_: | INTRODUCTION La recherche de la vérité doit être le but de notre activité ; c' est la seule fin qui soit digne d' elle . Sans doute nous devons d' abord nous efforcer de soulager les souffrances humaines , mais pourquoi ? Ne pas souffrir , c' est un idéal négatif et qui serait plus sûrement atteint par l' anéantissement du monde . Si nous voulons de plus en plus affranchir l' homme des soucis matériels , c' est pour qu' il puisse employer sa liberté reconquise à l' étude et à la contemplation de la vérité . Cependant quelquefois la vérité nous effraye . Et en effet , nous savons qu' elle est quelquefois décevante , que c' est un fantôme qui ne se montre à nous un instant que pour fuir sans cesse , qu' il faut la poursuivre plus loin et toujours plus loin , sans jamais pouvoir l' atteindre . Et cependant pour agir il faut s' arrêter , ( ... ) , comme a dit je ne sais plus quel grec , * Aristote ou un autre . Nous savons aussi combien elle est souvent cruelle et nous nous demandons si l' illusion n' est pas non seulement plus consolante , mais plus fortifiante aussi ; car c' est elle qui nous donne la confiance . Quand elle aura disparu , l' espérance nous restera -t-elle et aurons -nous le courage d' agir ? C' est ainsi que le cheval attelé à un manège refuserait certainement d' avancer si on ne prenait la précaution de lui bander les yeux . Et puis , pour chercher la vérité , il faut être indépendant , tout à fait indépendant . Si nous voulons agir , au contraire , si nous voulons être forts , il faut que nous soyons unis . Voilà pourquoi plusieurs d' entre nous s' effraient de la vérité ; ils la considèrent comme une cause de faiblesse . Et pourtant il ne faut pas avoir peur de la vérité parce qu' elle seule est belle . Quand je parle ici de la vérité , sans doute je veux parler d' abord de la vérité scientifique ; mais je veux parler aussi de la vérité morale , dont ce qu' on appelle la justice n' est qu' un des aspects . Il semble que j' abuse des mots , que je réunis ainsi sous un même nom deux objets qui n' ont rien de commun ; que la vérité scientifique qui se démontre ne peut , à aucun titre , se rapprocher de la vérité morale qui se sent . Et pourtant je ne peux les séparer , et ceux qui aiment l' une ne peuvent pas ne pas aimer l' autre . Pour trouver l' une , comme pour trouver l' autre , il faut s' efforcer d' affranchir complètement son âme du préjugé et de la passion , il faut atteindre à l' absolue sincérité . Ces deux sortes de vérités , une fois découvertes , nous procurent la même joie ; l' une et l' autre , dès qu' on l' a aperçue , brille du même éclat , de sorte qu' il faut la voir ou fermer les yeux . Toutes deux enfin nous attirent et nous fuient ; elles ne sont jamais fixées : quand on croit les avoir atteintes , on voit qu' il faut marcher encore , et celui qui les poursuit est condamné à ne jamais connaître le repos . Il faut ajouter que ceux qui ont peur de l' une , auront peur aussi de l' autre ; car ce sont ceux qui , en toutes choses , se préoccupent avant tout des conséquences . En un mot , je rapproche les deux vérités , parce que ce sont les mêmes raisons qui nous les font aimer et parce que ce sont les mêmes raisons qui nous les font redouter . Si nous ne devons pas avoir peur de la vérité morale , à plus forte raison il ne faut pas redouter la vérité scientifique . Et d' abord elle ne peut être en conflit avec la morale . La morale et la science ont leurs domaines propres qui se touchent mais ne se pénètrent pas . L' une nous montre à quel but nous devons viser , l' autre , le but étant donné , nous fait connaître les moyens de l' atteindre . Elles ne peuvent donc jamais se contrarier puisqu' elles ne peuvent se rencontrer . Il ne peut pas y avoir de science immorale , pas plus qu' il ne peut y avoir de morale scientifique . Mais si l' on a peur de la science , c' est surtout parce qu' elle ne peut nous donner le bonheur . évidemment non , elle ne peut pas nous le donner , et l' on peut se demander si la bête ne souffre pas moins que l' homme . Mais pouvons -nous regretter ce paradis terrestre où l' homme , semblable à la brute , était vraiment immortel puisqu' il ne savait pas qu' on doit mourir ? Quand on a goûté à la pomme , aucune souffrance ne peut en faire oublier la saveur , et on y revient toujours . Pourrait -on faire autrement ? Autant demander si celui qui a vu , peut devenir aveugle et ne pas sentir la nostalgie de la lumière . Aussi l' homme ne peut être heureux par la science , mais aujourd'hui il peut bien moins encore être heureux sans elle . Mais si la vérité est le seul but qui mérite d' être poursuivi , pouvons -nous espérer l' atteindre ? Voilà de quoi il est permis de douter . Les lecteurs de mon petit livre sur la science et l' hypothèse savent déjà ce que j' en pense . La vérité qu' il nous est permis d' entrevoir n' est pas tout à fait ce que la plupart des hommes appellent de ce nom . Est -ce à dire que notre aspiration la plus légitime et la plus impérieuse est en même temps la plus vaine ? Ou bien pouvons -nous malgré tout approcher de la vérité par quelque côté , c' est ce qu' il convient d' examiner . Et d' abord , de quel instrument disposons -nous pour cette conquête ? L' intelligence de l' homme , pour nous restreindre , l' intelligence du savant n' est -elle pas susceptible d' une infinie variété ? On pourrait , sans épuiser ce sujet , écrire bien des volumes ; je n' ai fait que l' effleurer en quelques courtes pages . Que l' esprit du mathématicien ressemble peu à celui du physicien ou à celui du naturaliste , tout le monde en conviendra ; mais les mathématiciens eux-mêmes ne se ressemblent pas entre eux ; les uns ne connaissent que l' implacable logique , les autres font appel à l' intuition et voient en elle la source unique de la découverte . Et ce serait là une raison de défiance . à des esprits si dissemblables , les théorèmes mathématiques eux-mêmes pourront -ils apparaître sous le même jour ? La vérité qui n' est pas la même pour tous est -elle la vérité ? Mais en regardant les choses de plus près , ous voyons comment ces ouvriers si différents collaborent à une oeuvre commune qui ne pourrait s' achever sans leur concours . Et cela déjà nous rassure . Il faut ensuite examiner les cadres dans lesquels la nature nous paraît enfermée et que nous nommons le temps et l' espace . Dans science et hypothèse , j' ai déjà montré combien leur valeur est relative ; ce n' est pas la nature qui nous les impose , c' est nous qui les imposons à la nature parce que nous les trouvons commodes , mais je n' ai guère parlé que de l' espace , et surtout de l' espace quantitatif , pour ainsi dire , c' est-à-dire des relations mathématiques dont l' ensemble constitue la géométrie . Il était nécessaire de montrer qu' il en est du temps comme de l' espace et qu' il en est encore de même de " l' espace qualitatif " ; il fallait en particulier rechercher pourquoi nous attribuons trois dimensions à l' espace . On me pardonnera donc d' être revenu une fois encore sur ces importantes questions . L' analyse mathématique , dont l' étude de ces cadres vides est l' objet principal , n' est -elle donc qu' un vain jeu de l' esprit ? Elle ne peut donner au physicien qu' un langage commode ; n' est -ce pas là un médiocre service , dont on aurait pu se passer à la rigueur ; et même , n' est -il pas à craindre que ce langage artificiel ne soit un voile interposé entre la réalité et l' oeil du physicien ? Loin de là , sans ce langage , la plupart des analogies intimes des choses nous seraient demeurées à jamais inconnues ; et nous aurions toujours ignoré l' harmonie interne du monde , qui est , nous le verrons , la seule véritable réalité objective . La meilleure expression de cette harmonie , c' est la loi ; la loi est une des conquêtes les plus récentes de l' esprit humain ; il y a encore des peuples qui vivent dans un miracle perpétuel et qui ne s' en étonnent pas . C' est nous au contraire qui devrions nous étonner de la régularité de la nature . Les hommes demandent à leurs dieux de prouver leur existence par des miracles ; mais la merveille éternelle c' est qu' il n' y ait pas sans cesse des miracles . Et c' est pour cela que le monde est divin , puisque c' est pour cela qu' il est harmonieux . S' il était régi par le caprice , qu' est -ce qui nous prouverait qu' il ne l' est pas par le hasard ? Cette conquête de la loi , c' est à l' astronomie que nous la devons , et c' est ce qui fait la grandeur de cette science , plus encore que la grandeur matérielle des objets qu' elle considère . Il était donc tout naturel que la mécanique céleste fût le premier modèle de la physique mathématique ; mais depuis cette science a évolué ; elle évolue encore , elle évolue même rapidement . Et déjà il est nécessaire de modifier sur quelques points le tableau que je traçais en 1900 et dont j' ai tiré deux chapitres de science et hypothèse . dans une conférence faite à l' exposition de * Saint- * Louis en 1904 , j' ai cherché à mesurer le chemin parcouru ; quel a été le résultat de cette enquête , c' est ce que le lecteur verra plus loin . Les progrès de la science ont semblé mettre en péril les principes les mieux établis , ceux -là mêmes qui étaient regardés comme fondamentaux . Rien ne prouve cependant qu' on n' arrivera pas à les sauver ; et si on n' y parvient qu' imparfaitement , ils subsisteront encore , tout en se transformant . Il ne faut pas comparer la marche de la science aux transformations d' une ville , où les édifices vieillis sont impitoyablement jetés à bas pour faire place aux constructions nouvelles , mais à l' évolution continue des types zoologiques qui se développent sans cesse et finissent par devenir méconnaissables aux regards vulgaires , mais où un oeil exercé retrouve toujours les traces du travail antérieur des siècles passés . Il ne faut donc pas croire que les théories démodées ont été stériles et vaines . Si nous nous arrêtions là , nous trouverions dans ces pages quelques raisons d' avoir confiance dans la valeur de la science , mais des raisons beaucoup plus nombreuses de nous en défier ; il nous resterait une impression de doute ; il faut maintenant remettre les choses au point . Quelques personnes ont exagéré le rôle de la convention dans la science ; elles sont allées jusqu'à dire que la loi , que le fait scientifique lui-même étaient créés par le savant . C' est là aller beaucoup trop loin dans la voie du nominalisme . Non , les lois scientifiques ne sont pas des créations artificielles ; nous n' avons aucune raison de les regarder comme contingentes , bien qu' il nous soit impossible de démontrer qu' elles ne le sont pas . Cette harmonie que l' intelligence humaine croit découvrir dans la nature , existe -t-elle en dehors de cette intelligence ? Non , sans doute , une réalité complètement indépendante de l' esprit qui la conçoit , la voit ou la sent , c' est une impossibilité . Un monde si extérieur que cela , si même il existait , nous serait à jamais inaccessible . Mais ce que nous appelons la réalité objective , c' est , en dernière analyse , ce qui est commun à plusieurs êtres pensants , et pourrait être commun à tous ; cette partie commune , nous le verrons , ce ne peut être que l' harmonie exprimée par des lois mathématiques . C' est donc cette harmonie qui est la seule réalité objective , la seule vérité que nous puissions atteindre ; et si j' ajoute que l' harmonie universelle du monde est la source de toute beauté , on comprendra quel prix nous devons attacher aux lents et pénibles progrès qui nous la font peu à peu mieux connaître . 1 . LES SCIENCES MATHéMATIQUES chapitre premier l' intuition et la logique en mathématiques : il est impossible d' étudier les oeuvres des grands mathématiciens , et même celles des petits , sans remarquer et sans distinguer deux tendances opposées , ou plutôt deux sortes d' esprits entièrement différents . Les uns sont avant tout préoccupés de la logique ; à lire leurs ouvrages , on est tenté de croire qu' ils n' ont avancé que pas à pas , avec la méthode d' un * Vauban qui pousse ses travaux d' approche contre une place forte , sans rien abandonner au hasard . Les autres se laissent guider par l' intuition et font du premier coup des conquêtes rapides , mais quelquefois précaires , ainsi que de hardis cavaliers d' avant-garde . Ce n' est pas la matière qu' ils traitent qui leur impose l' une ou l' autre méthode . Si l' on dit souvent des premiers qu' ils sont des analystes et si l' on appelle les autres géomètres , cela n' empêche pas que les uns restent analystes , même quand ils font de la géométrie , tandis que les autres sont encore des géomètres , même s' ils s' occupent d' analyse pure . C' est la nature même de leur esprit qui les fait logiciens ou intuitifs , et ils ne peuvent la dépouiller quand ils abordent un sujet nouveau . Ce n' est pas non plus l' éducation qui a développé en eux l' une des deux tendances et qui a étouffé l' autre . On naît mathématicien , on ne le devient pas , et il semble aussi qu' on naît géomètre , ou qu' on naît analyste . Je voudrais citer des exemples et certes ils ne manquent pas ; mais pour accentuer le contraste , je voudrais commencer par un exemple extrême ; pardon , si je suis obligé de le chercher auprès de deux mathématiciens vivants . * M. * Méray veut démontrer qu' une équation binome a toujours une racine , ou , en termes vulgaires , qu' on peut toujours subdiviser un angle . S' il est une vérité que nous croyons connaître par intuition directe , c' est bien celle -là . Qui doutera qu' un angle peut toujours être partagé en un nombre quelconque de parties égales ? * M . * Méray n' en juge pas ainsi ; à ses yeux , cette proposition n' est nullement évidente et pour la démontrer , il lui faut plusieurs pages . Voyez au contraire * M . * Klein : il étudie une des questions les plus abstraites de la théorie des fonctions ; il s' agit de savoir si sur une surface de * Riemann donnée , il existe toujours une fonction admettant des singularités données . Que fait le célèbre géomètre allemand ? Il remplace sa surface de * Riemann par une surface métallique dont la conductibilité électrique varie suivant certaines lois . Il met deux de ses points en communication avec les deux pôles d' une pile . Il faudra bien , dit -il , que le courant passe , et la façon dont ce courant sera distribué sur la surface définira une fonction dont les singularités seront précisément celles qui sont prévues par l' énoncé . Sans doute , * M. * Klein sait bien qu' il n' a donné là qu' un aperçu : toujours est -il qu' il n' a pas hésité à le publier ; et il croyait probablement y trouver sinon une démonstration rigoureuse , du moins je ne sais quelle certitude morale . Un logicien aurait rejeté avec horreur une semblable conception , ou lutôt il n' aurait pas eu à la rejeter , car dans son esprit elle n' aurait jamais pu naître . Permettez -moi encore de comparer deux hommes , qui sont l' honneur de la science française , qui nous ont été récemment enlevés , mais qui tous deux étaient depuis longtemps entrés dans l' immortalité . Je veux parler de * M . * Bertrand et de * M . * Hermite . Ils ont été élèves de la même école et en même temps ; ils ont subi la même éducation , les mêmes influences ; et pourtant quelle divergence ; ce n' est pas seulement dans leurs écrits qu' on la voit éclater ; c' est dans leur enseignement , dans leur façon de parler , dans leur aspect même . Dans la mémoire de tous leurs élèves , ces deux physionomies se sont gravées en traits ineffaçables ; pour tous ceux qui ont eu le bonheur de suivre leurs leçons , ce souvenir est encore tout récent ; il nous est aisé de l' évoquer . Tout en parlant , * M. * Bertrand est toujours en action ; tantôt il semble aux prises avec quelque ennemi extérieur , tantôt il dessine d' un geste de la main les figures qu' il étudie . évidemment , il voit et il cherche à peindre , c' est pour cela qu' il appelle le geste à son secours . Pour * M . * Hermite , c' est tout le contraire ; ses yeux semblent fuir le contact du monde ; ce n' est pas au dehors , c' est au dedans qu' il cherche la vision de la vérité . Parmi les géomètres allemands de ce siècle , deux noms surtout sont illustres ; ce sont ceux des deux savants qui ont fondé la théorie générale des fonctions , * Weierstrass et * Riemann . * Weierstrass ramène tout à la considération des séries et à leurs transformations analytiques ; pour mieux dire , il réduit l' analyse à une sorte de prolongement de l' arithmétique ; on peut parcourir tous ses livres sans y trouver une figure . * Riemann , au contraire , appelle de suite la géométrie à son secours , chacune de ses conceptions est une image que nul ne peut oublier dès qu' il en a compris le sens . Plus récemment , * Lie était un intuitif ; on aurait pu hésiter en lisant ses ouvrages , on n' hésitait plus après avoir causé avec lui ; on voyait tout de suite qu' il pensait en images . * Mme * Kowalevski était une logicienne . Chez nos étudiants , nous remarquons les mêmes différences ; les uns aiment mieux traiter leurs problèmes " par l' analyse " , les autres " par la géométrie " . Les premiers sont incapables de " voir dans l' espace " , les autres se lasseraient promptement des longs calculs et s' y embrouilleraient . Les deux sortes d' esprits sont également nécessaires aux progrès de la science ; les logiciens , comme les intuitifs , ont fait de grandes choses que les autres n' auraient pas pu faire . Qui oserait dire s' il aimerait mieux que * Weierstrass n' eût jamais écrit , ou s' il préférerait qu' il n' y eût pas eu de * Riemann ? L' analyse et la synthèse ont donc toutes deux leur rôle légitime . Mais il est intéressant d' étudier de plus près quelle est dans l' histoire de la science la part qui revient à l' une et à l' autre . Chose curieuse ! Si nous relisons les oeuvres des anciens , nous serons tentés de les classer tous parmi les intuitifs . Et pourtant la nature est toujours la même , il est peu probable qu' elle ait commencé dans ce siècle à créer des esprits amis de la logique . Si nous pouvions nous replacer dans le courant des idées qui régnaient de leur temps , nous reconnaîtrions que beaucoup de ces vieux géomètres étaient analystes par leurs tendances . * Euclide , par exemple , a élevé un échafaudage savant où ses contemporains ne pouvaient trouver de défaut . Dans cette vaste construction , dont chaque pièce , pourtant , est due à l' intuition , nous pouvons encore aujourd'hui sans trop d' efforts reconnaître l' oeuvre d' un logicien . Ce ne sont pas les esprits qui ont changé , ce sont les idées ; les esprits intuitifs sont restés les mêmes ; mais leurs lecteurs ont exigé d' eux plus de concessions . Quelle est la raison de cette évolution ? Il n' est pas difficile de la découvrir . L' intuition ne peut nous donner la rigueur , ni même la certitude , on s' en est aperçu de plus en plus . Citons quelques exemples . Nous savons qu' il existe des fonctions continues dépourvues de dérivées . Rien de plus choquant pour l' intuition que cette proposition qui nous est imposée par la logique . Nos pères n' auraient pas manqué de dire : " il est évident que toute fonction continue a une dérivée , puisque toute courbe a une tangente . " comment l' intuition peut -elle nous tromper à ce point ? C' est que quand nous cherchons à imaginer une courbe , nous ne pouvons pas nous la représenter sans épaisseur ; de même , quand nous nous représentons une droite , nous la voyons sous la forme d' une bande rectiligne d' une certaine largeur . Nous savons bien que ces lignes n' ont pas d' épaisseur ; nous nous efforçons de les imaginer de plus en plus minces et de nous rapprocher ainsi de la limite ; nous y parvenons dans une certaine mesure , mais nous n' atteindrons jamais cette limite . Et alors il est clair que nous pourrons toujours nous représenter ces deux rubans étroits , l' un rectiligne , l' autre curviligne , dans une position telle qu' ils empiètent légèrement l' un sur l' autre sans se traverser . Nous serons ainsi amenés , à moins d' être avertis par une analyse rigoureuse , à conclure qu' une courbe a toujours une tangente . Je prendrai comme second exemple le principe de * Dirichlet sur lequel reposent tant de théorèmes de physique mathématique ; aujourd'hui on l' établit par des raisonnements très rigoureux mais très longs ; autrefois , au contraire , on se contentait d' une démonstration sommaire . Une certaine intégrale dépendant d' une fonction arbitraire ne peut jamais s' annuler . On en concluait qu' elle doit avoir un minimum . Le défaut de ce raisonnement nous apparaît immédiatement , parce que nous employons le terme abstrait de fonction et que nous sommes familiarisés avec toutes les singularités que peuvent présenter les fonctions quand on entend ce mot dans le sens le plus général . Mais il n' en serait pas de même si l' on s' était servi d' images concrètes , si l' on avait , par exemple , considéré cette fonction comme un potentiel électrique ; on aurait pu croire légitime d' affirmer que l' équilibre électrostatique peut être atteint . Peut-être cependant une comparaison physique aurait éveillé quelques vagues défiances . Mais si l' on avait pris soin de traduire le raisonnement dans le langage de la géométrie , intermédiaire entre celui de l' analyse et celui de la physique , ces défiances ne se seraient sans doute pas produites , et peut-être pourrait -on ainsi , même aujourd'hui , tromper encore bien des lecteurs non prévenus . L' intuition ne nous donne donc pas la certitude . Voilà pourquoi l' évolution devait se faire ; voyons maintenant comment elle s' est faite . On n' a pas tardé à s' apercevoir que la rigueur ne pourrait pas s' introduire dans les raisonnements , si on ne la faisait entrer d' abord dans les définitions . Longtemps les objets dont s' occupent les mathématiciens étaient pour la plupart mal définis ; on croyait les connaître , parce qu' on se les représentait avec les sens ou l' imagination ; mais on n' en avait qu' une image grossière et non une idée précise sur laquelle le raisonnement pût avoir prise . C' est là d' abord que les logiciens ont dû porter leurs efforts . Ainsi pour le nombre incommensurable . L' idée vague de continuité , que nous devions à l' intuition , s' est résolue en un système compliqué d' inégalités portant sur des nombres entiers . Par là , les difficultés provenant des passages à la limite , ou de la considération des infiniment petits , se sont trouvées définitivement éclaircies . Il ne reste plus aujourd'hui en analyse que des nombres entiers ou des systèmes finis ou infinis de nombres entiers , reliés entre eux par un réseau de relations d' égalité ou d' inégalité . Les mathématiques , comme on l' a dit , se sont arithmétisées . Une première question se pose . Cette évolution est -elle terminée ? Avons -nous atteint enfin la rigueur absolue ? à chaque stade de l' évolution nos pères croyaient aussi l' avoir atteinte . S' ils se trompaient , ne nous trompons -nous pas comme eux ? Nous croyons dans nos raisonnements ne plus faire appel à l' intuition ; les philosophes nous diront que c' est là une illusion . La logique toute pure ne nous mènerait jamais qu' à des tautologies ; elle ne pourrait créer du nouveau ; ce n' est pas d' elle toute seule qu' aucune science peut sortir . Ces philosophes ont raison dans un sens ; pour faire l' arithmétique , comme pour faire la géométrie , ou pour faire une science quelconque , il faut autre chose que la logique pure . Cette autre chose , nous n' avons pour la désigner d' autre mot que celui d' intuition . mais combien d' idées différentes se cachent sous ces mêmes mots ? Comparons ces quatre axiomes : 1 . Deux quantités égales à une troisième sont égales entre elles ; 2 . Si un théorème est vrai du nombre 1 et si l' on démontre qu' il est vrai de n plus 1 , pourvu qu' il le soit de n , il sera vrai de tous les nombres entiers ; 3 . Si sur une droite le point c est entre a et b et le point d entre a et c , le point d sera entre a et b ; 4 . Par un point on ne peut mener qu' une parallèle à une droite . Tous quatre doivent être attribués à l' intuition , et cependant le premier est l' énoncé d' une des règles de la logique formelle ; le second est un véritable jugement synthétique à priori , c' est le fondement de l' induction mathématique rigoureuse ; le troisième est un appel à l' imagination ; le quatrième est une définition déguisée . L' intuition n' est pas forcément fondée sur le témoignage des sens ; les sens deviendraient bientôt impuissants ; nous ne pouvons , par exemple , nous représenter le chilogone , et cependant nous raisonnons par intuition sur les polygones en général , qui comprennent le chilogone comme cas particulier . Vous savez ce que * Poncelet entendait par le principe de continuité . ce qui est vrai d' une quantité réelle , disait * Poncelet , doit l' être d' une quantité imaginaire ; ce qui est vrai de l' hyperbole dont les asymptotes sont réelles , doit donc être vrai de l' ellipse dont les asymptotes sont imaginaires . * Poncelet était l' un des esprits les plus-intuitifs de ce siècle ; il l' était avec passion , presque avec ostentation ; il regardait le principe de continuité comme une de ses conceptions les plus hardies , et cependant ce principe ne reposait pas sur le témoignage des sens ; c' était plutôt contredire ce témoignage que d' assimiler l' hyperbole à l' ellipse . Il n' y avait là qu' une sorte de généralisation hâtive et instinctive que je ne veux d' ailleurs pas défendre . Nous avons donc plusieurs sortes d' intuitions ; d' abord , l' appel aux sens et à l' imagination ; ensuite , la généralisation par induction , calquée , pour ainsi dire , sur les procédés des sciences expérimentales ; nous avons enfin l' intuition du nombre pur , celle d' où est sorti le second des axiomes que j' énonçais tout à l' heure et qui peut engendrer le véritable raisonnement mathématique . Les deux premières ne peuvent nous donner la certitude , je l' ai montré plus haut par des exemples ; mais qui doutera sérieusement de la troisième , qui doutera de l' arithmétique ? Or , dans l' analyse d' aujourd'hui , quand on veut se donner la peine d' être rigoureux , il n' y a plus que des syllogismes ou des appels à cette intuition du nombre pur , la seule qui ne puisse nous tromper . On peut dire qu' aujourd'hui la rigueur absolue est atteinte . Les philosophes font encore une autre objection : " ce que vous gagnez en rigueur , disent -ils , vous le perdez en objectivité . Vous ne pouvez vous élever vers votre idéal logique qu' en coupant les liens qui vous rattachent à la réalité . Votre science est impeccable , mais elle ne peut le rester qu' en s' enfermant dans une tour d 4 ivoire et en s 4 interdisant tout rapport avec le monde ext 2 rieur . Il faudra bien qu' elle en sorte dès qu' elle voudra tenter la moindre application . " je veux démontrer , par exemple , que telle propriété appartient à tel objet dont la notion me semble d' abord indéfinissable , parce qu' elle est intuitive . J' échoue d' abord ou je dois me contenter de démonstrations par à peu près ; je me décide enfin à donner à mon objet une définition précise , ce qui me permet d' établir cette propriété d' une manière irréprochable . " et après ? Disent les philosophes , il reste encore à montrer que l' objet qui répond à cette définition est bien le même que l' intuition vous a fait connaître ; ou bien encore que tel objet réel et concret dont vous croyiez reconnaître immédiatement la conformité avec votre idée intuitive , répond bien à votre définition nouvelle . C' est alors seulement que vous pourrez affirmer qu' il jouit de la propriété en question . Vous n' avez fait que déplacer la difficulté . " cela n' est pas exact ; on n' a pas déplacé la difficulté , on l' a divisée . La proposition qu' il s' agissait d' établir se composait en réalité de deux vérités différentes , mais que l' on n' avait pas distinguées tout d' abord . La première était une vérité mathématique et elle est maintenant rigoureusement établie . La seconde était une vérité expérimentale . L' expérience seule peut nous apprendre que tel objet réel et concret répond ou ne répond pas à telle définition abstraite . Cette seconde vérité n' est pas démontrée mathématiquement , mais elle ne peut pas l' être , pas plus que ne peuvent l' être les lois empiriques des sciences physiques et naturelles . Il serait déraisonnable de demander davantage . Eh bien ! N' est -ce pas un grand progrès d' avoir distingué ce qu' on avait longtemps confondu à tort ? Est -ce à dire qu' il n' y a rien à retenir de cette objection des philosophes ? Ce n' est pas cela que je veux dire ; en devenant rigoureuse , la science mathématique prend un caractère artificiel qui frappera tout le monde ; elle oublie ses origines historiques ; on voit comment les questions peuvent se résoudre , on ne voit plus comment et pourquoi elles se posent . Cela nous montre que la logique ne suffit pas ; que la science de la démonstration n' est pas la science tout entière et que l' intuition doit conserver son rôle comme complément , j' allais dire comme contrepoids ou comme contrepoison de la logique . J' ai déjà eu l' occasion d' insister sur la place que doit garder l' intuition dans l' enseignement des sciences mathématiques . Sans elle , les jeunes esprits ne sauraient s' initier à l' intelligence des mathématiques ; ils n' apprendraient pas à les aimer et n' y verraient qu' une vaine logomachie ; sans elle surtout , ils ne deviendraient jamais capables de les appliquer . Mais aujourd'hui , c' est avant tout du rôle de l' intuition dans la science elle-même que je voudrais parler . Si elle est utile à l' étudiant , elle l' est plus encore au savant créateur . Nous cherchons la réalité , mais qu' est -ce que la réalité ? Les physiologistes nous apprennent que les organimes sont formés de cellules ; les chimistes ajoutent que les cellules elles-mêmes sont formées d' atomes . Cela veut -il dire que ces atomes ou que ces cellules constituent la réalité , ou du moins la seule réalité ? La façon dont ces cellules sont agencées et d' où résulte l' unité de l' individu , n' est -elle pas aussi une réalité , beaucoup plus intéressante que celle des éléments isolés , et un naturaliste , qui n' aurait jamais étudié l' éléphant qu' au microscope , croirait -il connaître suffisamment cet animal ? Eh bien ! En mathématiques , il y a quelque chose d' analogue . Le logicien décompose pour ainsi dire chaque démonstration en un très grand nombre d' opérations élémentaires ; quand on aura examiné ces opérations les unes après les autres et qu' on aura constaté que chacune d' elles est correcte , croira -t-on avoir compris le véritable sens de la démonstration ? L' aura -t-on compris même quand , par un effort de mémoire , on sera devenu capable de répéter cette démonstration en reproduisant toutes ces opérations élémentaires dans l' ordre même où les avait rangées l' inventeur ? évidemment non , nous ne posséderons pas encore la réalité tout entière , ce je ne sais quoi qui fait l' unité de la démonstration nous échappera complètement . L' analyse pure met à notre disposition une foule de procédés dont elle nous garantit l' infaillibilité ; elle nous ouvre mille chemins différents où nous pouvons nous engager en toute confiance ; nous sommes assurés de n' y pas rencontrer d' obstacles ; mais , de tous ces chemins , quel est celui qui nous mènera le plus promptement au but ? Qui nous dira lequel il faut choisir ? Il nous faut une faculté qui nous fasse voir le but de loin , et , cette faculté , c' est l' intuition . Elle est nécessaire à l' explorateur pour choisir sa route , elle ne l' est pas moins à celui qui marche sur ses traces et qui veut savoir pourquoi il l' a choisie . Si vous assistez à une partie d' échecs , il ne vous suffira pas , pour comprendre la partie , de savoir les règles de la marche des pièces . Cela vous permettrait seulement de reconnaître que chaque coup a été joué conformément à ces règles et cet avantage aurait vraiment bien peu de prix . C' est pourtant ce que ferait le lecteur d' un livre de mathématiques , s' il n' était que logicien . Comprendre la partie , c' est tout autre chose ; c' est savoir pourquoi le joueur avance telle pièce plutôt que telle autre qu' il aurait pu faire mouvoir sans violer les règles du jeu . C' est apercevoir la raison intime qui fait de cette série de coups successifs une sorte de tout organisé . à plus forte raison , cette faculté est -elle nécessaire au joueur lui-même , c' est-à-dire à l' inventeur . Laissons là cette comparaison et revenons aux mathématiques . Voyons ce qui est arrivé , par exemple pour l' idée de fonction continue . Au début , ce n' était qu' une image sensible , par exemple , celle d' un trait continu tracé à la craie sur un tableau noir . Puis elle s' est épurée peu à peu , bientôt on s' en est servi pour construire un système compliqué d' inégalités , qui reproduisait pour ainsi dire toutes les lignes de l' image primitive ; quand cette construction a été terminée , on a décintré , pour ainsi dire , on a rejeté cette représentation grossière qui lui avait momentanément servi d' appui et qui était désormais inutile ; il n' est plus resté que la construction elle-même , irréprochable aux yeux du logicien . Et cependant si l' image primitive avait totalement disparu de notre souvenir , comment devinerions -nous par quel caprice toutes ces inégalités se sont échafaudées de cette façon les unes sur les autres ? Vous trouverez peut-être que j' abuse des comparaisons ; passez -m'en cependant encore une . Vous avez vu sans doute ces assemblages délicats d' aiguilles siliceuses qui forment le squelette de certaines éponges . Quand la matière organique a disparu , il ne reste qu' une frêle et élégante dentelle . Il n' y a là , il est vrai , que de la silice , mais , ce qui est intéressant , c' est la forme qu' a prise cette silice , et nous ne pouvons la comprendre si nous ne connaissons pas l' éponge vivante qui lui a précisément imprimé cette forme . C' est ainsi que les anciennes notions intuitives de nos pères , même lorsque nous les avons abandonnées , impriment encore leur forme aux échafaudages logiques que nous avons mis à leur place . Cette vue d' ensemble est nécessaire à l' inventeur ; elle est nécessaire également à celui qui veut réellement comprendre l' inventeur ; la logique peut -elle nous la donner ? Non ; le nom que lui donnent les mathématiciens suffirait pour le prouver . En mathématiques , la logique s' appelle analyse et analyse veut dire division , dissection . elle ne peut donc avoir d' autre outil que le scalpel et le microscope . Ainsi , la logique et l' intuition ont chacune leur rôle nécessaire . Toutes deux sont indispensables . La logique qui peut seule donner la certitude est l' instrument de la démonstration : l' intuition est l' instrument de l' invention . Mais au moment de formuler cette conclusion , je suis pris d' un scrupule . Au début , j' ai distingué deux sortes d' esprits mathématiques , les uns logiciens et analystes , les autres intuitifs et géomètres . Eh bien , les analystes aussi ont été des inventeurs . Les noms que j' ai cités tout à l' heure me dispensent d' insister . Il y a là une contradiction au moins apparente qu' il est nécessaire d' expliquer . Croit -on d' abord que ces logiciens ont toujours procédé du général au particulier , comme les règles de la logique formelle semblaient les y obliger ? Ce n' est pas ainsi qu' ils auraient pu étendre les frontières de la science ; on ne peut faire de conquête scientifique que par la généralisation . Dans un des chapitres de science et hypothèse , j' ai eu l' occasion d' étudier la nature du raisonnement mathématique et j' ai montré comment ce raisonnement , sans cesser d' être absolument rigoureux , pouvait nous élever du particulier au général par un procédé que j' ai appelé l' induction mathématique . c' est par ce procédé que les analystes ont fait progresser la science et si l' on examine le détail même de leurs démonstrations , on l' y retrouvera à chaque instant à côté du syllogisme classique d' * Aristote . Nous voyons donc déjà que les analystes ne sont pas simplement des faiseurs de syllogismes à la façon des scolastiques . Croira -t-on , d' autre part , qu' ils ont toujours marché pas à pas sans avoir la vision du but qu' ils voulaient atteindre ? Il a bien fallu qu' ils devinassent le chemin qui y conduisait , et pour cela ils ont eu besoin d' un guide . Ce guide , c' est d' abord l' analogie . Par exemple , un des raisonnements chers aux analystes est celui qui est fondé sur l' emploi des fonctions majorantes . On sait qu' il a déjà servi à résoudre une foule de problèmes ; en quoi consiste alors le rôle de l' inventeur qui veut l' appliquer à un problème nouveau ? Il faut d' abord qu' il reconnaisse l' analogie de cette question avec celles qui ont déjà été résolues par cette méthode ; il faut ensuite qu' il aperçoive en quoi cette nouvelle question diffère des autres , et qu' il en déduise les modifications qu' il est nécessaire d' apporter à la méthode . Mais comment aperçoit -on ces analogies et ces différences ? Dans l' exemple que je viens de citer , elles sont presque toujours évidentes , mais j' aurais pu en trouver d' autres où elles auraient été beaucoup plus cachées ; souvent il faut pour les découvrir une perspicacité peu commune . Les analystes , pour ne pas laisser échapper ces analogies cachées , c' est-à-dire pour pouvoir être inventeurs , doivent , sans le secours des sens et de l' imagination , avoir le sentiment direct de ce qui fait l' unité d' un raisonnement , de ce qui en fait pour ainsi dire l' âme et la vie intime . Quand on causait avec * M . * Hermite ; jamais il n' évoquait une image sensible , et pourtant vous vous aperceviez bientôt que les entités les plus abstraites étaient pour lui comme des êtres vivants . Il ne les voyait pas , mais il sentait qu' elles ne sont pas un assemblage artificiel , et qu' elles ont je ne sais quel principe d' unité interne . Mais , dira -t-on , c' est là encore de l' intuition . Conclurons -nous que la distinction faite au début n' était qu' une apparence , qu' il n' y a qu' une sorte d' esprits et que tous les mathématiciens sont des intuitifs , du moins ceux qui sont capables d' inventer ? Non , notre distinction correspond à quelque chose de réel . J' ai dit plus haut qu' il y a plusieurs espèces d' intuition . J' ai dit combien l' intuition du nombre pur , celle d' où peut sortir l' induction mathématique rigoureuse , diffère de l' intuition sensible dont l' imagination proprement dite fait tous les frais . L' abîme qui les sépare est -il moins profond qu' il ne paraît d' abord ? Reconnaîtrait -on avec un peu d' attention que cette intuition pure elle-même ne saurait se passer du secours des sens ? C' est là l' affaire du psychologue et du métaphysicien et je ne discuterai pas cette question . Mais il suffit que la chose soit douteuse pour que je sois en droit de reconnaître et d' affirmer une divergence essentielle entre les deux sortes d' intuition ; elles n' ont pas le même objet et semblent mettre en jeu deux facultés différentes de notre âme ; on dirait de deux projecteurs braqués sur deux mondes étrangers l' un à l' autre . C' est l' intuition du nombre pur , celle des formes logiques pures qui éclaire et dirige ceux que nous avons appelés analystes . c' est elle qui leur permet non seulement de démontrer , mais encore d' inventer . C' est par elle qu' ils aperçoivent d' un coup d' oeil le plan général d' un édifice logique , et cela sans que les sens paraissent intervenir . En rejetant le secours de l' imagination , qui , nous l' avons vu , n' est pas toujours infaillible , ils peuvent avancer sans crainte de se tromper . Heureux donc ceux qui peuvent se passer de cet appui ! Nous devons les admirer , mais combien ils sont rares ! Pour les analystes , il y aura donc des inventeurs , mais il y en aura peu . La plupart d' entre nous , s' ils voulaient voir de loin par la seule intuition pure , se sentiraient bientôt pris de vertige . Leur faiblesse a besoin d' un bâton plus solide et , malgré les exceptions dont nous venons de parler , il n' en est pas moins vrai que l' intuition sensible est en mathématiques l' instrument le plus ordinaire de l' invention . à propos des dernières réflexions que je viens de faire , une question se pose que je n' ai le temps , ni de résoudre , ni même d' énoncer avec les développements qu' elle comporterait . Y a -t-il lieu de faire une nouvelle coupure et de distinguer parmi les analystes ceux qui se servent surtout de cette intuition pure et ceux qui se préoccupent d' abord de la logique formelle ? * M. * Hermite , par exemple , que je citais tout à l' heure , ne peut être classé parmi les géomètres qui font usage de l' intuition sensible ; mais il n' est pas non plus un logicien proprement dit . Il ne cache pas sa répulsion pour les procédés purement déductifs qui partent du général pour aller au particulier . chapitre II la mesure du temps . tant que l' on ne sort pas du domaine de la conscience , la notion du temps est relativement claire . Non seulement nous distinguons sans peine la sensation présente du souvenir des sensations passées ou de la prévision des sensations futures ; mais nous savons parfaitement ce que nous voulons dire quand nous affirmons que , de deux phénomènes conscients dont nous avons conservé le souvenir , l' un a été antérieur à l' autre ; ou bien que , de deux phénomènes conscients prévus , l' un sera antérieur à l' autre . Quand nous disons que deux faits conscients sont simultanés , nous voulons dire qu' ils se pénètrent profondément l' un l' autre , de telle sorte que l' analyse ne peut les séparer sans les mutiler . L' ordre dans lequel nous rangeons les phénomènes conscients ne comporte aucun arbitraire . Il nous est imposé et nous n' y pouvons rien changer . Je n' ai qu' une observation à ajouter . Pour qu' un ensemble de sensations soit devenu un souvenir susceptible d' être classé dans le temps , il faut qu' il ait cessé d' être actuel , que nous ayons perdu le sens de son infinie complexité , sans quoi il serait resté actuel . Il faut qu' il ait pour ainsi dire cristallisé autour d' un centre d' associations d' idées qui sera comme une sorte d' étiquette . Ce n' est que quand ils auront ainsi perdu toute vie que nous pourrons classer nos souvenirs dans le temps , comme un botaniste range dans son herbier les fleurs desséchées . Mais ces étiquettes ne peuvent être qu' en nombre fini . à ce compte , le temps psychologique serait discontinu . D' où vient ce sentiment qu' entre deux instants quelconques il y a d' autres instants ? Nous classons nos souvenirs dans le temps , mais nous savons qu' il reste des cases vides . Comment cela se pourrait -il si le temps n' était une forme préexistant dans notre esprit ? Comment saurions -nous qu' il y a des cases vides , si ces cases ne nous étaient révélées que par leur contenu ? Mais ce n' est pas tout ; dans cette forme nous voulons faire rentrer non seulement les phénomènes de notre conscience , mais ceux dont les autres consciences sont le théâtre . Bien plus , nous voulons y faire rentrer les faits physiques , ces je ne sais quoi dont nous peuplons l' espace et que nulle conscience ne voit directement . Il le faut bien car sans cela la science ne pourrait exister . En un mot , le temps psychologique nous est donné et nous voulons créer le temps scientifique et physique . C' est là que la difficulté commence , ou plutôt les difficultés , car il y en a deux . Voilà deux consciences qui sont comme deux mondes impénétrables l' un à l' autre . De quel droit voulons -nous les faire entrer dans un même moule , les mesurer avec la même toise ? N' est -ce pas comme si l' on voulait mesurer avec un gramme ou peser avec un mètre ? Et d' ailleurs , pourquoi parlons -nous de mesure ? Nous savons peut-être que tel fait est antérieur à tel autre , mais non de combien il est antérieur . Donc deux difficultés : 1 . Pouvons -nous transformer le temps psychologique , qui est qualitatif , en un temps quantitatif ? 2 . Pouvons -nous réduire à une même mesure des faits qui se passent dans des mondes différents ? La première difficulté a été remarquée depuis longtemps ; elle a fait l' objet de longues discussions et on peut dire que la question est tranchée . nous n' avons pas l' intuition directe de l' égalité de deux intervalles de temps . les personnes qui croient posséder cette intuition sont dupes d' une illusion . Quand je dis , de midi à une heure , il s' est écoulé le même temps que de deux heures à trois heures , quel sens a cette affirmation ? La moindre réflexion montre qu' elle n' en a aucun par elle-même . Elle n' aura que celui que je voudrai bien lui donner , par une définition qui comportera certainement un certain degré d' arbitraire . Les psychologues auraient pu se passer de cette définition ; les physiciens , les astronomes ne le pouvaient pas ; voyons comment ils s' en sont tirés . Pour mesurer le temps , ils se servent du pendule et ils admettent par définition que tous les battements de ce pendule sont d' égale durée . Mais ce n' est là qu' une première approximation ; la température , la résistance de l' air , la pression barométrique font varier la marche du pendule . Si on échappait à ces causes d' erreur , on obtiendrait une approximation beaucoup plus grande , mais ce ne serait encore qu' une approximation . Des causes nouvelles , négligées jusqu'ici , électriques , magnétiques ou autres , viendraient apporter de petites perturbations . En fait , les meilleures horloges doivent être corrigées de temps en temps , et les corrections se font à l' aide des observations astronomiques ; on s' arrange pour que l' horloge sidérale marque la même heure quand la même étoile passe au méridien . En d' autres termes , c' est le jour sidéral , c' est-à-dire la durée de rotation de la terre , qui est l' unité constante du temps . On admet , par une définition nouvelle substituée à celle qui est tirée des battements du pendule , que deux rotations complètes de la terre autour de son axe ont même durée . Cependant les astronomes ne se sont pas contentés encore de cette définition . Beaucoup d' entre eux pensent que les marées agissent comme un frein sur notre globe , et que la rotation de la terre devient de plus en plus lente . Ainsi s' expliquerait l' accélération apparente du mouvement de la lune , qui paraîtrait aller plus vite que la théorie ne le lui permet parce que notre horloge , qui est la terre , retarderait . Tout cela importe peu , dira -t-on , sans doute nos instruments de mesure sont imparfaits , mais il suffit que nous puissions concevoir un instrument parfait . Cet idéal ne pourra être atteint , mais ce sera assez de l' avoir conçu et d' avoir ainsi mis la rigueur dans la définition de l' unité de temps . Le malheur est que cette rigueur ne s' y rencontre pas . Quand nous nous servons du pendule pour mesurer le temps , quel est le postulat que nous admettons implicitement ? c' est que la durée de deux phénomènes identiques est la même ; ou , si l' on aime mieux , que les mêmes causes mettent le même temps à produire les mêmes effets . Et c' est là au premier abord une bonne définition de l' égalité de deux durées . Prenons -y garde cependant . Est -il impossible que l' expérience démente un jour notre postulat ? Je m' explique ; je suppose qu' en un certain point du monde se passe le phénomène ( ... ) , amenant pour conséquence au bout d' un certain temps l' effet ( ... ) . En un autre point du monde très éloigné du premier , se passe le phénomène ( ... ) , qui amène comme conséquence l' effet ( ... ) . Les phénomènes ( ... ) et ( ... ) sont simultanés , de même que les effets ( ... ) et ( ... ) . à une époque ultérieure , le phénomène ( ... ) se reproduit dans des circonstances à peu près identiques et simultanément le phénomène ( ... ) se reproduit aussi en un point très éloigné du monde et à peu près dans les mêmes circonstances . Les effets ( ... ) et ( ... ) vont aussi se reproduire . Je suppose que l' effet ( ... ) , ait lieu sensiblement avant l' effet ( ... ) . Si l' expérience nous rendait témoins d' un tel spectacle , notre postulat se trouverait démenti . Car l' expérience nous apprendrait que la première durée ( ... ) est égale à la première durée ( ... ) et que la seconde durée ( ... ) est plus petite que la seconde durée ( ... ) . Au contraire notre postulat exigerait que les deux durées ( ... ) fussent égales entre elles , de même que les deux durées ( ... ) . L' égalité et l' inégalité déduites de l' expérience seraient incompatibles avec les deux égalités tirées du postulat . Or , pouvons -nous affirmer que les hypothèses que je viens de faire soient absurdes ? Elles n' ont rien de contraire au principe de contradiction . Sans doute elles ne sauraient se réaliser sans que le principe de raison suffisante semble violé . Mais pour justifier une définition aussi fondamentale , j' aimerais mieux un autre garant . Mais ce n' est pas tout . Dans la réalité physique , une cause ne produit pas un effet , mais une multitude de causes distinctes contribuent à le produire , sans qu' on ait aucun moyen de discerner la part de chacune d' elles . Les physiciens cherchent à faire cette distinction ; mais ils ne la font qu' à peu près , et quelques progrès qu' ils fassent , ils ne la feront jamais qu' à peu près . Il est à peu près vrai que le mouvement du pendule est dû uniquement à l' attraction de la terre ; mais en toute rigueur , il n' est pas jusqu'à l' attraction de * Sirius qui n' agisse sur le pendule . Dans ces conditions , il est clair que les causes qui ont produit un certain effet ne se reproduiront jamais qu' à peu près . Et alors nous devons modifier notre postulat et notre définition , au lieu de dire : " les mêmes causes mettent le même temps à produire les mêmes effets . " nous devons dire : " des causes à peu près identiques mettent à peu près le même temps pour produire à peu près les mêmes effets . " notre définition n' est donc plus qu' approchée . D' ailleurs , comme le fait très justement remarquer * M. * Calinon dans un mémoire récent ( étude sur les diverses grandeurs , * Paris , * Gauthier- * Villars , 1897 ) : " une des circonstances d' un phénomène quelconque est la vitesse de la rotation de la terre ; si cette vitesse de rotation varie , elle constitue , dans la reproduction de ce phénomène une circonstance qui ne reste plus identique à elle-même . Mais supposer cette vitesse de rotation constante , c' est supposer qu' on sait mesurer le temps . " notre définition n' est donc pas encore satisfaisante ; ce n' est certainement pas celle qu' adoptent implicitement les astronomes dont je parlais plus haut , quand ils affirment que la rotation terrestre va en se ralentissant . Quel sens a dans leur bouche cette affirmation ? Nous ne pouvons le comprendre qu' en analysant les preuves qu' ils donnent de leur proposition . Ils disent d' abord que le frottement des marées produisant de la chaleur doit détruire de la force vive . Ils invoquent donc le principe des forces vives ou de la conservation de l' énergie . Ils disent ensuite que l' accélération séculaire de la lune , calculée d' après la loi de * Newton , serait plus petite que celle qui est déduite des observations , si on ne faisait la correction relative au ralentissement de la rotation terrestre . Ils invoquent donc la loi de * Newton . En d' autres termes , ils définissent la durée de la façon suivante : le temps doit être défini de telle façon que la loi de * Newton et celle des forces vives soient vérifiées . La loi de * Newton est une vérité d' expérience ; comme telle elle n' est qu' approximative , ce qui montre que nous n' avons encore qu' une définition par à peu près . Si nous supposons maintenant que l' on adopte une autre manière de mesurer le temps , les expériences sur lesquelles est fondée la loi de * Newton n' en conserveraient pas moins le même sens . Seulement , l' énoncé de la loi serait différent , parce qu' il serait traduit dans un autre langage ; il serait évidemment beaucoup moins simple . De sorte que la définition implicitement adoptée par les astronomes peut se résumer ainsi : le temps doit être défini de telle façon que les équations de la mécanique soient aussi simples que possible . En d' autres termes , il n' y a pas une manière de mesurer le temps qui soit plus vraie qu' une autre ; celle qui est généralement adoptée est seulement plus commode . de deux horloges , nous n' avons pas le droit de dire que l' une marche bien et que l' autre marche mal ; nous pouvons dire seulement qu' on a avantage à s' en rapporter aux indications de la première . La difficulté dont nous venons de nous occuper a été , je l' ai dit , souvent signalée ; parmi les ouvrages les plus récents où il en est question , je citerai , outre l' opuscule de * M . * Calinon , le traité de mécanique de * M . * Andrade . La seconde difficulté a jusqu'ici beaucoup moins attiré l' attention ; elle est cependant tout à fait analogue à la précédente ; et même , logiquement , j' aurais dû en parler d' abord . Deux phénomènes psychologiques s se passent dans deux consciences différentes ; quand je dis qu' ils sont simultanés , qu' est -ce que je veux dire ? Quand je dis qu' un phénomène physique , qui se passe en dehors de toute conscience est antérieur ou postérieur à un phénomène psychologique , qu' est -ce que je veux dire ? En 1572 , * Tycho- * Brahé remarqua dans le ciel une étoile nouvelle . Une immense conflagration s' était produite dans quelque astre très lointain ; mais elle s' était produite longtemps auparavant ; il avait fallu pour le moins deux cents ans , avant que la lumière partie de cette étoile eût atteint notre terre . Cette conflagration était donc antérieure à la découverte de l' * Amérique . Eh bien , quand je dis cela , quand je considère ce phénomène gigantesque qui n' a peut-être eu aucun témoin , puisque les satellites de cette étoile n' ont peut-être pas d' habitants , quand je dis que ce phénomène est antérieur à la formation de l' image visuelle de l' île d' * Espanola dans la conscience de * Christophe * Colomb , qu' est -ce que je veux dire ? Il suffit d' un peu de réflexion pour comprendre que toutes ces affirmations n' ont par elles-mêmes aucun sens . Elles ne peuvent en avoir un que par suite d' une convention . Nous devons d' abord nous demander comment on a pu avoir l' idée de faire rentrer dans un même cadre tant de mondes impénétrables les uns aux autres . Nous voudrions nous représenter l' univers extérieur , et ce n' est qu' à ce prix que nous croirions le connaître . Cette représentation , nous ne l' aurons jamais , nous le savons : notre infirmité est trop grande . Nous voulons au moins que l' on puisse concevoir une intelligence infinie pour laquelle cette représentation serait possible , une sorte de grande conscience qui verrait tout , et qui classerait tout dans son temps , comme nous classons , dans notre temps , le peu que nous voyons . Cette hypothèse est bien grossière et incomplète ; car cette intelligence suprême ne serait qu' un demi-dieu ; infinie en un sens , elle serait limitée en un autre , puisqu' elle n' aurait du passé qu' un souvenir imparfait ; et elle n' en pourrait avoir d' autre ; puisque sans cela tous les souvenirs lui seraient également présents et qu' il n' y aurait pas de temps pour elle . Et cependant quand nous parlons du temps , pour tout ce qui se passe en dehors de nous , n' adoptons -nous pas inconsciemment cette hypothèse ; ne nous mettons -nous pas à la place de ce dieu imparfait ; et les athées eux-mêmes ne se mettent -ils pas à la place où serait * Dieu , s' il existait ? Ce que je viens de dire nous montre peut-être pourquoi nous avons cherché à faire rentrer tous les phénomènes physiques dans un même cadre . Mais cela ne peut passer pour une définition de la simultanéité , puisque cette intelligence hypothétique , si même elle existait , serait impénétrable pour nous . Il faut donc chercher autre chose . Les définitions ordinaires qui conviennent pour le temps psychologique , ne pourraient plus nous suffire . Deux faits psychologiques simultanés sont liés si étroitement que l' analyse ne peut les séparer sans les mutiler . En est -il de même pour deux faits physiques ? Mon présent n' est -il pas plus près de mon passé d' hier que du présent de * Sirius ? On a dit aussi que deux faits doivent être regardés comme simultanés quand l' ordre de leur succession peut être interverti à volonté . Il est évident que cette définition ne saurait convenir pour deux faits physiques qui se produisent à de grandes distances l' un de l' autre , et que , en ce qui les concerne , on ne comprend même plus ce que peut être cette réversibilité ; d' ailleurs , c' est d' abord la succession même qu' il faudrait définir . Cherchons donc à nous rendre compte de ce qu' on entend par simultanéité ou antériorité , et pour cela analysons quelques exemples . J' écris une lettre ; elle est lue ensuite par l' ami à qui je l' ai adressée . Voilà deux faits qui ont eu pour théâtre deux consciences différentes . En écrivant cette lettre , j' en ai possédé l' image visuelle , et mon ami a possédé à son tour cette même image en lisant la lettre . Bien que ces deux faits se passent dans des mondes impénètrables , je n' hésite pas à regarder le premier comme antérieur au second , parce que je crois qu' il en est la cause . J' entends le tonnerre , et je conclus qu' il y a eu une décharge électrique ; je n' hésite pas à considérer le phénomène physique comme antérieur à l' image sonore subie par ma conscience , parce que je crois qu' il en est la cause . Voilà donc la règle que nous suivons , et la seule que nous puissions suivre ; quand un phénomène nous apparaît comme la cause d' un autre , nous le regardons comme antérieur . C' est donc par la cause que nous définissons le temps ; mais le plus souvent , quand deux faits nous apparaissent liés par une relation constante , comment reconnaissons -nous lequel est la cause et lequel est l' effet ? Nous admettons que le fait antérieur , l' antécédent , est la cause de l' autre , du conséquent . C' est alors par le temps que nous définissons la cause . Comment se tirer de cette pétition de principe ? Nous disons tantôt post hoc , ergo propter hoc ; tantôt propter hoc , ergo post hoc ; sortira -t-on de ce cercle vicieux ? Voyons donc , non pas comment on parvient à s' en tirer , car on n' y parvient pas complètement , mais comment on cherche à s' en tirer . J' exécute un acte volontaire a et je subis ensuite une sensation d , que je regarde comme une conséquence de l' acte a ; d' autre part , pour une raison quelconque , j' infère que cette conséquence n' est pas immédiate ; mais qu' il s' est accompli en dehors de ma conscience deux faits b et c dont je n' ai pas été témoin et de telle façon que b soit l' effet de a , que c soit celui de b , et d celui de c . Mais pourquoi cela ? Si je crois avoir des raisons pour regarder les quatre faits a , b , c , d , comme liés l' un à l' autre par un lien de causalité , pourquoi les ranger dans l' ordre causal a b c d et en même temps dans l' ordre chronologique a b c d plutôt que dans tout autre ordre ? Je vois bien que dans l' acte a j' ai le sentiment d' avoir été actif , tandis qu' en subissant la sensation d , j' ai celui d' avoir été passif . C' est pourquoi je regarde a comme la cause initiale et d comme l' effet ultime ; c' est pourquoi je range a au commencement de la chaîne et d à la fin ; mais pourquoi mettre b avant c plutôt que c avant b ? Si l' on se pose cette question , on répondra ordinairement : on sait bien que c' est b qui est la cause de c , puisqu' on voit toujours b se produire avant c . Ces deux phénomènes , quand on est témoin , se passent dans un certain ordre ; quand des phénomènes analogues se produisent sans témoin , il n' y a pas de raison pour que cet ordre soit interverti . Sans doute , mais qu' on y prenne garde ; nous ne connaissons jamais directement les phénomènes physiques b et c ; ce que nous connaissons , ce sont des sensations b'et c' produites respectivement par b et par c . Notre conscience nous apprend immédiatement que b'précède c' et nous admettons que b et c se succèdent dans le même ordre . Cette règle paraît en effet bien naturelle , et cependant on est souvent conduit à y déroger . Nous n' entendons le bruit du tonnerre que quelques secondes après la décharge électrique du nuage . De deux coups de foudre , l' un lointain , l' autre rapproché , le premier ne peut -il pas être antérieur au second , bien que le bruit du second nous parvienne avant celui du premier ? Autre difficulté ; avons -nous bien le droit de parler de la cause d' un phénomène ? Si toutes les parties de l' univers sont solidaires dans une certaine mesure , un phénomène quelconque ne sera pas l' effet d' une cause unique , mais la résultante de causes infiniment nombreuses ; il est , dit -on souvent , la conséquence de l' état de l' univers un instant auparavant . Comment énoncer des règles applicables à des circonstances aussi complexes ? Et pourtant ce n' est qu' à ce prix que ces règles pourront être générales et rigoureuses . Pour ne pas nous perdre dans cette infinie complexité , faisons une hypothèse plus simple ; considérons trois astres , par exemple , le soleil , jupiter et saturne ; mais , pour plus de simplicité , regardons -les comme réduits à des points matériels et isolés du reste du monde . Les positions et les vitesses des trois corps à un instant donné suffisent pour déterminer leurs positions et leurs vitesses à l' instant suivant , et par conséquent à un instant quelconque . Leur position à l' instant t déterminent leurs positions à l' instant t plus h , aussi bien que leurs positions à l' instant t moins h . il y a même plus ; la position de * Jupiter à l' instant t , jointe à celle de saturne à l' instant t plus a , détermine la position de jupiter à un instant quelconque et celle de saturne à un instant quelconque . L' ensemble des positions qu' occupent * Jupiter à l' instant t plus ( ... ) et * Saturne à l' instant t plus a plus ( ... ) est lié à l' ensemble des positions qu' occupent jupiter à l' instant t et saturne à l' instant t plus a , par des lois aussi précises que celle de * Newton , quoique plus compliquées . Dès lors pourquoi ne pas regarder l' un de ces ensembles comme la cause de l' autre , ce qui conduirait à considérer comme simultanés l' instant t de jupiter et l' instant t plus a de saturne ? Il ne peut y avoir à cela que des raisons de commodités et de simplicité , fort puissantes , il est vrai . Mais passons à des exemples moins artificiels ; pour nous rendre compte de la définition implicitement admise par les savants , voyons -les à l' oeuvre et cherchons suivant quelles règles ils recherchent la simultanéité . Je prendrai deux exemples simples ; la mesure de la vitesse de la lumière et la détermination des longitudes . Quand un astronome me dit que tel phénomène stellaire , que son télescope lui révèle en ce moment , s' est cependant passé il y a cinquante ans , je cherche ce qu' il veut dire et pour cela , je lui demanderai d' abord comment il le sait , c' est-à-dire comment il a mesuré la vitesse de la lumière . Il a commencé par admettre que la lumière a une vitesse constante , et en particulier que sa vitesse est la même dans toutes les directions . C' est là un postulat sans lequel aucune mesure de cette vitesse ne pourrait être tentée . Ce postulat ne pourra jamais être vérifié directement par l' expérience ; il pourrait être contredit par elle , si les résultats des diverses mesures n' étaient pas concordants . Nous devons nous estimer heureux que cette contradiction n' ait pas lieu et que les petites discordances qui peuvent se produire puissent s' expliquer facilement . Le postulat , en tout cas , conforme au principe de la raison suffisante , a été accepté par tout le monde ; ce que je veux retenir , c' est qu' il nous fournit une règle nouvelle pour la recherche de la simultanéité , entièrement différente de celle que nous avions énoncée plus haut . Ce postulat admis , voyons comment on a mesuré la vitesse de la lumière . On sait que * Roemer s' est servi des éclipses , des satellites de jupiter , et a cherché de combien l' événement retardait sur la prédiction . Mais cette prédiction comment la fait -on ? C' est à l' aide des lois astronomiques , par exemple de la loi de * Newton . Les faits observés ne pourraient -ils pas tout aussi bien s' expliquer si on attribuait à la vitesse de la lumière une valeur un peu différente de la valeur adoptée , et si on admettait que la loi de * Newton n' est qu' approchée ? Seulement on serait conduit à remplacer la loi de * Newton par une autre plus compliquée . Ainsi on adopte pour la vitesse de la lumière une valeur telle que les lois astronomiques compatibles avec cette valeur soient aussi simples que possible . Quand les marins ou les géographes déterminent une longitude , ils ont précisément à résoudre le problème qui nous occupe ; ils doivent , sans être à * Paris , calculer l' heure de * Paris . Comment s' y prennent -ils ? Ou bien ils emportent un chronomètre réglé à * Paris . Le problème qualitatif de la simultanéité est ramené au problème quantitatif de la mesure du temps . Je n' ai pas à revenir sur les difficultés relatives à ce dernier problème , puisque j' y ai longuement insisté plus haut . Ou bien ils observent un phénomène astronomique tel qu' une éclipse de lune et ils admettent que ce phénomène est aperçu simultanément de tous les points du globe . Cela n' est pas tout à fait vrai , puisque la propagation de la lumière n' est pas instantanée ; si on voulait une exactitude absolue , il y aurait une correction à faire d' après une règle compliquée . Ou bien enfin , ils se servent du télégraphe . Il est clair d' abord que la réception du signal à * Berlin , par exemple , est postérieure à l' expédition de ce même signal de * Paris . C' est la règle de la cause et de l' effet analysée plus haut . Mais postérieure , de combien ? En général , on néglige la durée de la transmission et on regarde les deux événements comme simultanés . Mais , pour être rigoureux , il faudrait faire encore une petite correction par un calcul compliqué ; on ne la fait pas dans la pratique , parce qu' elle serait beaucoup plus faible que les erreurs d' observation ; sa nécessité théorique n' en subsiste pas moins à notre point de vue , qui est celui d' une définition rigoureuse . De cette discussion , je veux retenir deux choses : 1 . Les règles appliquées sont très variées . 2 . Il est difficile de séparer le problème qualitatif de la simultanéité du problème quantitatif de la mesure du temps ; soit qu' on se serve d' un chronomètre , soit qu' on ait à tenir compte d' une vitesse de transmission , comme celle de la lumière , car on ne saurait mesurer une pareille vitesse sans mesurer un temps . Il convient de conclure . Nous n' avons pas l' intuition directe de la simultanéité , pas plus que celle de l' égalité de deux durées . Si nous croyons avoir cette intuition , c' est une illusion . Nous y suppléons à l' aide de certaines règles que nous appliquons presque toujours sans nous en rendre compte . Mais quelle est la nature de ces règles ? Pas de règle générale , pas de règle rigoureuse ; une multitude de petites règles applicables à chaque cas particulier . Ces règles ne s' imposent pas à nous et on pourrait s' amuser à en inventer d' autres ; cependant on ne saurait s' en écarter sans compliquer beaucoup l' énoncé des lois de la physique , de la mécanique , de l' astronomie . Nous choisissons donc ces règles , non parce qu' elles sont vraies , mais parce qu' elles sont les plus commodes , et nous pourrions les résumer en disant : " la simultanéité de deux événements , ou l' ordre de leur succession , l' égalité de deux durées , doivent être définies de telle sorte que l' énoncé des lois naturelles soit aussi simple que possible . En d' autres termes , toutes ces règles , toutes ces définitions ne sont que le fruit d' un opportunisme inconscient . " chapitre III . la notion d' espace : 1 . Introduction : dans les articles que j' ai précédemment consacrés à l' espace , j' ai surtout insisté sur les problèmes soulevés par la géométrie non-euclidienne , en laissant presque complètement de côté d' autres questions plus difficiles à aborder , telles que celles qui se rapportent au nombre des dimensions . Toutes les géométries que j' envisageais avaient ainsi un fond commun , ce continuum à trois dimensions qui était le même pour toutes et qui ne se différenciait que par les figures qu' on y traçait ou quand on prétendait le mesurer . Dans ce continuum , primitivement amorphe , on peut imaginer un réseau de lignes et de surfaces , on peut convenir ensuite de regarder les mailles de ce réseau comme égales entre elles , et c' est seulement après cette convention que ce continuum , devenu mesurable , devient l' espace euclidien ou l' espace non-euclidien . De ce continuum amorphe peut donc sortir indifféremment l' un ou l' autre des deux espaces , de même que sur une feuille de papier blanc on peut tracer indifféremment une droite ou un cercle . Dans l' espace nous connaissons des triangles rectilignes dont la somme des angles est égale à deux droites ; mais nous connaissons également des triangles curvilignes dont la somme des angles est plus petite que deux droites . L' existence des uns n' est pas plus douteuse que celle des autres . Donner aux côtés des premiers le nom de droites , c' est adopter la géométrie euclidienne ; donner aux côtés des derniers le nom de droites , c' est adopter la géométrie non-euclidienne . De sorte que , demander quelle géométrie convient -il d' adopter , c' est demander ; à quelle ligne convient -il de donner le nom de droite ? Il est évident que l' expérience ne peut résoudre une pareille question ; on ne demanderait pas , par exemple , à l' expérience de décider si je dois appeler une droite ab ou bien cd . D' un autre côté , je ne puis dire non plus que je n' ai pas le droit de donner le nom de droites aux côtés des triangles non-euclidiens , parce qu' ils ne sont pas conformes à l' idée éternelle de droite que je possède par intuition . Je veux bien que j' aie l' idée intuitive du côté du triangle euclidien , mais j' ai également l' idée intuitive du côté du triangle non-euclidien . Pourquoi aurai -je le droit d' appliquer le nom de droite à la première de ces idées et pas à la seconde ? En quoi ces deux syllabes feraient -elles partie intégrante de cette idée intuitive ? évidemment quand nous disons que la droite euclidienne est une vraie droite et que la droite non-euclidienne n' est pas une vraie droite , nous voulons dire tout simplement que la première idée intuitive correspond à un objet plus remarquable que la seconde . Mais comment jugeons -nous que cet objet est plus remarquable ? C' est ce que j' ai recherché dans science et hypothèse . c' est là que nous avons vu intervenir l' expérience ; si la droite euclidienne est plus remarquable que la droite non-euclidienne , c' est avant tout qu' elle diffère peu de certains objets naturels remarquables dont la droite non-euclidienne diffère beaucoup . Mais , dira -t-on , la définition de la droite non-euclidienne est artificielle ; essayons un instant de l' adopter , nous verrons que deux cercles de rayon différent recevront tous deux le nom de droites non-euclidiennes , tandis que de deux cercles de même rayon , l' un pourra satisfaire à la définition sans que l' autre y satisfasse , et alors si nous transportons une de ces soi-disant droites sans la déformer , elle cessera d' être une droite . Mais de quel droit considérons -nous comme égales ces deux figures que les géomètres euclidiens appellent deux cercles de même rayon ? C' est parce qu' en transportant l' une d' elles sans la déformer on peut la faire coïncider avec l' autre . Et pourquoi disons -nous que ce transport s' est effectué sans déformation ? Il est impossible d' en donner une bonne raison . Parmi tous les mouvements convenables , il y en a dont les géomètres euclidiens disent qu' ils ne sont pas accompagnés de déformation ; mais il y en a d' autres dont les géomètres non-euclidiens diraient qu' ils ne sont pas accompagnés de déformation . Dans les premiers , dits mouvements euclidiens , les droites euclidiennes restent des droites euclidiennes , et les droites non-euclidiennes ne restent pas des droites non-euclidiennes ; dans les mouvements de la seconde sorte , ou mouvements non-euclidiens , les droites non-euclidiennes restent des droites non-euclidiennes et les droites euclidiennes ne restent pas des droites euclidiennes . On n' a donc pas démontré qu' il était déraisonnable d' appeler droites les côtés des triangles non-euclidiens ; on a démontré seulement que cela serait déraisonnable si on continuait d' appeler mouvements sans déformation les mouvements euclidiens ; mais on aurait montré tout aussi bien qu' il serait déraisonnable d' appeler droites les côtés des triangles euclidiens si l' on appelait mouvements sans déformation les mouvements non-euclidiens . Maintenant quand nous disons que les mouvements euclidiens sont les vrais mouvements sans déformation , que voulons -nous dire ? Nous voulons dire simplement qu' ils sont plus remarquables que les autres ; et pourquoi sont -ils plus remarquables ? C' est parce que certains corps naturels remarquables , les corps solides , subissent des mouvements à peu près pareils . Et alors quand nous demandons : peut -on imaginer l' espace non-euclidien ? Cela veut dire : pouvons -nous imaginer un monde où il y aurait des objets naturels remarquables affectant à peu près la forme des droites non-euclidiennes , et des corps naturels remarquables subissant fréquemment des mouvements à peu près pareils aux mouvements non-euclidiens ? J' ai montré dans science et hypothèse qu' à cette question il faut répondre oui . On a souvent observé que si tous les corps de l' univers venaient à se dilater simultanément et dans la même proportion , nous n' aurions aucun moyen de nous en apercevoir , puisque tous nos instruments de mesure grandiraient en même temps que les objets mêmes qu' ils servent à mesurer . Le monde , après cette dilatation , continuerait son train sans que rien vienne nous avertir d' un événement aussi considérable . En d' autres termes , deux mondes qui seraient semblables l' un à l' autre ( en entendant le mot similitude au sens du 3e livre de géométrie ) seraient absolument indiscernables . Mais il y a plus , non seulement des mondes seront indiscernables s' ils sont égaux ou semblables , c' est-à-dire si l' on peut passer de l' un à l' autre en changeant les axes de coordonnées , ou en changeant l' échelle à laquelle sont rapportées les longueurs ; mais ils seront encore indiscernables si l' on peut passer de l' un à l' autre par une " transformation ponctuelle " quelconque . Je m' explique . Je suppose qu' à chaque point de l' un corresponde un point de l' autre et un seul , et inversement ; et de plus que les coordonnées d' un point soient des fonctions continues , d' ailleurs tout à fait quelconques , des coordonnées du point correspondant . Je suppose d' autre part qu' à chaque objet du premier monde , corresponde dans le second un objet de même nature placé précisément au point correspondant . Je suppose enfin que cette correspondante réalisée à l' instant initial , se conserve indéfiniment . Nous n' aurions aucun moyen de discerner ces deux mondes l' un de l' autre . Quand on parle de la relativité de l' espace , on ne l' entend pas d' ordinaire dans un sens aussi large ; c' est ainsi cependant qu' il conviendrait de l' entendre . Si l' un de ces univers est notre monde euclidien , ce que ses habitants appelleront droite , ce sera notre droite euclidienne ; mais ce que les habitants du second monde appelleront droite , ce sera une courbe qui jouira des mêmes propriétés par rapport au monde qu' ils habitent et par rapport aux mouvements qu' ils appelleront mouvements sans déformation ; leur géométrie sera donc la géométrie euclidienne , mais leur droite ne sera pas notre droite euclidienne . Ce sera sa transformée par la transformation ponctuelle qui fait passer de notre monde au leur ; les droites de ces hommes ne seront pas nos droites , mais elles auront entre elles les mêmes rapports que nos droites entre elles , c' est dans ce sens que je dis que leur géométrie sera la nôtre . Si alors nous voulons à toute force proclamer qu' ils se trompent , que leur droite n' est pas la vraie droite , si nous ne voulons pas confesser qu' une pareille affirmation n' a aucun sens , du moins devrons -nous avouer que ces gens n' ont aucune espèce de moyen de s' apercevoir de leur erreur . 2 . La géométrie qualitative : tout cela est relativement facile à comprendre et je l' ai déjà si souvent répété que je crois inutile de m' étendre davantage sur ce sujet . L' espace euclidien n' est pas une forme imposée à notre sensibilité , puisque nous pouvons imaginer l' espace non-euclidien ; mais les deux espaces euclidien et non-euclidien ont un fond commun , c' est ce continuum amorphe dont je parlais au début ; de ce continuum nous pouvons tirer soit l' espace euclidien , soit l' espace lobatchewskien , de même que nous pouvons , en y traçant une graduation convenable , transformer un thermomètre non gradué soit en thermomètre * Fahrenheit , soit en thermomètre * Réaumur . Et alors une question se pose : ce continuum amorphe , que notre analyse a laissé subsister , n' est -il pas une forme imposée à notre sensibilité ? Nous aurions élargi la prison dans laquelle cette sensibilité est enfermée , mais ce serait toujours une prison . Ce continu possède un certain nombre de propriétés , exemptes de toute idée de mesure . L' étude de ces propriétés est l' objet d' une science qui a été cultivée par plusieurs grands géomètres et en particulier par * Riemann et * Betti et qui a reçu le nom d' analysis sitûs . Dans cette science , on fait abstraction de toute idée quantitative et par exemple , si on constate que sur une ligne le point b est entre les points a et c , on se contentera de cette constatation et on ne s' inquiétera pas de savoir si la ligne abc est droite ou courbe , ni si la longueur ab est égale à la longueur bc , ou si elle est deux fois plus grande . I. LES SCIENCES MATHÉMATIQUES Les théorèmes de l' analysis sitûs ont donc ceci de particulier qu' ils resteraient vrais si les figures étaient copiées par un dessinateur malhabile qui altérerait grossièrement toutes les proportions et remplacerait les droites par des lignes plus ou moins sinueuses . En termes mathématiques , ils ne sont pas altérés par une " transformation ponctuelle " quelconque . On a dit souvent que la géométrie métrique était quantitative , tandis que la géométrie projective était purement qualitative ; cela n' est pas tout à fait vrai : ce qui distingue la droite des autres lignes , ce sont encore des propriétés qui restent quantitatives à certains égards . La véritable géométrie qualitative c' est donc l' analysis sitûs . Les mêmes questions qui se posaient à propos des vérités de la géométrie euclidienne , se posent de nouveau à propos des théorèmes de l' analysis sitûs . Peuvent -ils être obtenus par un raisonnement déductif ? Sont -ce des conventions déguisées ? Sont -ce des vérités expérimentales ? Sont -ils les caractères d' une forme imposée soit à notre sensibilité , soit à notre entendement ? Je veux simplement observer que les deux dernières solutions s' excluent , ce dont tout le monde ne s' est pas toujours bien rendu compte . Nous ne pouvons pas admettre à la fois qu' il est impossible d' imaginer l' espace à quatre dimensions et que l' expérience nous démontre que l' espace a trois dimensions . L' expérimentateur pose à la nature une interrogation : est -ce ceci ou cela ? Et il ne peut la poser sans imaginer les deux termes de l' alternative . S' il était impossible de s' imaginer l' un de ces termes , il serait inutile et d' ailleurs impossible de consulter l' expérience . Nous n' avons pas besoin d' observation pour savoir que l' aiguille d' une horloge n' est pas sur la division 15 du cadran , puisque nous savons d' avance qu' il n' y en a que 12 , et nous ne pourrions pas regarder à la division 15 pour voir si l' aiguille s' y trouve , puisque cette division n' existe pas . Remarquons également qu' ici les empiristes sont débarrassés de l' une des objections les plus graves qu' on peut diriger contre eux , de celle qui rend absolument vains d' avance tous leurs efforts pour appliquer leur thèse aux vérités de la géométrie euclidienne . Ces vérités sont rigoureuses et toute expérience ne peut être qu' approchée . En analysis sitûs les expériences approchées peuvent suffire pour donner un théorème rigoureux et , par exemple , si l' on voit que l' espace ne peut avoir ni deux ou moins de deux dimensions , ni quatre ou plus de quatre , ou est certain qu' il en a exactement 3 , car il ne saurait en avoir 2 et demi ou 3 et demi . De tous les théorèmes de l' analysis sitûs , le plus important est celui que l' on exprime en disant que l' espace a trois dimensions . C' est de celui -là que nous allons nous occuper , et nous poserons la question en ces termes : quand nous disons que l' espace a trois dimensions , qu' est -ce que nous voulons dire ? 3 . Le continu physique a plusieurs dimensions : j' ai expliqué dans science et hypothèse d' où nous vient la notion de la continuité physique et comment a pu en sortir celle de la continuité mathématique . Il arrive que nous sommes capables de distinguer deux impressions l' une de l' autre , tandis que nous ne saurions distinguer chacune d' elles d' une même troisième . C' est ainsi que nous pouvons discerner facilement un poids de 12 grammes d' un poids de 10 grammes , tandis qu' un poids de 11 grammes ne saurait se distinguer ni de l' un , ni de l' autre . Une pareille constatation , traduite en symboles , s' écrirait : a égal b ..... etc . Ce serait là la formule du continu physique , tel que nous le donne l' expérience brute , d' où une contradiction intolérable que l' on a levée par l' introduction du continu mathématique . Celui -ci est une échelle dont les échelons ( nombres commensurables ou incommensurables ) sont en nombre infini , mais sont extérieurs les uns aux autres , au lieu d' empiéter les uns sur les autres comme le font , conformément à la formule précédente , les éléments du continu physique . Le continu physique est pour ainsi dire une nébuleuse non résolue , les instruments les plus perfectionnés ne pourraient parvenir à la résoudre ; sans doute si on évaluait les poids avec une bonne balance , au lieu de les apprécier à la main , on distinguerait le poids de 11 grammes de ceux de 10 et de 12 grammes et notre formule deviendrait : ( ...... ) mais on trouverait toujours entre a et b et entre b et c de nouveaux éléments d et e tels que : a égal d ....... etc . Et la difficulté n' aurait fait que reculer et la nébuleuse ne serait toujours pas résolue ; c' est l' esprit seul qui peut la résoudre et c' est le continu mathématique qui est la nébuleuse résolue en étoiles . Jusqu'à présent toutefois nous n' avons pas introduit la notion du nombre des dimensions . Que voulons -nous dire quand nous disons qu' un continu mathématique ou qu' un continu physique a deux ou trois dimensions ? Il faut d' abord que nous introduisions la notion de coupure , en nous attachant d' abord à l' étude des continus physiques . Nous avons vu ce qui caractérise le continu physique , chacun des éléments de ce continu consiste en un ensemble d' impressions ; et il peut arriver ou bien qu' un élément ne peut pas être discerné d' un autre élément du même continu , si ce nouvel élément correspond à un ensemble d' impressions trop peu différentes , ou bien au contraire que la distinction est possible ; enfin il peut se faire que deux éléments , indiscernables d' un même troisième , peuvent néanmoins être discernés l' un de l' autre . Cela posé , si a et b sont deux éléments discernables d' un continu c , on pourra trouver une série d' éléments ( ...... ) appartenant tous à ce même continu c et tels que chacun d' eux est indiscernable du précédent , que ( ... ) est indiscernable de a et ( ... ) indiscernable de b . On pourra donc aller de a à b par un chemin continu et sans quitter c . Si cette condition est remplie pour deux éléments quelconques a et b du continu c , nous pourrons dire que ce continu c est d' un seul tenant . distinguons maintenant quelques-uns des éléments de c qui pourront ou bien être tous discernables les uns des autres , ou former eux-mêmes un ou plusieurs continus . L' ensemble des éléments ainsi choisis arbitrairement parmi tous ceux de c formera ce que j' appellerai la ou les coupures . reprenons sur c deux éléments quelconques a et b . Ou bien nous pourrons encore trouver une série d' éléments ( ...... ) tels : 1 . Qu' ils appartiennent tous à c ; 2 . Que chacun d' eux soit indiscernable du suivant ; ( ... ) indiscernable de a et ( ... ) de b ; 3 . et en outre qu' aucun des éléments e ne soit indiscernable d' aucun des éléments de la coupure . ou bien au contraire dans toutes les séries ( ....... ) satisfaisant aux deux premières conditions , il y aura un élément e indiscernable de l' un des éléments de la coupure . Dans le 1er cas , nous pouvons aller de a à b par un chemin continu sans quitter c et sans rencontrer les coupures ; dans le second cas cela est impossible . Si alors pour deux éléments quelconques a et b du continu c , c' est toujours le premier cas qui se présente , nous dirons que c reste d' un seul tenant malgré les coupures . Ainsi si nous choisissons les coupures d' une certaine manière , d' ailleurs arbitraire , il pourra se faire ou bien que le continu reste d' un seul tenant ou qu' il ne reste pas d' un seul tenant ; dans cette dernière hypothèse nous dirons alors qu' il est divisé par les coupures . On remarquera que toutes ces définitions sont construites en partant uniquement de ce fait très simple , que deux ensembles d' impressions , tantôt peuvent être discernés , tantôt ne peuvent pas l' être . Cela posé , si pour diviser un continu , il suffit de considérer comme coupures un certain nombre d' éléments tous discernables les uns des autres , on dit que ce continu est à une dimension ; si au contraire pour diviser un continu , il est nécessaire de considérer comme coupures un système d' éléments formant eux-mêmes un ou plusieurs continus , nous dirons que ce continu est à plusieurs dimensions . si pour diviser un continu c , il suffit de coupures formant un ou plusieurs continus à une dimension , nous dirons que c est un continu à deux dimensions ; s' il suffit de coupures , formant un ou plusieurs continus à deux dimensions au plus , nous dirons que c est un continu à trois dimensions ; et ainsi de suite . Pour justifier cette définition , il faut voir si c' est bien ainsi que les géomètres introduisent la notion des trois dimensions au début de leurs ouvrages . Or , que voyons -nous ? Le plus souvent ils commencent par définir les surfaces comme les limites des volumes , ou parties de l' espace , les lignes comme les limites des surfaces , les points comme limites des lignes , et ils affirment que le même processus ne peut être poussé plus loin . C' est bien la même idée ; pour diviser l' espace , il faut des coupures que l' on appelle surfaces ; pour diviser les surfaces il faut des coupures que l' on appelle lignes ; pour diviser les lignes , il faut des coupures que l' on appelle points ; on ne peut aller plus loin et le point ne peut être divisé , le point n' est pas un continu ; alors les lignes , qu' on peut diviser par des coupures qui ne sont pas des continus , seront des continus à une dimension ; les surfaces que l' on peut diviser par des coupures continues à une dimension , seront des continus à deux dimensions , enfin l' espace que l' on peut diviser par des coupures continues à deux dimensions sera un continu à trois dimensions . Ainsi la définition que je viens de donner ne diffère pas essentiellement des définitions habituelles ; j' ai tenu seulement à lui donner une forme applicable non au continu mathématique , mais au continu physique , qui est seul susceptible de représentation et cependant à lui conserver toute sa précision . On voit , d' ailleurs , que cette définition ne s' applique pas seulement à l' espace , que dans tout ce qui tombe sous nos sens , nous retrouvons les caractères du continu physique , ce qui permettrait la même classification ; il serait aisé d' y trouver des exemples de continus de quatre , de cinq dimensions , au sens de la définition précédente ; ces exemples se présentent d' eux-mêmes à l' esprit . J' expliquerais enfin , si j' en avais le temps , que cette science dont je parlais plus haut et à laquelle * Riemann a donné le nom d' analysis sitûs , nous apprend à faire des distinctions parmi les continus d' un même nombre de dimensions et que la classification de ces continus repose encore sur la considération des coupures . De cette notion est sortie celle du continu mathématique à plusieurs dimensions de la même façon que le continu physique à une dimension avait engendré le continu mathématique à une dimension . La formule ( ....... ) qui résumait les données brutes de l' expérience impliquait une contradiction intolérable . Pour s' en affranchir , il a fallu introduire une notion nouvelle en respectant d' ailleurs les caractères essentiels du continu physique à plusieurs dimensions . Le continu mathématique à une dimension comportait une échelle unique dont les échelons en nombre infini correspondaient aux diverses valeurs commensurables ou non d' une même grandeur . Pour avoir le continu mathématique à n dimensions , il suffira de prendre n pareilles échelles dont les échelons correspondront aux diverses valeurs de n grandeurs indépendantes appelées coordonnées . On aura ainsi une image du continu physique à n dimensions , et cette image sera aussi fidèle qu' elle peut l' être du moment qu' on ne veut pas laisser subsister la contradiction dont je parlais plus haut . 4 . La notion de point : il semble maintenant que la question que nous nous posions au début est résolue . Quand nous disons que l' espace a trois dimensions , dira -t-on , nous voulons dire que l' ensemble des points de l' espace satisfait à la définition que nous venons de donner du continu physique à trois dimensions . Se contenter de cela , ce serait supposer que nous savons ce que c' est que l' ensemble des points de l' espace , ou même qu' un point de l' espace . Or , cela n' est pas aussi simple qu' on pourrait le croire . Tout le monde croit savoir ce que c' est qu' un point , et c' est même parce que nous le savons trop bien que nous croyons n' avoir pas besoin de le définir . Certes on ne peut pas exiger de nous que nous sachions le définir , car en remontant de définition en définition il faut bien qu' il arrive un moment où l' on s' arrête . Mais à quel moment doit -on s' arrêter ? On s' arrêtera d' abord quand on arrivera à un objet qui tombe sous nos sens ou que nous pouvons nous représenter ; la définition deviendra alors inutile , on ne définit pas le mouton à un enfant , on lui dit : voici un mouton . Et alors , nous devons nous demander s' il est possible de se représenter un point de l' espace . Ceux qui répondent oui ne réfléchissent pas qu' ils se représentent en réalité un point blanc fait avec la craie sur un tableau noir ou un point noir fait avec une plume sur un papier blanc , et qu' ils ne peuvent se représenter qu' un objet ou mieux les impressions que cet objet ferait sur leurs sens . Quand ils cherchent à se représenter un point , ils se représentent les impressions que leur feraient éprouver des objets très petits . Il est inutile d' ajouter que deux objets différents , quoique l' un et l' autre très petits , pourront produire des impressions extrêmement différentes , mais je n' insiste pas sur cette difficulté qui exigerait pourtant quelque discussion . Mais ce n' est pas de cela qu' il s' agit ; il ne suffit pas de se représenter un point , il faut se représenter tel point et avoir le moyen de le distinguer d' un autre point . Et en effet , pour que nous puissions appliquer à un continu la règle que j' ai exposée plus haut et par laquelle on peut reconnaître le nombre de ses dimensions , nous devons nous appuyer sur ce fait que deux éléments de ce continu tantôt peuvent et tantôt ne peuvent pas être discernés . Il faut donc que nous sachions dans certains cas nous représenter tel élément et le distinguer d' un autre élément . La question est de savoir si le point que je me représentais il y a une heure , est le même que celui que je me représente maintenant ou si c' est un point différent . En d' autres termes , comment savons -nous si le point occupé par l' objet a à l' instant ( ... ) est le même que le point occupé par l' objet b à l' instant ( ... ) , ou mieux encore , qu' est -ce que cela veut dire ? Je suis assis dans ma chambre , un objet est posé sur ma table ; je ne bouge pas pendant une seconde , personne ne touche à l' objet ; je suis tenté de dire que le point a qu' occupait cet objet au début de cette seconde est identique au point b qu' il occupe à la fin ; pas du tout : du point a au point b il y a 30 kilomètres , car l' objet a été entraîné dans le mouvement de la terre . Nous ne pourrons savoir si un objet , très petit ou non , n' a pas changé de position absolue dans l' espace , et non seulement nous ne pouvons l' affirmer , mais cette affirmation n' a aucun sens et en tout cas ne peut correspondre à aucune représentation . Mais alors nous pouvons nous demander si la position relative d' un objet par rapport à d' autres objets a varié ou non , et d' abord si la position relative de cet objet par rapport à notre corps a varié ; si les impressions que nous cause cet objet n' ont pas changé , nous serons enclins à juger que cette position relative n' a pas changé non plus ; si elles ont changé , nous jugerons que cet objet a changé soit d' état , soit de position relative . Il reste à décider lequel des deux . J' ai expliqué dans science et hypothèse comment nous avons été amenés à distinguer les changements de position . J' y reviendrai d' ailleurs plus loin . Nous arrivons donc à savoir si la position relative d' un objet par rapport à notre corps est ou non restée la même . Si maintenant nous voyons que deux objets ont conservé leur position relative par rapport à notre corps , nous concluons que la position relative de ces deux objets l' un par rapport à l' autre n' a pas changé ; mais nous n' arrivons à cette conclusion que par un raisonnement indirect . La seule chose que nous connaissions directement c' est la position relative des objets par rapport à notre corps . à fortiori ce n' est que par un raisonnement indirect que nous croyons savoir ( et encore cette croyance est -elle trompeuse ) si la position absolue de l' objet a changé . En somme , le système d' axes de coordonnées auxquels nous rapportons naturellement tous les objets extérieurs , c' est un système d' axes invariablement lié à notre corps , et que nous transportons partout avec nous . Il est impossible de se représenter l' espace absolu ; quand je veux me représenter simultanément des objets et moi-même en mouvement dans l' espace absolu , en réalité je me représente moi-même immobile et regardant se mouvoir autour de moi divers objets et un homme qui est extérieur à moi , mais que je conviens d' appeler moi . La difficulté sera -t-elle résolue quand on consentira à tout rapporter à ces axes liés à notre corps ? Savons -nous cette fois ce que c' est qu' un point défini ainsi par sa position relative par rapport à nous . Bien des gens répondront oui et diront qu' ils " localisent " les objets extérieurs . Qu' est -ce à dire ? Localiser un objet , cela veut dire simplement se représenter les mouvements qu' il faudrait faire pour l' atteindre ; je m' explique ; il ne s' agit pas de se représenter les mouvements eux-mêmes dans l' espace , mais uniquement de se représenter les sensations musculaires qui accompagnent ces mouvements et qui ne supposent pas la préexistence de la notion d' espace . Si nous supposons deux objets différents qui viennent successivement occuper la même position relative par rapport à nous , les impressions que nous causeront ces deux objets seront très différentes ; si nous les localisons au même point , c' est simplement parce qu' il faut faire les mêmes mouvements pour les atteindre ; à part cela , on ne voit pas bien ce qu' ils pourraient avoir de commun . Mais , étant donné un objet , on peut concevoir plusieurs séries différentes de mouvements qui permettraient également de l' atteindre . Si alors nous nous représentons un point , en nous représentant la série des sensations musculaires qui accompagneraient les mouvements qui permettraient d' atteindre ce point , on aura plusieurs manières entièrement différentes de se représenter un même point . Si l' on ne veut pas se contenter de cette solution , si on veut faire intervenir par exemple les sensations visuelles à côté des sensations musculaires , on aura une ou deux manières de plus de se représenter ce même point et la difficulté n' aura fait qu' augmenter . De toutes façons , la question suivante se pose : pourquoi jugeons -nous que toutes ces représentations si différentes les unes des autres représentent pourtant un même point ? Autre remarque : je viens de dire que c' est à notre propre corps que nous rapportons naturellement les objets extérieurs ; que nous transportons pour ainsi dire partout avec nous un système d' axes auxquels nous rapportons tous les points de l' espace , et que ce système d' axes est comme invariablement lié à notre corps . On doit observer que rigoureusement l' on ne pourrait parler d' axes invariablement liés au corps que si les diverses parties de ce corps étaient elles-mêmes invariablement liées l' une à l' autre . Comme il n' en est pas ainsi , nous devons , avant de rapporter les objets extérieurs à ces axes fictifs , supposer notre corps ramené à la même attitude . 5 . La notion du déplacement : j' ai montré dans science et hypothèse le rôle prépondérant joué par les mouvements de notre corps dans la genèse de la notion d' espace . Pour un être complètement immobile , il n' y aurait ni espace , ni géométrie ; c' est en vain qu' autour de lui les objets extérieurs se déplaceraient , les variations que ces déplacements feraient subir à ses impressions ne seraient pas attribuées par cet être à des changements de position , mais à de simples changements d' état , cet être n' aurait aucun moyen de distinguer ces deux sortes de changements , et cette distinction , capitale pour nous , n' aurait aucun sens pour lui . Les mouvements que nous imprimons à nos membres ont pour effet de faire varier les impressions produites sur nos sens par les objets extérieurs ; d' autres causes peuvent également les faire varier ; mais nous sommes amenés à distinguer les changements produits par nos propres mouvements et nous les discernons facilement pour deux raisons : 1 . Parce qu' ils sont volontaires ; 2 . Parce qu' ils sont accompagnés de sensations musculaires . Ainsi nous répartissons naturellement les changements que peuvent subir nos impressions en deux catégories que j' ai appelées d' un nom peut-être impropre : 1 . Les changements internes , qui sont volontaires et accompagnés de sensations musculaires ; 2 . Les changements externes , dont les caractères sont opposés . Nous observons ensuite que parmi les changements externes , il y en a qui peuvent être corrigés grâce à un changement interne qui ramène tout à l' état primitif ; d' autres ne peuvent pas être corrigés de la sorte ( c' est ainsi que quand un objet extérieur s' est déplacé , nous pouvons en nous déplaçant nous-mêmes nous replacer par rapport à cet objet dans la même situation relative de façon à rétablir l' ensemble des impressions primitives ; si cet objet ne s' est pas déplacé , mais a changé d' état , cela est impossible ) . De là une nouvelle distinction , parmi les changements externes : ceux qui peuvent être ainsi corrigés , nous les appelons changements de position ; et les autres , changements d' état . Supposons , par exemple , une sphère dont un hémisphère soit bleu et l' autre rouge ; elle nous présente d' abord l' hémisphère bleu ; puis elle tourne sur elle-même de façon à nous présenter l' hémisphère rouge . Soit maintenant un vase sphérique contenant un liquide bleu qui devient rouge par suite d' une réaction chimique . Dans les deux cas la sensation du rouge a remplacé celle du bleu ; nos sens ont éprouvé les mêmes impressions qui se sont succédé dans le même ordre , et pourtant ces deux changements sont regardés par nous comme très différents ; le premier est un déplacement , le second un changement d' état . Pourquoi ? Parce que , dans le premier cas , il me suffit de tourner autour de la sphère pour me placer vis-à-vis de l' hémisphère rouge et rétablir la sensation rouge primitive . Bien plus , si les deux hémisphères , au lieu d' être rouge et bleu , avaient été jaune et vert , comment se serait traduite pour moi la rotation de la sphère ? Tout à l' heure le rouge succédait au bleu , maintenant le vert succède au jaune ; et cependant je dis que les deux sphères ont éprouvé la même rotation , que l' une comme l' autre ont tourné autour de leur axe ; je ne puis pourtant pas dire que le vert soit au jaune comme le rouge est au bleu ; comment alors suis -je conduit à juger que les deux sphères ont subi le même déplacement ? évidemment , parce que , dans un cas comme dans l' autre , je puis rétablir la sensation primitive en tournant autour de la sphère , en faisant les mêmes mouvements , et je sais que j' ai fait les mêmes mouvements parce que j' ai éprouvé les mêmes sensations musculaires ; pour le savoir je n' ai donc pas besoin de savoir la géométrie d' avance et de me représenter les mouvements de mon corps dans l' espace géométrique . Autre exemple . Un objet s' est déplacé devant mon oeil , son image se formait d' abord au centre de la rétine ; elle se forme ensuite au bord ; la sensation ancienne m' était apportée par une fibre nerveuse aboutissant au centre de la rétine ; la sensation nouvelle m' est apportée par une autre fibre nerveuse partant du bord de la rétine ; ces deux sensations sont qualitativement différentes ; et sans cela comment pourrais -je les distinguer ? Pourquoi alors suis -je conduit à juger que ces deux sensations , qualitativement différentes , représentent une même image qui s' est déplacée ? C' est parce que je puis suivre l' objet de l' oeil et , par un déplacement de l' oeil volontaire et accompagné de sensations musculaires , ramener l' image au centre de la rétine et rétablir la sensation primitive . Je suppose que l' image d' un objet rouge soit allée du centre a au bord b de la rétine , puis que l' image d' un objet bleu aille à son tour du centre a au bord b de la rétine ; je jugerai que ces deux objets ont subi le même déplacement . Pourquoi ? Parce que , dans un cas comme dans l' autre , j' aurai pu rétablir la sensation primitive , et que pour cela j' aurai dû exécuter le même mouvement de l' oeil , et je saurai que mon oeil a exécuté le même mouvement parce que j' ai éprouvé les mêmes sensations musculaires . Si je ne pouvais mouvoir mon oeil , aurais -je quelque raison d' admettre que la sensation du rouge au centre de la rétine est à la sensation du rouge au bord de la rétine , comme celle du bleu au centre est à celle du bleu au bord ? Je n' aurais que quatre sensations qualitativement différentes , et si l' on me demandait si elles sont liées par la proportion que je viens d' énoncer , la question me semblerait ridicule , tout comme si l' on me demandait s' il y a une proportion analogue entre une sensation auditive , une sensation tactile et une sensation olfactive . Envisageons maintenant les changements internes , c' est-à-dire ceux qui sont produits par les mouvements volontaires de notre corps et qui sont accompagnés de changements musculaires ; ils donneront lieu aux deux observations suivantes , analogues à celles que nous venons de faire au sujet des changements externes . 1 . Je puis supposer que mon corps se soit transporté d' un point à un autre , mais en conservant la même attitude ; toutes les parties de ce corps ont donc conservé ou repris la même situation relative , bien que leur situation absolue dans l' espace ait varié ; je puis supposer également que non seulement la position de mon corps a changé , mais que son attitude n' est plus la même , que par exemple mes bras qui tout à l' heure étaient repliés soient maintenant allongés . Je dois donc distinguer les simples changements de position sans changement d' attitude , et les changements d' attitude . Les uns et les autres m' apparaissent sous forme de sensations musculaires . Comment alors suis -je amené à les distinguer ? C' est que les premiers peuvent servir à corriger un changement externe , et que les autres ne le peuvent pas ou du moins ne peuvent donner qu' une correction imparfaite . C' est là un fait que je vais expliquer , comme je l' expliquerais à quelqu' un qui saurait déjà la géométrie , mais il ne faut pas en conclure qu' il faut déjà savoir la géométrie pour faire cette distinction ; avant de la savoir , je constate le fait ( expérimentalement pour ainsi dire ) sans pouvoir l' expliquer . Mais pour faire la distinction entre les deux sortes de changement , je n' ai pas besoin d' expliquer le fait , il me suffit de le constater . quoi qu' il en soit , l' explication est aisée . Supposons qu' un objet extérieur se soit déplacé ; si nous voulons que les diverses parties de notre corps reprennent par rapport à cet objet leur position relative initiale , il faut que ces diverses parties aient repris également leur position relative initiale les unes par rapport aux autres . Seuls les changements internes qui satisferont à cette dernière condition , seront susceptibles de corriger le changement externe produit par le déplacement de cet objet . Si donc la position relative de mon oeil par rapport à mon doigt a changé , je pourrai bien ramener l' oeil dans sa situation relative initiale par rapport à l' objet et rétablir ainsi les sensations visuelles primitives , mais alors la position relative du doigt par rapport à l' objet aura changé et les sensations tactiles ne seront pas rétablies . 2 . Nous constatons également qu' un même changement externe peut être corrigé par deux changements internes correspondant à des sensations musculaires différentes . Ici encore je puis faire cette constatation sans savoir la géométrie : et je n' ai pas besoin d' autre chose , mais je vais donner l' explication du fait en employant le langage géométrique . Pour passer de la position a à la position b je puis prendre plusieurs chemins . Au premier de ces chemins correspondra une série s de sensations musculaires ; à un second chemin , correspondra une autre série s " de sensations musculaires qui généralement seront complètement différentes , puisque ce seront d' autres muscles qui seront entrés en jeu . Comment suis -je amené à regarder ces deux séries s et s " comme correspondant à un même déplacement ab ? C' est parce que ces deux séries sont susceptibles de corriger un même changement externe . à part cela , elle n' ont rien de commun . Considérons maintenant deux changements externes : ( ... ) et ( ... ) qui seront par exemple la rotation d' une sphère mi-partie bleue et rouge , et celle d' une sphère mi-partie jaune et verte ; ces deux changements n' ont rien de commun puisque l' un se traduit pour nous par le passage du bleu au rouge et l' autre par le passage du jaune au vert . Envisageons d' autre part deux séries de changements internes s et s " ; ils n' auront non plus rien de commun . Et cependant je dis que ( ... ) et ( ... ) correspondent au même déplacement , et que s et s " correspondent aussi au même déplacement . Pourquoi ? Tout simplement parce que s peut corriger ( ... ) aussi bien que ( ... ) et parce que ( ... ) peut être corrigé par s " aussi bien que par s . Et alors une question se pose : si j' ai constaté que s corrige ( ... ) et ( ... ) et que s " corrige ( ... ) , suis -je certain que s " corrige également ( ... ) ? L' expérience peut seule nous apprendre si cette loi se vérifie . Si elle ne se vérifiait pas , au moins approximativement , il n' y aurait pas de géométrie , il n' y aurait pas d' espace , parce que nous n' aurions plus intérêt à classer les changements externes et internes comme je viens de le faire , et , par exemple à distinguer les changements d' état des changements de position . Il est intéressant de voir quel a été dans tout cela le rôle de l' expérience . Elle m' a montré qu' une certaine loi se vérifie approximativement . Elle ne m' a pas appris comment est l' espace et qu' il satisfait à la condition dont il s' agit . Je savais en effet , avant toute expérience , que l' espace satisfera à cette condition ou qu' il ne sera pas , je ne puis pas dire non plus que l' expérience m' a appris que la géométrie est possible ; je vois bien que la géométrie est possible puisqu' elle n' implique pas contradiction ; l' expérience m' a appris seulement que la géométrie est utile . 6 . L' espace visuel : bien que les impressions motrices aient , comme je viens de l' expliquer , eu une influence tout à fait prépondérante dans la genèse de la notion d' espace qui n' aurait jamais pris naissance sans elles , il ne sera pas sans intérêt d' examiner aussi le rôle des impressions visuelles et de rechercher combien " l' espace visuel " a de dimensions , et d' appliquer pour cela à ces impressions la définition du ( ... ) une première difficulté se présente ; considérons une sensation colorée rouge affectant un certain point de la rétine ; et d' autre part une sensation colorée bleue affectant le même point de la rétine . Il faut bien que nous ayons quelque moyen de reconnaître que ces deux sensations , qualitativement différentes , ont quelque chose de commun . Or , d' après les considérations exposées dans le paragraphe précédent , nous n' avons pu le reconnaître que par les mouvements de l' oeil et les observations auxquelles ils ont donné lieu . Si l' oeil était immobile , ou si nous n' avions pas conscience de ses mouvements , nous n' aurions pu reconnaître que ces deux sensations de qualité différente avaient quelque chose de commun ; nous n' aurions pu en dégager ce qui leur donne un caractère géométrique . Les sensations visuelles , sans les sensations musculaires , n' auraient donc rien de géométrique , de sorte qu' on peut dire qu' il n' y a pas d' espace visuel pur . Pour lever cette difficulté , n' envisageons que des sensations de même nature , des sensations rouges , par exemple , ne différant les unes des autres que par le point de la rétine qu' elles affectent . Il est clair que je n' ai aucune raison pour faire un choix aussi arbitraire parmi toutes les sensations visuelles possibles , pour réunir dans une même classe toutes les sensations de même couleur , quel que soit le point de la rétine affecté . Je n' y aurais jamais songé , si je n' avais pas appris d' avance , par le moyen que nous venons de voir , à distinguer les changements d' état des changements de position , c' est-à-dire si mon oeil était immobile . Deux sensations de même couleur affectant deux parties différentes de la rétine m' apparaîtraient comme qualitativement distinctes , au même titre que deux sensations de couleur différente . En me restreignant aux sensations rouges , je m' impose donc une limitation artificielle et je néglige systématiquement tout un côté de la question ; mais ce n' est que par cet artifice que je puis analyser l' espace visuel sans y mêler de sensation motrice . Imaginons une ligne tracée sur la rétine , et divisant en deux sa surface ; et mettons à part les sensations rouges affectant un point de cette ligne , ou celles qui en différent trop peu pour en pouvoir être discernées . L' ensemble de ces sensations formera une sorte de coupure que j' appellerai c , et il est clair que cette coupure suffit pour diviser l' ensemble des sensations rouges possibles , et que si je prends deux sensations rouges affectant deux points situés de part et d' autre de la ligne , je ne pourrai passer de l' une de ces sensations à l' autre d' une manière continue sans passer à un certain moment par une sensation appartenant à la coupure . Si donc la coupure a n dimensions , l' ensemble total de mes sensations rouges , ou si l' on veut , l' espace visuel total en aura n plus 1 . Maintenant , je distingue les sensations rouges affectant un point de la coupure c . L' ensemble de ces sensations formera une nouvelle coupure c' . Il est clair que celle -ci divisera la coupure c , en donnant toujours au mot diviser le même sens . Si donc la coupure c' a n dimensions , la coupure c en aura n plus 1 et l' espace visuel total n plus 2 . Si toutes les sensations rouges affectant un même point de la rétine étaient regardées comme identiques , la coupure c' se réduisant à un élément unique aurait 0 dimension , et l' espace visuel en aurait 2 . Et pourtant le plus souvent on dit que l' oeil nous donne le sentiment d' une troisième dimension , et nous permet dans une certaine mesure de reconnaître la distance des objets . Quand on cherche à analyser ce sentiment , on constate qu' il se réduit soit à la conscience de la convergence des yeux , soit à celle de l' effort d' accommodation que fait le muscle ciliaire pour mettre l' image au point . Deux sensations rouges affectant le même point de la rétine ne seront donc regardées comme identiques que si elles sont accompagnées d' une même sensation de convergence et aussi d' une même sensation d' effort d' accommodation ou du moins de sensation de convergence et d' accommodation assez peu différentes pour ne pouvoir être discernées . à ce compte , la coupure c' est elle-même un continu et la coupure c a plus d' une dimension . Mais il arrive justement que l' expérience nous apprend que , quand deux sensations visuelles sont accompagnées d' une même sensation de convergence , elles sont également accompagnées d' une même sensation d' accommodation . Si alors nous formons une nouvelle coupure c " avec toutes celles des sensations de la coupure c' qui sont accompagnées d' une certaine sensation de convergence , d' après la loi précédente , elles seront toutes indiscernables et pourront être regardées comme identiques ; donc c " ne sera pas un continu et aura 0 dimension ; et comme c " divise c' il en résultera que c' en a une , c deux et que l' espace visuel total en a trois . mais en serait -il de même si l' expérience nous avait appris le contraire et si une certaine sensation de convergence n' était pas toujours accompagnée d' une même sensation d' accommodation ? Dans ce cas deux sensations affectant le même point de la rétine et accompagnées d' un même sentiment de convergence , deux sensations qui par conséquent appartiendraient l' une et l' autre à la coupure c " pourraient néanmoins être discernées parce qu' elles seraient accompagnées de deux sensations d' accommodation différentes . Donc c " serait à son tour continu , et aurait une dimension ( pour le moins ) ; alors c' en aurait deux , c trois et l' espace visuel total en aurait quatre . va -t-on dire alors que c' est l' expérience qui nous apprend que l' espace a trois dimensions , puisque c' est en partant d' une loi expérimentale que nous sommes arrivés à lui en attribuer trois ? Mais nous n' avons fait là pour ainsi dire qu' une expérience de physiologie ; et même comme il suffirait d' adapter sur les yeux des verres de construction convenable pour faire cesser l' accord entre les sentiments de convergence et d' accommodation , allons -nous dire qu' il suffit de mettre des bésicles pour que l' espace ait quatre dimensions et que l' opticien qui les a construites a donné une dimension de plus à l' espace ? évidemment non , tout ce que nous pouvons dire c' est que l' expérience nous a appris qu' il est commode d' attribuer à l' espace trois dimensions . Mais l' espace visuel n' est qu' une partie de l' espace , et dans la notion même de cet espace il y a quelque chose d' artificiel , comme je l' ai expliqué au début . Le véritable espace est l' espace moteur et c' est celui que nous examinerons dans le chapitre suivant . chapitre IV . l' espace et ses trois dimensions : 1 . Le groupe des déplacements : résumons brièvement les résultats obtenus . Nous nous proposions de rechercher ce qu' on veut dire quand on dit que l' espace a trois dimensions et nous nous sommes demandé d' abord ce que c' est qu' un continu physique et quand on peut dire qu' il a n dimensions . Si nous considérons divers systèmes d' impressions et que nous les comparions entre eux , nous reconnaissons souvent que deux de ces systèmes d' impressions ne peuvent être discernés ( ce que l' on exprime d' ordinaire en disant qu' ils sont trop voisins l' un de l' autre , et que nos sens sont trop grossiers pour que nous puissions les distinguer ) et nous constatons de plus que deux de ces systèmes peuvent quelquefois être discernés l' un de l' autre , bien qu' étant indiscernables d' un même troisième . S' il en est ainsi , on dit que l' ensemble de ces systèmes d' impressions forme un continu physique c . Et chacun de ces systèmes s' appellera un élément du continu c . Combien ce continu a -t-il de dimensions ? Prenons d' abord deux éléments a et b de c , et supposons qui existe une suite ( ... ) d' éléments , appartenant tous au continu c , de telle façon que a et b soient les deux termes extrêmes de cette suite et que chaque terme de la suite soit indiscernable du précédent . Si l' on peut trouver une pareille suite ( ... ) , nous dirons que a et b sont reliés entre eux ; et si deux éléments quelconques de c sont reliés entre eux , nous dirons que c est d' un seul tenant . Choisissons maintenant sur le continu c un certain nombre d' éléments d' une manière tout à fait arbitraire . L' ensemble de ces éléments s' appellera une coupure . parmi les suites ( ... ) qui relient a à b , nous distinguerons celles dont un élément est indiscernable d' un des éléments de la coupure ( nous dirons que ce sont celles qui coupent la coupure ) et celles dont tous les éléments sont discernables de tous ceux de la coupure . Si toutes les suites ( ... ) qui relient a à b coupent la coupure , nous dirons que a et b sont séparés par la coupure , et que la coupure divise c . Si on ne peut pas trouver sur c deux éléments qui soient séparés par la coupure , nous dirons que la coupure ne divise pas c . Ces définitions posées , si le continu c peut être divisé par des coupures qui ne forment pas elles-mêmes un continu , ce continu c n' a qu' une dimension ; dans le cas contraire il en a plusieurs . Si pour diviser c , il suffit d' une coupure formant un continu à 1 dimension , c aura 2 dimensions , s' il suffit d' une coupure formant un continu à 2 dimensions , c aura 3 dimensions , etc . Grâce à ces définitions , on saura toujours reconnaître combien un continu physique quelconque a de dimensions . Il ne reste plus qu' à trouver un continu physique , qui soit pour ainsi dire équivalent à l' espace , de telle façon qu' à tout point de l' espace corresponde un élément de ce continu , et qu' à des points de l' espace très voisins les uns des autres , correspondent des éléments indiscernables . L' espace aura alors autant de dimensions que ce continu . L' intermédiaire de ce continu physique , susceptible de représentation , est indispensable ; parce que nous ne pouvons nous représenter l' espace , et cela pour une foule de raisons . L' espace est un continu mathématique , il est infini , et nous ne pouvons nous représenter que des continus physiques et des objets finis . Les divers éléments de l' espace , que nous appelons points , sont tous semblables entre eux , et , pour appliquer notre définition , il faut que nous sachions discerner les éléments les uns des autres , au moins s' ils ne sont pas trop voisins . Enfin l' espace absolu est un non-sens , et il nous faut commencer par le rapporter à un système d' axes invariablement liés à notre corps ( que nous devons toujours supposer ramené à une même attitude ) . J' ai cherché ensuite à former avec nos sensations visuelles un continu physique équivalent à l' espace ; cela est facile sans doute et cet exemple est particulièrement approprié à la discussion du nombre des dimensions ; cette discussion nous a permis de voir dans quelle mesure il est permis de dire que " l' espace visuel " a trois dimensions . Seulement cette solution est incomplète et artificielle , j' ai expliqué pourquoi , et ce n' est pas sur l' espace visuel , mais sur l' espace moteur qu' il faut faire porter notre effort . J' ai rappelé ensuite quelle est l' origine de la distinction que nous faisons entre les changements de position et les changements d' état . Parmi les changements qui se produisent dans nos impressions , nous distinguons d' abord les changements internes volontaires et accompagnés de sensations musculaires et les changements externes , dont les caractères sont opposés . Nous constatons qu' il peut arriver qu' un changement externe soit corrigé par un changement interne qui rétablit les sensations primitives . Les changements externes susceptibles d' être corrigés par un changement interne s' appellent changements de position , ceux qui n' en sont pas susceptibles s' appellent changements d' état . les changements internes susceptibles de corriger un changement externe s' appellent déplacements du corps en bloc ; les autres s' appellent changement d' attitude . soient maintenant ( ... ) et ( ... ) deux changements externes , ( ... ) et ( ... ) deux changements internes . Supposons que ( ... ) puisse être corrigé soit par ( ... ) , soit par ( ... ) ; et que ( ... ) puisse corriger soit ( ... ) , soit ( ... ) ; l' expérience nous apprend alors que ( ... ) peut également corriger ( ... ) . Dans ce cas nous dirons que ( ... ) et ( ... ) correspondent au même déplacement et de même que ( ... ) et ( ... ) correspondent au même déplacement . Cela posé , nous pouvons imaginer un continu physique que nous appellerons le continu ou le groupe des déplacements et que nous définirons de la façon suivante . Les éléments de ce continu seront les changements internes susceptibles de corriger un changement externe . Deux de ces changements internes ( ... ) et ( ... ) seront regardés comme indiscernables : 1 . S' ils le sont naturellement , c' est-à-dire s' ils sont trop voisins l' un de l' autre ; 2 . Si ( ... ) est susceptible de corriger le même changement externe qu' un troisième changement interne naturellement indiscernable de ( ... ) dans ce second cas , ils seront pour ainsi dire indiscernables par convention , je veux dire en convenant de faire abstraction des circonstances qui pourraient les faire distinguer . Notre continu est maintenant entièrement défini , puisque nous connaissons ses éléments et que nous avons précisé dans quelles conditions ils peuvent être regardés comme indiscernables . Nous avons ainsi tout ce qu' il faut pour appliquer notre définition et déterminer combien ce continu a de dimensions . Nous reconnaîtrons qu' il en a six . le continu des déplacements n' est donc pas équivalent à l' espace , puisque le nombre des dimensions n' est pas le même , il est seulement apparenté à l' espace . Comment savons -nous maintenant que ce continu des déplacements a six dimensions ; nous le savons par expérience . il serait aisé de décrire les expériences par lesquelles nous pourrions arriver à ce résultat . On verrait qu' on peut dans ce continu pratiquer des coupures qui le divisent et qui sont des continus ; qu' on peut diviser ces coupures elles-mêmes par d' autres coupures du second ordre qui sont encore des continus , et qu' on ne serait arrêté qu' après les coupures du sixième ordre qui ne seraient plus des continus . D' après nos définitions cela voudrait dire que le groupe des déplacements a six dimensions . Cela serait aisé , ai -je dit , mais cela serait assez long ; et ne serait -ce pas un peu superficiel ? Ce groupe des déplacements , nous l' avons vu , est apparenté à l' espace et on pourrait en déduire l' espace , mais il n' est pas équivalent à l' espace puisqu' il n' a pas le même nombre de dimensions ; et quand nous aurons montré comment la notion de ce continu peut se former et comment on peut en déduire celle de l' espace , on pourrait toujours se demander pourquoi l' espace à trois dimensions nous est beaucoup plus familier que ce continu à six dimensions , et douter par conséquent que ce soit par ce détour , que s' est formée dans l' esprit humain la notion d' espace . 2 . Identité de deux points : qu' est -ce qu' un point ? Comment saurons -nous si deux points de l' espace sont identiques ou différents ? Ou , en d' autres termes ; quand je dis : l' objet a occupait à l' instant ( ... ) le point qu' occupe l' objet b à l' instant ( ... ) , qu' est -ce que cela veut dire ? Tel est le problème que nous nous sommes posé au chapitre précédent , ( ... ) . Comme je l' ai expliqué , il ne s' agit pas de comparer les positions des objets a et b dans l' espace absolu ; la question n' aurait alors manifestement aucun sens ; il s' agit de comparer les positions de ces deux objets par rapport à des axes invariablement liés à mon corps , en supposant toujours ce corps ramené à la même attitude . Je suppose qu' entre les instants ( ... ) et ( ... ) , je n' aie bougé ni mon corps , ni mon oeil , ce dont je suis averti par mon sens musculaire . Je n' ai remué non plus ni ma tête , ni mon bras , ni ma main . Je constate qu' à l' instant ( ... ) des impressions que j' attribuais à l' objet a m' étaient transmises les unes par une des fibres de mon nerf optique , les autres par un des nerfs sensitifs tactiles de mon doigt ; je constate qu' à l' instant ( ... ) , d' autres impressions que j' attribue à l' objet b me sont transmises , les unes par cette même fibre du nerf optique , les autres par ce même nerf tactile . Il est nécessaire ici de m' arrêter pour une explication ; comment suis -je averti que cette impression que j' attribue à a , et celle que j' attribue à b et qui sont qualitativement différentes me sont transmises par le même nerf ? Doit -on supposer , pour prendre par exemple les sensations visuelles , que a produit deux sensations simultanées , une sensation purement lumineuse a et une sensation colorée a' , que b produit de même simultanément une sensation lumineuse b et une sensation colorée b' , que si ces diverses sensations me sont transmises par une même fibre rétinienne , a est identique à b , mais qu' en général les sensations colorées a'et b'produites par des corps différents sont différentes . Dans ce cas ce serait l' identité de la sensation a qui accompagne a'avec la sensation b qui accompagne b' , ce serait cette identité , dis -je , qui nous avertirait que toutes ces sensations me sont transmises par la même fibre . Quoi qu' il en soit de cette hypothèse , et bien que je sois porté à en préférer d' autres notablement plus compliquées , il est certain que nous sommes avertis de quelque façon qu' il y a quelque chose de commun entre ces sensations a plus a'et b plus b' , sans quoi nous n' aurions aucun moyen de reconnaître que l' objet b a pris la place de l' objet a . Je n' insiste donc pas davantage et je rappelle l' hypothèse que je viens de faire : je suppose que j' aie constaté que les impressions que j' attribue à b me sont transmises à l' instant ( ... ) par ces mêmes fibres tant optiques que tactiles que j' attribuais à a . S' il en est ainsi , nous n' hésiterons pas à déclarer que le point occupé par b à l' instant ( ... ) est identique au point occupé par a à l' instant ( ... ) . Je viens d' énoncer deux conditions pour que ces deux points soient identiques ; l' une est relative à la vue , l' autre au toucher . Considérons -les séparément . La première est nécessaire , mais n' est pas suffisante . La seconde est à la fois nécessaire et suffisante . Quelqu' un qui saurait la géométrie , l' expliquerait aisément de la manière suivante : soit o le point de la rétine où se forme à l' instant ( ... ) l' image du corps a ; soit m le point de l' espace occupé à l' instant ( ... ) par ce corps a ; soit m' le point de l' espace occupé à l' instant ( ... ) par le corps b . Pour que ce corps b forme son image en o , il n' est pas nécessaire que les points m et m' coïncident : comme la vue s' exerce à distance , il suffit que les trois points o m m' soient en ligne droite . Cette condition que les deux objets forment leur image en o est donc nécessaire , mais non suffisante pour que les points m et m' coïncident . Soit maintenant p le point occupé par mon doigt et où il reste puisqu' il ne bouge pas . Comme le toucher ne s' exerce pas à distance , si le corps a touche mon doigt â 4 instant 5 ... ) , c' est que m et p coïncident ; si b touche mon doigt à l' instant ( ... ) , c' est que m' et p coïncident . Donc m et m' coïncident . Donc cette condition que si a touche mon doigt à l' instant ( ... ) , b le touche à l' instant ( ... ) , est à la fois nécessaire et suffisante pour que m et m' coïncident . Mais nous qui ne savons pas encore la géométrie , nous ne pouvons raisonner comme cela ; tout ce que nous pouvons faire , c' est de constater expérimentalement que la première condition relative à la vue peut être remplie sans que le soit la seconde , qui est relative au toucher , mais que la seconde ne peut pas être remplie sans que la première le soit . Supposons que l' expérience nous ait appris le contraire . Cela se pourrait , et cette hypothèse n' a rien d' absurde . Supposons donc que nous ayons constaté expérimentalement que la condition relative au toucher peut être remplie sans que celle de la vue le soit et que celle de la vue au contraire ne peut pas l' être sans que celle du toucher le soit . Il est clair que , s' il en était ainsi , nous conclurions que c' est le toucher qui peut s' exercer à distance , et que la vue ne s' exerce pas à distance . Mais ce n' est pas tout ; jusqu'ici j' ai supposé que pour déterminer la place d' un objet , je faisais usage seulement de mon oeil et d' un seul doigt ; mais j' aurais tout aussi bien pu employer d' autres moyens , par exemple tous mes autres doigts . Je suppose que mon premier doigt reçoive à l' instant ( ... ) une impression tactile que j' attribue à l' objet a . Je fais une série de mouvements , correspondant à une série s de sensations musculaires . à la suite de ces mouvements , à l' instant ( ... ) , mon second doigt reçoit une impression tactile que j' attribue également à a . Ensuite , à l' instant ( ... ) , sans que j' aie bougé , ce dont m' avertit mon sens musculaire , ce même second doigt me transmet de nouveau une impression tactile que j' attribue cette fois à l' objet b ; je fais ensuite une série de mouvements correspondant à une série s' de sensations musculaires . Je sais que cette série s' est inverse de la série s et correspond à des mouvements contraires . Comment le sais -je , c' est parce que des expériences antérieures multiples m' ont souvent montré que si je faisais successivement les deux séries de mouvements correspondant à s et à s' , les impressions primitives se rétablissaient , c' est-à-dire que les deux séries se compensaient mutuellement . Cela posé , dois -je m' attendre à ce qu' à l' instant ( ... ) , quand la seconde série de mouvements sera terminée , mon premier doigt éprouve une impression tactile attribuable à l' objet b ? Pour répondre à cette question , ceux qui sauraient déjà la géométrie raisonneraient comme il suit . Il y a des chances pour que l' objet a n' ait pas bougé entre les instants ( ... ) et ( ... ) , ni l' objet b entre les instants ( ... ) et ( ... ) ; admettons -le . à l' instant ( ... ) , l' objet a occupait un certain point m de l' espace . Or à cet instant , il touchait mon premier doigt , et comme le toucher ne s' exerce pas à distance , mon premier doigt était également au point m . J' ai fait ensuite la série s de mouvements et à la fin de cette série , à l' instant ( ... ) , j' ai constaté que l' objet a touchait mon second doigt . J' en conclus que ce second doigt se trouvait alors en m , c' est-à-dire que les mouvements s avaient pour effet d' amener le second doigt à la place du premier . à l' instant ( ... ) , l' objet b est venu au contact de mon second doigt : comme je n' ai pas bougé , ce second doigt est resté en m ; donc l' objet b est venu en m ; par hypothèse il ne bouge pas jusqu'à l' instant ( ... ) . Mais entre les instants ( ... ) et ( ... ) j' ai fait les mouvements s' ; comme ces mouvements sont inverses des mouvements s , ils doivent avoir pour effet d' amener le premier doigt à la place du second . à l' instant ( ... ) , ce premier doigt sera donc en m ; et comme l' objet b est également en m cet objet b touchera mon premier doigt . à la question posée , on doit donc répondre oui . Pour nous , qui ne savons pas encore la géométrie , nous ne pouvons pas raisonner de la sorte , mais nous constatons que cette prévision se réalise d' ordinaire ; et nous pouvons toujours expliquer les exceptions en disant que l' objet a a bougé entre les instants ( ... ) et ( ... ) , ou l' objet b entre les instants ( ... ) et ( ... ) . Mais l' expérience n' aurait -elle pu donner un résultat contraire ; ce résultat contraire aurait -il été absurde en soi ? évidemment non . Qu' aurions -nous fait alors si l' expérience avait donné ce résultat contraire ? Toute géométrie serait -elle ainsi devenue impossible ? Pas le moins du monde : nous nous serions bornés à conclure que le toucher peut s' exercer à distance . quand je dis , le toucher ne s' exerce pas à distance , mais la vue s' exerce à distance , cette assertion n' a qu' un sens qui est le suivant . Pour reconnaître si b occupe à l' instant ( ... ) , le point occupé par a à l' instant ( ... ) , je puis me servir d' une foule de critères différents ; dans l' un intervient mon oeil , dans l' autre mon premier doigt , dans l' autre mon second doigt , etc. Eh bien , il suffit que le critère relatif à l' un de mes doigts soit satisfait pour que tous les autres le soient , mais il ne suffit pas que le critère relatif à l' oeil le soit . Voilà le sens de mon assertion , je me borne à affirmer un fait expérimental qui se vérifie d' ordinaire . Nous avons analysé à la fin du chapitre précédent l' espace visuel ; nous avons vu que pour engendrer cet espace , il faut faire intervenir les sensations rétiniennes , la sensation de convergence , et la sensation d' accommodation ; que si ces deux dernières n' étaient pas toujours d' accord , l' espace visuel aurait quatre dimensions au lieu de trois ; et d' autre part que si l' on ne faisait intervenir que les sensations rétiniennes , on obtiendrait " l' espace visuel simple " qui n' aurait que deux dimensions . D' un autre côté , envisageons l' espace tactile , en nous bornant aux sensations d' un seul doigt , c' est-à-dire en somme l' ensemble des positions que peut occuper ce doigt . Cet espace tactile que nous analyserons dans le paragraphe suivant et sur lequel je demanderai en conséquence la permission de ne pas m' expliquer davantage pour le moment , cet espace tactile , dis -je , a trois dimensions . Pourquoi l' espace proprement dit a -t-il autant de dimensions que l' espace tactile et en a -t-il plus que l' espace visuel simple ? C' est parce que le toucher ne s' exerce pas à distance , tandis que la vue s' exerce à distance . Ces deux assertions n' ont qu' un seul et même sens et nous venons de voir quel était ce sens . Je reviens maintenant sur un point sur lequel j' avais glissé rapidement pour ne pas interrompre la discussion . Comment savons -nous que les impressions faites sur notre rétine par a à l' instant ( ... ) et par b à l' instant ( ... ) nous sont transmises par une même fibre rétinienne , bien que ces impressions soient qualitativement différentes ? J' ai émis une hypothèse simple , mais en ajoutant que d' autres hypothèses , notablement plus compliquées , me paraissaient plus probablement exactes . Voici quelles sont ces hypothèses , dont j' ai déjà dit un mot . Comment savons -nous que les impressions produites par l' objet rouge a à l' instant ( ... ) , et par l' objet bleu b à l' instant ( ... ) , si ces deux objets ont formé leur image au même point de la rétine , comment savons -nous , dis -je , que ces impressions ont quelque chose de commun ? On peut rejeter l' hypothèse simple que j' avais faite plus haut et admettre que ces deux impressions , qualitativement différentes , me sont transmises par deux fibres nerveuses différentes quoique contiguës . Quel moyen ai -je alors de savoir que ces fibres sont contiguës ? Il est probable que nous n' en aurions aucun si l' oeil était immobile . Ce sont les mouvements de l' oeil qui nous ont appris qu' il y a la même relation entre la sensation de bleu au point a et la sensation de bleu au point b de la rétine qu' entre la sensation de rouge au point a et la sensation de rouge au point b . Ils nous ont montré en effet que les mêmes mouvements , correspondant aux mêmes sensations musculaires , nous font passer de la première à la deuxième , ou de la troisième à la quatrième . Je n' insiste pas sur ces considérations qui se rattachent comme on le voit à la question des signes locaux soulevée par * Lotze . 3 . L' espace tactile : je sais ainsi reconnaître l' identité de deux points , le point occupé par a à l' instant ( ... ) et le point occupé par b à l' instant ( ... ) , mais à une condition , c' est que je n' aie pas bougé entre les instants ( ... ) et ( ... ) . Cela ne suffit pas pour notre objet . Supposons donc que j' aie remué d' une manière quelconque dans l' intervalle de ces deux instants , comment saurai -je si le point occupé par a à l' instant ( ... ) est identique au point occupé par b à l' instant ( ... ) ? Je suppose qu' à l' instant ( ... ) , l' objet a était au contact de mon premier doigt et que de même , à l' instant ( ... ) , l' objet b touche ce premier doigt ; mais en même temps , mon sens musculaire m' a averti que dans l' intervalle mon corps a bougé . J' ai envisagé plus haut deux séries de sensations musculaires s et s' et j' ai dit qu' il arrive quelquefois qu' on est conduit à envisager deux pareilles séries s et s' comme inverses l' une de l' autre parce que nous avons souvent observé que quand ces deux séries se succèdent nos impressions primitives sont rétablies . Si alors mon sens musculaire m' avertit que j' ai bougé entre les deux instants ( ... ) et ( ... ) , mais de façon à ressentir successivement les deux séries de sensations musculaires s et s' que je considère comme inverses ; je conclurai encore , tout comme si je n' avais pas bougé , que les points occupés par a à l' instant ( ... ) et par b à l' instant ( ... ) sont identiques , si je constate que mon premier doigt touche a à l' instant ( ... ) et b à l' instant ( ... ) . Cette solution n' est pas encore complètement satisfaisante comme on va le voir . Voyons en effet combien de dimensions elle nous ferait attribuer à l' espace . Je veux comparer les deux points occupés par a et b aux instants ( ... ) et ( ... ) , ou ( ce qui revient au même puisque je suppose que mon doigt touche a à l' instant ( ... ) et b à l' instant ( ... ) je veux comparer les deux points occupés par mon doigt aux deux instants ( ... ) et ( ... ) . Le seul moyen dont je dispose pour cette comparaison est la série ( ... ) des sensations musculaires qui ont accompagné les mouvements de mon corps entre ces deux instants . Les diverses séries ( ... ) imaginables forment évidemment un continu physique dont le nombre de dimensions est très grand . Convenons , comme je l' ai fait , de ne pas considérer comme distinctes les deux séries ( ... ) et ( ... ) plus s plus s' lorsque les deux séries s et s' seront inverses l' une de l' autre au sens donné plus haut à ce mot ; malgré cette convention , l' ensemble des séries ( ... ) distinctes formera encore un continu physique et le nombre des dimensions sera moindre mais encore très grand . à chacune de ces séries ( ... ) correspond un point de l' espace ; à deux séries ( ... ) et ( ... ) correspondront ainsi deux points m et m' . Les moyens dont nous disposons jusqu'ici nous permettent de reconnaître que m et m' ne sont pas distincts dans deux cas : 1 . Si ( ... ) est identique à ( ... ) ; 2 . Si ( ....... ) plus s plus s' , s et s' étant inverses l' une de l' autre . Si , dans tous les autres cas , nous regardions m et m' comme distincts , l' ensemble des points aurait autant de dimensions que l' ensemble des séries ( ... ) distinctes , c' est-à-dire beaucoup plus de 3 . Pour ceux qui savent déjà la géométrie , il serait aisé de le leur faire comprendre en raisonnant comme il suit . Parmi les séries de sensations musculaires imaginables , il y en a qui correspondent à des séries de mouvements où le doigt ne bouge pas . Je dis que si l' on ne considère pas comme distinctes les séries ( ... ) et ( ... ) plus ( ... ) où la série ( ... ) correspond à des mouvements où le doigt ne bouge pas , l' ensemble des séries constituera un continu à trois dimensions , mais que si on regarde deux séries ( ... ) et ( ... ) comme distinctes à moins que ( ....... ) plus s plus s' , s et s' étant inverses , l' ensemble des séries constituera un continu à plus de trois dimensions . Soit en effet dans l' espace une surface a , sur cette surface une ligne b , sur cette ligne un point m ; soit ( ... ) l' ensemble de toutes les séries ( ... ) , soit ( ... ) l' ensemble de toutes les séries ( ... ) telles qu' à la fin des mouvements correspondants le doigt se trouve sur la surface a et de même soient ( ... ) ou ( ... ) l' ensemble des séries ( ... ) telles qu' à la fin le doigt se trouve sur b , ou en m . Il est clair d' abord que ( ... ) constituera une coupure qui divisera ( ... ) , que ( ... ) sera une coupure qui divisera ( ... ) et ( ... ) une coupure qui divisera ( ... ) . Il résulte de là , d' après nos définitions , que si ( ... ) est un continu à n dimensions , ( ... ) sera un continu physique à n plus 3 dimensions . Soient donc ( ... ) et ( ....... ) deux séries faisant partie de ( ... ) ; pour toutes deux à la fin des mouvements , le doigt se trouve en m ; il en résulte qu' au commencement et à la fin de la série ( ... ) , le doigt est au même point m . Cette série ( ... ) est donc une de celles qui correspondent à des mouvements où le doigt ne bouge pas . Si l' on ne regarde pas ( ... ) et ( ....... ) comme distinctes , toutes les séries de ( ... ) se confondront en une seule ; donc ( ... ) aura 0 dimension et ( ... ) , comme je voulais le démontrer en aura 3 . Si au contraire je ne regarde pas ( ... ) et ( ... ) plus ( ... ) comme confondues ( à moins que ( ....... ) s plus s' , s et s' étant inverses ) il est clair que ( ... ) contiendra un grand nombre de séries de sensations distinctes ; car sans que le doigt bouge , le corps peut prendre une foule d' attitudes différentes . Alors ( ... ) formera un continu et ( ... ) aura plus de trois dimensions et c' est encore ce que je voulais démontrer . Nous qui ne savons pas encore la géométrie , nous ne pouvons pas raisonner de la sorte ; nous ne pouvons que constater . Mais alors une question se pose ; comment , avant de savoir la géométrie , avons -nous été amenés à distinguer des autres ces séries ( ... ) où le doigt ne bouge pas ; ce n' est en effet qu' après avoir fait cette distinction que nous pourrons être conduits à regarder ( ... ) et ( ....... ) comme identiques , et c' est à cette condition seulement , comme nous venons de le voir , que nous pouvons arriver à l' espace à trois dimensions . Nous sommes amenés à distinguer les séries ( ... ) , parce qu' il arrive souvent que quand nous avons exécuté les mouvements qui correspondent à ces séries ( ... ) de sensations musculaires , les sensations tactiles qui nous sont transmises par le nerf du doigt que nous avons appelé le premier doigt , que ces sensations tactiles , dis -je , persistent et ne sont pas altérées par ces mouvements . Cela , c' est l' expérience qui nous l' apprend et elle seule qui pouvait nous l' apprendre . Si nous avions distingué les séries de sensations musculaires s plus s' formées par la réunion de deux séries inverses ; c' est parce qu' elles conservaient l' ensemble de nos impressions , si maintenant nous distinguons les séries ( ... ) , c' est parce qu' elles conservent certaines de nos impressions . ( quand je dis qu' une série de sensations musculaires s " conserve " une de nos impressions a , je veux dire que nous constatons que si nous éprouvons l' impression a , puis les sensations musculaires s , nous éprouverons encore l' impression a après ces sensations s . ) j' ai dit plus haut qu' il arrive souvent que les séries ( ... ) n' altèrent pas les impressions tactiles éprouvées par notre premier doigt ; j' ai dit souvent , je n' ai pas dit toujours ; c' est ce que nous exprimons dans notre langage habituel en disant que l' impression tactile ne serait pas altérée si le doigt n' a pas bougé , à la condition que l' objet a qui était au contact de ce doigt n' ait pas bougé non plus . Avant de savoir la géométrie , nous ne pouvons pas donner cette explication ; tout ce que nous pouvons faire , c' est de constater que l' impression persiste souvent , mais pas toujours . Mais il suffit qu' elle persiste souvent pour que les séries ( ... ) nous apparaissent comme remarquables , pour que nous soyons amenés à ranger dans une même classe les séries ( ... ) et ( ....... ) , et de là à ne pas les regarder comme distinctes . Dans ces conditions nous avons vu qu' elles engendreront un continu physique à trois dimensions . Voilà donc un espace à trois dimensions engendré par mon premier doigt . Chacun de mes doigts en engendrera un semblable . Comment sommes -nous conduits à les considérer comme identiques à l' espace visuel , comme identiques à l' espace géométrique , c' est ce qui reste à examiner . Mais avant d' aller plus loin , faisons une réflexion ; d' après ce qui précède , nous ne connaissons les points de l' espace ou plus généralement la situation finale de notre corps , que par les séries de sensations musculaires nous révélant les mouvements qui nous ont fait passer d' une certaine situation initiale à cette situation finale . Mais il est clair que cette situation finale dépendra d' une part de ces mouvements et d' autre part de la situation initiale d' où nous sommes partis . Or ces mouvements nous sont révélés par nos sensations musculaires ; mais rien ne nous fait connaître la situation initiale ; rien ne peut nous la faire distinguer de toutes les autres situations possibles . Voilà qui met bien en évidence la relativité essentielle de l' espace . 4 . Identité des divers espaces : nous sommes donc amenés à comparer les deux continus c et c' engendrés par exemple , l' un par mon premier doigt d , l' autre par mon second doigt d' . Ces deux continus physiques ont l' un et l' autre trois dimensions . à chaque élément du continu c , ou si l' on aime mieux s' exprimer ainsi , à chaque point du premier espace tactile , correspond une série de sensations musculaires ( ... ) qui me font passer d' une certaine situation initiale à une certaine situation finale . De plus un même point de ce premier espace correspondra à ( ... ) et à ( ....... ) , si ( ... ) est une série dont nous savons qu' elle ne fait pas bouger le doigt d . De même à chaque élément du continu c' , ou à chaque point du second espace tactile correspond une série de sensations ( ... ) , et un même point correspondra à ( ... ) et ( ....... ) si ( ... ) est une série qui ne fait pas bouger le doigt d' . Ce qui nous fait donc distinguer les séries ( ... ) et ( ... ) , c' est que les premières n' altèrent pas les impressions tactiles éprouvées par le doigt d et que les secondes conservent celles qu' éprouve le doigt d' . Or voici ce que nous constatons : au début mon doigt d' éprouve une sensation a' ; je fais des mouvements qui engendrent les sensations musculaires s ; mon doigt d éprouve l' impression a ; je fais des mouvements qui engendrent une série de sensations ( ... ) ; mon doigt d continue à éprouver l' impression a , puisque c' est la propriété caractéristique des séries ( ... ) ; je fais ensuite des mouvements qui engendrent la série s' de sensations musculaires , inverse de s au sens donné plus haut à ce mot . Je constate alors que mon doigt d éprouve de nouveau l' impression a'. ( il faut bien entendu pour cela que s ait été convenablement choisie . ) ce qui veut dire que la série s plus ( ... ) plus s' , conservant les impressions tactiles du doigt d' est l' une des séries que j' ai appelées ( ... ) . Inversement si l' on prend une série ( ... ) quelconque , s' plus ( ... ) plus s sera une des séries que nous appelons ( ... ) . Ainsi si s est convenablement choisie , s plus ( ... ) plus s' sera une série ( ... ) , et en faisant varier ( ... ) de toutes les manières possibles , on obtiendra toutes les séries ( ... ) possibles . Tout cela , ne sachant pas encore la géométrie , nous nous bornons à le constater , mais voici comment ceux qui savent la géométrie expliqueraient le fait . Au début mon doigt d' est au point m , au contact de l' objet a qui lui fait éprouver l' impression a' ; je fais les mouvements correspondants à la série s ; j' ai dit que cette série devait être convenablement choisie , je dois faire ce choix de telle façon que ces mouvements amènent le doigt d au point primitivement occupé par le doigt d' , c' est-à-dire au point m ; ce doigt d sera ainsi au contact de l' objet a , qui lui fera éprouver l' impression a . Je fais ensuite les mouvements correspondants à la série ( ... ) ; dans ces mouvements , par hypothèse , la position du doigt d ne change pas , ce doigt reste donc au contact de l' objet a et continue à éprouver l' impression a . Je fais enfin les mouvements correspondants à la série s' . Comme s' est inverse de s , ces mouvements amèneront le doigt d' au point occupé d' abord par le doigt d , c' est-à-dire au point m . Si , comme il est permis de le supposer , l' objet a n' a pas bougé , ce doigt d' se trouvera au contact de cet objet et éprouvera de nouveau l' impression a' ; ... c. Q. F. D . Voyons les conséquences . Je considère une série de sensations musculaires ( ... ) ; à cette série correspondra un point m du premier espace tactile . Reprenons maintenant les deux séries s et s' , inverses l' une de l' autre , dont nous venons de parler . à la série s plus ( ... ) plus s' correspondra un point n du second espace tactile , puisque à une série quelconque de sensations musculaires correspond , comme nous l' avons dit , un point soit dans le premier espace , soit dans le second . Je vais considérer les deux points n et m ainsi définis comme se correspondant . Qu' est -ce qui m' y autorise ? Pour que cette correspondance soit admissible , il faut que s' il y a identité entre deux points m et m' correspondant dans le premier espace à deux séries ( ... ) et ( ... ) , il y ait aussi identité entre les deux points correspondants du second espace n et n' , c' est-à-dire entre les deux points qui correspondent aux deux séries s plus ( ... ) plus s' , et s' plus ( ... ) plus s' . Or nous allons voir que cette condition est remplie . Faisons d' abord une remarque . Comme s et s' sont inverses l' une de l' autre , on aura s plus s' égal o , et par conséquent s plus s' plus ( ... ) égal ( ... ) plus s plus s' égal ( ... ) , ou encore ( ... ) plus s plus s' plus ( ... ) égal ( ... ) plus ( ... ) ; mais il ne s' ensuit pas que l' on aitt s plus ( ... ) plus s' égal ( ... ) ; car bien que nous ayons employé le signe de l' addition pour représenter la succession de nos sensations , il est clair que l' ordre de cette succession n' est pas indifférent : nous ne pouvons donc , comme dans l' addition ordinaire , intervertir l' ordre des termes ; pour employer un langage abrégé , nos opérations sont associatives , mais non commutatives . Cela posé , pour que ( ... ) et ( ... ) correspondent à un même point m égal m' du premier espace , il faut et il suffit que l' on ait ( ... ) égal ( ... ) plus ( ... ) on aura alors : s plus ( ... ) plus s' égal s plus ( ... ) plus ( ... ) plus s 4 égal s plus ( ... ) plus s' plus s ( ... ) plus s' . Mais nous venons de constater que s plus ( ... ) plus s' était une séries ( ... ) . On aura donc : s plus ( ... ) plus s' égal s plus ( ... ) plus s' plus ( ... ) ce qui veut dire que les séries s plus ( ... ) plus s' et s plus ( ... ) plus s' correspondent à un même point n égal n' du second espace . C. Q. F. D . Nos deux espaces se correspondent donc point à point ; ils peuvent être " transformés " l' un dans l' autre ; ils sont isomorphes ; comment sommes -nous conduits à en conclure qu' ils sont identiques ? Considérons les deux séries ( ... ) et s plus ( ... ) plus s' égal ( ... ) . J' ai dit que souvent , mais non toujours , la série ( ... ) conserve l' impression tactile a éprouvée par le doigt d ; et de même il arrive souvent , mais non toujours , que la série ( ... ) conserve l' impression tactile a'éprouvée par le doigt d' . Or je constate qu' il arrive très souvent ( c' est-à-dire beaucoup plus souvent que ce que je viens d' appeler " souvent " ) que quand la série ( ... ) a conservé l' impression a du doigt d , la série ( ... ) conserve en même temps l' impression a'du doigt d' ; et inversement que si la première impression est altérée , la seconde l' est également . Cela arrive très souvent , mais pas toujours . Nous interprétons ce fait expérimental en disant que l' objet inconnu a qui cause l' impression a au doigt d est identique à l' objet inconnu a'qui cause l' impression a'au doigt d' . Et en effet quand le premier objet bouge , ce dont nous avertit la disparition de l' impression a , le second bouge également , puisque l' impression a'disparaît également . Quand le premier objet reste immobile , le second reste immobile . Si ces deux objets sont identiques , comme le premier est au point m du premier espace et le second au point n du second espace , c' est que ces deux points sont identiques . Voilà comment nous sommes conduits à regarder ces deux espaces comme identiques ; ou mieux voilà ce que nous voulons dire quand nous disons qu' ils sont identiques . Ce que nous venons de dire de l' identité des deux espaces tactiles nous dispense de discuter la question de l' identité de l' espace tactile et de l' espace visuel qui se traiterait de la même manière . 5 . L' espace et l' empirisme : il semble que je vais être amené à des conclusions conformes aux idées empiristes . J' ai cherché en effet à mettre en évidence le rôle de l' expérience et à analyser les faits expérimentaux qui interviennent dans la genèse de l' espace à trois dimensions . Mais quelle que puisse être l' importance de ces faits , il y a une chose que nous ne devons pas oublier et sur laquelle j' ai d' ailleurs appelé plus d' une fois l' attention . Ces faits expérimentaux se vérifient souvent , mais pas toujours . Cela ne veut évidemment pas dire que l' espace a souvent trois dimensions , mais pas toujours . Je sais bien qu' il est aisé de s' en tirer et que , si les faits ne se vérifient pas , on l' expliquera aisément en disant que les objets extérieurs ont bougé . Si l' expérience réussit , on dit qu' elle nous renseigne sur l' espace ; si elle ne réussit pas , on s' en prend aux objets extérieurs qu' on accuse d' avoir bougé ; en d' autres termes , si elle ne réussit pas on lui donne un coup de pouce . Ces coups de pouce sont légitimes ; je n' en disconviens pas ; mais ils suffisent pour nous avertir que les propriétés de l' espace ne sont pas des vérités expérimentales proprement dites . Si nous avions voulu vérifier d' autres lois , nous aurions pu aussi y parvenir , en donnant d' autres coups de pouce analogues ? N' aurions -nous pas toujours pu justifier ces coups de pouce par les mêmes raisons ? Tout au plus aurait -on pu nous dire : " vos coups de pouce sont légitimes sans doute , mais vous en abusez ; à quoi bon faire bouger si souvent les objets extérieurs ? " en résumé , l' expérience ne nous prouve pas que l' espace a trois dimensions ; elle nous prouve qu' il est commode de lui en attribuer trois , parce que c' est ainsi que le nombre des coups de pouce est réduit au minimum . Ajouterai -je que l' expérience ne nous ferait jamais toucher que l' espace représentatif qui est un continu physique , et non l' espace géométrique qui est un continu mathématique . Tout au plus pourrait -il nous apprendre qu' il est commode de donner à l' espace géométrique trois dimensions pour qu' il en ait autant que l' espace représentatif . La question empirique peut se poser sous une autre forme . Est -il impossible de concevoir les phénomènes physiques , les phénomènes mécaniques , par exemple , autrement que dans l' espace à trois dimensions ? Nous aurions ainsi une preuve expérimentale objective , pour ainsi dire , indépendante de notre physiologie , de nos modes de représentation . Mais il n' en est pas ainsi ; je ne discuterai pas ici complètement la question , je me bornerai à rappeler l' exemple frappant que nous donne la mécanique de * Hertz . On sait que le grand physicien ne croyait pas à l' existence des forces proprement dites ; il supposait que les points matériels visibles sont assujettis à certaines liaisons invisibles qui les relient à d' autres points invisibles et que c' est l' effet de ces liaisons invisibles que nous attribuons aux forces . Mais ce n' est là qu' une partie de ses idées . Supposons un système formé de n points matériels visibles ou non ; cela fera en tout 3 n coordonnées ; regardons -les comme les coordonnées d' un point unique dans l' espace à 3 n dimensions . Ce point unique serait assujetti à rester sur une surface ( d' un nombre quelconque de dimensions ( ... ) 3 n ) en vertu des liaisons dont nous venons de parler ; pour se rendre sur cette surface , d' un point à un autre , il prendrait toujours le chemin le plus court ; ce serait là le principe unique qui résumerait toute la mécanique . Quoi que l' on doive penser de cette hypothèse , qu' on soit séduit par sa simplicité , ou rebuté par son caractère artificiel , le seul fait que * Hertz ait pu la concevoir , et la regarder comme plus commode que nos hypothèses habituelles , suffit pour prouver que nos idées ordinaires , et , en particulier , les trois dimensions de l' espace , ne s' imposent nullement au mécanicien avec une force invincible . 6 . L' esprit et l' espace : l' expérience n' a donc joué qu' un seul rôle , elle a servi d' occasion . Mais ce rôle n' en était pas moins très important ; et j' ai cru nécessaire de le faire ressortir . Ce rôle aurait été inutile s' il existait une forme à priori s' imposant à notre sensibilité et qui serait l' espace à trois dimensions . Cette forme existe -t-elle , ou , si l' on veut , pouvons -nous nous représenter l' espace à plus de trois dimensions ? Et d' abord que signifie cette question ? Au vrai sens du mot , il est clair que nous ne pouvons nous représenter l' espace à quatre , ni l' espace à trois dimensions ; nous ne pouvons d' abord nous les représenter vides , et nous ne pouvons non plus nous représenter un objet ni dans l' espace à quatre , ni dans l' espace à trois dimensions 1 . Parce que ces espaces sont l' un et l' autre infinis et que nous ne pourrions nous représenter une figure dans l' espace , c' est-à-dire la partie dans le tout , sans nous représenter le tout , et cela est impossible , puisque ce tout est infini ; 2 . Parce que ces espaces sont l' un et l' autre des continus mathématiques et que nous ne pouvons nous représenter que le continu physique ; 3 . Parce que ces espaces sont l' un et l' autre homogènes , et que les cadres où nous enfermons nos sensations , étant limités , ne peuvent être homogènes . Ainsi la question posée ne peut s' entendre que d' une manière ; est -il possible d' imaginer que les résultats des expériences relatées plus haut ayant été différents , nous ayons été conduits à attribuer à l' espace plus de trois dimensions ; d' imaginer , par exemple , que la sensation d' accommodation ne soit pas constamment d' accord avec la sensation de convergence des yeux ; ou bien que les expériences dont nous avons parlé au paragraphe 2 et dont nous exprimons le résultat en disant " que le toucher ne s' exerce pas à distance " , nous aient conduits à une conclusion inverse . Et alors évidemment oui cela est possible ; du moment qu' on imagine une expérience , on imagine par cela même les deux résultats contraires qu' elle peut donner . Cela est possible , mais cela est difficile , parce que nous avons à vaincre une foule d' associations d' idées , qui sont le fruit d' une longue expérience personnelle et de l' expérience plus longue encore de la race . Sont -ce ces associations ( ou du moins celles d' entre elles que nous avons héritées de nos ancêtres ) , qui constituent cette forme à priori dont on nous dit que nous avons l' intuition pure ? Alors je ne vois pas pourquoi on la déclarerait rebelle à l' analyse et on me dénierait le droit d' en rechercher l' origine . Quand on dit que nos sensations sont " étendues " on ne peut vouloir dire qu' une chose , c' est qu' elles se trouvent toujours associées à l' idée de certaines sensations musculaires , correspondant aux mouvements qui permettraient d' atteindre l' objet qui les cause , qui permettraient , en d' autres termes , de se défendre contre elles . Et c' est justement parce que cette association est utile à la défense de l' organisme , qu' elle est si ancienne dans l' histoire de l' espèce et qu' elle nous semble indestructible . Néanmoins , ce n' est qu' une association et on peut concevoir qu' elle soit rompue ; de sorte qu' on ne peut pas dire que la sensation ne peut entrer dans la conscience sans entrer dans l' espace , mais qu' en fait elle n' entre pas dans la conscience sans entrer dans l' espace , ce qui veut dire , sans être engagée dans cette association . Je ne puis comprendre non plus qu' on dise que l' idée de temps est postérieure logiquement à l' espace , parce que nous ne pouvons nous le représenter que sous la forme d' une droite ; autant dire que le temps est postérieur logiquement à la culture des prairies , parce qu' on se le représente généralement armé d' une faux . Qu' on ne puisse pas se représenter simultanément les diverses parties du temps , cela va de soi , puisque le caractère essentiel de ces parties est précisément de n' être pas simultanées . Cela ne veut pas dire que l' on n' ait pas l' intuition du temps . à ce compte , on n' aurait pas non plus celle de l' espace , car , lui aussi , on ne peut pas se le représenter , au sens propre du mot , pour les raisons que j' ai dites . Ce que nous nous représentons sous le nom de droite est une image grossière qui ressemble aussi mal à la droite géométrique qu' au temps lui-même . Pourquoi a -t-on dit que toute tentative pour donner une quatrième dimension à l' espace ramène toujours celle -ci à l' une des trois autres ? Il est aisé de le comprendre . Envisageons nos sensations musculaires et les " séries " qu' elles peuvent former . à la suite d' expériences nombreuses , les idées de ces séries sont associées entre elles dans une trame très complexe , nos séries sont classées . qu' on me permette , pour la commodité du langage , d' exprimer ma pensée d' une façon tout à fait grossière et même inexacte en disant que nos séries de sensations musculaires sont classées en trois classes correspondant aux trois dimensions de l' espace . Bien entendu , cette classification est beaucoup plus compliquée que cela , mais cela suffira pour faire comprendre mon raisonnement . Si je veux imaginer une quatrième dimension , je supposerai une autre série de sensations musculaires , faisant partie d' une quatrième classe . Mais comme toutes mes sensations musculaires ont déjà été rangées dans une des trois classes préexistantes , je ne puis me représenter qu' une série appartenant à l' une de ces trois classes , de sorte que ma quatrième dimension est ramenée à l' une des trois autres . Qu' est -ce que cela prouve ? C' est qu' il aurait fallu d' abord détruire l' ancienne classification et la remplacer par une nouvelle où les séries de sensations musculaires auraient été réparties en quatre classes . La difficulté aurait disparu . On la présente , quelquefois , sous une forme plus frappante . Supposons que je sois enfermé dans une chambre entre les six parois infranchissables formées par les quatre murs , le plafond et le plancher ; il me sera impossible d' en sortir et d' imaginer que j' en sorte . - pardon , ne pouvez -vous vous imaginer que la porte s' ouvre , ou que deux de ces parois s' écartent ? -mais bien entendu , répondra -t-on , il faut qu' on suppose que ces parois restent immobiles . - oui , mais il est évident que moi , j' ai le droit de bouger ; et alors les parois que nous supposons en repos absolu seront en mouvement relatif par rapport à moi . - oui , mais un pareil mouvement relatif ne peut pas être quelconque , quand des objets sont en repos , leur mouvement relatif par rapport à des axes quelconques est celui d' un corps solide invariable ; or , les mouvements apparents que vous imaginez ne sont pas conformes aux lois du mouvement d' un solide invariable . - oui , mais c' est l' expérience qui nous a appris les lois du mouvement d' un solide invariable ; rien n' empêcherait d' imaginer qu' elles fussent différentes . En résumé , pour m' imaginer que je sors de ma prison , je n' ai qu' à m' imaginer que les parois semblent s' en écarter , quand je remue . Je crois donc que si par espace on entend un continu mathématique à trois dimensions , fût -il d' ailleurs amorphe , c' est l' esprit qui le construit , mais il ne le construit pas avec rien , il lui faut des matériaux et des modèles . Ces matériaux comme ces modèles préexistent en lui . Mais il n' y a pas un modèle unique qui s' impose à lui ; il a du choix ; il peut choisir , par exemple , entre l' espace à quatre et l' espace à trois dimensions . Quel est alors le rôle de l' expérience ? C' est elle qui lui donne les indications d' après lesquelles il fait son choix . Autre chose : d' où vient à l' espace son caractère quantitatif ? Il vient du rôle que jouent dans sa genèse les séries de sensations musculaires . Ce sont des séries qui peuvent se répéter , et c' est de leur répétition que vient le nombre ; c' est parce qu' elles peuvent se répéter indéfiniment que l' espace est infini . Et enfin nous avons vu à la fin du paragraphe 3 que c' est aussi pour cela que l' espace est relatif . Ainsi c' est la répétition qui a donné à l' espace ses caractères essentiels ; or , la répétition suppose le temps ; c' est assez dire que le temps est antérieur logiquement à l' espace . 7 . Role des canaux semi-circulaires : je n' ai pas parlé jusqu'ici du rôle de certains organes auxquels les physiologistes attribuent avec raison une importance capitale , je veux parler des canaux semi-circulaires . De nombreuses expériences ot suffisamment montré que ces canaux sont nécessaires à notre sens d' orientation ; mais les physiologistes ne sont pas entièrement d' accord ; deux théories opposées ont été proposées , celle de * Mach- * Delage et celle de * M . * De * Cyon . * M. * De * Cyon est un physiologiste qui a illustré son nom par d' importantes découvertes sur l' innervation du coeur ; je ne saurais toutefois partager ses idées sur la question qui nous occupe . N' étant pas physiologiste , j' hésite à critiquer les expériences qu' il a dirigées contre la théorie adverse de * Mach- * Delage ; il me semble cependant qu' elles ne sont pas probantes , car dans beaucoup d' entre elles on faisait varier la pression dans un des canaux tout entier , tandis que , physiologiquement , ce qui varie , c' est la différence entre les pressions sur les deux extrémités du canal ; dans d' autres , les organes étaient profondément lésés , ce qui devait en altérer les fonctions . Peu importe d' ailleurs ; les expériences , si elles étaient irréprochables , pourraient être probantes contre la théorie ancienne . Elles ne pourraient l' être pour la théorie nouvelle . Si , en effet , j' ai bien compris |