_: | ce chapitre est écrit en guise de préface pour avertir le lecteur que l' on commence un conte libre . je sais que votre désir secret , en ouvrant un livre , est de trouver un ami qui vous parle et qui volontiers vous laisse croire qu' il ne parle qu' à vous . Et moi , quand j' écris , je voudrais composer mes récits comme une lettre , où l' on rapporte ce que l' on veut , au gré de son humeur , en ayant présente à l' esprit l' image de celui qui demain brisera l' enveloppe à son réveil . Aussi je vais m' offrir le plaisir , entre de graves romans qui sont difficiles , de raconter -une fois -ce qu' il me plaira , comme on improvise de jolis contes aux enfants . Par exemple , je vous avertis , puisque j' adopte le sujet de mon goût , que je me risque à vous raconter une aventure délicate . Oh ! Comme il est périlleux de raconter une aventure délicate , à une époque où la licence dans les ouvrages romanesques est sans bornes . Les abus des goujats , dans la liberté d' écrire , tueront , - si ce n' est déjà fait , - ce qu' il y avait de charmant à écrire librement , en notre langue , pourvu qu' on fût honnête homme . Plus sûrement qu' un régime oppressif , les excès nous raviront pis peut-être que la liberté même : le goût de parler d' amour . Et je m' offre le luxe de choisir mes personnages ! Vous me voyez joyeux comme un écolier qu' on a laissé faire main basse dans un bazar ! Ah ! Mon lecteur , foin des créatures viles , des êtres écoeurants , des louches tripoteurs , des veules voyous dont vivote la librairie moderne ! Il s' agit d' oublier ces misères . Point davantage de personnages impeccables : race odieuse comme l' absolu , comme l' idée pure , comme toutes les conceptions des pédants , qui ne participent pas de la gracieuse imperfection des choses créées . Pour moi , je me plais dans la compagnie des gens qui sont capables de commettre d' insignes faiblesses , et qui les commettent , mais avec bonne grâce , d' une allure aisée et naturelle , telle , en un mot , que l' on sent que le bon * Dieu les a mis au monde pour cela , et qu' il les regarde faire du coin de l' oeil , sans trop froncer le sourcil . Maintenant je vous prie de croire que je ne vais pas placer mon monde dans des endroits où l' odorat et la vue courent risque d' être offensés , ni dans ces maisons pauvres et grises où nous puisons nos documents quand il s' agit de fixer l' histoire des moeurs , ni dans ces hôtels somptueux de * Paris qu' il est indispensable de faire habiter par des gens tarés , pour peu que l' on tienne à prouver , dès la première page , que l' on est un écrivain sérieux . Enfin je dirigerai les péripéties à ma guise , ce qui ne bouleversera probablement pas beaucoup l' ordre logique des actions humaines , car tout ce qui contrarie le rythme immuable de cette marche me choque ; mais je ne ferai pas exprès de m' y conformer , et je me réjouis de m' imaginer que je suis le maître des événements . le pays le plus attrayant ; des jardins magnifiques ; une jeune femme de corps parfait ; un mariage . il y avait autrefois un marquis de * Chamarante , appelé * Foulques , de son petit nom , qui épousa une jeune orpheline nommée * Ninon , héritière d' un beau château . Ce château était situé sur la pente d' une de ces douces collines , comme il y en a tant et de si jolies , au bord de la * Loire ; et il avait été très bien aménagé , surtout quant à ses jardins , par feu * M . * Lemeunier * De * Fontevrault , qui raffolait des belles allées à la française , élancées en droite ligne entre des arbres de haute futaie , dont les libres panaches balaient le ciel , tandis que leurs corps disposés symétriquement , soumis au ciseau , parés et unis comme une rangée de courtisans , donnent l' idée d' une grande politesse de moeurs , d' une entente parfaite sur les choses primordiales de la vie courante , en même temps que d' une certaine réserve de liberté non dépourvue d' audaces pour ce qui est des hauteurs , ou bien ne donnent l' idée de rien du tout , sinon d' un plaisir pour la vue , ce qui vaut tout autant . Il aimait les perspectives lointaines , la surprise d' une statue de marbre magnifique et isolée sous les ombrages , ou ayant l' air , à l' automne , de courir avec les feuilles que poursuit le vent ; et les terrasses à l' italienne d' où retombent les pampres et les vignes vierges en lourds baldaquins ; les balustrades où l' on prend aisément une pose élégante et où l' on s' imagine volontiers qu' on ne peut point ne pas penser à quelque chose de noble et de beau . Aussi avait -il répandu à profusion ces ornements sur sa terre de * Fontevrault , allant depuis le sommet du coteau planté de moulins à vent jusqu'au bac d' * Ablevois , où les gens de * Touraine traversent le fleuve pour gagner la vallée d' * Anjou . Je regrette bien de n' avoir pas connu * M . * Lemeunier * De * Fontevrault , car son goût pour les jardins me l' eût fait beaucoup aimer . Mais il est doux aussi de regretter une belle figure dont un long espace de temps nous sépare ; on l' imagine plus pure et plus séduisante , et l' on a le droit de ne pas douter qu' elle vous eût choisi pour ami , ce qui n' est pas sûr . Et puis je me dis que * M . * Lemeunier * De * Fontevrault , ayant planté lui-même son parc , vit ses arbres moins hauts , ses berceaux moins touffus , ses charmilles moins mystérieuses que nous n' allons les contempler . Enfin , à parler franc , puisque nous avons une dizaine d' années à passer dans ce château de * Fontevrault , je préfère y voir la jeune héritière en sa pleine beauté , c' est-à-dire de vingt à trente ans , plutôt que de l' y suivre à l' âge ingrat ; d' autant plus qu' elle ne va pas tarder à avoir une fille qui sera beaucoup plus intéressante qu' elle sous le rapport de l' esprit . * M. * Lemeunier * De * Fontevrault avait ramené * Ninon on ne sait d' où , car il était grand voyageur , l' avait fort mal élevée , ce qui est assez naturel , même à un homme de valeur ; enfin l' avait tenue chez lui jusqu'à sa vingtième année sans vouloir lui donner un liard de dot , tandis qu' il la couchait sur son testament et lui laissait toute sa fortune . * Ninon avait , à cette époque -là , un visage arrondi , avenant , sans grimaces ; un corps potelé , souple , frais , éclatant sous la peau . Mais elle n' avait point de préférence pour aucun des hommes qui demandèrent sa main , et elle eût épousé aussi bien un vieux qu' un jeune si on le lui eût imposé . Ces messieurs tirèrent au sort en buvant gaîment du vin blanc , car il y a beaucoup de caractères heureux dans le pays , et * Ninon accueillit celui que la fortune avait désigné , et lui apporta son château en échange du titre de marquise * De * Chamarante . * Foulques se trouvait entre deux âges et n' était ni beau ni laid . Il tenait , tant de son père que des vignes de * Chinon , * Bourgueil , * Saint- * Nicolas et * Saumur , ses bonnes nourrices , un sang ardent , mousseux , propre à l' action , mais vite apaisé , et ne tirant sa vertu complète qu' au cours de digestions tranquilles et prolongées . Il fut très content de sa femme et dit à tous qu' il ne l' eût pas fait faire autrement pour ses propres mesures . Tous deux s' aimèrent pendant plusieurs semaines sans rechercher de compagnie . Au bout de ce temps , le marquis retourna à la chasse , et la marquise , comprenant que la lune de miel était terminée , eut l' aimable idée de faire élever une statuette au dieu de l' amour , afin de lui manifester sa reconnaissance . Elle n' était donc pas trop exigeante , prenant la vie comme elle venait , et montrait à l' occasion son excellent coeur . faites attention : voilà une statuette de l' amour tel qu' il est ; elle a un rôle très important dans la suite du récit . * Ninon confia l' exécution de son projet à un * M. * François * Gillet , de * Paris , dont elle avait entendu vanter le talent par feu son père adoptif . * M. * Gillet accepta moyennant un bon prix , fit la statuette et vint la poser lui-même . Ce fut l' occasion d' inviter plusieurs parents et quelques personnes des environs , qui vinrent en équipage ou en chaise , selon leur goût ou leurs moyens . * Madame * De * Matefelon vint de * Rochecotte avec son petit-neveu le chevalier * Dieutegard. * Madame * De * Châteaubedeau vint avec son jeune fils . Deux cousins du marquis , * Mm. * De * La * Vallée- * Chourie et * De * La * Vallée- * Malitourne , amenèrent chacun leur femme . Un vieil ami , * M. Le baron * De * Chemillé , habitant * Montsoreau , tout près , vint à pied , remuant les cailloux avec sa canne et parlant haut avec lui-même . Il y avait dans le parc une salle de verdure , environnée des arbres les plus anciens . Elle était ornée d' une colonnade en hémicycle que * M. * Lemeunier * De * Fontevrault avait apportée fût à fût de * Rome et laissée inachevée à sa mort . L' aspect incomplet de ce cirque de ruines doublement vénérables donnait à l' endroit plus de charme . Un bassin y dormait , ayant au centre un caillou d' un demi-pied environ , avec un petit trou fermé d' une cheville de bois . Quand vous ôtiez autrefois la cheville , il en sortait un beau jet d' eau de la hauteur de trois toises ; mais les conduites étant demeurées longtemps mal entretenues , cela vous chassait toutes les minutes une malheureuse pluie d' un effet comparable à l' éternuement . La marquise décida que l' on étoufferait la mécanique enrhumée et que l' on placerait à cet endroit même , sur un piédestal , le fils de * Vénus . La caisse qui le contenait fut menée à bras jusqu'à la rotonde , et le sculpteur , homme vigoureux , armé d' un coin de fer , d' un marteau , cogna dessus avec prudence et pendant longtemps , forçant les planchettes à bâiller une à une , comme font les écaillères avec leur petit couteau solide et ébréché . Il eut chaud , transpira : sa mâle odeur taquinait les narines des personnes qui le regardaient , toutes rangées en rond , dans l' attitude de gens qui assistent à un baptême . * Ninon , la plus impatiente , ne craignait pas de se pencher au-dessus des minces copeaux frisés qui matelassaient le * Cupidon . Qu' un chef-d'oeuvre allât sortir de là dedans , elle n' en doutait plus . * M. * Gillet s' arrêta un moment ; il fit , des yeux , le tour de l' assistance , en s' épongeant le front avec sa manche de chemise , et avertit que , s' il se trouvait là de la jeunesse , il convenait de la renvoyer , parce qu' il avait profité de son éloignement de l' académie pour tailler dans le marbre une figure libre . Dès lors , chacun eut peur de voir apparaître une horreur , et l' on piétina d' impatience . Enfin l' artiste s' enfonça à mi-corps , palpa , tira à lui , et accoucha la caisse . Il se redressa et présenta son ouvrage . Pris dans l' âge incertain où l' être pourvu de l' attribut viril semble encore l' ignorer et hésiter entre un geste d' enfant et celui d' une femme , * Cupidon décochait une flèche au hasard . Et l' exquise particularité de cette figure était que , au lieu de fixer le but où va voler la pointe mortelle , l' adolescent , les paupières basses , regardait avec une surprise ingénue cette autre menue flèche suspendue au bas de son ventre , et qui , pour la première fois , révélait son usage . Je vous laisse à penser s' il y eut des exclamations et des " oh ! " et des " ah ! " à croire que tout ce monde , prévenu qu' il allait voir l' amour , était à cent lieues de se douter qu' il pût être ainsi fait . Au bruit , les domestiques eux-mêmes accoururent , et l' on voyait des servantes craintives s' arrêter en rougissant derrière les fûts de la colonnade . * Madame * De * Matefelon les chassait comme des mouches , avec son éventail d' une main , son mouchoir de l' autre , et elle faisait de grandes enjambées , criant au scandale , menaçant d' aller chercher le curé . * Ninon semblait la moins courroucée , et , comme elle était d' une grande sincérité , elle dit fort heureusement qu' elle ne voyait point de mal à représenter les hommes tels qu' ils sont . Et elle se mit à rire de bon coeur avec tout le monde . La glace fut rompue . On s' accoutumait déjà à l' image inacadémique ; et la grosse belle * Madame * De * Châteaubedeau lui trouvait de la ressemblance avec son petit garçon . Là-dessus , * M. * De * Chemillé , qui avait envie de parler depuis longtemps , s' offrit une prise et abattit les voix du bout de sa canne : " -quant à moi , dit -il , je loue hautement l' artiste d' avoir marqué cette statuette de l' amour d' un signe éclatant , - jusqu'à choquer même , - qui montre bien qu' il ne s' agit pas là d' une amusette , mais d' un dieu redoutable . Et , loin de faire sortir la jeunesse , je l' amènerais là et lui dirais : " -voilà en vérité celui que les menteurs ont partout figuré sous l' aspect d' un bébé joufflu , ou de colombes avec des rubans à la patte . Or vous détournez la tête : sa première vue vous épouvante . Que fût -il advenu si vous l' eussiez rencontré par surprise , au bord d' un chemin , à la brune ? Voyez -le : il a le front borné et têtu , la bouche vulgaire d' un portefaix , le nez au vent d' une catin , le doigt court et spatuleux de la brute , l' oeil oblique et le prompt jarret du lâche . C' est un coquin , un hypocrite , un impudique , un sanguinaire ... - c' est le chérubin secret à qui tout homme ouvre plus volontiers qu' au plus éprouvé et au meilleur de ses amis , à qui toute femme est exposée à sacrifier son honneur , son mari , l' avenir de ses enfants ... " " -monsieur , objecta * Madame * De * Matefelon , il se peut que les choses soient telles que vous le dites , encore qu' il y ait parmi nous , grâce à * Dieu , bon nombre de femmes qui ont trouvé à l' amour une autre figure que celle -là , et qui l' ont pu toucher sans se salir ni se déshonorer . Mais si c' est vous qui avez raison , que ne laissez -vous caché dans l' ombre ce vilain démon , au lieu d' en étaler la crudité au grand jour , comme un objet propre à frapper d' horreur ? Exposer la jeunesse à l' émotion de la rencontre brutale , au bord d' un chemin , à la brune , me paraît moins cruel que de l' avertir , dès sa fleur , de cette fatale destinée . Pourquoi assombrir de jeunes fronts ? Je serais plutôt portée à croire , monsieur , que nous leur devons d' innocents mensonges et qu' en leur voilant les yeux le plus longtemps possible nous leur faisons la vie moins pénible ... " * M. Le baron * De * Chemillé et * Madame * De * Matefelon continuèrent à parler au moins dix bonnes minutes sur ce ton ; mais j' arrêterai là leur discours , car les dissertations morales m' ennuient énormément . Vous ai -je dit que , pendant que les deux vieillards péroraient , * Foulques avait demandé à boire , et que le saumur pétait à rendre jalouse la mousqueterie française ? Après quoi , des hommes entrés dans l' eau , les jambes nues , étranglèrent les conduites de plomb de l' appareil ancien , hissèrent la statuette et l' assujettirent solidement sur un socle , en plaquant la chaux vive qu' ils étalaient à la truelle . * M. * Gillet lui-même , ayant retroussé sa culotte , avait aux cuisses deux bourrelets verdâtres , quand il eut achevé sa besogne , et plus d' une dame les lui eût essuyés , si elle eût osé . d' abord quatre belles femmes au bain ( éloge d' une femme mûre ) ; ensuite vient le récit d' un enfantillage qu' accomplit l' oisive * Ninon , et qui n' est pas du tout un hors-d'oeuvre , comme on pourrait être tenté de le croire . * Ninon , depuis lors , affectionna beaucoup cet endroit . Elle fit creuser , agrandir , embellir le bassin , et un canal souterrain y entretint une eau pure et courante , où elle se baignait volontiers , au coucher du soleil , avec la grosse belle * Madame * De * Châteaubedeau et * Mesdames * De * La * Vallée- * Chourie et * De * La * Vallée- * Malitourne , tandis que * Madame * De * Matefelon , qui , par bonheur pour notre vue , craignait l' eau froide , s' employait à retenir loin de là son petit-neveu , le chevalier * Dieutegard , et le jeune * Châteaubedeau , celui qui ressemblait à l' amour . Autour de la margelle fut déposée une épaisse couche de sable fin , pris dans le lit de la * Loire , et un gazon agréable aux pieds nus , s' étendant jusqu'à l' hémicycle , recevait les belles nonchalantes au sortir de l' eau . J' ai peur que vous ne vous imaginiez que * Madame * De * Châteaubedeau n' est point jolie à voir en cet état , parce que j' ai dit qu' elle était forte . Ce serait une erreur . Assurément elle avait perdu ce qu' on est convenu d' appeler la fleur de la jeunesse , et on lui donnait bon gré mal gré la quarantaine . Mais il ne manque pas de femmes de cet âge , de qui les charmes , au lieu de faiblir , ont grandi d' année en année . Cela menace de tomber tout d' un coup , me direz -vous , comme ces poires de superbe apparence qu' on trouve par terre et la chair blette , un beau matin . Point du tout ! Si je ne me faisais scrupule d' entrer dans ces descriptions de chair nue qui rendent suspectes les intentions de l' écrivain , lorsqu' elles ne sont pas nécessitées rigoureusement , - ce qui est le cas , - rien ne me serait plus aisé que de vous prouver que * Madame * De * Châteaubedeau tenait encore ferme à l' arbre . C' était une de ces grandes femmes si bien proportionnées qu' aucune de leurs parties , qui , considérées à part , semblent de dimensions inusitées , n' expose à la critique si l' on en prend une vue d' ensemble . Combien l' eussent préférée , par exemple , à * Madame * De * La * Vallée- * Chourie , de dix ans plus jeune , qui était petite , avait la peau brune et n' avait presque pas plus de gorge qu' un garçon ? Ceci dit , pour ôter toute ambiguïté touchant les grâces réelles de cette belle femme . C' est que je serais si fâché de vous avoir donné à considérer au bain une femme mal faite ou défraîchie ! Pour les trois autres , il n' y a pas lieu d' insister , puisqu' elles sont toutes jeunes , que vous savez déjà quelques particularités de l' une d' elles et que nous aurons trop d' occasions de connaître cette petite merveille physique de * Ninon . De * Madame * De * La * Vallée- * Malitourne , je n' ai pas envie de dire grand'chose : c' est une chatte onduleuse et ronronnante . Est -ce que vous aimez ces bêtes , dont l' échine serpentine recherche le frôlement d' un pied de la table à l' égal de la caresse de votre main ? Leur grâce les sauve , mais c' est donc qu' elles en ont besoin . Les voilà couchées , les quatre belles , sur l' herbe ou sur la mousse , et dans ce lieu charmant , à l' heure où le soir marche à pas de loup dans les bois . Ceci n' est point une fiction ; cela a plus de corps que le présent que nous touchons du doigt , puisqu' il n' y a guère d' yeux qui aient contemplé les bassins d' un vieux parc sans évoquer un tableau de ce genre , et les aveugles eux-mêmes le voient lorsqu' ils entendent prononcer les noms de * Versailles , de * Fragonard ou de * Watteau . Entendez -vous comme moi le vent léger dans les feuillages qui fait lever la tête à la plus peureuse , le bruit intermittent et régulier d' un insecte qui semble tourner un rouet minuscule , et le sable fin qu' un pied nu soulève et qui retombe en grésillant , ayant laissé sa poudre d' or au duvet d' une jambe ? Voyez -vous le nuage rondelet qui se déchire là-haut comme une peau d' orange ? Le vol céleste des hirondelles ? La cime heureuse d' un érable tout frémissant ? La grosse perle d' eau qui coule à regret suivant la courbe d' une hanche humide ? Soudain la brise entr'ouvre la haie d' arbustes touffus , et le couchant éclatant apparaît comme un dieu qui vient surprendre les nymphes . Elles se lèvent , effarouchées , courent à leur linge et s' habillent , avec des pudeurs , à l' abri des colonnes . Proche de là , * Ninon fit construire un champignon pouvant couvrir une compagnie de musiciens et une chaumière rustique où s' abriter en cas de pluie . Elle aimait les concerts à la nuit tombante , aussitôt poussé le dernier cri d' oiseau . Et elle s' énervait par l' effet de la musique et à la contemplation du jeune amour . Parfois même , elle restait seule ici , s' asseyait à portée de ses traits , et la crainte fictive de la blessure de l' enfant pubère l' alanguissait de longues heures durant . Elle regrettait que son mari passât ses journées à la chasse , répandît une si forte odeur et fût si velu . Cependant elle fermait les yeux et l' imaginait près d' elle , la saisissant dans ses grandes mains , comme aux premiers jours . Mais elle se donnait le plaisir de le rêver plus jeune et plus beau . Voilà le moment venu de raconter la folie qu' accomplit * Ninon de complicité avec la statuette . Vous savez le cas de notre pauvre petite marquise ; je ne vous ai pas caché qu' elle avait été élevée sans principes et qu' elle était dépourvue de cette intelligence robuste qui parfois supplée à cet inconvénient . Malgré cela , je suis convaincu que , si la providence n' eût pas tant tardé à lui accorder la fillette qui devrait être née depuis longtemps pour que mon conte fût bien composé , rien de regrettable ne se fût produit . à défaut de cela , voilà ce qui advint : quand * Ninon allait rêver seule auprès du bassin de l' amour , elle regardait tomber les feuilles que la fin de l' été détachait une à une ; et celles que les marronniers semblaient jeter du haut du ciel avaient l' apparence de grandes mains gantées d' or qui palpaient l' air tiède en tâtonnant , et souvent s' arrêtaient à caresser l' amour , avant de s' aplatir à la surface de l' eau . Certaines étaient gluantes et n' en finissaient plus de se détacher du petit corps . * Ninon s' amusait , avec une baguette , à piquer ou fouetter les importunes sur une des épaules ou entre les lèvres du marbre . Or , un jour de chaleur accablante , * Ninon , étendue sur la mousse , regardait son * Cupidon avec ces yeux quasi stupides qui ne nous déplaisent pas toujours chez les femmes . C' est comme une taie légère que * Dieu dépose , en passant dans l' air chaud , et en disant : " regard ! Participe à la sublime imbécillité de la terre ... ! " puis il va plus loin répandre le même bienfait . Une meute fût passée là que * Ninon ne l' eût pas vue : son front et ses tempes se rétrécissaient comme le haut d' une bourse dont on serre les cordons , pour presser une seule et malheureuse petite idée , la plus innocente et la plus enfantine en apparence . Figurez -vous que le même coup de vent tiède où j' ai supposé que le seigneur se faisait porter avait vêtu le * Cupidon d' une courte culotte de feuilles mortes , qui , pour comique qu' elle parût , n' en était pas moins disgracieuse . Et la petite idée de * Ninon consistait à aller ôter ce vêtement végétal , de sa propre main . Pourquoi pas avec la baguette ? Parce que , se disait -elle , il y aurait danger d' endommager le hardi mais délicat relief qui valait tant de piquant à l' oeuvre de * M . * Gillet . La voici debout ; puis elle s' accroupit , éprouve l' eau de la main , se dégrafe , laisse aller ses vêtements . Elle est assise sur la margelle ; ses deux belles jambes tout entières s' entr'ouvrent sur le profond miroir . Hop ! Elle gagne à la nage les degrés du socle et surgit , emperlée de la nuque aux talons . Elle entoure d' un bras la taille du jeune dieu , et , d' une main agile , tâtant sous la feuillée le fragile objet dérobé aux regards , le découvre , le débarrasse , en fait jaillir la pulpe charnue , tout de même qu' elle s' y fût prise pour peler des châtaignes . " -holà ! Madame la marquise ! Elles ne sont point mûres , vous allez vous casser les dents ! " c' était le jardinier * Cornebille , qui , entre les branches à demi dégarnies , ne pouvait contenir sa surprise . le chevalier * Dieutegard contribue par amour à l' expulsion de * Cornebille , puis on apprend à distinguer ce jeune homme réservé de son bouillant camarade * Châteaubedeau . Il est clair que ces deux pages de la marquise sont destinés à se déchirer entre eux . Mais , que vois -je ? * Ninon accouche de la petite fille annoncée . les événements les plus graves ont souvent leur source dans de méchants petits hasards de rien du tout , et je ne sais quoi me dit que cette rencontre fortuite du jardinier * Cornebille et de la marquise va avoir sur la suite de notre histoire des conséquences infiniment ramifiées . Pour commencer , * Ninon chassa du château ledit * Cornebille , sans consentir à en fournir le motif . Le marquis en fut très fâché , car il était content des services de cet homme , et il se montrait généralement paternel avec ses serviteurs . De plus , une grosse femme , nommée * Marie * Coquelière , qui se trouvait en couches au moment où le jardinier fut mis dehors , faillit avoir les sangs tournés , comme on dit dans le pays , parce qu' elle savait , prétendait -elle , que * Cornebille était sorcier et fort capable de jeter à la marquise un mauvais sort : il avait changé un enfant de quatre ans en un agneau et engrossé la fille * Martin , de * Bourgueil , rien qu' en la regardant , et qui pis est , d' un seul oeil , car il louchait affreusement . Mais * Ninon avait trop de honte à rencontrer dans le parc le témoin de sa malheureuse excentricité , et elle fut inflexible , malgré l' effroi contagieux qu' avaient répandu les craintes de * Marie * Coquelière . Personne ne se prêtait à signifier à * Cornebille l' ordre de la marquise ; les gens s' éclipsaient l' un après l' autre ou prétendaient qu' ils ne trouvaient point l' homme au pavillon où il logeait ; les hôtes prétextaient des migraines ; ces messieurs étaient sans cesse à la chasse . Alors ce fut la première occasion qu' eut * Ninon d' éprouver le dévouement du jeune chevalier * Dieutegard . Ce jeune chevalier ayant su que la marquise était dans la peine eût donné sa croix de malte pour lui venir en aide , car il aimait * Ninon avec toute la candeur généreuse de sa douzième année . Mais il était trop gêné , en présence de la marquise , pour oser lui avouer qu' il désirait la servir , quelle qu' en fût la difficulté . Il cherchait en lui-même mille moyens de lui faire deviner son intention ; mais , peu adroit de sa nature , il s' en tint à celui de l' embarrasser de sa personne , dix fois le jour , en lui obstruant le passage , si bien qu' il réussit seulement à aggraver l' état de colère où elle n' était que trop , par suite de la mauvaise volonté ou de la lâcheté de tous autour d' elle . Elle le bourra du pied à plusieurs reprises , le traita de paquet , menaça de le jeter par la fenêtre . Enfin , comme elle s' exaspérait de voir cette petite figure d' apparence impassible et qui la regardait doucement , comme un pauvre chien qu' on a fouetté , elle lui dit : " -tiens ! Vas -y , toi ! ... " et il partit aussitôt en courant , sans attendre qu' elle lui donnât une plus longue instruction . Elle s' étonna qu' il l' eût comprise à demi-mot et qu' il lui obéît si volontiers , et elle suivit du regard les pas du chevalier qui s' éloignait par l' allée des fontaines , goûtant , quant à lui , dans son âme neuve , la saveur du premier ravissement . * Dieutegard alla jusqu'au logis de * Cornebille , situé contre le mur de clôture , au fond des jardins bas . Un lierre épais le dissimulait à demi ; la cheminée fumait à travers la verdure ; un chèvrefeuille garnissait l' entrée . Le chevalier porta la main à son coeur en traversant un petit potager planté de choux bien en ordre , de carottes , de chicorées écrasées sous des briques , et il regardait le trou noir de la porte grande ouverte , où il ne distinguait rien . Quand il eut franchi le seuil , seulement , il vit le jardinier , un long couteau à la main , qui faisait le signe de la croix sur l' envers du pain bis , avant de trancher la part de ses deux petits enfants et de sa femme , attablés vis-à-vis . Puis * Dieutegard entra et dit , sans prendre haleine , que madame la marquise faisait savoir à * Cornebille qu' il eût à quitter le château , lui et les siens , aussitôt le coucher du soleil . Alors la femme commença à trembler de la tête ; on voyait remuer les ailes de son caillon blanc ; elle croisa ensuite les mains sur la table , et ses larmes coulèrent . Les deux petits se mirent à crier et se réfugièrent dans son giron . * Cornebille ne disait rien et coupait son pain en petits cubes réguliers qu' il piquait de la pointe de son couteau et s' introduisait coup sur coup dans la bouche , jusqu'à ce qu' elle fût pleine ; puis il mâcha cela lentement , sans changer de figure , et enfin dit qu' il avait bien entendu et que cela suffisait . Le chevalier s' en alla content , car les enfants sont rarement pitoyables . Il ne pensait qu' au plaisir de * Ninon . Il vint la retrouver et lui annonça le bon résultat de sa mission , sans lui fournir de détails , tant il était ému . * Ninon n' eut d' attention qu' à sa volonté accomplie et à la possibilité de descendre désormais dans le parc sans avoir à rougir . Elle se pencha sur le front du jeune garçon et le baisa , bien loin de se douter que par ce seul geste elle fixait une destinée . Et tout continua à aller au château comme auparavant . Vous avez remarqué , ou bien vous le ferez plus tard , que toutes les personnes qui étaient venues chez le marquis et la marquise * De * Chamarante pour l' érection de la statue y sont encore . Cela n' a rien d' extraordinaire , car , invité à la campagne , on y reste tant que les maîtres de maison ne vous font pas comprendre qu' ils désirent ardemment votre départ ; considérez aussi qu' un couple qui n' a pas d' enfants a toutes les peines du monde à demeurer isolé . Une intrigue est en train de se nouer , pendant que nous parlons , entre * Madame * De * Châteaubedeau et * M . * De * La * Vallée- * Chourie ; les deux belles-soeurs ne se quittent pas ; et * M . * De * La * Vallée- * Malitourne fleurette avec tout le beau sexe . Quant à * Madame * De * Matefelon , son but est que le jeune chevalier , son petit-neveu , prenne l' usage du monde ; elle ne s' absente guère de * Fontevrault que pour aller surveiller ses vignobles . Le baron * De * Chemillé , lui , ne vient là que par intermittence ; mais c' est un vieil homme indépendant , maniaque , et qui s' accoutumerait mal aux moeurs d' une maison étrangère . Je pense que nous aurons l' occasion de le voir chez lui , avec ses deux jolies soubrettes , ses oeuvres d' art , ses livres et ses rosiers ; ce n' est pas loin , il habite à côté . Il est de ces gens agréables à voir en passant , mais dont la compagnie prolongée fatigue , à cause d' un goût excessif à moraliser . Vais -je arriver maintenant à la naissance de la petite fille attendue ? Je voulais la présenter tout de suite ! Vous voyez combien peu un conteur fait à sa guise . Et il faut encore , auparavant , que je vous parle du petit * Châteaubedeau . C' était le compagnon de jeu de * Dieutegard ; mais autant le chevalier demeurait timide , tendre et doux , autant * Châteaubedeau était hardi et précoce . * Châteaubedeau , d' une distance de cent coudées , lançait une pierre de la grosseur du poing au milieu d' une vitre de l' orangerie ; il prétendait passer ses nuits dans le lit des servantes et se vantait d' avoir vu , de ses yeux , la marquise * De * Chamarante toute nue . Encore une image que j' eusse préféré éviter , d' autant plus qu' elle se répète . La marquise * De * Chamarante toute nue ! Voilà ce pauvre * Cornebille qui a goûté la surprise de cette image et l' a payée cher ; voilà un gamin qui se flatte d' en avoir eu l' aubaine . Tous ne pensent donc qu' à cela ! La vérité m' oblige à dire qu' il en est ainsi . Il y a des femmes que jamais un homme sain n' imaginera dépouillées de leurs vêtements dont la grâce décente fait corps avec leur personne , et qu' il semblerait sacrilège de soulever même jusqu'à la cheville . Celles -ci sont vénérables personnes que je n' introduirai seulement pas dans un conte où l' on badine . Mais * Ninon n' était pas de cette espèce ; elle était de l' espèce que tout homme sain dévêt à première vue . Malheur à qui aime une de ces femmes -là par le coeur ! Le chevalier disait à son ami que la seule idée de coucher contre une femme nue lui rompait les jambes et il avait peur de n' oser jamais , quoiqu' il en eût un grand désir . Quant au fait de voir * Ninon dans l' état où * Châteaubedeau l' avait vue , si la fortune le favorisait d' un tel spectacle , il en perdrait certainement l' usage de ses sens . Il avouait qu' il la voyait fréquemment dans ses songes , et qu' au seul aspect de cette fallacieuse image il se sentait défaillir . * Châteaubedeau haussait les épaules : il parlait des femmes en prononçant des mots qui faisaient frémir son ami . Ce que * Dieutegard ne comprenait pas , c' était que les relations d' homme à femme prissent dans la bouche de tous l' aspect de polissonneries joviales , à tel point que lorsqu' on entend pouffer de rire , on puisse affirmer , les trois quarts du temps , qu' il s' agit d' amour . Lorsque * Châteaubedeau rencontrait la femme de chambre * Thérèse , il la pinçait , de préférence en un endroit vulgaire ; et elle interprétait ceci comme un témoignage de passion . Parfois pourtant elle se retournait et lui donnait le nom d' un vil animal de basse-cour , et * Châteaubedeau disait : " comme elle m' aime ! " alors * Dieutegard était choqué . Quand on parlait des deux enfants , on disait , bien entendu , " les pages " , sans doute parce que le mot est joli et la fonction charmante , et que l' un et l' autre séduiront de tout temps . Ce fut * Châteaubedeau , l' un des premiers au château , qui sut que la marquise était grosse . Il l' annonça à * Dieutegard , non pas en ces termes qui ménagent une femme , mais en se faisant fort des confidences de * Thérèse . On en parla pendant quelque temps à mots couverts . * Madame * De * Matefelon ne se tint pas de s' en ouvrir à * M. L' abbé * Puce , curé de * Montsoreau , qui vint tout de suite et mit les pieds dans le plat en parlant du baptême avant que l' événement fût seulement assuré . Par bonheur , la nature n' osa pas donner au prêtre un démenti , et toutes ces dames s' employèrent à préparer la layette . * Ninon passait ses jours étendue sur une chaise longue , coiffée d' un petit bonnet de dentelle , bien attristée de sa difformité , mais contente tout de même à l' idée de voir bientôt un enfant courir autour d' elle . * Mesdames * De * La * Vallée- * Chourie et de la * Vallée- * Malitourne cousaient ou brodaient en se faisant de doux yeux à la dérobée ; * Madame * De * Châteaubedeau secouait son ample poitrine toutes les fois que son fils commettait une espièglerie . Le gamin ne quittait pas les jupes des dames , et il avait des hardiesses qui remplissaient celles -ci de joie . On confiait à * Dieutegard le soin de faire la lecture , et il se rendait agréable , parce que sa voix était pure et parce qu' il sentait vivement les beaux sujets ; mais ses yeux se brouillaient si * Ninon le regardait ; il ânonnait alors et se disait sujet à des éblouissements . Ce fut le beau temps de * Madame * De * Matefelon , car l' approche des grands événements de la vie , comme la naissance , le mariage ou la mort , restitue leur royauté aux vieillards , en même temps qu' elle met trêve aux folies ; et on écoute les paroles expérimentées . Cette dame , qui abondait en conseils , se soulagea dans la plus large mesure . * Ninon fut si bien prêchée qu' elle était en proie à une infinité de scrupules touchant la manière d' élever sa progéniture . Enfin , pour la fête de la nativité , qu' on nomme dans le pays la bonne-dame de septembre , par une heureuse coïncidence , la marquise mit au monde une fille , qui eut pour marraine * Madame * De * Matefelon et pour parrain * M. Le baron * De * Chemillé , dont le prénom était * Jacques ; c' est pourquoi la petite fut appelée * Jacquette . il s' agit maintenant de * Jacquette . On la fait grandir sous vos yeux le plus vite possible , afin de ne pas trop nous écarter de notre sujet , qui est l' éducation périlleuse de cette petite au milieu de nombreux exemples d' amour . nous voici donc en présence de * Jacquette , qui , j' ai dû vous en avertir , sera notre héroïne principale . Aussi , je prie les personnes qui n' auraient point pu jusqu'ici , malgré toute leur bonne volonté , honorer de leur sympathie quelqu' un des hôtes du château de * Fontevrault , de ne point encore se décourager . * Jacquette commença par vider très gloutonnement les grosses bonbonnes que sa nourrice , * Marie * Coquelière , - cette grosse femme qui craignait le sorcier * Cornebille et qui a accouché une seconde fois depuis que nous avons parlé d' elle , - tirait à discrétion de son corsage ; et elle suçait le bout du doigt paternel , venu là , en passant , faire toc-toc , comme au flanc des barriques pour savoir où en est le niveau . à cet âge -là , elle n' était pas plus agréable à fréquenter que les autres nourrissons . Offrons -nous donc l' avantage de la voir grandir à vue d' oeil . La voici , au bout des lisières , qui trottine sur ses jambes de poupée , lancée en avant , ou virant tout à coup , pareille à un joujou à ressort . Elle aime à voir , à la cuisine , tourner la broche des rôtis par un marmiton aux mains sales ou par un chien qui court sans avancer jamais , dans une grande roue , en tirant la langue ; elle va visiter , dans leur toit , les lapins domestiques qui rongent une feuille de chou quand ils ont les oreilles en haut , ou dorment quand ils ont les oreilles en bas , les vaches dans une grande salle voûtée et tendue de toiles d' araignée ; les carrosses des * La * Vallée- * Chourie et des * La * Vallée- * Malitourne , dont les cuirs moisissent ; et la chaise qui sert à conduire sa marraine à la messe . Le grand bonheur est de descendre au bout des jardins , jusqu'à la * Loire , ce qui est une longue promenade , et de regarder glisser les lents bateaux plats que mènent tantôt une voile gonflée , tantôt des chevaux percherons attelés à la queue leu leu sur le chemin de halage . Pour parvenir là , non loin de l' ancien logis du jardinier , une grille de fer qu' il faut pousser contient , dit -on , dans ses gonds , un pauvre petit oiseau que l' on écrase un peu chaque fois , soit que l' on sorte du parc , soit que l' on y revienne . Et c' est le chemin du bac d' * Ablevois , où l' on s' amuse à attendre le radeau du passeur , gros comme un sabot au départ de l' autre rive , et qui atterrit sans bruit près de vous , chargé d' une voiture , d' un couple de boeufs ou d' un troupeau de chèvres gênées par leurs pis brimballants . * Jacquette joue en liberté sur les pelouses inclinées , dans les régions du jardin privées d' eau , et , lorsqu' elle tombe , elle pousse des hurlements de petit porc rose qui va à la foire . Alors * Marie * Coquelière s' élance sur la pente , soutenant à deux mains ses mamelles ; elle s' accroupit , relève le rouleau de fanfreluches et sait très bien tirer , de la toilette un peu tassée , mille plis nouveaux à coups de chiquenaudes . * Jacquette court sous les charmilles pour attraper le rond de soleil qu' elle voit au bout de l' allée , de la largeur d' un chapeau de paille , et qui se sauve vivement à l' autre bout dès qu' elle va mettre la main dessus . Elle possède déjà de beaux habits ; on la poudre et la décollette , les grands jours . On lui montre à faire la révérence lorsqu' elle rencontre par hasard madame sa mère ou sa marraine * De * Matefelon , qui lui en impose énormément ; déjà elle sait rendre le salut aux pages , de l' air de dire : " bonjour , gamins ! " son nom , ses cris , son babillage se perdent l' été dans l' immensité des avenues ombreuses et des pelouses ; ils égayent , l' hiver , les corridors et les pièces sonores du château . Ah çà ! Est -ce qu' il va falloir que je vous décrive le château ? Croyez -moi , rien n' est plus fastidieux et plus inutile . Tout ce que je puis vous dire , c' est que , lorsque * Jacquette et sa nourrice allaient au bac d' * Ablevois , elles apercevaient , par-dessus une forêt d' arbres , l' extrémité pointue d' une vieille tour accommodée en colombier et surmontée d' un épi de terre cuite ; et l' on avait ordre de ne jamais s' éloigner jusqu'à perdre de vue ce signe de ralliement qui dominait tous les corps de logis . Quand elles remontaient par l' allée descendant aux fontaines , que distinguaient -elles du château ? Un pan de muraille grise , en partie couvert de vigne vierge et auquel les marronniers formaient un cadre irrégulier ; un peu plus haut , des ardoises brillaient entre les cimes moins feuillues . Et , quand elles arrivaient au pied du château , elles ne voyaient plus rien du tout , d' abord parce qu' elles ne songeaient point à le regarder , ensuite parce que l' on avait toujours peur d' être grondées pour être en retard . Dans l' intérieur , il y avait deux parties que * Jacquette affectionna dès sa plus tendre enfance : premièrement les anciens appartements de * M . * Lemeunier * De * Fontevrault , où des moulins , armes parlantes , étaient brodés au satin des courtines et sur toutes les tentures ; elle faisait le tour des pièces en soufflant sur les ailes , et croyait qu' elles se mettaient à tourner lorsqu' elle avait disparu ; deuxièmement , la tour du nord , où l' on montait par un escalier de pierre en colimaçon et très étroit , pour atteindre de petites chambres dallées où il fallait déchirer de la main des écheveaux de soie grise et molle que tendent les araignées ; mais , une fois là , elle grimpait sur un escabeau et considérait le pays lointain , qui semblait toujours très joli , entre l' étroite fissure des meurtrières ; la * Loire y ressemblait à un ruban d' argent , que de tout petits arbres piquaient d' épingles d' or quand c' était l' automne . On voyait dans les champs de mignonnes bêtes , grosses comme les pucerons des rosiers , et , à l' horizon , une ville de la dimension d' un écu ; lorsqu' il avait plu , on eût pu compter les peupliers sur la ligne nette des coteaux de * Saumur . Ou bien , au bras solide de la nourrice , elle se penchait aux lucarnes et regardait au-dessous d' elles les pages jouant à la paume sur la terrasse . On entendait leurs cris et la marquise qui les appelait par leur nom pour leur essuyer le front , de son mouchoir . La petite crachait pour leur faire un tour ; mais sa salive , bue par l' espace , n' arrivait jamais jusqu'en bas . Et ce que * Jacquette préférait à tout cela , c' était d' écouter aux portes , parce qu' elle avait remarqué que l' on coupait certains mots en deux lorsqu' elle montrait le bout de son nez . Elle quittait l' un de ses souliers à talons hauts et se juchait de l' autre pied sur cette petite borne pour atteindre le trou de la serrure , une menotte mordant le bec-de-cane , l' autre en arrière , au creux de la taille , frétillant comme la queue d' un roquet . à l' occasion de certains désordres dans la conduite des hôtes du château , * Jacquette prononce un mot énorme qui nous vaut une discussion des deux vieillards sur la pudeur . on se résout ensuite à confier l' enfant à une gouvernante . à l' heure où nous en sommes , il y avait précisément du grabuge au château , et l' on échangeait à table , ou après dîner , dans les coins , des expressions très peu propres à former l' oreille d' une enfant . Figurez -vous qu' après un si long temps , - que vous pouvez d' ailleurs mesurer à la taille de * Jacquette , - * Madame * De * La * Vallée- * Chourie venait seulement de faire du bruit à propos des relations adultères de son mari avec la grosse belle * Madame * De * Châteaubedeau . Cela tenait à ce que * M . * De * La * Vallée- * Chourie avait mis littéralement des années à parvenir à ses fins . Il est vrai qu' il s' était produit quelques interruptions dans le séjour de tout ce monde -là , au château . Par décence , chacun retournait chez soi , l' espace de quelques mois , et c' était autant de perdu pour la conquête . Mais cela n' eût pas suffi encore à faire ainsi piétiner l' amour sur place , d' autant qu' il n' y avait pas apparence que * Madame * De * Châteaubedeau fût une femme à opposer une résistance opiniâtre . à vrai dire , elle n' en opposait presque pas ; mais * M . * De * La * Vallée- * Chourie était d' une hésitation extrême . Lui et son frère souffraient d' une infirmité curieuse , héritée assurément du grand-père * De * La * Vallée , vieux débauché du temps de la régence , et qui se traduisait chez l' un par une maladresse extraordinaire en tous ses gestes , - d' où le surnom de * Malitourne , - chez l' autre par une sorte de bégaiement de la volonté , s' il est permis de s' exprimer ainsi , incapacité de se décider à quoi que ce soit , malgré certains désirs violents . * M. * De * La * Vallée- * Chourie désirait * Madame * De * Châteaubedeau , quoiqu' il aimât beaucoup sa femme ; il se disait que celle -ci aurait du chagrin s' il la trompait ; il en mesurait minutieusement les conséquences et temporisait . Mais , d' autre part , quand il voyait les bras pleins , forts , consistants , blanc de lait , de * Madame * De * Châteaubedeau , ses épaules arrondies et lisses comme le dos des otaries qui ondulent dans l' eau , sa gorge puissante que toutes ces dames disaient sans défaut , il en mesurait l' attrait avec le charme acide de sa petite femme , et , ce faisant , se ruait sur celle -ci avec l' espoir de tromper l' appétit qu' il avait de l' autre ; ce qui , effectivement , contribuait à lui donner de la patience . Il poursuivrait très probablement encore aujourd'hui ce manège , si sa femme elle-même , lassée de ses assiduités intempestives , n' en eût par ses propres soins dérivé le cours vers celle à qui elles étaient mentalement destinées . Et ce qu' elle dut encore se donner de mal est inouï . Mais elle n' avait pas plus tôt mené à bien son entreprise qu' elle fonçait sur le pauvre * Chourie encore tout moulu de plaisir , avec les imprécations ordinaires à l' épouse outragée . En présence de cette malchance , * M. * De * La * Vallée- * Chourie désirait ardemment reconquérir l' amitié de sa femme , mais en même temps jugeait indélicat d' abandonner sa maîtresse sur ce coup d' essai . Pour lui , désormais , agir c' était rompre avec * Madame * De * Châteaubedeau , et il ne pouvait pas s' y décider . Ajoutons que sa femme courroucée , en se refusant à ses baisers , le rejetait aiguillonné vers sa maîtresse , et le savait bien , la coquine , tandis que la veuve aspirait l' indécis amant comme une éponge de * Venise boit un verre d' eau . Ces événements apportaient un certain trouble dans la conversation , car chacun les avait présents à l' esprit et s' y intéressait si vivement que l' on éprouvait bien de la peine à parler d' autre chose . Aussi , pour un oui , pour un non , appelait -on * Jacquette qui faisait diversion . Ces messieurs l' embrassaient , se la passaient , lui versaient à boire . Elle profitait des gelées , des croquignoles , de la mousse qu' on lui faisait humer au bord des verres , recueillait , entre temps , des allusions chuchotées à l' oreille auprès d' elle , les répétait tout haut , faisait scandale , et on la mettait à la porte . Les choses s' envenimèrent un beau jour , par l' intermédiaire de * Madame * De * Matefelon , qui s' indignait de ce désordre . Usant de son ascendant sur * Ninon , cette dame ne l' avait -elle pas convaincue de la nécessité d' expulser les * Châteaubedeau , mère et fils ? On s' attendait à l' exécution de cette mesure de rigueur , et on s' ingéniait à l' écarter , car la maman était bonne âme , et le fils amusant par ses sottises mêmes . Au beau milieu du silence qu' imposa la majesté d' une pièce de pâtisserie , * Jacquette , en perroquet fidèle , lança une phrase recueillie par elle on ne sait où : " -je ne vois qu' un moyen de tout raccommoder , dit -elle : c' est de cacher * Châteaubedeau dans le lit de maman ! " ce mot , excessif aux lèvres d' une enfant , eut une suite imprévue . De l' expédient préconisé par * Jacquette , * Ninon ne retint que le fait qu' une telle intempérance de langage sortait de la bouche de sa fille ; et elle s' alarma à bon droit d' une éducation qu' il devenait urgent de surveiller , et de près . La marraine renchérissant , comme il convenait , on oublia le reste , et jusques aux * Châteaubedeau . D' ailleurs le sujet nouveau donnait de l' aise aux relations , et ce fut à qui fournirait les plus utiles préceptes de morale . * Madame * De * Matefelon voulait que l' enfant fût soustraite à toute influence fâcheuse , qu' on lui donnât des appartements , une gouvernante éprouvée et des livres édifiants , enfin que fût éloigné de la fillette tout ce qui participe à la vie impure du monde . * M. Le baron * De * Chemillé lui fit observer que c' était tout le contraire qu' elle semblait rechercher pour son petit-neveu le chevalier * Dieutegard . " -il est vrai , dit -elle , mais il s' agit de faire de monsieur le chevalier un homme ! " " -et de * Jacquette ? " " -une femme , cela va sans dire . " * M. * De * Chemillé remuait le pois chiche qu' il portait à l' aile droite du nez , et , puisant une pincée de poudre blonde dans sa tabatière , il referma celle -ci d' un coup sec : " -depuis plus de sept mille ans qu' il y a des hommes et qui font l' amour , dit -il , nous venons trop tard , ma bonne madame , pour empêcher que notre filleule en surprenne le secret . Qu' elle ouvre les yeux sur cet ingénieux mécanisme aujourd'hui ou plus tard , l' inconvénient n' est pas gros ... " je vous laisse à penser si * Madame * De * Matefelon se trémoussait ! * Madame * De * Matefelon ; mais , puisque vous consentez à donner quelque prix à la pudeur , dites -moi donc comment vous éviterez que ce sentiment s' émousse s' il est soumis aux rudes assauts que le spectacle de la vie lui fournira , d' après votre méthode . " " -il ne s' émousse pas plus , dit le baron , que la bonté , par exemple , ou bien que le caractère grincheux que nous apportons en naissant , et qui ne nous abandonnent qu' avec notre dernière chemise . Le spectacle du monde , ou la mode , nous apprennent à faire fi , dans le public , de tel ou tel penchant naturel qui se retrouve infailliblement , au moment venu , dans le particulier . Tantôt c' est bon ton d' être subtil en amour , tantôt de le faire quasi comme les bêtes : des mots , des mots , madame ! Bouche à bouche , les vrais amants se retrouvent et prononcent les mêmes onomatopées que proféraient nos grands-papas et nos grands'mamans d' avant le déluge . Il en est de même de l' effroi pudique , que bien des belles foulent aux pieds aux chandelles et quand une brillante compagnie les entoure , qui sont des petites filles , les rideaux tirés , et contre la poitrine d' un homme , pourvu que le coeur s' en mêle . La pudeur ! Elle renaît chez la catin la plus éhontée , tout à coup , quand elle se met à aimer , sans frime , une bonne canaille d' homme . " " -il n' y a point à raisonner avec vous là-dessus , reprit la marraine ; vous parlez des vertus des femmes comme vous le feriez de la qualité du rouge dont elles s' ornent le visage pour vous séduire , et l' on dirait qu' elles ne sont honteuses et réservées que pour aiguillonner vos sens . Ainsi la femme aurait des qualités garanties bon teint et d' autres qui risquent de passer au premier lavage ? Qu' importent la pluie et les orages , si la pudeur se retrouve au moment de s' en servir ! - * Dieu me pardonne ! Ce maudit baron me fait parler une langue de parc aux cerfs ! ... - eh bien , monsieur , nous considérons , nous autres , la pudeur en elle-même , et nous disons qu' elle mérite de n' être pas froissée , uniquement parce qu' elle est la plus tendre et la plus délicate parure que le ciel ait donnée à la jeunesse , parce qu' il y a pour la créature qui a reçu cette grâce divine , au premier heurt , une douleur d' un genre trop particulier pour qu' un homme la comprenne jamais , - ce qui , peut-être , la rend plus précieuse encore à notre sexe , - enfin parce que je ne sais pas de spectacle plus pénible pour quiconque a l' épiderme un peu sensible que d' être témoin de ces chocs ... " " -je trouve , dit * Ninon , que vous savez tous les deux de fort belles choses et que vous parlez très bien ; mais je ne vois point , dans tout cela , le parti que je dois prendre vis-à-vis de ma fille , qui prononce des mots à faire dresser les cheveux . " " -pratiquez uniquement la vertu autour d' elle ! " dit le baron . " -pour une fois que vous hasardez une chose sensée , dit * Madame * De * Matefelon , que n' avez -vous le courage de le faire sans ricaner ! " * Ninon songea à mettre * Jacquette au couvent . Il y en avait un célèbre dans le pays ; mais , outre que * Mesdames * De * La * Vallée- * Chourie et * De * La * Vallée- * Malitourne y avaient été élevées , on n' en disait point de bien . Ces dames racontaient que l' on s' y baignait deux fois l' an , à partir de l' âge nubile , et vêtue d' un grand sac de toile , qu' une converse , les yeux baissés , vous passait et vous nouait au cou , sous la chemise , avant d' enlever celle -ci , et vous arrachait de même au sortir de l' eau , après avoir repassé la chemise , de telle manière qu' à aucun moment le corps ne pût apparaître à nu , que les mains ne fussent tentées d' en frôler les contours et les yeux d' y exercer la concupiscence . Le même usage était pratiqué , disait -on , par les religieuses , et grâce à lui , un homme avait pu se dissimuler et vivre au couvent , sous figure de nonne , onze mois durant . On en revient à l' idée première , qui était de donner à * Jacquette une gouvernante . " -de cette façon , dit * Ninon , nous ne cesserons d' avoir la chère enfant sous les yeux , et nous aurons mis notre responsabilité à couvert . " on avisa le marquis de ce projet . * Foulques fronça d' abord le sourcil , comme toutes les fois qu' on le consultait pour la forme , car il tenait à paraître rouler mille objections dans sa tête . Puis il jugea le projet convenable . La difficulté était de trouver la gouvernante , car on ne connaissait personne qui fût apte à remplir cette fonction . * Madame * De * Châteaubedeau avait justement dans ses relations une certaine demoiselle * De * Quinconas , issue d' une famille des plus honorables , mais ruinée par le système , et dont elle savait le plus grand bien quant à la science et la moralité . Le marquis * Foulques haïssait les figures ingrates et décrépites ; il les prétendait néfastes à la jeunesse et , pour rien au monde , n' eût consenti à ce qu' une d' elles respirât au chevet de sa fille . C' est pourquoi il avait tout d' abord froncé le sourcil un peu plus longuement qu' à l' ordinaire , au seul mot de gouvernante . " -ma fille , dit -il , ne sera pas élevée par une duègne . Ces vieilles sottes inculquent à l' enfance des idées d' un autre âge ; elles ont des manies invétérées et l' obstination des mules , sans compter qu' il leur arrive fréquemment de répandre une aigre odeur . Mais * Madame * De * Châteaubedeau le tranquillisa en lui affirmant que * Mademoiselle * De * Quinconas réunissait précisément le double avantage d' offrir des dehors agréables et une docilité parfaite aux exigences des familles touchant les méthodes d' éducation . Elle était la propre nièce et filleule de monseigneur l' évêque d' * Angers et vivait présentement dans une petite ruelle avoisinant la cathédrale , d' une maigre rente servie par la munificence épiscopale . La description de cette maison humide et basse abritant une personne pleine de mérites suffit à gagner le coeur excellent de * Ninon . De quel bienfait n' était -on pas redevable à * Madame * De * Châteaubedeau ? ... il fut évident que la maîtresse de * M . * De * La * Vallée- * Chourie avait aujourd'hui tiré la famille de la situation la plus difficile . La seule * Madame * De * Matefelon , qui ne perdait point la tête , s' avisa , le soir , de faire observer à * Ninon que , en somme , on avait pris un parti bien promptement . " -croyez -vous ? " dit * Ninon . " -je le crois , dit * Madame * De * Matefelon , car cette gouvernante ne vous est connue , en somme , que par * Madame * De * Châteaubedeau , qui a rendu elle-même son intervention nécessaire par ses propres déportements . " " -je l' oubliais , fit * Ninon ; mais tout cela , c' est de quoi se rompre la tête ... " arrivée de * Mademoiselle * De * Quinconas et son installation . Ce que * Jacquette apprend tout d' abord , du fait de sa gouvernante . la gouvernante arriva un beau jour de septembre , à la tombée de la chaleur , dans un carrosse poudreux que le marquis avait envoyé , tout exprès , au-devant d' elle , jusqu'aux * Ponts- * de- * cé . Les hôtes du château étaient cachés dans une grande pièce aménagée en lingerie , donnant sur la cour , afin d' avoir l' oeil sur la * Quinconas au moment où elle mettrait pied à terre . Seules , * Ninon et * Madame * De * Châteaubedeau l' attendaient au salon . Le marquis s' avança dans la cour , en rejetant du coin de la semelle les marrons tombés , avec leur coquille épineuse à demi éclatée , dans les petites rigoles , entre les pavés ventrus ! Et arrivé au porche d' entrée , il regarda sur la route de * Saumur , la main en abat-jour et la figure grimaçante , à cause du soleil qui se trouvait bas , juste en face . On remarqua soudain qu' il rajustait sa perruque et faisait des pichenettes sur son jabot , d' où l' on augura que la voiture était en vue et que le marquis se souvenait du portrait avantageux que * Madame * De * Châteaubedeau avait tracé de la gouvernante . Le bon * Fleury , le cocher , eut , en faisant tourner les chevaux dans la cour , un clin d' oeil qui en disait long sur l' effet que lui avait produit la voyageuse . Celle -ci était aussitôt par terre , très simplement , très vivement , avant que * Foulques fût là pour lui présenter la main . L' avis de la lingerie fut unanime : la nouvelle venue était quelconque . Cependant * M . * De * La * Vallée- * Malitourne , - qui n' avait rien vu parce qu' on l' avait posté près de la porte , en sentinelle , - ayant ouvert , avec son ordinaire malchance , juste de façon à se trouver nez à nez avec * Mademoiselle * De * Quinconas , réapparut en se baisant le dessus de la main et disant que la nouvelle venue avait la bouche la plus affriolante . Son frère * Chourie se précipitait et , simulant sur ses reins une jupe amplement rebondie : " -oh ! Dit -il , la gouvernante fournit , sans doute , elle-même la mappemonde ! ... " il n' en fallait pas plus pour que celle à qui l' on trouvait du même coup d' aussi grandes qualités aux antipodes eût contre elle toutes les femmes présentes . On lui donna les appartements de feu * M . * Lemeunier * De * Fontevrault , un peu surannés quant aux tentures mais spacieux et commodes , situés au rez-de-chaussée , vis-à-vis un petit parterre , au couchant , bien planté et tenu frais . Le marquis tint à l' y accompagner , pour lui faire honneur , cela va sans dire , et lui énumérer tout de suite et point par point ses instructions . * Jacquette , enorgueillie de valoir , à elle seule , un si grand remue-ménage , s' amusa seule dans le parterre , en attendant , après avoir vu * Fleury dételer les chevaux . Elle marchait avec précaution dans les sentiers étroits garnis d' un sable fin soigneusement ratissé , entre les bordures de buis , puis jetait un regard en arrière pour voir la trace de ses chaussures , pareille à un semis de points d' exclamation . Elle piqua tout à coup dans le sol un de ses talons et tourna sur elle-même , comme un toton , fermant un oeil toutes les fois qu' elle se heurtait au rayon de soleil qui venait par l' allée des fontaines et semblait mettre le feu aux panaches des marronniers . Ce rayon atteignit bientôt les vitres des appartements de la gouvernante , et * Jacquette se plut à imaginer que l' ancienne chambre de * M . * Lemeunier * De * Fontevrault était bondée de pots de confitures de groseilles , et elle eût bien voulu y regarder de plus près ; mais c' était difficile . Alors elle trouva le temps long et s' ennuya . Les pigeons exécutaient autour du château la dernière ronde du jour , et le parc entier retentissait du ramage des oiseaux . Puis tout cela s' apaisa d' un coup : les pots de confitures fondirent , la belle lumière s' envola , et tous les bruits avec elle . On pouvait distinguer le pas menu d' un chat qui se brûlait les pattes au bord du toit , en courant sur les rigoles de plomb échauffées . * Jacquette en revint toutefois à son idée , qui était de regarder par les fenêtres de la gouvernante , et elle appela , dans ce but , le chevalier * Dieutegard qui s' en allait tout seul vers les bassins , en rêvant , au coucher du soleil , selon sa coutume . * Jacquette le tenait en une estime particulière , parce qu' il affectionnait les étangs , les fontaines et le bord du fleuve , hantés , au dire de sa nourrice , par des génies redoutables , et elle le soupçonnait de commercer avec les fées . Il interrompit sa promenade à la prière de sa jeune amie et pénétra dans le parterre en enjambant la clôture . Il s' agissait de descendre dans le fossé à demi comblé et de se dresser au long de la muraille , avec * Jacquette sur les épaules à l' endroit où une giroflée croissait entre les pierres . La petite surprendrait ainsi * Mademoiselle * De * Quinconas ; on rirait de part et d' autre , et ce serait une jolie façon de faire un peu connaissance . Le chevalier se prêta volontiers à ce caprice d' enfant , et * Jacquette , ayant essuyé la semelle de ses souliers sur l' herbe du fossé , escalada le dos d' un habit feuille morte , qui était renommé pour fournir le ton exact des pensées du chevalier * Dieutegard . L' habit se tendit : les petits pieds gazouillèrent sur la soie et s' établirent le plus fermement possible de chaque côté du col . Le chevalier serrait prudemment contre ses paumes les fins mollets de * Mademoiselle * De * Chamarante . Tout d' abord , * Jacquette ne vit rien que l' allée des fontaines , les marronniers et un petit bout de clocheton du colombier , qui se reflétait dans la vitre ; mais , en appliquant bien les mains sur chaque tempe , elle distingua les moulins brodés sur les tentures , puis du linge blanc , une robe au dossier d' une chaise , un guéridon portant la boîte à poudre , et soudain * Thérèse , la femme de chambre , qui parut et disparut , tirant à soi le linge qui courait après elle , dans cette pièce assombrie , comme un fantôme . Un rai de lumière jaillit vivement et s' évanouit , mouvement d' une psyché , sans doute . Enfin il fut possible de reconnaître * Mademoiselle * De * Quinconas , tout au fond , sur la droite , quasi dissimulée par une grande ombre . Elle se prélassait dans la bergère à oreillettes , toute coiffée , mais la gorge nue , qu' elle garantissait pudiquement à deux mains , sans y parvenir , car elle l' avait forte ; puis , s' adossant au siège incliné , elle confiait à * Thérèse le soin de tirer ses caleçons . à ce moment la grande ombre bougea , et le dos du marquis couvrit * Mademoiselle * De * Quinconas . Alors * Jacquette vit de ses yeux et entendit de ses oreilles que la gouvernante souffletait vigoureusement monsieur son père . " -êtes -vous satisfaite , mademoiselle ? " demandait sous elle , et sans penser à mal , le chevalier * Dieutegard . Elle le pria de la déposer à terre et , quand elle fut dans le fossé , lui raconta fidèlement ce qu' elle avait vu . Il en fut chagrin . ce que * Jacquette n' apprend pas de sa gouvernante . Mais l' essentiel est que * Mademoiselle * De * Quinconas a tout ce qu' il faut pour inspirer à la famille une tranquillité parfaite . * Jacquette ne fit ni une ni deux quand elle put attraper sa gouvernante : " -pourquoi , " dit -elle , " avez -vous giflé papa ? " * Mademoiselle * De * Quinconas reçut l' interrogation sans sourciller et dit que les enfants devaient se contenter de ce qu' on leur apprend aux heures de leçon , se garder de chercher au delà , et surtout de mettre l' oeil aux fenêtres et au trou des serrures , parce qu' on risque de s' y voir par avance en enfer , grillée comme une côtelette . * Jacquette se montra un peu désappointée , car elle avait pensé qu' on lui donnait une gouvernante pour s' éclairer sur ce qui se passait communément autour d' elle . Elle se demanda si * Marie * Coquelière n' eût pas suffi encore longtemps aux soins de sa petite personne ; au moins la nourrice savait des histoires de fées et se soumettait à ses trente-six mille volontés . C' était bien mal estimer la valeur de * Mademoiselle * De * Quinconas , qui lui apprit à lire , à compter autrement que sur ses doigts , à connaître à fond la vie des grands hommes de * Plutarque , et lui enseigna la religion d' une manière un peu plus difficile à comprendre que l' on n' avait fait jusque -là . Songez que * Mademoiselle * De * Chamarante savait tout juste ses prières du matin et du soir ! ... en plus de cela , sa gouvernante lui fit apprendre par coeur un petit traité de morale composé par monseigneur * De * Trélazé , évêque d' * Angers , son propre oncle , lequel contenait un appendice indiquant mot à mot tout ce qu' il faut savoir , croire et pratiquer pour être sauvé . Elle jugeait tout commentaire superflu , périlleux pour l' élève et pour le maître plus encore . L' étude des textes achevée , * Mademoiselle * De * Quinconas devenait une longue personne à déhanchement de fausse maigre , qui se tenait sans cesse aux côtés de * Jacquette et la menait promener en lui parlant du beau temps , de la pluie et , à la rigueur , des beaux exemples que l' antiquité nous fournit . On ne pouvait dire ni qu' elle fût jolie , ni qu' elle fût laide , ni qu' elle fût sotte , ni qu' elle fût intelligente . Instruite par l' adversité à apprécier l' aubaine d' une place avantageuse , elle cultivait elle-même une prudente neutralité et vivait dans la crainte d' offenser quelqu' un . Elle ne mangeait pas à sa faim , ne buvait pas à sa soif , car toute sa personne indiquait qu' elle était gourmande et portée vers la satisfaction de nombreuses sensualités . Ses traits , quoique peu harmonieux , n' étaient point vulgaires ; elle avait l' oeil vif , ces lèvres rouges et charnues que * Malitourne avait remarquées à la porte de la lingerie , et dont les dents les plus régulières n' arrivaient point à rompre la séduction puissante ; par exemple , un menton exquis ; le tout soutenu par une taille heureusement assez longue pour porter allégrement des seins pesants qui eussent excédé un buste ordinaire . Ces dames , qui la jugeaient beaucoup trop haut montée sur jambes , apprécièrent la discrétion de sa tenue , et , malgré les hommages que les hommes lui rendaient , se rallièrent à elle , tant elle semblait les recevoir avec candeur et bonhomie . Elle n' avait jamais l' air d' entendre un compliment , laissait tomber une oeillade dans son corsage comme en un puits perdu , et arrêtait au bon moment un geste indiscret , mais en ayant l' air d' attraper des mouches . Un tact si parfait lui conquit la confiance absolue de la marquise , voire celle de * Madame * De * Matefelon , qui peu à peu se reposèrent entièrement sur elle du soin de * Jacquette ; et l' on fut tellement tranquille à ce point de vue qu' on ne se gêna pas plus qu' avant le fameux esclandre qui avait motivé l' intervention d' une nièce d' évêque : la petite allait et venait dans le château , dans les corridors , dans les jardins , à l' office ou à table , et il semblait à tous que les influences les plus fâcheuses dussent être tenues pour inoffensives fumées grâce à la seule vertu de la gouvernante . De toutes les personnes de la maison , * Jacquette était celle qui avait le moins de foi en la gouvernante . * Jacquette apprenait à mentir et à dissimuler pour le plaisir de chiffonner le masque trop serein de * Mademoiselle * De * Quinconas . Par exemple , descendait -elle avec sa gouvernante l' allée des fontaines ? Arrivée à l' escalier qui mène aux jardins bas , voici qu' elle virait brusquement et remontait l' allée sous prétexte qu' elle avait oublié son mouchoir , la passementerie à parfilage ou le manuel de monseigneur * De * Trélazé . Elle avait tôt fait de mettre bonne distance entre elle et * Mademoiselle * De * Quinconas , de qui elle avait su peser les lourdes hanches , et , quand elle était assurée de ne plus figurer aux yeux de la gouvernante qu' une quille bleuâtre au bout de la longue allée , elle lui adressait un pied de nez ou lui tirait la langue . à qui la rencontrait essoufflée , elle feignait l' émotion et disait que sa gouvernante avait ses vapeurs , " là-bas , au pied du grand vase où il y a des hommes poilus qui ont une petite queue pointue de chaque côté " ; et elle lui faisait porter des élixirs par quelqu' un de ces messieurs , qui , en la courtisant , la mettaient au supplice , car elle craignait sans cesse d' être compromise . on raconte l' aventure un peu cavalière de la chaise percée de * Ninon , qui , par un tour singulier , contribue à nous faire savourer le parfum d' un pur amour . si vous vous souvenez du propos inconsidéré que * Jacquette avait tenu à table , et qui nous a valu l' installation de * Mademoiselle * De * Quinconas , vous ne doutez pas , j' imagine , que ce vaurien de * Châteaubedeau n' en ait , pour le moins , tiré forte vanité . Quelqu' un donc avait eu l' idée de le coucher dans le lit de * Ninon ! Et , par la présence fortuite d' un perroquet , cette idée était maintenant si largement répandue qu' elle semblait avoir fait le tour du monde . Le chevalier * Dieutegard , qui adorait * Ninon en secret , et la femme de chambre , * Thérèse , qui aimait caresser * Châteaubedeau la nuit , lui manifestaient de la jalousie , chacun à sa manière . Quant à lui , le fat ! Il laissait dire . * Thérèse , cependant , servait la marquise de trop près pour ignorer qu' elle n' avait pas d' amant . Car enfin , je ne sais si l' on en fait la remarque , * Ninon , qui d' abord paraissait si légère , est la personne de la maison qui se conduit tout bonnement le mieux . Aussi , * Thérèse se prêta -t-elle à l' accomplissement d' une fantaisie que * Châteaubedeau eut le toupet de lui proposer , et qui consistait à être introduit subrepticement dans la chambre de * Madame * De * Chamarante . Elle le laissa monter derrière elle , un matin , tandis qu' elle portait , fumant sur un plateau , le chocolat de la marquise . On pouvait pénétrer chez * Ninon par le cabinet de toilette , qu' une toile de * Jouy à vignettes rouges séparait d' une pièce assez obscure où pendaient robes , manteaux , jupons et fanfreluches . * Thérèse dit à * Châteaubedeau de se tapir en cet endroit et d' y faire le mort jusqu'à ce que madame la marquise vînt à sa toilette . Avant de se cacher , le page huma les petits pots alignés sur le marbre , toucha les peignes , enfonça le nez dans la poudre et se rougit les lèvres . Il était plus agité qu' il n' eût voulu en convenir , et il éprouvait le besoin de toucher à tout et de commettre mille et une sottises plutôt que de rester tranquille . De ce qu' il ferait quand il se trouverait nez à nez avec la marquise , par exemple , il ne savait rien . Il se sentait prêt à tout , mais ne savait à quoi . Ce n' était pas qu' il débutât ce matin dans les entreprises ; mais aucune de ses prouesses passées ne se laissait mesurer à celle -là . Il imaginait un grand roulement de tonnerre : la foudre tombe ; elle vous dérobe votre montre au gousset , vous met le feu à la perruque , ou vous coupe en deux comme un tronc d' arbre , au petit bonheur ! Il se voyait surtout racontant l' exploit à * Dieutegard , de ce ton calme ou refroidi , dont on narre un épisode sur quoi l' on a dormi des semaines . Il s' approcha de la porte , cligna de l' oeil au trou de la serrure . Soudain la porte est poussée contre lui : il tombe à la renverse . " -qu'y a -t-il ? " demande de son lit la marquise . " -rien , madame " , dit * Thérèse qui a peine à retenir un éclat de rire ; et , pour la vraisemblance , elle invente : " c' est le couvercle de la chaise de madame la marquise que madame la marquise avait sans doute laissé ouvert . " -impossible ! " dit * Ninon , qui saute à bas de son lit et accourt , tandis que * Thérèse pousse * Châteaubedeau comme un paquet de linge derrière la toile de * Jouy . * Ninon arriva et demeura là , un moment debout . Elle avait l' oeil brouillé encore , et elle se grattait à travers la chemise qui montait et descendait du genou à mi-cuisse , selon les mouvements de la main . Le premier soin de * Châteaubedeau fut de voir * Ninon , de qui se dessinaient les pieds nus , sous la toile . Il y parvint par une crevasse qui trouait le visage d' une bergère assise élégamment sur une gerbe de blé écarlate . * Ninon , coiffée d' un petit bonnet de nuit , allait et venait sur le parquet frais qui flattait la plante et les mignons doigts de son pied , soulevés et abaissés un à un comme les touches d' ivoire d' une épinette , car elle semblait faire fi des mules tenues à la main par * Thérèse . Elle marchait ainsi jusqu'à la fenêtre située au fond du cabinet et revenait face à * Châteaubedeau , se caressant les flancs avec sollicitude , notamment dans la région abdominale , comme on fait d' un beau fruit pour en éprouver la maturité . Elle fronçait le sourcil , frappait parfois le sol . Son angoisse était répétée sur le visage de la fidèle * Thérèse . Tout à coup , elle troussa haut sa chemise , s' assit sur la chaise . Son regard s' éclaircit , et ses poings s' abaissèrent fort gravement sur ses genoux arrondis et lisses comme de belles pommes de * Calville . Le tout étant parfait et achevé , * Thérèse poussa prestement le meuble béant , jusque sous la tenture de * Jouy , selon un dessein assurément prémédité et dont * Châteaubedeau sentit toute la malice à son endroit . D' accroupi qu' il était , il se releva d' un bond et pinça si fort le bras de la pauvre fille qu' elle cria . * Ninon , qui se trouvait à califourchon sur un bassin de faïence rouennaise et regardait devant soi avec des yeux de carpe flottante , fut réveillée en sursaut et surprit la jambe du page au moment où le vaurien se mettait debout . Elle démêla la farce et , comme elle n' était point femme à se troubler pour si peu , elle dit : " -sortez , monsieur ! " sans prendre seulement soin d' interrompre ses ablutions . * Châteaubedeau montra son nez enfariné , ses lèvres rougies , et il n' osait lever les yeux tant il était penaud . La marquise mit à profit cette lâcheté soudaine et jeta avec adresse , en plein nez du gamin , son éponge humectée d' une eau malodorante et bourbeuse . Le véritable amant , dites -moi , n' est -ce pas celui qui néglige ou transpose les cent misères du pauvre corps humain plutôt que celui qui se flatte de la pure suavité de sa maîtresse ? Eh bien , la chaise percée de * Ninon , - dont je vous prie d' excuser l' irrévérencieuse image , - va nous éclairer sur les sentiments des deux jeunes pages rivaux , mieux mieux que n' eussent fait de longs discours . Voilà notre * Châteaubedeau qui descend en s' essuyant , crachant , grommelant et tamponnant son jabot ; démoli , honteux , pis qu' abîmé par la marquise , raillé par une femme de chambre ! Il ne tarda pas à rencontrer le chevalier * Dieutegard , qui rôdait toujours sous les appartements de * Ninon . à la vue de * Châteaubedeau , * Dieutegard fut tenté de fuir et également tenté de s' approcher , dans l' espoir d' entendre peut-être prononcer le nom de celle qu' il aimait . Certes , il était dévoré de jalousie , mais , à cause de son extrême timidité , une sorte d' admiration honteuse l' entraînait vers l' audacieux qui osait toucher l' objet de son culte . Car il soupçonnait * Châteaubedeau de sortir du lit de la marquise . Il lui souhaita donc le bonjour . L' autre , en rajustant son habit , prenait cet air las et dégoûté des jeunes blancs-becs qui s' en viennent de livrer un galant assaut . " -il fait bon , dit -il , respirer le grand air . " puis : - peste soit des alcôves ! " le chevalier ne disait mot . " - ... avec leurs poudres et leurs parfums ... " enfin , il cracha loin , devant lui : " -veux -tu des femmes ? Dit -il , j' en ai soupé ! " * Dieutegard pensait à * Ninon . Il rougit que l' autre la mêlât peut-être au nombre des femmes ordinaires . Mais * Châteaubedeau parla tout net de * Ninon et raconta que cette femme insatiable ne pouvait se résoudre à se séparer de lui le matin et l' obligeait à assister à sa toilette intime . Il dit avec une grande précision tout ce dont il avait été témoin effectivement , et il prenait chaque chose si bien par le menu que * Dieutegard ne doutait pas qu' il dît vrai . Mais , par le merveilleux privilège de l' amour , le chevalier ne retenait rien des réalités décevantes dont un balourd affligeait une personne chérie , et l' injure faite à son idole élevait celle -ci encore plus haut dans la région où il avait coutume de l' honorer . Il pensa un moment souffleter son camarade ; il en fut retenu , non par la peur , mais par la crainte de perdre à jamais * Ninon , s' il endommageait ce garçon aimé d' elle . Il le pria donc seulement de ne plus lui parler de ce sujet ; et , s' étant calmé , il lui demandait aussitôt après des détails nouveaux , car , hélas ! Il s' enivrait d' entendre parler de * Ninon , fût -ce de cette manière . La voix de la marquise , au-dessus de leurs têtes , fit fuir * Châteaubedeau et retint au contraire le chevalier . Cette voix se répandait sur toute sa personne comme l' eau rafraîchissante d' une fontaine , et , toutes les fois qu' il l' entendait , il avait l' idée que , si elle ne s' adressait pas à lui pour le combler d' expressions de tendresse , c' était par suite d' un malentendu qui ne saurait tarder à être dissipé , car il le méritait bien . Et il était sans cesse repossédé par l' espérance . le baron * De * Chemillé donne à * Jacquette une poupée nommée pomme d' api . * M. Le baron * De * Chemillé arriva un matin avec un paquet sous le bras et demanda où était * Jacquette . On lui dit qu' elle prenait sa leçon sous les charmilles , et il l' aperçut en effet , en même temps qu' il entendait un petit son de voix aigrelet et monotone interrompu à intervalles fréquents et se relevant identiquement monotone et aigrelet , comme la psalmodie des nonnains : le bruit d' une mécanique , si vous préférez , dont le mouvement serait gêné par un gravier malencontreux . En avançant , le baron observa que * Jacquette , qui marchait à côté de sa gouvernante , perdait le pas , comme par hasard , environ toutes les deux minutes , et tirait à * Mademoiselle * De * Quinconas une langue rose , de la longueur de la main . Il retint lui-même son pas , pour ne point empiéter sur le temps consacré à l' étude et s' assit sur le premier banc . Là , il posa à côté de lui le paquet , tira sa tabatière et s' offrit une prise . Puis il parla haut , selon sa coutume : " je suis content " , dit -il , " d' avoir décidé de donner à ma filleule une poupée , car j' estime que la figure de carton peinturluré qui est enfermée là dedans sera plus profitable à cette enfant que quatre * Demoiselles * De * Quinconas . Ce qu' il faut à * Jacquette , ce n' est pas un précepteur , c' est une amie , ou , à défaut , une bonne , mais à qui elle puisse parler à coeur ouvert . La femme demande à épancher ses petites affaires de tête et de coeur , et elle ne s' ouvre qu' à quelqu' un qu' elle sent inférieur ou tout au plus égal à elle . C' est à cette condition qu' elle ne ment point . Inutile , lorsque nous parlons , qu' on nous écoute et nous réponde : que l' on ait l' air de nous entendre , et nous voilà bien à notre aise . Nous sommes assurés , malheureusement , à partir d' un certain âge , que les poupées ne nous entendent point : c' est pourquoi nous les délaissons . Mais ma filleule ne sait pas cela encore ; elle formulera devant cette figure complaisante ses impressions et sa pensée ; elle apprendra par là qu' elle a des impressions et une pensée ; autrement dit , elle prendra conscience de soi , ce qui nous est facilité par la magie quasi miraculeuse des mots . Car , contrairement à beaucoup d' esprits distingués , je suis enclin à croire que rien n' existe , même au noyau de notre coeur , tant qu' un bon terme ajusté comme un gant ne l' habille . Mais c' est là un sujet qui m' entraînerait fort loin ... et nous ne sommes ici qu' un bon parrain qui paie un joujou à sa filleule , sans plus . " le baron remit sous son bras le paquet et s' approcha de ces demoiselles au moment où * Jacquette venait d' endosser une verte semonce , pour s' être montrée incapable de citer dans leur ordre les trois vertus théologales . " -mademoiselle ! " dit -il , en saluant * Jacquette aussi bas que possible , " je vous fais bien mes compliments , car une fille vous est née . " " -comment ! Dit * Jacquette ; mais je ne suis pas mariée ? " " -c'est juste , dit le baron , aussi cette fille n' est -elle qu' une poupée . " " -ah ! " dit * Jacquette , " voyons -la . " " -quel nom allez -vous lui donner ? " * Jacquette répondit sans hésiter , comme si ce nom eût été choisi de toute éternité : " -pomme d' api . " " -c'est un nom qui lui va bien " , opina * Mademoiselle * De * Quinconas , " car elle a joliment bonne mine . " " -oh ! " dit * Jacquette , " c' est sans doute qu' elle vient de naître ; les petits lapins sont plus rouges que cela ... quand est -elle née , mon parrain ? " " -heuh ! ... hier au soir , à la brune ... " " -c'est donc cela " , dit * Jacquette , " que j' avais tant de mal à boutonner ma ceinture ces jours -ci . Pomme d' api , ma fille , dit -elle , je vous élèverai sévèrement . Et , pour commencer , vous ne verrez personne au château . " " -oh ! Pourquoi cela ? " dit le baron . " -ah bien ! Merci ! Elle en apprendrait de belles ! " " -méfiez -vous , dit le baron ; c' est une poupée intelligente . " " -qu'est -ce qu' elle sait déjà ? " demanda * Jacquette . " -rien du tout ... " " -alors , pourquoi dites -vous qu' elle est intelligente ? " " -l'intelligence ne consiste pas à avoir appris beaucoup , mais à être apte à tout deviner . " * Jacquette fut très contente de sa fille pomme d' api , en ce sens qu' elle s' amusa beaucoup à la gronder et à la battre . Elle la prenait sans cesse en défaut . Le plus grave qu' elle lui reprochât était une curiosité sans répit . Pomme d' api , prétendait -elle , la questionnait sur toutes choses , et , comme les enfants ne doivent rien connaître , ce n' était pas une sinécure que de faire entendre raison à cette poupée . " ma pauvre pomme d' api , lui disait -elle , si tu dois continuer à vouloir t' informer ainsi , je te donnerai une gouvernante ; elle saura bien te clore le bec ! Une fois pour toutes , tu ne dois m' interroger que depuis la création du monde jusqu'à * Noé , parce que je n' en ai pas appris plus long . Quant à ce qui est des personnes qui nous entourent , mais , ma fille ! Tu n' as pas idée de l' énormité que tu commets en me demandant sans cesse ce qu' elles font avec leurs cachotteries , leurs mystères , leurs chamailleries , leurs yeux en coulisse et cette manie qu' ont les messieurs de pincer le derrière des dames ! ... apprends , pomme d' api , que les grandes personnes ont le droit de faire entre elles les plus grosses malpropretés . Je ne sais pas ce qu' elles font : mais aux précautions qu' elles prennent pour nous le cacher il faut que cela soit abominable ... tu as de la chance d' être une poupée , toi , tu resteras toujours honnête ... tu me demandes s' ils sont tous ainsi ? Ah ! Ma chère ! Depuis l' âge de douze ans , sauf monsieur le curé et * Mademoiselle * De * Quinconas . Et plus ils vieillissent , pires ils sont ! Tu ne te doutes pas de ce qu' on dit de mon parrain * De * Chemillé ! C' est à ce point que , quoiqu' il te tienne pour ma fille , je le soupçonne de t' avoir eue de quelqu' une de ses soubrettes . " * Madame * De * Matefelon et * Mademoiselle * De * Quinconas partent en croisade , de bon matin , avec un petit marteau et un filet à papillons . Elles font dans le labyrinthe une rencontre imprévue et exécutent une opération étrange , cruelle et délicate . j' espère bien que personne n' a encore oublié que * Madame * De * Matefelon avait vu d' un très mauvais oeil la statuette de l' amour , autour de laquelle ces dames allaient se baigner en été . Ses appréhensions augmentèrent , cela va sans dire , lorsque * Jacquette fut en état de courir dans le parc . La marraine avait pris un assez fort ascendant sur * Ninon , qui avait grand besoin de conseils , alors que la vieille dame en fournissait à foison . Celle -ci tenta d' user de son prestige pour faire abattre l' image du petit dieu impudique . Mais * Ninon s' y refusa carrément . Elle se piquait d' avoir hérité de * M . * Lemeunier * De * Fontevrault le respect des beaux ouvrages d' art , - quoique , entre nous , elle n' y entendît goutte , - et elle gardait aussi , dans un coin secret de sa jolie tête , le souvenir de cette heure d' automne , où elle avait éprouvé une si vive tentation d' approcher du * Cupidon pubère . " -que l' on fasse enclore l' endroit ! " insistait * Madame * De * Matefelon . " -allons donc ! " avait répliqué le baron * De * Chemillé , qui se trouvait toujours là au moment de ratiociner , " c' est une solution disgracieuse . " et il fournit l' idée qui séduisit la marquise , tout en obtenant l' approbation de * Madame * De * Matefelon : établir autour du bassin un labyrinthe , tel qu' il était de mode d' en avoir dans les anciens jardins français . Un maître jardinier de * Chinon apporta des dessins à choisir ; on adopta le plus compliqué , et le petit bois inextricable fut planté le prochain hiver . On respecta le bouquet d' arbres de haute futaie qui environnait la colonnade , mais , pour l' atteindre , il fallait connaître le secret du labyrinthe , sous peine de se perdre une demi-journée dans un dédale d' allées et de contre-allées sans issue . Le système de clôture fut efficace : * Ninon s' amusa une fois ou deux à triompher de la difficulté , et elle ne retourna plus jamais au bassin . * Madame * De * Matefelon prit un jour à part la gouvernante et lui confia ses angoisses . Elle lui dit , avec mille détours , l' élément de scandale enclos dans ces bosquets d' aspect innocent , et ajouta qu' elle tremblait que sa filleule , - " guidée , qui sait ? Par quelque esprit malin " , - ne s' aventurât dans la tortueuse allée et n' y fût menée jusqu'au but redoutable . Cela fait , elle proposa à * Mademoiselle * De * Quinconas , en qualité d' alliée , une campagne non dépourvue d' audace . Il s' agissait d' abattre au jeune dieu son geste ingénûment viril , sans endommager , autant que possible , l' oeuvre d' art rendue par cette opération aussi inoffensive à contempler qu' un saint * Sébastien , par exemple , bien que les formes de ces jeunes gens , tout martyrs qu' ils soient , s' approchassent beaucoup trop encore de la nature . à l' heure convenue , la marraine de * Jacquette et * Mademoiselle * De * Quinconas partirent pour leur croisade , munies d' un marteau , arme offensive , et d' un filet à papillons pouvant servir à donner le change sur leurs intentions , si elles étaient rencontrées , destiné en réalité à recueillir les " pièces " à l' instant de leur chute , afin que celles -ci ne s' égarassent point dans le bassin pour en être exhumées quelque jour à la faveur d' un curage , ou pour blesser le pied d' une des jeunes femmes , si par hasard la fantaisie les prenait de revenir se baigner en ce lieu . C' était le matin , de bonne heure ; elles mouillaient leurs chaussures dans la rosée en trottinant par l' allée des fontaines , comme des dames qui vont à la messe . * Madame * De * Matefelon étant sèche de nature , ayant de grands pieds et une forte idée morale , allait plus vite ; * Mademoiselle * De * Quinconas , malgré sa taille fluette , avait du poids , vous le savez bien , et elle était partagée entre l' appréhension des risques que comportait l' escapade et le plaisir de voir et toucher de près l' objet qui méritait une si romanesque entreprise . Pour gagner l' entrée du labyrinthe , arrivé aux degrés menant aux bas jardins ou , si vous aimez mieux , au pied du grand vase de marbre portant en bas-relief une bacchanale satyrique , on tournait brusquement à droite et l' on s' engageait aussitôt sous une charmille touffue creusée en voûte , qui vous menait fort loin ; après quoi l' on pénétrait dans un bois de chênes où les points de repère étaient de petites lunes peintes en blanc sur les troncs : presque un chemin de petit * Poucet ; là commençaient insensiblement les fourrés d' ormes , d' abord clairsemés et libres , puis épais et taillés , enfin , percés par une allée fort belle et de tout repos , qui bientôt se dédoublait , la perfide , mêlait ses deux fils , les nouait , les multipliait en d' inextricables enchevêtrements . * Mademoiselle * De * Quinconas proposa de s' asseoir , aussitôt arrivée sous le bois de chênes ; elle posait la main contre son coeur , ouvrait sa belle bouche charnue , et sa gorge ample et pesante se gonflait à petits coups précipités . Mais il fallut marcher beaucoup pour gagner un banc . Des merles couraient sous les feuillages ; un lapereau partit entre les jambes de la marraine , ce qui fit rire la gouvernante , et l' on se plut à regarder ce bout de queue blanche qui sautillait en fuyant , comme un papier à papillotes expulsé par un courant d' air . Mais * Madame * De * Matefelon , qui ne perdait pas son sujet , parla de cette sorte de malignité d' esprit , propre aux artistes , et qui semble les pousser tous à violenter la morale , dans leurs peintures et dans leurs écrits , à tel point qu' il est peu d' hommes ayant accompli ce que l' on nomme un chef-d'oeuvre qui ne porte , en sa vie et en ses travaux , la marque de cette possession démoniaque . à ce propos , * Mademoiselle * De * Quinconas dit qu' elle avait vu de bien vilaines images chez son oncle , monseigneur * De * Trélazé , l' auteur du manuel . et , comme elle était peu familiarisée par son éducation première avec le langage travesti des libertins , elle décrivait ce qu' elle avait vu dans les cartons de l' évêché , en termes crus à vous allonger les dents comme si vous eussiez mangé des pommes vertes . La vieille dame prude , nonobstant l' intention qui était bonne , s' en trouvait fort incommodée . Elle crut devoir s' élever en faveur de ces messieurs , tant du bas clergé que du haut , qui parfois préfèrent souiller leur propre appartement d' immondices plutôt que de laisser à la rue ces horreurs néfastes aux yeux innocents . * Mademoiselle * De * Quinconas faisait tourner entre ses doigts le long bambou du filet à papillons , et le manchon de gaze verdoyante attrapait au-dessus de son front , en guise d' insectes , quelques essaims de ces " esprits de malignité " qui voltigent autour de nous dans l' air matinal , principalement quand on parle d' eux . Elle ouvrait ses grosses lèvres humides , et son regard rejoignait quelque rêve de la nuit , interrompu par la croisade . * Madame * De * Matefelon fit observer que le soleil s' élevait et l' on se remit en campagne . Aussitôt engagé dans le labyrinthe , on apercevait la statuette par des fenêtres machiavéliques , ménagées dans le corps même des frondaisons , et nommées dans ce temps -là des " ah ! Ah ! " à cause des exclamations qu' elles vous obligeaient à pousser ; et volontiers eût -on cru qu' il suffirait d' étendre le bras pour toucher les petites fesses mêmes du dieu de l' amour . Remarquez , s' il vous plaît , que quiconque ne parvenait point à gagner le bassin ne pouvait par ces " ah ! Ah ! " apercevoir de l' amour que le dos . En vérité , ce travail avait été très bien fait . Et , à tout touche , n' allais -je pas oublier que l' on rencontrait des bancs vous invitant au repos , et destinés , cela va sans dire , à vous faire gaspiller votre temps . Ces dames regrettèrent bien d' avoir été en chercher un si loin , dans le bois de chênes . Vous devinez qu' elles avaient donné du premier coup dans le piège , le banc du bois de chênes n' étant là que pour vous éloigner du labyrinthe . à combien d' autres espiègleries ne se fussent -elles pas laissé prendre si un incident , qui faillit avoir les conséquences les plus fâcheuses , ne se fût produit sous leurs pas . Elles marchaient , figurez -vous , depuis une petite heure dans le labyrinthe , tantôt chantant victoire parce qu' elles approchaient du * Cupidon jusqu'à presque le chatouiller avec le filet à papillons , tantôt pleurant leur infortune parce qu' un pas imprudent en avant les rejetait d' un quart de lieue en arrière , lorsque , enfonçant la tête dans l' un des " ah ! Ah ! " dont je vous ai parlé , la gouvernante observa que la statuette se voilait , par intermittences , sous quelque chose de comparable à la toison laineuse d' un mouton roux . * Madame * De * Matefelon mit cela sur le compte de troubles de la vue et dit que de telles illusions se produisent fréquemment , à jeun , lorsqu' on s' est levé de très bon matin . Cependant , ayant regardé à son tour , elle fut témoin du même phénomène . * Mademoiselle * De * Quinconas regarda de nouveau et poussa un cri . La toison laineuse était celle d' un homme sauvage , tout au moins , si toutefois ce n' était celle du diable . Cette toison , à chaque apparition nouvelle , exhibait une laine plus grossière et du plus répugnant aspect ; les narines de la gouvernante en croyaient humer l' odeur de suint . Tout à coup cette bourre s' arrêta et obstrua en son fin bout la longue lunette creusée dans la verdure . Sous tant de poil hirsute et floconneux , un oeil , un seul oeil regardait . * Madame * De * Matefelon , ayant vu cela , s' écria : " -c'est lui ! C' est * Satan ! " se signa et tomba . * Mademoiselle * De * Quinconas était déjà affaissée sur le banc voisin . Ce * Satan , c' était * Cornebille . Que venait faire * Cornebille à pareille heure , en plein coeur d' un parc où la marquise lui avait interdit de jamais poser le pied ? Pis que cela , sur le lieu même où sa présence malencontreuse lui avait valu une telle disgrâce ? Puisque à la fin tout s' explique , nous ne manquerons pas d' apprendre ceci tôt ou tard . Toujours est -il que la figure qu' il présentait n' était pas pour bien faire augurer de ses intentions . Son aspect était misérable , ses vêtements troués , sa tête immonde , et son oeil unique dardait un terrible feu . Qui donc eût cru qu' un monstre à ce point hideux se fût penché avec des gestes secourables vers deux femmes aplaties sur le sol à l' égal d' un linge de lessive . C' est ce qu' il fit cependant , au lieu d' user de la circonstance pour s' esquiver par le plus court , ce qui , ne vous semble -t-il pas ? Eût été la première idée d' un ordinaire malfaiteur . * Cornebille donc secourut les deux femmes , en commençant toutefois par la plus jeune . Il leur frappa vigoureusement le dos et leur frictionna les tempes d' une main qui eût fait feu à frotter du bois , et , pendant qu' il se livrait à une si surprenante besogne , il amignonnait de la voix ces deux dames , leur bêlait du ton d' un agneau : " -grâce ! Grâce ! Mesdames , ne trahissez pas mon secret ! " * Madame * De * Matefelon , qui l' avait connu autrefois , remit assez bien ses traits lamentables , dès qu' elle put entr'ouvrir la paupière , et elle l' appela par son nom dans l' intention de l' amadouer ; soin superflu , c' est lui qui était à ses genoux . Cette attitude rassura aussi la vieille dame , qui osa bouger . Toutes deux ensuite demandèrent à l' homme : " -mais que faites -vous là , * Cornebille ? " * Cornebille ne disait point ce qu' il faisait là et continuait à implorer de ces dames la faveur qu' elles gardassent son secret . " -quel secret ? " demandèrent -elles . Il les pria alors de le vouloir bien suivre et les mena tout d' un trait , hoquetantes encore et tout essoufflées , jusqu'au bassin . Elles virent que le labyrinthe lui était familier et furent même très étonnées de trouver en si bon état un endroit délaissé depuis fort longtemps par la marquise . Le marbre du * Cupidon était pur et luisant comme au premier jour ; nulle feuille ne ternissait le clair miroir de l' eau , aucun brin d' herbe ne piquait le tapis de sable , pas un défaut ne déparait le gazon . Tout cela , à mon avis , eût été beaucoup plus beau , abandonné aux soins négligents de la nature ; mais * Madame * De * Matefelon était des personnes honnêtes qu' une grande propreté , avant tout , édifie ; et elle faisait remarquer la netteté de toutes choses à * Mademoiselle * De * Quinconas qui ne l' eût peut-être point vue , occupée qu' elle était de découvrir enfin l' autre face du jeune dieu de l' amour . La vieille dame tira de sa poche le petit marteau et , sans plus admirer la circonstance providentielle qui venait de la conduire comme par la main jusqu'en ce lieu difficile , elle se mit en devoir d' accomplir sa mission . Dans ce but , elle dit à * Cornebille : " -écoutez un peu , mon bonhomme . Vous ne voulez pas que je révèle votre présence dans le parc : c' est très bien ; quoique je ne comprenne absolument rien à l' intérêt qui vous pousse à entretenir cet endroit aussi proprement qu' une armoire à linge . Enfin , je n' entre pas dans ce mystère . Je me tairai donc , oui , - à condition que vous me rendiez le petit service d' atteindre le piédestal de la statuette , selon le moyen que vous possédez , puisqu' elle est si bien époussetée . Je vous confie cet outil , prenez -le . Et , quant à moi , de la margelle , je vous dirai votre travail et guiderai votre main . " * Cornebille , qui n' était pas une bête , comprit fort bien ce qu' on allait exiger de lui . Il demanda s' il s' agissait là d' un ordre de madame la marquise . * Madame * De * Matefelon ne voulant pas mentir , surtout en présence de la gouvernante , répondit qu' à la vérité ce n' était pas l' ordre de madame la marquise . Alors * Cornebille dit qu' il ne ferait rien et qu' il préférait encore que l' on trahît son secret . Il se redressa en prononçant ces mots , et son visage si déplaisant s' ornait , ma foi , d' une certaine magnificence , tant il avait dans tous ses traits de fermeté et de loyale servitude . * Madame * De * Matefelon lui mit dans la main un écu de six livres . Il demanda si c' était madame la marquise qui lui faisait remettre cet argent , pour prix des services rendus nuitamment à l' endroit préféré de madame la marquise . On lui répondit encore non . Il se frappa la poitrine et dit que c' était son plaisir de servir madame la marquise , du ton d' un mousquetaire qui va mourir pour le roi . Les deux femmes n' obtinrent rien de lui , sinon qu' il s' en allât . Une fois seules , * Madame * De * Matefelon regarda * Mademoiselle * De * Quinconas , qui , quant à elle , ne regardait qu' une chose depuis qu' elle était là : à savoir la face opposée au dos du dieu de l' amour . La marraine de * Jacquette considérait les ravages que la statuette eût pu produire sur l' âme de sa chère filleule , puisque l' effet en était si grand sur une personne déjà mûre et de vertu éprouvée . Elle en fut fortifiée dans son dessein et conçut par là même le moyen de le réaliser . Elle toucha l' épaule de la gouvernante et lui dit qu' il ne s' agissait à présent de faire ni une ni deux , mais qu' il fallait passer cette eau et accomplir à elles seules l' ouvrage . " -veuillez retirer vos habits , dit -elle ; pendant ce temps , je me détournerai et prierai * Dieu qu' il bénisse notre entreprise . " nous imiterons la discrétion de la vieille dame et nous nous détournerons , quoique à regret , pendant le temps que * Mademoiselle * De * Quiconas se dévêt , au bord du bassin , frissonne en plongeant son corps dans l' eau glacée du matin , et a tant de peine à faire progresser , en se dandinant dans cet élément , sa hanche opulente . Quand * Mademoiselle * Quinconas eut atteint le socle , elle en gravit les degrés sous-marins , velus et glissants , où elle faillit perdre pied quatre fois , puis elle sortit de l' eau en se cramponnant à l' amour . Elle saisit le marteau que la vieille lui tendait dans le filet à papillons , et elle était grandement émue , à plusieurs titres , car elle craignait , entre autres choses , de perdre sa place , si jamais * Ninon venait à savoir le petit forfait qu' on allait commettre là . Elle poussa donc un gros soupir en cherchant , pour agir , la position la plus favorable . Enfin elle l' a trouvée ; en outre elle est résolue ; mais voilà -t-il pas qu' à présent elle n' ose porter la main sur l' objet ! ... * Madame * De * Matefelon l' excitait du rivage , battant du pied , de la main , et tendant à bout de bras le filet . " -courage , mademoiselle ! " lui criait -elle . " * Dieu vous voit ! " parole malheureuse ! Car * Mademoiselle * De * Quinconas , qui était pieuse et pudique , fut gênée par l' idée que * Dieu la voyait ainsi faite ; elle fit la moue comme une enfant ; elle avait beaucoup de chagrin , son petit marteau à la main , et peu s' en fallut qu' elle pleurât . Enfin , saisissant à pincée le relief délicat , elle l' abattit d' un coup sec . Un second coup suffit à l' achèvement de l' oeuvre . Les tristes débris creusèrent en une longue pointe la gaze du filet que retira vivement * Madame * De * Matefelon . Mais l' amour , tout meurtri qu' il était , en regardant avec malignité ou mélancolie la plaie neuve de son ventre , souriait , soit du néant d' un endroit naguère si gaillardement orné , soit du néant de l' ouvrage de ces femmes . le châtiment infligé à * Châteaubedeau . la pluie de moellons de la tour du nord . On épie le prisonnier par le judas . Malchance de * Mademoiselle * De * Quinconas . Enfin l' on donne un exemple de la manière dont finissent souvent des scènes de famille et les autres . revenons à l' affaire de * Châteaubedeau . Lorsque ce gamin sortit si mal en point du cabinet de toilette , * Ninon eut un éclat de rire qu' on entendit de fort loin , et * Madame * De * Châteaubedeau qui couchait dans les environs , et avait pour l' heure * M . * De * La * Vallée- * Chourie sous la main , dépêcha celui -ci aux nouvelles . La mère du coupable fut donc informée promptement et résolut de se montrer très fâchée , quoiqu' elle ne regrettât intimement qu' une chose , à savoir que son fils n' eût pas mené à bien son entreprise , car elle en eût été fière . Pendant ce temps , * Thérèse racontait en bas l' événement , à sa façon . * Marie * Coquelière allait le dire à * Fleury , qui pansait les chevaux ; * Fleury croyait devoir s' en ouvrir au marquis . * Foulques donnait un coup de pied au derrière de * Fleury pour lui apprendre à parler quand c' était l' heure de partir pour la chasse , pestait contre * Chourie toujours en retard et , après un coup d' oeil satisfait à son équipage , s' éloignait allégrement du côté des bois de * Bourgueil . * Madame * De * Châteaubedeau se rendit chez la marquise pour lui exprimer ses regrets et son désir de punir son fils sévèrement . Elle avait si grande peur qu' on la priât de retourner à sa terre qu' elle se hâta d' indiquer elle-même le châtiment le plus pénible à l' amour-propre du jeune homme , et c' était de le traiter comme un morveux : de le mettre au cabinet noir . L' idée parut plaisante , et l' on choisit pour le lieu de la peine une petite pièce située tout en haut de la vieille tour du nord , non point complètement obscure , il est vrai , mais prenant jour par des meurtrières , d' aspect rébarbatif , et ayant servi de prison aux huguenots . Ce fut sa mère qui le hissa là-haut , en le tirant par les poignets , car il eût envoyé au diable toute autre personne , et c' était chose grave , à cette époque , de lever seulement la main contre l' auteur de ses jours . Il faut dire que * Madame * De * Châteaubedeau se repentit d' avoir choisi ce lieu élevé , car elle eut beaucoup de mal à grimper jusqu'au haut de la tour , par un escalier étroit , en colimaçon , et elle était obligée , la malheureuse , de marcher à reculons , afin de tenir le vaurien qui , s' il respectait sa mère , du moins ne se faisait pas faute de lui donner à traîner un véritable cul de plomb . Tout le domestique mâle suivait pour prêter main-forte , le bon * Fleury en tête , tout de frais meurtri par la semelle de son maître , mais néanmoins goguenard , mal convaincu de la grandeur du crime qu' il contribuait à châtier , et qualifiant volontiers de " fameux luron " le page qui avait eu le front de vouloir toucher la peau de madame la marquise . La porte de la geôle était munie d' un judas où chacun se haussa pour voir le prisonnier dès que l' on eut tiré les gros verrous . * Châteaubedeau , une fois là , affecta de tenir l' endroit pour plaisant et de s' y comporter comme chez lui : de siffler , de chantonner les refrains à la mode et d' esquisser quelques pas de menuet sur le sol inégal ; de cracher , en visant juste , par le beau milieu du jour étroit . On avait , comme d' usage , disposé contre la muraille une cruche à eau et un petit siège de bois bancal et vermoulu portant une miche de pain bis ; un grabat achevait de valoir à ce lieu la tournure classique des cachots . Quand on vit qu' il ne se passait rien d' extraordinaire , on redescendit , et l' on déjeuna tranquillement , malgré l' absence du marquis et de * Chourie , partis pour la chasse . On touchait au dessert , quand * Fleury vint avertir la marquise que le jeune * Châteaubedeau faisait grand vacarme dans sa tour et jetait des moellons par les meurtrières , à laisser croire qu' il avait déchaussé la muraille . Ces moellons tombaient dans la cour des communs ; l' un d' eux avait atteint un petit de * Marie * Coquelière , qui braillait comme un damné dans l' enfer . Ces dames voulurent aussitôt voir le petit blessé et s' offrir en même temps le coup d' oeil de cette avalanche de moellons vomie par la tour du nord . * Marie * Coquelière tenait entre ses jambes le moutard barbouillé de mûres , ouvrant , de la largeur d' une chatière , une bouche d' où sortaient sans répit des beuglements de porc échaudé . Il avait le front bandé jusqu'aux yeux comme un enfant qui joue à cache-cache ; et la mère , prompte à enchérir sur l' humble vérité , affirmait avoir entendu le crâne de l' enfant péter ni plus ni moins qu' une coque de noix sous le talon . Mais un spectacle si pitoyable ne put tenir contre l' attrait de celui de la cour , où les gens du château , abrités de leur mieux , étaient réunis et regardaient , comme un prodige céleste , la mince fente de muraille d' où s' échappaient , à intervalles quasi égaux , des gravats de la grosseur d' un sabot , lancés par une catapulte invisible , et qui , suivant une belle trajectoire , frappaient les vitres des écuries , où l' on entendait les chevaux hennir et ruer , sans qu' il fût possible de les secourir sous un tel feu . * Ninon dit à * Fleury de monter chez le prisonnier et de transiger avec lui , au besoin de lui ouvrir la porte ; car enfin , à tout prendre , mieux valait un châtiment incomplet que le malheur d' exposer bêtes et gens , sans compter les murailles elles-mêmes , au saccage de ce forcené . * Madame * De * Châteaubedeau joignait ses lamentations à celles du jeune * Coquelière et prévoyait avec angoisse la nécessité de remonter là-haut , par l' escalier essoufflant , si son fils ne s' apaisait point . * Fleury revint , un oeil poché , les doigts en sang , un grand coutelas à la main . On crut qu' il avait tué le page . Mais il raconta qu' au contraire il avait arraché à celui -ci la présente lame à l' aide de laquelle le " luron " dégradait les parois de son cachot . Le prisonnier réduit à ses seules mains , on pouvait espérer la paix . * Marie * Coquelière pansa le pauvre * Fleury . Et à mesure que l' on considérait les linges blancs dont s' enveloppaient les deux premières victimes de * Châteaubedeau , une sorte de considération naissait dans les esprits pour celui qui , là-haut , d' une pauvre cellule solidement close , au sommet d' une tour , était capable de mettre tout le château en émoi . Et l' on profita du calme pour aller lorgner le personnage par le judas . * Mesdames * De * La * Vallée- * Chourie et * De * La * Vallée- * Malitourne -dont je ne parle pas souvent , parce que leur conduite privée me déplaît-furent les premières dans l' escalier ; * Ninon , la gouvernante , * Jacquette , * Malitourne , et la grosse belle-maman elle-même , à son corps défendant , y allèrent . On gravissait malaisément et une à une les marches étroites , peu éclairées , et les pieds enfonçaient dans la fiente des colombes , ou écrasaient comme des grains de millet les petites crottes desséchées des souris . Soudain l' une des deux belles-soeurs poussait un cri parce qu' elle avait touché un insecte mou qui rampait sur la muraille , l' autre parce qu' elle prétendait avoir senti un baiser sur le cou , ou bien c' était * Mademoiselle * De * Quinconas qui geignait à la secrète , parce que * M . * De * Malitourne la pinçait , à la faveur des sombres passages . Fut -ce le benêt qui lui communiqua sa malchance ? Figurez -vous qu' après que chacun eut mis l' oeil au judas et se fut rassasié de la vue du héros , et tandis que déjà l' on commençait à redescendre , * Châteaubedeau s' avise qu' il est épié . Il rougit ; il entre en fureur ; il cherche un moyen de jouer aux indiscrets un tour fameux et mémorable . Il ne se frappe pas le front , ne se presse pas les tempes pour réfléchir ; il n' empoigne pas la cruche à eau pour en arroser qui le nargue . D' un geste rapide , il entr'ouvre , comme disait * Rabelais , sa braguette , et dirige un vigoureux et long jet d' eau blonde , avec adresse , sur les vingt pertuis du judas . C' était * Mademoiselle * De * Quinconas qui regardait dans le moment , et avec d' autant plus d' attention que le geste premier du jeune homme l' avait intriguée , captivée même , on peut le dire , et qu' elle s' était appliqué les deux mains en oeillères , de chaque côté du front , afin d' accaparer tout le spectacle pour elle . * Jacquette , qui la tenait par un pli de sa robe et l' interrogeait sur ce qu' elle voyait , fut très surprise de la voir s' écarter du judas si vivement et la figure trempée . Précisément , une seconde en deçà , la gouvernante n' avait -elle pas prié qu' on la laissât tranquille , le prisonnier ne faisant rien , disait -elle , que tirer de sa poche son étui à chapelet ! Le liquide coulait en trois grosses larmes inégales et dorées le long de la porte du cachot , et * Mademoiselle * De * Quinconas , au comble du dépit , tamponnait à l' aide de son mouchoir sa gorge abondante , où des ruisselets charriaient la poudre . " -je sais " , dit * Jacquette , " ce que vous avez pris pour l' étui à chapelet . " * Malitourne se trouva encore assez haut dans l' escalier pour recueillir le propos . Il remonta quelques marches afin d' en avoir l' explication et la trouva sur la figure humide de l' infortunée gouvernante . Quatre à quatre , il redescend les marches et jette la nouvelle qui dégringole en spirale dans le colimaçon . * Madame * De * Châteaubedeau ne put s' empêcher de pouffer , quels que fussent et son essoufflement et l' outrecuidance nouvelle de l' action commise par son fils . Les deux belles-soeurs ne se tenaient pas de gaieté . * Malitourne croyait avoir enfin , une fois en sa vie , eu la langue heureuse . Mais , quand le propos heurta * Madame * De * Matefelon et la marquise , le maladroit reprit conscience de son destin . * Ninon , qui n' était pas bégueule , fut , sérieusement , très choquée . Oui , il est juste de dire qu' elle souffrit plus que * Madame * De * Matefelon , qui n' était blessée que dans ses principes , tandis que * Ninon l' était dans sa pudeur maternelle . Quelle vilaine femme il faudrait être pour ne pas admettre ce sentiment ! * Ninon fut légère et souvent coupable -vous n' avez pas fini de vous en apercevoir , - par suite de son défaut d' éducation , mais le fond de sa nature était bon et , presque toujours , son premier mouvement excellent . Elle entra donc dans une grande colère , et , en dépit du fâcheux état où se trouvait la gouvernante , elle la gourmanda vivement pour n' avoir pas su prévenir une telle inclination de l' esprit curieux de * Jacquette et la somma de lui indiquer où sa fille avait pris une aussi scandaleuse leçon de choses . * Mademoiselle * De * Quinconas jura ses grands dieux qu' elle n' enseignait pas à l' enfant un iota qui ne fût contenu dans le manuel de monseigneur de * Trélazé ; que , d' autre part , elle ordonnait à * Jacquette de baisser les yeux en passant devant les tapisseries ou les toiles représentant des figures immodestes , et qu' enfin elle lui faisait vivement prendre une contre-allée dès qu' elle apercevait dans le parc soit un de ces messieurs , soit un homme de peine , rendus pareils par le commun besoin des épanchements naturels , plantés en échalas contre un tronc d' arbre , ou immobiles comme une fontaine . * Madame * De * Matefelon , qui connaissait le beau dévouement de la gouvernante , voulait venir à son secours et ne savait comment . * Ninon trépignait , parlait à tort et à travers , voulait à toute force que l' on répondît à la seule idée qui lui demeurât dans son emportement , à savoir comment sa fille avait eu connaissance de ce que * Mademoiselle * De * Quinconas prenait pour un étui à chapelet . Tout à coup * Malitourne , inspiré , se frappa le front et dit : " * Madame * De * Matefelon et la gouvernante tremblèrent . Mais la colère de * Ninon redoublait ; que quelqu' un pensât à la statuette , c' était donner à entendre que * Ninon elle-même avait pu , par sa complaisance pour l' ouvrage d' art , contribuer à molester l' innocence de sa fille . Ne l' avait -on pas avertie de ce danger , dès avant la naissance de l' enfant ? Plus elle était convaincue que la statuette avait fait le mal , plus elle s' acharnait à démontrer que le * Cupidon n' était pas coupable . " -et le labyrinthe ? " disait -elle . " -beau jeu pour une enfant ! Sa nourrice a dû l' y mener tous les jours ! " enfin chacun chargeait l' amour de marbre afin qu' on épargnât la pauvre gouvernante . Un sombre remords se dissimulait maintenant sous la colère de la marquise . * Madame * De * Matefelon s' en avisa , et elle se résolut , dans un but de conciliation , à frapper un grand coup . Elle portait perpétuellement sur elle , pour plus de sécurité , les pièces dérobées d' un petit coup de marteau à l' amour pubère . Elle les tira de sa poche , enveloppées soigneusement dans un papier bien ficelé , et les montra à * Ninon et aux personnes présentes , entre ses deux mains creusées en noix de coco , comme un vaurien vous présente un oiseau pris au nid . " -ci-gît le mal " , dit -elle ; " il est depuis beau temps sans virulence ! ... " on ne comprenait pas tout d' abord . Elle conta l' expédition du labyrinthe , étala le zèle de la gouvernante . Celle -ci se mit à pleurer . L' aventure stupéfia à tel point * Ninon qu' elle fit comme la gouvernante . Faute à chacun de savoir quoi dire là-dessus , on se sépara . * Madame * De * Matefelon et * Mademoiselle * De * Quinconas demeurèrent seules vis-à-vis des morceaux de marbre qui jouaient sur leur enveloppe le rôle d' un presse-papier . La gouvernante , entre deux sanglots , les regardait encore ; elle les toucha du doigt : " -ils me sauvent " , dit -elle . * Madame * De * Matefelon se hâta de couvrir ces salutaires mais honteux débris . Ainsi se terminent à l' ordinaire bien des scènes . Remarquez , s' il vous plaît , qu' on n' a rien éclairci , rien résolu ; et cependant tout semble apaisé . On s' anime , on se fâche , on réclame des explications ; on vous suffoque par le moyen des histoires les plus extravagantes ; quelqu' un pleure ; on s' attendrit ; on a oublié le point de départ de l' aventure , et chacun vaque à ses affaires . * Ninon , pendant qu' elle s' achemine vers le labyrinthe , un petit paquet à la main , est possédée du désir de recevoir le baiser d' un beau jeune homme . elle rencontre le chevalier * Dieutegard , et elle a avec lui un entretien assez vif , qui ne s' achève , malheureusement , ni au gré de l' un ni à celui de l' autre . au bout d' un quart d' heure à peine , l' esprit de * Ninon avait tourné , comme les girouettes des tourelles , et ne retenait plus que l' indigne traitement infligé au * Cupidon de * François * Gillet par le zèle stupide des deux femmes . Et elle s' étonna de n' avoir pas été courroucée davantage à la nouvelle d' une aussi vilaine mutilation . Elle rentra en coup de vent , saisit les attributs de l' amour pubère entre les mains de * Mademoiselle * De * Quinconas , où ils s' attardaient d' ailleurs outre mesure ; et elle sortit sans mot dire , au grand désappointement de la gouvernante , qui croyait que la marquise venait lui demander pardon de ses vivacités . " * Ninon s' achemina vers la statuette , dans le dessein de mesurer l' étendue de la dégradation et de voir s' il était possible de réappliquer les débris . Que voulez -vous ! Cette petite marquise était ainsi faite . Tout à l' heure , elle se reprochait comme un crime d' avoir laissé debout la statuette pernicieuse ; maintenant la voilà qui va restaurer la statuette ! Mais c' est que * Ninon était femme . Ordinairement , de sa mémoire elle chassait l' image effrontée du petit amour , mais tout de même , cette statue de marbre , un soir , si lointain qu' il fût , elle l' avait entourée de ses bras et baisée . Si * Cornebille ne se fût pas trouvé là , peut-être eût -elle oublié cette folie et oublié la statue elle-même , mais elle pensait quelquefois au jardinier innocent et qu' elle avait chassé ... elle descendait doucement l' allée des fontaines , son petit paquet à la main . Le vent jouait dans les arbres ; les marronniers , bien taillés par en bas , secouaient leurs hauts panaches au-dessus de sa tête , et , tout au bout de l' allée , un bouquet de géraniums formait un décor très gracieux au-dessus du beau vase qu' environne une bacchanale . Vous n' avez pas oublié que le socle portant ce vase était situé à droite du large escalier qui conduit aux jardins du bas . Par là-dessus un splendide pin d' * Italie ouvrait tout grand son parasol noir . Au delà , mais fort loin , comme un horizon de nuages moutonneux , on apercevait la cime de vieux platanes dont les pieds baignaient dans la * Loire . Que tout cela était donc indifférent à * Ninon ! Elle ne regardait que la pointe de ses petits souliers . Elle trouvait le temps un peu lourd et avait bien de la peine à mettre de l' ordre en ses pensées . Elle se reposa un moment , à l' ombre du pin parasol . Que de gens , mon * Dieu ! Se fussent estimés heureux de jouir seulement de la belle vue qu' on avait là ! C' était là -il faut que je vous en parle ! - que * M . * Lemeunier * De * Fontevrault avait ménagé sous les pins une terrasse longue d' une demi-lieue , qu' ornait à main droite une balustrade dominant ces jardins en pelouses et en bassins auxquels huit grands jets d' eau avaient valu le nom de fontaines . Le large ruban du fleuve se déroulait dans le lointain , et l' on découvrait , par les jours clairs , les toits miroitants de * Saumur . Mais * Ninon venait d' être piquée par un désir qui ne lui laissait à peu près rien voir des beautés du ciel et de la terre . Elle s' enfonça sous la charmille , et , pendant qu' elle marchait , elle enviait le sort des femmes qui sont pressées dans leur lit par le bras d' un homme . * M. * Lemeunier * De * Fontevrault ne se gênait pas , autrefois , pour raconter des aventures romaines auxquelles elle attachait alors peu de prix ; ces aventures se représentaient à elle en vives couleurs , comme les livres d' enfance que l' on vient à feuilleter , par hasard , à trente ans . Et elle ne pouvait s' empêcher de souhaiter que quelqu' une d' elles lui arrivât . Elle en rougit , parce que les discours de * Madame * De * Matefelon l' entretenaient dans la crainte des passions , et parce que sa vie morale était ordinaire et modeste . Mais rien ne tenait contre l' appétit déterminé qu' elle avait de se sentir baiser la bouche par quelqu' un qui appliquerait son corps tout entier contre le sien . Ce fut en de telles dispositions qu' elle s' engagea dans le labyrinthe . Comme celui -ci était resté exactement dans le même état que jadis , elle ne remarqua pas les soins secrets qui lui étaient rendus . Mais elle fut surprise , lorsqu' elle atteignit le bassin , de trouver là le chevalier * Dieutegard . Ah ! N' allez pas m' accuser de placer juste en ce lieu le chevalier * Dieutegard , au moment même où la marquise y vient avec l' ardente envie de toucher un beau jeune homme , et m' objecter que c' est d' un procédé trop facile ! J' ai pris la précaution de vous avertir depuis longtemps que le chevalier affectionnait les étangs , les rivières , les fontaines , et qu' il avait coutume d' aller à peu près tous les jours , un petit livre à la main , dans les régions du parc ornées d' eau . L' ancienne nourrice , * Marie * Coquelière , qui croyait aux fées et à toutes les choses merveilleuses , le révérait à cause de ces goûts aquatiques qui s' allient volontiers à la poésie et aux mystères nocturnes . C' est elle qui l' avait engagé à venir là , et voici comment : * Mademoiselle * De * Quinconas , après sa fameuse expédition au bassin de l' amour , n' avait pu tenir complètement sa langue , malgré la prière de * Cornebille ; et , sans trahir toutefois la personnalité de cet homme soi-disant sorcier , elle avait dit un matin à la femme de chambre qu' elle était parvenue par hasard , en se promenant , jusqu'à un bel endroit où l' on n' allait jamais et qui , malgré cela , demeurait aussi propre que s' il eût été entretenu par des anges . * Marie * Coquelière , ayant su cela , l' avait redit en confidence au chevalier , qui se souvenait fort bien qu' autrefois sa grand'tante * De * Matefelon l' éloignait du bassin , ainsi que * Châteaubedeau , sous le prétexte que la marquise s' y baignait ; il y était revenu se convaincre de la circonstance extraordinaire , et il n' avait point fait de difficulté à croire à quelque miracle dû à l' essence divine de * Ninon . Depuis lors , il y accomplissait de fréquents pèlerinages . Il était donc là , étendu tout de son long sur le sable tiède et tenant à la main un petit livre . Il lisait , et puis se cachait la figure entre les feuillets , comme pour méditer ou pour boire avidement les paroles poétiques qui , sans doute , charmaient son coeur . * Ninon le considéra un moment et le vit baiser pieusement , à la margelle du bassin , la pierre où elle s' était maintes fois assise en barbotant dans l' eau du bout de son pied nu . Comme elle n' ignorait pas qu' elle fût aimée du chevalier , elle y prit plaisir pour la première fois , et appela aussitôt le jeune homme par son nom . Il sursauta et devint plus blanc que le marbre du * Cupidon . * Ninon lui dit ce qu' elle venait faire là et lui conta , non sans se moquer , la croisade de sa grand'tante et de * Mademoiselle * De * Quinconas . Elle désignait du doigt l' ouvrage de * François * Gillet privé de sa fleur . Elle tira celle -ci hors de la feuille de papier et la montra à * Dieutegard . Mais le chevalier s' attrista quand il vit cela entre les mains de celle qu' il aimait . Pour lui , depuis qu' il était là , il n' avait seulement pas remarqué que la statuette fût émasculée , quoiqu' il la regardât beaucoup parce qu' il savait qu' elle avait été jadis chère à * Ninon . Celle -ci lui demanda pourquoi il faisait la grimace . Il eût été en peine de le dire , mais il se sentait blessé dans la région de son grand amour . * Ninon ne comprit pas cette tendre nuance de la passion d' une âme pure , et elle le fit souffrir en insistant sur la possibilité de réappliquer les objets à leur place , soit par le moyen d' une colle spéciale , soit par quelque habile procédé . Il dit que ce n' était point l' affaire d' une femme de s' occuper de ces détails et offrit de s' en charger lui-même , pour lui être agréable , à la condition qu' elle voulût bien lui confier le petit paquet et n' en plus parler . Elle y consentit , et il le mit dans sa poche . Alors * Ninon considéra le chevalier comme elle n' avait jamais fait . Elle lui trouvait une figure charmante . Il avait des yeux d' un assez joli bleu , de beaux cheveux bruns , une peau à peine hâlée , à peine ombrée d' un duvet naissant , par-dessus tout la plus jolie bouche que l' on puisse souhaiter d' un homme . Par cette dernière particularité , quelquefois , il lui avait plu ; elle avait reposé les yeux sur ses lèvres quand il faisait la lecture à haute voix . Et elle sentait qu' elle mourait d' envie de recevoir un baiser sur la bouche . à vrai dire , cela ne lui était arrivé qu' une seule fois , à quinze ans , de la part d' un officier qu' hébergea une nuit * M . * Lemeunier * De * Fontevrault . Ce militaire , la croisant au moment de son départ , l' avait prise à pleins bras entre deux portes , et laissée ahurie , sans aucune autre émotion . Quant à * Foulques , il était , hélas ! Bien trop rustaud . Elle ne savait comment faire pour obtenir que le chevalier la baisât ainsi . S' il ne l' eût pas tant aimée , il eût bien vu ce désir dans ses yeux . Elle lui demanda ce qu' il lisait ; il dit que c' était peu de chose et glissa le livre sous son habit . Elle voulut le lui prendre ; il l' en empêcha . Elle riait ; cela tournait au jeu . Ils coururent bientôt l' un après l' autre autour du bassin , elle heureuse de voir briller les dents du jeune homme , lui troublé , éperdu de mériter son attention . Il trébuchait , ne savait plus courir . Quand il sentit la main de * Ninon contre lui et le souffle chéri lui effleurer le visage , il porta la main à son coeur qui battait trop fort , et la marquise dut le soutenir dans ses bras pour qu' il ne tombât pas . Elle s' assit à l' endroit que tout à l' heure il baisait par amour d' elle , et elle le garda sur ses genoux , à demi pâmé , en lui mouillant les tempes avec un peu d' eau qu' elle puisait dans le creux de sa main . Lorsqu' il rouvrit les yeux sur le sein qu' il adorait , il eut dans le regard tant de confusion , de bonheur et d' amour , que * Ninon même en fut intimidée , et , si près de lui , si autorisée à le baiser qu' elle fût par son attitude , elle se retint , parce qu' elle sentait un trop grand désaccord entre l' appétit qu' elle avait de ses lèvres et le beau sentiment du chevalier . Du moins , elle sentit cela l' espace d' un instant , sans que cela même lui laissât de souvenir , mais assez pour contenir un geste , enfin par ce moyen qui empêche souvent les femmes de commettre des fautes contre le tact , sans qu' on puisse leur en savoir gré . Aussi , presque aussitôt après ce gracieux hommage rendu par les sens à l' amour , * Ninon redevint ordinaire et dit au chevalier qu' il avait attrapé chaud en courant . Il répondait : " -mais non , madame . " " -si , si " , disait -elle . Et elle lui plongeait un doigt dans le cou . Elle était de nouveau saisie par la gourmandise , et elle sentait qu' elle n' y résisterait pas longtemps , mais elle espérait que * Dieutegard la devancerait . Le chevalier semblait savourer quelque chose en lui-même , et le mouvement et la parole lui étaient retirés . Elle eut de l' impatience . Elle le secoua par les deux épaules , et elle attendit , comme lorsqu' on sollicite une boîte à musique . Le coeur du chevalier se gonflait et aspirait la vie de tous ses membres . Les expressions de son amour s' amoncelaient aussi sous son front , mais rien que là . Alors * Ninon le baisa goulûment , comme si elle l' eût voulu manger ; elle lui entr'ouvrit ses belles dents , et le happa , agitant sa chevelure à la façon d' une houppe qui répandait une poudre blanche sur les épaules de * Dieutegard . Elle avait chaviré sur lui en désordre ; un de ses seins avait jailli hors du corsage ouvert très bas , et sa fleur , sensible et menue , pareille à une rose thé cueillie depuis le matin , semblait attendre la goutte d' eau qui ramène la fraîcheur première . * Ninon le vit bien et ne le cacha pas . Mais le chevalier , lui , ne le vit point , tant il était descendu profondément dans l' ivresse . Il fermait les yeux et semblait cueillir au dedans de lui un étrange ravissement , comme les personnes qui viennent de mourir . * Ninon le froissait tout entier de ses caresses , molestait son visage de vierge , à deux mains , lui crevait contre les dents sa gorge gonflée . Mais elle se rajusta tout à coup , en faisant une vilaine grosse moue de petite fille , puis elle lança un éclat de rire et dit sèchement : " -venez -vous ? " elle prit les devants dans la tortueuse allée du labyrinthe , et il la suivit en silence . Tout à coup , alors qu' ils allaient sortir , * Dieutegard lui sauta au cou et l' embrassa avec l' audace stupéfiante des jeunes gens très timides et très émus , et il essayait de la palper comme pâte de pain dans la huche . Elle l' écarta de même que si elle ne l' avait connu de sa vie et parut hautement offensée . Alors il demanda pardon et fut tellement malheureux qu' il vaut autant n' en pas parler . bon ! Voilà * Châteaubedeau qui recommence de plus belle ! Le prisonnier sanglant . * Ninon dans la tour et dans la cellule . L' opinion . Nouveau zèle intempestif de * Madame * De * Matefelon . la chapelle , les cloches . Arrivée du marquis . Le marquis monte à la tour . horrible événement accompli dans la pharmacie . * Ninon était encore toute chaude de cette aventure quand elle s' entendit héler de fort loin , et elle vit des gens qui descendaient l' allée des fontaines en courant . Elle apprit d' eux que * Châteaubedeau avait recommencé de s' agiter furieusement dans la tour . Vers les cinq heures , après un grand calme , il avait repris le charivari de la matinée ; * Fleury , toujours dévoué , était remonté là-haut et avait vu par le judas que le prisonnier maniait un autre couteau de petite dimension , cette fois , mais qui dardait une lame acérée comme une langue de vipère . à l' aide de cet outil , il s' était taillé dans la figure une longue balafre qui débutait à un pouce de l' oreille droite , dévalait jusque sous le menton et laissait couler le sang sur les dentelles du jabot . * Fleury avait tenté d' ouvrir ; mais * Châteaubedeau , on ne savait comment , s' était barricadé à l' intérieur et annonçait à haute voix son intention de se couper les quatre veines . Tout le château était juché dans la tour et se tassait contre la porte inébranlable , et * Madame * De * Châteaubedeau , remontée une fois encore , emplissait l' escalier de ses cris et n' attendait plus , des personnes assez hardies pour risquer un oeil au judas , que la funèbre nouvelle . Or , à peine , désormais , osait -on regarder , parce que , chaque fois qu' il se soupçonnait épié , * Châteaubedeau se faisait une entaille . * Thérèse , témoin de cette boucherie , gisait sur les marches , et plusieurs femmes qui l' avaient vue tomber ne valaient pas mieux qu' elle . * Ninon monta le plus vite qu' elle put , enjamba tous ces corps , prit le temps de souffler et prononça d' une manière très intelligible : " - * Monsieur * De * Châteaubedeau , reconnaissez -vous ma voix ? " * Châteaubedeau répondit de l' intérieur : " -oui , madame . " " -eh bien , monsieur " , reprit -elle , " je jure , par ma foi , de vous passer vos caprices , pour peu que vous consentiez à m' ouvrir cette porte ! ... " * Châteaubedeau , qui ne faisait rien , même en se tailladant la figure , que par vanité , fut flatté , et il ouvrit donc . Ainsi qu' il arrive pour beaucoup de paroles historiques , il est bien malaisé de savoir si * Ninon , en se liant par ce serment , y attacha le sens que personne n' hésita à entendre . Que dit -elle en somme ? La première parole qui vient à l' esprit d' une maman réduite à composer avec un enfant rebelle . Je me refuse à croire de sa part à des résolutions tragiques . C' était une si pauvre petite tête que celle de * Ninon ! Ajoutez qu' elle devait avoir peine à contenir les émotions diverses accumulées depuis le matin . Toujours est -il que , peu après , on vit * Ninon passer le bras par la porte entre-bâillée , et sa main s' agita en manière de balai , signifiant : " -ouste ! Que l' on vous voie tous promptement déguerpir , et tout ira comme il faut ! ... " on releva les malades ; on les porta à bras ; l' escalier dégorgea son monde , et le silence fut rétabli dans la tour . On eût dit qu' il n' y avait plus là-haut que les pigeons , dont les petites pattes onglées grattaient les ardoises , et dont l' arrière-gorge imitait les paysans grognons risquant le nez dehors après l' orage . Cependant je gage que l' on va s' imaginer , avec tous les gens du château , que la plus folle orgie s' accomplit au haut de cette tour . * Châteaubedeau , incarcéré pour avoir tenté de surprendre la marquise au lit , dans la matinée , reçoit en ses bras la même marquise , rendue , corps et biens , avant le coucher du soleil ? ... c' est bien cela ? ... mais non ! Mais non ! * Châteaubedeau s' était si bien accommodé la figure qu' il ressemblait à un huron plutôt qu' à un chrétien , et à quelque veau frais écorché , plutôt même qu' à aucun homme sauvage . * Ninon ne l' eut pas plutôt vu s' approcher d' elle qu' elle s' affaissait sur le grabat , sans apparence de vie . Et celui qui la devait mettre à mal lui tapait tout bonnement le creux de la main , un quart d' heure durant , comme une garde-malade , une petite maman , un apothicaire ! Quand * Ninon recouvra ses sens , le jour était bien bas , de sorte qu' elle n' eut pas à subir de nouveau l' affreux spectacle du jeune homme tatoué . Elle se hâta seulement d' entraîner * Châteaubedeau , par le plus court , à la pharmacie , et là , le soigna à son tour , le pansa de ses mains et l' embobina , quasi tout entier , de linges blancs . Il avait l' aspect d' un de ces paquets rebondis dont on charge un baudet , les jours de lessive , pour le conduire à la rivière . Eh bien ! -cette fois , qui l' eût cru ? -ce fut sous un tel accoutrement que * Châteaubedeau consomma son forfait ! ... mais , avant de vous rendre témoins d' une félonie si dégoûtante , souffrez que je vous informe de ce qui se passe , pendant ce temps -là , en bas , chez nos gens . Tout le monde avait été soulagé lorsque * Ninon avait agité son joli bras par la porte entre-bâillée de la cellule . Elle arrachait son page à la mort ; à quel prix , c' était son affaire ; et chacun d' ailleurs retournait à ses occupations , et le reste des événements se fût accompli sans dommage et sans bruit , très probablement , si * Madame * De * Matefelon , de qui les intentions étaient pourtant toujours excellentes , n' y eût mis la main . * Madame * De * Matefelon arrêta son monde au bas de la tour et le conduisit à la chapelle , afin d' attirer par ses prières la bénédiction de * Dieu sur madame la marquise " enfermée là-haut , pour le salut de tous , avec un satyreau libertin " ; et elle chargea * Fleury de faire tinter la cloche comme les jours où * M. L' abbé * Puce venait officier au château . Elle récita le chapelet à haute voix . Les hôtes et les gens répondaient avec docilité . Le marquis * Foulques arriva de la chasse avec * M . * De * La * Vallée- * Chourie , alors que les prières duraient encore . Il entendit la cloche et ne trouva ni * Fleury ni un garçon à qui remettre les chevaux . Il en confia donc la garde à son compagnon et monta , lui , à la chapelle , afin de savoir ce qui se passait . Une grande obscurité comblait la nef , et , quand l' assistance répondait tout d' une voix à * Madame * De * Matefelon , on eût juré qu' il y avait là pour le moins cent personnes en prières . * Foulques pinça au bras la première forme agenouillée qu' il heurta et l' interrogea sans songer à contrefaire sa voix . C' était une pauvre fille de basse-cour , qui reconnut parfaitement son maître , fut terrorisée et ne sut que crier alerte : " -monsieur le marquis ! ... monsieur le marquis ! ... " le bruit que le marquis était là se répandit aussitôt , et * Foulques avait beau demander : " -mais , qu' est -ce que vous avez , tas de jean-f ... ? " personne n' osait lui avouer le sujet des présentes oraisons . * Malitourne crut de son devoir de faire quelque chose ; il se leva , prit le marquis par le bras et lui souffla : " -sortons , je vous dirai ... " l' assistance tremblait et répondait de travers . * Madame * De * Matefelon s' inquiéta à son tour , et , voyant s' agiter * Malitourne , elle n' hésita pas à penser que le maladroit était sur le point de commettre une sottise irrémédiable . Elle s' élance , renverse * Jacquette , qui récitait elle aussi son ave , d' une petite voix pointue ; elle la relève , l' embrasse et trouve le temps de lui glisser à l' oreille : " -ma chère enfant , quoi qu' il arrive , vous ne devez pas mépriser votre mère ! ... " quand elle atteignit le seuil de la chapelle , le marquis était informé . Il tirait son grand nez et disait simplement : " -bougre de bougre de bougre ! ... * Madame * De * Matefelon lui cria : " -soyez miséricordieux ! " tout le monde sortait de la chapelle . Chacun le vit s' acheminer vers la tour du nord . Il était dans une vive colère en gravissant les premières marches ; le sang lui injectait le visage , et ses deux globes oculaires semblaient repoussés au dehors par l' indignation . Il ne savait contre qui grommeler plus terriblement , contre sa femme ou contre ce gueusard de * Châteaubedeau . Il éprouvait surtout le besoin d' étrangler quelqu' un ; il se fût aussi bien gourmé avec le premier venu . à la vérité , ses idées étaient peu nettes et s' embrouillaient à chaque marche . En outre , il fut incommodé par les ténèbres de la tour . Il se traitait d' imbécile pour n' avoir pas songé à se munir d' un flambeau . Petit à petit , il commença de s' essouffler , car il avait beaucoup couru à la chasse , et l' escalier , on le sait , était étroit , malaisé , glissant , souillé d' excréments d' animaux . Un moment vint où * Foulques ne souhaitait plus rien si vivement que de tenir un chandelier à la main . En vain essayait -il de se représenter mentalement la scène qu' il se donnait tant de mal à aller interrompre ; en vain s' efforçait -il de juger l' acte qu' il se disposait à châtier . Il était inapte absolument à résoudre un problème spirituel . Et puis , par-dessus tout , il appréciait la paix . Il s' arrêta , pour respirer , devant une petite fenêtre par où le vent soufflait , et il jugea que le ciel serait favorable ce soir à la pêche aux écrevisses . Depuis qu' il montait l' escalier , cette idée de la pêche aux écrevisses était la première qui ne lui fût pas désobligeante . Mais , si l' on voulait aller ce soir aux écrevisses , n' était -il pas urgent de commander les poêlettes ? Il est douteux qu' il eût eu l' audace de redescendre , dans le but de commander les poêlettes , mais une issue s' offrit à lui , par où la tour communiquait avec les étages du château . C' est par là que * Ninon avait pris pour gagner la pharmacie . Le marquis * Foulques s' y engagea , heureux de poser les pieds l' un devant l' autre , enfin , sur un sol égal . Tout à coup , il entendit pleurer et distingua une petite lueur . Nous avons vu que * Ninon avait pansé soigneusement et quasiment emmailloté * Châteaubedeau . Elle avait employé à cet usage un linge abondant et fin qu' une sage prévoyance tenait placé dans un gros buffet , à la portée de la main . Mais le pendard s' était taillé la chair sur tant de faces et de revers que la toile se trouva épuisée alors qu' un bras sanguinolent gesticulait encore . Il y avait belle heure que * Ninon appelait en vain ses gens ! Le trajet était long de là à son appartement , et les sonnettes , probablement , n' étaient pas inventées . Elle voulait , la pauvre marquise , terminer sur le lieu même son ouvrage , et elle ne savait comment se procurer le linge qui lui manquait . Elle eut l' ingénieuse idée d' user sans vergogne de celui -là même qu' elle portait sur elle . Elle enjoignit donc à la chose informe qu' était maintenant * Châteaubedeau de demeurer patiemment sur la chaise où elle l' avait mis , empoigna le flambeau , et s' en alla se dissimuler derrière le gros buffet . Là , posant le pied sur une chaise , elle retroussa robe et jupons et se mit en devoir d' atteindre son fin linge de corps , sans trop l' endommager , si cela était possible , c' est-à-dire en l' écourtant seulement d' une mince bande , tout autour : car elle avait de l' ordre en ses affaires . Déjà le lin se déchirait entre ses deux paumes , lorsqu' elle se sentit bousculée , culbutée à demi d' une façon assurément malhabile mais vigoureuse . Elle poussa un cri , se retourna et se trouva nez à nez , si on peut le dire , avec une espèce de patapouf énorme , informe et blafard , comparable aux bonshommes de neige que construisent les enfants , l' hiver , et d' où sortait par une fissure l' éclat obstiné de deux yeux lubriques : rien qui fût humain , en somme , car pour le bras , libre encore , et dégouttant par ses blessures , il évoquait plutôt l' idée d' une pince de homard . * Ninon reconnut bien que c' était là son malade , son oeuvre même , dont l' effrayant aspect la faisait presque sourire un instant auparavant , mais elle ne fut pas moins terrorisée par l' attitude insoupçonnable qu' adoptait soudain un objet sans sexe , - eût -on dit , - et sans nom . Cependant , peu soucieux du ridicule , le galant paquet , de son horrible pince , achevait de déchirer le linge de la marquise , et non par bandes régulières , je vous prie de le croire . Ce fut pendant qu' il s' adonnait à ce travail que la cloche de la chapelle tinta . De tels sons , insolites à pareille heure , fort lugubres , entendus d' une pharmacie , et joints à l' attaque barbare que subissait * Ninon , retirèrent à la pauvre marquise la moitié de ses forces ... tout à coup , une crise de fou rire lui ravit le reste ... l' emmailloté en profita . Ce fut une scène d' amour si burlesque que je n' y vois , quant à moi , point de péché pour la pauvre * Ninon . Elle eut pourtant , aussitôt après , un grand chagrin , car elle se dit qu' il était dommage de succomber d' une manière aussi disgracieuse , lorsque précisément on a été si bien disposée à la même faiblesse , en d' autres circonstances , et le jour même précisément . Et elle se mit à pleurer , de si bon coeur et si abondamment , que * Châteaubedeau eut presque regret de sa brutalité . Il retourna s' asseoir sur sa chaise , faute d' un nouveau méfait à accomplir . Or , à ce moment -là , le marquis passait dans le corridor . Il avait vu de loin la lumière ; il entra . Il reconnut d' abord sa femme qui s' essuyait les yeux près du buffet , puis , là-bas , la momie informe et sanglante . Ce spectacle ressemblait aussi peu que possible à ce que de sottes gens lui avaient fait redouter . * Foulques s' en montra extrêmement satisfait , et , dans sa toute première allégresse , il demanda incontinent à sa femme s' il ne lui plaisait pas de l' accompagner ce soir aux écrevisses . * Ninon bégayait dans l' intervalle de ses sanglots et s' efforçait de faire entendre qu' elle pleurait , là , la crainte qu' elle avait eue de voir trépasser * M. * De * Châteaubedeau , manque d' un peu de linge pour achever de panser ses blessures ... " -eh ! Quoi ! " dit le marquis , " cette chose -là est * Monsieur * De * Châteaubedeau ? " et , si fâcheux que fussent les rapports qu' on lui avait faits touchant la conduite du page rebelle , le marquis ne put s' empêcher de rire en face de ce qui restait du garnement , enroulé sur une chaise . Il tournait autour de cette chose , en se demandant par où la prendre pour en tirer une parole humaine ; et la gaieté dont il avait besoin l' emporta en lui sur tout autre sentiment . Il alla lui-même appeler les gens , demander du linge , et revint , pour son plaisir , assister sa femme pendant qu' elle achevait le pansement . nous faisons nos adieux à * Madame * De * Matefelon . Bon voyage ! ... mais le chevalier * Dieutegard est bien malheureux . Influence incertaine , possible , après tout , de la petite queue pointue d' un satyre sur la destinée du pauvre chevalier . ce fut une belle et mémorable entrée , au seuil de la pièce où l' on était attablé , ce soir -là , que celle du marquis et de la marquise * De * Chamarante tenant , chacun par une sangle , une grosse poupée , accoutrée , - mais en des proportions pantagruéliques , - à la façon de celles que l' on improvise autour d' un doigt atteint de panaris . L' aventure tourna si heureusement , en définitive , que l' on oublia aussitôt qu' elle avait touché le tragique . * Châteaubedeau ne se portait pas mal sous ses bandelettes ; il riait même ; il était fier comme un paladin . Sa grosse maman embrassait ses linges et y taillait adroitement une petite ouverture afin d' y passer à dîner . Enfin on allait se mettre à table fort dispos , lorsque * Jacquette alla vers sa mère , avec le sérieux d' un plénipotentiaire , et lui dit : " -soyez tranquille , maman : quoi qu' il arrive , je ne vous mépriserai jamais ! ... " * Ninon n' en crut pas immédiatement ses oreilles . Puis elle se demanda si cette enfant innocente n' avait pas reçu , par faveur du ciel , l' intuition miraculeuse de l' événement arrivé dans la pharmacie . Finalement , elle prit * Jacquette à part et lui demanda d' où elle tenait ses paroles . * Jacquette répondit qu' elle les tenait de sa marraine * De * Matefelon . * Ninon contint sa colère tant qu' elle put , mais elle ne le pouvait guère . Le temps du dîner , pendant qu' elle faisait seulement grise mine à * Madame * De * Matefelon , elle combinait mille plans afin de lui être désagréable . Je vous avoue , moi qui imagine pour vous ces choses , que je vois approcher avec plaisir le moment où la vieille dame va payer les pots cassés . Ses intentions , me direz -vous , sont toujours bonnes ; c' est bien possible ; mais je ne méprise rien tant que les intentions . Ce sont les résultats qui comptent . Et j' ai remarqué , d' ailleurs , que les gens zélés à l' excès sont presque infailliblement maladroits . La maladresse est la pire chose du monde ; je préférerais , pour mon compte , encourir la haine dont vous poursuivez la malignité , le mensonge ou la perfidie , plutôt que de bénéficier du pardon misérable que vous ne manquez pas d' accorder à celui qui se trompe en ses calculs , qui joue mal , ou qui vous brise le bras ou la jambe juste en volant à votre secours . * Ninon lança donc quelques piquantes fléchettes à * Madame * De * Matefelon dès avant la fin du repas . La marraine de * Jacquette fut digne . Elle annonça , tandis qu' on se levait de table , qu' elle avait reçu tantôt des nouvelles de sa terre de * Rochecotte et que sa présence y était indispensable pour les vendanges . Elle demanda sa chaise pour le lendemain dans la matinée , qui était précisément le jour où passait le coche d' eau . Mais , en plus , elle ajouta qu' elle emmènerait avec elle son neveu * Dieutegard . Et voilà comment les événements s' imposent les uns aux autres et comment un conteur n' est pas du tout libre de faire la pluie et le beau temps ! ... je tiens beaucoup , je le confesse , à ce que * Madame * De * Matefelon s' en aille ; parce qu' à la fin elle m' ennuie , cette bonne femme . Je profite d' une occasion qui me paraît excellente pour l' éloigner . Mais , pan ! Du même coup elle nous emmène le petit chevalier . Et vous sentez bien qu' elle ne peut pas faire autrement que de l' emmener . Mon * Dieu ! Que ce petit jeune homme va avoir de chagrin ! Ni la tante ni le neveu ne partirent cependant le lendemain , parce que , selon un phénomène de l' esprit que vous avez dû observer maintes fois , * Ninon se radoucit dès qu' elle se fut aperçue que ses paroles avaient porté , et elle insista aussitôt pour garder * Madame * De * Matefelon . Celle -ci , de son côté , était également fort en colère , et , si elle eût obéi à son premier mouvement , elle eût secoué incontinent ses sandales sur le seuil de la marquise * De * Chamarante ; mais l' amour-propre , en elle , fut plus fort que le ressentiment , et elle préféra simuler , quarante-huit heures de plus , la meilleure entente avec * Ninon , afin que personne ne s' avisât qu' en somme on la mettait à la porte . Mieux eût valu pour le chevalier s' en aller tout de suite ! ... il passa une affreuse nuit à pleurer , sur son lit , les mains croisées sur les genoux , vis-à-vis un petit motif sculpté composé d' un carquois croisé avec trois fléchettes aiguës qui lui entraient dans le coeur . Il ne s' était guère préoccupé , lui , de ce qu' on avait pu dire touchant la rencontre de la marquise et de * Châteaubedeau dans la tour , puisqu' il les croyait amants depuis longtemps déjà . Et il avait l' habitude de souffrir de cette idée . Mais il se souvenait de la scène du bassin , où * Ninon l' avait accablé de ses caresses , puis , peu après , s' était moquée de lui . Et il tirait de cette double attitude une série de motifs d' espérance et une autre de se désespérer . Il faut avouer qu' il avait éprouvé un secret plaisir , quoi qu' il ne fût pas méchant , à voir * Châteaubedeau redescendre si mal en point de la tour . Ah ! Voyez , à ce propos , comme l' habit nous trompe , puisque c' est dans ce pitoyable attirail que son rival l' avait emporté ! ... lorsque madame sa tante lui annonça qu' elle l' emmenait avec elle et qu' il ne reviendrait plus au château , il n' éprouva pas cette douleur mortelle que l' on pouvait redouter pour lui ; non , il ne l' éprouva pas , parce qu' il ne crut pas possible qu' il fût séparé à jamais d' une personne qu' il aimait tant . Quelque chose lui disait qu' aucun pouvoir du monde ne saurait le contraindre à une si dure extrémité . Sa tante pouvait bien lui ordonner de garnir sa valise , le pousser avec elle dans le coche et le clore entre les murs du parc de * Rochecotte : à moins qu' il ne fût solidement maintenu dans une prison du roi , il pourrait toujours s' échapper et revenir ! Allons au pire : à supposer que * Ninon elle-même le congédiât , il aurait la consolation de demeurer à la grille , de savoir * Ninon peu éloignée de lui , de l' apercevoir peut-être quelquefois à travers les barreaux , quand elle passerait en faisant craquer le sable sous ses petits pieds ou en balançant ses deux jambes chéries sous la soie des jupons , musique divine ! ... et cela lui épargna de s' abandonner complètement au désespoir . Il passa la matinée à s' imaginer que * Ninon aurait de la peine à le voir partir et qu' elle insisterait encore auprès de * Madame * De * Matefelon pour la garder , ainsi que son neveu , ou bien , tout au moins , qu' elle lui dirait à lui gentiment , la peine qu' elle avait . Oh ! Certainement il se fût contenté de cela . Mais * Ninon ne s' occupa que des soins nécessaires à * Châteaubedeau . Le chirurgien vint de * Saumur ; toutes les femmes furent employées à découper , à rouler et à dérouler des bandages , à pétrir des onguents , à éfaufiler le vieux linge . * Madame * De * Châteaubedeau commandait à tous . Telle est la vertu mystérieuse du sang répandu : un garnement qui , hier , déshonorait le nom de sa mère , aujourd'hui , pour quatre égratignures , lui vaut d' abord l' oubli du passé , et quasiment cette auréole ou ce bonnet glorieux que tout le monde voit sur la tête de la maman des héros . Le chevalier rencontra * Jacquette sous les marronniers , l' après-midi , et la salua . Les enfants distinguent très bien à leurs traits les personnes qui ne sont pas à leur affaire , et la petite , qui sautait et riait , se tut soudain à l' approche de * Dieutegard . Dans l' intention de lui être agréable , elle l' invita à l' accompagner à la promenade . Ils descendirent ensemble l' allée des fontaines , puis l' escalier des jardins bas , où sont le vase au bas-relief de satyres et le beau pin d' * Italie . * Mademoiselle * De * Quinconas était avec eux . On poussa jusqu'au bac d' * Ablevois . Là , ils s' assirent sous un grand arbre , au bord de la * Loire , et ouvrirent des paris sur ce que contiendrait le bac que l' on voyait quitter l' autre bord . Le chevalier prétendait voir souvent ce bac , en ses rêves , et il disait que ce frêle assemblage de planches , avançant doucement sur le fleuve , lui versait parfois des délices , parfois lui amenait des objets grouillants , visqueux , le plus souvent de ton verdâtre , dont le toucher et la vue , de la plus vive répugnance , l' éveillaient et le laissaient en proie à une longue épouvante . * Mademoiselle * De * Quinconas disait : " -oh ! Monsieur le chevalier est un délicat ! " * Jacquette affirmait qu' elle toucherait à des grenouilles , à des couleuvres , voire à des crapauds , si laids fussent -ils , sans dégoût . Elle s' ingéniait à chercher dans l' herbe toutes sortes de bêtes qu' elle rapportait au creux de sa main , et elle faisait pousser des cris à la gouvernante en menaçant de les introduire dans son corsage . Mais elle n' osait pas plaisanter avec le chevalier * Dieutegard . Les arbustes du bord se miraient dans l' eau unie ; de temps en temps , un poisson piquait la surface aussi paisible en apparence que celle d' un étang , et la blessure légère infligée au calme des choses s' élargissait en ondes arrondies , promptement déformées , puis effacées par le courant invisible , pareil au temps qui guérit tout . Le chevalier , assis contre un tronc d' orme , et les genoux dans ses mains croisées , regardait au loin ; et , comme il était joli à voir , dans les moments surtout où l' émotion l' animait , la gouvernante et l' enfant se tenaient tranquilles et reposaient les yeux sur lui . Il les sentit et en fut troublé par une sorte de pudeur aimable qu' il avait . C' est pourquoi il voulut mettre son trouble sur le compte des choses extérieures , et il dit que l' on était à une de ces minutes bien étonnantes où le ciel et la terre s' arrêtent pour écouter battre le coeur de l' été . * Jacquette dressa l' oreille , pour faire comme le ciel et la terre ... et l' on entendait en effet distinctement un coeur qui battait ; mais c' était celui du chevalier . Il ne put pas se contenir plus longtemps et pleura . Il avait quinze ans ; il versait de chaudes et belles larmes , sans compter , comme il donnait son coeur . à ce moment commença de grincer la poulie sur laquelle le long câble barrant la * Loire s' enroulait pour amener le bac ; et l' on distingua sur l' autre rive un lourd chariot chargé de foin , qui , en touchant le radeau , produisit un coup sourd dont l' ébranlement imitait le bruit du canon . Et le cheval , la voiture et le conducteur immobiles vinrent en grossissant peu à peu . La gouvernante , * Jacquette et le chevalier ne pouvaient s' empêcher de les regarder , à cause de l' attrait naturel qu' ont les choses qui glissent à la surface de l' eau . Quand le radeau fut tout proche , le conducteur ôta son chapeau , et la gouvernante reconnut à son oeil , * Cornebille . Alors elle poussa un grand cri et entraîna * Jacquette , que le chevalier suivit , tandis qu' on entendait ricaner le sorcier . Jusqu'au château , en remontant à travers les jardins , ils parlèrent de cet homme étrange , dont * Mademoiselle * De * Quinconas n' osait pas dire ce qu' elle savait . * Dieutegard regardait les bassins allongés dans la verdure , où pleuraient les saules au feuillage tremblant . Il avait beaucoup aimé à marcher le soir sur les pelouses , son petit livre à la main , ou bien à laisser endormir sa pensée au bord de l' eau stagnante . Et , en remontant les marches , sous le sombre parasol du pin d' * Italie , son coeur se serra davantage encore , parce qu' il avait souvent vu la silhouette de * Ninon se découper là contre le ciel . Et il ne la reverrait donc plus , puisque décidément on s' en allait , et qu' il ne lui restait guère que le temps de surveiller son bagage avant le souper . Dans les moments où l' on n' est plus séparé d' un terme fatal que par une heure qui se dissout , il arrive que l' on prenne tout à coup des résolutions insoupçonnées . Pendant que le chevalier gravissait ces marches , à l' instant précis où son oeil se fixait sur la petite queue pointue d' un des satyres sculptés aux flancs du vase de marbre , il résolut d' avoir une entrevue avec * Ninon , coûte que coûte . Et , aussitôt arrivé au château , il s' informa de l' endroit où se trouvait la marquise . On lui répondit qu' on ne l' avait pas vue depuis tantôt deux heures , mais qu' elle était très fatiguée de la nuit passée près de * M . * De * Châteaubedeau , et que , sans doute , elle reposait chez elle . * Dieutegard eût fui au bout du monde , en temps ordinaire , plutôt que de risquer de troubler la marquise ; mais il obéissait à un dieu inconnu de lui , il lui semblait maintenant que la petite queue pointue du satyre le piquait aux reins , comme un dard , et il allait malgré lui en avant . Il connaissait le chemin de la chambre de * Ninon par les confidences de * Châteaubedeau . Il entra , comme lui , par le cabinet de toilette , reconnut la tenture de * Jouy , la chaise , les petits pots de porcelaine . Mais il ne s' arrêta pas ; il allait très vite à son but . Il frappa à la porte de la chambre à coucher et contint son coeur avec sa main . On ne lui répondit point . Il tourna le bouton et entra . Une glace lui offrit son image ; il recula , car il ne se reconnaissait pas ; mais , s' étant rassuré , il avança encore . Maudite petite queue pointue de satyre sculptée en bas-relief sur le marbre , qu' êtes -vous ? N' êtes -vous qu' un objet avec quoi le hasard se plaît à jouer , ou bien l' artiste qui vous apointucha de son joyeux ciseau a -t-il laissé en vous une étincelle du feu divin que tout homme libre qui crée , porte et répand ! De quel venin avez -vous piqué notre pauvre chevalier ? Ce jeune homme n' était que malheureux de la grande douleur de son coeur , mais la suavité de sa peine , j' en suis sûr , lui eût été comme un baume au parfum doux , et il se fût endormi bien des soirs , même en l' exil qui l' attend , en souriant à des souvenirs purs et reposants . Au lieu de cela , il vit un spectacle qui arracha à jamais la paix de son corps et de son esprit . * Ninon s' était en effet sentie très fatiguée , ce qui est naturel à la suite des événements nombreux auxquels nous l' avons vue prendre part en aussi peu de temps . Et elle avait été se jeter sur son lit , toute habillée probablement , comme l' attestaient sa jupe et son corsage tombés sur la descente de lit , en désordre , et arrachés dans cette impatience de bien-être que le corps réclame à l' approche du sommeil . * Ninon dormait profondément , la tête tournée vers la muraille , l' épaule et le bras nus , et une main , une jolie main ballante , agitée par cette portion de l' âme qui en nous ne dort pas , il faut bien le croire , puisqu' elle veillait alors à ce qu' une vilaine mouche n' incommodât point * Ninon dans l' endroit où la chair superbe se gonfle le plus abondamment . Le chevalier vit cette chose -là , ainsi que le bras , l' épaule et le commencement de la pente grasse d' un sein . Ce n' était rien : il vit la pose abandonnée d' une femme qui se vautre à son aise ! Et il demeura bouche bée , cloué sur pieds , étonné comme un mort qui , ayant été régulièrement administré , croit s' éveiller en face de la figure de * Dieu et voit le diable ! Quelle qu' eût été son émotion avant de voir cela , il sentait sa poitrine battre plus fort maintenant ; mais il lui semblait que c' était un autre coeur qui y battait . Et il ne se réjouissait pas , comme l' eût fait un autre ; il ne se réjouissait pas ; mais il ne pouvait pas s' en aller de là , ni poser les yeux sur un autre objet . D' ailleurs , il n' en pensait pas long . Son oeil était stupide , ses joues écarlates , et , mû par l' instinct souverain qui gouverne toutes les créatures , il allait se précipiter sur * Ninon endormie . Il en fut empêché par une voix qui venait de la pièce voisine , et qu' il reconnut pour être celle de * Jacquette en conversation animée avec sa fille pomme d' api . * Jacquette ouvrit doucement la porte et surprit * Dieutegard , l' oeil hagard , le front empourpré , la lèvre boudeuse , et qui fixait comme un chien à l' arrêt l' immodeste posture de la marquise * De * Chamarante . Elle en fut très surprise et , sans qu' elle démêlât rien à cette inexplicable image , elle jugea prudent de ne la point soumettre à sa fille pomme d' api . Elle remporta sa fille , revint , puis d' un instinct sûr et d' un mouvement charmant , elle alla droit au lit , tira le drap et en couvrit pudiquement sa mère . * Dieutegard s' enfuit , honteux pour le restant de ses jours . Il n' attendit pas sa tante pour partir . Il sortit du château par la première porte , sans se retourner , sans penser même à son bagage ; et il marcha longtemps , devant lui , jusqu'à ce que le soleil fût couché . Il y avait une belle rivière à sa gauche ; à sa droite des collines velues au haut desquelles des moulins agitaient leurs ailes ; il croisa un carrosse , plusieurs moines , des troupeaux de moutons et de vaches , des charrettes qui allaient lentement et dont les conducteurs , dévisageant un jeune homme bien mis , le saluaient ; mais il ne vit rien sauf l' image de * Ninon demi-nue . Il ne savait ni où il était ni où il allait . Il continua de marcher aussi longtemps que le sol de la route put se distinguer de la nuit obscure . bribes de conversation entre * Jacquette et pomme d' api . Effets inattendus de la disparition de la vieille dame . Les fourmis de la gouvernante . Ses angoisses la portent à demander les conseils du baron * De * Chemillé , tandis que tout s' arrange de soi-même . " -tu me demandes " , dit * Jacquette à pomme d' api , " pourquoi le chevalier * Dieutegard a disparu . Oui ou non , est -ce que cet événement est situé entre la création du monde et le sacrifice d' * Abraham ? Non . Eh bien , je t' ai défendu , ma fille , de m' interroger hormis sur cette période . Tu insistes ? C' est extraordinaire ! Ma parole , il n' y a plus de poupées ! " - " mais , me dis -tu , c' est une affaire qui a encore une fois bouleversé le château ! On a été chercher le chevalier , aux lanternes , dans le parc ; on a mis à sec les bassins , où il aurait pu se noyer ; on a nettoyé les greniers , " on a sondé les ténèbres des souterrains et des caves " , - comme dit m . Le curé , - où le chevalier aurait pu être caché , assassiné ou pendu ; enfin , et qui pis est , * Madame * De * Matefelon a failli ne pas s' en aller ... et je pourrais , toute poupée que je |