_: | XI L' ATTAQUE DE LA TOUR CARRéE : J' avais bondi derrière lui , je l' avais pris à bras le corps , redoutant tout de sa folie . Il y avait dans ses cris : " Maman ! Maman ! Maman ! " une telle fureur de désespoir , un appel ou plutôt une annonce de secours tellement au-dessus des forces humaines que je pouvais craindre qu' il n' oubliât qu' il n' était qu' un homme , c' est-à-dire incapable de voler directement de cette fenêtre à cette tour , de traverser comme un oiseau ou comme une flèche cet espace noir qui le séparait du crime et qu' il remplissait de son effrayante clameur . Tout à coup , il se retourna , me renversa , se précipita , dévala , dégringola , roula , se rua à travers couloirs , chambres , escaliers , cours , jusqu'à cette tour maudite qui venait de jeter dans la nuit le cri de mort de la galerie inexplicable ! Et moi , je n' avais encore eu que le temps de rester à la fenêtre , cloué sur place par l' horreur de ce cri . J' y étais encore quand la porte de la Tour Carrée s' ouvrit et quand , dans son cadre de lumière , apparut la forme de la Dame en noir ! Elle était toute droite et bien vivante , malgré le cri de la mort , mais son pâle et spectral visage reflétait une terreur indicible . Elle tendit les bras vers la nuit et la nuit lui jeta * Rouletabille , et les bras de la Dame en noir se refermèrent et je n' entendis plus que des soupirs et des gémissements , et encore ces deux syllabes que la nuit répétait indéfiniment : " Maman ! Maman ! " Je descendis à mon tour dans la cour , les tempes battantes , le coeur désordonné , les reins rompus . Ce que j' avais vu sur le seuil de la Tour Carrée ne me rassurait en aucune façon . C' est en vain que j' essayais de me raisonner : Eh ! quoi , au moment même où nous croyions tout perdu , tout , au contraire , n' était -il point retrouvé ? Le fils n' avait -il point retrouvé la mère ? La mère n' avait -elle point enfin retrouvé l' enfant ? ... Mais pourquoi ... pourquoi ce cri de mort quand elle était si vivante ? Pourquoi ce cri d' angoisse avant qu' elle apparût , debout , sur le seuil de la tour ? Chose extraordinaire , il n' y avait personne dans la Cour du * Téméraire quand je la traversai . Personne n' avait donc entendu le coup de feu ? Personne n' avait donc entendu les cris ? Où se trouvait * M * Darzac ? Où se trouvait le vieux * Bob ? Travaillaient -ils encore dans la batterie basse de la Tour Ronde ? J' aurais pu le croire , car j' apercevais , au niveau du sol de cette tour , de la lumière . Et * Mattoni ? * Mattoni , lui non plus , n' avait donc rien entendu ? ... * Mattoni qui veillait sous la poterne du jardinier ? Eh bien ! Et * Bernier ! et la mère * Bernier ! Je ne les voyais pas . Et la porte de la Tour Carrée était restée ouverte ! Ah ! le doux murmure : " Maman ! Maman ! Maman ! " Et je l' entendais , elle , qui ne disait que cela en pleurant : " Mon petit ! mon petit ! mon petit ! " Ils n' avaient même pas eu la précaution de refermer complètement la porte du salon du vieux * Bob . C' est là encore qu' elle avait entraîné , qu' elle avait emporté son enfant ! ... Et ils y étaient seuls , dans cette pièce , à s' étreindre , à se répéter : " Maman ! Mon petit ! ... " Et puis ils se dirent des choses entrecoupées , des phrases sans suite ... des stupidités divines ... " Alors , tu n' es pas mort ! " ... Sans doute , n' est -ce pas ? Eh bien , c' était suffisant pour les faire repartir à pleurer ... Ah ! ce qu' ils devaient s' embrasser , rattraper le temps perdu ! Ce qu' il devait le respirer , lui , le parfum de la Dame en noir ! ... Je l' entendis qui disait encore : " Tu sais , maman , ce n' est pas moi qui avais volé ! ... " et l' on aurait pensé , au son de sa voix , qu' il avait encore neuf ans en disant ces choses , le pauvre * Rouletabille . " Non ! mon petit ! ... non , tu n' as pas volé ! ... Mon petit ! mon petit ! ... " Ah ! ce n' était pas ma faute si j' entendais ... mais j' en avais l' âme toute chavirée ... C' était une mère qui avait retrouvé son petit , quoi ! ... Mais où était * Bernier ? J' entrai à gauche dans la loge , car je voulais savoir pourquoi on avait crié et qui est -ce qui avait tiré . La mère * Bernier se tenait au fond de la loge qu' éclairait une petite veilleuse . Elle était un paquet noir sur un fauteuil . Elle devait être au lit quand le coup de feu avait éclaté et elle avait jeté sur elle , à la hâte , quelque vêtement . J' approchai la veilleuse de son visage . Les traits étaient décomposés par la peur . - Où est le père * Bernier ? demandai -je . - Il est là , répondit -elle en tremblant . - Là ? ... Où , là ? ... Mais elle ne me répondit pas . Je fis quelques pas dans la loge et je trébuchai . Je me penchai pour savoir sur quoi je marchais ; je marchais sur des pommes de terre . Je baissai la veilleuse et j' examinai le parquet . Le parquet était couvert de pommes de terre ; il en avait roulé partout . La mère * Bernier ne les avait donc pas ramassées depuis que * Rouletabille avait vidé le sac ? Je me relevai , je retournai à la mère * Bernier : - Ah çà ! fis -je , on a tiré ! ... Qu' est -ce qu' il y a eu ? - Je ne sais pas , répondit -elle . Et , aussitôt , j' entendis qu' on refermait la porte de la tour , et le père * Bernier apparut sur le seuil de la loge . - Ah ! c' est vous , * monsieur * Sainclair ? - * Bernier ! ... Qu' est -il arrivé ? - Oh ! rien de grave , * monsieur * Sainclair , rassurez -vous , rien de grave ... ( Et sa voix était trop forte , trop " brave " pour être aussi assurée qu' elle le voulait paraître . ) Un accident sans importance ... * M * Darzac , en posant son revolver sur sa table de nuit , l' a fait partir . Madame a eu peur , naturellement , et elle a crié ; et , comme la fenêtre de leur appartement était ouverte , elle a bien pensé que * M * Rouletabille et vous aviez entendu quelque chose , et elle est sortie tout de suite pour vous rassurer . - * M * Darzac était donc rentré chez lui ? ... - Il est arrivé ici presque aussitôt que vous avez eu quitté la tour , * monsieur * Sainclair . Et le coup de feu est parti presque aussitôt qu' il est entré dans sa chambre . Vous pensez que , moi aussi , j' ai eu peur ! Ah ! je me suis précipité ! ... * M * Darzac m' a ouvert lui-même . Heureusement , il n' y avait personne de blessé . - Aussitôt mon départ de la tour , * Mme * Darzac était donc rentrée chez elle ? - Aussitôt . Elle a entendu * M * Darzac qui arrivait à la tour et elle l' a suivi dans leur appartement . Ils y sont allés ensemble . - Et * M * Darzac ? Il est resté dans sa chambre ? - Tenez , le voilà ! ... Je me retournai ; je vis * Robert * Darzac ; malgré le peu de clarté de l' appartement , je vis qu' il était atrocement pâle . Il me faisait signe . Je m' approchai de lui et il me dit : - écoutez , * Sainclair ! * Bernier a dû vous raconter l' accident . Ce n' est pas la peine d' en parler à personne , si l' on ne vous en parle pas . Les autres n' ont peut-être pas entendu ce coup de revolver . C' est inutile d' effrayer les gens , n' est -ce pas ? ... Dites-donc ! J' ai un service personnel à vous demander . - Parlez , mon ami , fis -je , je vous suis tout acquis , vous le savez bien . Disposez de moi , si je puis vous être utile . - Merci , mais il ne s' agit que de décider * Rouletabille à aller se coucher ; quand il sera parti , ma femme se calmera , elle aussi , et elle ira se reposer . Tout le monde a besoin de se reposer . Du calme , du calme , * Sainclair ! Nous avons tous besoin de calme et de silence ... - Bien , mon ami , comptez sur moi ! Je lui serrai la main avec une naturelle expansion , une force qui attestait mon dévouement ; j' étais persuadé que tous ces gens -là nous cachaient quelque chose , quelque chose de très grave ! ... Il entra dans sa chambre , et je n' hésitai pas à aller retrouver * Rouletabille dans le salon du vieux * Bob . Mais , sur le seuil de l' appartement du vieux * Bob , je me heurtai à la Dame en noir et à son fils qui en sortaient . Ils étaient tous deux si silencieux et avaient une attitude si incompréhensible pour moi , qui avais entendu les transports de tout à l' heure et qui m' attendais à trouver le fils dans les bras de sa mère , que je restai en face d' eux sans dire un mot , sans faire un geste . L' empressement que mettait * Mme * Darzac à quitter * Rouletabille en une circonstance aussi exceptionnelle m' intrigua à un point que je ne saurais dire , et la soumission avec laquelle * Rouletabille acceptait son congé m' anéantissait . * Mathilde se pencha sur le front de mon ami , l' embrassa et lui dit : " Au revoir , mon enfant " d' une voix si blanche , si triste , et en même temps si solennelle , que je crus entendre l' adieu déjà lointain d' une mourante . * Rouletabille , sans répondre à sa mère , m' entraîna hors de la tour . Il tremblait comme une feuille . Ce fut la Dame en noir elle-même qui ferma la porte de la Tour Carrée . J' étais sûr qu' il se passait dans la tour quelque chose d' inouï . L' histoire de l' accident ne me satisfaisait en rien ; et il n' est point douteux que * Rouletabille n' eût pensé comme moi , si sa raison et son coeur n' eussent encore été tout étourdis de ce qui venait de se passer entre la Dame en noir et lui ! ... Et puis , qui me disait que * Rouletabille ne pensait pas comme moi ? ... Nous étions à peine sortis de la Tour Carrée que j' entreprenais * Rouletabille . D' abord je le poussai dans l' encoignure du parapet qui joignait la Tour Carrée à la Tour Ronde , dans l' angle formé par l' avancée , sur la cour , de la Tour Carrée . Le reporter , qui s' était laissé conduire par moi docilement , comme un enfant , dit à voix basse : - * Sainclair , j' ai juré à ma mère que je ne verrais rien , que je n' entendrais rien de ce qui se passerait cette nuit à la Tour Carrée . C' est le premier serment que je fais à ma mère , * Sainclair ; mais ma part de paradis pour elle ! Il faut que je voie et que j' entende ... Nous étions là non loin d' une fenêtre encore éclairée , ouvrant sur le salon du vieux * Bob et surplombant la mer . Cette fenêtre n' était point fermée , et c' est ce qui nous avait permis , sans doute , d' entendre distinctement le coup de revolver et le cri de la mort malgré l' épaisseur des murailles de la tour . De l' endroit où nous nous trouvions maintenant , nous ne pouvions rien voir par cette fenêtre , mais n' était -ce pas déjà quelque chose que de pouvoir entendre ? ... L' orage avait fui , mais les flots n' étaient pas encore apaisés et ils se brisaient sur les rocs de la presqu'île d' * Hercule avec cette violence qui rendait toute approche de barque impossible ! Ainsi pensai -je dans le moment à une barque , parce que , une seconde , je crus voir apparaître ou disparaître - dans l' ombre - une ombre de barque . Mais quoi ! C' était là évidemment une illusion de mon esprit qui voyait des ombres hostiles partout , - de mon esprit certainement plus agité que les flots . Nous nous tenions là , immobiles , depuis cinq minutes , quand un soupir - ah ! ce long , cet affreux soupir ! - un gémissement profond comme une expiration , comme un souffle d' agonie , une plainte sourde , lointaine comme la vie qui s' en va , proche comme la mort qui vient , nous arriva par cette fenêtre et passa sur nos fronts en sueur . Et puis , plus rien ... non , on n' entendait plus rien que le mugissement intermittent de la mer , et , tout à coup , la lumière de la fenêtre s' éteignit . La Tour Carrée , toute noire , rentra dans la nuit . Mon ami et moi nous étions saisi la main et nous nous commandions ainsi , par cette communication muette , l' immobilité et le silence . Quelqu' un mourait , là , dans la tour ! Quelqu' un qu' on nous cachait ! Pourquoi ? Et qui ? Qui ? Quelqu' un qui n' était ni * Mme * Darzac , ni * M * Darzac , ni le père * Bernier , ni la mère * Bernier , ni , à n' en point douter , le vieux * Bob : quelqu' un qui ne pouvait pas être dans la tour . Penchés à tomber au-dessus du parapet , le cou tendu vers cette fenêtre qui avait laissé passer cette agonie , nous écoutions encore . Un quart d' heure s' écoula ainsi ... un siècle . * Rouletabille me montra alors la fenêtre de sa chambre , restée éclairée . Je compris . Il fallait aller éteindre cette lumière et redescendre . Je pris mille précautions ; cinq minutes plus tard , j' étais revenu auprès de * Rouletabille . Il n' y avait plus maintenant d' autre lumière dans la Cour du * Téméraire que la faible lueur au ras du sol dénonçant le travail tardif du vieux * Bob dans la batterie basse de la Tour Ronde et le lumignon de la poterne du jardinier où veillait * Mattoni . En somme , en considérant la position qu' ils occupaient , on pouvait très bien s' expliquer que ni le vieux * Bob ni * Mattoni n' eussent rien entendu de ce qui s' était passé dans la Tour Carrée , ni même , dans l' orage finissant , des clameurs de * Rouletabille poussées au-dessus de leurs têtes . Les murs de la poterne étaient épais et le vieux * Bob était enfoui dans un véritable souterrain . J' avais eu à peine le temps de me glisser auprès de * Rouletabille , dans l' encoignure de la tour et du parapet , poste d' observation qu' il n' avait point quitté , que nous entendions distinctement la porte de la Tour Carrée qui tournait avec précaution sur ses gonds . Comme j' allais me pencher au delà de l' encoignure , et allonger mon buste sur la cour , * Rouletabille me rejeta dans mon coin , ne permettant qu' à lui-même de dépasser de la tête le mur de la Tour Carrée ; mais , comme il était très courbé , je violai la consigne et je regardai par-dessus la tête de mon ami , et voici ce que je vis : D' abord , le père * Bernier , bien reconnaissable malgré l' obscurité , qui , sortant de la de la Tour , se dirigeait sans faire aucun bruit du côté de la poterne du jardinier . Au milieu de la cour il s' arrêta , regarda du côté de nos fenêtres , le front levé sur le Château Neuf , et puis il se retourna du côté de la tour et fit un signe que nous pouvions interpréter comme un signe de tranquillité . à qui s' adressait ce signe ? * Rouletabille se pencha encore ; mais il se rejeta brusquement en arrière , me repoussant . Quand nous nous risquâmes à regarder à nouveau dans la cour , il n' y avait plus personne . Enfin , nous vîmes revenir le père * Bernier , ou plutôt nous l' entendîmes d' abord , car il y eut entre lui et * Mattoni une courte conversation dont l' écho assourdi nous arrivait . Et puis nous entendîmes quelque chose qui grimpait sous la voûte de la poterne du jardinier , et le père * Bernier apparut avec , à côté de lui , la masse noire et tout doucement roulante d' une voiture . Nous distinguions bientôt que c' était la petite charrette anglaise , traînée par * Toby , le poney d' * Arthur * Rance . La Cour du * Téméraire était de terre battue et le petit équipage ne faisait pas plus de bruit sur cette terre que s' il avait glissé sur un tapis . Enfin , * Toby était si sage et si tranquille qu' on eût dit qu' il avait reçu les instructions du père * Bernier . Celui -ci , arrivé à côté du puits , releva encore la tête du côté de nos fenêtres et puis , tenant toujours * Toby par la bride , arriva sans encombre à la porte de la Tour Carrée ; enfin , laissant devant la porte le petit équipage , il entra dans la tour . Quelques instants s' écoulèrent qui nous parurent , comme on dit , des siècles , surtout à mon ami qui s' était mis à nouveau à trembler de tous ses membres sans que j' en pusse deviner la raison subite . Et le père * Bernier réapparut . Il retraversait la cour , tout seul , et retournait à la poterne . C' est alors que nous dûmes nous pencher davantage , et , certainement , les personnes qui étaient maintenant sur le seuil de la Tour Carrée auraient pu nous apercevoir si elles avaient regardé de notre côté , mais elles ne pensaient guère à nous . La nuit s' éclaircissait alors d' un beau rayon de lune qui fit une grande raie éclatante sur la mer et allongea sa clarté bleue dans la Cour du * Téméraire . Les deux personnages qui étaient sortis de la tour et s' étaient approchés de la voiture parurent si surpris qu' ils eurent un mouvement de recul . Mais nous entendions très bien la Dame en noir prononcer cette phrase à voix basse : " Allons , du courage , * Robert , il le faut ! " Plus tard , nous avons discuté avec * Rouletabille pour savoir si elle avait dit : " il le faut " ou " il en faut " , mais nous ne pûmes point conclure . Et * Robert * Darzac dit d' une voix singulière : " Ce n' est point ce qui me manque . " Il était courbé sur quelque chose qu' il traînait et qu' il souleva avec une peine infinie et qu' il essaya de glisser sous la banquette de la petite charrette anglaise . * Rouletabille avait retiré sa casquette et claquait littéralement des dents . Autant que nous pûmes distinguer , la chose était un sac . Pour remuer ce sac , * M * Darzac avait fait de gros efforts , et nous entendîmes un soupir . Appuyée contre le mur de la tour , la Dame en noir le regardait , sans lui prêter aucune aide . Et , soudain , dans le moment que * M * Darzac avait réussi à pousser le sac dans la voiture , * Mathilde prononça , d' une voix sourdement épouvantée , ces mots : " Il remue encore ! ... " - " C' est la fin ! ... " répondit * M * Darzac qui , maintenant , s' épongeait le front . Sur quoi il mit son pardessus et prit * Toby par la bride . Il s' éloigna , faisant un signe à la Dame en noir , mais celle -ci , toujours appuyée à la muraille comme si on l' avait allongée là pour quelque supplice , ne lui répondit pas . * M * Darzac nous parut plutôt calme . Il avait redressé la taille . Il marchait d' un pas ferme ... on pouvait dire : d' un pas d' honnête homme conscient d' avoir accompli son devoir . Toujours avec de grandes précautions , il disparut avec sa voiture sous la poterne du jardinier et la Dame en noir rentra dans la Tour Carrée . Je voulus alors sortir de notre coin , mais * Rouletabille m' y maintint énergiquement . Il fit bien , car * Bernier débouchait de la poterne et retraversait la cour , se dirigeant à nouveau vers la Tour Carrée . Quand il ne fut plus qu' à deux mètres de la porte qui s' était refermée , * Rouletabille sortit lentement de l' encoignure du parapet , se glissa entre la porte et * Bernier effrayé , et mit les mains au poignet du concierge . - Venez avec moi , lui dit -il . L' autre paraissait anéanti . J' étais sorti de ma cachette , moi aussi . Il nous regardait maintenant dans le rayon bleu de la lune , ses yeux étaient inquiets et ses lèvres murmurèrent : - C' est un grand malheur ! XII LE CORPS IMPOSSIBLE : - Ce sera un grand malheur , si vous ne dites point la vérité , répliqua * Rouletabille à voix basse ; mais il n' y aura point de malheur du tout si vous ne nous cachez rien . Allons , venez ! Et il l' entraîna , lui tenant toujours le poignet , vers le Château Neuf , et je les suivis . à partir de ce moment , je retrouvai tout mon * Rouletabille . Maintenant qu' il était si heureusement débarrassé d' un problème sentimental qui l' avait intéressé si personnellement , maintenant qu' il avait retrouvé le parfum de la Dame en noir , il reconquérait toutes les forces incroyables de son esprit pour la lutte entreprise contre le mystère ! Et jusqu'au jour où tout fut conclu , jusqu'à la minute suprême - la plus dramatique que j' aie vécu de ma vie , même aux côtés de * Rouletabille - où la vie et la mort eurent parlé et se furent expliquées par sa bouche , il ne va plus avoir un geste d' hésitation dans la marche à suivre ; il ne prononcera plus un mot qui ne contribue nécessairement à nous sauver de l' épouvantable situation faite à l' assiégé par l' attaque de la Tour Carrée , dans la nuit du 12 au 13 avril . * Bernier ne lui résista pas . D' autres voudront lui résister qu' il brisera et qui crieront grâce . * Bernier marche devant nous , le front bas , tel un accusé qui va rendre compte à des juges . Et , quand nous sommes arrivés dans la chambre de * Rouletabille , nous le faisons asseoir en face de nous ; j' ai allumé la lampe . Le jeune reporter ne dit pas un mot ; il regarde * Bernier , en bourrant sa pipe ; il essaye évidemment de lire sur ce visage toute l' honnêteté qui s' y peut trouver . Puis son sourcil froncé s' allonge , son oeil s' éclaire , et , ayant jeté vers le plafond quelques nuages de fumée , il dit : - Voyons , * Bernier , comment l' ont -ils tué ? * Bernier secoua sa rude tête de gars picard . - J' ai juré de ne rien dire . Je n' en sais rien , monsieur ! Ma foi , je n' en sais rien ! ... * Rouletabille : - Eh bien , racontez -moi ce que vous ne savez pas ! Car si vous ne me racontez pas ce que vous ne savez pas , * Bernier , je ne réponds plus de rien ! ... - Et de quoi donc , monsieur , ne répondez -vous plus ? - Mais , de votre sécurité , * Bernier ! ... - De ma sécurité , à moi ? ... Je n' ai rien fait ! - De notre sécurité à tous , de notre vie ! répliqua * Rouletabille en se levant et en faisant quelques pas dans la chambre , ce qui lui donna le temps de faire sans doute , mentalement , quelque opération algébrique nécessaire ... Alors , reprit -il , il était dans la Tour Carrée ? - Oui , fit la tête de * Bernier . - Où ? Dans la chambre du vieux * Bob ? - Non ! fit la tête de * Bernier . - Caché chez vous , dans votre loge ? - Non , fit la tête de * Bernier . - Ah çà ! mais où était -il donc ? Il n' était pourtant pas dans l' appartement de * M et * Mme * Darzac ? - Oui , fit la tête de * Bernier . - Misérable ! grinça * Rouletabille . Et il sauta à la gorge de * Bernier . Je courus au secours du concierge , et l' enlevai aux griffes de * Rouletabille . Quand il put respirer : - Ah çà ! * monsieur * Rouletabille , pourquoi voulez -vous m' étrangler ? fit -il . - Vous le demander , * Bernier ? Vous osez encore le demander ? Et vous avouez qu' il était dans l' appartement de * M et de * Mme * Darzac ! Et qui donc l' a introduit dans cet appartement , si ce n' est vous ? Vous qui , seul , en avez la clef quand * M et * Mme * Darzac ne sont pas là ? * Bernier se leva , très pâle : - C' est vous , * monsieur * Rouletabille , qui m' accusez d' être le complice de * Larsan ? - Je vous défends de prononcer ce nom -là ! s' écria le reporter . Vous savez bien que * Larsan est mort ! Et depuis longtemps ! ... - Depuis longtemps ! reprit * Bernier , ironique ... c' est vrai ... j' ai eu tort de l' oublier ! Quand on se dévoue à ses maîtres , quand on se bat pour ses maîtres , il faut ignorer même contre qui . Je vous demande pardon ! - écoutez -moi bien , * Bernier , je vous connais et je vous estime . Vous êtes un brave homme . Aussi , ce n' est pas votre bonne foi que j' incrimine : c' est votre négligence . - Ma négligence ! Et , * Bernier , de pâle qu' il était , devint écarlate . Ma négligence ! Je n' ai point bougé de ma loge , de mon couloir ! J' ai eu toujours la clef sur moi et je vous jure que personne n' est entré dans cet appartement , personne d' autre , après que vous l' avez eu visité , à cinq heures , que * M * Robert et * Mme * Robert * Darzac . Je ne compte point , naturellement , la visite que vous y avez faite , à six heures environ , vous et * M * Sainclair ! - Ah çà ! reprit * Rouletabille , vous ne me ferez point croire que cet individu - nous avons oublié son nom , n' est -ce pas , * Bernier ? nous l' appellerons l' homme - que l' homme a été tué chez * M et * Mme * Darzac s' il n' y était pas ! - Non ! Aussi je puis vous affirmer qu' il y était ! - Oui , mais comment y était -il ? Voilà ce que je vous demande , * Bernier . Et vous seul pouvez le dire , puisque vous seul aviez la clef en l' absence de * M * Darzac , et que * M * Darzac n' a point quitté sa chambre quand il avait la clef , et qu' on ne pouvait se cacher dans sa chambre pendant qu' il était là ! - Ah ! voilà bien le mystère , monsieur ! Et qui intrigue * M * Darzac plus que tout ! Mais je n' ai pu lui répondre que ce que je vous réponds : voilà bien le mystère ! - Quand nous avons quitté la chambre de * M * Darzac , * M * Sainclair et moi , avec * M * Darzac , à six heures un quart environ , vous avez fermé immédiatement la porte ? - Oui , monsieur . - Et quand l' avez -vous rouverte ? - Mais , cette nuit , une seule fois pour laisser entrer * M et * Mme * Darzac chez eux . * M * Darzac venait d' arriver et * Mme * Darzac était depuis quelque temps dans le salon de * M * Bob d' où venait de partir * M * Sainclair . Ils se sont retrouvés dans le couloir et je leur ai ouvert la porte de leur appartement ! Voilà ! Aussitôt qu' ils ont été entrés , j' ai entendu qu' on repoussait les verrous . - Donc , entre six heures et quart et ce moment -là , vous n' avez pas ouvert la porte ? - Pas une seule fois . - Et où étiez -vous , pendant tout ce temps ? - Devant la porte de ma loge , surveillant la porte de l' appartement , et c' est là que ma femme et moi nous avons dîné , à six heures et demie , sur une petite table , dans le couloir , parce que , la porte de la tour étant ouverte , il faisait plus clair et que c' était plus gai . Après le dîner , je suis resté à fumer des cigarettes et à bavarder avec ma femme , sur le seuil de ma loge . Nous étions placés de façon que , même si nous l' avions voulu , nous n' aurions pas pu quitter des yeux la porte de l' appartement de * M * Darzac . Ah ! c' est un mystère ! un mystère plus incroyable que le mystère de la Chambre Jaune ! Car , là-bas , on ne savait pas ce qui s' était passé avant . Mais , là , monsieur ! on sait ce qui s' est passé avant puisque vous avez vous-même visité l' appartement à cinq heures et qu' il n' y avait personne dedans ; on sait ce qui s' est passé pendant , puisque j' avais la clef dans ma poche , ou que * M * Darzac était dans sa chambre , et qu' il aurait bien aperçu , tout de même , l' homme qui ouvrait sa porte et qui venait pour l' assassiner , et puis , encore que j' étais , moi , dans le couloir , devant cette porte et que j' aurais bien vu passer l' homme ; et on sait ce qui s' est passé après . Après , il n' y a pas eu d' après . Après , ça a été la mort de l' homme , ce qui prouvait bien que l' homme était là ! Ah ! C' est un mystère ! - Et , depuis cinq heures jusqu'au moment du drame , vous affirmez bien que vous n' avez pas quitté le couloir ? - Ma foi , oui ! - Vous en êtes sûr , insista * Rouletabille . - Ah ! pardon , monsieur ... il y a un moment ... une minute où vous m' avez appelé ... - C' est bien , * Bernier . Je voulais savoir si vous vous rappeliez cette minute -là ... - Mais ça n' a pas duré plus d' une minute ou deux , et * M * Darzac était dans sa chambre . Il ne l' a pas quittée . Ah ! c' est un mystère ! ... - Comment savez -vous qu' il ne l' a pas quittée pendant ces deux minutes -là ? - Dame ! s' il l' avait quittée , ma femme qui était dans la loge l' aurait bien vu ! Et puis ça expliquerait tout et il ne serait pas si intrigué , ni madame non plus ! Ah ! il a fallu que je le lui répète : que personne d' autre n' était entré que lui à cinq heures et vous à six , et que personne n' était plus rentré dans la chambre avant sa rentrée , à lui , la nuit , avec * Mme * Darzac ... Il était comme vous , il ne voulait pas me croire . Je le lui ai juré sur le cadavre qui était là ! - Où était -il , le cadavre ? - Dans sa chambre . - C' était bien un cadavre ? - Oh ! il respirait encore ! ... Je l' entendais ! - Alors , ça n' était pas un cadavre , père * Bernier . - Oh ! * monsieur * Rouletabille , c' était tout comme . Pensez donc ! Il avait un coup de revolver dans le coeur ! Enfin , le père * Bernier allait nous parler du cadavre . L' avait -il vu ? Comment était -il ? On eût dit que ceci apparaissait comme secondaire aux yeux de * Rouletabille . Le reporter ne semblait préoccupé que du problème de savoir comment le cadavre se trouvait là ! Comment cet homme était -il venu se faire tuer ? Seulement , de ce côté , le père * Bernier savait peu de choses . L' affaire avait été rapide comme un coup de feu - lui semblait -il - et il était derrière la porte . Il nous raconta qu' il s' en allait tout doucement dans sa loge et qu' il se disposait à se mettre au lit , quand la mère * Bernier et lui entendirent un si grand bruit venant de l' appartement de * Darzac qu' ils en restèrent saisis . C' étaient des meubles qu' on bousculait , des coups dans le mur . " Qu' est -ce qui se passe ? " fit la bonne femme , et aussitôt , on entendit la voix de * Mme * Darzac qui appelait : " Au secours ! " Ce cri -là , nous ne l' avions pas entendu , nous autres , dans la chambre du Château Neuf . Le père * Bernier , pendant que sa femme s' affalait , épouvantée , courut à la porte de la chambre de * M * Darzac et la secoua en vain , criant qu' on lui ouvrît . La lutte continuait de l' autre côté , sur le plancher . Il entendit le halètement de deux hommes , et il reconnut la voix de * Larsan , à un moment où ces mots furent prononcés : " Ce coup -ci , j' aurai ta peau ! " Puis il entendit * M * Darzac qui appelait sa femme à son secours d' une voix étouffée , épuisée : " * Mathilde ! * Mathilde ! " évidemment , il devait avoir le dessous dans un corps-à-corps avec * Larsan quand , tout à coup , le coup de feu le sauva . Ce coup de revolver effraya moins le père * Bernier que le cri qui l' accompagna . On eût pu penser que * Mme * Darzac , qui avait poussé le cri , avait été mortellement frappée . * Bernier ne s' expliquait point cela : l' attitude de * Mme * Darzac . Pourquoi n' ouvrait -elle point au secours qu' il lui apportait ? Pourquoi ne tirait -elle pas les verrous ? Enfin , presque aussitôt après le coup de revolver , la porte sur laquelle le père * Bernier n' avait cessé de frapper s' était ouverte . La chambre était plongée dans l' obscurité , ce qui n' étonna point le père * Bernier , car la lumière de la bougie qu' il avait aperçue sous la porte , pendant la lutte , s' était brusquement éteinte et il avait entendu en même temps le bougeoir qui roulait par terre . C' était * Mme * Darzac qui lui avait ouvert pendant que l' ombre de * M * Darzac était penchée sur un râle , sur quelqu' un qui se mourait ! * Bernier avait appelé sa femme pour qu' elle apportât de la lumière , mais * Mme * Darzac s' était écriée : " Non ! non ! pas de lumière ! pas de lumière ! Et surtout qu' il ne sache rien ! " Et , aussitôt , elle avait couru à la porte de la tour en criant : " Il vient ! il vient ! je l' entends ! Ouvrez la porte ! ouvrez la porte , père * Bernier ! Je vais le recevoir ! " Et le père * Bernier lui avait ouvert la porte , pendant qu' elle répétait , en gémissant : " Cachez -vous ! Allez-vous -en ! Qu' il ne sache rien ! " Le père * Bernier continuait : - Vous êtes arrivé comme une trombe , * monsieur * Rouletabille . Et elle vous a entraîné dans le salon du vieux * Bob . Vous n' avez rien vu . Moi , j' étais retenu auprès de * M * Darzac . L' homme , sur le plancher , avait fini de râler . * M * Darzac , toujours penché sur lui , m' avait dit : " Un sac , * Bernier , un sac et une pierre , et on le fiche à la mer , et on n' en entend plus parler ! " - Alors , continua * Bernier , j' ai pensé à mon sac de pommes de terre ; ma femme avait remis les pommes de terre dans le sac ; je l' ai vidé à mon tour et je l' ai apporté . Ah ! nous faisions le moins de bruit possible . Pendant ce temps -là , madame vous racontait des histoires sans doute , dans le salon du vieux * Bob et nous entendions * M * Sainclair qui interrogeait ma femme dans la loge . Nous , en douceur , nous avons glissé le cadavre , que * M * Darzac avait proprement ficelé , dans le sac . Mais j' avais dit à * M * Darzac : " Un conseil , ne le jetez pas à l' eau . Elle n' est pas assez profonde pour le cacher . Il y a des jours où la mer est si claire qu' on en voit le fond . - Qu' est -ce que je vais en faire ? " a demandé * M * Darzac à voix ba que je vais en faire ? " a demandé * M * Darzac à voix basse . Je lui ai répondu : " Ma foi , je n' en sais rien , monsieur . Tout ce que je pouvais faire pour vous , et pour madame , et pour l' humanité , contre un bandit comme * Frédéric * Larsan , je l' ai fait . Mais ne m' en demandez pas davantage et que * Dieu vous protège ! " Et je suis sorti de la chambre , et je vous ai retrouvé dans la loge , * monsieur * Sainclair . Et puis , vous avez rejoint * M * Rouletabille , sur la prière de * M * Darzac qui était sorti de sa chambre . Quant à ma femme , elle s' est presque évanouie quand elle a vu tout à coup que * M * Darzac était plein de sang ... et moi aussi ! ... Tenez , messieurs , mes mains sont rouges ! Ah ! pourvu que tout ça ne nous porte pas malheur ! Enfin , nous avons fait notre devoir ! Et c' était un fier bandit ! ... Mais , voulez -vous que je vous dise ? ... Eh bien , on ne pourra jamais cacher une histoire pareille ... et on ferait mieux de la raconter tout de suite à la justice ... J' ai promis de me taire et je me tairai , tant que je pourrai , mais je suis bien content tout de même de me décharger d' un pareil poids devant vous , qui êtes des amis à madame et à monsieur ... et qui pouvez peut-être leur faire entendre raison ... Pourquoi qu' ils se cachent ? C' est -y pas un honneur de tuer un * Larsan ! Pardon d' avoir encore prononcé ce nom -là ... je sais bien , il n' est pas propre ... C' est -y pas un honneur d' en avoir délivré la terre en s' en délivrant soi-même ? Ah ! tenez ! ... une fortune ! ... * Mme * Darzac m' a promis une fortune si je me taisais ! Qu' est -ce que j' en ferais ? ... C' est -y pas la meilleure fortune de la servir , cette pauv'dame -là qu' a eu tant de malheurs ! ... Tenez ! ... Rien du tout ! ... rien du tout ! ... Mais qu' elle parle ! ... Qu' est -ce qu' elle craint ? Je le lui ai demandé quand vous êtes allés soi-disant vous coucher , et que nous nous sommes retrouvés tout seuls dans la Tour Carrée avec notre cadavre . Je lui ai dit : " Criez donc que vous l' avez tué ! Tout le monde fera bravo ! ... " Elle m' a répondu : " Il y a eu déjà trop de scandale , * Bernier ; tant que cela dépendra de moi , et si c' est possible , on cachera cette nouvelle affaire ! Mon père en mourrait ! " Je ne lui ai rien répondu , mais j' en avais bien envie . J' avais sur la langue de lui dire : " Si on apprend l' affaire plus tard , on croira à des tas de choses injustes , et monsieur votre père en mourra bien davantage ! " Mais c' était son idée ! Elle veut qu' on se taise ! Eh bien , on se taira ! ... Suffit ! * Bernier se dirigea vers la porte et nous montrant ses mains : - Il faut que j' aille me débarbouiller de tout le sang de ce cochon -là ! * Rouletabille l' arrêta : - Et qu' est -ce que disait * M * Darzac pendant ce temps -là ? Quel était son avis ? - Il répétait : " Tout ce que fera * Mme * Darzac sera bien fait . Il faut lui obéir , * Bernier . " Son veston était arraché et il avait une légère blessure à la gorge , mais il ne s' en occupait pas , et , au fond , il n' y avait qu' une chose qui l' intéressait , c' était la façon dont le misérable avait pu s' introduire chez lui ! ça , je vous le répète , il n' en revenait pas et j' ai dû lui donner encore des explications . Ses premières paroles , à ce sujet , avaient été pour dire : " Mais enfin , quand je suis entré , tantôt , dans ma chambre , il n' y avait personne , et j' ai aussitôt fermé ma porte au verrou . " - Où cela se passait -il ? - Dans ma loge , devant ma femme , qui en était comme abrutie , la pauvre chère femme . - Et le cadavre ? Où était -il ? - Il était resté dans la chambre de * M * Darzac . - Et qu' est -ce qu' ils avaient décidé pour s' en débarrasser ? - Je n' en sais trop rien , mais , pour sûr , leur résolution était prise , car * Mme * darzac me dit : " * Bernier , je vous demanderai un dernier service ; vous allez aller chercher la charrette anglaise à l' écurie , et vous y attellerez * Toby . Ne réveillez pas * Walter , si c' est possible . Si vous le réveillez , et s' il vous demande des explications , vous lui direz ainsi qu' à * Mattoni qui est de garde sous la poterne : " C' est pour * M * Darzac , qui doit se trouver ce matin " à quatre heures à * Castelar pour la tournée des " * Alpes . " * Mme * Darzac m' a dit aussi : " Si vous rencontrez * M * Sainclair , ne lui dites rien , mais amenez-le -moi , et si vous rencontrez * M * Rouletabille , ne dites rien , et ne faites rien ! " Ah ! monsieur ! madame n' a voulu que je sorte que lorsque la fenêtre de votre chambre a été fermée et que votre lumière a été éteinte . Et , cependant , nous n' étions point rassurés avec le cadavre que nous croyions mort et qui se reprit , une fois encore , à soupirer , et quel soupir ! Le reste , monsieur , vous l' avez vu , et vous en savez maintenant autant que moi ! Que * Dieu nous garde ! Quand * Bernier eut ainsi raconté l' impossible drame , * Rouletabille le remercia , avec sincérité , de son grand dévouement à ses maîtres , lui recommanda la plus grande discrétion , le pria de l' excuser de sa brutalité , et lui ordonna de ne rien dire de l' interrogatoire qu' il venait de subir à * Mme * Darzac . * Bernier , avant de s' en aller , voulut lui serrer la main , mais * Rouletabille retira la sienne . - Non ! * Bernier , vous êtes encore tout plein de sang ... * Bernier nous quitta pour aller rejoindre la Dame en noir . - Eh bien ! fis -je , quand nous fûmes seuls . * Larsan est mort ? ... - Oui , me répliqua -t-il , je le crains . - Vous le craignez ? Pourquoi le craignez -vous ? ... - Parce que , fit -il d' une voix blanche que je ne lui connaissais pas encore , PARCE QUE LA MORT DE * LARSAN , LEQUEL SORT MORT SANS êTRE ENTRé NI MORT NI VIVANT , M' éPOUVANTE PLUS QUE SA VIE ! XIII Où L' éPOUVANTE DE * ROULETABILLE PREND DES PROPORTIONS INQUIéTANTES : Et c' est vrai qu' il était littéralement épouvanté . Et je fus effrayé moi-même plus qu' on ne saurait dire . Je ne l' avais jamais encore vu dans un état d' inquiétude cérébrale pareil . Il marchait à travers la chambre d' un pas saccadé , s' arrêtait parfois devant la glace , se regardait étrangement en se passant une main sur le front comme s' il eût demandé à sa propre image : " Est -ce toi , est -ce bien toi , * Rouletabille , qui penses cela ? Qui oses penser cela ? " Penser quoi ? Il paraissait plutôt être sur le point de penser . Il semblait plutôt ne vouloir point penser . Il secoua la tête farouchement et alla quasi s' accroupir à la fenêtre , se penchant sur la nuit , écoutant la moindre rumeur sur la rive lointaine , attendant peut-être le roulement de la petite voiture et le bruit du sabot de * Toby . On eût dit une bête à l' affût . ... Le ressac s' était tu ; la mer s' était tout à fait apaisée ... Une raie blanche s' inscrivit soudain sur les flots noirs , à l' orient . C' était l' aurore . Et , presque aussitôt , le Vieux Château sortait de la nuit , blême , livide , avec la même mine que nous , la mine de quelqu' un qui n' a pas dormi . - * Rouletabille , demandai -je presque en tremblant , car je me rendais compte de mon incroyable audace , votre entrevue a été bien brève avec votre mère . Et comme vous vous êtes séparés en silence ! Je voudrais savoir , mon ami , si elle vous a raconté " l' histoire de l' accident de revolver sur la table de nuit " ? - Non ! ... me répondit -il sans se détourner . - Elle ne vous a rien dit de cela ? - Non ! - Et vous ne lui avez demandé aucune explication du coup de feu ni du cri de mort " de la galerie inexplicable " . Car elle a crié comme ce jour -là ! ... - * Sainclair , vous êtes curieux ! ... Vous êtes plus curieux que moi , * Sainclair ; je ne lui ai rien demandé ! - Et vous avez juré de ne rien voir et de ne rien entendre avant qu' elle vous eût dit quoi que ce fût à propos de ce coup de feu et de ce cri ? - En vérité , * Sainclair , il faut me croire ... Moi , je respecte les secrets de la Dame en noir . Il lui a suffi de me dire , sans que je lui eusse rien demandé , certes ! ... il lui a suffi de me dire : Nous pouvons nous quitter , mon ami , CAR RIEN NE NOUS SéPare plUS ! pour que je la quitte ... - Ah ! elle vous avait dit cela ? " Rien ne nous sépare plus ! " - Oui , mon ami ... et elle avait du sang sur les mains ... Nous nous tûmes . J' étais maintenant à la fenêtre et à côté du reporter . Tout à coup sa main se posa sur la mienne . Puis il me désigna le petit falot qui brûlait encore à l' entrée de la porte souterraine qui conduisait au cabinet du vieux * Bob , dans la Tour du * Téméraire . - Voilà l' aurore ! dit * Rouletabille . Et le vieux * Bob travaille toujours ! Ce vieux * Bob est vraiment courageux . Si nous allions voir travailler le vieux * Bob . Cela nous changera les idées et je ne penserai plus à mon cercle , qui m' étrangle , qui me garrotte , qui m' épuise . Et il poussa un gros soupir : - * Darzac , fit -il , se parlant à lui-même , ne rentrera -t-il donc jamais ! ... Une minute plus tard nous traversions la cour et nous descendions dans la salle octogone du * Téméraire . Elle était vide ! La lampe brûlait toujours sur la table-bureau . Mais il n' y avait plus de vieux * Bob ! * Rouletabille fit : - Oh ! oh ! Et il prit la lampe qu' il souleva , examinant toutes choses autour de lui . Il fit le tour des petites vitrines qui garnissaient les murs de la batterie basse . Là , rien n' avait été changé de place , et tout était relativement en ordre et scientifiquement étiqueté . Quand nous eûmes bien regardé les ossements et coquillages et cornes des premiers âges , des " pendeloques en coquille " , des " anneaux sciés dans la diaphyre d' un os long " , des " boucles d' oreilles " , des " lames à tranchant abattu de la couche du renne " , des " grattoirs du type magdalénien " et de " la poudre raclée en silex de la couche de l' éléphant " , nous revînmes à la table-bureau . Là , se trouvait " le plus vieux crâne " , et c' était vrai qu' il avait encore la mâchoire rouge du lavis que * M * Darzac avait mis à sécher sur la partie de bureau qui était en face de la fenêtre , exposée au soleil . J' allai à la fenêtre , à toutes les fenêtres , et éprouvai la solidité des barreaux auxquels on n' avait pas touché . * Rouletabille me vit et me dit : - Qu' est -ce que vous faites ? Avant d' imaginer qu' il ait pu sortir par les fenêtres , il faudrait savoir s' il n' est pas sorti par la porte . Il plaça la lampe sur le parquet et se prit à examiner toutes les traces de pas . - Allez frapper , dit -il , à la porte de la Tour Carrée et demandez à * Bernier si le vieux * Bob est rentré ; interrogez * Mattoni sous la poterne et le père * Jacques à la porte de fer . Allez , * Sainclair , allez ! ... Cinq minutes après , je revenais avec les renseignements prévus . On n' avait vu le vieux * Bob nulle part ! ... Il n' était passé nulle part ! * Rouletabille avait toujours le nez sur le parquet . Il me dit : - Il a laissé cette lampe allumée pour qu' on s' imagine qu' il travaille toujours . Et puis , soucieux , il ajouta : - Il n' y a point de traces de luttes d' aucune sorte et , sur le plancher , je ne relève que le passage de * Mr * Arthur * Rance et de * Robert * Darzac , lesquels sont arrivés hier soir dans cette pièce pendant l' orage , et ont traîné à leurs semelles un peu de la terre détrempée de la cour du * Téméraire et aussi du terreau légèrement ferrugineux de la baille . Il n' y a nulle part trace de pas du vieux * Bob . Le vieux * Bob était arrivé ici avant l' orage et il en est peut-être sorti pendant , mais , en tout cas , il n' y est point revenu depuis ! * Rouletabille s' est relevé . Il a repris , sur le bureau , la lampe qui éclaire à nouveau le crâne , dont la mâchoire rouge n' a jamais ri d' une façon plus effroyable . Autour de nous , il n' y a que des squelettes , mais certainement ils me font moins peur que le vieux * Bob absent . * Rouletabille reste un instant en face du crâne ensanglanté , puis il le prend dans ses mains et plonge ses yeux au plus creux de ses orbites vides . Puis il élève le crâne , au bout de ses deux mains tendues , et le considère un instant , avec une attention surprenante ; puis il le regarde de profil ; puis il me le dépose entre les mains , et je dois l' élever à mon tour au-dessus de ma tête , comme le plus précieux des fardeaux , et * Rouletabille , pendant ce temps , dresse , lui , la lampe au-dessus de sa tête . Tout à coup , une idée me traverse la cervelle . Je laisse rouler le crâne sur le bureau et me précipite dans la cour jusqu'au puits . Là je constate que les ferrures qui le fermaient le ferment toujours . Si quelqu' un s' était enfui par le puits ou était tombé dans le puits , ou s' y était jeté , les ferrures eussent été ouvertes . Je reviens , anxieux plus que jamais : - * Rouletabille ! * Rouletabille ! Il ne reste plus au vieux * Bob , pour qu' il s' en aille , que le sac ! Je répétai la phrase , mais le reporter ne m' écoutait point , et je fus surpris de le trouver occupé à une besogne dont il me fut impossible de deviner l' intérêt . Comment , dans un moment aussi tragique , alors que nous n' attendions plus que le retour de * M * Darzac pour fermer le cercle dans lequel était mort le corps de trop , alors que dans la vieille tour à côté , dans le Vieux Château du coin , la Dame en noir devait être occupée à effacer de ses mains , telle lady Macbeth , la trace du crime impossible , comment * Rouletabille pouvait -il s' amuser à faire des dessins avec une règle , une équerre , un tire-ligne et un compas ? Oui , il s' était assis dans le fauteuil du géologue et avait attiré à lui la planche à dessiner de * Robert * Darzac , et , lui aussi , il faisait un plan , tranquillement , effroyablement tranquillement , comme un pacifique et gentil commis d' architecte . Il avait piqué le papier de l' une des pointes de son compas , et l' autre traçait le cercle qui pouvait représenter l' espace occupé par la Tour du * Téméraire , comme nous pouvions le voir sur le dessin de * M * Darzac . Le jeune homme s' appliqua à quelques traits encore ; et puis , trempant un pinceau dans un godet à moitié plein de la peinture rouge qui avait servi à * M * Darzac , il étala soigneusement cette peinture dans tout l' espace du cercle . Ce faisant , il se montrait méticuleux au possible , prêtant grande attention à ce que la peinture fût de mince valeur partout , et telle qu' on eût pu en féliciter un bon élève . Il penchait la tête de droite et de gauche pour juger de l' effet , et tirait un peu la langue comme un écolier appliqué . Et puis , il resta immobile . Je lui parlai encore , mais il se taisait toujours . Ses yeux étaient fixes , attachés au dessin . Ils n' en bougeaient pas . Tout à coup , sa bouche se crispa et laissa échapper une exclamation d' horreur indicible ; je ne reconnus plus sa figure de fou . Et il se retourna si brusquement vers moi qu' il renversa le vaste fauteuil . - * Sainclair ! * Sainclair ! Regarde la peinture rouge ! ... regarde la peinture rouge ! Je me penchai sur le dessin , haletant , effrayé de cette exaltation sauvage . Mais quoi , je ne voyais qu' un petit lavis bien propret ... - La peinture rouge ! la peinture rouge ! ... continuait -il à gémir , les yeux agrandis comme s' il assistait à quelque affreux spectacle . Je ne pus m' empêcher de lui demander : - Mais , qu' est -ce qu' elle a ? ... - Quoi ? ... qu' est -ce qu' elle a ? ... quoi ? qu' est -ce qu' elle a ? Tu ne vois donc pas que c' est du sang ! ... Non ! je ne voyais pas cela , car j' étais bien sûr que ce n' était pas du sang . C' était de la peinture rouge bien naturelle . Mais je n' eus garde , dans un tel moment , de contrarier * Rouletabille . Je m' intéressai ostensiblement à cette idée de sang . - Du sang de qui ? fis -je ... le savez -vous ? ... du sang de qui ? ... du sang de * Larsan ? ... - Oh ! Oh ! fit -il , du sang de * Larsan ! ... Qui est -ce qui connaît le sang de * Larsan ? ... Qui en a jamais vu la couleur ? Pour connaître la couleur du sang de * Larsan , il faudrait m' ouvrir les veines , * Sainclair ! ... C' est le seul moyen ! ... J' étais tout à fait , tout à fait étonné . - Mon père ne se laisse pas prendre son sang comme ça ! ... Voilà qu' il reparlait , avec ce singulier orgueil désespéré , de son père ... " Quand mon père porte perruque , ça ne se voit pas ! " " Mon père ne se laisse pas prendre son sang comme ça ! " - Les mains de * Bernier en étaient pleines , et vous en avez vu sur celles de la Dame en noir ! ... - Oui ! oui ! ... On dit ça ! On dit ça ! ... Mais on ne tue pas mon père comme ça ! ... Il paraissait toujours très agité et il ne cessait de regarder le petit lavis bien propret . Il dit , la gorge gonflée soudain d' un gros sanglot : - Mon Dieu ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! Ayez pitié de nous ! Cela serait trop affreux . Et il dit encore : - Ma pauvre maman n' a pas mérité cela ! ni moi non plus ! ni personne ! ... Ce fut alors qu' une grosse larme , glissant au long de sa joue , tomba dans le godet : - Oh ! fit -il ... il ne faut pas allonger la peinture ! Et , disant cela d' une voix tremblante , il prit le godet avec un soin infini et l' alla enfermer dans une petite armoire . Puis il me prit par la main et m' entraîna , cependant que je le regardais faire , me demandant si réellement il n' était point , tout à coup , devenu vraiment fou . - Allons ! ... Allons ! ... fit -il ... le moment est venu , * Sainclair ! Nous ne pouvons plus reculer devant rien ... Il faut que la Dame en noir nous dise tout ... tout ce qui s' est passé dans le sac ... Ah ! si * M * Darzac pouvait rentrer tout de suite ... tout de suite ... ce serait moins pénible ... certes ! je ne peux plus attendre ! ... Attendre quoi ? ... attendre quoi ? ... Et encore une fois , pourquoi s' effrayait -il ainsi ? Quelle pensée lui faisait ce regard fixe ? Pourquoi se remit -il nerveusement à claquer des dents ? ... Je ne pus m' empêcher de lui demander à nouveau : - Qu' est -ce qui vous épouvante ainsi ? ... Est -ce que * Larsan n' est pas mort ! ... Et il me répéta , me serrant nerveusement le bras : - Je vous dis , je vous dis que sa mort m' épouvante plus que sa vie ! ... Et il frappa à la porte de la Tour Carrée devant laquelle nous nous trouvions . Je lui demandai s' il ne désirait point que je le laissasse seul en présence de sa mère . Mais , à mon grand étonnement , il me répondit qu' il ne fallait , en ce moment , le quitter pour rien au monde , " tant que le cercle ne serait point fermé " . Et il ajouta , lugubre : - Puisse -t-il ne l' être jamais ! ... La porte de la Tour restait close ; il frappa à nouveau ; alors elle s' entr'ouvrit et nous vîmes réapparaître la figure défaite de * Bernier . Il parut très fâché de nous voir . - Qu' est -ce que vous voulez ? Qu' est -ce que vous voulez encore ? fit -il ... Parlez tout bas , madame est dans le salon du vieux * Bob ... Et le vieux n' est toujours pas rentré . - Laissez -nous entrer , * Bernier ... commanda * Rouletabille . Et il poussa la porte . - Surtout ne dites pas à madame ... - Mais non ! ... Mais non ! ... Nous fûmes dans le vestibule de la Tour . L' obscurité était à peu près complète . - Qu' est -ce que madame fait dans le salon du vieux * Bob ? demanda le reporter à voix basse . - Elle attend ... elle attend le retour de * M * Darzac ... Elle n' ose plus rentrer dans la chambre ... ni moi non plus ... - Eh bien , rentrez dans votre loge , * Bernier , ordonna * Rouletabille , et attendez que je vous appelle ! * Rouletabille poussa la porte du salon du vieux * Bob . Tout de suite , nous aperçûmes la Dame en noir , ou plutôt son ombre , car la pièce était encore fort obscure , à peine touchée des premiers rayons du jour . La grande silhouette sombre de * Mathilde était debout , appuyée à un coin de la fenêtre qui donnait sur la Cour du * Téméraire . à notre apparition , elle n' eut pas un mouvement . Mais * Mathilde nous dit tout de suite , d' une voix si affreusement altérée que je ne la reconnaissais plus : - Pourquoi êtes -vous venus ? Je vous ai vus passer dans la cour . Vous n' avez pas quitté la cour . Vous savez tout . Qu' est -ce que vous voulez ? Et elle ajouta sur un ton d' une douleur infinie : - Vous m' aviez juré de ne rien voir . * Rouletabille alla à la Dame en noir et lui prit la main avec un respect infini : - Viens , maman ! dit -il , et ces simples paroles avaient dans sa bouche le ton d' une prière très douce et très pressante ... Viens ! Viens ! ... Viens ! ... Et il l' entraîna . Elle ne lui résistait point . Sitôt qu' il lui eût pris la main , il sembla qu' il pouvait la diriger à son gré . Cependant , quand il l' eut ainsi conduite devant la porte de la chambre fatale , elle eut un recul de tout le corps . - Pas là ! gémit -elle ... Et elle s' appuya contre le mur pour ne point tomber . * Rouletabille secoua la porte . Elle était fermée . Il appela * Bernier qui , sur son ordre , l' ouvrit et disparut ou plutôt se sauva . La porte poussée , nous avançâmes la tête . Quel spectacle ! La chambre était dans un désordre inouï . Et la sanglante aurore qui entrait par les vastes embrasures rendait ce désordre plus sinistre encore . Quel éclairage pour une chambre de meurtre ! Que de sang sur les murs et sur le plancher et sur les meubles ! ... Le sang du soleil levant et de l' homme que * Toby avait emporté on ne savait où ... dans le sac de pommes de terre ! Les tables , les fauteuils , les chaises , tout était renversé . Les draps du lit auxquels l' homme , dans son agonie , avait dû désespérément s' accrocher , étaient à moitié tirés par terre et l' on voyait sur le linge la marque d' une main rouge . C' est dans tout cela que nous entrâmes , soutenant la Dame en noir qui paraissait prête à s' évanouir , pendant que * Rouletabille lui disait de sa voix douce et suppliante : " Il le faut , maman ! Il le faut ! " Et il l' interrogea tout de suite après l' avoir déposée en quelque sorte sur un fauteuil que je venais de remettre sur ses pieds . Elle lui répondait par monosyllabes , par signes de tête ou par une désignation de la main . Et je voyais bien que , au fur et à mesure qu' elle répondait , * Rouletabille était de plus en plus troublé , inquiet , effaré visiblement ; il essayait de reconquérir tout le calme qui le fuyait et dont il avait plus que jamais besoin , mais il n' y parvenait guère . Il la tutoyait et l' appelait : " Maman ! Maman ! " tout le temps pour lui donner du courage ... mais elle n' en avait plus ; elle lui tendit les bras et il s' y jeta ; ils s' embrassèrent à s' étouffer , et cela la ranima ; et , comme elle pleura tout à coup , elle fut un peu soulagée du poids terrible de toute cette horreur qui pesait sur elle . Je voulus faire un mouvement pour me retirer , mais ils me retinrent tous les deux et je compris qu' ils ne voulaient pas rester seuls dans la chambre rouge . Elle dit à voix basse : - Nous sommes délivrés ... * Rouletabille avait glissé à ses genoux et , tout de suite , de sa voix de prière : " Pour en être sûre , maman ... sûre ... il faut que tu me dises tout ... tout ce qui s' est passé ... tout ce que tu as vu ... " Alors , elle put enfin parler ... Elle regarda du côté de la porte qui était close ; ses yeux se fixèrent avec une épouvante nouvelle sur les objets épars , sur le sang qui maculait les meubles et le plancher et elle raconta l' atroce scène à voix si basse que je dus m' approcher , me pencher sur elle pour l' entendre . De ses petites phrases hachées , il ressortait qu' aussitôt arrivés dans la chambre * M * Darzac avait poussé les verrous et s' était avancé droit vers la table-bureau , de telle sorte qu' il se trouvait juste au milieu de la pièce quand la chose arriva . La Dame en noir , elle , était un peu sur la gauche , se disposant à passer dans sa chambre . La pièce n' était éclairée que par une bougie , placée sur la table de nuit , à gauche , à portée de * Mathilde . Et voici ce qu' il advint . Dans le silence de la pièce , il y eut un craquement , un craquement brusque de meuble qui leur fit dresser la tête à tous les deux , et regarder du même côté , pendant qu' une même angoisse leur faisait battre le coeur . Le craquement venait du placard . Et puis tout s' était tu . Ils se regardèrent sans oser se dire un mot , peut-être sans le pouvoir . Ce craquement ne leur avait paru nullement naturel et jamais ils n' avaient entendu crier le placard . * Darzac fit un mouvement pour se diriger vers ce placard qui se trouvait au fond , à droite . Il fut comme cloué sur place par un second craquement , plus fort que le premier et , cette fois , il parut à * Mathilde que le placard remuait . La Dame en noir se demanda si elle n' était pas victime de quelque hallucination , si elle avait vu réellement remuer le placard . Mais * Darzac avait eu lui aussi la même sensation , car il quitta tout à coup la table-bureau et fit bravement un pas en avant ... C' est à ce moment que la porte ... la porte du placard ... s' ouvrit devant eux ... Oui , elle fut poussée par une main invisible ... elle tourna sur ses gonds ... La Dame en noir aurait voulu crier ; elle ne le pouvait pas ... Mais elle eut un geste de terreur et d' affolement qui jeta par terre la bougie au moment même où du placard surgissait une ombre et au moment même où * Robert * Darzac , poussant un cri de rage , se ruait sur cette ombre ... - Et cette ombre ... et cette ombre avait une figure ! interrompit * Rouletabille ... Maman ! ... pourquoi n' as-Tu as-Tu pas vu la figure de l' ombre ? ... Vous avez tué l' ombre ; mais qui me dit que l' ombre était * Larsan , puisque tu n' as pas vu la figure ! ... Vous n' avez peut-être même pas tué l' ombre de * Larsan ! - Oh ! si ! fit -elle sourdement et simplement : il est mort ! ( Et elle ne dit plus rien ... ) Et je me demandais en regardant * Rouletabille : " Mais qui donc auraient -ils tué , s' ils n' avaient pas tué celui -là ! Si * Mathilde n' avait pas vu la figure de l' ombre , elle avait bien entendu sa voix ! ... elle en frissonnait encore ... elle l' entendait encore . Et * Bernier aussi avait entendu sa voix et reconnu sa voix ... la voix terrible de * Larsan ... la voix de * Ballmeyer qui , dans l' abominable lutte , au milieu de la nuit , annonçait la mort à * Robert * Darzac : Ce coup -ci , j' aurai ta peau ! pendant que l' autre ne pouvait plus que gémir d' une voix expirante : * Mathilde ! ... * Mathilde ! ... Ah ! comme il l' avait appelée ! ... comme il l' avait appelée du fond de la nuit où il râlait , déjà vaincu ... Et elle ... elle ... elle n' avait pu que mêler , hurlante d' horreur , son ombre à ces deux ombres , que s' accrocher à elles au hasard des ténèbres , en appelant un secours qu' elle ne pouvait pas donner et qui ne pouvait pas venir . Et puis , tout à coup , ç'avait été le coup de feu qui lui avait fait pousser le cri atroce ... comme si elle avait été frappée elle-même ... Qui était mort ? ... Qui était vivant ? ... Qui allait parler ? ... Quelle voix allait -elle entendre ? ... ... Et voilà que c' était * Robert qui avait parlé ! ... * Rouletabille prit encore dans ses bras la Dame en noir , la souleva , et elle se laissa presque porter par lui jusqu'à la porte de sa chambre . Et là , il lui dit : " Va , maman , laisse -moi , il faut que je travaille , que je travaille beaucoup ! pour toi , pour * M * Darzac et pour moi ! " - " Ne me quittez plus ! ... je ne veux plus que vous me quittiez avant le retour de * M * Darzac ! " s' écria -t-elle , pleine d' effroi . * Rouletabille le lui promit , la supplia de tenter de se reposer et il allait fermer la porte de la chambre quand on frappa à la porte du couloir . * Rouletabille demandait qui était là . La voix de * Darzac répondit . * Rouletabille fit : - Enfin ! Et il ouvrit . Nous crûmes voir entrer un mort . Jamais figure humaine ne fut plus pâle , plus exsangue , plus dénuée de vie . Tant d' émotions l' avaient ravagée qu' elle n' en exprimait plus aucune . - Ah ! vous étiez là , dit -il . Eh bien , c' est fini ! ... Et il se laissa choir sur le fauteuil qu' occupait tout à l' heure la Dame en noir . Il leva les yeux sur elle : - Votre volonté est accomplie , dit -il ... Il est là où vous avez voulu ! ... * Rouletabille demanda tout de suite : - Au moins , vous avez vu sa figure ? - Non ! dit -il ... je ne l' ai pas vue ! ... Croyez -vous donc que j' allais ouvrir le sac ? ... J' aurais cru que * Rouletabille allait se montrer désespéré de cet incident ; mais , au contraire , il vint tout à coup à * M * Darzac , et lui dit : - Ah ! vous n' avez pas vu sa figure ! ... Eh bien ! c' est très bien , cela ! ... Et il lui serra la main avec effusion ... - Mais , l' important , dit -il , l' important n' est pas là ... Il faut maintenant que nous ne fermions point le cercle . Et vous allez nous y aider , * monsieur * Darzac . Attendez -moi ! ... Et , presque joyeux , il se jeta à quatre pattes . Maintenant , * Rouletabille m' apparaissait avec une tête de chien . Il sautait partout à quatre pattes , sous les meubles , sous le lit , comme je l' avais vu déjà dans la Chambre Jaune , et il levait de temps à autre son museau , pour dire : - Ah ! je trouverai bien quelque chose ! quelque chose qui nous sauvera ! Je lui répondis en regardant * M * Darzac : - Mais ne sommes -nous pas déjà sauvés ? ... Qui nous sauvera la cervelle ... reprit * Rouletabille . - Cet enfant a raison , fit * M * Darzac . Il faut absolument savoir comment cet homme est entré ... Tout à coup , * Rouletabille se releva , il tenait dans la main un revolver qu' il venait de trouver sous le placard . - Ah ! vous avez trouvé son revolver ! fit * M * Darzac . Heureusement qu' il n' a pas eu le temps de s' en servir . Ce disant , * M * Robert * Darzac retira de la poche de son veston son propre revolver , le revolver sauveur et le tendit au jeune homme . - Voilà une bonne arme ! fit -il . * Rouletabille fit jouer le barillet de revolver de * Darzac , sauter le culot de la cartouche qui avait donné la mort ; puis il compara cette arme à l' autre , celle qu' il avait trouvée sous le placard et qui avait échappé aux mains de l' assassin . Celle -ci était un bull-dog et portait une marque de * Londres ; il paraissait tout neuf , était garni de toutes ses cartouches et * Rouletabille affirma qu' il n' avait encore jamais servi . - * Larsan ne se sert des armes à feu qu' à la dernière extrémité , fit -il . Il lui répugne de faire du bruit . Soyez persuadé qu' il voulait simplement vous faire peur avec son revolver , sans quoi il eût tiré tout de suite . Et * Rouletabille rendit son revolver à * M * Darzac et mit celui de * Larsan dans sa poche . - Oh ! à quoi bon rester armés maintenant ! fit * M * Darzac en secouant la tête , je vous jure que c' est bien inutile ! - Vous croyez ? demanda * Rouletabille . - J' en suis sûr . * Rouletabille se leva , fit quelques pas dans la chambre et dit : - Avec * Larsan , on n' est jamais sûr d' une chose pareille . Où est le cadavre ? * M * Darzac répondit : - Demandez -le à * Mme * Darzac . Moi , je veux l' avoir oublié . Je ne sais plus rien de cette affreuse affaire . Quand le souvenir de ce voyage atroce avec cet homme à l' agonie , ballottant dans mes jambes , me reviendra , je dirai : c' est un cauchemar ! Et je le chasserai ! ... Ne me parlez plus jamais de cela . Il n' y a plus que * Mme * Darzac qui sache où est le cadavre . Elle vous le dira , s' il lui plaît . - Moi aussi , je l' ai oublié , fit * Mme * Darzac . Il le faut . - Tout de même , insista * Rouletabille , qui secouait la tête , tout de même , vous disiez qu' il était encore à l' agonie . Et maintenant , êtes -vous sûr qu' il soit mort ? - J' en suis sûr , répondit simplement * M * Darzac . - Oh ! c' est fini ! c' est fini ! N' est -ce pas que tout est fini ? implora * Mathilde . ( Elle alla à la fenêtre . ) Regardez , voici le soleil ! ... Cette atroce nuit est morte ! morte pour toujours ! C' est fini ! Pauvre Dame en noir ! Tout son état d' âme était présentement dans ce mot -là : " C' est fini ! ... " Et elle oubliait toute l' horreur du drame qui venait de se passer dans cette chambre devant cet évident résultat . Plus de * Larsan ! Enterré , * Larsan ! Enterré dans le sac de pommes de terre ! Et nous nous dressâmes tous , affolés , parce que la Dame en noir venait d' éclater de rire , un rire frénétique qui s' arrêta subitement et qui fut suivi d' un silence horrible . Nous n' osions ni nous regarder ni la regarder ; ce fut elle , la première , qui parla : - C' est passé ... dit -elle , c' est fini ! ... c' est fini , je ne rirai plus ! ... Alors , on entendit la voix de * Rouletabille qui disait , très bas . - Ce sera fini quand nous saurons comment il est entré ! - à quoi bon ? répliqua la Dame en noir . C' est un mystère qu' il a emporté . Il n' y a que lui qui pouvait nous le dire et il est mort . - Il ne sera vraiment mort que lorsque nous saurons cela ! reprit * Rouletabille . - évidemment , fit * M * Darzac , tant que nous ne le saurons pas , nous voudrons le savoir ; et il sera là , debout , dans notre esprit . Il faut le chasser ! Il faut le chasser ! - Chassons -le , dit encore * Rouletabille . Alors , il se leva et tout doucement s' en fut prendre la main de la Dame en noir . Il essaya encore de l' entraîner dans la chambre voisine en lui parlant de repos . Mais * Mathilde déclara qu' elle ne s' en irait point . Elle dit : " Vous voulez chasser * Larsan et je ne serais pas là ! ... " Et nous crûmes qu' elle allait encore rire ! Alors , nous fîmes signe à * Rouletabille de ne point insister . * Rouletabille ouvrit alors la porte de l' appartement et appela * Bernier et sa femme . Ceux -ci entrèrent parce que nous les y forçâmes et il eut une confrontation générale de nous tous d' où il résulta d' une façon définitive que : 1 ) * Rouletabille avait visité l' appartement à cinq heures et fouillé le placard et qu' il n' y avait personne dans l' appartement . 2 ) Depuis cinq heures la porte de l' appartement avait été ouverte deux fois par le père * Bernier qui , seul , pouvait l' ouvrir en l' absence de * M et * Mme * Darzac . D' abord à cinq heures et quelques minutes pour y laisser entrer * M * Darzac ; ensuite à onze heures et demie pour y laisser entrer * M et * Mme * Darzac . 3 ) * Bernier avait refermé la porte de l' appartement quand * M * Darzac en était sorti avec nous entre six heures et quart et six heures et demie . 4 ) La porte de l' appartement avait été refermée au verrou par * M * Darzac aussitôt qu' il était entré dans sa chambre , et cela les deux fois , l' après-midi et le soir . 5 ) * Bernier était resté en sentinelle devant la porte de l' appartement de cinq heures à onze heures et demie avec une courte interruption de deux minutes à six heures . Quand ceci fut établi , * Rouletabille , qui s' était assis au bureau de * M * Darzac pour prendre des notes , se leva et dit : - Voilà , c' est bien simple . Nous n' avons qu' un espoir : il est dans la brève solution de continuité qui se trouve dans la garde de * Bernier vers six heures . Au moins , à ce moment , il n' y a plus personne devant la porte . Mais il y a quelqu' un derrière . C' est vous , * monsieur * Darzac . Pouvez -vous répéter , après avoir rappelé tout votre souvenir , pouvez -vous répéter que , lorsque vous êtes entré dans la chambre , vous avez fermé immédiatement la porte de l' appartement et que vous en avez poussé les verrous ? * M * Darzac , sans hésitation , répondit solennellement : " Je le répète ! " et il ajouta : " Et je n' ai rouvert ces verrous que lorsque vous êtes venu avec votre ami * Sainclair frapper à ma porte . Je le répète ! " Et , en répétant cela , cet homme disait la vérité comme il a été prouvé plus tard . On remercia les * Bernier qui retournèrent dans leur loge . Alors , * Rouletabille , dont la voix tremblait dit : - C' est bien , * monsieur * Darzac , VOUS AVEZ FERMé LE CERCLE ! ... L' appartement de la Tour Carrée est aussi fermé maintenant que l' était la Chambre Jaune , qui l' était comme un coffre-fort ; ou encore que l' était la galerie inexplicable . - On reconnaît tout de suite que l' on a affaire à * Larsan , fis -je : ce sont les mêmes procédés . - Oui , fit observer * Mme * Darzac , oui , * monsieur * Sainclair , ce sont les mêmes procédés , et elle enleva du cou de son mari la cravate qui cachait ses blessures . - Voyez , ajouta -t-elle , c' est le même coup de pouce . Je le connais bien ! ... Il y eut un douloureux silence . * M * Darzac , lui , ne songeait qu' à cet étrange problème , renouvelé du crime du Glandier , mais plus tyrannique encore . Et il répéta ce qui avait été dit pour la Chambre Jaune . - Il faut , dit -il , qu' il y ait un trou dans ce plancher , dans ces plafonds et dans ces murs . - Il n' y en a pas , répondit * Rouletabille . - Alors , c' est à se jeter le front contre les murs pour en faire ! continua * M * Darzac . - Pourquoi dnc ? répondit encore * Rouletabille . Y en avait -il aux murs de la Chambre Jaune ? - Oh ! ici , ce n' est pas la même chose ! fis -je , et la chambre de la Tour Carrée est encore plus fermée que la Chambre Jaune , puisqu' on n' y peut introduire personne avant ni après . - Non , ce n' est pas la même chose , conclut * Rouletabille , puisque c' est le contraire . Dans la Chambre Jaune , il y avait un corps de moins ; dans la chambre de la Tour Carrée , il y a un corps de trop ! Et il chancela , s' appuya à mon bras pour ne pas tomber . La Dame en noir s' était précipitée ... Il eut la force de l' arrêter d' un geste , d' un mot : - Oh ! ... ce n' est rien ! ... un peu de fatigue ... XIV LE SAC DE POMMES DE TERRE : Pendant que * M * Darzac , sur les conseils de * Rouletabille s' employait avec * Bernier à faire disparaître les traces du drame , la Dame en noir , qui avait hâtivement changé de toilette , s' empressa de gagner l' appartement de son père avant qu' elle courût le risque de rencontrer quelque hôte de la Louve . Son dernier mot avait été pour nous recommander la prudence et le silence . * Rouletabille nous donna congé . Il était alors sept heures et la vie renaissait dans le château et autour du château . On entendait le chant nasillard des pêcheurs dans leurs barques . Je me jetai sur mon lit , et , cette fois , je m' endormis profondément , vaincu par la fatigue physique , plus forte que tout . Quand je me réveillai , je restai quelques instants sur ma couche , dans un doux anéantissement ; et puis tout à coup je me dressai , me rappelant les événements de la nuit . - Ah çà ! fis -je tout haut , " ce corps de trop " est impossible ! Ainsi , c' était cela qui surnageait au-dessus du gouffre sombre de ma pensée , au-dessus de l' abîme de ma mémoire : cette impossibilité du " corps de trop " ! Et ce sentiment que je trouvai à mon réveil ne me fut point spécial , loin de là ! Tous ceux qui eurent à intervenir , de près ou de loin , dans cet étrange drame de la Tour Carrée , le partageaient ; et alors que l' horreur de l' événement en lui-même - l' horreur de ce corps à l' agonie enfermé dans un sac qu' un homme emportait dans la nuit pour le jeter dans on ne savait quelle lointaine et profonde et mystérieuse tombe , où il achèverait de mourir - s' apaisait , s' évanouissait dans les esprits , s' effaçait de la vision , au contraire l' impossibilité de ça - " du corps de trop " - monta , grandit , se dressa devant nous , toujours plus haut , et plus menaçante et plus affolante . Certains , comme * Mrs * Edith , par exemple , qui nièrent par habitude de nier ce qu' ils ne comprenaient pas - qui nièrent les termes du problème que nous posait le destin , tels que nous les avons établis sans retour dans le chapitre précédent - durent , par la suite des événements qui eurent pour théâtre le fort d' * Hercule , se rendre à l' évidence de l' exactitude de ces termes . Et d' abord , l' attaque ? Comment l' attaque s' est -elle produite ? à quel moment ? Par quels travaux d' approche moraux ? Quelles mines , contre-mines , tranchées , chemins couverts , bretèches - dans le domaine de la fortification intellectuelle - ont servi l' assaillant et lui ont livré le château ? Oui , dans ces conditions , où est l' attaque ? Ah ! que de silence ! Et pourtant , il faut savoir ! * Rouletabille l' a dit : il faut savoir ! Dans un siège aussi mystérieux , l' attaque dut être dans tout et dans rien ! L' assaillant se tait et l' assaut se livre sans clameur ; et l' ennemi s' approche des murailles en marchant sur ses bas . L' attaque ! Elle est peut-être dans tout ce qui se tait , mais elle est peut-être encore dans tout ce qui parle ! Elle est dans un mot , dans un soupir , dans un souffle ! Elle est dans un geste , car si elle peut être aussi dans tout ce qui se cache , elle peut être également dans tout ce qui se voit ... dans tout ce qui se voit et que l' on ne voit pas ! Onze heures ! ... Où est * Rouletabille ? ... Son lit n' est pas défait ... Je m' habille à la hâte et je trouve mon ami dans la baille . Il me prend sous le bras et m' entraîne dans la grande salle de la Louve . Là , je suis tout étonné de trouver , bien qu' il ne soit pas encore l' heure de déjeuner , tant de monde réuni . * M et * Mme * Darzac sont là . Il me semble que * Mr * Arthur * Rance a une attitude extraordinairement froide . Sa poignée de main est glacée . Aussitôt que nous sommes arrivés , * Mrs * Edith , du coin sombre où elle est nonchalamment étendue , nous salue de ces mots : " Ah ! voici * M * Rouletabille avec son ami * Sainclair . Nous allons savoir ce qu' il veut " . à quoi * Rouletabille répond en s' excusant de nous avoir tous fait venir à cette heure dans la Louve ; mais il a , affirme -t-il , une si grave communication à nous faire qu' il n' a pas voulu la retarder d' une seconde . Le ton qu' il a pris pour nous dire cela est si sérieux que * Mrs * Edith affecte de frissonner et simule une peur enfantine . Mais * Rouletabille , que rien ne démonte , dit : " Attendez , madame , pour frissonner , de savoir de quoi il s' agit . J' ai à vous faire part d' une nouvelle qui n' est point gaie ! " Nous nous regardons tous . Comme il a dit cela ! J' essaye de lire sur le visage de * M et * Mme * Darzac leur " expression " du jour . Comment leur visage se tient -il depuis la nuit dernière ? Très bien , ma foi , très bien ! ... On n' est pas plus " fermé " . Mais qu' as -tu donc à nous dire , * Rouletabille ? Parle ! Il prie ceux d' entre nous qui sont restés debout de s' asseoir et , enfin , il commence . Il s' adresse à * Mrs * Edith . - Et d' abord , madame , permettez -moi de vous apprendre que j' ai décidé de supprimer toute cette " garde " qui entourait le château d' * Hercule comme d' une seconde enceinte , que j' avais jugée nécessaire à la sécurité de * M et de * Mme * Darzac , et que vous m' aviez laissé établir , bien qu' elle vous gênât , à ma guise avec tant de bonne grâce , et aussi , nous pouvons le dire , quelquefois avec tant de bonne humeur . Cette directe allusion aux petites moqueries dont nous gratifiait * Mrs * Edith quand nous montions la garde fait sourire * Mr * Arthur * Rance et * Mrs * Edith elle-même . Mais ni * M ni * Mme * Darzac ni moi ne sourions , car nous nous demandons avec un commencement d' anxiété où notre ami veut en venir . - Ah ! vraiment , vous supprimez la garde du château , * monsieur * Rouletabille ! Eh bien , vous m' en voyez toute réjouie , non point qu' elle m' ait jamais gênée ! fait * Mrs * Edith avec une affectation de gaieté ( affectation de peur , affectation de gaieté , je trouve * Mrs * Edith très affectée et , chose curieuse , elle me plaît beaucoup ainsi ) , au contraire , elle m' a tout à fait intéressée à cause de mes goûts romanesques ; mais , si je me réjouis de sa disparition , c' est qu' elle me prouve que * M et * Mme * Darzac ne courent plus aucun danger . - Et c' est la vérité , madame , réplique * Rouletabille , depuis cette nuit . * Mme * Darzac ne peut retenir un mouvement brusque que je suis le seul à apercevoir . - Tant mieux ! s' écrie * Mrs * Edith . Et que le ciel en soit béni ! Mais comment mon mari et moi sommes -nous les derniers à apprendre une pareille nouvelle ? ... Il s' est donc passé cette nuit des choses intéressantes ? Ce voyage nocturne de * M * Darzac sans doute ? ... * M * Darzac n' est -il pas allé à * Castelar ? Pendant qu' elle parlait ainsi , je voyais croître l' embarras de * M et de * Mme * Darzac . * M * Darzac , après avoir regardé sa femme , voulut placer un mot , mais * Rouletabille ne le lui permit pas . - Madame , je ne sais pas où * M * Darzac est allé cette nuit , mais il faut , il est nécessaire que vous sachiez une chose : c' est la raison pour laquelle * M et * Mme * Darzac ne courent plus aucun danger . Votre mari , madame , vous a mise au courant des affreux drames du Glandier et du rôle criminel qu' y joua ... - * Frédéric * Larsan ... oui , monsieur , je sais tout cela . - Vous savez également , par conséquent , que nous ne faisions si bonne garde ici , autour de * M et de * Mme * Darzac , que parce que nous avions vu réapparaître ce personnage . - Parfaitement . - Eh bien , * M et * Mme * Darzac ne courent plus aucun danger , parce que ce personnage ne reparaîtra plus . - Qu' est -il devenu ? - Il est mort ! - Quand ? - Cette nuit . - Et comment est -il mort , cette nuit ? - On l' a tué , madame . - Et où l' a -t-on tué ? - Dans la Tour Carrée ! Nous nous levâmes tous à cette déclaration , dans une agitation bien compréhensible : * Mr et * Mrs * Rance stupéfaits de ce qu' ils apprenaient , * M et * Mme * Darzac et moi , effarés de ce que * Rouletabille n' avait pas hésité à le leur apprendre . - Dans la Tour Carrée ! s' écria * Mrs * Edith ... Et qui est -ce qui l' a tué ? - * M * Robert * Darzac ! fit * Rouletabille , et il pria tout le monde de se rasseoir . Chose étonnante , nous nous rassîmes comme si , dans un moment pareil , nous n' avions pas autre chose à faire qu' à obéir à ce gamin . Mais presque aussitôt * Mrs * Edith se releva et prenant les mains de * M * Darzac , elle lui dit avec une force , une exaltation véritable cette fois -ci ( décidément , aurais -je mal jugé * Mrs * Edith en la trouvant affectée ) : - Bravo , * monsieur * Robert ! All right ! You are a gentleman ! Et elle se retourna vers son mari en s' écriant : - Ah ! voilà un homme ! Il est digne d' être aimé ! Alors , elle fit des compliments exagérés ( mais c' était peut-être dans sa nature , après tout , d' exagérer ainsi toute chose ) à * Mme * Darzac ; elle lui promit une amitié indestructible ; elle déclara qu' elle et son mari étaient tout prêts , dans une circonstance aussi difficile , à les seconder , elle et * M * Darzac , qu' on pouvait compter sur leur zèle , leur dévouement et qu' ils étaient prêts à attester tout ce que l' on voudrait devant les juges . - Justement , madame , interrompit * Rouletabille , il ne s' agit point de juges et nous n' en voulons pas . Nous n' en avons pas besoin . * Larsan était mort pour tout le monde avant qu' on ne le tuât cette nuit ; eh bien , il continue à être mort , voilà tout ! Nous avons pensé qu' il serait tout à fait inutile de recommencer un scandale dont * M et * Mme * Darzac et le professeur * Stangerson ont été beaucoup trop déjà les innocentes victimes et nous avons compté pour cela sur votre complicité . Le drame s' est passé d' une façon si mystérieuse , cette nuit , que vous-mêmes , si nous n' avions pris la précaution de vous le faire connaître , eussiez pu ne jamais le soupçonner . Mais * M et * Mme * Darzac sont doués de sentiments trop élevés pour oublier ce qu' ils devaient à leurs hôtes en une pareille occurrence . La plus simple des politesses leur ordonnait de vous faire savoir qu' ils avaient tué quelqu' un chez vous , cette nuit ! Quelle que soit , en effet , notre quasi-certitude de pouvoir dissimuler cette fâcheuse histoire à la justice italienne , on doit toujours prévoir le cas où un incident imprévu la mettrait au courant de l' affaire ; et * M et * Mme * Darzac ont assez de tact pour ne point vouloir vous faire courir le risque d' apprendre un jour par la rumeur publique , ou par une descente de police , un événement aussi important qui s' est passé justement sous votre toit . * M * Arthur * Rance , qui n' avait encore rien dit , se leva , tout blême . - * Frédéric * Larsan est mort , fit -il . Eh bien , tant mieux ! Nul ne s' en réjouira plus que moi ; et , s' il a reçu , de la main même de * M * Darzac , le châtiment de ses crimes , nul plus que moi n' en félicitera * M * Darzac . Mais j' estime avant tout que c' est là un acte glorieux dont * M * Darzac aurait tort de se cacher ! Le mieux serait d' avertir la justice et sans tarder . Si elle apprend cette affaire par d' autres que par nous , voyez notre situation ! Si nous nous dénonçons , nous faisons oeuvre de justice , si nous nous cachons , nous sommes des malfaiteurs ! On pourra tout supposer ... à entendre * Mr * Rance , qui parlait en bégayant , tant il était ému de cette tragique révélation , on eût dit que c' était lui qui avait tué * Frédéric * Larsan ... lui qui , déjà , en était accusé par la justice ... lui qui était traîné en prison . - Il faut tout dire ! messieurs , il faut tout dire ... * Mrs * Edith ajouta : - Je crois que mon mari a raison . Mais , avant de prendre une décision , il conviendrait de savoir comment les choses se sont passées . Et elle s' adressa directement à * M et * Mme * Darzac . Mais ceux -ci étaient encore sous le coup de la surprise que leur avait procurée * Rouletabille en parlant , * Rouletabille qui , le matin même , devant moi , leur promettait le silence et nous engageait tous au silence ; aussi n' eurent -ils point une parole . Ils étaient comme en pierre dans leur fauteuil . * Mr * Arthur * Rance répétait : " Pourquoi nous cacher ? Il faut tout dire ! " Tout à coup , le reporter sembla prendre une résolution subite ; je compris à ses yeux traversés d' un brusque éclair que quelque chose de considérable venait de se passer dans sa cervelle . Et il se pencha sur * Arthur * Rance . Celui -ci avait la main droite appuyée sur une canne à bec de corbin . Le bec en était d' ivoire et joliment travaillé par un ouvrier illustre de * Dieppe . * Rouletabille lui prit cette canne . - Vous permettez ? dit -il . Je suis très amateur du travail de l' ivoire et mon ami * Sainclair m' a parlé de votre canne . Je ne l' avais pas encore remarquée . Elle est , en effet , fort belle . C' est une figure de * Lambesse . Il n' y a point de meilleur ouvrier sur la côte normande . Le jeune homme regardait la canne et ne semblait plus songer qu' à la canne . Il la mania si bien qu' elle lui échappa des mains et vint tomber devant * Mme * Darzac . Je me précipitai , la ramassai et la rendis immédiatement à * Mr * Arthur * Rance . * Rouletabille me remercia avec un regard qui me foudroya . Et , avant d' être foudroyé , j' avais lu dans ce regard -là que j' étais un imbécile ! * Mrs * Edith s' était levée , très énervée de l' attitude insupportable de " suffisance " de * Rouletabille et du silence de * M et * Mme * Darzac . - Chère , fit -elle à * Mme * Darzac , je vois que vous êtes très fatiguée . Les émotions de cette nuit épouvantable vous ont exténuée . Venez , je vous en prie , dans nos chambres , vous vous reposerez . - Je vous demande bien pardon de vous retenir un instant encore , * Mrs * Edith , interrompit * Rouletabille , mais ce qui me reste à dire vous intéresse particulièrement . - Eh bien , dites , monsieur , et ne nous faites pas languir ainsi . Elle avait raison . * Rouletabille le comprit -il ? Toujours est -il qu' il racheta la lenteur de ses prolégomènes par la rapidité , la netteté , le saisissant relief avec lequel il retraça les événements de la nuit . Jamais le problème du " corps de trop " dans la Tour Carrée ne devait nous apparaître avec plus de mystérieuse horreur ! * Mrs * Edith en était toute réellement ( je dis réellement , ma foi ) frissonnante . Quant à * Arthur * Rance , il avait mis le bout du bec de sa canne dans sa bouche et il répétait avec un flegme tout américain , mais avec une conviction impressionnante : " C' est une histoire du diable ! C' est une histoire du diable ! L' histoire du corps de trop est une histoire du diable ! ... " Mais , disant cela , il regardait le bout de la bottine de * Mme * Darzac qui dépassait un peu le bord de sa robe . à ce moment -là seulement la conversation devint à peu près générale ; mais c' était moins une conversation qu' une suite ou qu' un mélange d' interjections , d' indignations , de plaintes , de soupirs et de condoléances , aussi de demandes d' explications sur les conditions d' arrivée possible du " corps de trop " , explications qui n' expliquaient rien et ne faisaient qu' augmenter la confusion générale . On parla aussi de l' horrible sortie du " corps de trop " dans le sac de pommes de terre et * Mrs * édith , à ce propos , réédita l' expression de son admiration pour le gentleman héroïque qu' était * M * Robert * Darzac . * Rouletabille , lui , ne daigna point laisser tomber un mot dans tout ce gâchis de paroles . Visiblement , il méprisait cette manifestation verbale du désarroi des esprits , manifestation qu' il supportait avec l' air d' un professeur qui accorde quelques minutes de récréation à des élèves qui ont été bien sages . C' était là un de ses airs qui ne me plaisaient pas et que je lui reprochais quelquefois , sans succès d' ailleurs , car * Rouletabille a toujours pris les airs qu' il a voulus . Enfin , il jugea sans doute que la récréation avait assez duré , car il demanda brusquement à * Mrs * édith : - Eh bien , * Mrs * édith ! Pensez -vous toujours qu' il faille avertir la justice ? - Je le pense plus que jamais , répondit -elle . Ce que nous serions impuissants à découvrir , elle le découvrira certainement , elle ! ( Cette allusion voulue à l' impuissance intellectuelle de mon ami laissa celui -ci parfaitement indifférent . ) Et je vous avouerai même une chose , * monsieur * Rouletabille , ajouta -t-elle , c' est que je trouve qu' on aurait pu l' avertir plus tôt , la justice ! Cela vous eût évité quelques longues heures de garde et des nuits d' insomnie qui n' ont , en somme , servi à rien , puisqu' elle n' ont pas empêché celui que vous redoutiez tant de pénétrer dans la place ! * Rouletabille s' assit , domptant une émotion vive qui le faisait presque trembler , et , d' un geste qu' il voulait rendre évidemment inconscient , s' empara à nouveau de la canne que * Mr * Arthur * Rance venait de poser contre le bras de son fauteuil . Je me disais : " Qu' est -ce qu' il veut faire de cette canne ? Cette fois -ci , je n' y toucherai plus ! Ah ! je m' en garderai bien ! ... " Jouant avec la canne , il répondit à * Mrs * édith qui venait de l' attaquer d' une façon aussi vive , presque cruelle . - * Mrs * édith , vous avez tort de prétendre que toutes les précautions que j' avais prises pour la sécurité de * M et * Mme * Darzac ont été inutiles . Si elles m' ont permis de constater la présence inexplicable d' un corps de trop , elles m' ont également permis de constater l' absence peut-être moins inexplicable d' un corps de moins . Nous nous regardâmes tous encore , les uns cherchant à comprendre , les autres redoutant déjà de comprendre . - Eh ! Eh ! répliqua * Mrs * édith , dans ces conditions , vous allez voir qu' il ne va plus y avoir de mystère du tout et que tout va s' arranger . Et elle ajouta , dans la langue bizarre de mon ami , afin de s' en moquer : " Un corps de trop d' un côté , un corps de moins de l' autre ! Tout est pour le mieux ! " - Oui , fit * Rouletabille , et c' est bien ce qui est affreux , car ce corps de moins arrive tout à fait à temps pour nous expliquer le corps de trop , madame . Maintenant , madame , sachez que ce corps de moins est le corps de votre oncle , * Mr * Bob ! - Le vieux * Bob ! s' écria -t-elle . Le vieux * Bob a disparu ! Et nous criâmes tous avec elle : - Le vieux * Bob ! Le vieux * Bob a disparu ! - Hélas ! fit * Rouletabille . Et il laissa tomber la canne . Mais la nouvelle de la disparition du vieux * Bob avait tellement " saisi " les * Rance et les * Darzac que nous ne portâmes aucune attention à cette canne qui tombait . - Mon cher * Sainclair , soyez donc assez aimable pour ramasser cette canne , dit * Rouletabille . Ma foi , je l' ai ramassée , cependant que * Rouletabille ne daignait même pas me dire merci et que * Mrs * édith , bondissant tout à coup comme une lionne sur * M * Robert * Darzac qui opéra un mouvement de recul très accentué , poussait une clameur sauvage : - Vous avez tué mon oncle ! Son mari et moi-même eurent de la peine à la maintenir et à la calmer . D' un côté , nous lui affirmions que ce n' était pas une raison parce que son oncle avait momentanément disparu pour qu' il eût disparu dans le sac tragique , et de l' autre nous reprochions à * Rouletabille la brutalité avec laquelle il venait de nous faire apparaître une opinion qui , au surplus , ne pouvait encore être , dans son esprit inquiet , qu' une bien tremblante hypothèse . Et , nous ajoutâmes , en suppliant * Mrs * édith de nous écouter , que cette hypothèse ne pouvait en aucune façon être considérée par * Mrs * édith comme une injure , attendu qu' elle n' était possible qu' en admettant la supercherie d' un * Larsan qui aurait pris la place de son respectable oncle . Mais elle ordonna à son mari de se taire et , me toisant du haut en bas , elle me dit : - * Monsieur * Sainclair , j' espère , fermement même , que mon oncle n' a disparu que pour bientôt réapparaître ; s' il en était autrement , je vous accuserais d' être le complice du plus lâche des crimes . Quant à vous , monsieur ( elle s' était retournée vers * Rouletabille ) , l' idée même que vous avez pu avoir de confondre un * Larsan avec un vieux * Bob me défend à jamais de vous serrer la main , et j' espère que vous aurez le tact de me débarrasser bientôt de votre présence ! - Madame ! répliqua * Rouletabille en s' inclinant très bas , j' allais justement vous demander la permission de prendre congé de votre grâce . J' ai un court voyage de vingt-quatre heures à faire . Dans vingt-quatre heures je serai de retour et prêt à vous aider dans les difficultés qui pourraient surgir , à la suite de la disparition de votre respectable oncle . - Si dans vingt-quatre heures mon oncle n' est pas revenu , je déposerai une plainte entre les mains de la justice italienne , monsieur . - C' est une bonne justice , madame ; mais , avant d' y avoir recours , je vous conseillerai de questionner tous les domestiques en qui vous pourriez avoir quelque confiance , notamment * Mattoni . Avez -vous confiance , madame , en * Mattoni ? - Oui , monsieur , j' ai confiance en * Mattoni . - Eh bien , madame , questionnez -le ! ... Questionnez -le ! ... Ah ! avant mon départ , permettez -moi de vous laisser cet excellent et historique livre ... Et * Rouletabille tira un livre de sa poche . - Qu' est -ce que ça encore ? demanda * Mrs * édith , superbement dédaigneuse . - ça , madame , c' est un ouvrage de * M * Albert * Bataille , un exemplaire de ses Causes criminelles et mondaines , dans lequel je vous conseille de lire les aventures , déguisements , travestissements , tromperies d' un illustre bandit dont le vrai nom est * Ballmeyer . * Rouletabille ignorait que j' avais déjà conté pendant deux heures les histoires extraordinaires de * Ballmeyer à * Mrs * Rance . - Après cette lecture , continua -t-il , il vous sera loisible de vous demander si l' astuce criminelle d' un pareil individu aurait trouvé des difficultés insurmontables à se présenter devant vos yeux sous l' aspect d' un oncle que vos yeux n' auraient point vu depuis quatre ans ( car il y avait quatre ans , madame , que vos yeux n' avaient point vu monsieur le vieux * Bob quand vous avez trouvé ce respectable oncle au sein des pampas de l' * Araucanie . ) Quant aux souvenirs de * Mr * Arthur * Rance , qui vous accompagnait , ils étaient beaucoup plus lointains et beaucoup plus susceptibles d' être trompés que vos souvenirs et votre coeur de nièce ! ... Je vous en conjure à genoux , madame , ne nous fâchons pas ! La situation , pour nous tous , n' a jamais été aussi grave . Restons unis . Vous me dites de partir : je pars , mais je reviendrai ; car , s' il fallait tout de même s' arrêter à l' abominable hypothèse de * Larsan ayant pris la place de monsieur le vieux * Bob , il nous resterait à chercher monsieur le vieux * Bob lui-même ; auquel cas je serais , madame , à votre disposition et toujours votre très humble et très obéissant serviteur . à ce moment , comme * Mrs * édith prenait une attitude de reine de comédie outragée , * Rouletabille se tourna vers * Arthur * Rance et lui dit : - Il faut agréer , * Mr * Arthur * Rance , pour tout ce qui vient de se passer , toutes mes excuses et je compte bien sur le loyal gentleman que vous êtes pour les faire agréer à * Mrs * Arthur * Rance . En somme , vous me reprochez la rapidité avec laquelle j' ai exposé mon hypothèse , mais veuillez vous souvenir , monsieur , que * Mrs * édith , il y a un instant encore , me reprochait ma lenteur ! Mais * Arthur * Rance ne l' écoutait déjà plus . Il avait pris le bras de sa femme et tous deux se disposaient à quitter la pièce quand la porte s' ouvrit et le garçon d' écurie , * Walter , le fidèle serviteur du vieux * Bob , fit irruption au milieu de nous . Il était dans un état de saleté surprenant , entièrement recouvert de boue et les vêtements arrachés . Son visage en sueur , sur lequel se plaquaient les mèches de ses cheveux en désordre , reflétait une colère mêlée d' effroi qui nous fit craindre tout de suite quelque nouveau malheur . Enfin , il avait à la main une loque infâme qu' il jeta sur la table . Cette toile repoussante , maculée de larges taches d' un brun rougeâtre , n' était autre - nous le devinâmes immédiatement en reculant d' horreur - que le sac qui avait servi à emporter le corps de trop ! De sa voix rauque , avec des gestes farouches , * Walter baragouinait déjà mille choses dans son incompréhensible anglais , et nous nous demandions tous , à l' exception d' * Arthur * Rance et de * Mrs * édith : " Qu' est -ce qu' il dit ? ... Qu' est -ce qu' il dit ? ... " Et * Arthur * Rance l' interrompait de temps en temps , cependant que l' autre nous montrait des poings menaçants et regardait * Robert * Darzac avec des yeux de fou . Un instant , nous crûmes même qu' il allait s' élancer , mais un geste de * Mrs * édith l' arrêta net . Et * Arthur * Rance traduisit pour nous : - Il dit que , ce matin , il a remarqué des taches de sang dans la charrette anglaise et que * Toby était très fatigué de sa course de nuit . Cela l' a intrigué tellement qu' il a résolu tout de suite d' en parler au vieux * Bob ; mais il l' a cherché en vain . Alors , pris d' un sinistre pressentiment , il a suivi à la piste le voyage de nuit de la charrette anglaise , ce qui lui était facile à cause de l' humidité du chemin et de l' écartement exceptionnel des roues ; c' est ainsi qu' il est parvenu jusqu'à une crevasse du vieux * Castillon dans laquelle il est descendu , persuadé qu' il y trouverait le corps de son maître ; mais il n' en a rapporté que ce sac vide qui a peut-être contenu le cadavre du vieux * Bob , et , maintenant , revenu en toute hâte dans une carriole de paysan , il réclame son maître , demande si on l' a vu et accuse * Robert * Darzac d' assassinat si on ne le lui montre pas ... Nous étions tous consternés . Mais , à notre grand étonnement , * Mrs * édith reconquit la première son sang-froid . Elle calma * Walter en quelques mots , lui promit qu' elle lui montrerait , tout à l' heure , son vieux * Bob , en excellente santé , et le congédia . Et elle dit à * Rouletabille : - Vous avez vingt-quatre heures , monsieur , pour que mon oncle revienne . - Merci , madame , fit * Rouletabille ; mais , s' il ne revient pas , c' est moi qui ai raison ! - Mais , enfin , où peut -il être ? s' écria -t-elle . - Je ne pourrais point vous le dire , madame , maintenant qu' il n' est plus dans le sac ! * Mrs * édith lui jeta un regard foudroyant et nous quitta , suivie de son mari . Aussitôt , * Robert * Darzac nous montra toute sa stupéfaction de l' histoire du sac . Il avait jeté le sac à l' abîme et le sac en revenait tout seul . Quant à * Rouletabille il nous dit : - * Larsan n' est pas mort , soyez -en sûrs ! Jamais la situation n' a été aussi effroyable , et il faut que je m' en aille ! ... Je n' ai pas une minute à perdre ! Vingt-quatre heures ! dans vingt-quatre heures , je serai ici ... Mais jurez -moi , jurez -moi tous deux de ne point quitter ce château ... Jurez -moi , * Monsieur * Darzac , que vous veillerez sur * Mme * Darzac , que vous lui défendrez , même par la force , si c' est nécessaire , toute sortie ! ... Ah ! et puis ... il ne faut plus que vous habitiez la Tour Carrée ! ... Non , il ne le faut plus ! ... à l' étage où habite * M * Stangerson , il y a deux chambres libres . Il faut les prendre . C' est nécessaire ... * Sainclair , vous veillerez à ce déménagement -là ... Aussitôt mon départ , ne plus remettre les pieds dans la Tour Carrée , hein ? ni les uns ni les autres ... Adieu ! Ah ! tenez ! laissez -moi vous embrasser ... tous les trois ! ... Il nous serra dans ses bras : * M * Darzac d' abord , puis moi ; et puis , en tombant sur le sein de la Dame en noir , il éclata en sanglots . Toute cette attitude de * Rouletabille , malgré la gravité des événements , m' apparaissait incompréhensible . Hélas ! combien je devais la trouver naturelle plus tard ! à suivre . XV LES SOUPIRS DE LA NUIT : Deux heures du matin . Tout semble dormir au château . Quel silence sur la terre et dans les cieux ! Pendant que je suis à ma fenêtre , le front brûlant et le coeur glacé , la mer rend son dernier soupir et aussitôt la lune s' est arrêtée dans un ciel sans nuages . Les ombres ne tournent plus autour de l' astre des nuits . Alors , dans le grand sommeil immobile de ce monde , j' ai entendu les mots de la chanson lithuanienne : " Mais le regard cherchait en vain la belle inconnue qui s' était couvert la tête d' une vague et dont on n' a plus jamais entendu parler ... " Ces paroles m' arrivent , claires et distinctes , dans la nuit immobile et sonore . Qui les prononce ? Sa bouche à lui ? sa bouche à elle ? ou mon hallucinant souvenir ? Ah çà ! qu' est -ce que ce prince de la * Terre- * Noire vient faire sur la * Côte * d' * Azur avec ses chansons lithuaniennes ? Et pourquoi son image et ses chants me poursuivent -ils ainsi ? Pourquoi le supporte -t-elle ? Il est ridicule avec ses yeux tendres et ses longs cils chargés d' ombre et ses chansons lithuaniennes ! et moi aussi je suis ridicule ! Aurais -je un coeur de collégien ? Je ne le crois pas . J' aime mieux vraiment m' arrêter à cette hypothèse que ce qui m' agite dans la personnalité du prince * Galitch est moins l' intérêt que lui porte * Mrs * édith que la pensée de l' autre ! ... Oui , c' est bien cela ; dans mon esprit , le prince et * Larsan viennent m' inquiéter ensemble . On ne l' a pas vu au château depuis le fameux déjeuner où il nous fut présenté , c' est-à-dire depuis l' avant-veille . L' après-midi qui a suivi le départ de * Rouletabille ne nous a rien apporté de nouveau . Nous n' avons pas de nouvelles de lui , pas plus que du vieux * Bob . * Mrs * édith est restée enfermée chez elle , après avoir interrogé les domestiques et visité les appartements du vieux * Bob et la Tour Ronde . Elle n' a pas voulu pénétrer dans l' appartement de * Darzac . " C' est l' affaire de la justice " , a -t-elle dit . * Arthur * Rance s' est promené une heure sur le boulevard de l' Ouest , et il paraissait fort impatient . Personne ne m' a parlé . Ni * M ni * Mme * Darzac ne sont sortis de la Louve . Chacun a dîné chez soi . On n' a pas vu le professeur * Stangerson . ... Et , maintenant , tout semble dormir au château ... Mais les ombres se reprennent à tourner autour de l' astre des nuits . Qu' est -ce que ceci , sinon l' ombre d' un canot qui se détache de l' ombre du fort et glisse maintenant sur le flot argenté ? Quelle est cette silhouette qui se dresse , orgueilleuse , à l' avant , pendant qu' une autre ombre se courbe sur la rame silencieuse ? C' est la tienne , * Féodor * Féodorowitch ! Eh ! voilà un mystère qui sera peut-être plus facile à pénétrer que celui de la Tour Carrée , ô * Rouletabille ! Et je crois que la cervelle de * Mrs * édith y suffirait ... Nuit hypocrite ! ... Tout semble dormir et rien ne dort , ni personne ... Qui donc peut se vanter de pouvoir dormir au château d' * Hercule ? Croyez -vous que * Mrs * édith dort ? Et * M et * Mme * Darzac , dorment -ils ? Et pourquoi * M * Stangerson , qui semble dormir tout éveillé , le jour , dormirait -il justement cette nuit -là , lui dont la couche n' a cessé d' être visitée , comme on dit , par la pâle insomnie depuis la révélation du Glandier ? Et moi , est -ce que je dors ? J' ai quitté ma chambre , je suis descendu dans la Cour du Téméraire ; mes pas m' ont porté en hâte sur le boulevard de la Tour Ronde . Si bien que je suis arrivé à temps pour voir , sous la clarté lunaire , la barque du prince * Galitch aborder à la grève , devant les jardins de * Babylone . Il sauta sur le galet , et , derrière lui , l' homme , ayant rangé les rames , sauta . Je reconnus le maître et le domestique : * Féodor * Féodorowitch et son esclave * Jean . Quelques secondes plus tard , ils s' enfonçaient dans l' ombre protectrice des palmiers centenaires et des eucalyptus géants ... Aussitôt , j' ai fait le tour du boulevard de la Cour du Téméraire ... Et puis , le coeur battant , je me suis dirigé vers la baille . Les dalles de la poterne ont retenti sous mon pas solitaire et il m' a semblé voir une ombre se dresser , attentive , sous l' ogive à demi détruite du porche de la chapelle . Je me suis arrêté dans la nuit épaisse de la Tour du Jardinier et j' ai tâté dans ma poche mon revolver . L' ombre , là-bas , n' a pas bougé . Est -ce bien une ombre humaine qui écoute ? Je me glisse derrière une haie de verveine qui borde le sentier conduisant directement à la Louve , à travers buissons et bosquets et tout le débordement parfumé du printemps en fleurs . Je n' ai point fait de bruit , et l' ombre , rassurée sans doute , a fait , elle , un mouvement . C' est la Dame en noir ! La lune , sous l' ogive à demi détruite , me la montre toute blanche . Et puis , cette forme tout à coup disparaît comme par enchantement . Alors , je me suis rapproché encore de la chapelle , et , au fur et à mesure que je diminuais la distance qui me séparait de ces ruines , je percevais un léger murmure , des paroles entrecoupées de soupirs si mouillés de larmes que mes propres yeux en devinrent humides . La Dame en noir pleurait , là , derrière quelque pilier . était -elle seule ? N' avait -elle point choisi , dans cette nuit d' angoisse , cet autel envahi par les fleurs pour y venir apporter en toute paix sa prière embaumée ? Tout à coup , j' aperçus une ombre à côté de la Dame en noir , et je reconnus * Robert * Darzac . De l' endroit où j' étais , je pouvais maintenant entendre tout ce qu' ils pouvaient se dire . L' indiscrétion était forte , inélégante , honteuse . Chose curieuse , je crus de mon devoir d' écouter . Maintenant je ne songeais plus du tout à * Mrs * édith ni au prince * Galitch ... mais je songeais toujours à * Larsan ... Pourquoi ? ... Pourquoi était -ce à cause de * Larsan que je voulais savoir ce qu' ils se disaient ? ... Je compris que * Mathilde était descendue furtivement de la Louve pour promener son angoisse dans le jardin , et que son mari l' avait rejointe ... La Dame en noir pleurait . Elle avait pris les mains de * Robert * Darzac , et elle lui disait : - Je sais ... je sais toute votre peine ... ne me la dites plus ... quand je vous vois si changé , si malheureux ... je m' accuse de votre douleur ... mais ne me dites pas que je ne vous aime plus ... Oh ! je vous aimerai encore , * Robert ... comme autrefois ... je vous le promets ... Et elle sembla réfléchir , pendant que lui , incrédule , l' écoutait encore . Elle reprit , bizarre , et cependant avec une énergique conviction : - Certes ! je vous le promets ... Elle lui serra encore la main , et elle partit , lui adressant un divin , mais si malheureux sourire , que je me demandai comment cette femme avait pu parler à cet homme de bonheur possible . Elle me frôla sans me voir . Elle passa avec son parfum et je ne sentis plus les lauriers-cerises derrière lesquels j' étais caché . * M * Darzac était resté à sa place . Il la regardait encore . Il dit tout haut avec une violence qui me fit réfléchir : - Oui , il faut être heureux ! Il le faut ! Ah ! certes , il était bien à bout de patience . Et , avant de s' éloigner à son tour , il eut un geste de protestation contre le mauvais sort , d' emportement contre la Destinée , un geste qui ravissait la Dame en noir , la jetait sur sa poitrine et l' en faisait le maître , à travers l' espace . Il n' eut pas plutôt fait ce geste , que ma pensée se précisa , ma pensée qui errait autour de * Larsan s' arrêta sur * Darzac ! Oh ! je m' en souviens très bien ; c' est à partir de cette seconde où il eut ce geste de rapt dans la nuit lunaire que j' osai me dire ce que je m' étais déjà dit pour tant d' autres ... pour tous les autres ... " Si c' était * Larsan ! " Et , en cherchant bien , au fond de ma mémoire , je trouve que ma pensée a été plus directe encore . Au geste de l' homme , elle a répondu tout de suite , elle a crié : " C' est * Larsan ! " J' en fus tellement épouvanté que , voyant * Robert * Darzac se diriger vers moi , je ne pus retenir un mouvement de fuite qui lui révéla ma présence . Il me vit , me reconnut , me saisit le bras , et me dit : - Vous étiez là , * Sainclair , vous veilliez ! ... Nous veillons tous , mon ami ... Et vous l' avez entendue ! ... Voyez -vous , * Sainclair , c' est trop de douleur ; moi , je n' en puis plus . Nous allions être heureux ; elle-même pouvait croire qu' elle avait été oubliée du Destin , quand l' autre est réapparu ! Alors , ç'a été fini , elle n' a plus eu de force pour notre amour . Elle s' est courbée sous la fatalité ; elle a dû s' imaginer que celle -ci la poursuivait d' un éternel châtiment . Il a fallu le drame effroyable de la nuit dernière pour me prouver à moi-même que cette femme m' a réellement aimé ... autrefois ... Oui , un moment , elle a craint pour moi , et moi , hélas ! je n' ai tué que pour elle ... Mais la voilà retournée à son indifférence mortelle . Elle ne songe plus - si elle songe encore à quelque chose - qu' à promener un vieillard en silence ... Il soupira si tristement et si sincèrement que l' abominable pensée en fut chassée du coup . Je ne songeai plus qu' à ce qu' il me disait ... à la douleur de cet homme qui semblait avoir perdu définitivement la femme qu' il aimait , dans le moment que celle -ci retrouvait un fils dont il continuait d' ignorer l' existence ... De fait , il n' avait dû rien comprendre à l' attitude de la Dame en noir , à la facilité avec laquelle elle paraissait s' être détachée de lui ... et il ne trouvait pour expliquer une aussi cruelle métamorphose que l' amour , exaspéré par le remords , de la fille du professeur * Stangerson pour son père ... * M * Darzac continua de gémir . - à quoi m' aura servi de le frapper ? Pourquoi ai -je tué ? Pourquoi m' impose -t-elle , comme à un criminel , cet horrible silence , si elle ne veut pas m' en récompenser de son amour ? Redoute -t-elle pour moi de nouveaux juges ? Hélas ! pas même , * Sainclair ... non , non , pas même . Elle redoute que la pensée agonisante de son père ne succombe devant l' éclat d' un nouveau scandale . Son père ! Toujours son père ! Et moi , je n' existe pas ! Je l' ai attendue vingt ans , et quand , enfin , je crois qu' elle est venue , son père me la reprend ! Je me disais : " Son père ... son père et son enfant ! " Il s' assit sur une vieille pierre écroulée de la chapelle et dit encore , se parlant à lui-même : " Mais je l' arracherai de ces murs ... je ne peux plus la voir errer ici au bras de son père ... comme si je n' existais pas ! ... " Et , pendant qu' il disait ces choses , je revoyais la double et lamentable silhouette du père et de la fille , passant et repassant , à l' heure du crépuscule , dans l' ombre colossale de la Tour du Nord , allongée par les feux du soir , et j' imaginais qu' ils ne devaient pas être plus écrasés sous les coups du ciel , cet * Oedipe et cette * Antigone qu' on nous représente dès notre plus jeune âge traînant , sous les murs de * Colone , le poids d' une surhumaine infortune . Et puis tout à coup , sans que je pusse en démêler la raison , peut-être à cause d' un geste de * Darzac , l' affreuse pensée me ressaisit ... et je demandai à brûle-pourpoint : - Comment se fait -il que le sac était vide ? Je constatai qu' il ne se troubla point . Il me répondit simplement : " * Rouletabille nous le dira peut-être ... " puis il me serra la main et s' enfonça , pensif , dans les massifs de la baille . Je le regardais marcher ... ... Je suis fou ... XVI DéCOUVERTE DE L' " * AUSTRALIE " : La lune l' a frappé en plein visage . Il se croit seul dans la nuit et voici certainement l' un des moments où il doit déposer le masque du jour . D' abord les vitres noires ont cessé de protéger son regard incertain . Et si sa taille , pendant les heures de comédie , s' est fatiguée à se courber plus que de nature , si les épaules se sont très habilement arrondies , voici la minute où le grand corps de * Larsan , sorti de scène , va se délasser . Qu' il se délasse donc ! Je l' épie dans la coulisse ... derrière les figuiers de * Barbarie , pas un de ses mouvements ne m' échappe ... Maintenant , il est debout sur le boulevard de l' Ouest qui lui fait comme un piédestal ; les rayons lunaires l' enveloppent d' une lueur froide et funèbre . Est -ce toi , * Darzac ? ou ton spectre ? ou l' ombre de * Larsan revenue de chez les morts ? Je suis fou ... En vérité , il faut avoir pitié de nous qui sommes tous fous . Nous voyons * Larsan partout et peut-être * Darzac lui-même m' a -t-il regardé un jour , moi , * Sainclair , en se disant : " Si c' était * Larsan ! ... " Un jour ! ... je parle comme s' il y avait des années que nous étions enfermés dans ce château et il y a tout juste quatre jours ... Nous sommes arrivés ici , le 8 avril , un soir ... Sans doute , mais jamais mon coeur n' a ainsi battu quand je me posais la terrible question pour les autres ; c' est peut-être aussi qu' elle était moins terrible quand il s' agissait des autres ... Et puis , c' est singulier ce qui m' arrive . Au lieu que mon esprit recule effrayé devant l' abîme d' une aussi incroyable hypothèse , au contraire , il est attiré , entraîné , horriblement séduit . Il a le vertige et il ne fait rien pour l' éviter . Il me pousse à ne point quitter des yeux le spectre debout sur le boulevard de l' Ouest , à lui trouver des attitudes , des gestes , une ressemblance , par derrière ... et puis aussi le profil ... et puis aussi la face ... Là , comme ça ... il ressemble tout à fait à * Larsan ... Oui , mais comme ça , il ressemble tout à fait à * Darzac ... Comment se fait -il que cette idée me vienne , cette nuit , pour la première fois ? Quand j' y songe ... elle eût dû être notre première idée ! Est -ce que , lors du Mystère de la Chambre Jaune , la silhouette * Larsan n' apparaissait point , au moment du crime , tout à fait confondue avec la silhouette * Darzac ? Est -ce que le * Darzac qui venait chercher la réponse de * Mlle * Stangerson au bureau de poste 40 n' était point * Larsan lui-même ? Est -ce que cet empereur du camouflage n' avait point déjà entrepris avec succès d' être * Darzac , si bien qu' il avait réussi à faire accuser de ses propres crimes le fiancé de * Mlle * Stangerson ! ... Sans doute ... sans doute ... mais , tout de même , si j' ordonne à mon coeur inquiet de se taire pour pouvoir entendre ma raison , je saurai que mon hypothèse est insensée ... Insensée ? ... Pourquoi ? ... Tenez , le voilà , le spectre * Larsan qui allonge les grands ciseaux de ses jambes , qui marche comme * Larsan ... oui , mais il a les épaules de * Darzac . Je dis insensée parce que , si l' on n' est pas * Darzac , on peut tenter de l' être dans l' ombre , dans le mystère , de loin , comme lors des drames du Glandier ... mais ici , nous touchons l' homme ! ... nous vivons avec lui ! ... Nous vivons avec lui ? ... Non ! ... D' abord , il est rarement là ... presque toujours enfermé dans sa chambre ou penché sur cet inutile travail de la Tour du Téméraire ... Voilà , ma foi , un beau prétexte que celui de dessiner pour qu' on ne voie pas votre tête et pour répondre aux gens sans tourner la tête ... Mais enfin , il ne dessine pas toujours ... Oui , mais dehors , toujours , excepté ce soir , il a son binocle noir ... Ah ! cet accident du laboratoire a été des plus intelligents ... Cette petite lampe qui a fait explosion savait - je l' ai toujours pensé - le service qu' elle allait rendre à * Larsan lorsque * Larsan aurait pris la place de * Darzac ... Elle lui permettrait d' éviter , toujours ... toujours , la grande lumière du jour ... à cause de la faiblesse des yeux ... Comment donc ! ... Il n' est point jusqu'à * Mlle * Stangerson et * Rouletabille qui ne s' arrangeaient pour trouver les coins d' ombre où les yeux de * M * Darzac n' avaient rien à redouter de la lumière du jour ... Du reste , il a , plus que tout autre , en y réfléchissant , depuis que nous sommes arrivés ici , cette préoccupation de l' ombre ... nous l' avons vu peu , mais toujours à l' ombre . Cette petite salle du conseil est fort sombre , la Louve est sombre ... et il a choisi , des deux chambres de la Tour Carrée , celle qui reste toujours plongée dans une demi-obscurité . Tout de même ... Voyons ! Voyons ! ... Voyons ! On ne trompe pas * Rouletabille comme ça ! ... ne serait -ce que trois jours ! ... Cependant , comme dit * Rouletabille , * Larsan est né avant * Rouletabille , puisqu' il est son père ... ... Ah ! je revois le premier geste de * Darzac , quand il est venu au-devant de nous à * Cannes , et qu' il est monté dans notre compartiment ... il a tiré le rideau ... De l' ombre , toujours ... Le spectre , maintenant , sur le boulevard de l' Ouest , s' est retourné de mon côté ... Je le vois bien ... de face ... pas de binocle ... il est immobile ... il est placé là comme si on allait le photographier ... Ne bougez pas ! ... Là , ça y est ! ... Eh bien , c' est * Robert * Darzac ! c' est * Robert * Darzac ! ... Il se remet en marche ... Je ne sais plus ... il y a quelque chose qui me manque , dans la marche de * Darzac , pour que je reconnaisse la marche de * Larsan ; mais quoi ? ... Oui , * Rouletabille aurait tout vu . Euh ? ... * Rouletabille raisonne plus qu' il ne regarde . Et puis , a -t-il eu tellement le temps de regarder que cela ? ... - Non ! ... N' oublions pas que * Darzac est allé passer trois mois dans le * Midi ! ... C' est vrai ! ... Ah ! on peut raisonner là-dessus : trois mois , pendant lesquels on ne l' a pas vu ... Il était parti malade ... il était revenu bien portant ... On ne s' étonne point que la figure d' un homme ait un peu changé quand , partie avec une mine de mort , elle réapparaît avec une mine de vivant . Et la cérémonie du mariage a eu lieu tout de suite ... Comme il s' est montré à nous avec parcimonie avant , et depuis ... Et , du reste , il n' y a pas encore une semaine de tout cela ... Un * Larsan peut tenir le coup pendant six jours . L' homme ( * Darzac ? * Larsan ? ) descend de son piédestal du boulevard de l' Ouest et vient droit à moi ... M' a -t-il vu ? Je me fais plus petit derrière mon figuier de * Barbarie . ... Trois mois d' absence pendant lesquels * Larsan a pu étudier tous les tics , toutes les manifestations * Darzac , et puis on supprime * Darzac et on prend sa place , et sa femme ... on l' emporte ... le tour est joué ! ... ... La voix ? Quoi de plus facile que d' imiter une voix du * Midi ? On a un peu plus ou un peu moins l' accent , voilà tout . Moi , j' ai cru observer qu' il l' avait un peu plus ... Oui , le * Darzac d' aujourd'hui a un peu plus l' accent - je crois - que celui d' avant le mariage ... Il est presque sur moi , il passe à mes côtés ... il ne m' a pas vu ... ... C' est * Larsan ! Je vous dis que c' est * Larsan ! ... Mais il s' arrête une seconde , regarde éperdument toutes ces choses endormies autour de lui , de lui dont la douleur veille solitaire , et il gémit , comme un pauvre malheureux homme qu' il est ... ... C' est * Darzac ! ... Et puis , il est parti ... et je suis resté là , derrière un figuier , dans l' anéantissement de ce que j' avais osé penser ! ... Combien de temps restai -je ainsi , prostré ? Une heure ? Deux heures ? Quand je me relevai , j' avais les reins rompus et l' esprit très fatigué . Oh ! très fatigué ! J' étais allé , au cours de mes étourdissantes hypothèses , jusqu'à me demander si par hasard ( par hasard ! ) le * Larsan qui était dans le sac de pommes de terre dites " saucisses " ne s' était pas substitué au * Darzac qui le conduisait , dans la petite voiture anglaise traînée par * Toby aux gouffres du puits de * Castillon ! ... Parfaitement , je voyais le corps à l' agonie ressuscitant tout à coup et priant * M * Darzac d' aller prendre sa place . Il n' avait fallu , pour que je rejetasse loin de mon absurde cogitation cette supposition imbécile , rien moins que le rappel de la preuve absolue de son impossibilité , qui m' avait été donnée le matin même par une conversation très intime entre * M * Darzac et moi , au sortir de notre cruelle séance dans la Tour Carrée , séance pendant laquelle avaient été si bien établis tous les termes du problème du corps de trop . à ce moment , je lui avais posé , à propos du prince * Galitch , dont la falote image ne cessait de me poursuivre , quelques questions auxquelles il avait tout de suite répondu en faisant allusion à une autre conversation très scientifique que nous avions eue la veille , * Darzac et moi , et qui n' avait pu matériellement être entendue de personne autre que de nous deux , au sujet de ce même prince * Galitch . Lui seul connaissait cette conversation -là , et il ne faisait point de doute , par cela même , que le * Darzac qui me préoccupait tant aujourd'hui n' était autre que celui de la veille . Si insensée que fût l' idée de cette substitution , on me pardonnera tout de même de l' avoir eue . * Rouletabille en était un peu la cause avec ses façons de me parler de son père comme du dieu de la métamorphose ! Et j' en revins à la seule hypothèse possible - possible pour un * Larsan qui aurait pris la place d' un * Darzac - à celle de la substitution au moment du mariage , lors du retour du fiancé de * Mlle * Stangerson à * Paris , après trois mois d' absence dans le * Midi ... La plainte déchirante que * Robert * Darzac , se croyant seul , avait laissé échapper , tout à l' heure à mes côtés , ne parvenait point à chasser tout à fait cette idée -là ... Je le voyais entrant à l' église * Saint- * Nicolas * du * Chardonnet , paroisse à laquelle il avait voulu que le mariage eût lieu ... peut-être , pensai -je , parce qu' il n' y avait point d' église plus sombre à * Paris ... Ah ! on est très curieusement bête quand on se trouve , par une nuit lunaire , derrière un figuier de * Barbarie , aux prises avec la pensée de * Larsan ! ... Très , très bête ! me disais -je , en regagnant tout doucement , à travers les massifs de la baille , le lit qui m' attendait dans une petite chambre solitaire du Château Neuf ... très bête ... car , comme l' avait si bien dit * Rouletabille ... si * Larsan avait été alors * Darzac , il n' avait qu' à emporter sa belle proie et il ne se serait point complu à réapparaître à l' état de * Larsan pour épouvanter * Mathilde , et il ne l' aurait pas amenée au château fort d' * Hercule , au milieu des siens , et il n' aurait pas pris la précaution désastreuse pour ses desseins de montrer à nouveau , dans la barque de * Tullio , la figure menaçante de * Roussel- * Ballmeyer ! à ce moment , * Mathilde lui appartenait , et c' est depuis ce moment qu' elle s' était reprise . La réapparition de * Larsan ravissait définitivement la Dame en noir à * Darzac , donc * Darzac n' était pas * Larsan ! Mon Dieu ! que j' ai mal à la tête ... C' est la lune éblouissante , là-haut , qui m' a frappé douloureusement la cervelle ... j' ai un coup de lune ... Et puis ... et puis , n' était- il pas apparu à * Arthur * Rance lui-même , dans les jardins de * Menton , alors que * Darzac venait d' être " mis dans le train " qui le conduisait à * Cannes , au-devant de nous ! Si * Arthur * Rance avait dit vrai , je pouvais aller me coucher en toute tranquillité ... Et pourquoi * Arthur * Rance eût -il menti ? ... * Arthur * Rance , encore un qui est amoureux de la Dame en noir , qui n' a pas cessé de l' être ... * Mrs * édith n' est pas une sotte ; elle a tout vu , * Mrs * édith ! ... Allons ! ... allons nous coucher ... J' étais encore sous la poterne du jardinier et j' allais entrer dans la Cour du Téméraire quand il m' a semblé entendre quelque chose ... on eût dit une porte que l' on refermait ... cela avait fait comme un bruit de bois et de fer ... de serrure ... je passai vivement la tête hors de la poterne et je crus apercevoir une vague silhouette humaine près de la porte du Château Neuf , une silhouette , qui , aussitôt , s' était confondue avec l' ombre du Château Neuf elle-même ; j' armai mon revolver et , en trois bonds , entrai dans l' ombre à mon tour ... Mais je n' aperçus plus rien que l' ombre . La porte du Château Neuf était fermée et je croyais bien me rappeler que je l' avais laissée entr'ouverte . J' étais très ému , très anxieux ... je ne me sentais pas seul ... qui donc pouvait être autour de moi ? évidemment , si la silhouette existait en dehors de ma vision et de mon esprit troublés , elle ne pouvait plus être maintenant que dans le Château Neuf , car la Cour du Téméraire était déserte . Je poussai avec précaution la porte , et entrai dans le Château Neuf . J' écoutai attentivement et sans faire le moindre mouvement au moins pendant cinq minutes ... Rien ! ... je devais m' être trompé ... Cependant je ne fis point craquer d' allumettes et , le plus silencieusement que je pus , je gravis l' escalier et gagnai ma chambre . Là , je m' enfermai et seulement respirai à l' aise ... Cette vision continuait cependant à m' inquiéter plus que je ne me l' avouais à moi-même , et , bien que je me fusse couché , je ne parvenais point à m' endormir . Enfin , sans que je pusse en suivre la raison , la vision de la silhouette et la pensée de * Darzac- * Larsan se mêlaient étrangement dans mon esprit déséquilibré ... Si bien que j' en étais arrivé à me dire : je ne serai tranquille que lorsque je me serai assuré que * M * Darzac lui-même n' est pas * Larsan ! Et je ne manquerai point de le faire à la prochaine occasion . Oui , mais comment ? ... Lui tirer la barbe ? ... Si je me trompe , il me prendra pour un fou ou il devinera ma pensée et elle ne sera point faite pour le consoler de tous les malheurs dont il gémit . Il ne manquerait plus à son infortune que d' être soupçonné d' être * Larsan ! Soudain , je rejetai mes couvertures , je m' assis sur mon lit , et m' écriai : - L' * Australie ! Je venais de me souvenir d' un épisode dont j' ai parlé au commencement de ce récit . On se rappelle que , lors de l' accident du laboratoire , j' avais accompagné * M * Robert * Darzac chez le pharmacien . Or , dans le moment qu' on le soignait , comme il avait dû ôter sa jaquette , la manche de sa chemise , dans un faux mouvement , s' était relevée jusqu'au coude et y avait été arrêtée pendant toute la séance , ce qui m' avait permis de constater que * M * Darzac avait , près de la saignée du bras droit une large " tache de naissance " dont les contours semblaient curieusement suivre le dessin géographique de l' * Australie . Mentalement , pendant que le pharmacien opérait , je n' avais pu m' empêcher de placer , sur ce bras , aux endroits qu' elles occupent sur la carte , * Melbourne , * Sydney , * Adélaïde ; et il y avait encore sous cette large tache une autre toute petite tache située dans les environs de la terre dite de * Tasmanie . Et quand , par hasard , plus tard , il m' était arrivé de penser à cet accident , à la séance chez le pharmacien et à la tache de naissance , j' avais toujours pensé aussi , par une liaison d' idées bien compréhensible , à l' * Australie . Et dans cette nuit d' insomnie , voilà que l' * Australie encore m' apparaissait ! ... Assis sur mon lit , j' avais eu à peine le temps de me féliciter d' avoir songé à une preuve aussi décisive de l' identité de * Robert * Darzac et je commençais à agiter la question de savoir comment je pourrais bien m' y prendre pour me la fournir à moi-même , quand un bruit singulier me fit dresser l' oreille ... Le bruit se répéta ... on eût dit que des marches craquaient sous des pas lents et précautionneux . Haletant , j' allai à ma porte et , l' oreille à la serrure , j' écoutai . D' abord , ce fut le silence , et puis les marches craquèrent à nouveau ... Quelqu' un était dans l' escalier , je ne pouvais plus en douter ... et quelqu' un qui avait intérêt à dissimuler sa présence ... je songeai à l' ombre que j' avais cru voir tout à l' heure en entrant dans la Cour du Téméraire ... quelle pouvait être cette ombre , et que faisait -elle dans l' escalier ? Montait -elle ? Descendait -elle ? ... Un nouveau silence ... j' en profitai pour passer rapidement mon pantalon et , armé de mon revolver , je réussis à ouvrir ma porte sans la faire geindre sur ses gonds . Retenant mon souffle , j' avançai jusqu'à la rampe de l' escalier et j' attendis . J' ai dit l' état de délabrement dans lequel se trouvait le Château Neuf . Les rayons funèbres de la lune arrivaient obliquement par les hautes fenêtres qui s' ouvraient sur chaque palier et découpaient avec précision des carrés de lumière blême dans la nuit opaque de cette cage d' escalier qui était très vaste . La misère du château ainsi éclairée par endroits n' en paraissait que plus définitive . La ruine de la rampe de l' escalier , les barreaux brisés , les murs lézardés contre lesquels , çà et là , de vastes lambeaux de tapisserie pendaient encore , tout cela qui ne m' avait que fort peu impressionné dans le jour , me frappait alors étrangement , et mon esprit était tout prêt à me représenter ce décor lugubre du passé comme un lieu propice à l' apparition de quelque fantôme ... Réellement , j' avais peur ... L' ombre , tout à l' heure , m' avait si bien glissé entre les doigts ... car j' avais bien cru la toucher ... Tout de même , un fantôme peut se promener dans un vieux château sans faire craquer des marches d' escalier ... Mais elles ne craquaient plus ... Tout à coup , comme j' étais penché au-dessus de la rampe , je revis l' ombre ! ... elle était éclairée d' une façon éclatante ... de telle sorte que d' ombre qu' elle était elle était devenue lueur . La lune l' avait allumée comme un flambeau ... Et je reconnus * Robert * Darzac ! Il était arrivé au rez-de-chaussée et traversait le vestibule en levant la tête vers moi comme s' il sentait peser mon regard sur lui . Instinctivement , je me rejetai en arrière . Et puis , je revins à mon poste d' observation juste à temps pour le voir disparaître dans un couloir qui conduisait à un autre escalier desservant l' autre partie du bâtiment . Que signifiait ceci ? Qu' est -ce que * Robert * Darzac faisait la nuit dans le Château Neuf ? Pourquoi prenait -il tant de précautions pour n' être point vu ? Mille soupçons me traversèrent l' esprit , ou plutôt toutes les mauvaises pensées de tout à l' heure me ressaisirent avec une force extraordinaire et , sur les traces de * Darzac , je m' élançai à la découverte de l' * Australie . J' eus tôt fait d' arriver au corridor au moment même où il le quittait et commençai de gravir , toujours fort prudemment , les degrés vermoulus du second escalier . Caché dans le corridor , je le vis s' arrêter au premier palier , et pousser une porte . Et puis je ne vis plus rien ; il était rentré dans l' ombre et peut-être dans la chambre . Je grimpai jusqu'à cette porte qui était refermée et , sûr qu' il était dans la chambre , je frappai trois petits coups . Et j' attendis . Mon coeur battait à se rompre . Toutes ces chambres étaient inhabitées , abandonnées ... Qu' est -ce que * M * Robert * Darzac venait faire dans l' une de ces chambres -là ? ... J' attendis deux minutes qui me parurent interminables , et , comme personne ne me répondait , comme la porte ne s' ouvrait pas , je frappai à nouveau et j' attendis encore ... alors , la porte s' ouvrit et * Robert * Darzac me dit de sa voix la plus naturelle : - C' est vous , * Sainclair ? Que me voulez -vous , mon ami ? ... - Je veux savoir , fis -je - et ma main serrait au fond de ma poche mon revolver , et ma voix , à moi , était comme étranglée , tant , au fond , j' avais peur - je veux savoir ce que vous faites ici , à une pareille heure ... Tranquillement , il craqua une allumette , et dit : - Vous voyez ! ... je me préparais à me coucher ... Et il alluma une bougie que l' on avait posée sur une chaise , car il n' y avait même pas , dans cette chambre délabrée , une pauvre table de nuit . Un lit dans un coin , un lit de fer que l' on avait dû apporter là dans la journée , composait tout l' ameublement . - Je croyais que vous deviez coucher , cette nuit , à côté de * Mme * Darzac et du professeur , au premier étage de la Louve ... - L' appartement était trop petit ; j' aurais pu gêner * Mme * Darzac , fit amèrement le malheureux ... j' ai demandé à * Bernier de me donner un lit ici ... Et puis , peu m' importe où je couche puisque je ne dors pas ... Nous restâmes un instant silencieux . J' avais tout à fait honte de moi et de mes " combinaisons " saugrenues . Et , franchement , mon remords était tel que je ne pus en retenir l' expression . Je lui avouai tout : mes infâmes soupçons , et comment j' avais bien cru , en le voyant errer si mystérieusement de nuit dans le Château Neuf , avoir affaire à * Larsan , et comment je m' étais décidé à aller à la découverte de l' * Australie . Car , je ne lui cachai même pas que j' avais mis un instant tout mon espoir dans l' * Australie . Il m' écoutait avec la face la plus douloureuse du monde et , tranquillement , il releva sa manche et , approchant son bras nu de la bougie , il me montra la " tache de naissance " qui devait me faire rentrer " dans mes esprits " . Je ne voulais point la voir , mais il insista pour que je la touchasse , et je dus constater que c' était là une tache très naturelle et sur laquelle on eût pu mettre des petits points avec des noms de ville : * Sidney , * Melbourne , * Adélaïde ... et , en bas , il y avait une autre petite tache qui représentait la * Tasmanie ... - Vous pouvez frotter , fit -il encore de sa voix absolument désabusée ... ça ne s' en va pas ! ... Je lui demandai encore pardon , les larmes aux yeux , mais il ne voulut me pardonner que lorsqu' il m' eut forcé à lui tirer la barbe , laquelle ne me resta point dans la main ... Alors , seulement , il me permit d' aller me recoucher , ce que je fis en me traitant d' imbécile . à suivre . XVII TERRIBLE AVENTURE DU VIEUX * BOB : Quand je me réveillai , ma première pensée courut encore à * Larsan . En vérité , je ne savais plus que croire , ni moi ni personne , ni sur sa mort ni sur sa vie . était -il moins blessé qu' on ne l' avait cru ? ... Que dis -je ? était -il moins mort qu' on ne l' avait pensé ? Avait -il pu s' enfuir du sac jeté par * Darzac au gouffre de * Castillon ? Après tout , la chose était fort possible , ou plutôt l' hypothèse n' allait point au-dessus des forces humaines d' un * Larsan , surtout depuis que * Walter avait expliqué qu' il avait trouvé le sac à trois mètres de l' orifice de la crevasse , sur un palier naturel dont * M * Darzac ne soupçonnait certainement pas l' existence quand il avait cru jeter la dépouille de * Larsan à l' abîme ... Ma seconde pensée alla à * Rouletabille . Que faisait -il pendant ce temps ? Pourquoi était -il parti ? Jamais sa présence au fort d' * Hercule n' avait été aussi nécessaire ! S' il tardait à venir , cette journée ne se passerait point sans quelque drame entre les * Rance et les * Darzac ! C' est alors que l' on frappa à ma porte et que le père * Bernier m' apporta justement un bref billet de mon ami qu' un petit voyou de la ville venait de déposer entre les mains du père * Jacques . * Rouletabille me disait : " Serai de retour ce matin . Levez -vous vite et soyez assez aimable pour aller me pêcher pour mon déjeuner de ces excellentes palourdes qui abondent sur les rochers qui précèdent la pointe de * Garibaldi . Ne perdez pas un instant . Amitiés et merci . * Rouletabille ! " Ce billet me laissa tout à fait songeur , car je savais par expérience que , lorsque * Rouletabille paraissait s' occuper de babioles , jamais son activité ne portait en réalité sur des objets plus considérables . Je m' habillai à la hâte et , armé d' un vieux couteau que m' avait prêté le père * Bernier , je me mis en mesure de contenter la fantaisie de mon ami . Comme je franchissais la porte du Nord , n' ayant rencontré personne à cette heure matinale - il pouvait être sept heures - je fus rejoint par * Mrs * édith à qui je fis part du petit " mot " de * Rouletabille . * Mrs * édith - que l' absence prolongée du vieux * Bob affolait tout à fait - le trouva " bizarre et inquiétant " et elle me suivit à la pêche aux palourdes . En route elle me confia que son oncle n' était point ennemi , de temps à autre , d' une petite fugue , et qu' elle avait , jusqu'à cette heure , conservé l' espoir que tout s' expliquerait par son retour ; mais maintenant l' idée recommençait à lui enflammer la cervelle d' une affreuse méprise qui aurait fait le vieux * Bob victime de la vengeance des * Darzac ! ... Elle proféra , entre ses jolies dents , une sourde menace contre la Dame en noir , ajouta que sa patience durerait jusqu'à midi et puis ne dit plus rien . Nous nous mîmes à pêcher les palourdes de * Rouletabille . * Mrs * édith avait les pieds nus ; moi aussi . Mais les pieds nus de * Mrs * édith m' occupaient beaucoup plus que les miens . Le fait est que les pieds de * Mrs * édith , que j' ai découverts dans la mer d' * Hercule , sont les plus délicats coquillages du monde , et qu' ils me firent si bien oublier les palourdes que ce pauvre * Rouletabille s' en serait certainement passé à son déjeuner si la jeune femme n' avait montré un si beau zèle . Elle clapotait dans l' onde amère et glissait son couteau sous les rocs avec une grâce un peu énervée qui lui seyait plus que je ne saurais dire . Tout à coup , nous nous redressâmes tous deux et tendîmes l' oreille d' un même mouvement . On entendait des cris du côté des grottes . Au seuil même de celle de * Roméo et * Juliette , nous distinguâmes un petit groupe qui faisait des gestes d' appel . Poussés par le même pressentiment , nous regagnâmes à la hâte le rivage . Bientôt , nous apprenions qu' attirés par des plaintes , deux pêcheurs venaient de découvrir , dans un trou de la grotte de * Roméo et * Juliette , un malheureux qui y était tombé et qui avait dû y rester , de longues heures , évanoui . ... Nous ne nous étions pas trompés . C' était bien le vieux * Bob qui était au fond du trou . Quand on l' eût tiré au bord de la grotte , dans la lumière du jour , il apparut certainement digne de pitié , tant sa belle redingote noire était salie , frippée , arrachée . * Mrs * édith ne put retenir ses larmes , surtout quand on se fut aperçu que le vieil homme avait une clavicule démise et un pied foulé , et il était si pâle qu' on eût pu croire qu' il allait mourir . Heureusement il n' en fut rien . Dix minutes plus tard , il était , sur les ordres qu' il donna , étendu sur son lit dans sa chambre de la Tour Carrée . Mais peut -on imaginer que cet entêté refusa de se déshabiller et de quitter sa redingote avant l' arrivée des médecins ? * Mrs * édith , de plus en plus inquiète , s' installait à son chevet ; mais , quand arrivèrent les docteurs , le vieux * Bob exigea de sa nièce qu' elle le quittât sur-le-champ et qu' elle sortît de la Tour Carrée . Et il en fit même fermer la porte . Cette précaution dernière nous surprit beaucoup . Nous étions réunis dans la Cour du Téméraire , * M et * Mme * Darzac , * Mr * Arthur * Rance et moi , ainsi que le père * Bernier qui me guettait drôlement , attendant des nouvelles . Quand * Mrs * édith sortit de la de la Tour Carrée après l' arrivée des médecins , elle vint à nous et nous dit : - Espérons que ça ne sera pas grave . Le vieux * Bob est solide . Qu' est -ce que je vous avais dit ! Je l' ai confessé : c' est un vieux farceur ; il a voulu voler le crâne du prince * Galitch ! Jalousie de savant ; nous rirons bien quand il sera guéri . Alors , la porte de la Tour Carrée s' ouvrit et * Walter , le fidèle serviteur du vieux * Bob , parut . Il était pâle , inquiet . - Oh ! mademoiselle ! dit -il . Il est plein de sang ! Il ne veut pas qu' on le dise , mais il faut le sauver ! ... * Mrs * édith avait déjà disparu dans la Tour Carrée . Quant à nous , nous n' osions avancer . Bientôt elle réapparut : - Oh ! nous fit -elle ... C' est affreux ! Il a toute la poitrine arrachée . J' allai lui offrir mon bras pour qu' elle s' y appuyât , car , chose singulière , * Mr * Arthur * Rance s' était , dans ce moment , éloigné de nous et se promenait sur le boulevard , les mains derrière le dos , en sifflotant . J' essayai de réconforter * Mrs * édith et je la plaignis , mais ni * M ni * Mme * Darzac ne la plaignirent . * Rouletabille arriva au château une heure après l' événement . Je guettais son retour du haut du boulevard de l' Ouest et , sitôt que je le vis sur le bord de la mer , je courus à lui . Il me coupa la parole dès ma première demande d' explication et me demanda tout de suite si j' avais fait une bonne pêche , mais je ne me trompais point à l' expression de son regard inquisiteur . Je voulus me montrer aussi malin que lui et je répondis : - Oh ! une très bonne pêche ! j' ai repêché le vieux * Bob ! Il sursauta . Je haussai les épaules , car je croyais à de la comédie et je lui dis : - Allons donc ! Vous saviez bien où vous nous conduisiez avec votre pêche et votre dépêche ! Il me fixa d' un air étonné : - Vous ignorez certainement en ce moment quelle peut être la portée de vos paroles , mon cher * Sainclair , sans quoi vous m' auriez évité la peine de protester contre une pareille accusation ! - Mais quelle accusation ? m' écriai -je . - Celle d' avoir laissé le vieux * Bob au fond de la grotte de * Roméo et * Juliette , sachant qu' il y agonisait . - Oh ! oh ! fis -je , calmez -vous et rassurez -vous : le vieux * Bob n' est pas à l' agonie . Il a un pied foulé , une épaule démise , ça n' est pas grave et son histoire est la plus honnête du monde : il prétend qu' il voulait voler le crâne du prince * Galitch ! - Quelle drôle d' idée ! ricana * Rouletabille . Il se pencha vers moi et , les yeux dans les yeux : - Vous croyez à cette histoire -là , vous ? ... Et ... et c' est tout ? Pas d' autres blessures ? - Si , fis -je . Il y a une autre blessure , mais les docteurs viennent de la déclarer sans gravité aucune . Il a la poitrine déchirée . - La poitrine déchirée ! reprit * Rouletabille en me serrant nerveusement la main . Et comment est -elle déchirée , cette poitrine ? - Nous ne savons pas ; nous ne l' avons pas vue . Le vieux * Bob est d' une étrange pudeur . Il n' a point voulu quitter sa redingote devant nous ; et sa redingote cachait si bien sa blessure que nous ne nous serions jamais douté de cette blessure -là si * Walter n' était venu nous en parler , épouvanté qu' il était par le sang qu' elle avait répandu . Aussitôt arrivés au château , nous tombâmes sur * Mrs * édith qui semblait nous chercher . - Mon oncle ne veut point de moi à son chevet , fit -elle en regardant * Rouletabille avec un air d' anxiété que je ne lui avais jamais encore connu : c' est incompréhensible ! - Oh ! madame ! répliqua le reporter en adressant à notre gracieuse hôtesse son salut le plus cérémonieux , je vous affirme qu' il n' y a rien au monde d' incompréhensible , quand on veut un peu se donner la peine de comprendre ! Et il la félicita d' avoir retrouvé un si bon oncle dans le moment qu' elle le croyait perdu . * Mrs * édith , tout à fait renseignée sur la pensée de mon ami , allait lui répondre , quand nous fûmes rejoints par le prince * Galitch . Il venait chercher des nouvelles de son ami vieux * Bob , ayant appris l' accident . * Mrs * édith le rassura sur les suites de l' équipée de son fantastique oncle et pria le prince de pardonner à son parent son amour excessif pour les plus vieux crânes de l' humanité . Le prince sourit avec grâce et politesse quand elle lui narra que le vieux * Bob avait voulu le voler . - Vous retrouverez votre crâne , dit -elle , au fond du trou de la grotte où il a roulé avec lui ... C' est lui qui me l' a dit ... Rassurez -vous donc , prince , pour votre collection ... Le prince demanda encore des détails . Il semblait très curieux de l' affaire . Et * Mrs * édith raconta que l' oncle lui avait avoué qu' il avait quitté le fort d' * Hercule par le chemin du puits qui communique avec la mer . Aussitôt qu' elle eut encore ajouté cela , comme je me rappelais l' expérience du seau d' eau de * Rouletabille et aussi les ferrures fermées , les mensonges du vieux * Bob reprirent dans mon esprit des proportions gigantesques ; et j' étais sûr qu' il devait en être de même pour tous ceux qui nous entouraient , s' ils étaient de bonne foi . Enfin , * Mrs * édith nous dit que * Tullio l' avait attendu avec sa barque à l' orifice de la galerie aboutissant au puits pour le conduire au rivage devant la grotte de * Roméo et * Juliette . - Que de détours , ne pus -je m' empêcher de m' écrier , quand il était si simple de sortir par la porte ! * Mrs * édith me regarda douloureusement et je regrettai aussitôt d' avoir pris aussi manifestement parti contre elle . - Voilà qui est de plus en plus bizarre ! fit remarquer encore le prince . Avant-hier matin , le Bourreau de la mer est venu prendre congé de moi , car il quittait le pays et je suis sûr qu' il a pris le train pour * Venise , son pays d' origine , à cinq heures du soir . Comment voulez -vous qu' il ait conduit * M vieux * Bob sur sa barque la nuit suivante ! D' abord il n' était plus là , ensuite il avait vendu sa barque ... m' a -t-il dit , étant décidé à ne plus revenir dans le pays ... Il y eut un silence et puis * Galitch reprit : - Tout ceci n' a que peu d' importance ... pourvu que votre oncle , madame , guérisse rapidement de ses blessures , et aussi , ajouta -t-il avec un nouveau sourire encore plus charmant que tous les précédents , si vous voulez bien m' aider à retrouver un pauvre caillou qui a disparu de la grotte et dont je vous donne le signalement : caillou aigu de vingt-cinq centimètres de long et usé à l' une de ses extrémités en forme de grattoir ; bref , le plus vieux grattoir de l' humanité ... J' y tiens beaucoup , appuya le prince , et peut-être pourriez -vous savoir , madame , auprès de votre oncle vieux * Bob , ce qu' il est devenu . * Mrs * édith promit aussitôt au prince , avec une certaine hauteur qui me plut , qu' elle ferait tout au monde pour que ne s' égarât point un aussi précieux grattoir . Le prince salua et nous quitta . Quand nous nous retournâmes , * Mr * Arthur * Rance était devant nous . Il avait dû entendre toute cette conversation et semblait y réfléchir . Il avait sa canne à bec de corbin dans la bouche , sifflotait , selon son habitude , et regardait * Mrs * édith avec une insistance si bizarre que celle -ci s' en montra agacée : - Je sais , fit la jeune femme ... je sais ce que vous pensez , monsieur ... et n' en suis nullement étonnée ... croyez -le bien ! ... Et elle se retourna , singulièrement énervée , du côté de * Rouletabille : - En tout cas ! ... s' écria -t-elle ... vous ne pourrez jamais m' expliquer comment , puisqu' il était hors de la Tour Carrée , il aurait pu se trouver dans le placard ! ... - Madame , fit * Rouletabille , en regardant bien en face * Mrs * édith comme s' il eût voulu l' hypnotiser ... patience et courage ! ... Si * Dieu est avec moi , avant ce soir , je vous aurai expliqué ce que vous me demandez là ! XVIII MIDI , Roi Des épouvantes : Un peu plus tard , je me trouvais dans la salle basse de la Louve , en tête à tête avec * Mrs * édith . J' essayais de la rassurer , la voyant impatiente et inquiète ; mais elle passa ses mains sur ses yeux hagards ... et ses lèvres tremblantes laissèrent échapper l' aveu de sa fièvre : " J' ai peur " , dit -elle . Je lui demandai , de quoi elle avait peur et elle me répondit : " Vous n' avez pas peur , vous ? " Alors , je gardai le silence . C' était vrai , j' avais peur , moi aussi . Elle dit encore : " Vous ne sentez pas qu' il se passe quelque chose ? - Où ça ? - Où ça ! où ça ! Autour de nous ! " Elle haussa les épaules : " Ah ! je suis toute seule ! toute seule ! et j' ai peur ! " Elle se dirigea vers la porte : " Où allez -vous ? - Je vais chercher quelqu' un , car je ne veux pas rester seule , toute seule . - Qui allez -vous chercher ? - Le prince * Galitch ! - Votre * Féodor * Féodorowitch ! m' écriai -je ... Qu' en avez -vous besoin ? Est -ce que je ne suis point là ? " Son inquiétude , malheureusement , grandissait au fur et à mesure que je faisais tout mon possible pour la faire disparaître , et je n' eus point de peine à comprendre qu' elle lui venait surtout du doute affreux qui était entré dans son âme au sujet de la personnalité de son oncle vieux * Bob . Elle me dit : " Sortons ! " et elle m' entraîna hors de la Louve . On approchait alors de l' heure de midi et toute la baille resplendissait dans un embrasement embaumé . N' ayant point sur nous nos lunettes noires nous dûmes mettre nos mains devant nos yeux pour leur cacher la couleur trop éclatante des fleurs ; mais les géraniums géants continuèrent de saigner dans nos prunelles blessées . Quand nous fûmes un peu remis de cet éblouissement , nous nous avançâmes sur le sol calciné , nous marchâmes en nous tenant par la main sur le sable brûlant . Mais nos mains étaient plus brûlantes encore que tout ce qui nous touchait , que toute la flamme qui nous enveloppait . Nous regardions à nos pieds pour ne pas apercevoir le miroir infini des eaux , et aussi peut-être , peut-être pour ne rien deviner de ce qui se passait dans la profondeur de la lumière . * Mrs * édith me répétait : " J' ai peur ! " Et moi aussi , j' avais peur , si bien préparé par les mystères de la nuit , peur de ce grand silence écrasant et lumineux de midi ! La clarté dans laquelle on sait qu' il se passe quelque chose que l' on ne voit pas est plus redoutable que les ténèbres . Midi ! Tout repose et tout vit ; tout se tait et tout bruit . écoutez votre oreille : elle résonne comme une conque marine de sons plus mystérieux que ceux qui s' élèvent de la terre quand monte le soir . Fermez vos paupières et regardez dans vos yeux : vous y trouverez une foule de visions argentées plus troublantes que les fantômes de la nuit . Je regardais * Mrs * édith . La sueur sur son front pâle coulait en ruisseaux glacés . Je me mis à trembler comme elle , car je savais , hélas ! que je ne pouvais rien pour elle et que ce qui devait s' accomplir , s' accomplissait autour de nous , sans que nous puissions rien arrêter ni prévoir . Elle m' entraînait maintenant vers la poterne qui ouvre sur la Cour du Téméraire . La voûte de cette poterne faisait un arc noir dans la lumière et , à l' extrémité de ce frais tunnel , nous apercevions , tournés vers nous , * Rouletabille et * M * Darzac , debout sur le seuil de la Cour du Téméraire , comme deux statues blanches . * Rouletabille avait à la main la canne d' * Arthur * Rance . Je ne saurais dire pourquoi ce détail m' inquiéta . Du bout de sa canne , il montrait à * Robert * Darzac quelque chose que nous ne voyions pas , au sommet de la voûte , et puis il nous désigna nous-mêmes du bout de sa canne . Nous n' entendions point ce qu' ils disaient . Ils se parlaient en remuant à peine les lèvres , comme deux complices qui ont un secret . * Mrs * édith s' arrêta , mais * Rouletabille lui fit signe d' avancer encore , et il répéta le signe avec sa canne . - Oh ! fit -elle , qu' est -ce qu' il me veut encore ? Ma foi , * Monsieur * Sainclair , j' ai trop peur ! Je vais tout dire à mon oncle vieux * Bob , et nous verrons bien ce qui arrivera . Nous avions pénétré sous la voûte , et les autres nous regardaient venir sans faire un pas au-devant de nous . Leur immobilité était étonnante , et je leur dis d' une voix qui sonna étrangement à mes oreilles , sous cette voûte : - Qu' est -ce que vous faites ici ? Alors , comme nous étions arrivés à côté d' eux , sur le seuil de la Cour du Téméraire , ils nous firent tourner le dos à cette cour pour que nous puissions voir ce qu' ils regardaient . C' était , au sommet de l' arc , un écusson , le blason des * La * Mortola barré du lambel de la branche cadette . Cet écusson avait été sculpté dans une pierre maintenant branlante et qui manquait de choir sur la tête des passants . * Rouletabille avait sans doute aperçu ce blason suspendu si dangereusement sur nos têtes , et il demandait à * Mrs * édith si elle ne voyait point d' inconvénient à le faire disparaître , quitte à le remettre en place ensuite plus solidement . - Je suis sûr , dit -il , que si l' on touchait à cette pierre du bout de sa canne , elle tomberait . Et il passa sa canne à * Mrs * édith : - Vous êtes plus grande que moi , dit -il , essayez vous-même . Mais nous essayions en vain les uns et les autres d' atteindre la pierre ; elle était trop haut placée et j' étais en train de me demander à quoi rimait ce singulier exercice , quand tout à coup , dans mon dos , retentit le cri de la mort ! Nous nous retournâmes d' un seul mouvement en poussant tous les trois une exclamation d' horreur . Ah ! ce cri ! ce cri de la mort qui passait dans le soleil de midi après avoir traversé nos nuits , quand donc cesserait -il ? Quand donc l' affreuse clameur que j' entendis retentir pour la première fois dans les nuits du Glandier aura -t-elle fini de nous annoncer qu' il y a autour de nous une victime nouvelle ? que l' un de nous vient d' être frappé par le crime , subitement et sournoisement et mystérieusement , comme par la peste ? Certes ! la marche de l' épidémie est moins invisible que cette main qui tue ! Et nous sommes là , tous quatre , frissonnants , les yeux grands d' épouvante , interrogeant la profondeur de la lumière toute vibrante encore du cri de la mort ! Qui donc est mort ? Ou qui donc va mourir ? Quelle bouche expirante laisse maintenant échapper ce gémissement suprême ? Comment nous diriger dans la lumière ? On dirait que c' est la clarté du jour elle-même qui se plaint et soupire . Le plus effrayé est * Rouletabille . Je l' ai vu dans les circonstances les plus inattendues garder un sang-froid au-dessus des forces humaines ; je l' ai vu , à cet appel du cri de la mort , se ruer dans le danger obscur et se jeter comme un sauveur héroïque dans la mer des ténèbres ; pourquoi aujourd'hui tremble -t-il ainsi dans la splendeur du jour ? Le voilà , devant nous , pusillanime comme un enfant qu' il est , lui qui prétendait agir comme le maître de l' heure . Il n' avait donc point prévu cette minute -là ? cette minute où quelqu' un expire dans la lumière de midi ? * Mattoni , qui passait à ce moment dans la baille , et qui a entendu , lui aussi , est accouru . Un geste de * Rouletabille le cloue sur place , sous la poterne , en immuable sentinelle ; et le jeune homme , maintenant , s' avance vers la plainte , ou plutôt marche vers le centre de la plainte , car la plainte nous entoure , fait des cercles autour de nous , dans l' espace embrasé . Et nous allons derrière lui , retenant notre respiration et les bras étendus , comme on fait quand on va à tâtons dans le noir , et que l' on craint de se heurter à quelque chose que l' on ne voit pas . Ah ! nous approchons du spasme , et quand nous avons dépassé l' ombre de l' eucalyptus , nous trouvons le spasme au bout de l' ombre . Il secoue un corps à l' agonie . Ce corps , nous l' avons reconnu . C' est * Bernier ! c' est * Bernier qui râle , qui essaye de se soulever , qui n' y parvient pas , qui étouffe , * Bernier dont la poitrine laisse échapper un flot de sang , * Bernier sur qui nous nous penchons , et qui , avant de mourir , a encore la force de nous jeter ces deux mots : * Frédéric * Larsan ! Et sa tête retombe . * Frédéric * Larsan ! * Frédéric * Larsan ! Lui partout et nulle part ! Toujours lui , nulle part ! Voilà encore sa marque ! Un cadavre et personne , raisonnablement , autour de ce cadavre ! ... Car la seule issue de ces lieux où l' on a assassiné , c' est cette poterne où nous nous tenions tous les quatre . Et nous nous sommes retournés , d' un seul mouvement , tous les quatre , aussitôt le cri de la mort , si vite , si vite , que nous aurions dû voir le geste de la mort ! Et nous n' avons rien vu que de la lumière ! ... Nous pénétrons , mus , il me semble , par le même sentiment , dans la Tour Carrée , dont la porte est restée ouverte ; nous entrons sans hésitation dans les appartements du vieux * Bob , dans le salon vide ; nous ouvrons la porte de la chambre . Le vieux * Bob est tranquillement étendu sur son lit , avec son chapeau haut de forme sur la tête , et près de lui , veille une femme : la mère * Bernier ! En vérité ! comme ils sont calmes ! Mais la femme du malheureux a vu nos figures et elle jette un cri d' effroi dans le pressentiment immédiat de quelque catastrophe ! Elle n' a rien entendu ! elle ne sait rien ! ... Mais elle veut sortir , elle veut voir , elle veut savoir , on ne sait quoi ! Nous tentons de la retenir ! ... C' est en vain . Elle sort de la tour , elle aperçoit le cadavre . Et c' est elle , maintenant , qui gémit atrocement , dans l' ardeur terrible de midi , sur le cadavre qui saigne ! Nous arrachons la chemise de l' homme étendu là et nous découvrons une plaie au-dessous du coeur . * Rouletabille se relève avec cet air que je lui ai connu quand il venait au Glandier d' examiner la plaie du cadavre incroyable . - On dirait , fit -il , que c' est le même coup de couteau ! C' est la même mesure ! Mais où est le couteau ? Et nous cherchons le couteau partout sans le trouver . L' homme qui a frappé l' aura emporté . Où est l' homme ? Quel homme ? Si nous ne savons rien , * Bernier , lui , a su avant de mourir et il est peut-être mort de ce qu' il a su ! ... * Frédéric * Larsan ! Nous répétons en tremblant les deux mots du mort . Tout à coup , sur le seuil de la poterne , nous voyons apparaître le prince * Galitch , un journal à la main . Le prince * Galitch vient à nous en lisant le journal . Il a un air goguenard . Mais |