_: | Chapitre XV : * Thérèse , en quittant * Dechartre , fut déjeuner avec son amie et * Madame * Marmet chez une très vieille dame florentine que * Victor- * Emmanuel avait aimée lorsqu' il était duc de * Savoie . Depuis trente ans , elle n' était pas sortie une fois de son palais sur l' * Arno où , fardée et peinte , coiffée d' une perruque violette , elle jouait de la guitare dans les grandes salles blanches . Elle recevait la belle société de * Florence , et miss * Bell allait souvent la voir . à table , cette recluse de quatre-vingt-sept ans interrogea la comtesse * Martin sur le monde élégant de * Paris , dont elle suivait le mouvement dans les journaux et dans les conversations avec une frivolité qui devenait auguste par la durée . Solitaire , elle gardait le respect et le culte du plaisir . Au sortir du palazzo , pour fuir le vent qui soufflait sur le fleuve , l' aigre libeccio , miss * Bell conduisit ses amies dans les vieilles rues étroites aux maisons de pierre noire , qui brusquement s' entr'ouvrent sur l' horizon où , dans la pureté de l' air , rit une colline , avec trois arbres grêles . Elles allaient , et * Vivian montrait à son amie , sur les façades sordides où pendaient des loques rouges , quelque joyau de marbre , une vierge , une fleur de lys , une sainte * Catherine dans une niche en coquille . Elles cheminèrent , par ces ruelles de l' antique cité , jusqu'à l' église d' or * San * Michele , où * Dechartre devait les retrouver . * Thérèse songeait à lui , maintenant , avec une attention intéressée et minutieuse . * Madame * Marmet pensait à chercher une voilette ; on lui donnait l' espoir d' en trouver une sur le corso . Cette affaire lui rappela une distraction de * M . * Lagrange qui , un jour , dans son cours public , en chaire , tira de sa poche une voilette à pois d' or et s' en essuya le front , croyant se servir de son mouchoir . Les auditeurs étaient surpris , et l' on chuchotait . C' était la voilette que lui avait confiée , la veille , sa nièce , * Mademoiselle * Jeanne * Michot , qu' il accompagnait au concert . Et * Madame * Marmet expliqua comment , la trouvant dans la poche de son pardessus , il l' avait prise sur lui , pensant la rendre à sa nièce , et comment , par mégarde , il la déploya et l' agita sur l' assistance qui souriait . Au nom de * Lagrange , * Thérèse se rappela l' étoile flamboyante annoncée par le savant , et se dit avec une tristesse narquoise que c' était le moment qu' elle vînt finir le monde pour la tirer d' affaire . Mais , au-dessus des murs précieux de la vieille église , elle vit le ciel qui , séché par le vent de la mer , luisait d' un bleu pâle et cruel . Miss * Bell lui montra une des statues de bronze qui , dans leurs niches ciselées , ornent les façades de l' église . - voyez , darling , comme ce saint * Georges est jeune et fier . Saint * Georges était autrefois le chevalier dont rêvaient les jeunes filles . Et vous savez que * Juliette s' écria en voyant * Roméo : " vraiment , c' est un beau saint * Georges ! " mais darling lui trouvait un air correct , ennuyeux et têtu . à ce moment , elle se rappela tout à coup la lettre qui était restée sans son sac à main . - je crois que voici * Monsieur * Dechartre , dit la bonne * Madame * Marmet . Il les avait cherchées dans l' église , devant le tabernacle d' * Orcagna . Il aurait dû se rappeler l' attrait irrésistible que le saint * Georges de * Donatello exerçait sur miss * Bell . Il admirait aussi cette figure fameuse ; mais il gardait une amitié particulière au saint * Marc , rustique et franc , qu' ils pouvaient voir dans sa niche , à gauche : vers cette ruelle sur laquelle passe un massif arc-boutant appuyé à la vieille maison des cardeurs de laine . En s' approchant de la statue qu' il désignait , * Thérèse découvrit une boîte aux lettres contre le mur de la rue étroite que regardait le saint . * Dechartre , cependant , s' étant placé à l' endroit convenable pour voir son bon * Marc , parlait de lui avec une abondante amitié . - c' est à lui que je fais ma première visite , dès mon arrivée à * Florence . J' y ai manqué une seule fois . Il me le pardonnera : c' est un homme excellent . Il n' est guère apprécié de la foule et n' attire point l' attention . Pour moi , je me plais dans sa société . Il est vivant . Je comprends qu' après lui avoir donné une âme , * Donatello lui ait crié : " * Marc , pourquoi ne parles -tu pas ? " * Madame * Marmet , lasse d' admirer le saint * Marc et sentant au visage les brûlures du libeccio , entraîna miss * Bell vers la rue calzaioli , à la recherche d' une voilette . Elles s' éloignèrent toutes deux , laissant darling et * Dechartre à leurs admirations . On se retrouverait chez la marchande de modes . - je l' aimais , poursuivit le sculpteur , je l' aimais , ce saint * Marc , parce que j' y sentais , mieux encore que dans le saint * Georges , la main et l' âme de * Donatello , qui fut toute sa vie un bon et pauvre ouvrier . Je l' aime encore plus aujourd'hui , parce qu' il me rappelle , dans sa candeur vénérable et touchante , ce vieux savetier de * santa * Maria * Novella à qui vous parliez si gentiment ce matin . - ah ! Dit -elle , je ne sais plus son nom . Avec * Monsieur * Choulette , nous l' appelons * Quentin * Matsys , parce qu' il ressemble aux vieillards de ce peintre . Comme ils tournaient l' angle de l' église pour voir la façade qui regarde la vieille maison des cardeurs de laine , portant sous son auvent de tuiles rouges l' agneau héraldique , elle se trouva devant la boîte aux lettres , si poudreuse et si rouillée , qu' il semblait que le facteur n' en approchât jamais . Elle y coula sa lettre , sous le regard ingénu de saint * Marc . * Dechartre la vit et sentit comme un coup sourd frappé dans sa poitrine . Il essaya de parler , de sourire , mais la main gantée qui jetait la lettre lui restait devant les yeux . Il se rappelait avoir vu , le matin , des lettres de * Thérèse sur le plateau de l' antichambre . Pourquoi n' avait -elle pas mis celle -ci avec les autres ? La raison n' était pas difficile à deviner . Il restait immobile , songeur , regardait sans voir . Il essayait de se rassurer : peut-être était -ce une lettre insignifiante qu' elle avait voulu cacher à l' agaçante curiosité de * Madame * Marmet . - * Monsieur * Dechartre , il serait temps de rejoindre nos amies chez la modiste du corso . Peut-être écrivait -elle à * Madame * Schmoll , qui était brouillée avec * Madame * Marmet . Et tout de suite il s' apercevait de la niaiserie de ses suppositions . C' était bien clair . Elle avait un amant . Elle lui écrivait . Peut-être qu' elle lui disait : " j' ai vu * Dechartre aujourd'hui , le pauvre garçon est amoureux de moi . " mais qu' elle écrivît cela ou autre chose , elle avait un amant . Il n' y avait pas encore songé . La savoir à un autre , brusquement , il en ressentait une souffrance de toute la chair et de toute l' âme . Et cette main , cette petite main glissant la lettre lui restait dans les yeux et y faisait une atroce brûlure . Elle ne savait pas pourquoi il était devenu tout à coup muet , sombre . C' est en le voyant jeter un regard anxieux sur la boîte aux lettres qu' elle devina . Elle le trouva bizarre d' être jaloux sans en avoir le droit ; mais elle ne s' en fâcha pas . Arrivés sur le corso , ils virent de loin miss * Bell et * Madame * Marmet qui sortaient de la boutique de modes . * Dechartre dit à * Thérèse , d' une voix impérieuse et suppliante : - j' ai à vous parler . Il faut que je vous voie seule demain ; soyez le soir , à six heures , * Lungarno * Acciaoli . Elle ne répondit rien . Chapitre XVI : quand , dans son manteau carmélite , elle vint à * Lungarno * Acciaoli , vers six heures et demie , * Dechartre l' accueillit d' un regard humble et radieux dont elle fut touchée . Le soleil couchant empourprait les eaux grossies de l' * Arno . Ils restèrent un moment silencieux . Tandis que , suivant la ligne monotone des palais , ils allaient vers le pont vieux , elle lui parla la première . - vous voyez , je suis venue . J' ai cru que je devais venir . Je ne me sens pas innocente de ce qui est arrivé . Je le sais bien : j' ai fait ce qu' il fallait pour que vous fussiez avec moi ce que vous êtes maintenant . Mon attitude vous a donné des pensées que vous n' auriez pas eues . Il semblait de pas comprendre . Elle reprit : - j' étais égoïste , j' étais imprudente . Vous me plaisiez ; j' avais du goût pour votre esprit , je ne pouvais plus me passer de vous . J' ai fait ce que j' ai pu pour vous attirer , pour vous retenir . J' ai été coquette ... je ne l' étais pas froidement , ni avec perfidie , mais je l' étais . Il secoua la tête , niant qu' il s' en fût jamais aperçu . - si ! J' ai été coquette . Ce n' est pourtant pas mon habitude . Mais je l' ai été avec vous . Je ne dis pas que vous ayez essayé d' en profiter , comme d' ailleurs vous aviez le droit de le faire , ni que vous en ayez tiré vanité . Je n' ai pas remarqué que vous fussiez fat . Il est possible que vous n' en ayez rien vu . Les hommes supérieurs manquent quelquefois de finesse . Mais je sais bien que je n' ai pas été ce que je devais être . Et je vous en demande pardon . Voilà pourquoi je suis venue . Restons bons amis , puisqu' il en est temps encore . Il lui dit , avec une sombre douceur , qu' il l' aimait . Les premières heures de cet amour avaient été faciles et délicieuses . Il ne voulait que la voir et la revoir encore . Mais bientôt elle l' avait troublé , arraché hors de lui , déchiré . Le mal avait éclaté soudain et violent , un jour , sur la terrasse de * Fiesole . Et maintenant , il n' avait plus le courage de souffrir et de se taire . Il criait vers elle . Il n' était pas venu avec un dessein arrêté . S' il avait dit sa passion , c' était par force et malgré lui , dans un inexorable besoin de parler d' elle à elle-même , puisqu' elle était pour lui le seul être qui existât au monde . Sa vie n' était plus en lui , elle était en elle . Qu' elle le sût donc , qu' il l' aimait , et que ce n' était pas avec de molles et vagues tendresses , mais dans une ardeur sèche et cruelle . Hélas ! Il avait l' imagination exacte et précise . Il savait , il voyait sans cesse ce qu' il voulait , et c' était une torture . Et puis il lui semblait que , mêlés l' un à l' autre , ils auraient les joies qui valent que la vie soit vécue . Leur existence serait une oeuvre d' art belle et cachée . Ils penseraient , comprendraient , sentiraient ensemble . Ce serait un monde merveilleux d' émotions et d' idées . - nous ferions de la vie un jardin délicieux . Elle feignit de prendre le change sur l' innocence de ce rêve . - vous savez bien que je suis sensible au charme de votre esprit . Je me suis fait un besoin de vous voir et de vous entendre . Je ne vous l' ai que trop laissé voir . Comptez sur mon amitié , et ne vous tourmentez plus . Elle lui tendit la main . Il ne la prit pas et répondit brusquement : - je ne veux pas de votre amitié . Je n' en veux pas . Il faut que je vous aie tout entière , ou que je ne vous voie plus jamais . Vous le savez bien . Pourquoi me tendez -vous la main avec des paroles dérisoires ? Que vous l' ayez voulu ou non , vous m' avez donné de vous une envie désespérée , un goût mortel . Vous êtes devenue mon mal , ma souffrance , ma torture . Et vous me demandez d' être un agréable ami . C' est maintenant que vous êtes coquette et cruelle . Si vous ne pouvez pas m' aimer , laissez -moi partir ; j' irai je ne sais où , vous oublier , vous haïr . Car je me sens pour vous un fond de haine et de colère . Oh ! Je vous aime , je vous aime ! Elle crut ce qu' il disait , craignit qu' il ne s' en allât , et eut peur de la tristesse et de l' ennui de vivre sans lui . Elle dit : - je vous ai trouvé dans la vie . Je ne veux pas vous perdre . Je ne le veux pas . Timide et violent , il balbutiait ; les paroles s' étouffaient dans sa gorge . Le crépuscule descendait des montagnes lointaines , et les derniers reflets du soleil pâlissaient à l' orient sur la colline de * San * Miniato . Elle dit encore : - si vous connaissiez ma vie , si vous aviez vu combien elle était vide avant vous , vous sauriez ce que vous êtes pour moi , et vous ne penseriez plus à m' abandonner . Mais , par le son tranquille de sa voix et par le mouvement égal de ses pas sur les dalles , elle l' irritait . Il lui cria ce qu' il souffrait , le désir brûlant qu' il avait d' elle , la torture de l' idée fixe , comment partout , à toute heure , la nuit , le jour , il la voyait , l' appelait , lui tendait les bras . Il la connaissait maintenant , la maladie divine . - la grâce de votre pensée , votre courage élégant , votre fierté spirituelle , je les respire comme les parfums de votre chair . Il me semble , quand vous parlez , que votre âme flotte sur vos lèvres , et je me meurs de ne pouvoir y appuyer ma bouche . Votre âme n' est pour moi que l' odeur de votre beauté . J' avais gardé les instincts des hommes primitifs , vous les avez réveillés . Et je sens que je vous aime avec une simplicité sauvage . Elle le regarda doucement et ne répondit rien . à ce moment , ils virent , dans la nuit tombée , rouler de loin vers eux des lumières et des chants lugubres . Et puis , comme des fantômes chassés par le vent , apparurent les pénitents noirs . Le crucifix courait devant eux . C' étaient les frères de la miséricorde , qui , sous la cagoule , tenant des torches et chantant des psaumes , portaient un mort au cimetière . Selon la coutume italienne , le cortège allait de nuit , d' un pas rapide . Les croix , le cercueil , les bannières bondissaient sur le quai désert . * Jacques et * Thérèse se rangèrent contre la muraille pour laisser passer cette trombe funèbre , les prêtres , les enfants de choeur , les hommes sans visage et , galopant avec eux , la mort importune , qu' on ne salue pas sur cette terre voluptueuse . L' avalanche noire avait passé . Les femmes pleuraient en courant après ce cercueil emporté par des fantômes chaussés de gros souliers ferrés . * Thérèse soupira : - que nous aura servi de nous tourmenter sur cette terre ? Il ne sembla pas l' entendre et reprit d' une voix apaisée : - avant de vous connaître , je n' étais pas malheureux . J' aimais la vie . J' y étais retenu par des curiosités , des rêves . Je goûtais les formes et l' esprit des formes , les apparences qui caressent et qui flattent . J' avais la joie de voir et de rêver . Je jouissais de tout et ne dépendais de rien . Mes désirs , abondants et légers , m' emportaient sans fatigue . Je m' intéressais à tout et je ne voulais rien : on ne souffre que par la volonté . Je le sais aujourd'hui . Je n' avais point une volonté sombre . Sans le savoir , j' étais heureux . Oh ! C' était peu de chose , c' était seulement ce qu' il faut pour vivre . Maintenant je ne l' ai plus . Mes plaisirs , l' intérêt que je prenais aux images de la vie et de l' art , le vif amusement de créer de mes mains une figure rêvée , vous m' avez fait tout perdre , et vous ne m' avez pas même laissé le regret . Je ne voudrais plus de ma liberté , de ma tranquillité passées . Il me semble qu' avant vous je ne vivais pas . Et , maintenant que je me sens vivre , je ne puis vivre ni loin de vous ni près de vous . Je suis plus misérable que ces mendiants que nous avons vus sur la route d' * Ema . Ils avaient de l' air à respirer . Et moi , je ne puis respirer que vous , que je n' ai pas . Pourtant , je me réjouis de vous avoir rencontrée . Cela seul compte dans mon existence . Tout à l' heure , je croyais vous haïr . Je me trompais . Je vous adore et je vous bénis du mal que vous m' avez fait . J' aime tout ce qui me vient de vous . Ils approchaient des arbres noirs , dressés à l' entrée du pont * San * Niccola . De l' autre côté du fleuve , les terrains vagues étalaient leur tristesse agrandie par la nuit . Le voyant calme et plein d' une langueur douce , elle crut que son amour , tout dans l' imagination , s' envolait en paroles et que ses désirs coulaient en rêveries . Elle ne s' était pas attendue à une résignation si prompte . Elle était presque déçue d' échapper au danger qu' elle avait craint . Elle lui tendit la main , plus hardiment cette fois que la première . - allons , soyons amis . Il est tard . Retournons , et conduisez -moi jusqu'à ma voiture , que j' ai laissée place de la seigneurie . Je serai pour vous ce que j' étais , une excellente amie . Vous ne m' avez pas fâchée . Mais il l' entraîna du côté de la campagne , dans la solitude croissante de la rive . - non , je ne vous laisse pas partir sans vous avoir dit ce que je voulais vous dire . Mais je ne sais plus parler , je ne trouve pas les mots . Je vous aime , je vous veux . Je veux savoir que vous êtes à moi . Je vous jure que je ne passerai pas une nuit encore dans l' horreur d' en douter . Il la prit , la serra dans ses bras ; et , visage contre visage , épiant la lueur de son regard à travers l' obscurité de la voilette : - il faut que vous m' aimiez . Je le veux , et c' est vous aussi qui l' avez voulu . Dites que vous êtes à moi . Dites -le ! S' étant dégagée avec douceur , elle répondit d' une voix faible : - je ne peux pas . Je ne peux pas . Vous voyez bien que j' agis franchement avec vous . Je vous disais tout à l' heure que vous ne m' avez pas fâchée . Mais je ne peux pas faire ce que vous voulez . Et , rappelant à sa pensée l' absent qui l' attendait , elle répéta : - je ne peux pas . Penché sur elle , il interrogeait anxieusement ce regard dont la double étoile tremblait et se voilait . - pourquoi ? Vous m' aimez , je le sens , je le vois . Vous m' aimez . Pourquoi me faire ce tort de n' être pas à moi ? Il l' attira contre sa poitrine , voulant mettre sa bouche et son âme sur ces lèvres voilées . Cette fois , elle se déroba avec une volonté agile et dit : - je ne peux pas . Ne m' en demandez pas plus . Je ne peux pas être à vous . Il eut un tremblement des lèvres , une convulsion de tout le visage . Il lui cria : - vous avez un amant et vous l' aimez . Pourquoi vous moquiez -vous de moi ? -je vous jure que je n' avais pas envie de me moquer de vous , et que , si j' aimais quelqu' un au monde , ce serait vous . Mais il ne l' écoutait plus . - laissez -moi ! Laissez -moi ! Et il fuyait vers la campagne noire . L' * Arno , maintenant répandu sur la rive , formait dans les terres grasses des lagunes où la lune , à demi voilée , brisait ses clartés incertaines . Il allait , par les flaques d' eau et de boue , d' une marche rapide , aveugle , affreuse . Elle eut peur et poussa un cri . Elle l' appela . Mais il ne tourna pas la tête et ne répondit pas . Il fuyait avec une tranquillité effrayante . Elle courut après lui . Les pieds froissés par les cailloux , sa jupe alourdie d' eau , elle le rejoignit , le tira vivement à elle : - qu' est -ce que vous alliez faire ? Alors , la regardant , il vit dans ses yeux la peur qu' elle avait eue , et il lui dit : - ne craignez rien . J' allais sans voir . Je vous assure que je ne cherchais pas à mourir . Oh ! Soyez tranquille . Je suis désespéré , mais je suis très calme . Je vous fuyais . Je vous demande pardon . Mais je ne pouvais plus , non , je ne pouvais plus vous voir . Laissez -moi , je vous en supplie . Adieu ! Elle répondit , troublée et faible : - venez ! Nous ferons ce que nous pourrons . Il restait sombre et ne parlait pas . Elle répéta : - allons , venez ! Elle lui prit le bras . La vive douceur de cette main le ranima . Il lui dit : - vous voulez bien ? -je ne veux pas vous perdre . - vous me promettez ? ... - il faut bien . Et , dans son inquiétude et son angoisse , elle sourit presque en pensant qu' il avait si vite réussi par sa folie . Il lui dit : - demain ! Elle , vivement , avec un instinct de défense : - ah ! Non , pas demain ! -vous ne m' aimez pas ; vous regrettez d' avoir promis . - non , je ne regrette pas , mais ... il l' implorait , la suppliait . Elle le regarda un moment , détourna la tête , hésita , et dit très bas : - samedi . Chapitre XVII : après le dîner , miss * Bell dessinait dans le salon . Elle traçait sur le canevas des profils d' étrusques barbus , pour un coussin que devait broder * Madame * Marmet . Le prince * Albertinelli choisissait les laines avec un sentiment féminin des nuances . La soirée s' avançait quand * Choulette , ayant , selon sa coutume , joué à la briscola , avec le cuisinier , chez le traiteur , parut , joyeux et comme plein de l' esprit d' un dieu . Il alla s' asseoir dans le canapé , à côté de * Madame * Martin , et la regarda tendrement . Une volupté mousseuse pétillait dans ses yeux verts . Il l' enveloppait , en lui parlant , de louanges poétiques et pittoresques . C' était comme l' ébauche d' une chanson amoureuse qu' il improvisait près d' elle . En des phrases courtes , tourmentées et bizarres , il lui disait le charme qu' elle exhalait . Elle songea : " lui aussi ! " et elle s' amusa à le taquiner . Elle lui demanda s' il n' avait pas trouvé à * Florence , dans les bas quartiers , quelqu' une de ces personnes auxquelles il s' adressait le plus volontiers . Car on savait ses préférences . Il avait beau le nier : on n' ignorait pas à quelle porte il avait trouvé le cordon de son tiers ordre . Ses amis l' avaient rencontré sur le boulevard saint- * Michel avec des demoiselles en cheveux . Son goût pour ces malheureuses créatures se retrouvait dans ses plus beaux poèmes . - oh ! * Monsieur * Choulette , autant que je puis en juger , elles sont bien mal , vos préférées . Il répondit avec solennité : - madame , vous pouvez recueillir le grain des calomnies semées par * Monsieur * Paul * Vence et me le jeter à poignées . Je ne m' en garderai pas . Il n' est pas nécessaire que vous sachiez que je suis chaste , et que j' ai l' âme pure . Mais ne jugez point avec légèreté celles que vous appelez des malheureuses , et qui vous devraient être sacrées , puisqu' elles sont malheureuses . La fille méprisée et perdue , c' est l' argile docile au doigt du potier divin ; c' est la victime expiatoire et l' autel de l' holocauste . Les prostituées sont plus près de * Dieu que les femmes honnêtes : elles ont perdu la superbe et dépouillé l' orgueil . Elles ne se glorifient pas du néant dont la matrone s' honore . Elles possèdent l' humilité , qui est la pierre angulaire des vertus agréables au ciel . Il leur suffira d' un court repentir pour y être les premières , car leurs péchés , sans malice et sans joie , portent en eux le rachat et le pardon . Leurs fautes , qui sont des douleurs , participent des mérites attachés à la douleur . Asservies à l' amour brutal , elles se sont privées de toute volupté , et elles approchent par là des hommes qui se sont faits eunuques en vue du royaume de * Dieu . Elles sont comme nous des coupables , mais la honte coule sur leur crime comme un baume , la souffrance le purifie comme un charbon ardent . C' est pourquoi * Dieu entendra le premier regard qu' elles lèveront vers lui . Un trône est préparé pour elles à la droite du père . Dans le royaume de * Dieu , la reine et l' impératrice seront heureuses de s' asseoir aux pieds de la rôdeuse de barrière . Car ne croyez pas que la maison céleste soit construite sur le plan humain . Il s' en faut de tout , madame . Pourtant il concéda qu' il y avait plus d' un chemin conduisant au salut . On pouvait suivre celui de l' amour . - l' amour des hommes est bas , dit -il , mais il s' élève en pentes douloureuses et mène à * Dieu . Le prince s' était levé . Baisant la main à miss * Bell , il lui dit : - à samedi . - oui , à après-demain , à samedi , reprit * Vivian . * Thérèse tressaillit . Samedi ! Ils parlaient de samedi tranquillement , comme d' un jour ordinaire et prochain . Jusque -là elle n' avait pas voulu penser que samedi viendrait si tôt et si naturellement . On s' était séparé depuis une demi-heure . * Thérèse , étourdie et lasse , songeait dans son lit , quand elle entendit gratter à la porte de la chambre . Le battant s' entr'ouvrit et la petite tête de * Vivian parut entre les grands citronniers de la portière . - je ne vous ennuie pas , darling ? Vous n' avez pas sommeil ? Non , darling n' avait pas envie de dormir . Elle se souleva sur son coude . * Vivian s' assit sur le lit , si légère qu' elle ne le creusa pas . - darling , je sais que vous avez beaucoup de raison . Oh ! J' en suis sûre . Vous êtes raisonnable comme * Monsieur * Sadler est violoniste . Il joue un peu faux quand il veut . Et vous aussi , quand vous ne raisonnez pas tout à fait juste , c' est que vous vous donnez un plaisir de virtuose . Oh ! Darling , vous avez beaucoup de raison et de jugement . Et je viens vous demander un conseil . Surprise et un peu inquiète , * Thérèse se défendit d' avoir de la raison . Elle s' en défendit avec sincérité . Mais * Vivian ne l' écouta pas . - j' ai beaucoup lu * François * Rabelais , my love . C' est dans * Rabelais et dans * Villon que j' ai appris le français . Ils sont de vieux bons maîtres de langage . Mais , darling , connaissez -vous le * Pantagruel ? oh ! Le * Pantagruel est une belle et noble ville pleine de palais , dans l' aube resplendissante , avant que les balayeurs soient passés . Oh ! Non , darling , les balayeurs n' ont pas enlevé les ordures , et les filles de service n' ont pas lavé les parvis de marbre . Et j' ai vu que les dames françaises ne lisaient pas le * Pantagruel . vous ne le connaissez pas ? Non ? Oh ! Ce n' est pas nécessaire . Dans le * Pantagruel , * Panurge demande s' il doit se marier , et il se couvre de ridicule , my love . Eh bien , moi , je suis tout aussi risible que lui , puisque je vous fais la même question . * Thérèse répondit avec un malaise qu' elle ne cachait pas : - oh ! Pour cela , chérie , ne me demandez rien . Je vous ai déjà dit mon avis . - mais , darling , vous avez dit seulement que les hommes ont tort de se marier . Je ne peux pas prendre le conseil pour moi . * Madame * Martin regarda la petite tête garçonnière de miss * Bell , qui exprimait bizarrement la pudeur amoureuse . Elle dit , en l' embrassant : - chérie , il n' y a pas d' homme , au monde , assez exquis et délicat pour vous . Puis , avec une expression de gravité affectueuse : - vous n' êtes pas un enfant : si l' on vous aime et que vous aimiez , faites ce que vous croirez devoir faire , sans mêler à l' amour des intérêts et des combinaisons qui n' ont rien à voir avec les sentiments . C' est le conseil d' une amie . Miss * Bell hésita un moment à comprendre . Puis elle rougit et se leva . Elle était choquée . Chapitre XVIII : le samedi , à quatre heures , * Thérèse vint , comme elle avait promis , à la porte du cimetière des anglais . Elle trouva * Dechartre devant la grille . Il était sérieux et troublé ; il parlait à peine . Elle fut contente qu' il ne montrât pas sa joie . Il la conduisit le long des murs déserts des jardins jusqu'à une rue étroite qu' elle ne connaissait pas . Elle lut sur un écriteau : via alfieri . après y avoir fait cinquante pas , il s' arrêta devant une allée sombre : - c' est là , dit -il . Elle le regarda avec une infinie tristesse . - vous voulez que j' entre ? Elle le vit résolu et le suivit sans rien dire , dans l' ombre humide de l' allée . Il traversa une cour où l' herbe poussait entre les dalles . Au fond s' élevait un pavillon à trois fenêtres avec des colonnes et un fronton orné de chèvres et de nymphes . Sur le perron moussu , il tourna dans la serrure une clef qui grinçait et résistait . Il murmura : - elle est rouillée . Elle répondit , sans pensée et sans âme : - toutes les clefs sont rouillées dans ce pays -ci . Ils montèrent un escalier si tranquille sous son bandeau grec , qu' il semblait avoir oublié le bruit des pas . Il poussa une porte et fit entrer * Thérèse dans la chambre . Sans rien voir , elle alla droit à la fenêtre ouverte qui donnait sur le cimetière . Au-dessus du mur s' élevaient les cimes des pins , qui ne sont pas funèbres sur cette terre où le deuil se mêle à la joie sans la troubler , où la douceur de vivre s' étend jusqu'à l' herbe des morts . Il la prit par la main et la mena à un fauteuil . Elle resta debout et regarda la chambre qu' il avait préparée pour qu' elle ne s' y trouvât pas trop perdue ni à l' aventure . Quelques lés de vieille indienne , à figures de comédie , mettaient sur les murs la tristesse aimable des gaietés passées . Il avait accroché dans un coin un pastel effacé qu' ils avaient vu ensemble chez l' antiquaire , et que , pour sa grâce évanouie , elle appelait l' ombre de * Rosalba . Un fauteuil d' aïeul , des chaises blanches ; sur le guéridon , des tasses peintes et des verres de * Venise . à tous les angles , des paravents de papier colorié , où l' on voyait des masques , des grotesques et des bergeries , l' âme légère de * Florence , de * Bologne et de * Venise , au temps des grands-ducs et des derniers doges . Elle remarqua qu' il avait pris soin de cacher le lit derrière un de ces paravents à feuillets gaiement historiés . Une glace , des tapis , et c' était tout . Il n' avait pas osé davantage dans une ville où les brocanteurs ingénieux le suivaient à la piste . Il ferma la fenêtre et alluma le feu . Elle s' assit dans le fauteuil , et , tandis qu' elle y restait toute droite , il s' agenouilla devant elle , lui prit les mains , les baisa et la regarda longtemps avec un émerveillement craintif et fier . Puis il posa , prosterné , ses lèvres sur le bout de la bottine . - qu' est -ce que vous faites ? -je baise vos pieds qui sont venus . Il se releva , la tira doucement à lui , et , cherchant ses lèvres , il lui mit un long baiser sur la bouche . Elle restait inerte , la tête renversée , les yeux clos . Sa toque glissa , ses cheveux se répandirent . Elle se donna sans plus rien défendre d' elle . Deux heures après , quand déjà le déclin du soleil allongeait les ombres sur les dalles , * Thérèse , qui avait voulu marcher seule dans la ville , se trouva devant les deux obélisques de * Sainte- * Marie- * Nouvelle , sans savoir comment elle était venue jusque -là . Elle vit , à l' angle de la place , le vieux savetier qui , tirant le ligneul d' un geste éternel , son moineau sur l' épaule , souriait . Elle entra dans l' échoppe , s' assit sur l' escabeau . Et là , elle dit en français : - * Quentin * Matsys , mon ami , qu' est -ce que j' ai fait , et qu' est -ce que je vais devenir ? Il la regarda tranquillement , avec une bonté riante , sans comprendre ni s' inquiéter . Rien ne l' étonnait plus . Elle secoua la tête . - ce que j' ai fait , mon bon * Quentin , c' est parce qu' il souffrait et que je l' aimais . Je ne regrette rien . Il répondit à son habitude par le " oui " sonore de l' * Italie : - si ! Si ! -n'est -ce pas , * Quentin , que je n' ai pas mal fait ? Mais qu' est -ce qui va arriver maintenant , mon dieu ? Elle allait partir . Il lui fit signe d' attendre un peu . Il cueillit avec soin un brin de basilic et le lui offrit . - pour le parfum , signora ! Chapitre XIX : c' était le lendemain . Ayant posé soigneusement sur la table du salon son bâton noueux , sa pipe et son antique sac de tapisserie , * Choulette salua * Madame * Martin qui lisait à la fenêtre . Il allait à * Assise . Il s' était vêtu d' une casaque de peau de chèvre et il ressemblait aux vieux bergers des nativités . - adieu , madame . Je quitte * Fiesole , vous , * Dechartre , le trop beau prince * Albertinelli et cette gentille ogresse de miss * Bell . Je vais visiter la montagne d' * Assise , qu' il faut , dit le poète , nommer , non plus * Assise , mais orient , parce que c' est de là que s' est levé le soleil de l' amour . Je vais m' agenouiller devant la crypte heureuse au fond de laquelle saint * François repose nu , dans une auge de pierre , avec une pierre pour oreiller . Car il ne voulut pas emporter même un linceul de ce monde où il laissait la révélation de toute joie et de toute bonté . - adieu , * Monsieur * Choulette . Rapportez -moi une médaille de sainte * Claire . J' aime beaucoup sainte * Claire . -vous avez bien raison , madame . C' était une dame remplie de force et de prudence . Quand saint * François , malade et presque aveugle , vint passer quelques jours à * Saint- * Damien , auprès de son amie , elle lui bâtit de ses mains une cabane dans le jardin . Il se réjouit . Une langueur douloureuse et la brûlure de ses paupières lui ôtaient le sommeil . Une troupe de rats énormes venait l' attaquer la nuit . Alors il composa un cantique plein d' allégresse pour bénir le splendide frère soleil , et notre soeur l' eau , chaste , utile et pure . Mes plus beaux vers , ceux même du jardin clos , ont moins de charme inévitable et de splendeur naturelle . Et il est juste qu' il en soit ainsi , parce que l' âme de saint * François était plus belle que n' est la mienne . Meilleur que tous ceux de mes contemporains qu' il m' a été donné de connaître , je ne vaux rien . Quand * François eut trouvé sa chanson du soleil , il fut très content . Il songea : nous irons , mes frères et moi , dans les villes , nous nous tiendrons avec un luth sur la place publique , le jour du marché . Les bonnes gens s' approcheront de nous , et nous leur dirons : " nous sommes les jongleurs du bon * Dieu , et nous allons vous chanter un lai . Si vous en êtes contents , vous nous donnerez une récompense . " ils s' y engageront . Et , quand nous aurons chanté , nous leur rappellerons leur promesse . Nous leur dirons : " vous nous devez une récompense . Et celle que nous vous demandons , c' est que vous vous aimiez les uns les autres . " sans doute que , pour tenir leur parole et ne pas faire de tort aux pauvres jongleurs de * Dieu , ils éviteront de nuire à autrui . * Madame * Martin trouvait que saint * François était le plus aimable des saints . - son oeuvre , reprit * Choulette , fut détruite alors qu' il vivait encore . Pourtant il mourut heureux , parce qu' en lui était la joie avec l' humilité . Il était en effet le doux chanteur de * Dieu . Et il convient qu' un autre pauvre poète reprenne sa tâche et enseigne au monde la vraie religion et la vraie joie . Ce sera moi , madame , si toutefois je puis dépouiller la raison avec l' orgueil . Car toute beauté morale est accomplie en ce monde par cette sagesse inconcevable qui vient de * Dieu et ressemble à la folie . - je ne vous découragerai pas , * Monsieur * Choulette . Mais je suis inquiète du sort que vous ferez aux pauvres femmes dans votre société nouvelle . Vous les enfermerez toutes dans des couvents . - j' avoue , répondit * Choulette , qu' elles m' embarrassent beaucoup dans mon projet de réformation . La violence avec laquelle on les aime est âcre et mauvaise . Le plaisir qu' elles donnent n' est point pacifique et ne conduit pas à la joie . J' ai commis pour elles , dans ma vie , deux ou trois crimes abominables , qu' on ne connaît pas . Je doute que je vous invite jamais à souper , madame , dans la nouvelle * Sainte- * Marie- * Des- * Anges . Il prit sa pipe , son sac de tapisserie et son bâton à tête humaine : - les fautes de l' amour seront pardonnées . Ou plutôt , on ne fait rien de mal quand on aime seulement . Mais l' amour sensuel est fait de haine , d' égoïsme et de colère autant que d' amour . Pour vous avoir trouvée belle , un soir , sur ce canapé , j' ai été assailli d' une nuée de pensées violentes . Je revenais de l' albergo , où j' avais entendu le cuisinier de miss * Bell improviser magnifiquement douze cents vers sur le printemps . J' étais inondé d' une joie céleste que votre vue m' a fait perdre . Il faut qu' une vérité profonde soit renfermée dans la malédiction d' * ève . Car , près de vous , je suis devenu triste et mauvais . J' avais sur les lèvres de douces paroles . Elles mentaient . Je me sentais au dedans de moi-même votre adversaire et votre ennemi , je vous haïssais . En vous voyant sourire , j' ai eu envie de vous tuer . - vraiment ? -oh ! Madame , c' est un sentiment très naturel , et que vous avez dû inspirer bien des fois . Mais le vulgaire l' éprouve sans en avoir conscience , tandis que mon imagination vive me représente sans cesse à moi-même . Je contemple mon âme , parfois splendide , souvent hideuse . Si vous l' aviez vue en face ce soir -là , vous auriez crié d' épouvante . * Thérèse sourit : - adieu , * Monsieur * Choulette , n' oubliez pas ma médaille de sainte * Claire . Il posa sa valise à terre ; et , levant le bras , l' index dressé , comme qui montre et enseigne : - vous n' avez rien à craindre de moi . Mais celui que vous aimerez et qui vous aimera vous fera du mal . Adieu , madame . Il reprit ses bagages et sortit . Elle vit sa longue forme rustique disparaître derrière les cytises du jardin . Dans l' après-midi , elle alla à * San * Marco , où * Dechartre l' attendait . Elle désirait et craignait de le revoir si tôt . Elle ressentait une angoisse qu' apaisait un sentiment inconnu , d' une douceur profonde . Elle ne retrouvait pas la stupeur de la première fois qu' elle s' était donnée par amour , la vision brusque de l' irréparable . Elle était sous des influences plus lentes , plus vagues et plus puissantes . Cette fois , une rêverie charmante trempait le souvenir des caresses reçues et baignait la brûlure . Elle était abîmée de trouble et d' inquiétude , mais elle n' éprouvait ni honte ni regrets . Elle avait agi moins par sa volonté que par une force qu' elle devinait meilleure . Elle s' absolvait sur son désintéressement . Elle ne comptait sur rien , n' ayant rien calculé . Sans doute , elle avait eu le tort de se donner quand elle n' était pas libre , mais aussi n' avait -elle rien exigé . Peut-être n' était -elle pour lui qu' une fantaisie violente et sincère . Elle ne le connaissait pas . Elle n' avait pas fait l' épreuve de ces belles imaginations vives et flottantes , qui passent de haut , pour le bien comme pour le mal , la médiocrité commune . S' il s' éloignait d' elle brusquement et disparaissait , elle ne le lui reprocherait pas , elle ne lui en voudrait pas ; - du moins elle le croyait . - elle garderait en elle le souvenir et l' empreinte de ce qu' on pouvait trouver au monde de plus rare et de plus précieux . Il était peut-être incapable d' un attachement véritable . Il avait cru l' aimer . Il l' avait aimée une heure . Elle n' osait pas en souhaiter davantage , dans l' embarras d' une situation fausse dont sa franchise et sa fierté s' irritaient et qui troublait la lucidité de son intelligence . Pendant que le fiacre l' emportait à * San * Marco , elle parvint à se persuader qu' il ne lui dirait rien de ce qu' elle avait été pour lui la veille et que le souvenir de la chambre amoureuse , d' où l' on voyait s' élever dans le ciel les fuseaux noirs des pins , ne laisserait à l' un et à l' autre que le rêve d' un rêve . Il lui tendit la main devant le marchepied . Avant qu' il eût parlé , elle vit dans son regard qu' il l' aimait et qu' il la demandait encore , et elle s' aperçut en même temps qu' elle le voulait ainsi . - vous , dit -il ... , vous , toi ! ... je suis là depuis midi , j' attendais , sachant que vous ne viendriez pas encore , mais ne pouvant vivre qu' à la place où je devais vous voir . C' est vous ! ... parlez , que je vous voie et que je vous entende . - vous m' aimez donc encore ? -c'est maintenant que je t' aime . Je croyais vous aimer , quand vous n' étiez qu' un fantôme chargé de mes désirs . Maintenant , tu es la chair où j' ai mis mon âme . C' est vrai , dites , c' est vrai que vous êtes à moi ? Qu' ai -je donc fait pour obtenir le plus grand , l' unique bien de ce monde ? Et ces hommes dont la terre est couverte , ils croient vivre ! Moi seul je vis ! Dis , qu' ai -je fait pour t' obtenir ? -oh ! Ce qu' il fallait faire , c' est bien moi qui l' ai fait . Je vous le dis franchement . Si nous en sommes venus là , c' est ma faute . Voyez -vous , elles ne l' avouent pas toujours , mais c' est toujours la faute des femmes . Aussi , quoi qu' il arrive , je ne vous ferai pas de reproches . Une troupe agile et criarde de mendiants et de guides , détachée du porche , les entourait avec une importunité où se mêlait encore une certaine grâce que ne perdent jamais les légers italiens . Leur subtilité leur faisait deviner des amoureux , et ils savaient que les amoureux sont prodigues . * Dechartre leur jeta quelques pièces d' argent , et tous retournèrent à leur paresse heureuse . Un gardien municipal accueillit les visiteurs . * Madame * Martin regrettait de ne pas trouver un moine . La robe blanche des dominicains était si belle , à * Santa- * Maria- * Novella , sous les arcades du cloître ! Ils visitèrent les cellules où , sur la chaux nue , * Fra * Angelico , aidé de son frère * Benedetto , peignit pour les religieux , ses compagnons , des peintures innocentes . - vous rappelez -vous le soir d' hiver où , vous rencontrant sur un pont de chèvre qui franchissait une tranchée devant le musée * Guimet , je vous ai accompagnée jusqu'à cette petite rue bordée de jardinets qui mène au quai debilly ? Avant de nous séparer , nous nous sommes arrêtés un moment au bord du parapet , sur lequel court un maigre rideau de buis . Vous avez regardé ce buis desséché par l' hiver . Et quand vous êtes partie , je l' ai regardé longtemps . Ils étaient dans la cellule qu' habita * Savonarole , prieur du couvent de * San * Marco . Le guide leur montra le portrait et les reliques du martyr . - qu' est -ce que vous pouviez me trouver de bien ce jour -là ? Il ne faisait pas clair . - je vous voyais marcher . C' est par les mouvements que les formes parlent . Chacun de vos pas me disait les secrets de votre beauté précise et charmante . Oh ! Je n' ai jamais eu l' imagination discrète à votre égard . Je n' osais vous parler . En vous voyant j' avais peur . J' étais épouvanté devant celle qui pouvait tout pour moi . Présente , je vous adorais en tremblant . Loin de vous , j' avais toutes les impiétés du désir . - je ne m' en doutais pas . Mais vous rappelez -vous la première fois que nous nous sommes vus , quand * Paul * Vence vous a présenté ? Vous étiez assis à côté du paravent . Vous regardiez les miniatures qui y sont accrochées . Vous m' avez dit : " cette dame , peinte par * Siccardi , ressemble à la mère d' * André * Chénier . " je vous ai répondu : " c' est l' aïeule de mon mari . Comment était la mère d' * André * Chénier ? " et vous avez dit : " on a son portrait : une levantine affalée . " il se défendit d' avoir parlé d' une façon si impertinente . - mais si ! Je me rappelle mieux mieux que vous . Ils allaient dans le blanc silence du couvent . Ils visitèrent la cellule que le bienheureux * Angelico orna de la plus suave peinture . Et là , devant la vierge qui , dans un ciel pâle , reçoit de * Dieu le père la couronne immortelle , il prit * Thérèse dans ses bras et lui mit un baiser sur la bouche , presque au regard de deux anglaises qui allaient par les corridors , consultant le baedeker . Elle lui dit : - nous allions oublier la cellule de saint * Antonin . - * Thérèse , je souffre , dans mon bonheur , de tout ce qui est de vous et qui m' échappe . Je souffre de ce que vous ne viviez pas de moi seul et pour moi seul . Je voudrais vous avoir toute et vous avoir eue toute dans le passé . Elle fit un petit mouvement d' épaules . - oh ! Le passé ! -le passé , c' est la seule réalité humaine . Tout ce qui est est passé . Elle leva vers lui ses yeux dont les prunelles ressemblaient à ces ciels charmants mêlés de soleil et de pluie . - eh bien , je puis vous le dire : je ne me suis jamais sentie vivre qu' avec vous . En rentrant à * Fiesole , elle trouva une lettre brève et menaçante de * Le * Ménil . Il ne comprenait rien à son absence prolongée , à son silence . Si elle ne lui annonçait pas tout de suite son retour , il irait la retrouver . Elle lut , nullement surprise , mais accablée de voir que tout ce qui devait arriver arrivait et que rien ne lui serait épargné de ce qu' elle avait craint . Elle pouvait encore le calmer et le rassurer . Elle n' avait qu' à lui dire qu' elle l' aimait , qu' elle retournerait bientôt à * Paris , qu' il devait renoncer à l' idée folle de la rejoindre ici , que * Florence était un village où ils seraient vus tout de suite . Mais il fallait écrire : " je t' aime . " il fallait l' endormir avec des paroles caressantes . Elle n' en eut pas le courage . Elle lui laissa entrevoir la vérité . Elle s' accusa elle-même en termes enveloppés . Elle parla obscurément des âmes emportées dans le flot de la vie , et du peu qu' on est sur l' océan mouvant des choses . Elle lui demanda avec une tristesse affectueuse de lui garder un bon souvenir dans un petit coin de son âme . Elle alla porter la lettre à la poste sur la place de * Fiesole . Les enfants jouaient à la marelle dans le crépuscule . Elle regarda du haut de la colline la coupe élégante qui porte dans son creux , comme un joyau , la belle * Florence . Et la paix du soir la fit tressaillir . Elle jeta la lettre dans la boîte . Seulement alors , elle eut la vision nette de ce qu' elle avait fait et de ce qu' il en résulterait . Chapitre XX : sur la place de la seigneurie , où le soleil fleuri du printemps répandait ses roses jaunes , midi sonnant dissipait la foule rustique des marchands de grains et de pâtes venus pour le marché . Au pied des lanzi , devant l' assemblée des statues , les glaciers ambulants avaient dressé , sur des tables tendues de cotonnade rouge , les petits châteaux qui portaient à leur base l' inscription bibite ghiacciate . et la joie facile descendait du ciel sur la terre . * Thérèse et * Jacques , revenant d' une promenade matinale aux jardins boboli , passaient devant l' illustre loggia . * Thérèse regardait la * Sabine de * Jean * De * Bologne avec cette curiosité intéressée d' une femme qui examine une autre femme . Mais * Dechartre ne regardait que * Thérèse . Il lui dit : - c' est merveilleux comme la vive lumière du jour flatte votre beauté , vous aime et caresse la nacre fine de vos joues . - oui , dit -elle . La lumière des bougies me durcit les traits . Je l' avais remarqué . Je ne suis pas une femme de soir , malheureusement : c' est plutôt le soir que les femmes ont l' occasion de se montrer et de plaire . Le soir , la princesse * Seniavine a un beau teint mat et doré ; au soleil , elle est jaune comme un citron . Il faut avouer qu' elle ne s' en inquiète guère . Elle n' est pas coquette . - et vous l' êtes ? -oh ! Oui . Autrefois je l' étais pour moi , maintenant je le suis pour vous . Elle regardait encore la * Sabine qui , des bras et des reins , grande , longue et robuste , s' efforçait d' échapper à l' étreinte du romain . - est -ce qu' il faut qu' une femme , pour être belle , ait cette sécheresse de forme et cette longueur de membres ? Je ne suis pas comme cela , moi . Il prit soin de la rassurer . Mais elle n' était pas inquiète . Elle regardait maintenant le petit château du glacier ambulant dont les cuivres reluisaient sur une nappe de coton écarlate . Une envie subite lui était venue de manger une glace , là , debout , comme elle avait vu faire tout à l' heure à des ouvrières de la ville . Il dit : - attendez un instant . Il se mit à courir vers la rue qui suit le côté gauche des lanzi et disparut . Au bout d' un moment il revint , lui tendant une petite cuiller de vermeil à demi dépouillé par le temps , et dont le manche se terminait par le lys de * Florence , au calice émaillé de rouge . - c' est pour prendre votre glace . Le glacier ne donne pas de cuiller . Il vous aurait fallu tirer la langue . ç'aurait été très joli . Mais vous n' avez pas l' habitude . Elle reconnut la cuiller , un petit joyau qu' elle avait remarqué la veille dans la vitrine d' un antiquaire voisin des lanzi . Ils étaient heureux , ils répandaient leur joie pleine et simple en paroles légères qui n' avaient point de sens . Et ils riaient quand le florentin leur tenait , avec une mimique héréditaire , des propos renouvelés des vieux conteurs italiens . Elle s' amusait du jeu parfait de ce visage antique et jovial . Mais elle ne comprenait pas toujours les paroles . Elle demandait à * Jacques : - qu' est -ce qu' il a dit ? -vous voulez le savoir ? Elle le voulait . - eh bien ! Il a dit qu' il serait heureux si les puces de son lit étaient faites comme vous . Quand elle eut mangé sa glace , il la pressa d' aller revoir or * san * Michele . C' était si près ! Ils traverseraient la place en biais et découvriraient tout de suite le vieux joyau de pierre . Ils allèrent . Ils regardèrent le saint * Georges et le saint * Marc de bronze . * Dechartre revit sur le mur écaillé de la maison la boîte aux lettres , et il se rappela avec une exactitude douloureuse la petite main gantée qui y avait jeté une lettre . Il la trouvait hideuse , cette gueule de cuivre qui avait avalé le secret de * Thérèse . Il ne pouvait en détourner les yeux . Toute sa gaieté s' en était allée . Cependant , elle s' appliquait à aimer la rude statue de l' évangéliste . - c' est vrai qu' il a l' air honnête et franc et que , s' il parlait , il ne sortirait de sa bouche que des paroles de vérité . Il répliqua amèrement : - ce n' est pas la bouche d' une femme . Elle comprit sa pensée ; et , d' un ton très doux : - mon ami , pourquoi me parlez -vous ainsi ? Je suis franche , moi . - qu' appelez -vous être franche ? Vous savez qu' une femme est obligée de mentir . Elle hésita . Puis : - une femme est franche quand elle ne fait pas de mensonges inutiles . Chapitre XXI : * Thérèse glissait , vêtue de gris sombre , sous les cytises en fleurs . Les buissons d' arbouses couvraient d' étoiles argentées le bord escarpé de la terrasse et , sur le penchant des coteaux , les lauriers dardaient leur flamme odorante . La coupe de * Florence était toute fleurie . * Vivian * Bell allait , blanche , dans le jardin embaumé . - vous le voyez , darling , * Florence est vraiment la ville de la fleur , et ce n' est pas à tort qu' elle porte le lys rouge pour emblème . C' est fête aujourd'hui , darling . - ah ! C' est fête aujourd'hui ? ... - darling , vous ne savez pas que nous sommes au premier jour de mai , à primavera ? vous ne vous êtes pas éveillée ce matin dans une féerie charmante ? Oh ! Darling , vous ne célébrez pas la fête de la fleur ? Vous ne vous sentez pas joyeuse , vous qui aimez les fleurs ? Car vous les aimez , my love , je le sais ; vous êtes tendre pour elles . Vous m' avez dit qu' elles éprouvaient de la joie et de la douleur , qu' elles souffraient comme nous . - ah ! J' ai dit qu' elles souffraient comme nous ? -oh ! Vous l' avez dit . C' est leur fête aujourd'hui . Il faut la célébrer selon la coutume des aïeux , dans les rites consacrés par les vieux peintres . * Thérèse entendait sans comprendre . Elle froissait sous son gant la lettre qu' elle venait de recevoir , une lettre portant le timbre-poste italien et ne contenant que deux lignes : " je suis descendu cette nuit à l' hôtel de la * Grande- * Bretagne , * Lungarno * Acciaoli . Je vous attends dans la matinée . Numéro 18 . " -oh ! Darling , vous ne savez pas que c' est la coutume , à * Florence , de fêter le renouveau , au premier mai de chaque année ? Mais alors , vous ne compreniez pas tout à fait ce que voulait dire le tableau de * Botticelli consacré à la fête de la fleur , ce printemps délicieux et d' une joie rêveuse . Autrefois , darling , en ce premier jour de mai , toute la ville était en liesse . Les jeunes filles , vêtues d' habits de fête et couronnées d' aubépine , allaient en long cortège par le corso , sous des arcs de fleurs , et formaient des choeurs sur l' herbe nouvelle , à l' abri des lauriers . Nous ferons comme elles . Nous danserons dans le jardin . - ah ! Nous danserons dans le jardin ? -oui , darling , et je vous apprendrai des pas toscans du quinzième siècle , qui ont été retrouvés dans un manuscrit par * Monsieur * Morisson , le doyen des bibliothécaires de * Londres . Revenez vite , my love ; nous mettrons des chapeaux de fleurs et nous danserons . - oui , chérie , nous danserons . Et , poussant la grille , elle s' enfuit par le petit chemin , qui , raviné comme un lit de torrent , cachait ses pierres sous des buissons de roses . Elle se jeta dans la première voiture qu' elle trouva . Le cocher avait des bleuets à son chapeau et au manche de son fouet . - hôtel de la * Grande- * Bretagne , * Lungarno * Acciaoli ! Elle savait où c' était , * Lungarno * Acciaoli ... elle y était allée le soir , et elle revoyait l' or déchiré du soleil sur la nappe agitée du fleuve . Puis ç'avait été la nuit , le murmure sourd des eaux dans le silence , les paroles , les regards qui l' avaient troublée , le premier baiser de l' ami , le commencement de l' irréparable amour . Oh ! Oui , elle se rappelait * Lungarno * Acciaoli et la rive du fleuve au delà du pont vieux ... hôtel de la * Grande * Bretagne ... elle savait : une grande façade de pierre sur le quai . C' était encore heureux , puisqu' il devait venir , qu' il fût venu là . Il aurait tout aussi bien pu descendre à l' hôtel de la ville , place * Manin , où était * Dechartre . C' était encore heureux qu' ils ne fussent pas porte à porte , dans le même corridor ... * Lungarno * Acciaoli ! ... ce mort qu' ils avaient vu passer à la course , emporté par les cagoules , il était tranquille , quelque part , dans un petit cimetière fleuri ... - numéro 18 c' était une chambre nue d' hôtel , avec son poêle , à la mode italienne . Un jeu de brosses minutieusement étalé sur la table et l' indicateur des chemins de fer . Pas un livre , pas un journal . Il était là : elle vit une grande souffrance sur son visage osseux , un air de fièvre . Elle en éprouva une impression grave et pénible . Il attendit un mot , un geste ; mais elle restait étrangère , n' osant rien . Il lui offrit une chaise . Elle l' écarta et resta debout . - * Thérèse , il y a quelque chose que je ne sais pas . Parlez . Après un moment de silence , elle répondit avec une lenteur pénible : - mon dieu , quand j' étais à * Paris , pourquoi êtes -vous parti ? à la tristesse de l' accent , il crut , il voulut deviner un reproche affectueux . Son visage se colora . Il répondit ardemment : - ah ! Si j' avais prévu ! Cette partie de chasse , au fond , vous pensez bien que je m' en souciais peu ! Mais vous , votre lettre , celle du 27 ( il avait le don des dates ) , m' a jeté dans une inquiétude horrible . Il était arrivé quelque chose à ce moment -là . Dites -moi tout . - mon ami , je croyais que vous ne m' aimiez plus . - mais maintenant que vous savez le contraire ? -maintenant ... elle resta les bras tombants et les mains jointes . Puis , avec une tranquillité affectée : - mon dieu ! Mon ami , nous nous sommes pris sans savoir . On ne sait jamais . Vous êtes jeune , plus jeune que moi , puisque nous sommes à peu près du même âge . Vous avez , sans doute , des projets pour l' avenir . Il la regarda fièrement en face . Elle continua , moins assurée : - vos parents , eux , votre mère , vos tantes , votre oncle le général , en ont pour vous , des projets . C' est bien naturel . J' aurais pu devenir un obstacle . Il vaut mieux que je disparaisse de votre vie . Nous garderons un bon souvenir l' un de l' autre . Elle lui tendit sa main gantée . Il croisa les bras : - alors , tu ne veux plus de moi ? Tu crois que tu m' auras rendu heureux comme pas un homme ne l' a été , et puis mis de côté , et que c' est fini comme cela ! Vraiment , tu crois que tu en as fini avec moi ! ... qu' est -ce que vous venez me dire ? Une liaison , cela se dénoue . On se prend , on se quitte ... eh bien , non ! Vous n' êtes pas une personne qu' on quitte , vous . - oui , vous aviez peut-être mis en moi plus qu' on ne met d' ordinaire en pareil cas . J' étais pour vous plus qu' un amusement . Mais , si je ne suis pas la femme que vous croyez , si je vous ai trompé , si je suis légère ... vous savez : on l' a dit ... eh bien ! Si je n' ai pas été avec vous ce que je devais être ... elle hésita , et reprit d' un ton grave et pur qui contrastait avec ses paroles : - si , pendant que je vous appartenais , j' ai eu des entraînements , des curiosités , si je vous dis que je ne suis pas faite pour un sentiment sérieux ... il l' interrompit : - tu mens . - oui , je mens . Et je ne mens pas bien . Je voulais gâter notre passé . J' avais tort . Il est ce que vous savez . Mais ... - mais ? ... - ah ! Cela ! Je vous l' ai toujours dit : je ne suis pas sûre . Il y a des femmes , à ce qu' on dit , qui peuvent répondre d' elles . Je vous ai averti que je n' étais pas comme elles , et que je ne répondais pas de moi . Il donna de la tête à droite et à gauche , comme une bête qu' on irrite et qui hésite encore à foncer . - qu' est -ce que tu veux dire ? Je ne comprends pas . Je ne comprends rien . Parle clairement ... clairement , entends -tu ? Il y a quelque chose entre nous . Je ne sais pas quoi . Je veux le savoir . Qu' est -ce qu' il y a ? -je vous le dis , mon ami , il y a que je ne suis pas une femme sûre d' elle-même , et que vous ne deviez pas compter sur moi . Non ! Vous ne le deviez pas . Je n' avais rien promis ... et puis , si j' avais promis , qu' est -ce que des paroles ? -tu ne m' aimes plus . Oh ! Tu ne m' aimes plus , je le vois bien . Mais , tant pis pour toi ! Moi , je t' aime . Il ne fallait pas te donner . N' espère pas te reprendre . Je t' aime et je te garde ... alors , tu croyais te tirer d' affaire tout tranquillement ? écoute -moi un peu . Tu as tout fait pour que je t' aime , pour que je te sois attaché , pour que je ne puisse pas vivre sans toi . Nous avons connu ensemble des plaisirs inimaginables . Et tu n' en refusais pas ta part . Oh ! Je ne te prenais pas de force . Tu voulais bien . Il y a six semaines encore , tu ne demandais pas mieux . Tu étais tout pour moi . J' étais tout pour toi . Il y avait des moments où nous ne savions plus si j' étais toi ni si tu étais moi ; et puis tu veux que tout d' un coup je ne sache plus , que je ne te connaisse plus , que tu sois pour moi une étrangère , une dame qu' on rencontre dans le monde . Ah ! Tu as un bel aplomb , toi ! Voyons , est -ce que j' ai rêvé ? Tes baisers , ton souffle sur mon cou , tes cris , ce n' est donc pas vrai ? J' invente tout ça , dis ? Oh ! Il n' y a pas de doute : tu m' aimais . Je le sens encore sur moi , ton amour . Eh bien ! Je n' ai pas changé . Je suis ce que j' étais . Tu n' as rien à me reprocher . Je ne t' ai pas trompée avec d' autres femmes . Ce n' est pas pour m' en faire un mérite . Je n' aurais pas pu . Quand on t' a connue , on trouve aux plus jolies un goût fade . Je n' ai jamais eu l' idée de te tromper . Je me suis toujours conduit envers vous en galant homme . Pourquoi ne m' aimeriez -vous plus ? Mais réponds -moi , parle donc . Dis que tu m' aimes encore . Dis -le , puisque c' est vrai . Viens , viens ! * Thérèse , tu sentiras tout de suite que tu m' aimes comme tu m' aimais autrefois , dans le petit nid de la rue * Spontini , où nous avons été si heureux . Viens ! Il se jeta sur elle , ardent , les bras avides . Elle , les yeux pleins d' effroi , le repoussa avec une horreur glaciale . Il comprit , s' arrêta et dit : - tu as un amant ! Elle abaissa lentement la tête , et puis la releva , grave et muette . Alors il la frappa à la poitrine , à l' épaule , au visage . Et aussitôt , il recula de honte . Il baissait les yeux et se taisait . Les doigts aux lèvres et se rongeant les ongles , il s' aperçut que sa main s' était déchirée à une épingle du corsage et saignait . Il se jeta dans un fauteuil , tira son mouchoir pour essuyer le sang et demeura comme indifférent et sans pensée . Elle , adossée à la porte , la tête droite , pâle , le regard vague , détachait sa voilette déchirée et redressait son chapeau avec un soin instinctif . Au petit bruit , naguère délicieux , que faisaient autour d' elle les étoffes froissées , il tressaillit , la regarda et redevint furieux . - qui est -ce ? Je veux le savoir . Elle ne bougea pas . Son visage blanc portait la marque brûlante du poing qui l' avait frappé . Elle répondit , avec une fermeté douce : - je vous ai dit tout ce que je pouvais vous dire . Ne me demandez plus rien . Ce serait inutile . Il la regarda d' un regard cruel qu' elle ne lui connaissait pas . - oh ! Ne me dites pas son nom . Je n' aurai pas de peine à le trouver . Elle se taisait , attristée pour lui , inquiète pour un autre , pleine d' angoisses et d' alarmes , et pourtant sans regrets , sans amertume , sans affliction , ayant son âme ailleurs . Il eut comme un vague sentiment de ce qui se passait en elle . Dans sa colère de la voir si douce et si sereine , de la trouver belle autrement qu' il ne l' avait eue , et belle pour un autre , il eut envie de la tuer , et lui cria : - va -t'en ! Va -t'en ! Puis , accablé par cet effort de haine qui ne lui était pas naturel , il se prit la tête dans les mains et se mit à sangloter . Cette douleur la toucha , lui rendit l' espoir de le calmer , d' adoucir les adieux . Elle se fit l' illusion qu' elle pouvait peut-être le consoler d' elle . Amicale et confiante , elle vint s' asseoir près de lui . - mon ami , blâmez -moi . Je suis blâmable , et plus encore pitoyable . Méprisez -moi , si vous voulez et si l' on peut mépriser une malheureuse créature qui est le jouet de la vie . Enfin , jugez -moi comme vous voudrez . Mais gardez -moi un peu d' amitié dans votre colère , un souvenir aigre et doux , comme ces temps d' automne , où il y a du soleil et de la bise . C' est ce que je mérite . Ne soyez pas dur à la visiteuse agréable et frivole qui passa à travers votre existence . Faites -moi des adieux comme à une voyageuse qui s' en va on ne sait où , et qui est triste . Il y a toujours tant de tristesse à partir ! Vous étiez irrité contre moi , tout à l' heure . Oh ! Je ne vous le reproche pas . J' en souffre seulement . Gardez -moi un peu de sympathie . Qui sait ? L' avenir est toujours inconnu . Il est bien vague , bien obscur devant moi . Que je puisse me dire que j' ai été bonne , simple , franche avec vous , et que vous ne l' avez pas oublié . Avec le temps , vous comprendrez , vous pardonnerez . Dès aujourd'hui ayez un peu de pitié . Il ne l' écoutait pas , apaisé seulement par la caresse de cette voix , dont les sons coulaient limpides et clairs . Il dit en sursaut : - vous ne l' aimez pas . C' est moi que vous aimez . Alors ? ... elle hésita , glissa : - ah ! Dire ce qu' on aime ou ce qu' on n' aime pas , c' est une chose qui n' est pas facile pour une femme , au moins pour moi . Car je ne sais pas comment font les autres . Mais la vie n' est pas clémente . On est jetée , poussée , ballottée ... il la regarda , très calme . Il lui était venu une idée ; il avait pris une résolution . C' était simple . Il pardonnait , il oubliait , pourvu qu' elle lui revînt tout de suite . - * Thérèse , vous ne l' aimez pas ? C' était une erreur , un moment d' oubli , une chose horrible et stupide que vous avez faite , par faiblesse , par surprise , peut-être de dépit . Jurez -moi que vous ne le reverrez plus . Il lui prit le bras : - jurez-le -moi . Elle se taisait , les dents serrées , le visage sombre ; il lui tordit le poignet . Elle cria : - vous me faites mal ! Cependant il suivait son dessein . Il la traîna jusqu'à la table , sur laquelle se trouvaient , près du jeu de brosses , une bouteille d' encre et quelques feuilles de papier à lettres avec une grande vignette bleue représentant la façade de l' hôtel , aux fenêtres innombrables . - écrivez ce que je vais vous dicter . Je ferai porter la lettre . Et , comme elle résistait , il la fit tomber à genoux . Fière et tranquille , elle dit : - je ne peux pas , je ne veux pas . - pourquoi ? -parce que ... vous voulez le savoir ? ... parce que je l' aime . Brusquement , il lui lâcha le bras . S' il avait eu son revolver sous la main , peut-être l' aurait -il tuée . Mais , presque aussitôt , sa fureur s' était mouillée de tristesse ; et maintenant , désespéré , c' est lui qui aurait bien voulu mourir . - est -ce vrai , ce que vous dites là ? Est -ce donc possible ? Est -ce donc vrai ? -est -ce que je sais , moi ? Est -ce que je peux dire ? Est -ce que je comprends encore ? Est -ce que j' ai encore une idée , un sentiment , une lueur de quoi que ce soit ? Est -ce que ... avec un peu d' effort , elle ajouta : - est -ce que je suis dans ce moment à autre chose qu' à ma tristesse et à votre désespoir ? -tu l' aimes ! Tu l' aimes ! Qu' est -ce qu' il a , comment est -il , pour que vous l' aimiez ? Il était stupide de surprise , dans un abîme d' étonnement . Mais ce qu' elle avait dit les avait pourtant séparés . Il n' osait plus la manier brutalement , la saisir , la frapper , la pétrir comme sa chose mauvaise et rétive , mais sa chose à lui . Il répétait . - vous l' aimez ! Vous l' aimez ! Mais qu' est -ce qu' il vous a dit , qu' est -ce qu' il vous a fait , pour que vous l' aimiez ? Je vous connais : je ne vous ai pas dit toutes les fois que vos idées me choquaient . Je parie que ce n' est même pas un homme du monde . Et vous croyez qu' il vous aime ? Vous le croyez ? Eh bien ! Vous vous trompez : il ne vous aime pas . Il est flatté , tout simplement . Il vous lâchera à la première occasion . Quand il vous aura assez compromise , il vous enverra promener . Et vous roulerez dans la galanterie . L' année prochaine , on dira de vous : " elle traîne avec tout le monde . " cela me contrarie pour votre père , qui est un de mes amis , et qui saura votre conduite , car n' espérez pas le tromper , lui . Elle écoutait , humiliée , mais consolée , songeant à ce qu' elle aurait souffert de le trouver généreux . Dans sa simplicité , il la méprisait sincèrement . Ce mépris le soulageait . Il s' en mettait plein la gorge . - comment la chose s' est -elle faite ? Vous pouvez bien me le dire , à moi . Elle haussa les épaules avec tant de pitié qu' il n' osa plus continuer sur ce ton . Il redevint haineux . - est -ce que vous vous imaginez que je vous aiderai à sauver les apparences , que je retournerai chez vous , que je continuerai à fréquenter votre mari , que je tiendrai le chandelier ? -je pense que vous ferez ce qu' un galant homme doit faire . Je ne vous demande rien . J' aurais voulu conserver de vous le souvenir d' un excellent ami . Je croyais que vous seriez indulgent et bon pour moi . Ce n' est pas possible . Je vois qu' on ne se quitte jamais bien . Plus tard , plus tard vous me jugerez mieux . Adieu ! Il la regarda . Son visage maintenant exprimait plus de douleur que de colère . Elle ne lui avait jamais vu ces yeux secs et cernés , ces tempes arides sous des cheveux rares . Il semblait qu' il eût vieilli en une heure . - j' aime mieux vous avertir . Il me sera impossible de vous revoir . Vous n' êtes pas une femme qu' on peut rencontrer dans le monde quand on l' a eue et qu' on ne l' a plus . Je vous l' ai dit . Vous n' êtes pas comme les autres . Vous avez un poison à vous , que vous m' avez donné , et que je sens en moi , dans mes veines , partout . Pourquoi vous ai -je connue ? Elle le regarda avec bonté . - adieu ! Et dites -vous que je ne vaux pas des regrets si cuisants . Alors , quand il vit qu' elle posait la main sur la clef de la porte , quand il sentit , à ce geste , qu' il allait la perdre , qu' il ne l' aurait plus jamais , il poussa un cri et s' élança . Il ne se rappelait plus rien . Il lui restait l' étourdissement d' un grand malheur accompli , d' un deuil irréparable . Et du fond de sa stupeur un désir montait . Il voulait la reprendre une fois encore , celle qui s' en allait et ne reviendrait plus . Il la tira à lui . Il la voulait simplement , de toute la force de sa volonté animale . Elle lui résista de toute sa volonté présente , libre et qui veillait . Elle se dégagea froissée , arrachée , déchirée , n' ayant pas même eu peur . Il comprit que tout serait inutile , il retrouva la suite oubliée des choses et qu' elle n' était plus à lui parce qu' elle était à un autre . Sa souffrance revenue , il lui cracha des injures , et la poussa dehors . Elle resta un moment dans le corridor , attendant par fierté un mot , un regard digne d' être mis sur leur amour passé . Mais il cria encore : " va -t'en " et poussa violemment la porte . * Via * Alfieri , elle revit le pavillon au fond de la cour où croissait l' herbe pâle . Elle le trouva tranquille et muet , fidèle , avec ses chèvres et ses nymphes , aux amoureux du temps de la grande-duchesse * élisa . Elle se sentit dès l' abord échappée au monde douloureux et brutal et transportée dans des âges où elle n' avait pas connu la tristesse de vivre . Au pied de l' escalier , dont les degrés étaient jonchés de roses , * Dechartre l' attendait . Elle se jeta dans ses bras et s' y abandonna . Il la porta inerte , comme la dépouille précieuse de celle devant qui il avait pâli et tremblé . Elle goûtait , les paupières mi-closes , l' humiliation superbe d' être une belle proie . Sa fatigue , sa tristesse , ses dégoûts de la journée , le souvenir de la violence , sa liberté reprise , le besoin d' oublier , un reste de peur , tout avivait , irritait sa tendresse . Renversée sur le lit , elle noua ses bras autour du cou de son ami . Quand ils revinrent à eux , ils eurent des gaietés d' enfant . Ils riaient , disaient des riens , jouaient , mordaient aux limons , aux oranges , aux pastèques amassés près d' eux sur des assiettes peintes . N' ayant gardé que la fine chemise rose , qui , glissant en écharpe sur l' épaule , découvrait un sein et voilait l' autre , dont la pointe rougissait à travers , elle jouissait de sa chair offerte . Ses lèvres s' entr'ouvraient sur l' éclair de ses dents humides . Elle demandait , avec une coquette inquiétude , s' il n' était pas déçu après le rêve savant qu' il avait fait d' elle . Dans les lueurs caressantes du jour qu' il avait ménagées , il la contemplait avec une joie jeune . Il lui donnait des louanges et des baisers . Ils s' oubliaient en caresses mignardes , en querelles amicales , en regards heureux . Puis , subitement graves , les yeux assombris , les lèvres serrées , en proie à cette colère sacrée qui fait que l' amour ressemble à la haine , ils se reprenaient , se mêlaient et cherchaient l' abîme . Et elle rouvrait ses yeux noyés et souriait , la tête sur l' oreiller , les cheveux épars , avec une douceur de convalescente . Il lui demanda d' où lui venait cette petite marque rouge sur la tempe . Elle répondit qu' elle ne savait plus et que ce n' était rien . Elle mentait à peine et d' un coeur ouvert . Vraiment , elle ne savait plus . Ils se rappelaient leur belle et courte histoire , toute leur vie , qui datait du jour où ils s' étaient rencontrés . - vous savez , sur la terrasse , le lendemain de votre arrivée . Vous me disiez des paroles vagues et sans suite . J' ai deviné que vous m' aimiez . - j' avais peur de vous paraître stupide . - vous l' étiez un peu ; c' était mon triomphe . Je commençais à m' impatienter de vous voir si peu troublé près de moi . Je vous ai aimé avant que vous m' aimiez . Oh ! Je n' en rougis pas . Il lui versa entre les dents une goutte d' asti mousseux . Mais il y avait sur le guéridon une bouteille de vin de trasimène . Elle voulut y goûter , en souvenir de ce lac qu' elle avait vu désolé et beau , le soir , dans sa coupe ébréchée d' opale . C' était lors de son premier voyage en * Italie . Il y avait de cela six ans . Il la querella d' avoir découvert sans lui la beauté des choses . Elle lui dit : - sans toi , je ne savais rien voir . Pourquoi n' es -tu pas venu plus tôt ? Il lui ferma la bouche d' un baiser pesant . Et , quand elle revint à elle , brisée de joie , la chair heureuse et lasse , elle lui cria : - oui , je t' aime ! Oui , je n' ai jamais aimé que toi ! Chapitre XXII : * Le * Ménil lui avait écrit : " je pars demain à sept heures du soir . Trouvez -vous à la gare . " elle y était venue . Elle le vit en long manteau gris à pèlerine , correct et calme , devant les omnibus des hôtels . Il lui dit seulement : - ah ! Vous voilà ! -mais , mon ami , vous m' avez appelée . Il n' avoua pas qu' il avait écrit dans l' espoir absurde qu' elle reviendrait à l' aimer , et que le reste serait oublié , ou encore qu' elle lui dirait : " c' était une épreuve . " si elle lui avait parlé ainsi , sur le moment il l' aurait crue . Déçu qu' elle n' ouvrît pas la bouche , il lui dit sèchement : - qu' est -ce que vous avez à me dire ? C' est à vous à parler , ce n' est pas à moi . Je n' ai pas , moi , d' explications à vous donner . Je n' ai pas à me justifier d' une trahison . - mon ami , ne soyez pas cruel , ne soyez pas ingrat envers le passé . Voilà ce que j' avais à vous dire . Et j' ai encore à vous dire que je vous quitte avec la tristesse d' une véritable amie . - c' est tout ? Allez le répéter à l' autre , cela l' intéressera plus que moi . - vous m' avez appelée , je suis venue ; ne me le faites pas regretter . - je suis fâché de vous avoir dérangée . Vous pouviez sans doute mieux occuper votre journée . Je ne vous retiens pas . Allez le rejoindre , vous en mourez d' envie . La pensée que ces pauvres et misérables paroles qu' elle entendait exprimaient un moment de l' éternelle douleur humaine , et que la tragédie en avait illustré de pareilles , elle eut une impression de tristesse mêlée d' ironie , que trahit un pli de ses lèvres . Il crut qu' elle riait . - ne riez pas , et écoutez -moi . Avant-hier , dans la chambre d' hôtel , j' ai voulu vous tuer . J' ai été si près de le faire que , maintenant , je sais ce que c' est . Aussi je ne le ferai pas . Vous pouvez être bien tranquille . D' ailleurs , à quoi bon ? Comme je tiens , pour moi-même , à observer les convenances , j' irai vous voir à * Paris . J' aurai le regret d' apprendre que vous ne pouvez pas me recevoir . Je verrai votre mari , je verrai aussi votre père . Ce sera pour prendre congé , devant faire un voyage un peu long . Adieu , madame ! Au moment où il lui tournait le dos , * Thérèse vit miss * Bell et le prince * Albertinelli qui sortaient de la gare des marchandises et s' avançaient vers elle . Le prince était très beau . * Vivian marchait à son côté avec allégresse . - oh ! Darling , quelle bonne surprise de vous trouver ici . Nous venons , le prince et moi , de reconnaître à la douane la cloche qui est arrivée . - ah ! La cloche est arrivée ? -elle est ici , darling , la cloche de * Ghiberti ! Je l' ai vue dans sa cage de bois . Elle ne sonnait pas parce qu' elle était prisonnière . Mais je veux lui donner dans ma maison de * Fiesole un campanile pour logis . Quand elle sentira l' air de * Florence , elle sera heureuse de faire entendre sa voix argentine . Visitée des colombes , elle sonnera à toutes nos joies et à toutes nos douleurs . Elle sonnera pour vous , pour moi , pour le prince , pour la bonne * Madame * Marmet , pour * Monsieur * Choulette , pour tous nos amis . - chérie , les cloches ne sonnent jamais aux vraies joies et aux vraies douleurs . Ce sont d' honnêtes fonctionnaires qui ne connaissent que les sentiments officiels . - oh ! Darling , vous vous trompez beaucoup . Les cloches sont dans le secret des âmes ; elles savent tout . Mais je suis bien contente de vous trouver . Oh ! Je sais , my love , pourquoi vous êtes venue à la gare . Votre femme de chambre vous a trahie . Elle m' a dit que vous attendiez une robe rose qui ne venait pas , et que vous en séchiez d' impatience . Mais ne vous mettez pas en peine . Vous êtes toujours la toute belle , my love . Elle fit monter * Madame * Martin dans la charrette . - venez vite , darling , * Monsieur * Jacques * Dechartre dîne ce soir à la maison , et je ne voudrais pas le faire attendre . Et , tandis qu' ils allaient dans le silence du soir , par les sentiers pleins de parfums sauvages : - voyez -vous là-bas , darling , les noires quenouilles des * Parques , les cyprès du cimetière ? C' est là que je veux dormir . Mais * Thérèse songeait , inquiète : " ils l' ont vu . L' a -t-elle reconnu ? Je ne crois pas . La place était déjà sombre et semée de petites lumières aveuglantes . Le connaissait -elle seulement ? Je ne me rappelle pas si elle l' a vu chez moi l' année dernière . " ce qui l' inquiétait , c' était la joie sournoise du prince . - darling , voulez -vous une place à côté de moi , dans ce cimetière rustique , et que nous reposions l' une près de l' autre sous un peu de terre et beaucoup de ciel ? Mais j' ai tort de vous faire une invitation que vous ne pouvez pas accepter . Il ne vous est pas permis de dormir votre sommeil éternel au pied des coteaux de * Fiesole , my love . Il faudra que vous reposiez à * Paris , dans un beau monument , à côté du comte * Martin- * Bellème . - pourquoi ? Vous croyez donc , chérie , que la femme doit être unie à son mari , même après la mort ? -certainement , elle le doit , darling . Le mariage est pour le temps et pour l' éternité . Vous ne savez donc pas l' histoire des deux jeunes époux qui s' aimaient , dans la province d' * Auvergne ? Ils moururent presque en même temps et furent mis dans deux tombes séparées par une route . Mais chaque nuit un églantier jetait d' une tombe à l' autre sa tige fleurie . Il fallut réunir les deux cercueils . Ayant un peu dépassé la badia , ils virent une procession qui montait les pentes de la colline . Le vent du soir soufflait sur les dernières flammes des cierges portés dans des chandeliers de bois doré . Les files blanches et bleues des confréries accompagnaient les bannières peintes . Puis venaient un petit saint * Jean , blond , frisé , tout nu sous sa toison d' agneau , et une sainte * Marie- * Madeleine de sept ans , dans la robe d' or de ses cheveux crépelus . Les gens de * Fiesole suivaient en foule . La comtesse * Martin reconnut * Choulette au milieu d' eux . Un cierge d' une main , son livre de l' autre , des lunettes bleues au bout du nez , il chantait ; des lueurs fauves tremblaient aux angles de sa face camuse et sur les bosses de son crâne tourmenté . Sa barbe sauvage se relevait et s' abaissait au rythme du cantique . Sous la dureté des ombres et des lumières qui lui travaillaient le visage , il avait l' air vieux et robuste comme ces solitaires capables d' accomplir un siècle de pénitence . - qu' il est beau ! Dit * Thérèse . Il se donne en spectacle à lui-même . C' est un grand artiste . - oh ! Darling , pourquoi voulez -vous que * Monsieur * Choulette ne soit pas un homme pieux ? Pourquoi ? Il y a beaucoup de joie et de beauté à croire . Cela , les poètes le savent . Si * Monsieur * Choulette n' avait pas la foi , il ne ferait pas les admirables vers qu' il fait . - et vous , chérie , est -ce que vous avez la foi ? -oh ! Oui , je crois en * Dieu et à la parole de * Christ . Maintenant , le dais , les bannières , les voiles blancs avaient disparu dans les lacets du chemin montueux . Mais on voyait encore , sur le crâne nu de * Choulette , la flamme du cierge rejaillir en rayons d' or . * Dechartre , cependant , attendait seul dans le jardin . * Thérèse le trouva accoudé au balcon de la terrasse où il avait senti les premières souffrances d' aimer . Pendant que miss * Bell cherchait avec le prince la place du campanile où elle suspendrait la cloche qui allait venir , il entraîna un moment son amie sous les cytises . - vous m' aviez pourtant promis de vous trouver dans le jardin quand je viendrais . Je vous attends depuis une heure qui m' a paru mortelle . Vous deviez ne pas sortir . Votre absence m' a surpris et désespéré . Elle répondit vaguement qu' elle avait été obligée d' aller à la gare , et que miss * Bell l' avait ramenée dans sa charrette . Il s' excusa de lui montrer un visage inquiet . Mais tout l' effrayait . Son bonheur lui faisait peur . Déjà on était à table quand parut * Choulette , montrant le visage d' un antique satyre ; une joie terrible luisait dans ses yeux de phosphore . Depuis son retour d' * Assise , il ne vivait plus qu' avec des gens du menu peuple , buvait toute la journée du vin de * Chianti avec des filles et des artisans , à qui il enseignait la joie et l' innocence , l' avènement de * Jésus- * Christ , et l' abolition prochaine de l' impôt et du service militaire . à l' issue de la procession , il avait réuni des vagabonds dans les ruines du théâtre romain , et leur avait fait , en langage macaronique mêlé de français et de toscan , un sermon qu' il se plut à refaire : - les rois , les sénateurs et les juges ont dit : " la vie des peuples est en nous . " or , ils mentent et ils sont le cercueil qui dit : " je suis le berceau . " " la vie des peuples est dans les moissons des campagnes qui jaunissent sous le regard du seigneur . Elle est dans les vignes suspendues aux ormeaux , et dans le sourire et les larmes dont le ciel baigne les fruits des arbres , aux clos des vergers . " elle n' est pas dans les lois , qui sont faites par les riches et les puissants , pour la conversation de la puissance et de la richesse . " les chefs des royaumes et des républiques ont mis dans leurs livres que le droit des gens est le droit de guerre . Et ils ont glorifié la violence . Et ils rendent des honneurs aux conquérants , et ils élèvent sur les places publiques des statues à l' homme et au cheval victorieux . Mais le droit n' est pas de tuer : c' est pourquoi le juste ne tirera pas de l' urne son numéro à la conscription . Le droit n' est pas de nourrir la folie et les crimes du prince qui est élevé sur le royaume ou sur la république : et c' est pourquoi le juste ne paiera pas l' impôt ; et il ne donnera point d' argent aux publicains . Il jouira en paix du fruit de son travail , et il fera du pain avec le blé qu' il a semé , et il mangera les fruits des arbres qu' il a taillés . - ah ! * Monsieur * Choulette , dit gravement le prince * Albertinelli , vous avez bien raison de vous intéresser à l' état de nos malheureuses belles campagnes , que le fisc épuise . Quel fruit tirer d' un sol imposé à trente-trois pour cent du revenu net ? Le maître et les serviteurs sont la proie des publicains . * Dechartre et * Madame * Martin furent frappés de la sincérité inattendue de son accent . Il ajouta : - j' aime le roi . Je réponds de mon loyalisme . Mais les maux des paysans me sont sensibles . La vérité est qu' il préparait avec une souple obstination une oeuvre unique : rétablir le domaine rural de * Casentino , que son père le prince * Carlo , officier d' ordonnance de * Victor- * Emmanuel , avait laissé aux trois quarts dévoré par les usuriers . Sa mollesse affectée cachait son opiniâtreté . Il n' avait que des vices utiles et tendus vers l' intérêt de sa vie . C' est pour redevenir un grand propriétaire toscan qu' il avait brocanté des tableaux , vendu en contrebande les plafonds fameux de son palais , plu à de vieilles femmes et finalement recherché la main de miss * Bell , qu' il savait très habile à gagner de l' argent et très entendue à tenir une maison . Il aimait vraiment la terre et les paysans . Les paroles ardentes de * Choulette , qu' il comprenait vaguement , remuaient en lui cet amour . Il se laissait aller à dire sa pensée : - dans un pays où le maître et les serviteurs ne font qu' une seule famille , le sort de l' un dépend de celui des autres . Le fisc nous dépouille . Quels braves gens que nos fermiers ! Pour remuer la terre , ils sont les premiers hommes du monde . * Madame * Martin avoua qu' elle ne l' eût pas cru . Les campagnes de la * Lombardie seules lui avaient paru bien cultivées et coupées de canaux innombrables . Mais la * Toscane lui semblait un beau verger sauvage . Le prince répondit en souriant que peut-être ne parlerait -elle pas de cette manière si elle lui avait fait l' honneur de visiter ses fermes de * Casentino , qui pourtant avaient enduré les souffrances de longs et ruineux procès . Elle aurait vu là ce que c' est que le paysan italien . - je m' occupe beaucoup de mon domaine . J' en venais , ce soir , quand j' ai eu le double plaisir de trouver , à la gare , miss * Bell qui reconnaissait sa cloche , et vous , madame , qui étiez en conversation avec un ami de * Paris . Il avait eu l' idée qu' il serait désagréable à * Madame * Martin en parlant de cette rencontre . Regardant tout autour de la table , il vit le mouvement de surprise inquiète que * Dechartre n' avait pu contenir . Il insista : - pardonnez , madame , à un rustique une certaine prétention à connaître le monde : en ce monsieur qui causait avec vous , j' ai reconnu un parisien à ce qu' il avait l' air anglais , et qu' en affectant la raideur , il laissait voir une aisance parfaite et une vivacité toute particulière . - oh ! Dit négligemment * Thérèse , il y avait longtemps que je ne l' avais vu . Et j' ai été très surprise de le rencontrer à * Florence , au moment de son départ . Elle regarda * Dechartre , qui affectait de ne pas écouter . - mais je le connais , ce monsieur , dit miss * Bell . C' est * Monsieur * Le * Ménil . J' ai dîné près de lui deux fois , chez * Madame * Martin , et il a causé avec moi , très bien . Il m' a dit qu' il aimait le football ; que c' est lui qui a introduit ce jeu en * France , et que maintenant le football est très à la mode . Il m' a aussi conté ses aventures de chasse . Il aime les animaux . J' ai remarqué que les chasseurs aimaient beaucoup les animaux . Je vous assure , darling , que * Monsieur * Le * Ménil parle admirablement des lièvres . Il connaît leurs habitudes . Il m' a dit que c' était un plaisir de les voir , au clair de lune , danser dans les bruyères . Il m' a assuré qu' ils étaient très intelligents , et qu' il avait vu un vieux lièvre , poursuivi par les chiens , forcer à coup de pattes un autre lièvre à sortir du gîte , pour donner le change . Darling , est -ce que * Monsieur * Le * Ménil vous a parlé des lièvres ? * Thérèse répondit qu' elle ne savait pas , qu' elle trouvait les chasseurs ennuyeux . Miss * Bell répliqua . Elle ne croyait pas que * M. * Le * Ménil fût jamais ennuyeux en parlant des lièvres qui dansent au clair de lune , dans les bruyères et dans les vignes . Elle aurait voulu , comme * Phanion , élever un petit lièvre . - darling , vous ne connaissez pas * Phanion . Oh ! Je suis bien sûre que * Monsieur * Dechartre la connaît . Elle était belle , et chère aux poètes . Elle habitait dans l' île de * Cos une maison au penchant de la colline , qui , couverte de citronniers et de térébinthes , descendait vers la mer bleue . Et l' on dit qu' elle regardait le regard azuré des flots . J' ai conté l' histoire de * Phanion à * Monsieur * Le * Ménil , et il a été bien content de l' apprendre . Elle avait reçu de quelque chasseur un petit lièvre aux longues oreilles , enlevé à sa mère quand il tétait encore . Elle l' éleva sur ses genoux , et le nourrit des fleurs du printemps . Il aimait * Phanion et il oublia sa mère . Il mourut d' avoir mangé trop de fleurs . * Phanion le pleura . Elle l' ensevelit dans le jardin de citronniers , sous un tombeau qu' elle pouvait voir de son lit . Et l' ombre du petit lièvre fut consolée par les chansons des poètes . La bonne * Madame * Marmet dit que * M . * Le * Ménil plaisait par des façons élégantes et discrètes , que les jeunes gens n' ont plus guère . Elle aurait bien voulu le voir . Elle avait un service à lui demander . - c' est pour mon neveu , dit -elle . Il est capitaine d' artillerie , très bien noté et très aimé de ses chefs . Son colonel a été longtemps sous les ordres d' un oncle de * Monsieur * Le * Ménil , le général de * La * Briche . Si * Monsieur * Le * Ménil voulait bien demander à son oncle d' écrire un mot en faveur de mon neveu au colonel * Faure , je lui en serais bien reconnaissante . D' ailleurs , mon neveu n' est pas un étranger pour * Monsieur * Le * Ménil . Ils se sont trouvés ensemble l' année dernière au bal masqué que le capitaine de * Lessay donna , à l' hôtel d' * Angleterre , aux officiers de la garnison de * Caen et aux jeunes gens de famille des environs . * Madame * Marmet , baissant les yeux , ajouta : - les invitées , naturellement , n' étaient pas des femmes du monde . Mais on dit qu' il y en avait de très jolies . Ces messieurs en avaient fait venir de * Paris . Mon neveu , qui m' a donné ces détails , était costumé en postillon ; * Monsieur * Le * Ménil , en hussard de la mort , et il a eu un très grand succès . Miss * Bell dit qu' elle était bien fâchée de n' avoir pas appris que * M . * Le * Ménil était à * Florence . Certainement , elle l' aurait invité à venir se reposer à * Fiesole . * Dechartre resta sombre et distrait pendant le reste du dîner ; et , quand , au moment de se séparer , * Thérèse lui tendit la main , elle sentit qu' il évitait de la presser dans la sienne . Chapitre XXIII : le lendemain , dans le pavillon caché de la * Via * Alfieri , elle le trouva soucieux . Elle essaya d' abord de le distraire par une ardente gaieté , par les douceurs d' une intimité pressante , par l' humilité superbe d' une maîtresse qui s' offre . Mais il restait sombre . Il avait tout le long de la nuit médité , travaillé , formé sa tristesse et son ennui . Il avait trouvé des raisons de souffrir . Sa pensée avait rapproché la main qui glissait une lettre dans la boîte , devant le * San * Marco de bronze , et l' inconnu banal et redoutable qui avait été vu à la gare . Maintenant , * Jacques * Dechartre donnait un visage , un nom à sa souffrance . Dans le fauteuil d' aïeule où * Thérèse s' était assise le jour de sa bienvenue et qu' elle lui avait cette fois offert , il demeurait assailli d' images pénibles , tandis qu' elle , penchée sur l' un des bras , l' enveloppait de son corps tiède et de son âme aimante . Elle devinait trop bien ce dont il souffrait pour le lui demander simplement . Afin de le ramener aux douces idées , elle rappela les secrets de la chambre où ils étaient , et le souvenir de leurs promenades à travers la ville . Elle trouvait des familiarités gracieuses . - la petite cuiller que vous m' avez donnée sous les lanzi , la petite cuiller au lys rouge , je m' en sers pour prendre mon thé du matin . Et , au plaisir que j' ai de la voir à mon réveil , je sens combien je t' aime . Puis , comme il ne répondait qu' en paroles tristes et voilées , elle lui dit : - je suis là , près de vous , et vous ne vous souciez pas de moi . Vous êtes occupé d' une idée que je ne sais pas . Pourtant j' existe , et une idée , ce n' est rien . - une idée , ce n' est rien . Croyez -vous ? On est heureux ou misérable d' une idée ; on vit , on meurt d' une idée . Eh bien , oui , je songe ... - à quoi songez -vous ? -pourquoi me le demander ? Vous le savez bien , je songe à ce que j' ai appris hier soir , et que vous m' aviez caché . Je songe à la rencontre que vous avez faite hier à la gare et qui n' était pas due au hasard , mais qu' une lettre avait amenée , une lettre jetée-rappelez-vous-dans jetée-rappelez-vous-dans la boîte d' * Or * San * Michele . Oh ! Je ne vous fais pas de reproches . Je n' en ai pas le droit . Mais pourquoi vous être donnée à moi , si vous n' étiez pas libre ? Elle pensa qu' il fallait mentir . - vous voulez parler de quelqu' un que j' ai vu hier à la gare ? Je vous assure que ç'a été la rencontre la plus banale du monde . Il fut frappé douloureusement de ce qu' elle n' osait pas nommer celui dont elle parlait . Il évita aussi de prononcer un nom . - * Thérèse , il n' était pas venu pour vous ? Vous ne le saviez pas à * Florence ? Il n' est pas autre chose pour vous qu' un homme que vous voyez dans le monde et que vous recevez ? Il n' est pas celui qui , absent , vous a fait me dire au bord de l' * Arno : " je ne peux pas ! " il ne vous est rien ? Elle répondit résolument : - il vient quelquefois chez moi . C' est le général * Larivière qui me l' a présenté . Je n' ai pas autre chose à vous en dire . Je vous assure qu' il ne m' intéresse en aucune façon , et que je ne conçois pas ce que vous pouvez croire . Elle éprouvait une sorte de contentement à renier l' homme qui avait soutenu contre elle avec tant de dureté et de violence ses droits de possesseur . Mais elle avait hâte de s' arrêter dans la voie tortueuse . Elle se leva et regarda son ami avec de beaux yeux tendres et graves . - écoutez -moi : du jour où je me suis donnée à vous , ma vie vous appartient tout entière . S' il vous vient un doute , une inquiétude , interrogez -moi . Le présent est à vous , et vous savez bien qu' il n' y a que vous , vous seul , toi dedans . Quant à mon passé , si vous saviez quel néant c' était , vous seriez content . Je ne crois pas qu' une autre femme , faite comme moi pour aimer , vous eût apporté une âme plus neuve d' amour que la mienne . Cela , je vous le jure . Les années écoulées sans vous , je ne les ai pas vécues . N' en parlons pas . Il ne s' y trouve rien dont je puisse avoir honte . Avoir regret , c' est autre chose : je regrette de vous avoir connu si tard . Pourquoi , mon ami , pourquoi n' êtes -vous pas venu plus tôt ? Je me serais laissé prendre par vous il y a cinq ans , aussi volontiers qu' aujourd'hui . Mais , croyez -moi , ne nous fatiguons pas à creuser le temps qui n' est plus . Rappelez -vous * Lohengrin . Si vous m' aimez , je suis pour vous le chevalier du cygne . Moi , je ne vous ai rien demandé . Je n' ai rien voulu savoir . Je ne vous ai pas fait de querelle au sujet de * Mademoiselle * Jeanne * Tancrède . J' ai vu que tu m' aimais , que tu souffrais , et cela m' a suffi ! ... parce que je t' aimais . - une femme ne peut pas être jalouse de la même manière qu' un homme , ni sentir ce qui nous fait le plus souffrir . - je n' en sais rien . Pourquoi ? -pourquoi ? Parce qu' il n' y a pas dans le sang , dans la chair d' une femme , cette fureur absurde et généreuse de possession , cet antique instinct dont l' homme s' est fait un droit . L' homme est le dieu qui veut sa créature tout entière . Depuis des siècles immémoriaux la femme est faite au partage . C' est le passé , l' obscur passé qui détermine nos passions . Nous étions déjà si vieux quand nous sommes nés ! La jalousie n' est pour une femme que la blessure de l' amour-propre . Chez l' homme , c' est une torture profonde comme la souffrance morale , continue comme la souffrance physique ... tu demandes pourquoi ? Parce que , malgré ma soumission et mes respects , en dépit de la peur que tu me donnes , tu es la matière et moi l' idée , tu es la chose , et moi l' âme , tu es l' argile et moi l' artisan . Oh ! Ne t' en plains pas . Auprès de l' amphore arrondie et ceinte de guirlandes , qu' est -ce que l' humble et rude potier ? Elle est tranquille et belle . Il est misérable . Il se tourmente , il veut , il souffre ; car vouloir , c' est souffrir . Oui , je suis jaloux . Je sais bien ce qu' il y a dans ma jalousie . Quand je l' examine , j' y trouve des préjugés héréditaires , un orgueil de sauvage , une sensibilité maladive , un mélange de violence bête et de faiblesse cruelle , une révolte imbécile et méchante contre les lois de la vie et du monde . Mais j' ai beau la connaître pour ce qu' elle est : elle est et me tourmente . Je suis le chimiste qui , étudiant les propriétés de l' acide qu' il a avalé , sait avec quelles bases il se combine et quels sels il forme . Cependant l' acide le brûle et le brûlera jusqu'aux os . - mon ami , vous êtes absurde . - oui , je suis absurde , je le sens mieux mieux que vous ne le sentez vous-même . Vouloir une femme dans tout l' éclat de sa beauté et de son esprit , maîtresse d' elle-même , et qui sait , et qui ose , plus belle en cela et plus désirable , et dont le choix est libre , volontaire , instruit ; la désirer , l' aimer pour ce qu' elle est et souffrir de ce qu' elle n' a ni la candeur puérile , ni la pâle innocence qui choqueraient en elle , s' il était possible de les y rencontrer ; lui demander à la fois qu' elle soit elle et ne soit pas elle , l' adorer telle que la vie l' a faite et regretter amèrement que la vie , qui l' a tant embellie , l' ait seulement touchée , oh ! C' est absurde . Je t' aime , entends -tu , je t' aime avec tout ce que tu m' apportes de sensations , d' habitudes , avec tout ce qui vient de tes expériences , avec tout ce qui vient de lui peut-être , d' eux , que sais -je ? ... ce sont là mes délices et ce sont mes tortures . Il faut bien qu' il y ait un sens profond à cette bêtise publique qui veut que nos amours soient coupables . La joie est coupable quand elle est immense . Voilà pourquoi je souffre , ma bien-aimée . Elle s' agenouilla devant lui , lui prit les mains , l' attira à elle : - je ne veux pas que tu souffres , je ne le veux pas . Mais ce serait une folie . Je t' aime et je n' ai jamais aimé que toi . Tu peux me croire : je ne mens pas . Il lui mit un baiser sur le front . - si tu me trompais , ma chérie , je ne t' en voudrais pas . Au contraire , je t' en serais reconnaissant . Quoi de plus légitime , de plus humain que de tromper la douleur ? Que deviendrions -nous , mon dieu ! Si les femmes n' avaient plus pour nous la pitié du mensonge ? Mens , ma bien-aimée , mens par charité . Donne -moi le songe qui colore les noirs chagrins . Mens , n' aie pas de scrupules . Tu n' ajouterais qu' une illusion à l' illusion de l' amour et de la beauté . Il soupira : - oh ! Le bon sens ! La commune sagesse ! Elle lui demanda ce qu' il voulait dire et quelle était cette sagesse commune . Il répondit que c' était un proverbe sensé , mais brutal , et qu' il valait mieux taire . - dites -le tout de même . - vous voulez que je vous le dise : " bouche baisée ne perd pas sa fraîcheur . " et il ajouta : - c' est vrai que l' amour conserve la beauté , et que la chair des femmes se nourrit de caresses comme l' abeille de fleurs . Elle lui mit sur la bouche un serment dans un baiser . - je te jure que je n' ai jamais aimé que toi . Oh ! Non , ce ne sont pas les caresses qui ont conservé ce peu de charmes que je suis heureuse d' avoir pour te l' offrir . Je t' aime ! Je t' aime ! Mais il se souvenait de la lettre d' * Or * San * Michele et de l' inconnu rencontré à la gare . - si vous m' aimiez vraiment , vous n' aimeriez que moi . Elle se leva , indignée : - alors , vous croyez que j' en aime un autre ? Mais c' est monstrueux ce que vous dites là . Voilà ce que vous pensez de moi ? Et vous dites que vous m' aimez ... tenez ! J' ai pitié de vous , parce que vous êtes fou . - vraiment , je suis fou ? Dites-le -moi . Dites-le -moi encore . Elle , agenouillée , du creux poli de ses mains , lui enveloppait les tempes et les joues . Elle lui dit encore qu' il était insensé de s' inquiéter d' une vulgaire et banale rencontre . Elle le força de croire , ou plutôt d' oublier . Il ne vit , ne sut , ne connut plus rien que ces mains légères , ces lèvres ardentes , ces dents avides , cette gorge pleine et toute cette chair offerte . Il n' eut plus d' autre idée que de s' anéantir en elle . Son amertume et sa colère évanouies ne lui laissaient plus que l' impatient désir de tout oublier , de lui faire tout oublier , et de tomber avec elle dans un mortel évanouissement . Elle-même , aiguillonnée d' inquiétude et de désir , éprouvant l' infinie passion qu' elle inspirait , sentant à la fois sa toute-puissance et sa faiblesse , rendit amour pour amour avec une fureur inconnue d' elle . Et , dans une rage instinctive , dans une sourde volonté de se donner mieux et plus que jamais , elle osa ce qu' elle n' eût pas cru possible d' oser . Une ombre chaude enveloppait la chambre . Des rayons d' or , dardés au bord des rideaux , éclairaient le panier de fraises posé sur la table près d' un flacon de vin d' * Asti . Au chevet du lit , l' ombre claire de la dame vénitienne souriait de ses lèvres décolorées . Les masques de * Bergame et de * Vérone traînaient leur joie silencieuse au long des paravents . Dans un verre , une rose trop lourde tombait feuille à feuille . Le silence était chargé d' amour ; ils goûtaient leur fatigue ardente . Elle s' endormit sur la poitrine de son amant . Son léger sommeil prolongea sa volupté . Quand elle rouvrit les yeux , elle dit , heureuse : - je t' aime . Accoudé à l' oreiller , il la regardait avec une sourde angoisse . Elle lui demanda pourquoi il était triste . - tu étais content tout à l' heure . Pourquoi ne l' es -tu plus ? Et , comme il secouait la tête et se taisait : - parle . J' aime mieux tes plaintes que ton silence . Alors , il lui dit : - tu veux savoir ? Ne te fâche pas . Je souffre plus que jamais , parce que je sais maintenant ce que tu donnes . Elle se retira brusquement , et , les yeux pleins de douleur et de reproche : - vous pouvez croire que j' ai été avec un autre ce que je suis avec vous ! Vous me blessez dans ce que j' ai le plus sensible , dans mon amour pour vous . Je ne vous le pardonne pas . Je vous aime . Je n' ai jamais aimé que vous . Je n' ai jamais souffert que par vous . Soyez content . Vous me faites beaucoup de mal ... seriez -vous méchant ? - * Thérèse , on n' est jamais bon quand on aime . Assise sur le lit , laissant , comme une baigneuse , pendre ses jambes nues , elle resta longtemps immobile et songeuse . Son visage , que le plaisir avait pâli , se colora et une larme vint mouiller ses cils . - * Thérèse , vous pleurez ! -pardonnez -moi , mon ami . C' est la première fois que j' aime et qu' on m' aime vraiment . J' ai peur . Chapitre XXIV : tandis que le roulement sourd des malles dans les escaliers emplissait la villa des cloches , que * Pauline , chargée de paquets , descendait légèrement les marches , que la bonne * Madame * Marmet , avec une tranquille vigilance , surveillait le départ des colis et que miss * Bell achevait de s' habiller dans sa chambre , * Thérèse , vêtue de gris pour le voyage , s' accoudant au bord de la terrasse , regardait une fois encore la ville de la fleur . Elle s' était décidée à partir . Son mari la rappelait en chacune de ses lettres . Si , comme il l' en priait instamment , elle revenait à * Paris dans les premiers jours de mai , ils pourraient , avant le grand prix , donner deux ou trois dîners , suivis de réceptions . Son groupe était porté par l' opinion . Le flot le poussait ; et * Garain estimait que le salon de la comtesse * Martin pouvait exercer une influence excellente sur l' avenir du pays . Ces raisons la touchaient peu , mais elle se sentait maintenant de la bienveillance pour son mari et désirait plutôt lui être agréable . Elle avait reçu l' avant-veille une lettre de son père . * M. * Montessuy , sans entrer dans les vues politiques de son gendre et sans donner de conseils à sa fille , faisait entendre qu' on commençait à parler dans le monde du séjour mystérieux de la comtesse * Martin à * Florence , parmi des poètes et des artistes , et que la villa des cloches prenait , de loin , un air de fantaisie sentimentale . Elle-même se sentait observée de trop près , dans ce petit monde de * Fiesole . * Madame * Marmet la gênait , le prince * Albertinelli l' inquiétait dans sa nouvelle vie . Les rendez -vous au pavillon de la * Via * Alfieri devenaient difficiles et dangereux . Le professeur * Arrighi , que le prince fréquentait , l' avait rencontrée , un soir , tandis qu' elle allait par les rues désertes , blottie au côté de * Dechartre . Le professeur * Arrighi , auteur d' un traité d' agriculture , était le plus aimable des sages . Il avait détourné son beau visage héroïque , à moustache blanche , et dit seulement , le lendemain , à la jeune femme : " autrefois , je devinais de loin l' approche d' une belle personne . Maintenant que j' ai passé l' âge d' être regardé favorablement par les dames , le ciel a pitié de moi ; il m' épargne leur vue . J' ai de très mauvais yeux . Le plus aimable visage , je ne le reconnais plus . " elle avait compris et se tenait pour avertie . Elle aspirait maintenant à cacher sa joie dans l' immensité de * Paris . * Vivian , à qui elle avait annoncé son prochain départ , l' avait pressée de rester quelques jours encore . Mais * Thérèse soupçonnait que son amie restait choquée du conseil qu' elle était venue recevoir , une nuit , dans la chambre des citronniers ; que , tout au moins , elle ne se plaisait plus entièrement dans la familiarité d' une confidente qui désapprouvait son choix , et que le prince lui avait représentée coquette , et peut-être légère . Le départ avait été fixé au 5 mai . Le jour brillait pur et charmant sur la vallée de l' * Arno . * Thérèse , songeuse , voyait de la terrasse l' immense rose du matin posée sur la coupe bleue de * Florence . Elle se pencha pour découvrir , au pied des pentes fleuries , le point imperceptible où elle avait connu des joies infinies . Là-bas , le jardin du cimetière faisait une petite tache sombre près de laquelle elle devinait la * Via * Alfieri . Elle se revit dans la chambre si chère où , sans doute , elle n' entrerait plus jamais . Les heures passées sans retour lui revenaient à la mémoire voilées de deuil . Elle sentit ses yeux s' éteindre , ses genoux fléchir et son âme défaillir ; il lui semblait que sa vie n' était plus en elle et qu' elle l' avait laissée dans ce coin où l' on voyait les pins noirs élever leurs cimes immobiles . Elle se reprochait de se troubler ainsi sans raison , quand , au contraire , elle devait se rassurer et se réjouir . Elle savait qu' elle retrouverait * Jacques * Dechartre à * Paris . Ils auraient voulu , l' un et l' autre , y arriver en même temps , ou plutôt , y aller ensemble . S' ils avaient jugé nécessaire qu' ils restât trois ou quatre jours encore à * Florence , du moins leur réunion était prochaine , le rendez -vous pris , et elle vivait déjà d' y penser . Elle portait son amour mêlé à sa chair et coulant dans son sang . Pourtant , une part d' elle-même restait dans le pavillon aux chèvres et aux nymphes , une part d' elle-même qui ne lui serait jamais rendue . En pleine ardeur de la vie , elle mourait à des choses infiniment précieuses . Elle se rappelait que * Dechartre lui avait dit : " l' amour est fétichiste . J' ai cueilli sur la terrasse les baies noires et desséchées d' un troène , que vous aviez regardé . " pourquoi n' avait -elle pas songé à emporter une petite pierre du pavillon où elle avait oublié le monde ? Un cri de * Pauline la tira de ses pensées . * Choulette , bondissant d' un buisson de cytises , avait soudainement embrassé la femme de chambre qui portait les manteaux et les sacs dans la voiture . Maintenant il fuyait par les allées , joyeux , hirsute , les oreilles en pointe dressées aux côtés de son crâne luisant . Il salua la comtesse * Martin . -il faut donc vous dire adieu , madame ? Il restait en * Italie . Une dame l' appelait , disait -il ; c' était * Rome . Il voulait voir les cardinaux . L' un d' eux , qu' on vantait comme un vieillard plein de sens , entrerait peut-être dans l' idée de l' église socialiste et révolutionnaire . * Choulette avait son but : planter sur les ruines de la civilisation injuste et cruelle la croix du calvaire , non plus morte et nue , mais vive et de ses bras fleuris ombrageant le monde . Il fondait , dans ce dessein , un ordre et un journal . L' ordre , * Madame * Martin le connaissait . Le journal serait à un sou , et rédigé en phrases rythmées et en vers de complainte . Il pourrait , devrait être chanté . Le vers , très simple , violent ou joyeux , était en définitive l' unique langage qui convînt au peuple . La prose ne plaisait qu' aux gens d' une intelligence très subtile . Il avait fréquenté les anarchistes chez les troquets de la rue saint- * Jacques . Ils passaient leur soirée à dire et à écouter des romances . Et il ajouta : - un journal qui sera un cahier de chansons ira à l' âme du peuple . On m' accorde quelque génie . Je ne sais si l' on a raison , mais il faut convenir que j' ai l' esprit pratique . Miss * Bell descendait les degrés du perron , en mettant ses gants . - oh ! Darling , la ville et les montagnes et le ciel veulent être pleurés de vous . Ils se font beaux aujourd'hui pour vous donner le regret de les quitter et l' envie de les revoir . Mais * Choulette , que fatiguait l' élégante sécheresse de la nature toscane , regrettait la verte * Ombrie et son ciel humide . Il se rappelait * Assise , debout et priant sur la plaine grasse , au milieu d' une terre plus amollie et plus humble . - il y a là , dit -il , des bois et des roches , des clairières qui découvrent un peu de ciel avec des nuages blancs . Je m' y suis promené sur la trace du bon saint * François , et j' y mis son cantique du soleil en vieilles rimes françaises , simples et pauvres . * Madame * Martin dit qu' elle voulait l' entendre . Miss * Bell écoutait déjà , et son visage prenait l' expression fervente d' un ange sculpté par * Mino . * Choulette les avertit que c' était un ouvrage rustique et sans art. Les vers ne voulaient point être beaux . Ils étaient simples , toutefois impairs , pour la légèreté . Puis , d' une voix lente et monotone , il récita le cantique : je vous louerai , mon dieu , d' avoir fait aimable et clair ce monde où vous voulez que nous attendions de vivre . vous l' avez semé d' or , d' émeraude et d' outremer , comme un peintre qui met des peintures dans un livre . je vous louerai d' avoir créé le seigneur soleil , qui luit à tout le monde , et de l' avoir voulu faire aussi beau qu' il est bon , très digne de vous , vermeil , splendide et rayonnant , en forme exacte de sphère . je vous louerai , mon dieu , pour notre frère le vent , pour notre soeur la lune et pour nos soeurs les étoiles , et d' avoir au ciel bleu mis le nuage mouvant et tendu les vapeurs du matin comme des toiles . je vous louerai , seigneur , je vous bénirai , mon dieu , pour le brin de l' hysope et la cime de l' yeuse , pour mon frère terrible et plein de bonté , le feu , et pour l' eau , notre soeur humble , chaste et précieuse . pour la terre qui , forte , à son sein vêtu de fleurs , nourrit la mère avec l' enfant riant dans les langes , et l' homme qui vous aime , et le pauvre dont les pleurs , au sortir de ses yeux , vous sont portés par les anges ; pour notre soeur la vie et pour notre soeur la mort , je vous louerai , seigneur , d' ores à mon ultime heure , afin d' être en mourant le nourrisson qui s' endort dans la belle vesprée et pour une aube meilleure . - oh ! * Monsieur * Choulette , dit miss * Bell , ce cantique monte vers le ciel comme l' ermite qu' on voit dans le * Campo * Santo de * Pise , gravissant la montagne aimée des chèvres . Je vais vous dire : le vieil ermite monte , appuyé sur le bâton de la foi , et son pas est inégal , parce que la béquille étant d' un côté , elle met un des pieds en avance sur l' autre . C' est pour cela que vos vers sont inégaux . Oh ! Je l' ai bien compris . Le poète accepta cette louange , persuadé de l' avoir inconsciemment méritée . - vous avez la foi , * Monsieur * Choulette , dit * Thérèse . à quoi vous sert -elle si ce n' est à faire de beaux vers ? -à pécher , madame . - oh ! Nous péchons bien sans cela . * Madame * Marmet parut , équipée pour le voyage , dans la joie sereine de retrouver enfin son petit appartement de la rue de la chaise , son petit chien * Toby , son vieil ami * M . * Lagrange , et de revoir , après les étrusques de * Fiesole , le guerrier domestique , qui , parmi les boîtes de bonbons , regardait à travers la fenêtre le square du bon-marché . Miss * Bell conduisit dans la charrette ses amies à la gare . Chapitre XXV : * Dechartre était venu saluer les deux voyageuses dans le wagon . Séparée de lui , * Thérèse sentit ce qu' il était pour elle : il lui avait donné de la vie un goût nouveau , délicieux , et si vif , si réel , qu' elle le sentait sur ses lèvres . Elle vivait sous un charme , dans le rêve de le revoir ; étonnée et douce quand * Madame * Marmet , le long du voyage , lui disait : " je crois que nous passons la frontière , " ou : " les rosiers fleurissent au bord de la mer . " elle gardait cette joie intérieure , lorsque après une nuit d' hôtel , à * Marseille , elle vit les gris oliviers dans les champs pierreux , puis les mûriers et le profil lointain du mont * Pilate , et le * Rhône , et * Lyon , et puis les paysages familiers , les arbres élevant en bouquets leurs cimes , naguère sombres et violettes , maintenant revêtues de vert tendre , les petits tapis rayés des cultures aux pentes des collines , et les lignes de peupliers sur le bord des rivières . Le voyage coulait égal pour elle ; elle goûtait la plénitude des heures vécues et l' étonnement des joies profondes . Et c' est avec un sourire de dormeuse éveillée qu' à l' arrêt du train , sous le jour livide de la gare , elle accueillit son mari heureux de la retrouver . En embrassant la bonne * Madame * Marmet , elle lui dit qu' elle la remerciait de tout son coeur . Et vraiment , elle rendait grâce à toutes choses , comme le saint * François de * M . * Choulette . Au fond du coupé , qui suivait les quais dans la poussière lumineuse du couchant , elle écouta sans impatience son mari lui confiant ses succès de tribune , les intentions de son groupe parlementaire , ses projets , ses espérances et la nécessité de donner deux ou trois grands dîners politiques . Elle ferma les yeux pour mieux songer . Elle se dit : " j' aurai une lettre demain , et je le reverrai dans huit jours . " quand le coupé passa sur le pont , elle regarda cette eau qui roulait des flammes , ces arches enfumées , ces lignes de platanes , les têtes fleuries des marronniers sur les quinconces du cours-la-reine ; tous ces aspects familiers se revêtaient pour elle d' une magnifique nouveauté . Il lui semblait que son amour avait recoloré l' univers . Et elle se demandait si les arbres , les pierres la reconnaissaient . Elle songeait : " comment se fait -il que mon silence , mes yeux , toute ma chair , et le ciel et la terre ne crient pas mon secret ? " * M . * Martin- * Bellème , pensant qu' elle était un peu fatiguée , lui conseilla le repos . Et la nuit , enfermée dans sa chambre , au milieu du grand silence où elle entendait les palpitations de son âme , elle écrivit à l' absent une lettre pleine de ces paroles semblables aux fleurs dans leur perpétuelle nouveauté : " je t' aime , je t' attends . Je suis heureuse . Je te sens près de moi , il n' y a que toi et moi au monde . Je vois de ma fenêtre une étoile un peu bleue , qui tremble , et je la regarde en pensant que tu la vois de * Florence . J' ai mis sur ma table la petite cuiller au lys rouge . Viens ! De loin tu me brûles . Viens ! " et elle trouvait ainsi , toutes fraîches dans son âme , les sensations et les images éternelles . Pendant une semaine , elle vécut d' une vie tout intérieure , sentant au dedans d' elle la douce chaleur qui lui restait des jours de la * Via * Alfieri , respirant sur elle les baisers reçus , et s' aimant d' être aimée . Elle mit un soin délicat , un goût attentif à se faire des toilettes neuves . C' est à elle aussi qu' elle plaisait , qu' elle voulait plaire . Follement inquiète , lorsqu' il n' y avait rien pour elle à la poste , tremblante et joyeuse lorsqu' elle recevait , à travers le grillage , par le petit guichet , une lettre où elle reconnaissait la large écriture ornée de son ami , elle dévorait ses souvenirs , ses désirs et ses espérances . Ainsi les heures , déchirées , froissées , brûlées , s' anéantirent rapidement . Seul , le matin du jour où il devait venir lui parut d' une longueur odieuse . Elle était à la gare avant l' arrivée du train . Un retard était signalé . Elle en fut accablée . Optimiste dans ses projets , et mettant de force , comme son père , le sort du parti de sa volonté , ce retard qu' elle n' avait pas prévu lui semblait une trahison . Le jour gris que , durant trois quarts d' heure , filtraient les vitres du hall , tombait sur elle comme les grains d' un sablier immense qui lui mesurait les minutes perdues pour le bonheur . Elle se désolait , quand , dans la lumière rouge du soleil déjà bas , elle vit la machine du rapide s' arrêter , monstrueuse et docile , sur le quai de l' arrivée , et , dans la foule des voyageurs s' échappant des voitures , * Jacques , qui , grand et mince , venait à elle . Il la regardait avec cette sorte de joie sombre et violente qu' elle lui connaissait . Il dit : - enfin vous voilà ! Je craignais de mourir avant de vous revoir . Vous ne savez pas , je ne savais pas moi-même , quelle torture c' est que de vivre une semaine loin de vous . Je suis retourné au petit pavillon de la * Via * Alfieri . Dans la chambre , tu sais , devant le vieux pastel , j' ai crié d' amour et de rage . Elle le regarda , contente . - et moi , tu ne penses pas que je t' appelais , que je te voulais , que , seule , je tendais les bras vers toi ? J' avais caché tes lettres dans le chiffonnier où sont mes bijoux . Je les relisais , la nuit : c' était délicieux , mais c' était imprudent . Tes lettres , c' était toi , trop et pas assez . Ils traversèrent la cour où roulaient les fiacres chargés de malles . Elle lui demanda s' ils ne prenaient pas une voiture . Il ne répondit pas . Il semblait ne pas entendre . Elle reprit : - je suis allée voir votre maison , je n' ai pas osé entrer . J' ai regardé par la grille , et j' ai aperçu des fenêtres à meneaux , dans des rosiers , au fond d' une cour , derrière un platane . Et j' ai dit : " c' est là ! " jamais je ne m' étais sentie si émue . Il ne l' écoutait plus , ne la regardait plus . Il traversa rapidement avec elle la chaussée pavée , et gagna , par un étroit escalier , une rue déserte , qui longeait en contre-bas la cour de la gare . Là , s' élevait , entre des chantiers de bois et des magasins de charbon , un hôtel avec restaurant au rez-de-chaussée et des tables dressées sur le trottoir . On voyait , sous l' enseigne peinte , des rideaux blancs aux fenêtres . * Dechartre s' arrêta devant la petite porte et poussa * Thérèse dans l' allée obscure . Elle demanda : - où me menez -vous ? Quelle heure est -il ? Il faut que je sois rentrée à sept heures et demie . Nous sommes fous . Et , dans une chambre à carreaux rouges , meublés d' un lit de noyer , avec une carpette représentant un lion , ils goûtèrent un moment d' oubli divin . Elle dit en descendant l' escalier : - * Jacques , mon ami , nous sommes trop heureux ; nous volons la vie . Chapitre XXVI : un fiacre la conduisit , le lendemain , jusqu'à une rue populeuse et pourtant déserte , à moitié triste , à moitié gaie , avec des murs de jardins dans l' intervalle des maisons neuves , et s' arrêta au point où la chaussée va passer sous l' arcade voûtée d' un hôtel régence , couvert maintenant de poussière et d' oubli , qui , par fantaisie , se met en travers de la rue . çà et là , des branches vertes , s' allongeant entre les pierres , égayent ce coin de ville . * Thérèse , en sonnant à la petite porte , vit , dans la perspective bornée des maisons , une poulie sur une lucarne , et une grande clef dorée , enseigne d' un serrurier . Son regard s' emplissait de ces aspects nouveaux pour elle et déjà familiers . Des pigeons volaient au-dessus de sa tête ; elle entendait glousser des poules . Un domestique à moustaches , d' aspect militaire et rural , ouvrit la porte . Elle se trouva dans une cour sablée qu' ombrageait un platane et sur laquelle , à gauche , au ras de la rue , était la loge , avec des cages de serins aux fenêtres . De ce côté se dressait , revêtu d' un treillis vert , le pignon de la maison voisine . Un atelier de sculpteur y adossait sa charpente vitrée qui laissait voir des figures de plâtre endormies dans la poussière . à droite , le mur peu élevé qui fermait la cour portait scellés des débris précieux de frises , des fragments de bas-reliefs , des fûts rompus de colonnettes . Au fond , l' hôtel , pas bien grand , ouvrait les six fenêtres à meneaux de sa façade cachée à demi par le lierre et les rosiers . * Philippe * Dechartre , épris de l' architecture française du XVe siècle , avait reproduit là , très savamment , les caractères d' une habitation privée du temps de * Louis * xii . Cette maison , commencée au milieu du second empire , n' avait point été terminée . Le bâtisseur de tant de châteaux était mort sans pouvoir achever sa bicoque . Il valait mieux qu' il en fût ainsi . Conçu dans une manière qui avait alors sa distinction et son prix , mais qui semble aujourd'hui banale et démodée , ayant perdu peu à peu son large cadre de jardins , resserré maintenant entre les murs des hautes bâtisses , le petit hôtel de * Philippe * Dechartre , par la rudesse de ses pierres brutes qui s' effritaient dans l' attente du praticien mort peut-être depuis vingt ans , par la lourdeur naïve de ses trois lucarnes à peine dégrossies , par la simplicité du toit que la veuve de l' architecte avait fait couvrir à peu de frais , par tous les bonheurs de l' inachevé et de l' involontaire , corrigeait la disgrâce de son ancienneté trop neuve , de son romantisme archéologique , et s' accordait avec l' humilité d' un quartier enlaidi par le progrès de la population . Enfin , sous son apparence de ruine et dans sa draperie verte , ce petit hôtel avait son charme . Soudainement , et d' instinct , * Thérèse découvrait d' autres harmonies . Dans cet abandon qui s' étendait des murailles recouvertes de lierre aux vitres assombries de l' atelier et jusqu'au platane penché dont l' écorce jonchait de ses écailles l' herbe folle de la cour , elle devinait l' âme du maître , nonchalante , inhabile à conserver , traînant la mélancolie des passionnés . Elle eut dans sa joie un serrement de coeur à reconnaître cette indifférence où son ami laissait autour de lui les choses . Elle y trouvait une sorte de grâce et de noblesse , mais aussi un esprit de détachement contraire à sa propre nature , tout opposé à l' âme intéressée et soigneuse des * Montessuy . Tout de suite elle songea que , sans gâter la douceur pensive de ce coin sauvage , elle y porterait son activité ordonnée , ferait sabler l' allée et , dans l' angle où venait un peu de soleil , mettrait la gaieté des fleurs . Elle regarda avec sympathie une statue venue là de quelque parc dévasté , une flore couchée à terre , toute rongée d' une mousse noire , et ses deux bras rompus gisant à son côté . Elle rêva de la voir bientôt relevée et posée , par ses soins , sur un socle sculpté de guirlandes , qu' elle avait remarqué dans une cour de la rue du vieux-colombier chez un antiquaire . * Dechartre , qui depuis une heure épiait sa venue , joyeux , inquiet encore , tout tremblant de son bonheur agité , descendait les degrés du perron . Dans l' ombre fraîche du vestibule , où se devinait confusément la splendeur sévère des bronzes et des marbres , elle s' arrêta , étourdie par les battements de son coeur , qui sonnait à toute volée dans sa poitrine . Il la pressa contre lui , et lui donna de longs baisers . Elle l' entendit , à travers le bourdonnement de ses tempes , qui lui rappelait les brusques délices de la veille . Elle revit le lion de l' atlas sur la descente de lit , et elle rendit à * Jacques ses baisers avec une lenteur délicieuse . Il la conduisit par un anguleux escalier de bois dans la vaste salle qui servait autrefois de cabinet de travail à son père et où , lui-même , il dessinait , modelait et lisait surtout , aimant la lecture comme un opium et faisant des rêves sur la page inachevée . Des tapisseries du XVIe siècle , très somptueuses , laissant deviner , dans une forêt merveilleuse , une dame coiffée du hennin , avec une licorne couchée à ses pieds sur l' herbe fleurie , montaient jusqu'aux solives peintes du plafond . Il la mena devant un divan large et bas , chargé de coussins que recouvraient de leurs lambeaux somptueux des chapes espagnoles et des dalmatiques byzantines ; mais elle s' assit dans un fauteuil . - vous voilà , vous voilà ! Le monde peut finir . Elle répondit : - je pensais à la fin du monde , autrefois ; je ne la craignais pas . * Monsieur * Lagrange me l' avait promise , par galanterie , et je l' attendais . Quand je ne vous connaissais pas , je m' ennuyais tant ! Elle regarda autour d' elle les tables chargées de vases et de statuettes , les tentures , la foule confuse et splendide des armes , des émaux , des marbres , des peintures , des livres anciens . - vous avez de belles choses . - pour la plupart elles viennent de mon père , qui vivait dans l' âge d' or des collections . Ces histoires de la licorne , dont la suite complète est à * Cluny , mon père les a trouvées en 1851 , dans une auberge de * Meung- * Sur- * Yèvre . Mais elle , curieuse et déçue : - je ne vois rien de vous , pas une statue , pas un bas-relief , pas une de ces cires si recherchées en * Angleterre , pas une figurine , ni une plaque , ni une médaille . - si vous croyez que j' aurais plaisir à vivre au milieu de mes oeuvres ! ... je les connais trop , mes figures ... elles m' ennuient . Ce qui n' a pas de secrets n' a pas de charmes . Elle le regarda avec un dépit affecté . - vous ne m' aviez pas dit qu' on n' avait plus de charmes pour vous quand on n' avait plus de secrets . Il lui prit la taille . - ah ! Ce qui vit n' est que trop mystérieux . Et tu restes pour moi , ma bien-aimée , une énigme dont le sens inconnu contient les délices de la vie et les affres de la mort . Ne crains pas de te donner . Je te désirerai toujours , et je t' ignorerai toujours . Est -ce qu' on possède jamais ce qu' on aime ? Est -ce que les baisers , les caresses sont autre chose que l' effort d' un désespoir délicieux ? Quand je te tiens embrassée , je te cherche encore ; et je ne t' ai jamais , puisque je te veux toujours , puisque , en toi , je veux l' impossible et l' infini . Ce que tu es , du diable si je le saurai jamais ! Vois -tu , pour avoir modelé quelques méchantes figures , je ne suis pas un sculpteur . Je suis plutôt une espèce de poète et de philosophe , qui cherche dans la nature des sujets d' inquiétude et de tourment . Le sentiment de la forme ne me suffit pas . Mes confrères se moquent de moi , parce que je ne les égale pas en simplicité . Ils ont raison . Et cet animal de * Choulette a raison aussi , quand il veut que nous vivions sans penser ni désirer . Notre ami , le cordonnier de * Santa * Maria * Novella , qui ne sait rien de tout ce qui le rendrait injuste et malheureux , est un maître dans l' art de vivre . Je devrais t' aimer naïvement , sans cette espèce de métaphysique passionnelle qui me rend absurde et méchant . Il n' y a de bon que d' ignorer et d' oublier . Viens , viens , j' ai trop cruellement pensé à toi dans les tortures de l' absence : viens , ma bien-aimée . Il faut que je t' oublie toi-même en toi . C' est en toi seulement que je peux t' oublier et me perdre . Il la prit dans ses bras et , relevant la voilette , lui mit des baisers sur la bouche . Un peu effarouchée dans cette vaste salle inconnue , comme gênée par le regard des choses étranges , elle tira le tulle noir jusqu'à son menton . - ici ? Vous n' y pensez pas ! Il lui dit qu' ils étaient seuls . - seuls ? Et l' homme aux terribles moustaches qui m' a ouvert la porte ? Il sourit . - c' est * Fusellier , l' ancien domestique de mon père . Sa femme et lui composent toute ma maison . Soyez tranquille . Ils se tiennent dans la loge , fidèles et hargneux . Vous verrez * Madame * Fusellier ; elle est familière , je vous avertis . - mon ami , pourquoi * Monsieur * Fusellier , suisse et maître d' hôtel , a -t-il des moustaches de tartare ? -ma chérie , la nature les lui a données et je les lui laisse volontiers . Je lui sais gré d' avoir l' air d' un ancien sergent-major devenu pépiniériste , et de me donner ainsi l' illusion qu' il est mon voisin de campagne . Assis au coin du divan , il l' attira sur ses genoux , lui donna des baisers qu' elle lui rendit . Elle se releva vivement . - montrez -moi les autres pièces . Je suis curieuse . Je veux tout voir . Il la conduisit au second étage . Des aquarelles de * Philippe * Dechartre couvraient les murs du corridor . Il ouvrit une porte et la fit entrer dans une chambre meublée de palissandre . C' était la chambre de sa mère . Il la gardait intacte , dans son passé d' hier , le seul passé qui nous touche vraiment et nous attriste . Inhabitée depuis neuf ans , la chambre n' avait pas l' air encore résignée à la solitude . L' armoire à glace épiait le regard de la vieille dame , et , sur la pendule d' onyx , une * Sapho pensive s' ennuyait de ne plus entendre le bruit du balancier . Il y avait deux portraits aux murs . L' un de * Ricard , représentait * Philippe * Dechartre , très pâle , la chevelure agitée , l' oeil noyé dans un rêve romantique , la bouche pleine d' éloquence et de bonté . L' autre , peint d' une main moins inquiète , faisait voir une dame entre deux âges , presque belle dans sa maigreur ardente . C' était * Madame * Philippe * Dechartre . - la chambre de ma pauvre maman est comme moi , dit * Jacques : elle se souvient . - vous ressemblez à votre mère , dit * Thérèse . Vous avez ses yeux . * Paul * Vence m' a dit qu' elle vous adorait . - oui , répondit -il en souriant , elle était excellente , maman ; intelligente , exquise , absurde merveilleusement . Elle avait la folie de l' amour maternel , et ne me laissait pas un moment de repos ; elle se tourmentait et me tourmentait . * Thérèse regardait un bronze de * Carpeaux posé sur le chiffonnier . - vous reconnaissez , fit * Dechartre , le prince impérial , à ses oreilles en ailes de * Zéphire qui égayent un peu son froid visage . Ce bronze est un cadeau de * Napoléon * Iii . Mes parents allaient à * Compiègne . Mon père , pendant le séjour de la cour à * Fontainebleau , prit le plan du château et dessina la galerie . Le matin , l' empereur venait en redingote , avec une pipe d' écume , se poser près de lui comme un pingouin sur un rocher . En ce temps -là , j' étais externe à * Bonaparte . J' écoutais ces histoires à table , et elles me sont restées . L' empereur se tenait là tranquille et doux , interrompant son long silence par quelques paroles étouffées sous ses grosses moustaches ; puis il s' animait un peu , expliquait ses idées de machines . Il était inventeur et mécanicien . Il tirait un crayon de sa poche et faisait des figures démonstratives sur les dessins de mon père désolé . Il lui gâtait ainsi deux ou trois études par semaine ... il aimait beaucoup mon père et lui promettait des travaux et des honneurs qui ne venaient jamais . L' empereur était bon , mais il n' avait pas d' influence , comme disait maman . En ce temps -là , j' étais gamin . Il m' est resté depuis lors une vague sympathie pour cet homme qui manquait de génie , mais dont l' âme était affectueuse , qui portait dans les grandes aventures de la vie un courage simple et un doux fatalisme ... et puis , ce qui me le rend sympathique , c' est qu' il fut combattu et injurié par des gens qui voulaient prendre sa place et qui n' avaient pas même , comme lui , au fond de l' âme , l' amour du peuple . Nous les avons vus depuis , au pouvoir . Ciel ! Qu' ils sont vilains ! Le sénateur * Loyer , par exemple , qui chez vous , au fumoir , fourrait des cigares dans sa poche , et m' invitait à faire de même . " pour la route " , disait -il . Ce * Loyer , c' est un méchant homme , dur aux malheureux , aux faibles , aux humbles . Et * Garain , est -ce que vous ne lui trouvez pas une âme dégoûtante ? Vous vous rappelez : la première fois que j' ai dîné chez vous , on a parlé de * Napoléon . Vos cheveux , noués au-dessus de la nuque et traversés d' une flèche de diamant , se tordaient avec une violence adorable . * Paul * Vence a dit des choses subtiles . * Garain ne comprenait pas . Vous m' avez demandé mon avis . - c' était pour vous faire briller . J' avais déjà l' orgueil de vous . - oh ! Je n' aurais jamais pu trouver une seule phrase devant des gens si sérieux . Pourtant , j' avais envie de dire que * Napoléon * Iii me plaisait mieux que le premier , parce qu' il était moins agité ; mais peut-être que cette idée -là aurait produit un mauvais effet . D' ailleurs , je ne suis pas assez dépourvu de tout talent pour m' occuper de politique . Il tournait dans la chambre , regardait les meubles avec une tendresse familière . Il ouvrit un tiroir du secrétaire : - tenez , les lunettes de maman . Ce qu' elle les a cherchées , ses lunettes ! Maintenant , je vais vous montrer ma chambre . Si elle n' est pas bien faite , vous excuserez * Madame * Fusellier , que j' ai instruite à respecter mon désordre . Les rideaux des fenêtres étaient baissés . Il ne les releva pas . Au bout d' une heure , elle-même écarta les pans du satin rouge ; des rais de lumière éblouirent ses yeux et se répandirent dans ses cheveux défaits . Elle chercha une glace , et ne trouva qu' un miroir de * Venise , terne dans sa large bordure noire . Se haussant sur la pointe des pieds pour s' y voir : - est -ce moi , demanda -t-elle , ce spectre sombre et lointain ? Toutes les autres ont dû se voir ici comme je m' y vois . Quel terrible enchanteur vous faites de transformer en ombres les femmes que vous prenez ! Tout à coup une inquiétude lui vint : - mon dieu ! Que penseront de moi * Monsieur et * Madame * Fusellier ? Puis , découvrant sur le mur un médaillon où * Dechartre avait modelé un profil de gamine , amusante et vicieuse : - qu' est -ce que c' est que ça ? -ça , c' est * Clara , une petite marchande de journaux de la rue * demours . Elle m' apportait le figaro tous les matins . Elle avait des fossettes aux joues , des nids à baisers . Un jour , je lui ai dit : " je vais te faire ton portrait . " elle vint , un matin d' été , avec des boucles d' oreilles et des bagues achetées à la fête de * Neuilly . Puis elle ne reparut plus . Je ne sais pas ce qu' elle est devenue . Elle était trop instinctive pour faire une grande cocotte . Voulez -vous que je l' ôte ? -non , elle est très bien dans ce coin . Je ne suis pas jalouse de * Clara . Il était temps de rentrer , et elle ne se décidait pas à partir . Elle noua ses bras au cou de son ami . - oh ! Je t' aime ! Et puis tu as été aujourd'hui riant et gai . La gaieté te va si bien ! Tu l' as fine et légère . Je voudrais te rendre toujours gai . J' ai besoin de joie , presque autant que d' amour ; et qui me donnera de la joie , si tu ne m' en donnes pas ? Chapitre XXVII : depuis son retour à * Paris , depuis six semaines , * Thérèse vivait dans le demi-sommeil ardent du bonheur , et prolongeait à travers toutes les réalités son rêve sans pensées . Elle retrouvait * Jacques chaque jour , dans la petite maison qu' ombrageait un platane ; et , quand ils s' étaient enfin arrachés l' un de l' autre , vers le soir , elle emportait dans son âme des souvenirs adorés . Sa lassitude délicieuse et ses désirs renaissants formaient le feston qui rattachait les unes aux autres les heures d' aimer . Ils avaient tous deux les mêmes goûts : ils cédaient ensemble aux mêmes fantaisies . Les mêmes caprices les emportaient l' un avec l' autre . Ils se faisaient des joies de courir la campagne équivoque et jolie qui borde la ville , les rues où les cabarets , couleur lie de vin , sont ombragés par des acacias , les chemins pierreux où les orties croissent au pied des murs , les petits bois et les champs sur lesquels s' étend un ciel fin que rayent les fumées des usines . Elle était contente de le sentir près d' elle , dans ces pays où elle ne se reconnaissait pas elle-même et où elle se donnait l' illusion de se perdre avec lui . Ce jour -là , ils avaient pris par fantaisie le bateau qu' elle avait vu si souvent passer sous ses fenêtres . Elle ne craignait pas d' être reconnue . Le danger n' était pas très grand , et , depuis qu' elle aimait , elle avait perdu la prudence . Ils virent des bords qui peu à peu riaient , échappant à l' aridité poudreuse des faubourgs ; ils côtoyèrent des îles avec des bouquets d' arbres ombrageant des guinguettes et d' innombrables canots amarrés sous les saules . Ils débarquèrent au * Bas- * Meudon . Comme elle dit qu' elle avait trop chaud et qu' elle avait soif , il la fit entrer , par une porte de côté , dans un cabaret avec chambres meublées . C' était une bâtisse surchargée de galeries de bois , que la solitude faisait paraître plus grande , et qui sommeillait dans une paix rustique , en attendant que le dimanche la remplît des rires des filles , des cris des canotiers , de l' odeur des fritures et du fumet des matelotes . Ils montèrent l' escalier , en façon d' échelle , qui craquait , et , dans une chambre du premier étage , une servante leur apporta du vin et des biscuits . Des rideaux de laine recouvraient un lit d' acajou . Sur la cheminée , qui coupait un des angles , se penchait une glace ovale dans un cadre à fleurs . On voyait par la fenêtre ouverte la * Seine , ses berges vertes , les collines au loin baignées d' air chaud et le soleil déjà près de toucher la cime des peupliers . Au bord de la rivière , les moucherons par essaims menaient leur danse . La paix frémissante d' un soir d' été remplissait le ciel , la terre et l' eau . * Thérèse regarda longtemps couler le fleuve . Le bateau passa sur l' eau que broyait son hélice ; et , les remous du sillage atteignant la berge , il sembla que la maison penchée sur le fleuve se balançait comme un navire . - j' aime l' eau , dit * Thérèse , en se tournant vers son ami . Mon dieu , que je suis heureuse ! Leurs lèvres se rencontrèrent . Abîmés dans le désespoir enchanté de l' amour , le temps n' était plus marqué pour eux que par le frais clapotis de l' eau qui , de dix minutes en dix minutes , après le passage du bateau , venait se briser sous la fenêtre entrebâillée . Elle se souleva sur les oreillers et , tandis que ses vêtements , impatiemment jetés , jonchaient le plancher , elle vit dans la glace sa nudité fleurie . Et aux louanges caressantes de son ami elle répondit : - c' est vrai , pourtant , que je suis faite pour l' amour . Avec un juste sentiment de sa gloire , elle contemplait l' image de sa forme dans la lumière vermeille , qui avivait les roses pâles ou pourprées des joues , des lèvres et des seins . - je m' aime parce que tu m' aimes . Certes , il l' aimait , et il ne lui était pas possible de s' expliquer à lui-même pourquoi il l' aimait avec une piété ardente , avec une sorte de fureur sacrée . Ce n' était pas à cause de sa beauté , pourtant si rare , infiniment précieuse . Elle avait la ligne , mais la ligne suit le mouvement et fuit sans cesse ; elle se perd et se retrouve , cause des joies et des désespoirs esthétiques . La belle ligne , c' est l' éclair qui blesse délicieusement les yeux . On l' admire et l' on s' étonne . Ce qui fait qu' on désire et qu' on aime , c' est une force douce et terrible , plus puissante que la beauté . On trouve une femme entre mille qu' on ne peut plus quitter , dès qu' on l' a possédée , et qu' on veut toujours , et qu' on veut encore . C' est la fleur de sa chair qui donne ce mal inguérissable d' aimer . Et c' est autre chose encore qu' on ne peut dire , c' est l' âme de son corps . Elle était cette femme qu' on ne peut ni quitter ni tromper . Elle s' écria , joyeuse : - on ne peut pas me quitter , dis ? Elle lui demanda pourquoi il ne faisait pas son buste , puisqu' il la trouvait jolie . - pourquoi ! Parce que je suis un sculpteur médiocre . Et je le sais ; ce qui n' est pas d' un esprit médiocre . Mais , si tu veux à toute force me croire un grand artiste , je te donnerai d' autres raisons . Pour créer une figure qui vive , il faut prendre le modèle comme une matière vile , dont on extrait la beauté , qu' on presse , qu' on broie , pour en tirer l' essence . Toi , il n' y a rien dans ta forme , dans ton corps , dans tout toi , qui ne me soit précieux . Si je faisais ton buste , je m' attacherais servilement à ces riens , qui sont tout pour moi , parce qu' ils sont un rien de toi . Je m' y entêterais stupidement , et je ne parviendrais pas à composer un ensemble . Elle le regardait , un peu surprise . Il reprit : - de mémoire , je ne dis pas . J' ai essayé un petit crayon , que je porte toujours sur moi . Comme elle voulait absolument le voir , il le lui montra . C' était , sur un feuillet d' album , une esquisse très simple et très hardie . Elle ne s' y reconnut point , s' y trouva des duretés , une âme qu' elle ne se savait pas . - ah ! C' est comme cela que tu me vois , c' est comme cela que je suis en toi ? Il ferma l' album . - non , c' est un renseignement , une note , voilà tout . Mais je crois la note juste . Il est probable que tu ne te vois pas tout à fait comme je te vois . Toute créature humaine est un être différent en chacun de ceux qui la regardent . Il ajouta , avec une espèce de gaieté : - en ce sens on peut dire qu' une même femme n' a jamais appartenu à deux hommes . C' est une idée de * Paul * Vence . - je la crois vraie , dit * Thérèse . Elle demanda : - quelle heure est -il ? Il était sept heures . Elle le pressa de partir . Elle rentrait chaque jour plus tard chez elle . Son mari en avait fait la remarque . Il avait dit : " nous arrivons les derniers à tous les dîners ; c' est une fatalité ! " mais , attardé tous les jours au * Palais- * Bourbon où l' on discutait le budget , et absorbé par les travaux de la sous-commission qui l' avait nommé rapporteur , il se faisait lui-même beaucoup attendre , et la raison d' état couvrait les inexactitudes de * Thérèse . Elle rappela en souriant le soir où elle était arrivée chez * Madame * Garain à huit heures et demie . Elle craignait de faire scandale . Mais c' était le jour de la grande interpellation . Son mari ne vint de la chambre qu' à neuf heures , avec * Garain . Ils dînèrent tous deux en veston . Ils avaient sauvé le ministère . Puis elle devint songeuse . - quand la chambre sera en vacances , mon ami , je n' aurai plus de prétexte pour rester à * Paris . Déjà mon père ne comprend pas du tout le dévouement qui me retient ici . Dans huit jours , il faudra que j' aille le rejoindre à * Dinard . Qu' est -ce que je deviendrai sans toi ? Elle joignit les mains et le regarda avec une tristesse infiniment tendre . Mais lui , plus sombre : - c' est moi , * Thérèse , c' est moi qui dois me demander avec inquiétude ce que je deviendrai sans toi . Quand tu me laisses seul , je suis assailli de pensées douloureuses ; les idées noires viennent s' asseoir en cercle autour de moi . Elle lui demanda quelles idées c' était . Il répondit : - ma bien-aimée , je te l' ai déjà dit : il faut que je t' oublie toi-même en toi . Quand tu seras partie , ton souvenir viendra me tourmenter . Il faut bien que je paie le bonheur que tu me donnes . Chapitre XXVIII : a mer bleue , semée d' écueils roses , jetait mollement sa frange argentée au sable fin de la grève , le long de l' amphithéâtre que terminaient deux cornes d' or . La beauté du jour mettait un rayon du soleil de la * Grèce sur la tombe de * Chateaubriand . Dans la chambre à ramages , dont le balcon , par delà les myrtes et les tamaris du jardin , dominait la plage , l' océan , les îles et les promontoires , * Thérèse lisait les lettres qu' elle était allée chercher le matin au bureau de poste de * Saint- * Malo , et qu' elle n' avait pu ouvrir dans le bac chargé de passagers . Tout de suite après le déjeuner , elle s' était enfermée dans sa chambre , et là , ses lettres déployées sur ses genoux , elle lisait avidement , goûtait en hâte sa joie furtive . Elle devait faire , à deux heures , une promenade en mail , avec son père , son mari , la princesse * Seniavine , * Madame * Berthier * D' * Eyzelles , la femme du député , et * Madame * Raymond , la femme de l' académicien . Elle avait deux lettres ce jour -là . La première qu' elle lut exhalait une gaie odeur d' amour ; * Jacques ne s' était jamais montré plus riant , plus simple , plus heureux , plus charmant . Depuis qu' il l' aimait , disait -il , il allait si léger et soulevé d' une telle allégresse que ses pieds ne touchaient plus la terre . Il n' avait qu' une peur , c' était qu' il ne rêvât , et qu' il ne vint à s' éveiller inconnu d' elle . Sans doute , il faisait un songe . Et quel songe ! Le pavillon de la * Via * Alfieri , le cabaret de * Meudon , les baisers et ces épaules divines , et toute cette peau où riaient des fossettes , ce corps souple , frais et parfumé comme un ruisseau coulant dans les fleurs . S' il n' était pas le dormeur éveillé , il était l' homme ivre qui chante . Il n' avait plus sa raison , par bonheur . Absente , il la voyait sans cesse . " oui , je te vois près de moi , je vois tes cils sur tes prunelles d' un gris plus délicieux que tout le bleu du ciel et des fleurs , tes lèvres qui ont la chair et le goût d' un fruit merveilleux , tes joues où le rire met deux creux adorés , je te vois belle et désirée , mais fuyante et qui glisses ; et , quand j' ouvre les bras , tu t' en es allée , et je te découvre loin , bien loin , sur la longue plage blonde , pas plus grande , dans ta robe rose et sous ton ombrelle , qu' un brin fleuri de bruyère . Oh ! Toute petite , telle que je t' ai vue , un jour , du haut du campanile , sur la place du dôme , à * Florence . Et je me dis comme je me disais ce jour -là : " un brin d' herbe suffirait pour me la cacher tout entière , et elle est pour moi l' infini de la joie et de la douleur . " il se plaignait seulement des tourments de l' absence . Et encore mêlait -il à ses plaintes les sourires de l' amour heureux . Il la menaçait en plaisantant de l' aller surprendre à * Dinard . " ne crains rien . On ne me reconnaîtra pas . Je me déguiserai en marchand de plâtres . Ce ne sera pas mentir . Vêtu d' une blouse grise et d' un pantalon de coutil , la barbe et le visage couverts d' une poussière blanche , je sonnerai à la grille de la villa * Montessuy . Tu me reconnaîtras , * Thérèse , aux statuettes qui chargeront la planche posée sur ma tête . Toutes seront des amours . Il y aura l' amour fidèle , l' amour jaloux , l' amour tendre , l' amour vif ; il y aura beaucoup d' amours vifs . Et je crierai dans la langue sonore des artisans de * Pise ou de * Florence : tutti gli amori per la signora * Teresina ! " la dernière page de cette lettre était tendre et recueillie . Il s' en échappait des effusions pieuses qui rappelaient à * Thérèse les livres de prières qu' elle lisait , enfant . " je vous aime , et j' aime tout en vous : la terre qui vous porte , sur laquelle vous pesez si peu et que vous embellissez , la lumière qui fait que je vous vois , l' air que vous respirez . J' aime le platane penché de ma cour , parce que vous l' avez vu . Je me suis promené , cette nuit , sur l' avenue où je vous ai rencontrée un soir d' hiver . J' ai cueilli un rameau du buis que vous aviez regardé . Dans cette ville où vous n' êtes pas , je ne vois que vous . " il lui disait en finissant qu' il allait déjeuner dehors . En l' absence de * Madame * Fusellier , partie la veille pour * Nevers , sa ville natale , la marmite était renversée ; il irait dans un cabaret de la rue royale auquel il était accoutumé . Et là , parmi la foule indistincte , il serait seul avec elle . * Thérèse , alanguie par la douceur des caresses invisibles , ferma les yeux et renversa la tête au dossier de son fauteuil . En entendant le bruit du mail qui venait se placer devant le perron , elle ouvrit la seconde lettre . Dès qu' elle en vit l' écriture altérée , les lignes précipitées et tombantes , l' aspect triste et violent , elle se troubla . Le début obscur laissait paraître une angoisse soudaine et de noirs soupçons : " * Thérèse , * Thérèse , pourquoi vous être donnée , si vous ne vous donniez pas tout entière ? Que me sert -il que vous m' ayez trompé , maintenant que je sais ce que je ne voulais pas savoir ? " elle s' arrêta ; ses yeux se voilaient . Elle songea : " nous étions si heureux tout à l' heure ! Qu' est -il arrivé , mon dieu ? Et moi qui me réjouissais de sa joie , quand elle n' était déjà plus ! Il vaudrait mieux ne pas écrire , puisque les lettres ne montrent que des sentiments évanouis , des idées effacées . " elle lut plus avant . Et , voyant qu' il était déchiré de jalousie , elle se découragea : " si je ne lui ai pas prouvé que je l' aime de toutes mes forces , que je l' aime de tout moi , comment le lui persuader jamais ? " et elle avait hâte de découvrir la cause de cette brusque folie . * Jacques la disait : déjeunant dans un cabaret de la rue royale , il y avait rencontré un ancien camarade qui , venant de prendre les eaux et allant à la mer , traversait * Paris . Ils s' étaient mis à causer ensemble ; le hasard voulut que cet homme , très répandu dans le monde , parlât de la comtesse * Martin , qu' il connaissait . Et tout de suite , interrompant le récit , * Jacques s' écriait : " * Thérèse , * Thérèse , à quoi bon m' avoir menti , puisque je devais apprendre un jour ce que j' étais seul à ignorer ? Mais l' erreur vient de moi plus encore que de vous . Votre lettre , jetée dans la boîte d' * Or * San * Michele , vos rendez -vous à la gare de * Florence m' auraient assez instruit , si je ne m' étais pas obstiné à garder mes illusions , au mépris de l' évidence . Je ne voulais pas , non , je ne voulais pas savoir que vous étiez à un autre au moment où vous vous donniez à moi , avec cette grâce hardie , cette volupté pleine dont je mourrai . J' ignorais , je voulais ignorer . Je ne vous demandais plus rien , de peur que vous ne pussiez plus mentir ; j' étais prudent ; et il a fallu qu' un imbécile , tout d' un coup , brutalement , devant une table de restaurant , m' ouvrît les yeux , me forçât à savoir . Oh ! Maintenant que je sais , maintenant que je ne peux plus douter , il me semble que douter , c' était délicieux ! Il a dit le nom , le nom que j' avais déjà entendu à * Fiesole , dans la bouche de miss * Bell , et il a ajouté : " c' est connu , cette histoire -là . " " ainsi , vous l' aimiez , vous l' aimez encore ! Et quand , seul dans ma chambre , je mords l' oreiller où tu as mis ta tête , peut-être est -il près de toi . Il y est sans doute . Il va tous les ans aux courses de * Dinard . On me l' a dit . Je le vois . Je vois tout . Si tu savais les images qui m' obsèdent , tu dirais : " il est fou ! " et tu aurais pitié de moi . Oh ! Que je voudrais t' oublier , toi , et tout . Mais je ne peux pas ! Tu le sais bien , que je ne peux t' oublier qu' en toi . Je te vois sans cesse avec lui . C' est une torture . Je me croyais malheureux , la nuit , tu sais , sur la berge de l' * Arno . Mais à ce moment je ne savais pas même ce que c' est que de souffrir . " en achevant de lire cette lettre , * Thérèse songea : " une parole lancée au hasard l' a mis dans cet état . Un mot l' a jeté dans le désespoir et dans la folie . " elle chercha quel pouvait être le misérable qui avait parlé d' elle de la sorte . Elle soupçonna deux ou trois jeunes gens que * Le * Ménil lui avait présentés autrefois en l' avertissant de se méfier d' eux . Et , saisie d' une de ces colères froides qu' elle avait héritées de son père , elle se dit : " je le saurai . " en attendant , que faire ? Son ami désespéré , fou , malade , elle ne pouvait courir à lui , l' embrasser , se jeter sur lui avec un tel abandon de la chair et de l' âme qu' il sentît qu' elle était à lui tout entière et qu' il fût forcé de croire en elle . écrire ! Comme il eût mieux valu l' aller trouver , tomber muette sur son coeur , et , après , lui dire : " ose croire encore que je ne suis pas toute à toi seul ! " mais elle ne pouvait que lui écrire . Elle avait à peine commencé sa lettre quand elle entendit des voix et des rires dans le jardin . Déjà la princesse * Seniavine se suspendait à l' échelle du mail . * Thérèse descendit et se montra sur le perron , tranquille , souriante ; son large chapeau de paille , couronné de coquelicots , jetait sur son visage une ombre transparente où brillaient ses yeux gris . - mon dieu , qu' elle est jolie ! S' écria la princesse * Seniavine . Et quel dommage qu' on ne la voie jamais ! Dès le matin , elle passe le bac et trotte dans les ruelles de * Saint- * Malo ; l' après-midi , elle s' enferme dans sa chambre . Elle nous fuit . Le mail contournait le large cercle de la grève , au pied des villas et des jardins étagés sur le flanc de la colline . Et l' on voyait à gauche les remparts et le clocher de * Saint- * Malo sortir de la mer bleue . Puis il s' engagea dans une route bordée de haies vives , le long desquelles desquelles passaient des femmes de * Dinard , droites sous leur large coiffe de batiste aux ailes flottantes . - malheureusement , dit * Madame * Raymond , assise sur le siège à côté de * Montessuy , les vieux costumes se perdent . C' est la faute des chemins de fer . - il est vrai , dit * Montessuy , sans les chemins de fer , les paysans porteraient encore leurs costumes pittoresques d' autrefois . Mais nous ne les verrions pas . - qu' importe ! Répliqua * Madame * Raymond , nous les imaginerions . - mais , demanda la princesse * Seniavine , est -ce que vous voyez quelquefois des choses intéressantes ? Moi , jamais . * Madame * Raymond , qui avait pris dans les livres de son mari une vague teinte de philosophie , déclara que les choses n' étaient rien , et que l' idée était tout . Sans regarder * Madame * Berthier * D' * Eyzelles , assise à sa droite sur la deuxième banquette , la comtesse * Martin murmura : - oh ! Oui , les gens ne voient que leur idée ; ils ne suivent que leur idée . Ils vont , aveugles , sourds . On ne peut pas les arrêter . - mais , ma chère , dit le comte * Martin placé devant elle , à côté de la princesse , sans idées conductrices , on irait au hasard ... à propos , avez -vous lu , * Montessuy , le discours prononcé par * Loyer à l' inauguration de la statue de cadet- * Gassicourt ? Le début est remarquable . * Loyer ne manque pas de sens politique . La voiture , ayant traversé les prés bordés de saules , gravit une côte et s' avança sur un vaste plateau boisé . Longtemps elle longea le mur d' un parc . La route cheminait à perte de vue sous son ombre humide . - c' est le guerric ? Demanda la princesse * Seniavine . Tout à coup , entre deux piliers de pierre surmontés de lions , se dressa , sous sa couronne de fer à quatre fleurons , la grille , fermée . à travers les barreaux , on découvrait au bout d' une profonde allée de tilleuls les pierres grises du château . - oui , dit * Montessuy , c' est le guerric . Et , s' adressant à * Thérèse : - tu as bien connu le marquis de * Ré ... à soixante-cinq ans , il avait gardé sa force , sa jeunesse . Il faisait la mode , décidait des élégances et était aimé . Les jeunes gens copiaient sa redingote , son monocle , ses gestes , son insolence exquise , ses manies amusantes . Tout à coup , il abandonna le monde , ferma son hôtel , vendit son écurie , ne se montra plus . Tu te rappelles , * Thérèse , sa brusque disparition ? Tu étais mariée depuis peu de temps . Il allait te voir assez souvent . Un jour , on apprit qu' il avait quitté * Paris . C' est ici , au guerric , qu' il était allé en plein hiver . On chercha les raisons de cette retraite subite , on pensa qu' il avait fui sous le coup de quelque chagrin , dans l' humiliation d' un premier échec et de peur qu' on ne le vît vieillir . La vieillesse , voilà ce qu' il redoutait le plus . Le fait est que , depuis six ans qu' il est retiré , il n' est pas sorti une seule fois de son château et de son parc . Il reçoit au guerric deux ou trois vieillards qui furent les compagnons de sa jeunesse . Cette grille ne s' ouvre que pour eux . Depuis sa retraite , on ne l' a jamais vu ; on ne le verra jamais . Il met à se cacher l' énergie qu' il mit à paraître . Il n' a pas souffert qu' on épiât son déclin . Il est mort vivant . Je ne trouve pas cela méprisable . Et * Thérèse , se rappelant l' aimable vieillard qui avait voulu finir glorieusement par elle sa vie galante , tourna la tête et regarda le guerric , dressant sur les cimes grises des chênes ses quatre tours en poivrières . Au retour de la promenade , elle dit qu' elle avait la migraine et qu' elle ne pourrait pas dîner . Elle s' enferma dans sa chambre et tira de son coffre à bijoux la lettre désolante . Elle relut la dernière page . " la pensée que tu es à un autre me brûle et me déchire . Et puis , je ne voulais pas que ce fût celui -là ! " c' était une idée fixe . Il avait mis trois fois sur le même feuillet ces mots : " je ne voulais pas que ce fût celui -là ! " elle aussi n' avait qu' une idée : ne pas le perdre . Pour ne pas le perdre , elle eût tout dit , tout fait . Elle se mit à sa table , écrivit , dans l' élan d' une tendre et plaintive violence , une lettre où elle répétait comme un gémissement : " je t' aime , je t' aime , je n' ai jamais aimé que toi . Tu es seul , seul |