice , sans une parole , saisissant le bras de * Jean , l' avait entraîné par un sentier de traverse . Les camarades lui causaient une sorte de dégoût furieux , il venait de faire un projet , celui d' aller coucher dans le petit bois , où il avait passé la première nuit . C' était une bonne idée , que * Jean approuva beaucoup , lorsqu' il se fut allongé sur le sol en pente , très sec , abrité par d' épais feuillages . Ils y restèrent jusqu'au grand jour , ils y dormirent même d' un profond sommeil , ce qui leur rendit quelque force . Le lendemain était un jeudi . Mais ils ne savaient plus comment ils vivaient , ils furent simplement heureux de ce que le beau temps semblait se rétablir . * Jean décida * Maurice , malgré sa répugnance , à retourner au bord du canal , pour voir si leur régiment ne devait pas partir ce jour -là . Chaque jour , maintenant , il y avait des départs de prisonniers , des colonnes de mille à douze cents hommes , qu' on dirigeait sur les forteresses de l' * Allemagne . L' avant-veille , ils avaient vu , devant le poste prussien , un convoi d' officiers et de généraux qui allaient , à * Pont- * à- * Mousson , prendre le chemin de fer . C' était , chez tous , une fièvre , une furieuse envie de quitter cet effroyable camp de la misère . Ah ! Si leur tour pouvait être venu ! Et , quand ils retrouvèrent le 106e toujours campé sur la berge , dans le désordre croissant de tant de souffrances , ils en eurent un véritable désespoir . Pourtant , ce jour -là , * Jean et * Maurice crurent qu' ils mangeraient . Depuis le matin , tout un commerce s' était établi entre les prisonniers et les bavarois , par-dessus le canal : on leur jetait de l' argent dans un mouchoir , et ils renvoyaient le mouchoir avec du gros pain bis ou du tabac grossier , à peine sec . Même des soldats qui n' avaient pas d' argent , étaient arrivés à faire des affaires , en leur lançant des gants blancs d' ordonnance , dont ils semblaient friands . Pendant deux heures , le long du canal , ce moyen barbare d' échange fit voler les paquets . Mais , * Maurice ayant envoyé une pièce de cent sous dans sa cravate , le bavarois qui lui renvoyait un pain , le jeta de telle sorte , soit maladresse , soit farce méchante , que le pain tomba à l' eau . Alors , parmi les allemands , ce furent des rires énormes . Deux fois , * Maurice s' entêta , et deux fois le pain fit un plongeon . Puis , attirés par les rires , des officiers accoururent , qui défendirent à leurs hommes de rien vendre aux prisonniers , sous peine de punitions sévères . Le commerce cessa , * Jean dut calmer * Maurice qui montrait les deux poings à ces voleurs , en leur criant de lui renvoyer ses pièces de cent sous . La journée , malgré son grand soleil , fut terrible encore . Il y eut deux alertes , deux appels de clairon , qui firent courir * Jean devant le hangar , où les distributions étaient censées avoir lieu . Mais , les deux fois , il ne reçut que des coups de coude , dans la bousculade . Les prussiens , si remarquablement organisés , continuaient à montrer une incurie brutale à l' égard de l' armée vaincue . Sur les réclamations des généraux * Douay et * Lebrun , ils avaient bien fait amener quelques moutons , ainsi que des voitures de pains ; seulement , les précautions étaient si mal prises , que les moutons se trouvaient enlevés , les voitures pillées , dès le pont , de sorte que les troupes campées à plus de cent mètres , ne recevaient toujours rien . Il n' y avait guère que les rôdeurs , les détrousseurs de convois , qui mangeaient . Aussi * Jean , comprenant le truc , comme il disait , finit -il par amener * Maurice près du pont , pour guetter eux aussi la nourriture . Il était quatre heures déjà , ils n' avaient rien mangé encore , par ce beau jeudi ensoleillé , lorsqu' ils eurent la joie , tout d' un coup , d' apercevoir * Delaherche . Quelques bourgeois de * Sedan obtenaient ainsi , à grand'peine , l' autorisation d' aller voir les prisonniers , auxquels ils portaient des provisions ; et * Maurice , plusieurs fois déjà , avait dit sa surprise de n' avoir aucune nouvelle de sa soeur . Dès qu' ils reconnurent de loin * Delaherche , chargé d' un panier , ayant un pain sous chaque bras , ils se ruèrent ; mais ils arrivèrent encore trop tard , une telle poussée s' était produite , que le panier et un des pains venaient d' y rester , enlevés , disparus , sans que le fabricant de drap eût pu lui-même se rendre compte de cet arrachement . - ah ! Mes pauvres amis ! Balbutia -t-il , stupéfait , bouleversé , lui qui arrivait le sourire aux lèvres , l' air bonhomme et pas fier , dans son désir de popularité . * Jean s' était emparé du dernier pain , le défendait ; et , tandis que * Maurice et lui , assis au bord de la route , le dévoraient à grosses bouchées , * Delaherche donnait des nouvelles . Sa femme , dieu merci ! Allait très bien . Seulement , il avait des inquiétudes pour le colonel , qui était tombé dans un grand accablement , bien que sa mère continuât à lui tenir compagnie du matin au soir . - et ma soeur ? Demanda * Maurice . - votre soeur , c' est vrai ! ... elle m' accompagnait , c' était elle qui portait les deux pains . Seulement , elle a dû rester là-bas , de l' autre côté du canal . Jamais le poste n' a consenti à la laisser passer ... vous savez que les prussiens ont rigoureusement interdit aux femmes l' entrée de la presqu'île . Alors , il parla d' * Henriette , de ses tentatives vaines pour voir son frère et lui venir en aide . Un hasard l' avait mise , dans * Sedan , face à face avec le cousin * Gunther , le capitaine de la garde prussienne . Il passait de son air sec et dur , en affectant de ne pas la reconnaître . Elle-même , le coeur soulevé , comme devant un des assassins de son mari , avait d' abord hâté le pas . Puis , dans un brusque revirement , qu' elle ne s' expliquait point , elle était revenue , lui avait tout dit , la mort de * Weiss , d' une voix rude de reproche . Et il n' avait eu qu' un geste vague , en apprenant cette mort affreuse d' un parent : c' était le sort de la guerre , lui aussi aurait pu être tué . Sur son visage de soldat , à peine un frémissement avait -il couru . Ensuite , lorsqu' elle lui avait parlé de son frère prisonnier , en le suppliant d' intervenir , pour qu' elle pût le voir , il s' était refusé à toute démarche . La consigne était formelle , il parlait de la volonté allemande comme d' une religion . En le quittant , elle avait eu la sensation nette qu' il se croyait en * France comme un justicier , avec l' intolérance et la morgue de l' ennemi héréditaire , grandi dans la haine de la race qu' il châtiait . - enfin , conclut * Delaherche , vous aurez toujours mangé , ce soir ; et ce qui me désespère , c' est que je crains bien de ne pouvoir obtenir une autre permission . Il leur demanda s' ils n' avaient pas de commissions à lui donner , il se chargea obligeamment de lettres écrites au crayon , que d' autres soldats lui confièrent , car on avait vu des bavarois allumer leur pipe , en riant , avec les lettres qu' ils avaient promis de faire parvenir . Puis , comme * Maurice et * Jean l' accompagnaient jusqu'au pont , * Delaherche s' écria : - mais , tenez ! La voici là-bas , * Henriette ! ... vous la voyez bien qui agite son mouchoir . Au delà de la ligne des sentinelles , en effet , parmi la foule , on distinguait une petite figure mince , un point blanc qui palpitait dans le soleil . Et tous deux , très émus , les yeux humides , levèrent les bras , répondirent d' un furieux branle de la main . Ce fut le lendemain , un vendredi , que * Maurice passa la plus abominable des journées . Pourtant , après une nouvelle nuit tranquille dans le petit bois , il avait eu la chance de manger encore du pain , * Jean ayant découvert , au château de * Villette , une femme qui en vendait , à dix francs la livre . Mais , ce jour -là , ils assistèrent à une effrayante scène , dont le cauchemar les hanta longtemps . La veille , * Chouteau avait remarqué que * Pache ne se plaignait plus , l' air étourdi et content , comme un homme qui aurait dîné à sa faim . Tout de suite , il eut l' idée que le sournois devait avoir une cachette quelque part , d' autant plus que , ce matin -là , il venait de le voir s' éloigner pendant près d' une heure , puis reparaître , avec un sourire en dessous la bouche pleine . Sûrement , une aubaine lui était tombée , des provisions ramassées dans quelque bagarre . Et * Chouteau exaspérait * Loubet et * Lapoulle , ce dernier surtout . Hein ? Quel sale individu , s' il avait à manger , de ne pas partager avec les camarades ! -vous ne savez pas , ce soir , nous allons le suivre ... nous verrons s' il ose s' emplir tout seul , quand de pauvres bougres crèvent à côté de lui . - oui , oui ! C' est ça , nous le suivrons ! Répéta violemment * Lapoulle . Nous verrons bien ! Il serrait les poings , le seul espoir de manger enfin le rendait fou . Son gros appétit le torturait plus que les autres , son tourment devenait tel , qu' il avait essayé de mâcher de l' herbe . Depuis l' avant-veille , depuis la nuit où la viande de cheval aux betteraves lui avait donné une dysenterie affreuse , il était à jeun , si maladroit de son grand corps , malgré sa force , que , dans la bousculade du pillage des vivres , il n' attrapait jamais rien . Il aurait payé de son sang une livre de pain . Comme la nuit tombait , * Pache se glissa parmi les arbres de la tour à * Glaire , et les trois autres , prudemment , filèrent derrière lui . - faut pas qu' il se doute , répétait * Chouteau . Méfiez -vous , s' il se retourne . Mais , cent pas plus loin , * Pache , évidemment , se crut seul , car il se mit à marcher d' un pas rapide , sans même jeter un regard en arrière . Et ils purent aisément le suivre jusque dans les carrières voisines , ils arrivèrent sur son dos , comme il dérangeait deux grosses pierres , pour prendre une moitié de pain dessous . C' était la fin de ses provisions , il avait encore de quoi faire un repas . - nom de dieu de cafard ! Hurla * Lapoulle , voilà donc pourquoi tu te caches ! ... tu vas me donner ça , c' est ma part ! Donner son pain , pourquoi donc ? Si chétif qu' il fût , une colère le redressa , tandis qu' il serrait le morceau de toutes ses forces sur son coeur . Lui aussi avait faim . - fiche -moi la paix , entends -tu ! C' est à moi ! Puis , devant le poing levé de * Lapoulle , il prit sa course , galopant , dévalant des carrières dans les terres nues , du côté de * Donchery . Les trois autres le poursuivaient , haletants , à toutes jambes . Mais il gagnait du terrain , plus léger , pris d' une telle peur , si entêté à garder son bien , qu' il semblait emporté par le vent . Il avait franchi près d' un kilomètre , il approchait du petit bois , au bord de l' eau , lorsqu' il rencontra * Jean et * Maurice , qui revenaient à leur gîte de la nuit . Au passage , il leur jeta un cri de détresse , tandis que ceux -ci , étonnés de cette chasse à l' homme , dont l' enragé galop passait devant eux , restaient plantés au bord d' un champ . Et ce fut ainsi qu' ils virent tout . Le malheur voulut que * Pache , buttant contre une pierre , s' abattit . Déjà les trois autres arrivaient , jurant , hurlant , fouettés par la course , pareils à des loups lâchés sur une proie . - donne ça , nom de dieu ! Cria * Lapoulle , ou je te fais ton affaire ! Et il levait de nouveau le poing , lorsque * Chouteau lui passa , grand ouvert , le couteau mince , qui lui avait servi à saigner le cheval . - tiens ! Le couteau ! Mais * Jean s' était précipité , pour empêcher un malheur , perdant la tête lui aussi , parlant de les fourrer tous au bloc ; ce qui le fit traiter par * Loubet de prussien , avec un mauvais rire , puisqu' il n' y avait plus de chefs et que les prussiens seuls commandaient . - tonnerre de dieu ! Répétait * Lapoulle , veux -tu me donner ça ! Malgré la terreur dont il était blême , * Pache serra davantage le pain contre sa poitrine , dans son obstination de paysan affamé qui ne lâche rien de ce qui est à lui . - non ! Alors , ce fut fini , la brute lui planta le couteau dans la gorge , si violemment , que le misérable ne cria même pas . Ses bras se détendirent , le morceau de pain roula par terre , dans le sang qui avait jailli . Devant ce meurtre imbécile et fou , * Maurice , immobile jusque -là , parut lui-même être pris brusquement de folie . Il menaçait les trois hommes du geste , il les traitait d' assassins , avec une telle véhémence , que tout son corps en tremblait . Mais * Lapoulle ne semblait même pas l' entendre . Resté par terre , accroupi près du corps , il dévorait le pain , éclaboussé de gouttes rouges ; il avait un air de stupidité farouche , comme étourdi par le gros bruit de ses mâchoires ; tandis que * Chouteau et * Loubet , à le voir si terrible dans son assouvissement , n' osaient pas même lui réclamer leur part . La nuit était complètement venue , une nuit claire , au beau ciel étoilé ; et * Maurice et * Jean , qui avaient gagné leur petit bois , ne virent bientôt plus que * Lapoulle , rôdant le long de la * Meuse . Les deux autres avaient disparu , retournés sans doute au bord du canal , inquiets de ce corps qu' ils laissaient derrière eux . Lui , au contraire , semblait craindre d' aller là-bas , rejoindre les camarades . Après l' étourdissement du meurtre , alourdi par la digestion du gros morceau de pain avalé trop vite , il était évidemment saisi d' une angoisse , qui le faisait s' agiter , n' osant reprendre la route que barrait le cadavre , piétinant sans fin sur la berge , d' un pas vacillant d' irrésolution . Le remords s' éveillait -il , au fond de cette âme obscure ? Ou bien n' était -ce que la terreur d' être découvert ? Il allait et venait ainsi qu' une bête devant les barreaux de sa cage , avec un besoin subit et grandissant de fuir , un besoin douloureux comme un mal physique , dont il sentait qu' il mourrait , s' il ne le contentait pas . Au galop , au galop , il lui fallait sortir tout de suite de cette prison où il venait de tuer . Pourtant , il s' affaissa , il resta longtemps vautré parmi les herbes de la rive . Dans sa révolte , * Maurice , lui aussi , disait à * Jean : - écoute , je ne puis plus rester . Je t' assure que je vais devenir fou ... ça m' étonne que le corps ait résisté , je ne me porte pas trop mal . Mais la tête déménage , oui ! Elle déménage , c' est certain . Si tu me laisses encore un jour dans cet enfer , je suis perdu ... je t' en prie , partons , partons tout de suite ! Et il se mit à lui expliquer des plans extravagants d' évasion . Ils allaient traverser la * Meuse à la nage , se jeter sur les sentinelles , les étrangler avec un bout de corde qu' il avait dans sa poche ; ou encore ils les assommeraient à coups de pierre ; ou encore ils les achèteraient à prix d' argent , revêtiraient leurs uniformes , pour franchir les lignes prussiennes . - mon petit , tais -toi ! Répétait * Jean désespéré , ça me fait peur de t' entendre dire des bêtises . Est -ce que c' est raisonnable , est -ce que c' est possible , tout ça ? ... demain , nous verrons . Tais -toi ! Lui , bien qu' il eût également le coeur abreuvé de colère et de dégoût , gardait son bon sens , dans l' affaiblissement de la faim , parmi les cauchemars de cette vie qui touchait le fond de la misère humaine . Et , comme son compagnon s' affolait davantage , voulait se jeter à la * Meuse , il dut le retenir , le violenter même , les yeux pleins de larmes , suppliant et grondant . Puis , tout d' un coup : - tiens ! Regarde ! Un clapotement d' eau venait de se faire entendre . Ils virent * Lapoulle , qui s' était décidé à se laisser glisser dans la rivière , après avoir enlevé sa capote , pour qu' elle ne gênât pas ses mouvements ; et la tache de sa chemise faisait une blancheur très visible , au fil du courant mouvant et noir . Il nageait , il remontait doucement , guettant sans doute le point où il pourrait aborder ; tandis que , sur l' autre berge , on distinguait très bien les minces silhouettes des sentinelles immobiles . Déchirant la nuit , il y eut un brusque éclair , un coup de feu qui alla rouler jusqu'aux roches de * Montimont . L' eau , simplement , bouillonna , comme sous le choc de deux rames affolées qui l' auraient battue . Et ce fut tout , le corps de * Lapoulle , la tache blanche se mit à descendre , abandonnée et molle dans le courant . Le lendemain , un samedi , dès l' aube , * Jean ramena * Maurice au campement du 106e , avec le nouvel espoir qu' on partirait ce jour -là . Mais il n' y avait pas d' ordre , le régiment semblait comme oublié . Beaucoup étaient partis , la presqu'île se vidait , et ceux qu' on laissait là tombaient à une maladie noire . Depuis huit grands jours , la démence germait et montait dans cet enfer . La cessation des pluies , le lourd soleil de plomb n' avait fait que changer le supplice . Des chaleurs excessives achevaient d' épuiser les hommes , donnaient aux cas de dysenterie un caractère épidémique inquiétant . Les déjections , les excréments de toute cette armée malade empoisonnaient l' air d' émanations infectes . On ne pouvait plus longer la * Meuse ni le canal , tellement la puanteur des chevaux et des soldats noyés , pourrissant parmi les herbes , était forte . Et , dans les champs , les chevaux morts d' inanition se décomposaient , soufflaient si violemment la peste , que les prussiens , qui commençaient à craindre pour eux , avaient apporté des pioches et des pelles , en forçant les prisonniers à enterrer les corps . Ce samedi -là , d' ailleurs , la disette cessa . Comme on était moins nombreux et que des vivres arrivaient de toutes parts , on passa d' un coup de l' extrême dénuement à l' abondance la plus large . On eut à volonté du pain , de la viande , du vin même , on mangea du lever au coucher du soleil , à en mourir . La nuit tomba , qu' on mangeait encore , et l' on mangea jusqu'au lendemain matin . Beaucoup en crevèrent . Pendant la journée , * Jean n' avait eu que la préoccupation de surveiller * Maurice , qu' il sentait capable de toutes les extravagances . Il avait bu , il parlait de souffleter un officier allemand , pour qu' on l' emmenât . Et , le soir , * Jean , ayant découvert , dans les dépendances de la tour à * Glaire , un coin de cave libre , il crut sage d' y venir coucher avec son compagnon , qu' une bonne nuit calmerait peut-être . Mais ce fut la nuit la plus affreuse de leur séjour , une nuit d' épouvantement , durant laquelle ils ne purent fermer les yeux . D' autres soldats emplissaient la cave , deux étaient allongés dans le même coin , qui se mouraient , vidés par la dysenterie ; et , dès que l' obscurité fut complète , ils ne cessèrent plus , des plaintes sourdes , des cris inarticulés , une agonie dont le râle allait en grandissant . Au fond des ténèbres , ce râle prenait une telle abomination , que les autres hommes couchés à côté , voulant dormir , se fâchaient , criaient aux mourants de se taire . Ceux -ci n' entendaient pas , le râle continuait , revenait , emportait tout ; pendant que , du dehors , arrivait la clameur d' ivresse des camarades qui mangeaient encore , sans pouvoir se rassasier . Alors , la détresse commença pour * Maurice . Il avait tâché de fuir cette plainte d' horrible douleur qui lui mettait à la peau une sueur d' angoisse ; mais , comme il se levait , à tâtons , il avait marché sur des membres , il était retombé par terre , muré avec ces mourants . Et il n' essayait même plus de s' échapper . Tout l' effroyable désastre s' évoquait , depuis le départ de * Reims , jusqu'à l' écrasement de * Sedan . Il lui semblait que la passion de l' armée de * Châlons s' achevait seulement cette nuit -là , dans la nuit d' encre de cette cave , où râlaient deux soldats , qui empêchaient les camarades de dormir . L' armée de la désespérance , le troupeau expiatoire , envoyé en holocauste , avait payé les fautes de tous du flot rouge de son sang , à chacune de ses stations . Et , maintenant , égorgée sans gloire , couverte de crachats , elle tombait au martyre , sous ce châtiment qu' elle n' avait pas mérité si rude . C' était trop , il en était soulevé de colère , affamé de justice , dans un besoin brûlant de se venger du destin . Lorsque l' aube parut , l' un des soldats était mort , l' autre râlait toujours . - allons , viens , mon petit , dit * Jean avec douceur . Nous allons prendre l' air , ça vaudra mieux . Mais , dehors , par la belle matinée déjà chaude , lorsque tous deux eurent suivi la berge et se trouvèrent près du village d' * Iges , * Maurice s' exalta davantage , le poing tendu , là-bas , vers le vaste horizon ensoleillé du champ de bataille , le plateau d' * Illy en face , * Saint- * Menges à gauche , le bois de la * Garenne à droite . - non , non ! Je ne peux plus , je ne peux plus voir ça ! C' est d' avoir ça devant moi qui me troue le coeur et me fend le crâne ... emmène -moi , emmène -moi tout de suite ! Ce jour -là était encore un dimanche , des volées de cloche venaient de * Sedan , tandis qu' on entendait déjà au loin une musique allemande . Mais le 106e n' avait toujours pas d' ordre , et * Jean , effrayé du délire croissant de * Maurice , se décida à tenter un moyen qu' il mûrissait depuis la veille . Devant le poste prussien , sur la route , un départ se préparait , celui d' un autre régiment , le 5e de ligne . Une grande confusion régnait dans la colonne , dont un officier , parlant mal le français , n' arrivait pas à faire le recensement . Et , tous deux alors , ayant arraché de leur uniforme le collet et les boutons , pour n' être pas trahis par le numéro , filèrent au milieu de la cohue , passèrent le pont , se trouvèrent dehors . Sans doute , * Chouteau et * Loubet avaient eu la même idée , car ils les aperçurent derrière eux , avec leurs regards inquiets d' assassin . Ah ! Quel soulagement , à cette première minute heureuse ! Dehors , il semblait que ce fût une résurrection , la lumière vivante , l' air sans bornes , le réveil fleuri de toutes les espérances . Quel que pût être leur malheur à présent , ils ne le redoutaient plus , ils en riaient , au sortir de cet effrayant cauchemar du camp de la misère . chapitre III : pour la dernière fois , le matin , * Jean et * Maurice venaient d' entendre les sonneries si gaies des clairons français ; et ils marchaient maintenant , en route pour l' * Allemagne , parmi le troupeau des prisonniers , que précédaient et suivaient des pelotons de soldats prussiens , tandis que d' autres les surveillaient , à gauche et à droite , la baïonnette au fusil . On n' entendait plus , à chaque poste , que les trompettes allemandes , aux notes aigres et tristes . * Maurice fut heureux de constater que la colonne tournait à gauche et qu' elle traverserait * Sedan . Peut-être aurait -il la chance d' apercevoir une fois encore sa soeur * Henriette . Mais les cinq kilomètres qui séparaient la presqu'île d' * Iges de la ville , suffirent pour gâter sa joie de se sentir hors du cloaque , où il avait agonisé pendant neuf jours . C' était un autre supplice , ce convoi pitoyable de prisonniers , des soldats sans armes , les mains ballantes , menés comme des moutons , dans un piétinement hâtif et peureux . Vêtus de loques , souillés d' avoir été abandonnés dans leur ordure , amaigris par un jeûne d' une grande semaine , ils ne ressemblaient plus qu' à des vagabonds , des rôdeurs louches , que des gendarmes auraient ramassés par les routes , d' un coup de filet . Dès le faubourg * De * Torcy , comme des hommes s' arrêtaient et que des femmes se mettaient sur les portes , d' un air de sombre commisération , un flot de honte étouffa * Maurice , il baissa la tête , la bouche amère . * Jean , d' esprit pratique et de peau plus dure , ne songeait qu' à leur sottise , de n' avoir pas emporté chacun un pain . Dans l' effarement de leur départ , ils s' en étaient même allés à jeun ; et la faim , une fois encore , leur cassait les jambes . D' autres prisonniers devaient être dans le même cas , car plusieurs tendaient de l' argent , suppliaient qu' on leur vendît quelque chose . Il y en avait un , très grand , l' air très malade , qui agitait une pièce d' or , l' offrant au bout de son long bras , par-dessus la tête des soldats de l' escorte , avec le désespoir de ne rien trouver à acheter . Et ce fut alors que * Jean , qui guettait , aperçut de loin , devant une boulangerie , une douzaine de pains en tas . Tout de suite , avant les autres , il jeta cent sous , voulut prendre deux de ces pains . Puis , comme le prussien qui se trouvait près de lui , le repoussait brutalement , il s' entêta à ramasser au moins sa pièce . Mais , déjà , le capitaine , auquel la surveillance de la colonne était confiée , un petit chauve , de figure insolente , accourait . Il leva sur * Jean la crosse de son revolver , il jura qu' il fendrait la tête au premier qui oserait bouger . Et tous avaient plié les épaules , baissé les yeux , tandis que la marche continuait , avec le sourd roulement des pieds , dans cette soumission frémissante du troupeau . - oh ! Le gifler , celui -là ! Murmura ardemment * Maurice , le gifler , lui casser les dents d' un revers de main ! Dès lors , la vue de ce capitaine , de cette méprisante figure à gifles , lui devint insupportable . D' ailleurs , on entrait dans * Sedan , on passait sur le pont de * Meuse ; et les scènes de brutalité se renouvelaient , se multipliaient . Une femme , une mère sans doute , qui voulait embrasser un sergent tout jeune , venait d' être écartée d' un coup de crosse , si violemment , qu' elle en était tombée à terre . Sur la place * Turenne , ce furent des bourgeois qu' on bouscula , parce qu' ils jetaient des provisions aux prisonniers . Dans la grande-rue , un de ceux -ci , ayant glissé en prenant une bouteille qu' une dame lui offrait , fut relevé à coups de botte . * Sedan , qui depuis huit jours voyait ainsi passer ce misérable bétail de la défaite , conduit au bâton , ne s' y accoutumait pas , était agité , à chaque défilé nouveau , d' une fièvre sourde de pitié et de révolte . Cependant , * Jean , lui aussi , songeait à * Henriette ; et brusquement , l' idée de * Delaherche lui vint . Il poussa du coude son ami . - hein ? Tout à l' heure , ouvre l' oeil , si nous passons dans la rue ! En effet , dès qu' ils entrèrent dans la rue * Maqua , ils aperçurent de loin plusieurs têtes , penchées à une des fenêtres monumentales de la fabrique . Puis , ils reconnurent * Delaherche et sa femme * Gilberte , accoudés , ayant , derrière eux , debout , la haute figure sévère de * Madame * Delaherche . Ils avaient des pains , le fabricant les lançait aux affamés qui tendaient des mains tremblantes , implorantes . * Maurice , tout de suite , avait remarqué que sa soeur n' était pas là ; tandis que * Jean , inquiet de voir les pains voler , craignit qu' il n' en restât pas un pour eux . Il agita le bras , criant : - à nous ! à nous ! Ce fut , chez les * Delaherche , une surprise presque joyeuse . Leur visage , pâli de pitié , s' éclaira , tandis que des gestes , heureux de la rencontre , leur échappaient . Et * Gilberte tint à jeter elle-même le dernier pain dans les bras de * Jean , ce qu' elle fit avec une si aimable maladresse , qu' elle en éclata d' un joli rire . Ne pouvant s' arrêter , * Maurice se retourna , demandant à la volée , d' un ton inquiet d' interrogation : - et * Henriette ? * Henriette ? Alors , * Delaherche répondit par une longue phrase . Mais sa voix se perdit , au milieu du roulement des pieds . Il dut comprendre que le jeune homme ne l' avait pas entendu , car il multiplia les signes , il en répéta un surtout , là-bas , vers le sud . Déjà , la colonne s' engageait dans la rue du * Ménil , la façade de la fabrique disparut , avec les trois têtes qui se penchaient , tandis qu' une main agitait un mouchoir . - qu' est -ce qu' il a dit ? Demanda * Jean . * Maurice , tourmenté , regardait en arrière , vainement . - je ne sais pas , je n' ai pas compris ... me voilà dans l' inquiétude , tant que je n' aurai pas de nouvelles . Et le piétinement continuait , les prussiens hâtaient encore la marche avec leur brutalité de vainqueurs , le troupeau sortit de * Sedan par la porte du * Ménil , allongé en une file étroite qui galopait , comme dans la peur des chiens . Lorsqu' ils traversèrent * Bazeilles , * Jean et * Maurice songèrent à * Weiss , cherchèrent les cendres de la petite maison , si vaillamment défendue . On leur avait conté , au camp de la misère , la dévastation du village , les incendies , les massacres ; et ce qu' ils voyaient dépassait les abominations rêvées . Après douze jours , les tas de décombres fumaient encore . Des murs croulants s' étaient abattus , il ne restait pas dix maisons intactes . Mais ce qui les consola un peu , ce fut de rencontrer des brouettes , des charrettes pleines de casques et de fusils bavarois , ramassés après la lutte . Cette preuve qu' on en avait tué beaucoup , de ces égorgeurs et de ces incendiaires , les soulageait . C' était à * Douzy que devait avoir lieu la grande halte , pour permettre aux hommes de déjeuner . On n' y arriva point sans souffrance . Très vite , les prisonniers se fatiguaient , épuisés par leur jeûne . Ceux qui , la veille , s' étaient gorgés de nourriture , avaient des vertiges , alourdis , les jambes cassées ; car cette gloutonnerie , loin de réparer leurs forces perdues , n' avait fait que les affaiblir davantage . Aussi , lorsqu' on s' arrêta dans un pré , à gauche du village , les malheureux se laissèrent -ils tomber sur l' herbe , sans courage pour manger . Le vin manquait , des femmes charitables qui voulurent s' approcher avec des bouteilles , furent chassées par les sentinelles . Une d' elles , prise de peur , tomba , se démit le pied ; et il y eut des cris , des larmes , toute une scène révoltante , pendant que les prussiens , qui avaient confisqué les bouteilles , les buvaient . Cette tendresse pitoyable des paysans pour les pauvres soldats emmenés en captivité , se manifestait ainsi à chaque pas , tandis qu' on les disait d' une rudesse farouche envers les généraux . à * Douzy même , quelques jours auparavant , les habitants avaient hué un convoi de généraux qui se rendaient , sur parole , à * Pont- * à- * Mousson . Les routes n' étaient pas sûres pour les officiers : des hommes en blouse , des soldats évadés , des déserteurs peut-être , sautaient sur eux avec des fourches , voulaient les massacrer , ainsi que des lâches et des vendus , dans cette légende de la trahison , qui , vingt ans plus tard , devait encore vouer à l' exécration de ces campagnes tous les chefs ayant porté l' épaulette . * Maurice et * Jean mangèrent la moitié de leur pain , qu' ils eurent la chance d' arroser de quelques gorgées d' eau-de-vie , un brave fermier étant parvenu à emplir leur gourde . Mais , ce qui fut terrible ensuite , ce fut de se remettre en route . On devait coucher à * Mouzon , et bien que l' étape se trouvât courte , l' effort à faire paraissait excessif . Les hommes ne purent se relever sans crier , tellement leurs membres las se raidissaient au moindre repos . Beaucoup , dont les pieds saignaient , se déchaussèrent , pour continuer la marche . La dysenterie les ravageait toujours , il en tomba un , dès le premier kilomètre , qu' on dut pousser contre un talus . Deux autres , plus loin , s' affaissèrent au pied d' une haie , où une vieille femme ne les ramassa que le soir . Tous chancelaient , en s' appuyant sur des cannes , que les prussiens , par dérision peut-être , leur avaient permis de couper , à la lisière d' un petit bois . Ce n' était plus qu' une débandade de gueux , couverts de plaies , hâves et sans souffle . Et les violences se renouvelaient , ceux qui s' écartaient , même pour quelque besoin naturel , étaient ramenés à coups de bâton . à la queue , le peloton formant l' escorte avait l' ordre de pousser les traînards , la baïonnette dans les reins . Un sergent ayant refusé d' aller plus loin , le capitaine commanda à deux hommes de le prendre sous les bras , de le traîner , jusqu'à ce que le misérable consentît à marcher de nouveau . Et c' était surtout le supplice , cette figure à gifles , ce petit officier chauve , qui abusait de ce qu' il parlait très correctement le français , pour injurier les prisonniers dans leur langue , en phrases sèches et cinglantes comme des coups de cravache . - oh ! Répétait rageusement * Maurice , le tenir , celui -là , et lui tirer tout son sang , goutte à goutte ! Il était à bout de force , plus malade encore de colère rentrée que d' épuisement . Tout l' exaspérait , jusqu'à ces sonneries aigres des trompettes prussiennes , qui l' auraient fait hurler comme une bête , dans l' énervement de sa chair . Jamais il n' arriverait à la fin du cruel voyage , sans se faire casser la tête . Déjà , lorsqu' on traversait le moindre des hameaux , il souffrait affreusement , en voyant les femmes qui le regardaient d' un air de grande pitié . Que serait -ce , quand on entrerait en * Allemagne , que les populations des villes se bousculeraient , pour l' accueillir , au passage , d' un rire insultant ? Et il évoquait les wagons à bestiaux où l' on allait les entasser , les dégoûts et les tortures de la route , la triste existence des forteresses , sous le ciel d' hiver , chargé de neige . Non , non ! Plutôt la mort tout de suite , plutôt risquer de laisser sa peau au détour d' un chemin , sur la terre de * France , que de pourrir là-bas , au fond d' une casemate noire , pendant des mois peut-être ! -écoute , dit -il tout bas à * Jean , qui marchait près de lui , nous allons attendre de passer le long d' un bois , et d' un saut nous filerons parmi les arbres ... la frontière belge n' est pas loin , nous trouverons bien quelqu' un pour nous y conduire . * Jean eut un frémissement , d' esprit plus net et plus froid , malgré la révolte qui finissait par le faire rêver aussi d' évasion . - es -tu fou ! Ils tireront , nous y resterons tous les deux . Mais , d' un geste , * Maurice disait qu' il y avait des chances pour qu' on les manquât , et puis , après tout , que , s' ils y restaient , ce serait tant pis ! -bon ! Continua * Jean , mais qu' est -ce que nous deviendrons , ensuite , avec nos uniformes ? Tu vois bien que la campagne est pleine de postes prussiens . Il faudrait au moins d' autres vêtements ... c' est trop dangereux , mon petit , jamais je ne te laisserai faire une pareille folie . Et il dut le retenir , il lui avait pris le bras , il le serrait contre lui , comme s' ils se fussent soutenus mutuellement , pendant qu' il continuait à le calmer , de son air bourru et tendre . Derrière leur dos , à ce moment , des voix chuchotantes leur firent tourner la tête . C' étaient * Chouteau et * Loubet , partis le matin , en même temps qu' eux , de la presqu'île d' * Iges , et qu' ils avaient évités jusque -là . Maintenant , les deux gaillards marchaient sur leurs talons . * Chouteau devait avoir entendu les paroles de * Maurice , son plan de fuite au travers d' un taillis , car il le reprenait pour son compte . Il murmurait dans leur cou : - dites donc , nous en sommes . C' est une riche idée , de foutre le camp . Déjà , des camarades sont partis , nous n' allons bien sûr pas nous laisser traîner comme des chiens jusque dans le pays à ces cochons ... hein ? à nous quatre , ça va -t-il , de prendre un courant d' air ? * Maurice s' enfiévrait de nouveau , et * Jean dut se retourner , pour dire au tentateur : - si tu es pressé , cours devant ... qu' est -ce que tu espères donc ? Devant le clair regard du caporal , * Chouteau se troubla un peu . Il lâcha la raison vraie de son insistance . - dame ! Si nous sommes quatre , ça sera plus commode ... y en aura toujours bien un ou deux qui passeront . Alors , d' un signe énergique de la tête , * Jean refusa tout à fait . Il se méfiait du monsieur , comme il disait , il craignait quelque traîtrise . Et il lui fallut employer toute son autorité sur * Maurice , pour l' empêcher de céder , car une occasion se présentait justement , on longeait un petit bois très touffu , qu' un champ obstrué de broussailles séparait seul de la route . Traverser ce champ au galop , disparaître dans le fourré , n' était -ce pas le salut ? Jusque -là , * Loubet n' avait rien dit . Son nez inquiet flairait le vent , ses yeux vifs de garçon adroit guettaient la minute favorable , dans sa résolution bien arrêtée de ne pas aller moisir en * Allemagne . Il devait se fier à ses jambes et à sa malignité , qui l' avaient toujours tiré d' affaire . Et , brusquement , il se décida . - ah ! Zut ! J' en ai assez , je file ! D' un bond , il s' était jeté dans le champ voisin , lorsque * Chouteau l' imita , galopant à son côté . Tout de suite , deux prussiens de l' escorte se mirent à leur poursuite , sans qu' aucun autre songeât à les arrêter d' une balle . Et la scène fut si brève , qu' on ne put d' abord s' en rendre compte . * Loubet , faisant des crochets parmi les broussailles , allait s' échapper sûrement , tandis que * Chouteau , moins agile , était déjà sur le point d' être pris . Mais , d' un suprême effort , celui -ci regagna du terrain , se jeta entre les jambes du camarade , qu' il culbuta ; et , pendant que les deux prussiens se précipitaient sur l' homme à terre , pour le maintenir , l' autre sauta dans le bois , disparut . Quelques coups de feu partirent , on se souvenait des fusils . Il y eut même , parmi les arbres , une tentative de battue , inutile . à terre , cependant , les deux soldats assommaient * Loubet . Hors de lui , le capitaine s' était précipité , parlant de faire un exemple ; et , devant cet encouragement , les coups de pied , les coups de crosse continuaient de pleuvoir , si bien que , lorsqu' on releva le malheureux , il avait un bras cassé et la tête fendue . Il expira , avant d' arriver à * Mouzon , dans la petite charrette d' un paysan , qui avait bien voulu le prendre . - tu vois , se contenta de murmurer * Jean à l' oreille de * Maurice . D' un regard , là-bas , vers le bois impénétrable , tous deux disaient leur colère contre le bandit qui galopait , libre maintenant ; tandis qu' ils finissaient par se sentir pleins de pitié pour le pauvre diable , sa victime , un fricoteur qui ne valait sûrement pas cher , mais tout de même un garçon gai , débrouillard et pas bête . Voilà comment il se faisait que , si malin qu' on fût , on se laissait tout de même manger un jour ! à * Mouzon , malgré cette leçon terrible , * Maurice fut de nouveau hanté par son idée fixe de fuir . On était arrivé dans un tel état de lassitude , que les prussiens durent aider les prisonniers , pour dresser les quelques tentes mises à leur disposition . Le campement se trouvait , près de la ville , dans un terrain bas et marécageux ; et le pis était qu' un autre convoi y ayant campé la veille , le sol disparaissait sous l' ordure : un véritable cloaque , d' une saleté immonde . Il fallut , pour se protéger , étaler à terre de larges pierres plates , qu' on eut la chance de découvrir près de là . La soirée , d' ailleurs , fut moins dure , la surveillance des prussiens se relâchait un peu , depuis que le capitaine avait disparu , installé sans doute dans quelque auberge . D' abord , les sentinelles tolérèrent que des enfants jetassent aux prisonniers des fruits , des pommes et des poires , par-dessus leurs têtes . Ensuite , elles laissèrent les habitants du voisinage envahir le campement , de sorte qu' il y eut bientôt une foule de marchands improvisés , des hommes et des femmes qui débitaient du pain , du vin , même des cigares . Tous ceux qui avaient de l' argent , mangèrent , burent , fumèrent . Sous le pâle crépuscule , cela mettait comme un coin de marché forain , d' une bruyante animation . Mais , derrière leur tente , * Maurice s' exaltait , répétait à * Jean : - je ne peux plus , je filerai , dès que la nuit va être noire ... demain , nous nous éloignerons de la frontière , il ne sera plus temps . - eh bien ! Filons , finit par dire * Jean , à bout de résistance , cédant lui aussi à cette hantise de la fuite . Nous le verrons , si nous y laissons la peau . Seulement , il dévisagea dès lors les vendeurs , autour de lui . Des camarades venaient de se procurer des blouses et des pantalons , le bruit courait que des habitants charitables avaient créé de véritables magasins de vêtements , pour faciliter les évasions de prisonniers . Et , presque tout de suite , son attention fut attirée par une belle fille , une grande blonde de seize ans , aux yeux superbes , qui tenait à son bras trois pains dans un panier . Elle ne criait pas sa marchandise comme les autres , elle avait un sourire engageant et inquiet , la démarche hésitante . Lui , la regarda fixement , et leurs regards se rencontrèrent , restèrent un instant l' un dans l' autre . Alors , elle s' approcha , avec son sourire embarrassé de belle fille qui s' offrait . - voulez -vous du pain ? Il ne répondit pas , l' interrogea d' un petit signe . Puis , comme elle disait oui , de la tête , il se hasarda , à voix très basse . - il y a des vêtements ? -oui , sous les pains . Et , très haut , elle se décida à crier sa marchandise : " du pain ! Du pain ! Qui achète du pain ? " mais , quand * Maurice voulut lui glisser vingt francs , elle retira la main d' un geste brusque , elle se sauva , après leur avoir laissé le panier . Ils la virent pourtant qui se retournait encore , qui leur jetait le rire tendre et ému de ses beaux yeux . Lorsqu' ils eurent le panier , * Jean et * Maurice tombèrent dans un trouble extrême . Ils s' étaient écartés de leur tente , et jamais ils ne purent la retrouver , tellement ils s' effaraient . Où se mettre ? Comment changer de vêtements ? Ce panier , que * Jean portait d' un air gauche , il leur semblait que tout le monde le fouillait des yeux , en voyait au grand jour le contenu . Enfin , ils se décidèrent , entrèrent dans la première tente vide , où , éperdument , ils passèrent chacun un pantalon et une blouse , après avoir remis sous les pains leurs effets d' uniforme . Et ils abandonnèrent le tout . Mais ils n' avaient trouvé qu' une casquette de laine , dont * Jean avait forcé * Maurice à se coiffer . Lui , nu-tête , exagérant le péril , se croyait perdu . Aussi s' attardait -il , en quête d' une coiffure quelconque , lorsque l' idée lui vint d' acheter son chapeau à un vieil homme très sale qui vendait des cigares . - à trois sous pièce , à cinq sous les deux , les cigares de * Bruxelles ! Depuis la bataille de * Sedan , il n' y avait plus de douane , tout le flot belge entrait librement ; et le vieil homme en guenilles venait de réaliser de très beaux bénéfices , ce qui ne l' empêcha pas d' avoir de grosses prétentions , lorsqu' il eut compris pourquoi l' on voulait acheter son chapeau , un feutre graisseux , troué de part en part . Il ne le lâcha que contre deux pièces de cent sous , en geignant qu' il allait sûrement s' enrhumer . * Jean , d' ailleurs , venait d' avoir une autre idée , celle de lui acheter aussi son fonds de magasin , les trois douzaines de cigares qu' il promenait encore . Et , sans attendre , le chapeau enfoncé sur les yeux , il cria , d' une voix traînante : - à trois sous les deux , à trois sous les deux , les cigares de * Bruxelles ! Cette fois , c' était le salut . Il fit signe à * Maurice de le précéder . Celui -ci avait eu la chance de ramasser par terre un parapluie ; et , comme il tombait quelques gouttes d' eau , il l' ouvrit tranquillement , pour traverser la ligne des sentinelles . - à trois sous les deux , à trois sous les deux , les cigares de * Bruxelles ! En quelques minutes , * Jean fut débarrassé de sa marchandise . On se pressait , on riait : en voilà donc un qui était raisonnable , qui ne volait pas le pauvre monde ! Attirés par le bon marché , des prussiens s' approchèrent aussi , et il dut faire du commerce avec eux . Il avait manoeuvré de façon à franchir l' enceinte gardée , il vendit ses deux derniers cigares à un gros sergent barbu , qui ne parlait pas un mot de français . - ne marche donc pas si vite , sacré bon dieu ! Répétait * Jean dans le dos de * Maurice . Tu vas nous faire reprendre . Leurs jambes , malgré eux , les emportaient . Il leur fallut un effort immense pour s' arrêter un instant à l' angle de deux routes , parmi des groupes qui stationnaient devant une auberge . Des bourgeois causaient là , l' air paisible , avec des soldats allemands ; et ils affectèrent d' écouter , ils risquèrent même quelques mots , sur la pluie qui pourrait bien se remettre à tomber toute la nuit . Un homme , un monsieur gras , qui les regardait avec persistance , les faisait trembler . Puis , comme il souriait d' un air très bon , ils se risquèrent , tout bas . - monsieur , le chemin pour aller en * Belgique est -il gardé ? -oui , mais traversez d' abord ce bois , puis prenez à gauche , à travers champs . Dans le bois , dans le grand silence noir des arbres immobiles , quand ils n' entendirent plus rien , que plus rien ne remua et qu' ils se crurent sauvés , une émotion extraordinaire les jeta aux bras l' un de l' autre . * Maurice pleurait à gros sanglots , tandis que des larmes lentes ruisselaient sur les joues de * Jean . C' était la détente de leur long tourment , la joie de se dire que la douleur allait peut-être avoir pitié d' eux . Et ils se serraient d' une étreinte éperdue , dans la fraternité de tout ce qu' ils venaient de souffrir ensemble ; et le baiser qu' ils échangèrent alors leur parut le plus doux et le plus fort de leur vie , un baiser tel qu' ils n' en recevraient jamais d' une femme , l' immortelle amitié , l' absolue certitude que leurs deux coeurs n' en faisaient plus qu' un , pour toujours . - mon petit , reprit * Jean d' une voix tremblante , quand ils se furent dégagés , c' est déjà très bon d' être ici , mais nous ne sommes pas au bout ... faudrait s' orienter un peu . * Maurice , bien qu' il ne connût pas ce point de la frontière , jura qu' il suffisait de marcher devant soi . Tous deux alors , l' un derrière l' autre , se glissèrent , filèrent avec précaution , jusqu'à la lisière des taillis . Là , se rappelant l' indication du bourgeois obligeant , ils voulurent tourner à gauche , pour couper à travers des chaumes . Mais , comme ils rencontraient une route , bordée de peupliers , ils aperçurent le feu d' un poste prussien , qui barrait le passage . La baïonnette d' une sentinelle luisait , des soldats achevaient leur soupe en causant . Et ils rebroussèrent chemin , se rejetèrent au fond du bois , avec la terreur d' être poursuivis . Ils croyaient entendre des voix , des pas , ils battirent ainsi les fourrés pendant près d' une heure , perdant toute direction , tournant sur eux-mêmes , emportés parfois dans un galop , comme des bêtes fuyant sous les broussailles , parfois immobilisés , suant l' angoisse , devant des chênes immobiles qu' ils prenaient pour des prussiens . Enfin , ils débouchèrent de nouveau sur le chemin bordé de peupliers , à dix pas de la sentinelle , près des soldats , en train de se chauffer tranquillement . - pas de chance ! Gronda * Maurice , c' est un bois enchanté . Mais , cette fois , on les avait entendus . Des branches s' étaient cassées , des pierres roulaient . Et , comme au qui vive de la sentinelle , ils se mirent à galoper , sans répondre , le poste prit les armes , des coups de feu partirent , criblant de balles le taillis . - nom de dieu ! Jura d' une voix sourde * Jean , qui retint un cri de douleur . Il venait de recevoir dans le mollet gauche un coup de fouet , dont la violence l' avait culbuté contre un arbre . - touché ? Demanda * Maurice , anxieux . - oui , à la jambe , c' est foutu ! Tous deux écoutaient encore , haletants , avec l' épouvante d' entendre un tumulte de poursuite , sur leurs talons . Mais les coups de feu avaient cessé , et rien ne bougeait plus , dans le grand silence frissonnant qui retombait . Le poste , évidemment , ne se souciait pas de s' engager parmi les arbres . * Jean , qui s' efforçait de se remettre debout , étouffa une plainte . Et * Maurice le soutint . - tu ne peux plus marcher ? -je crois bien que non ! Une colère l' envahit , lui si calme . Il serrait les poings , il se serait battu . - ah ! Bon dieu de bon dieu ! Si ce n' est pas une malechance ! Se laisser abîmer la patte , lorsqu' on a tant besoin de courir ! Ma parole , c' est à se ficher au fumier ! ... file tout seul , toi ! Gaiement , * Maurice se contenta de répondre : - tu es bête ! Il lui avait pris le bras , il l' aidait , tous les deux ayant la hâte de s' éloigner . Au bout de quelques pas , faits péniblement , d' un héroïque effort , ils s' arrêtèrent , de nouveau inquiets , en apercevant devant eux une maison , une sorte de petite ferme , à la lisière du bois . Pas une lumière ne luisait aux fenêtres , la porte de la cour était grande ouverte , sur le bâtiment vide et noir . Et , quand ils se furent enhardis jusqu'à pénétrer dans cette cour , ils s' étonnèrent d' y trouver un cheval tout sellé , sans que rien indiquât pourquoi ni comment il était là . Peut-être le maître allait -il revenir , peut-être gisait -il derrière quelque buisson , la tête trouée . Jamais ils ne le surent . Mais un projet brusque était né chez * Maurice , qui en parut tout ragaillardi . - écoute , la frontière est trop loin , et puis , décidément , il faudrait un guide ... tandis que , si nous allions à * Remilly , chez l' oncle * Fouchard , je serais certain de t' y conduire les yeux fermés , tellement je connais les moindres chemins de traverse ... hein ? C' est une idée , je vais te hisser sur ce cheval , et l' oncle * Fouchard nous prendra bien toujours . D' abord , il voulut lui examiner la jambe . Il y avait deux trous , la balle devait être ressortie après avoir cassé le tibia . L' hémorragie était faible , il se contenta de bander fortement le mollet avec son mouchoir . - file donc tout seul ! Répétait * Jean . - tais -toi , tu es bête ! Lorsque * Jean fut solidement installé sur la selle , * Maurice prit la bride du cheval , et l' on partit . Il devait être près de onze heures , il comptait bien faire en trois heures le trajet , même si l' on ne marchait qu' au pas . Mais la pensée d' une difficulté imprévue le désespéra un instant : comment allaient -ils traverser la * Meuse , pour passer sur la rive gauche ? Le pont de * Mouzon était certainement gardé . Enfin , il se rappela qu' il y avait un bac , en aval , à * Villers ; et , au petit bonheur , comptant que la chance leur serait enfin favorable , il se dirigea vers ce village , à travers les prairies et les labours de la rive droite . Tout se présenta assez bien d' abord , ils n' eurent qu' à éviter une patrouille de cavalerie , ils restèrent près d' un quart d' heure immobiles , dans l' ombre d' un mur . La pluie s' était remise à tomber , la marche devenait seulement très pénible pour lui , forcé de piétiner parmi les terres détrempées , à côté du cheval , heureusement un brave homme de cheval , fort docile . à * Villers , la chance fut en effet pour eux : le bac , qui venait justement , à cette heure de nuit , de passer un officier bavarois , put les prendre tout de suite , les déposer sur l' autre rive , sans encombre . Et les dangers , les fatigues terribles ne commencèrent qu' au village , où ils faillirent rester entre les mains des sentinelles , échelonnées tout le long de la route de * Remilly . De nouveau , ils se rejetèrent dans les champs , au hasard des petits chemins creux , des sentiers étroits , à peine frayés . Les moindres obstacles les obligeaient à des détours énormes . Ils franchissaient les haies et les fossés , s' ouvraient un passage au coeur des taillis impénétrables . * Jean , pris par la fièvre , sous la pluie fine , s' était affaissé en travers de la selle , à moitié évanoui , cramponné des deux mains à la crinière du cheval ; tandis que * Maurice , qui avait passé la bride dans son bras droit , devait lui soutenir les jambes , pour qu' il ne glissât pas . Pendant plus d' une lieue , pendant près de deux heures encore , cette marche épuisante s' éternisa , au milieu des cahots , des glissements brusques , des pertes d' équilibre , dans lesquelles , à chaque instant , la bête et les deux hommes manquaient de s' effondrer . Ils n' étaient plus qu' un convoi d' extrême misère , couverts de boue , le cheval tremblant sur les pieds , l' homme qu' il portait inerte , comme expiré dans un dernier hoquet , l' autre , éperdu , hagard , allant toujours , par l' unique effort de sa charité fraternelle . Le jour se levait , il pouvait être cinq heures , lorsqu' ils arrivèrent enfin à * Remilly . Dans la cour de sa petite ferme , qui dominait le village , au sortir du défilé d' * Haraucourt , le père * Fouchard chargeait sa carriole de deux moutons tués la veille . La vue de son neveu , dans un si triste équipage , le bouscula à un tel point , qu' il s' écria brutalement , après les premières explications : - que je vous garde , toi et ton ami ? ... pour avoir des histoires avec les prussiens , ah ! Non , par exemple ! J' aimerais mieux crever tout de suite ! Pourtant , il n' osa empêcher * Maurice et * Prosper de descendre * Jean de cheval et de l' allonger sur la grande table de la cuisine . * Silvine courut chercher son propre traversin , qu' elle glissa sous la tête du blessé , toujours évanoui . Mais le vieux grondait , exaspéré de voir cet homme sur sa table , disant qu' il y était fort mal , demandant pourquoi on ne le portait pas tout de suite à l' ambulance , puisqu' on avait la chance d' avoir une ambulance à * Remilly , près de l' église , dans l' ancienne maison d' école , un reste de couvent , où se trouvait une grande salle très commode . - à l' ambulance ! Se récria * Maurice à son tour , pour que les prussiens l' envoient en * Allemagne , après sa guérison , puisque tout blessé leur appartient ! ... est -ce que vous vous fichez de moi , l' oncle ? Je ne l' ai pas amené jusqu'ici pour le leur rendre . Les choses se gâtaient , l' oncle parlait de les flanquer à la porte , lorsque le nom d' * Henriette fut prononcé . - comment , * Henriette ? Demanda le jeune homme . Et il finit par savoir que sa soeur était à * Remilly depuis l' avant-veille , si mortellement triste de son deuil , que le séjour de * Sedan , où elle avait vécu heureuse , lui était devenu intolérable . Une rencontre avec le docteur * Dalichamp , de * Raucourt , qu' elle connaissait , l' avait décidée à venir s' installer chez le père * Fouchard , dans une petite chambre , pour se donner tout entière aux blessés de l' ambulance voisine . Cela seul , disait -elle , la distrairait . Elle payait sa pension , elle était , à la ferme , la source de mille douceurs qui la faisaient regarder par le vieux d' un oeil de complaisance . Quand il gagnait , c' était toujours beau . - ah ! Ma soeur est ici ! Répétait * Maurice . C' est donc ça que * Monsieur * Delaherche voulait me dire , avec son grand geste que je ne comprenais pas ! ... eh bien ! Si elle est ici , ça va tout seul , nous restons . Tout de suite , il voulut aller lui-même , malgré sa fatigue , la chercher à l' ambulance , où elle avait passé la nuit ; tandis que l' oncle se fâchait maintenant de ne pouvoir filer avec sa carriole et ses deux moutons , pour son commerce de boucher ambulant , au travers des villages , tant que cette sacrée affaire de blessé qui lui tombait sur les bras , ne serait pas finie . Lorsque * Maurice ramena * Henriette , ils surprirent le père * Fouchard en train d' examiner soigneusement le cheval , que * Prosper venait de conduire à l' écurie . Une bête fatiguée , mais diablement solide , et qui lui plaisait ! En riant , le jeune homme dit qu' il lui en faisait cadeau . * Henriette , de son côté , le prit à part , lui expliqua que * Jean payerait , qu' elle-même se chargeait de lui , qu' elle le soignerait dans la petite chambre , derrière l' étable , où certes pas un prussien n' irait le chercher . Et le père * Fouchard , maussade , mal convaincu encore qu' il trouverait au fond de tout ça un vrai bénéfice , finit cependant par monter dans sa carriole et par s' en aller , en la laissant libre d' agir à sa guise . Alors , en quelques minutes , aidée de * Silvine et de * Prosper , * Henriette organisa la chambre , y fit porter * Jean , que l' on coucha dans un lit tout frais , sans qu' il donnât d' autres signes de vie que des balbutiements vagues . Il ouvrait les yeux , regardait , ne semblait voir personne . * Maurice achevait de boire un verre de vin et de manger un reste de viande , tout d' un coup anéanti , dans la détente de sa fatigue , lorsque le docteur * Dalichamp arriva , comme tous les matins , pour sa visite à l' ambulance ; et le jeune homme trouva encore la force de le suivre , avec sa soeur , au chevet du blessé , anxieux de savoir . Le docteur était un homme court , à la grosse tête ronde , dont le collier de barbe et les cheveux grisonnaient . Son visage coloré s' était durci , pareil à ceux des paysans , dans sa continuelle vie au grand air , toujours en marche pour le soulagement de quelque souffrance ; tandis que ses yeux vifs , son nez têtu , ses lèvres bonnes disaient son existence entière de brave homme charitable , un peu braque parfois , médecin sans génie , dont une longue pratique avait fait un excellent guérisseur . Lorsqu' il eut examiné * Jean , toujours assoupi , il murmura : - je crains bien que l' amputation ne devienne nécessaire . Ce fut un chagrin pour * Maurice et * Henriette . Pourtant , il ajouta : - peut-être pourra -t-on lui conserver sa jambe , mais il faudra de grands soins , et ce sera très long ... en ce moment , il est sous le coup d' une telle dépression physique et morale , que l' unique chose à faire est de le laisser dormir ... nous verrons demain . Puis , quand il l' eut pansé , il s' intéressa à * Maurice , qu' il avait connu enfant , autrefois . - et vous , mon brave , vous seriez mieux dans un lit que sur cette chaise . Comme s' il n' entendait pas , le jeune homme regardait fixement devant lui , les yeux perdus . Dans l' ivresse de sa fatigue , une fièvre remontait , une surexcitation nerveuse extraordinaire , toutes les souffrances , toutes les révoltes amassées depuis le commencement de la campagne . La vue de son ami agonisant , le sentiment de sa propre défaite , nu , sans armes , bon à rien , la pensée que tant d' héroïques efforts avaient abouti à une pareille détresse , le jetaient dans un besoin frénétique de rébellion contre le destin . Enfin , il parla . - non , non ! Ce n' est pas fini , non ! Il faut que je m' en aille ... non ! Puisque lui , maintenant , en a pour des semaines , pour des mois peut-être , à être là , je ne puis pas rester , je veux m' en aller tout de suite ... n' est -ce pas ? Docteur , vous m' aiderez , vous me donnerez bien les moyens de m' échapper et de rentrer à * Paris . Tremblante , * Henriette l' avait saisi entre ses bras . - que dis -tu ? Affaibli comme tu l' es , ayant tant souffert ! Mais je te garde , jamais je ne te permettrai de partir ! ... est -ce que tu n' as pas payé ta dette ? Songe à moi aussi , que tu laisserais seule , et qui n' ai plus que toi désormais . Leurs larmes se confondirent . Ils s' embrassèrent éperdument , dans leur adoration , cette tendresse des jumeaux , plus étroite , comme venue de par delà la naissance . Mais il s' exaltait davantage . - je t' assure , il faut que je parte ... on m' attend , je mourrais d' angoisse , si je ne partais pas ... tu ne peux t' imaginer ce qui bouillonne en moi , à l' idée de me tenir tranquille . Je te dis que ça ne peut pas finir ainsi , qu' il faut nous venger , contre qui , contre quoi ? Ah ! Je ne sais pas , mais nous venger enfin de tant de malheur , pour que nous ayons encore le courage de vivre ! D' un signe , le docteur * Dalichamp qui suivait la scène avec un vif intérêt , empêcha * Henriette de répondre . Quand * Maurice aurait dormi , il serait sans doute plus calme ; et il dormit toute la journée , toute la nuit suivante , pendant plus de vingt heures , sans remuer un doigt . Seulement , à son réveil , le lendemain matin , sa résolution de partir reparut , inébranlable . Il n' avait plus la fièvre , il était sombre , inquiet , pressé d' échapper à toutes les tentations de calme qu' il sentait autour de lui . Sa soeur en larmes comprit qu' elle ne devait pas insister . Et le docteur * Dalichamp , lors de sa visite , promit de faciliter la fuite , grâce aux papiers d' un aide ambulancier qui venait de mourir à * Raucourt . * Maurice prendrait la blouse grise , le brassard à croix rouge , et il passerait par la * Belgique , pour se rabattre ensuite sur * Paris , qui était ouvert encore . Ce jour -là , il ne quitta pas la ferme , se cachant , attendant la nuit . Il ouvrit à peine la bouche , il tenta seulement d' emmener * Prosper . - dites donc , ça ne vous tente pas , de retourner voir les prussiens ? L' ancien chasseur d' * Afrique , qui achevait une tartine de fromage , leva son couteau en l' air . - ah ! Pour ce qu' on nous les a montrés , ça ne vaut guère la peine ! ... puisque ça n' est plus bon à rien , la cavalerie , qu' à se faire tuer quand tout est fini , pourquoi voulez -vous que je retourne là-bas ? ... ma foi , non ! Ils m' ont trop embêté , à ne rien me faire faire de propre ! Il y eut un silence , et il reprit , sans doute pour étouffer le malaise de son coeur de soldat : - puis , il y a trop de travail ici , maintenant . Voilà les grands labours qui viennent , ensuite ce seront les semailles . Faut aussi songer à la terre , n' est -ce pas ? Parce que ça va bien de se battre , mais qu' est -ce qu' on deviendrait , si l' on ne labourait plus ? ... vous comprenez , je ne peux pas lâcher l' ouvrage . Ce n' est pas que le père * Fouchard soit raisonnable , car je me doute que je ne verrai guère la couleur de son argent ; mais les bêtes commencent à m' aimer , et ma foi ! Ce matin , pendant que j' étais , là-haut , dans la pièce du vieux-clos , je regardais au loin ce sacré * Sedan , je me sentais quand même tout réconforté , d' être tout seul , au grand soleil , avec mes bêtes , à pousser ma charrue ! Dès la nuit tombée , le docteur * Dalichamp fut là , avec son cabriolet . Il voulait lui-même conduire * Maurice jusqu'à la frontière . Le père * Fouchard , content d' en voir filer au moins un , descendit faire le guet sur la route , pour être certain qu' aucune patrouille ne rôdait ; tandis que * Silvine achevait de recoudre la vieille blouse d' ambulancier , garnie , sur la manche , du brassard à croix rouge . Avant de partir , le docteur , qui examina de nouveau la jambe de * Jean , ne put encore promettre de la lui conserver . Le blessé était toujours dans une somnolence invincible , ne reconnaissant personne , ne parlant pas . Et * Maurice allait s' éloigner , sans lui avoir dit adieu , lorsque , s' étant penché pour l' embrasser , il le vit ouvrir les yeux très grands , les lèvres remuantes , parlant d' une voix faible . - tu t' en vas ? Puis , comme on s' étonnait : - oui , je vous ai entendus , pendant que je ne pouvais pas bouger ... alors , prends tout l' argent . Fouille dans la poche de mon pantalon . Sur l' argent du trésor , qu' ils avaient partagé , il leur restait à peu près à chacun deux cents francs . - l' argent ! Se récria * Maurice , mais tu en as plus besoin que moi , qui ai mes deux jambes ! Avec deux cents francs , j' ai de quoi rentrer à * Paris , et pour me faire casser la tête ensuite , ça ne me coûtera rien ... au revoir tout de même , mon vieux , et merci de ce que tu as fait de raisonnable et de bon , car , sans toi , je serais sûrement resté au bord de quelque champ , comme un chien crevé . D' un geste , * Jean le fit taire . - tu ne me dois rien , nous sommes quittes ... c' est moi que les prussiens auraient ramassé , là-bas , si tu ne m' avais pas emporté sur ton dos . Et , hier encore , tu m' as arraché de leurs pattes ... tu as payé deux fois , ce serait à mon tour de donner ma vie ... ah ! Que je vais être inquiet de n' être plus avec toi ! Sa voix tremblait , des larmes parurent dans ses yeux . - embrasse -moi , mon petit . Et ils se baisèrent , et comme dans le bois , la veille , il y avait , au fond de ce baiser , la fraternité des dangers courus ensemble , ces quelques semaines d' héroïque vie commune qui les avaient unis , plus étroitement que des années d' ordinaire amitié n' auraient pu le faire . Les jours sans pain , les nuits sans sommeil , les fatigues excessives , la mort toujours présente , passaient dans leur attendrissement . Est -ce que jamais deux coeurs peuvent se reprendre , quand le don de soi-même les a de la sorte fondus l' un dans l' autre ? Mais le baiser , échangé sous les ténèbres des arbres , était plein de l' espoir nouveau que la fuite leur ouvrait ; tandis que ce baiser , à cette heure , restait frissonnant des angoisses de l' adieu . Se reverrait -on , un jour ? Et comment , dans quelles circonstances de douleur ou de joie ? Déjà , le docteur * Dalichamp , remonté dans son cabriolet , appelait * Maurice . Celui -ci , de toute son âme , embrassa enfin sa soeur * Henriette , qui le regardait avec des larmes silencieuses , très pâle sous ses noirs vêtements de veuve . - c' est mon frère que je te confie ... soigne -le bien , aime -le comme je l' aime ! chapitre IV : la chambre était une grande pièce carrelée , badigeonnée simplement à la chaux , qui avait autrefois servi de fruitier . On y sentait encore la bonne odeur des pommes et des poires ; et , pour tout meuble , il y avait là un lit de fer , une table de bois blanc et deux chaises , sans compter une vieille armoire en noyer , aux flancs immenses , où tenait tout un monde . Mais le calme y était d' une douceur profonde , on n' entendait que les bruits sourds de l' étable voisine , des coups affaiblis de sabots , des meuglements de bêtes . Par la fenêtre , tournée au midi , le clair soleil entrait . On voyait seulement un bout de coteau , un champ de blé que bordait un petit bois . Et cette chambre close , mystérieuse , était si bien cachée à tous les yeux , que personne au monde ne pouvait en soupçonner là l' existence . Tout de suite , * Henriette régla les choses : il fut entendu que , pour éviter les soupçons , elle seule et le docteur pénétreraient auprès de * Jean . Jamais * Silvine ne devait entrer , sans qu' elle l' appelât . De grand matin , le ménage était fait par les deux femmes ; puis , la journée entière , la porte restait comme murée . La nuit , si le blessé avait eu besoin de quelqu' un , il n' aurait eu qu' à taper au mur , car la pièce occupée par * Henriette était voisine . Et ce fut ainsi que * Jean se trouva brusquement séparé du monde , après des semaines de cohue violente , ne voyant plus que cette jeune femme si douce , dont le pas léger ne faisait aucun bruit . Il la revoyait telle qu' il l' avait vue , là-bas , à * Sedan , pour la première fois , pareille à une apparition , avec sa bouche un peu grande , ses traits menus , ses beaux cheveux d' avoine mûre , s' occupant de lui d' un air d' infinie bonté . Les premiers jours , la fièvre du blessé fut si intense , qu' * Henriette ne le quitta guère . Chaque matin , en passant , le docteur * Dalichamp entrait , sous le prétexte de la prendre , pour se rendre avec elle à l' ambulance ; et il examinait * Jean , le pansait . La balle , après avoir cassé le tibia , étant ressortie , il s' étonnait du mauvais aspect de la plaie , il craignait que la présence d' une esquille , introuvable pourtant sous la sonde , ne l' obligeât à une résection de l' os . Il en avait causé avec * Jean ; mais celui -ci , à la pensée d' un raccourcissement de la jambe , qui l' aurait rendu boiteux , s' était révolté : non , non ! Il préférait mourir que de rester infirme . Et le docteur , laissant la blessure en observation , se contentait donc de la panser avec de la charpie imbibée d' huile d' olive et d' acide phénique , après avoir placé au fond de la plaie un drain , un tube de caoutchouc , pour l' écoulement du pus . Seulement , il l' avait averti que , s' il n' intervenait pas , la guérison pourrait être extrêmement longue . Dès la seconde semaine , cependant , la fièvre diminua , l' état devint meilleur , à la condition d' une immobilité complète . Et l' intimité de * Jean et d' * Henriette , alors , se trouva réglée . Des habitudes leur vinrent , il leur semblait qu' ils n' avaient jamais vécu autrement , qu' ils devaient toujours vivre ainsi . Elle passait avec lui toutes les heures qu' elle ne donnait pas à l' ambulance , veillait à ce qu' il bût , à ce qu' il mangeât régulièrement , l' aidait à se retourner , d' une force de poignet qu' on n' aurait pas soupçonnée dans ses bras minces . Parfois ils causaient ensemble , le plus souvent ils ne disaient rien , surtout dans les commencements . Mais jamais ils n' avaient l' air de s' ennuyer , c' était une vie très douce , au fond de ce grand repos , lui tout massacré encore de la bataille , elle en robe de deuil , le coeur broyé par la perte qu' elle venait de faire . D' abord , il avait éprouvé quelque gêne , car il sentait bien qu' elle était au-dessus de lui , presque une dame , tandis qu' il n' avait jamais été qu' un paysan et qu' un soldat . à peine savait -il lire et écrire . Puis , il s' était rassuré un peu , en voyant qu' elle le traitait sans fierté , comme son égal , ce qui l' avait enhardi à se montrer ce qu' il était , intelligent à sa manière , à force de tranquille raison . D' ailleurs , lui-même s' étonnait d' avoir la sensation de s' être aminci , allégé , avec des idées nouvelles : était -ce l' abominable vie qu' il menait depuis deux mois ? Il sortait affiné de tant de souffrances physiques et morales . Mais ce qui acheva de le conquérir , ce fut de comprendre qu' elle n' en savait pas beaucoup plus que lui . Toute jeune , après la mort de sa mère , devenue la cendrillon , la petite ménagère ayant la charge de ses trois hommes , comme elle disait , son grand-père , son père et son frère , elle n' avait pas eu le temps d' apprendre . La lecture , l' écriture , un peu d' orthographe et de calcul , il ne fallait point lui en |