_: | DéDICACE à C. SSE DE NOAILLES à madame la comtesse * De * Noailles née princesse * De * Brancovan madame , en quittant le rivage où respirèrent * Iphigénie et * Antigone , quel délice de trouver au front d' une jeune vivante les grâces flexibles et l' étincelle de l' * Ionie ! C' est que , jadis , vous avez vécu dans l' * érechthéion avec les jeunes filles qu' on nommait " les porteuses de rosée " . On vous entrevoit , dans la procession , qui tenez de vos deux mains le voile d' * Athéna ; et les jeunes gens de * Platon vous ont appelée : ma soeur . Quand les acropoles cessèrent de porter leurs fruits particuliers et redevinrent des rochers stériles auprès de la mer , vous ne vous êtes pas couchée dans le sable des morts avec les figurines d' argile . Vous avez vécu dans * Byzance , d' où votre ancêtre nous apporta le trésor des lettres antiques . Toute la suite des voyageurs ont vu les jeunes phanariotes chanter , danser et pleurer sous les vergers de la mer * Noire . Mais votre nom paternel évoque l' effort des vieilles races pour s' affranchir de la * Babel ottomane . Obscurs frissons , fièvres royales , quel beau livre on pourrait écrire avec l' histoire d' une goutte de sang grec ! Hier enfin , vous êtes venue , du * Danube comme * Ronsard , et de * Byzance comme * Chénier , nous offrir toute vive , mais attendrie par des siècles d' exil , cette délicatesse grecque dont les archéologues ne nous donnent qu' une idée languissante . Vos poèmes remplissent de plaisir nos débutants et nos maîtres . On s' émerveille du mariage d' un jeune coeur païen avec nos paysages . Un jardin que vous regardez en a plus de parfums et d' éclat ; il devient tel que furent , avant votre migration , j' imagine , les îles de l' * Archipel . Les réminiscences involontaires qui soutiennent votre génie nous aident à comprendre les mystères de l' inspiration , et l' on voit dans votre âme , comme dans une ruche de verre , se composer les lourds rayons dorés . Vous paraissez obéir docilement aux propositions de l' heure ; votre fantaisie bondit avec une sûreté joyeuse sur la minute qui passe , ou bien vous cédez à votre inclination comme une herbe qui ploie au bord du chemin , mais vous demeurez toujours une avisée petite-fille d' * Ulysse . Quand je lis vos romans , je songe parfois aux ruses des héros grecs . Il semble qu' une divinité champêtre se soit déguisée en parisienne pour observer , avec un détachement cruel , le petit manège des femmes . Les princesses de * Racine , quand elles rencontrent vos héroïnes dans un bois sacré de l' * île- * De- * France , on les voit rougir et sourire ; elles ne veulent pas vous suivre , elles vous reconnaissent pourtant . Ainsi , madame , ce n' est pas sans sujet que j' ai désiré inscrire votre jeune gloire sur la première page de ce voyage à * Sparte . Elle place sous l' invocation de la poésie un livre qui pourrait parfois sembler irrévérent à l' égard des belles choses . On ne me traitera pas de barbare , si vous me permettez de mettre à vos pieds mon admiration respectueuse . * Maurice * Barrès . chapitre premier . le dernier apôtre de l' hellénisme : au lycée de * Nancy , en 1880 , * M. * Auguste * Burdeau , notre professeur de philosophie , ouvrit un jour un tout petit livre : " je vais vous lire quelques fragments d' un des plus rares esprits de ce temps . " c' étaient les rêveries d' un païen mystique . pages subtiles et fortes , qui convenaient mal pour une lecture à haute voix , car il eût fallu s' arrêter et méditer sur chaque ligne . Mais elles conquirent mon âme étonnée . Avez -vous fait cette remarque que la clarté n' est pas nécessaire pour qu' une oeuvre nous émeuve ? Le prestige de l' obscur auprès des enfants et des simples est certain . Aujourd'hui encore , je délaisse un livre quand il a perdu son mystère et que je tiens dans mes bras la pauvre petite pensée nue . Les difficultés de la thèse de * Ménard , l' harmonie de ses phrases pures et maigres , l' accent grave de * Burdeau qui mettait sur nous une atmosphère de temple , son visage blême de jeune contremaître des ateliers intellectuels , tout concourait à faire de cette lecture une scène théâtrale . Trente petits provinciaux de * Lorraine et d' * Alsace n' étaient guère faits pour recevoir avec profit cette haute poésie essentielle , ce triple extrait d' * Athènes , d' * Alexandrie et de * Paris . Il eût mieux valu qu' un maître nous fournît une discipline lorraine et nous expliquât le destin particulier de ceux qui naissent entre la * France et l' * Allemagne . Le polythéisme mystique de * Ménard tombait parmi nous comme une pluie d' étoiles . J' ai horreur des apports du hasard : je voudrais me développer en profondeur plutôt qu' en étendue . Pourtant , je ne me plaindrai pas du coup d' alcool que nous donna , par cette lecture , * Burdeau . Depuis vingt années , * Ménard excite mon esprit . Peu après , vers 1883 , comme j' avais l' honneur de fréquenter chez * Leconte * De * Lisle , qui montrait aux jeunes gens une extrême bienveillance , je m' indignai devant lui d' avoir vu , chez * Lemerre , la première édition des rêveries presque totalement invendue . à cette date , je n' avais pas lu les préfaces doctrinales de * Leconte * De * Lisle , d' où il appert que l' esthétique parnassienne repose sur l' hellénisme de * Ménard , et j' ignorais que les deux poètes eussent participé aux agitations révolutionnaires et stériles que le second empire écrasa . Je fus surpris jusqu'à l' émotion par l' affectueuse estime que * Leconte * De * Lisle m' exprima pour son obscur camarade de jeunesse . Je fus surpris , car ce terrible * Leconte * De * Lisle , homme de beaucoup d' esprit , mais plus tendre que bon , s' exerçait continuellement au pittoresque , en faisant le féroce dans la conversation ; je fus ému , parce qu' à vingt ans , un novice souffre des querelles des maîtres que son admiration réunit . * Leconte * De * Lisle me peignit * Ménard comme un assez drôle de corps ( dans des anecdotes , fausses , je pense , comme toutes les anecdotes ) , mais il y avait , dans son intonation , une nuance de respect . C' est ce qu' a très bien aperçu un poète , * M. * Philippe * Dufour . " j' étais allé voir * Leconte * De * Lisle , dit * M . * Dufour , au moment où la revue des deux mondes publiait ses hymnes orphiques : je suis content de ces poèmes , me déclara le maître , parce que mon vieil ami * Ménard m' a dit que c' est dans ces vers que j' ai le plus profondément pénétré et rendu le génie grec . " la jolie phrase , d' un sentiment noble et touchant ! Belle qualité de ces âmes d' artistes si parfaitement préservées que , bien au delà de la soixantaine , elles frissonnent d' amitié pour une même conception de l' hellénisme . " tout est illusion " , a répété indéfiniment * Leconte * De * Lisle , mais il a cru dur comme fer à une * Grèce qui n' a jamais existé que dans le cerveau de son ami . Heureux de donner un admirateur à * Ménard , qui ne s' en connaissait guère , * Leconte * De * Lisle me conduisit un matin chez * Polydor , humble et fameux crémier de la rue de * Vaugirard . Les grecs , fort éloignés de nos épaisses idées de luxe , ont toujours réduit leurs besoins matériels à une frugalité qui nous paraîtrait misérable . Le vieil helléniste avait une maison place de la * Sorbonne et , dans cette maison , une jeune femme charmante , mais il venait se nourrir pour quelques sous chez * Polydor . Je vis mon maître , je vis des petits yeux d' une lumière et d' un bleu admirables au milieu d' un visage ridé , un corps de chat maigre dans des habits râpés , des cheveux en broussailles : au total , un vieux pauvre animé par une allégresse d' enfant et qui éveillait notre vénération par sa spiritualité . Nul homme plus épuré de parcelles vulgaires . Si j' aime un peu l' humanité , c' est qu' elle renferme quelques êtres de cette sorte , que d' ailleurs elle écrase soigneusement . Depuis cette première rencontre , je n' ai jamais cessé d' entretenir des relations avec * Louis * Ménard . Je montais parfois l' escalier de sa maison de la place de la * Sorbonne . J' évitais que ce fût après le soleil couché , car , sitôt la nuit venue , en toute saison , il se mettait au lit , n' aimant pas à faire des dépenses de lumière . Il occupait à l' étage le plus élevé une sorte d' atelier vitré où il faisait figure d' alchimiste dans la poussière et l' encombrement . On y voyait toute la * Grèce en moulages et en gravures qu' il nous présentait d' une main charmante , prodigieusement sale . D' autres fois , nous faisions des promenades le long des trottoirs . Il portait roulé autour de son cou maigre un petit boa d' enfant , un mimi blanc en poil de lapin . Peut-être que certains passants le regardaient avec scandale , mais , dans le même moment , il prodiguait d' incomparables richesses , des éruditions , des symboles , un tas d' explications abondantes , ingénieuses , très nobles , sur les dieux , les héros , la nature , l' âme et la politique : autant de merveilles qu' il avait retrouvées sous les ruines des vieux sanctuaires . C' était un homme un peu bizarre , en même temps que l' esprit le plus subtil et le plus gentil , ce * Louis * Ménard ! En voilà un qui ne conçut pas la vie d' artiste et de philosophe comme une carrière qui , d' un jeune auteur couronné par l' académie française , fait un chevalier de la légion d' honneur , un officier , un membre de l' institut , un commandeur , un président de sociétés , puis un bel enterrement ! Il a été passionné d' hellénisme et de justice sociale , et toute sa doctrine , long monologue incessamment poursuivi , repris , amplifié dans la plus complète solitude , vise à nous faire sentir l' unité profonde de cette double passion . Comme * Jules * Soury , fils d' un opticien , et comme * Anatole * France , fils d' un libraire , * Louis * Ménard est né de commerçants parisiens , nés eux-mêmes à * Paris . Tous les trois , en même temps qu' ils m' émerveillent par leur aisance à respirer et à s' isoler au plus épais de la grande ville ( d' où ils s' absentent rarement ) , sont aimables , curieux , ornés , simples de moeurs . Tout aboutit et se combine dans leurs cerveaux ; ils sont , comme leur ville , des esprits carrefours , tout à la fois athées et religieux . * Ménard est né dans l' automne de 1822 ( 19 octobre ) , rue gît-le-coeur . Il eut pour compagnon d' études , au collège * Louis- * Le- * Grand , * Baudelaire qui le précédait de deux ans . En 1846 , ils firent la connaissance de * Leconte * De * Lisle qui débarquait à * Paris . Celui -ci m' a raconté que , dès le premier jour , * Baudelaire leur récita la barque de don * Juan . je crois avoir distingué que * Leconte * De * Lisle appréciait mal * Baudelaire . Le désir de produire de l' effet rendait le jeune * Baudelaire insupportable : les poètes sont souvent démoniaques . Et puis , son parti pris aristocratique devait choquer dans ce petit cénacle où les * Leconte * De * Lisle , les * Ménard , les * Thalès * Bernard participaient de l' esprit généreux et absurde du * Paris révolutionnaire à la fin du règne de * Louis- * Philippe . * Ménard travaillait dans le laboratoire du chimiste * Pelouze . On lui doit la découverte du collodion , d' un usage si important par ses applications au traitement des plaies , à la chirurgie , aux matières explosibles et par son emploi décisif pour la photographie . C' est encore lui qui , le premier , réussit à cristalliser la mannite électrique , le plus puissant explosif connu . Au jugement de * M . * Marcelin * Berthelot , * Ménard était près des grandes découvertes modernes . Il tentait la fabrication du diamant , à côté de son ami * Paul * De * Flotte , qui cherchait à faire de l' or quand la révolution de 1848 éclata . Tous ces jeunes gens se jetèrent dans le mouvement socialiste . * Louis * Ménard , transporté d' indignation par les fusillades de juin , publia des vers politiques , gloria victis , et toute une suite d' articles , intitulés : prologue d' une révolution , qui lui valurent quinze mois de prison et 10000 francs d' amende . Il passa dans l' exil , où il s' attacha passionnément à * Blanqui et connut * Karl * Marx . Il vivait en aidant son frère à copier une toile de * Rubens . * Leconte * De * Lisle , envoyé en * Bretagne par le club des clubs , pour préparer les élections , était resté en détresse à * Dinan . Il gardait sa foi républicaine , mais se détournait , pour toujours , de l' action . Il s' efforça de ramener le proscrit dans les voies de l' art : " en vérité , lui écrivait -il , n' es -tu pas souvent pris d' une immense pitié , en songeant à ce misérable fracas de pygmées , à ces ambitions malsaines d' êtres inférieurs ? Va , le jour où tu auras fait une belle oeuvre d' art , tu auras plus prouvé ton amour de la justice et du droit qu' en écrivant vingt volumes d' économie politique . " le grand silence de l' empire les mit tous deux au même ton . Et * Ménard , à qui l' amnistie de 1852 venait de rouvrir les portes d' une * France toute transformée , s' en alla vivre dans les bois de * Fontainebleau . Si l' on feuillette l' histoire ou simplement si l' on regarde autour de soi , on est frappé du grand nombre des coureurs qui lâchent la course peu après le départ , et qui , voyant le train dont va le monde , ne daignent pas concourir plus longtemps . Les hommes sont grossiers et la vie injuste . On peut s' exalter là-dessus et dénoncer les violences des puissants et la bassesse des humbles ; on peut aussi se réfugier dans le rêve d' une société où régneraient le bonheur et la vertu . Cette société édénique , selon * Ménard , ce fut la * Grèce . Il entreprit de la révéler aux cénacles des poètes et des républicains . * José- * Maria * De * Heredia a souvent entendu * Ménard lire du grec : " * Ménard prenait un vieil in-folio à la reliure fatiguée , * Homère , * Anacréon , * Théocrite ou * Porphyre , et traduisait . Aucune difficulté du texte ne pouvait l' arrêter , et sa voix exprimait une passion telle que je n' en ai connue chez aucun autre homme de notre génération . La vue seule des caractères grecs le transportait ; à la lecture , il était visible qu' il s' animait intérieurement ; au commentaire , c' était un enthousiasme . Sa face noble s' illuminait . Il en oubliait les soins matériels de la vie . Un soir d' hiver que nous expliquions l' antre de * Porphyre , je dus lui dire tout à coup qu' il faisait plus froid dans sa chambre sans feu que dans l' antre des nymphes . " en sa qualité d' helléniste , * Ménard poursuivait le divin sur tous les plans de l' univers : comme peintre dans la nature , comme poète dans son âme , comme citoyen dans la société . Il vécut et travailla avec les peintres de * Barbizon , avec * Troyon à * Toucques , avec * Jules * Dupré à l' * Isle- * Adam , avec * Rousseau . Pendant dix années , il a exposé une quantité de paysages au salon . Le public les méconnut , mais * Théophile * Gautier les aima . J' ai vu l' entassement des toiles de * Ménard couvertes de poussière dans sa maison de la * Sorbonne . On dit avec justesse que le délicieux peintre-poète * René * Ménard a hérité et employé les dons de son oncle . Après avoir inspiré les hautes pages d' esthétique qui précèdent la première édition des poèmes antiques , * Louis * Ménard publia ses propres poésies ( 1855 ) , mais en façon de testament . S' était -il découragé devant la maîtrise de son ami ? " je publie ce volume de vers , qui ne sera suivi d' aucun autre , disait -il , comme on élève un cénotaphe à sa jeunesse . Qu' il éveille l' attention , ou qu' il passe inaperçu , au fond de ma retraite , je ne le saurai pas . Engagé dans les voies de la science , je quitte la poésie pour n' y jamais revenir . " essentiellement , ce qu' il demandait à l' étude de l' hellénisme , c' était d' accorder ses méditations et son activité , ses rêves d' art , sa turbulence révolutionnaire de jeune parisien et son incontestable générosité citoyenne . Au cours de ses longues rêveries dans les bois , sa prédilection pour la * Grèce et sa haine de la constitution de 1852 s' amalgamèrent . Il s' attacha au polythéisme comme à une conception républicaine de l' univers . Pour les sociétés humaines comme pour l' univers , l' ordre doit sortir de l' autonomie des forces et de l' équilibre des lois ; la source du droit se trouve dans les relations normales des êtres et non dans une autorité supérieure : * Homère et * Hésiode prononcent la condamnation de * Napoléon * Iii . * Ménard exposait ces vues à * M . * Marcelin * Berthelot , au cours de longues promenades péripatéticiennes , sous les bois paisibles de * Chaville et de * Viroflay . * M. * Berthelot et son ami * Renan étaient des réguliers . Ils pressèrent * Ménard de donner un corps à ses théories ingénieuses sur la poésie grecque , les symboles religieux , les mystères , les oracles , l' art , et de passer son doctorat . Ils auguraient que sa profonde connaissance du grec lui assurerait une belle carrière universitaire . La soutenance de * Ménard eut beaucoup d' éclat . Nous avons sa thèse dans le livre qu' il a intitulé : la morale avant les philosophes , et qu' il compléta , en 1866 , par la publication du polythéisme hellénique . c' est quelque chose d' analogue , si j' ose dire , au fameux livre de * Chateaubriand ; c' est une sorte de génie du polythéisme . le polythéisme était un sentiment effacé de l' âme humaine ; * Ménard l' a retrouvé . Il est le premier qui n' ait pas partagé l' indignation de * Platon contre la mort de * Socrate . * Socrate se croyait bien sage de rejeter les traditions antiques et de dénoncer des fables grossières ; il pensait épurer l' intelligence athénienne et dissiper les ténèbres de l' obscurantisme , mais un scepticisme général sortit de son enseignement . Un peuple qui a renié ses dieux est un peuple mort , écrit * Ménard . Et ce n' est pas l' art seulement , c' est la liberté qui mourait avec le polythéisme . Le nouveau docteur désirait de partir pour la * Grèce et il allait l' obtenir , quand un fonctionnaire s' y opposa , sous prétexte que la thèse du postulant se résumait à dire que " le polythéisme est la meilleure des religions , puisqu' elle aboutit nécessairement à la république " . Ce fonctionnaire impérial avait bien de l' esprit . Avec son émotivité d' artiste et de parisien , * Ménard était à point pour participer à tous les enthousiasmes et toutes les bêtises de l' année terrible . heureusement qu' une pleurésie l' empêcha de prendre part à la commune . Il se serait fait tuer sur les barricades ou exécuter par les tribunaux de répression . Il ne put que la glorifier . Ses amis blâmèrent son exaltation . Il s' enfonça tout seul dans l' ombre . Il y médita son chef-d'oeuvre , les rêveries d' un païen mystique . ce petit volume mêlé de prose et de vers , d' une dialectique allègre et d' un goût incomparable , un des honneurs du haut esprit français assailli par le vulgaire et par les étrangers , peut servir de pierre de touche pour reconnaître chez nos contemporains le degré de sensibilité intellectuelle . Nos plus illustres mandarins , la chose éclate avec scandale dans le tombeau de * Louis * Ménard ( édité par le jeune * édouard * Champion ) , ignoraient ou ne comprirent pas * Ménard . C' est qu' à notre époque , il y a plus d' écrivains à tempérament que d' esprits justes et plus de brutalité que de maîtrise . Sur le tard , l' auteur des rêveries eut une grande satisfaction . Le conseil municipal de * Paris , soucieux de dédommager un vieil enthousiaste révolutionnaire , créa pour * Ménard un cours d' histoire universelle à l' hôtel de ville . Louons les gens d' esprit qui firent agréer * Ménard par une majorité d' anticléricaux et de socialistes bien incapables de le juger . En réalité , les idées sociales et religieuses du vieil hellénisant ne pouvaient satisfaire aucun parti ; même elles devaient déplaire gravement à tous les élus , de quelque coterie qu' ils fussent , car le programme politique de * Ménard , c' est , avant tout , la législation directe et le gouvernement gratuit , qu' il emprunte aux républiques de l' antiquité . * Ménard méprisait de tout son coeur notre prétendue démocratie : " je resterai dans l' opposition , m' écrivait -il un jour , tant que nous ne serons pas revenus à la démagogie de * Périclès . " dans cette attente , et pour mieux protester contre un siècle trop peu athénien , il se tenait dans les partis extrêmes ; mais il repoussait le parti des satisfactions du ventre . Il ne pensait pas qu' on pût se passer d' une règle idéale pour la conduite de la vie . Cela éclate dans ses cours , dédiés à * Garibaldi , comme au champion de la démocratie en * Europe . Ils sont d' un grand esprit , mais qui mêle à tout des bizarreries . " j' aime beaucoup la sainte vierge , m' écrivait -il ; son culte est le dernier reste du polythéisme . " à l' hôtel de ville , il justifiait les miracles de * Lourdes et , le lendemain , faisait l' éloge de la commune . Le scandale n' alla pas loin , parce que personne ne venait l' écouter . En hiver , * Ménard professait dans la loge du concierge de l' hôtel de ville . à quoi bon chauffer et éclairer une salle ? N' était -il pas là très bien pour causer avec l' ami et unique auditeur qui le rejoignait ? C' est peut-être chez ce concierge et dans les dernières conversations de * Ménard qu' on put le mieux profiter de sa science fécondée par cinquante ans de rêveries . Ce poète philosophe n' avait jamais aimé le polythéisme avec une raison sèche et nue ; mais , à mesure qu' il vieillit , son coeur , comme il arrive souvent , commença de s' épanouir . Il laissa sortir des pensées tendres qui dormaient en lui et qu' un * Leconte * De * Lisle n' a jamais connues . Il me semble que nous nous augmentons en noblesse si nous rendons justice à toutes les formes du divin et surtout à celles qui proposèrent l' idéal à nos pères et à nos mères . * Leconte * De * Lisle m' offense et se diminue par sa haine politicienne contre le moyen âge catholique . Il veut que cette haine soit l' effet de ses nostalgies helléniques ; j' y reconnais plutôt un grave inconvénient de sa recherche outrancière , féroce du pittoresque verbal . Le blasphème est une des plus puissantes machines de la rhétorique , mais une âme qui ne se nourrit pas de mots aime accorder entre elles les diverses formules religieuses . * Ménard se plaisait à traduire sous une forme abstraite les dogmes fondamentaux du christianisme , afin de montrer combien ils sont acceptables pour des libres penseurs . Et par exemple , il disait que , si l' on voulait donner au dogme républicain de la fraternité une forme vivante et plastique , on ne pourrait trouver une image plus belle que celle du juste mourant pour le salut des hommes . Je soupçonne bien qu' il y a une part de jeu littéraire dans cette interprétation des symboles , mais elle est servie , protégée par un goût exquis . C' est de la science animée par l' amour le plus délicat . Et puis , de tels jeux de l' esprit sont d' une grande importance pour la paix sociale . Ils permettent de concilier la foi , le doute et la négation ; ils aident des athées , des esprits passionnés pour l' analyse à éviter l' anarchie et à s' accommoder de l' ordre traditionnel qui porte nos conceptions de la vertu . Je ne puis pas regarder sans attendrissement la position qu' a prise * Ménard dans l' équipe des * Burnouf , des * Renan , des * Taine et des * Littré . Ces grands travailleurs attristés , attristants , nous font voir les dieux incessamment créés et puis détruits par nous autres , misérables hommes imaginatifs . La conséquence immédiate de cette vue sur la mutabilité des formes du divin devrait être de nous désabuser des dieux . Mais par une magnifique ressource de son âme de poète , * Louis * Ménard y trouve un argument de plus en leur faveur . Ils sont tous vrais , puisqu' on doit voir en eux les affirmations successives d' un besoin éternel . Que l' on me passe une image qui n' est irrespectueuse qu' en apparence . * Ménard me fait songer à la soeur de * Claude * Bernard , qui , pour réparer les crimes de la physiologie , a ouvert un asile de chiens . * Louis * Ménard , le compagnon de ces philologues qui détruisirent , chez nous , la religion , a prétendu abriter dans son intelligence tous les dieux . Il ne les jette point ignominieusement au scheol ; il les recueille et les honore comme sur un olympe , dans sa conscience d' historien et d' artiste . Chez ce grand aryen vivent côte à côte toutes les formes de l' idéal . * Ménard n' a pas jeté le cri blasphémateur de * James * Darmesteter , un cri dont * Leconte * De * Lisle se convulsait de plaisir . * James * Darmesteter , âpre prophète d' * Israël , a vu dans un songe le * Christ tombé du ciel et assailli par les huées des mille dieux qu' il avait détrônés : " te voilà donc blessé comme nous , galiléen , te voilà semblable à nous . Ta splendeur s' est éteinte et tes lyres se sont tues . " * Ménard n' admet point qu' aucune splendeur se soit éteinte , ni qu' aucune lyre se soit tue . Il prophétise la communion universelle des vivants et des morts , la grande paix des dieux . Et , spécialement , il honore dans le christianisme l' héritier de la morale grecque . Entre tous les grands systèmes encore vivants de philosophie sociale , seule la doctrine du * Christ fait une place pour l' énergie virile de la lutte contre soi-même , pour l' héroïque effort de la volonté ; elle établit la suprématie de l' âme sur les attractions du dehors . Toutefois , pour nuancer exactement la pensée chrétienne de * Ménard , observons qu' il disait : " je ne puis être chrétien qu' à la condition d' être protestant , car je tiens absolument à garder mon droit illimité de libre examen et d' interprétation . " peut-être suivait -il là une inclination de famille ; je suppose que c' est lui-même qui parle , quand il fait dire à un personnage de ses petits dialogues : " mon trisaïeul est mort dans la persécution qui suivit la révocation de l' édit de * Nantes et ses enfants ont été convertis au catholicisme par autorité du roi . " plus sûrement , il subissait les mêmes influences intellectuelles qui décidèrent un * Taine , né catholique et devenu un pur stoïcien , à réclamer pour son enterrement un pasteur . Dans ce temps -là , * Renouvier , l' ami de * Ménard , voulait protestantiser la * France . Il faudra qu' on étudie un jour comment la crise de 1870 - 71 obligea et oblige encore les libres penseurs individualistes à reconnaître la nécessité d' un lien social , d' une religion . La * Grèce avait été présente sous chacune des pensées et l' on peut dire sous chacun des actes de * Ménard . C' est sur la guerre de l' indépendance hellénique , de 1821 à 1828 , qu' il fit ses dernières leçons . Ce suprême hommage à ses chers hellènes fut d' ailleurs annulé par l' étrange manie où il venait de tomber . Vers la fin de sa carrière , ne s' avisa -t-il pas de se passionner pour la réforme de l' orthographe ! Ses ouvrages n' ayant jamais eu les lecteurs auxquels son génie l' autorisait à prétendre , il s' occupa consciencieusement à dégoûter ses rares fidèles . Il fit des sacrifices pour qu' on réimprimât les rêveries d' un païen mystique en orthographe simplifiée . Il ne simplifiait ni la tâche de ses lecteurs ni la tâche de ses imprimeurs . Ce nouveau texte est ignoble à l' oeil et , pour le comprendre , il faut le lire à haute voix . J' ai eu l' honneur d' avoir * Ménard pour collaborateur à la cocarde ( septembre 1894 à mars 1895 ) , où furent ébauchées toutes les idées d' une régénération française . Il s' agissait de faire " sentir que le parti fédéraliste était le parti national et que le parti national perdrait les trois quarts de ses forces s' il ne devenait pas un parti fédéraliste . On insistait pour substituer au patriotisme administratif un patriotisme terrien et remplacer l' image de la * France idéale chère à quelques rhéteurs par l' idée d' une * France réelle , c' est-à-dire composée , comme dans la réalité , de familles , de communes et de provinces : tous éléments non point contraires ou divisés entre eux , mais variés , sympathiques et convergents " . * Louis * Ménard nous avait apporté une belle étude : les classes dirigeantes et les ennemis de la société . il désira qu' elle fût orthographiée d' après son système . Il fallut plus de cinq épreuves pour arriver à maintenir les fautes que la grammaire réprouvait , et que * Ménard exigeait . Quand le secrétaire de rédaction , enfin , eut obtenu le bon à tirer , le public se fâcha : " quel charabia incompréhensible ! " et * Ménard se désolait : " ils ont encore corrigé mes fautes . " il y a du défi au public dans cette extrémité d' un homme de grand goût gâtant son oeuvre à plaisir . Une part de responsabilité est imputable à mon homonyme * M . * Jean * Barès , qui est venu de * Colombie à * Paris pour réformer le français . Un galant homme , d' ailleurs , et qui donne de toutes les manières l' exemple du sacrifice . Il consacre ses revenus à subventionner ceux qui écrivent aussi mal que lui , c' est-à-dire qui suppriment les lettres redoublées , et même , pour donner l' exemple , il s' est exécuté , il a supprimé un r dans notre nom . Mais pourquoi ne s' appelle -t-il pas * Jan , comme jambon ? Puisque toute manière d' écrire est conventionnelle , je ne perdrai pas mon temps à apprendre une nouvelle orthographe . L' honorable colombien me dit qu' il y a des règles compliquées et des mots difficiles . Eh ! Monsieur ! Qui vous empêche de faire des fautes ? On ne vous mettra pas à l' amende . Je souhaite que * M . * Jean * Barès échoue dans son apostolat . Pour tout le reste , mes voeux l' accompagnent , car il plaisait beaucoup , je dois le reconnaître , à mon vénéré maître * Ménard . D' ailleurs nous devons à ce fâcheux * M . * Barès une page délicieuse . Je veux la transcrire , charmante et bizarre , telle qu' il l' a donnée dans le tombeau de * Louis * Ménard . malgré tous ses déboires , * Ménard avait conservé un fond de gaîté ... lors de sa dernière vizite au " réformiste " ( c' est le journal de * M . * Barès ) , nous cauzâmes longuement de la réforme , de la vie et même de la mort q'il sentait venir . - je suis vieus et bien cassé , me dizait -il , néanmoins une bien grande et bèle dame est devenue amoureuse de moi et a solicité mon portrait . - diable , lui dis -je , céte dame ne semble pas vous croire aussi cassé qe vous prétendez l' être . - je n' en sais rien , me dit -il , mais le fait est vrai . - mon cher maître , je n' en doute pas . - oui , je vois qe vous en doutez , et pour qe vous n' en doutiez plus , je vais vous dire son nom . - comme vous voudrez . - eh bien ! La dame en qestion n' est autre qe la ville de * Paris qi m' a demandé le portrait dont je vous ai parlé pour le placer au muzée du * Luxembourg . aussitôt son explication terminée , le cher maître se mit à rire et je fis comme lui , bien qe ce fût un peu à mes dépens . un moment plus tard * Ménard reprenait : - la ville de * Paris n' est pas la seule dame qi me dézire , je suis aussi courtisé par une autre . Céte dernière est moins bèle , mais èle est encore plus puissante , ce qi ne suffit pas à me la faire aimer . Néanmoins , èle sait qe je ne la crains pas . Voulez -vous savoir son nom ? -je veux bien . - èle s' apèle la mort . hélas ! Les deus amoureuzes de l' inoubliable et grand * Louis * Ménard ont obtenu satisfaction : l' une a reçu le portrait et l' autre a emporté l' original . quelle charmante histoire , n' est -ce pas , mais quelle cacographie ! La dernière fois que je vis * Louis * Ménard , il se réjouissait d' une longue étude que * Philippe * Berthelot , le fils de l' illustre savant , projetait sur son oeuvre . Je me serais bien mal expliqué dans les pages qui précèdent si l' on pouvait admettre chez le vieux philosophe déclinant la moindre vanité d' auteur : " ne parlez pas de moi , parlez de mes idées " , disait -il à son jeune admirateur . * Philippe * Berthelot promit à * Louis * Ménard de " bien parler des dieux d' * Homère " . Le pauvre et charmant homme est mort sans cette satisfaction qu' il attendait impatiemment . Depuis lors , * Philippe * Berthelot a publié des pages choisies , précédées d' une étude digne de son objet . J' en veux citer une belle page : * Louis * Ménard est mort le 9 février 1901 , dans cette petite rue du jardinet qui traverse la cour de * Rohan , blottie au creux d' un mur d' enceinte du vieux * Paris ; c' est là qu' il s' est éteint au milieu des ouvriers et des gens du peuple , pour qui il avait rêvé la justice ; au ras de terre , car il ne pouvait plus marcher . à son chevet le vieux païen a cru voir la sombre figure des érynnies et il a confessé ses fautes . Mais devons -nous oublier l' indifférence du siècle ? à son heure dernière , accablé par le sentiment de sa solitude , il a douté de son génie . Il est parti , délaissé par ceux à qui il avait tout donné ; mais pardonné de celle qu' il avait aimée et méconnue : c' est à peine si l' on a pu mettre dans sa main fermée une de ses belles médailles grecques , l' image divine d' * Athéné , l' obole que réclamait * Charon . il y a dans ces lignes harmonieuses et voilées tout le drame intime de la vie de * Ménard . J' ai bien des fois cherché à comprendre ce véritable scandale qu' est l' échec de * Louis * Ménard . Comment l' un des esprits les plus originaux de ce temps , à la fois peintre et poète , érudit et savant , historien et critique d' art , admiré de * Renan , de * Michelet , de * Gautier , de * Sainte- * Beuve , a -t-il pu vivre et mourir ainsi complètement inconnu du public ? L' ardeur de sa pensée démocratique a -t-elle éloigné de lui les craintifs amis des lettres ? A -t-il distrait la gloire en s' essayant dans des genres si divers ? Peut-être , mais surtout il y a trop de gens qui lisent aujourd'hui . Leur masse , en se portant sur un livre médiocre , crée des succès injustifiés et rejette dans l' ombre des ouvrages de la plus haute valeur . Je crois , en outre , que * Ménard fut gêné de la manière la plus déplorable et la plus comique par un tas d' homonymes . Sa découverte du collodion est attribuée par les dictionnaires spéciaux à un américain nommé * Maynard qui , de bonne foi , la refit en effet , après lui , et , sans les rectifications exigées par * M . * Berthelot , l' erreur durerait encore . Plusieurs littérateurs , dont un qui s' avisa de découvrir des " pages inédites " déjà publiées dans les oeuvres complètes de * Bossuet , portent les noms de * Menars , * Mesnard , * Maynard et même de * Louis * Ménard ; ils n' ont pas peu contribué à embrouiller les notions du public . Un jour que j' avais cherché dans un article de journal à tracer de notre maître une image exacte et noble , un lecteur m' écrivit : " merci , monsieur , de nous avoir donné , à ma femme et à moi , des nouvelles du joyeux compagnon qui nous a tant fait rire dans un voyage à * Dieppe l' an dernier . Nous avions bien soupçonné que ce charmant garçon écrivait , car personne ne tournait comme lui le calembour . " mon correspondant s' égarait grossièrement . Le sentiment religieux demeura toujours le centre de * Ménard , et même cette préoccupation suffit à expliquer son échec auprès du public . L' attitude d' un laïque et d' un libre penseur , qui , sans préoccupation polémique , étudie le divin , est peut-être bien ce qu' il y a de plus étranger à notre goût français . * Ménard posséda toutefois un disciple , * M. * Lami , esprit exalté , d' une rare distinction . Il ne le garda pas longtemps . Après avoir prié * Brahma toute une nuit , * M. * Lami se jeta par la fenêtre en disant : - je m' élance dans l' éternité . Un ami commun , * M. * Droz , ne voulut pas croire à cette mort extraordinaire . - je savais bien qu' il était fou , disait -il à * Ménard , mais je croyais que c' était comme vous . Ces hautes préoccupations du sentiment religieux plaisent beaucoup aux étrangers ; * Ménard , s' il était traduit , aurait un immense succès dans les pays anglo-saxons . Avant la guerre , il y avait des curiosités de cette sorte en * France . Elles nous valurent certaines méditations de * Lamartine , le * Port- * Royal de * Sainte- * Beuve , l' oeuvre de * Renan et la poésie de * Leconte * De * Lisle . Je suis arrivé à * Paris assez à temps pour en recueillir l' écho . Mais , de plus en plus , notre inaptitude à saisir ce qu' est la religion se constate par l' impuissance où nous sommes , plus qu' aucun autre peuple en * Europe , à résoudre nos difficultés éternelles de cléricalisme et d' anti-cléricalisme . Nos lettrés , à cette heure , ne font plus oraison . Pour ma part , je dois l' avouer , quand * Ménard , depuis l' acropole ou , plus exactement , depuis le serapeum d' * Alexandrie , regarde l' écroulement éternel de la matière divine , il m' inspire du respect plutôt qu' il ne conseille mon activité . J' admire son grand art d' écrivain qui n' appuie jamais ; je m' ennoblis en goûtant sa poésie ; sa figure solitaire , un peu bizarre , me repose de tant d' âmes intéressées ou communes ; parfois j' invoque son autorité , puisque aussi bien il a entrevu certaines conséquences de ce culte des morts qui semble se former dans nos grandes villes modernes ; et pourtant , sa pensée de fond , son polythéisme m' ennuie . C' est peut-être * Ménard qui m' a conseillé le voyage de * Grèce , mais sa voix , si plaisante sous le ciel nuancé de * Paris , n' a tout de même pas su m' émouvoir d' une vénération qui donnât leur sens plein , leur vie mystique aux temples quand je foulai le vieux sol pittoresque . chapitre II . Le départ : la curiosité qui m' oriente vers * Athènes m' est venue du dehors plutôt que de mon coeur profond . Si le salon de * Leconte * De * Lisle ( les * Ménard , les * Anatole * France , les * Henry * Houssaye ) n' avait pas eu tant de prestige sur mon imagination à vingt ans , irais -je de moi-même chercher dans l' * Athènes de * Périclès un complément de ma culture ? Sur le paquebot du * Pirée , je songe qu' en peu d' heures , j' aurais pu gagner * Barcelone et gravir le * Montserrat , ou bien franchir une fois encore le ravin de * Tolède et regarder les * Greco qui savent toujours , ainsi que les * Zurbaran de * Séville , me dire des paroles excitantes . C' est avec une sorte de maussaderie et pour remplir un devoir de lettré que je vais me soumettre à la discipline d' * Athènes . Saurai -je l' entendre ? Quand notre bateau doubla notre-dame de la garde , dix religieuses , pressées sur un banc du pont comme des oiseaux sur un bâtonnet , ont prié pour obtenir une traversée favorable . Leur latin de bréviaire éveille en moi une sensibilité catholique pas trop lointaine , mais qu' est -ce que le polythéisme d' * Hellas , tel que pour les initiés il flotte encore sur les débris du * Parthénon ? Un sage voyageur voudrait agir comme ces animaux qui prennent la couleur , la forme , l' apparence exacte des objets qui les entourent . Un beau voyage , c' est un cas de mimétisme . * Gautier épanouit une âme orientale , * Stendhal milanaise , * Corneille espagnole et * M . * Taine britannique . Certes un * Corneille se construit une * Espagne autrement forte que celle de * Gautier , mais enfin , l' un comme l' autre , ils ont su mettre de l' unité dans leur vision , et se faire de l' âme avec des beautés étrangères . Aurai -je leur bonheur ? Je suis d' une race qui trouva ses dieux au plus épais des forêts . Ils me favorisent encore en * Lorraine et en * Alsace , tandis que les divinités marines m' énervent avec leur sel et leur mobilité . J' ai traversé comme un colis des messageries , et nullement comme un * Ulysse , une mer qui m' embrouillait tout . Nous fîmes une courte relâche à * Naples , grossière et pleine de cris matinaux , sous un ciel voilé qui ne laissait point chanter * Ischia , * Castellamare , * Sorrente , ni le * Pausilippe . Dans la nuit , le * Stromboli jetait des flammes et prêtait à ces rêveries où , sur mer , l' esprit le mieux discipliné s' égare . Le commandant me dit : " nous passerons à deux heures du matin * Charybde et * Scylla . Par votre hublot , vous respirerez les orangers de la * Sicile . " nous franchîmes les limites de l' antiquité latine pour entrer dans la grecque . Après vingt-quatre heures , nous arrivâmes aux falaises basses de * Cythère . Aurais -je atteint l' âge de n' y voir qu' un écueil sans agrément ? Des îlots , puis les escarpements d' * Hydra me confirmèrent dans ma déception . Les géographes , en dénonçant l' aridité des contours du * Péloponèse , ne m' avaient point jusqu'alors gêné pour y amasser de la volupté , car j' imaginais une désolation émouvante comme le visage des héros vaincus ou , mieux encore , déchirante comme le cri des violons tziganes dans une nuit chargée de parfums . Mais , sous un ciel pareil au nôtre , j' ai vu leurs roches usées par les chèvres , dirait -on , plutôt que brûlées par une activité surhumaine . Ces lieux du miracle hellénique ont passé l' automne extrême où la fleur qui vient de défaillir couvre encore le sol de ses pétales . Si puissante est la force de ces grands noms de la poésie , qu' après quelques semaines , mon imagination , repoussant mon expérience , rétablit sur ces îlots des beautés enivrantes et vagues . Le mirage restaure son règne sur les pauvres écueils , d' où ma lorgnette l' avait chassé . Mais , en avril 1900 , comme je suivais la mer d' * Ionie et de * Crète , déçu par l' horizon , j' étais réduit à me pencher sur le sillage des illustres pèlerins qui vinrent avant moi chercher la raison dans sa patrie , et je subissais avec eux cette alternative d' ardeur et de déception où nous balancent des noms qui parlent si fort et des rivages si muets . Le quatrième jour , par un ciel lumineux et sur une mer indulgente , nous entrâmes au golfe d' * Athènes . Toute sauvagerie a disparu ; l' abrupt se transforme en netteté et fermeté . Voici les îles d' * égine , de * Salamine , et puis , dans une échancrure que forment deux belles montagnes , un rocher apparaît qui porte quelques colonnes et le triangle d' un fronton , le coeur hésite ; le doigt , le regard interrogent . Cette petite chose ? ... c' est l' acropole , semblable à un autel , et qui nous présente , avec la plus étonnante simplicité , le * Parthénon . Vue à trois lieues depuis la mer , au fond d' un golfe pur , resserrée entre les montagnes et sans défense , l' acropole émeut comme un autel abandonné . Eh quoi ! Tant de confiance ! Le plus précieux morceau de matière qui soit au monde s' expose si familièrement ! Un mouvement de vénération nous convainc avant que , de si loin et si vite , * Minerve ait pu toucher notre intelligence . Ce petit rocher ruineux se rattache en nous à tant d' idées préalablement associées que ce seul mot des passagers : " * Athènes ! Voici l' acropole ! " détermine dans ma conscience le même bruissement qu' un coup de vent dans les feuilles de la forêt . Mon jugement propre n' avait aucune part dans mon enthousiasme , car ce premier aspect d' * Athènes , exactement , me déconcertait par son apparence de bibelot bizarre ; mais les * Chateaubriand , les * Byron , les * Renan , les * Leconte * De * Lisle s' agitaient , faisaient une rumeur de foule dans les parties subconscientes de mon être . chapitre III . Première visite à l' acropole : je fis ma première visite au * Parthénon une heure après mon débarquement dans * Athènes . Encore mal débarrassé du sel marin et de la poussière du * Pirée , je me tenais sur le perron de l' hôtel et m' orientais vers l' acropole , quand de grands cris m' étonnèrent . Une voiture paysanne , sa roue rompue , venait de verser ; douze officieux accourus ramassaient un enfant , et sur son petit front le malheureux serrait ses mains instantanément sanglantes . Une émotion d' horreur anéantit ma joie . Un cocher empoigna l' enfant , courut vers son fiacre , le mit sur le siège à son côté et fouetta vers quelque pharmacie ; mais la victime , qu' il tenait d' une seule main et que le sang couvrait de plus en plus , faillit à un tournant retomber . Le beau ciel me révolta . " je vais goûter , me disais -je , un plaisir d' art , le plus grand , je crois , de ma vie ; que ne puis -je en le sacrifiant racheter la peine de ce faible ! " tandis que je gravissais l' acropole , non par la route carrossable , que je n' avais pas su trouver , mais à travers les masures des pentes et sur les vieux sentiers turcs , ma pensée , mise en mouvement par ce drame de la rue , s' en alla , je me le rappelle , vers ces enfants que la république , peu avant * Platée , lapida parce que leur père proposait d' accepter les avances des perses . C' est peut-être puéril que je teinte avec le sang de ce petit écrasé ma première image du * Parthénon , mais c' est un fait , et grâce auquel le * Parthénon m' a tout de suite été une émotion vivante . Si je fus sur l' acropole d' esprit médiocre ou peu rapide , du moins n' y ai -je pas conduit des nerfs enveloppés , protégés par la poussière des livres . Sur la haute terrasse , les propylées franchies , dans le premier émoi d' un spectacle longuement annoncé , et quand l' harmonie des monuments avec le cercle des montagnes ébranlait en moi ces ressources de respect que nous autres , bons celtes , nous promènerons toujours à travers les hommes et les choses , je me tournai d' instinct vers * Salamine et vers * Marathon pour remercier les soldats , les tueurs , qui permirent à la pensée grecque , à la perfection , d' exister . " non seulement leur pays conserve leurs noms gravés sur des colonnes , mais , jusque dans les régions les plus lointaines , à défaut d' épitaphes , la renommée élève à leur mémoire un monument immatériel . " ainsi parla , jadis , * Périclès . Et ma présence , après vingt-trois siècles , justifiait cet engagement . Mais , en même temps , je sentais combien de choses diaboliques soutiennent ce que nous jugeons divin . J' entendais la mère qui poursuivit * Périclès de ses lamentations . Cette mince circonstance méritait -elle que je la rapportasse ? Je perdrais sans gloire mon temps si , dans un voyage voulu pour mon perfectionnement , je manquais de sincérité envers moi-même . Qu' ai -je trouvé d' abord au milieu de cet horizon sublime et sur les rocailles de ce fameux rocher ? Quelque chose de ramassé , de farouche et de singulier , une dure perfection , sous laquelle je crus entendre des gémissements . chapitre IV . Les pas dans les pas : les yeux sans cesse rappelés vers le * Parthénon , j' ai , pendant quinze jours , parcouru l' * Athènes moderne , élégante , plaisante , j' allais dire pimpante , et les vieux quartiers , pleins de turqueries , où de gros personnages , vêtus de fustanelles , manient les grains de leurs fastidieux " komboloi " . Les masures accrochées aux flancs de l' acropole me redisaient la phrase dont vécut la mélancolie des voyageurs romantiques : " * Athènes n' est plus qu' un village albanais . " en visitant les fouilles récentes , l' * Agora , les maisons étroites des contemporains de * Périclès , leurs citernes , les puits où coulait le vin de leurs pressoirs , je me plaignais secrètement de trouver plus de " curiosités " archéologiques que de beautés évidentes . Bien que je doive en rougir , je me rends compte que je cherchais d' abord , dans * Athènes , des objets analogues à ceux qui , dans d' autres pays , m' avaient donné du bonheur . Je ne trouvai point d' agréments faciles , sensuels , dans ce pays de la raison . Timidité ou manque de goût , j' ajournais d' attaquer l' * Athènes essentielle , et je ne songeais pas à me placer moi-même au centre des beautés que j' entrevoyais . J' élaborai des jugements analogues à ceux des littérateurs qui me précédèrent ici . Avec une régularité qui mènerait au désespoir des hommes assez imprudents pour s' attarder à réfléchir sur notre effroyable impuissance , nous mettons éternellement nos pas dans les pas de nos prédécesseurs immédiats . Les ombres de * Byron et de * Chateaubriand , que j' avais amenées de * Paris , m' accompagnaient dans toutes mes dévotions . C' est à former des rêveries qui s' accordassent avec les leurs que j' employai ma première semaine , et du temple de * Thésée au * Pnyx , à l' aréopage et à la colline des nymphes , sous une lumière brûlante , j' ai vagué sans que le sol de l' * Attique me fût plus nourrissant que les gravats que paissaient , durant cette semaine de la pâque grecque , d' innombrables agneaux pascals . J' ai vu la tribune aux harangues . Je me suis trouvé incapable d' y ressusciter * Démosthène . Le contact des objets et la vue de ce petit canton hellénique , loin de servir mon imagination , la gênent , la désorientent . L' hellénisme , pour nous autres bacheliers , c' est un olympe , un ciel , le pays des abstractions académiques . Nul moyen de camper , sous ce beau ciel , mon * Démosthène des classes , qui était un type vague , un pâle esclave des professeurs . Au contraire , sans nul effort et presque malgré moi , je vois sur cette pierre , à la fois généreux et fat , * Alphonse * De * Lamartine , tel qu' il s' y complut un soir d' août 1832 , à comparer le sort de l' orateur avec le sort du poète . Il se promettait de réunir leurs deux destinées : " hélas ! Disait -il , les hommes , jaloux de toute prééminence , n' accordent jamais deux puissances à une même tête . " avidité d' une âme ardente à la vie ! Sur le tard , * Lamartine paya cette vaine gloire de sa jeunesse . " pourquoi ai -je réveillé l' écho qui dormait si bien dans les bois paternels ? Il me poursuit maintenant que je voudrais dormir à mon tour . " on apprécie toutes les nuances d' une telle vie , et l' on aime * Lamartine ; mais ses malheurs font à * Démosthène une draperie de théâtre , aussi belle qu' indifférente . Dans cette saison où les cerisiers en fleur atténuent les rocailles , j' ai tenté quelques courtes promenades . J' aurais voulu retrouver à * Karetea cette cabane d' albanais où * M . * De * Chateaubriand crut mourir de la fièvre ; dans son délire , il chantait la chanson de * Henri * Iv , il regrettait son ouvrage interrompu et * Mme * De * N ... , tandis qu' une jeune indifférente , de dix-sept ans et pieds nus , vaquait à ses travaux dans la pièce . Je me suis promené sous les oliviers peu nombreux de * Colone . Depuis longtemps , je m' étais promis d' y murmurer comme une formule magique le couplet de * Sophocle : " étranger , te voici dans une contrée célèbre par ses chevaux et le meilleur séjour qui soit sur la terre , c' est le sol du blanc * Colone . Les rossignols font entendre leurs plaintes mélodieuses dans ces bois sacrés , impénétrables à la lumière ; les arbres chargés de fruits y sont respectés des orages , et , dans ses fortes allégresses , * Bacchus aime de promener ici le cortège de ses divines nourrices . Chaque jour , la rosée du ciel y fait fleurir le narcisse aux belles grappes et le safran doré , couronne antique des deux grandes déesses . La source du Céphise y verse à flots pressés une onde qui ne dort jamais ... " la présence réelle des oliviers , des grèves où devait couler la rivière et des pures montagnes d' * Athènes , n' ajoutait rien à la force de * Sophocle , mais plutôt me communiquait la tristesse d' une déception . On me conseilla d' aller voir les danses qui , chaque année , le jour de pâques , se déroulent en feston sur la colline aride de * Mégare . Elles commémorent , dit -on , les exploits de * Thésée et cherchent à figurer les replis du minotaure . à une heure et demie d' * Athènes ( par le chemin de fer de * Corinthe ) , en face de l' île de * Salamine , la misérable * Mégare , d' aspect tout oriental , resserre six mille âmes dans des maisons blanches pareilles à des cubes de plâtre . Nous nous assîmes au café , sur l' antique * Agora . Quel ennui de décrire ce rassemblement ! Le député portant beau , fumant et riant , distribuait des poignées de main à des hommes en fustanelle . Des vendeurs ambulants criaient et offraient des pistaches ou de la menthe . Des petites filles en costumes locaux s' approchèrent de nos tables . Plusieurs avaient de beaux yeux ; leur misère donnait à toutes une grâce florentine . Elles nous regardaient sans bouger . Au moindre geste , fût -ce si nous prenions nos verres , elles tressaillaient , tortillaient leurs doigts , cachaient leurs cheveux . Vous aurez idée de cette délicatesse par les oiseaux de nos jardins publics qui s' apprivoisent si l' on ne bouge pas . Aucune ne mendiait ; elles prirent seulement quelques pastilles de menthe avec des petits doigts si durs que je crus sentir dans le creux de ma main les coups de bec d' une poule . La fête commença . Toutes les femmes de * Mégare , jeunes ou vieilles , formaient d' étranges lignes de danse , de marche , plutôt , conduites par un musicien . Sous le vaste soleil , les couleurs franches de leurs costumes traditionnels donnaient à l' oeil un plaisir net . Ni les tons , ni les gestes ne se brouillaient . Ces femmes faisaient trois pas en avant , deux pas en arrière , soutenues par ces lentes mélopées que nous appelons orientales . En vain attendait -on , il n' y avait à voir que ce remuement de leurs pieds et puis certaines manières incessamment variées d' enlacer leurs mains , cependant qu' un public mal discipliné encombrait tout le terrain . Cette danse a quelque chose de religieux , de simple et de grave . On la nomme , je crois , tratta . il est difficile de dégager l' impression qu' elle communique . Est -ce un néant d' intérêt ? Ou bien notre goût , émoussé comme celui des lecteurs de romans forcenés , ne sait -il plus apprécier des effets délicats ? Des jeunes filles anglaises mangeaient des sandwichs trop gros pour leur appétit et semblaient n' être venues que pour faire le bonheur des chiens de * Mégare . Les évolutions lentes et cadencées se succédèrent indéfiniment . Je me félicite à chaque pas de mon voyage en * Grèce d' être averti par la splendeur des noms . J' ai vu à * Palma * De * Majorque , dans le domaine de * Raxa , des rondes rustiques dont le décor et le caractère m' ont autrement touché que les danses de * Mégare . Celles -ci , ailleurs qu' en * Grèce , je les oublierais tout de suite . Eh bien ! J' aurais tort . Ces femmes ne valent pas en beauté , j' imagine , les anciennes courtisanes de * Mégare , qu' on appelait des sphinges ; leurs mouvements ne me semblent guère expressifs ; mais je suis en * Grèce , à l' école , et pourquoi mes sens dédaigneraient -ils de prendre des leçons de tempérance ? J' assiste à une fête municipale ; je devrais goûter son naturel où rien n' est trivial et qui m' avertit que la foire de * Neuilly est proprement ignoble . J' ai vu à * Mégare quelque chose dont nous ne pouvons rapprocher que nos processions catholiques ; mais à nos plus aimables rogations , il manque cet effacement de l' individu , cette subordination de chaque danseuse , dans l' équilibre et dans la convenance générale . Je me suis renseigné à l' école française d' * Athènes . " danses albanaises " , m' a -t-on répondu . Mais un athénien fort érudit m' affirme qu' elles appartiennent à la meilleure tradition grecque . Ces gens de * Mégare seraient de race dorienne . J' attends d' être fixé sur ce problème ethnique pour savoir si je m' ennuyai , ce mardi de la pâque grecque , à * Mégare . En revenant vers * Athènes , j' aurais voulu rencontrer ce paysan qui menait un âne chargé de raisin et que l' illustre * M . * Fauvel fit voir à * Pouqueville : " regardez * Neri , lui dit -il , * Neri le descendant des derniers princes d' * Athènes . Il ne revendique pas la couronne ducale de ses glorieux ancêtres ; il s' embarrasse aussi peu de son extraction que le gouvernement turc s' inquiète de ses droits sur l' * Attique . Sa dynastie succéda aux maisons de * La * Roche et de * Brienne , après la décadence des seigneurs français dans la * Grèce . La force lui a pris ce que l' astuce avait donné à ses pères . Aujourd'hui , le pauvre * Neri , aussi noble qu' un grand d' * Espagne , est devenu le plus simple et le plus humble des raïas de la terre classique . " ce petit-fils des * Neri , qui se balance derrière son âne , quel joli héros pour un * Walter * Scott ! Je m' informai de sa descendance . Mais vainement : il paraît que les * Neri sont trop jeunes pour ressortir à l' archéologie , et je dus rougir de m' évader ainsi des curiosités orthodoxes . chapitre V. J' analyse mon désarroi : heureux celui qui , de l' acropole , en face des collines classiques , réjouit pleinement son âme ! Quant à moi , je ne viens pas en * Grèce pour goûter un paysage . J' ai pu cueillir les gros oeillets d' * Andalousie et les camélias des lacs italiens , mais , à respirer au pied du * Parthénon les violettes de l' * Attique , je mésuserais de mon pèlerinage . Heureux encore qui se satisfait de comprendre , tant bien que mal , des parcelles de beauté ! Moi je puis me contenter avec des plaisirs fragmentaires . Où que je sois , je suis mal à l' aise si je n' ai pas un point de vue d' où les détails se subordonnent les uns aux autres et d' où l' ensemble se raccorde à mes acquisitions précédentes . Il y a quelques années , l' hellénisme , sur le haut de cette acropole , apparaissait à l' humanité dans une lumière spéciale et , chaque soir , le soleil couchant mettait au golfe d' * Athènes une coloration d' apothéose . ô beauté , maître idéal , décisive révélation ! Les plus virils penseurs professaient une foi naïve dans le miracle grec . Ils trouvaient ici une beauté , une vérité qui ne dépendaient d' aucune condition et qu' ils regardaient comme nécessaires et universelles : l' absolu . Et de qui veux -je parler ? De ceux -là mêmes qui dénient qu' une vérité universelle existe , des maîtres qui substituèrent à la notion de l' absolu la notion du relatif . Dans le temps où il dépouille * Jésus de sa divinité , * Renan maintient celle de * Pallas * Athéné . Il dit qu' * Athènes a fondé la raison universelle . * Taine nous trace de la société hellénique un tableau où il n' y a plus de place pour le mal , où le rêve et l' action s' harmonisent . Aux yeux de ce savant , enivré par les livres et par les moulages , le * Parthénon fonde la religion éternelle des artistes et des philosophes . Je reprendrais volontiers cette thèse . Aussi bien , ce qui me conduit vers * Athènes , c' est une affectueuse déférence pour la suite des hommes illustres qui vinrent ici respirer le parfum du vase dont les tessons jonchent le sol . Je serais fier de joindre ma voix aux cantates que sur l' acropole mes aînés entonnèrent . Mais tout de même , quand je me trouve dans un cadre limité , en face d' objets réels , les litanies admiratives doivent céder à un examen positif . Si plaisant qu' il soit de chanter , dans le cadre authentique , un chant appris sur les bancs de l' école , je dois tirer de mon effort un meilleur parti . Me voici sur le tas , au pied du mur . En cinq minutes , le contact des choses m' a fait mieux progresser que les plus lyriques commentaires . Après huit jours , je crois sentir que l' interprétation classique ne pourra pas être la mienne . à mon avis , * Pallas * Athéné n' est pas la raison universelle , mais une raison municipale , en opposition avec tous les peuples , même quand elle les connaît comme raisonnables . Pour entendre sa voix , penchez -vous , par exemple , sur le dialogue des athéniens et des méliens , élégant et dur , et d' un souverain bon sens . Les méliens refusaient d' accepter le joug d' * Athènes , ils plaidaient leur bon droit , l' honneur , la justice ; les autres répondaient froidement : " il faut se tenir dans les limites du possible et partir d' un principe universellement admis : c' est que , dans les affaires humaines , on se règle sur la justice quand de part et d' autre on en sent la nécessité , mais que les forts exercent leur puissance et que les faibles la subissent . " toute bête de proie qui serait capable de raisonner ses moeurs réinventerait naturellement cette formule . Dans l' intérieur d' * Athènes , au nom de l' intérêt public , les partis se déciment tour à tour , comme ils s' étaient accordés pour exterminer les cités rivales . L' * Athéna colossale , dressée en bronze par * Phidias à l' entrée de l' acropole , enveloppait sa ville d' un sourire caressant : c' est un sourire électoral . * Mm. * Heuzey et * Pierre * Paris remarquent que l' étiquette orientale imposait aux visages des rois et des dieux une expression impassible , mais que la vie libre des cités grecques obligeait les chefs des peuples et les dieux eux-mêmes à paraître aimables , à chercher la popularité . Cette déesse de la raison est proprement la raison d' état . Chez cette * Pallas * Athéné , dont les poètes et les philosophes tiennent le règne pour les temps de l' âge d' or , nulle autre moralité que la force . Sa tête portait le casque et son bras gauche un bouclier . Quand sa lance lui échappa , toute sa perfection et tout son prestige ne servirent de rien : elle subit cette même loi que de son clair regard elle avait reconnue . Je ne puis faire emploi d' aucune beauté , si je n' ai pas su établir une circulation de mon coeur à son coeur . Les amoureuses de * Racine avec toutes leurs syllabes harmonieuses sont incapables d' éveiller nos échos profonds , jusqu'à ce qu' un hasard nous présente réunies , dans une jeune déesse vivante , la beauté , la tendresse et la mesure . Et le docteur * Faust , encore , que m' était -il avant que j' approchasse du temps où , trop tard , je me dirai : " quand j' étais jeune , plutôt que de tant étudier , j' aurais dû jouir de la vie " ? Les plus justes raisonnements et l' étude la mieux dirigée ne me conduiront jamais jusqu'où me mettrait une soudaine démarche de mon coeur . Comment puis -je utiliser cette fameuse * Athènes où je rôde ? Il faudrait qu' en me repliant sur moi-même je trouvasse dans mon âme des réalités morales , des besoins et des émotions , analogues à celles qui s' expriment par ces statues , par ces architectures et par ces paysages grecs . Il faudrait ... parlons net , il faudrait que j' eusse le sang de ces hellènes . Le sang des vallées rhénanes ne me permet pas de participer à la vie profonde des oeuvres qui m' entourent . Je puis avoir quelque révélation . Le grand bas-relief de * Déméter , * Koré et * Triptolème , trouvé à * éleusis , les amazones d' * épidaure , les charités de * Phidias et la * Niké attachant sa sandale , me contraignent à reconnaître une suprématie dont * Sophocle et * Thucydide m' avaient d' ailleurs prévenu . Ces éclairs m' éblouissent , ils ne me guident pas . Après trois semaines d' * Athènes , on se dit : " il est probable que je suis devant la perfection , mais tout de même , je suis bien à l' aise . " c' était plus commode avec la conception de * Winkelmann , dont vécurent les * Goethe et plus près de nous les * Gautier , voire les * Leconte * De * Lisle . On opposait la sérénité grecque aux scrupules chrétiens . Cette thèse suffit -elle pour nous rendre intelligible l' art plastique de l' époque fameuse ? Allons donc ! Aujourd'hui nous savons un fait , c' est que nous ne possédons que des morceaux de boutique , des répliques commerciales . Une seule statue authentique est venue jusqu'à notre âge parmi celles que l' antiquité mettait réellement très haut : l' * Hermès de * Praxitèle à * Olympie . Eh bien ! Il est pommadé . Les frises de * Phidias ? Le barbare ploie le genou devant leur aisance divine . Mais de ces frises , * Phidias et l' antiquité ne faisaient pas le plus grand cas . Elles furent exécutées par des élèves , d' après les dessins du maître . Allons au court , l' oeuvre de * Phidias , c' était l' * Athéna en matière précieuse , c' est-à-dire ce qu' il y a de plus opposé à notre conception de l' art hellénique . Tout est trop clair , hélas ! Nous sommes de deux races . Ce que les meilleurs d' entre nous appellent leur hellénisme est un ensemble d' idées conçues dans * Alexandrie , dans * Séleucie , dans * Antioche , et que nos professeurs débitent . Cette idéologie que nous apportons naïvement de nos bibliothèques pour la confronter avec ces lieux fameux ne s' accorde pas avec les odeurs et avec la structure de ces ruines . Nous avons accepté la fiction d' une sorte de nationalité hellénique où l' on s' introduit par une culture classique . J' ai bavardé tout comme un autre sur l' hellénisme de * Racine , sur l' atticisme de * La * Fontaine et , par vitesse acquise , sur la plasticité grecque de la * George * Sand champêtre , d' * Anatole * France et de * Jules * Lemaître . Mais ce ne serait pas la peine que j' eusse fait le voyage pour que mon esprit restât dans un système . Quel rapport entre ces barbares héritiers d' une certaine culture hellénisante et les citoyens de l' * Athènes du sixième siècle ? La * Grèce , exactement , elle est un arbre mort après avoir produit certains esprits , auxquels on doit les principes de notre civilisation . Les libres hellènes disparus sous la montée des barbares , aucun peuple n' a sécrété le même génie . Bien plus , aucun de nous ne repensera leurs pensées . Dès la haute mer , en vue des côtes de la * Grèce , j' avais éprouvé un mouvement de défiance pour mes annonciateurs d' * Athènes . à mesure que je m' appliquais à m' adapter au climat des musées de la * Grèce , je soupçonnai leurs déclamations d' imposture , et bientôt , je commençai une manière de liquidation . Je congédiai les ombres de * Byron , de * Chateaubriand , de * Lamartine . Je les trouvais grossiers . L' impudence alcoolique du premier , la roide pompe du second , le bavardage du troisième m' apparurent , et l' on imagine ce que je pouvais penser de moi-même si j' en arrivais à traiter ainsi mes illustres maîtres . Je fus amené à me vider de toutes les idées que je me composais du sublime . Par exemple , j' admirais * Michel- * Ange et je pouvais , avec son aide , ressentir de l' héroïsme . Comme j' en étais fier ! Mais , en un tour de main , ce grand homme vient d' être jeté bas , et je ne puis plus supporter ses contorsions arbitraires en vue d' obtenir un effet . Ici les oeuvres les plus fameuses dédaignent tout moyen théâtral d' éblouir . Elles sont tout l' opposé du * Tintoret , de * Saint- * Pierre de * Rome , de nos cathédrales , de notre * Victor * Hugo ... ah ! Les grecs ne se sont pas " démanchés " ! Seulement ils avaient des âmes grecques ! Après trois semaines d' * Athènes , j' ai trouvé sur l' acropole la révélation d' une vie supérieure qui ne peut pas être la mienne . Cela m' irrite et me peine , me prive du bonheur calme que nous donnent à l' ordinaire l' art et la nature . Je ne souffre pas seulement de mon impuissance à m' identifier avec l' âme athénienne , mais encore de connaître avec évidence mon irrémédiable subalternité . La perfection de l' art grec m' apparaît comme un fait , mais en l' affirmant je me nie . On juge de mon trouble . Je faillis en donner une preuve trop sûre . Des échafaudages dressés sur la façade occidentale m' avaient permis d' examiner et de toucher avec la main les jeunes cavaliers de la frise dans la cella ; j' étais si préoccupé de l' effondrement de mon esthétique qu' en descendant l' échelle , je perdis l' équilibre . L' accident souligne assez bien que je progresse mal dans * Athènes , et que si je fais un pas en avant , c' est pour me détruire . En un tel lieu , c' eût été un manque détestable de goût . On a beau n' être qu' un barbare , il faudrait être exceptionnellement dépourvu d' atticisme pour terminer le petit poème de la vie sur une chute aussi prétentieuse . chapitre VI . Le palais des ducs d' * Athènes : * Le * Voyageur . - qu' aviez -vous besoin de détruire le palais des ducs d' * Athènes ? * Le * Pensionnaire * De * L' * école * Française * D' * Athènes . -j'ai détruit un palais ! * Le * Voyageur . - vous ou vos frères en archéologie grecque . En 1875 , vous avez démoli une tour sur l' acropole , à côté des propylées et du temple de la victoire * Aptère . Elle était une survivance du palais des ducs d' * Athènes ; c' est bien pour cela qu' elle vous gênait . Vous ne tenez aucun compte des souvenirs français en * Grèce . * Le * Pensionnaire . - ah ! Vous parlez de cette tour qu' on voit sur les anciens dessins de l' acropole . Elle n' a disparu qu' en 1875 ? On a vraiment trop attendu pour l' abattre . Elle ne présentait aucun intérêt . * Le * Voyageur . - pardon ! Elle m' intéresse . Les ducs d' * Athènes , cela m' enchante l' imagination . Un seigneur bourguignon qui se bâtit sur l' acropole un palais embrassant les * Propylées et la pinacothèque et se prolongeant jusqu'au temple d' * érechthée ... vous n' êtes pas séduit ? à mon goût , si le * Parthénon , que ne peut plus habiter * Minerve , demeurait ce qu' il fut un jour , la basilique de la mère de * Dieu , les chefs-d'oeuvre de l' art antique n' y perdraient rien ; ils seraient baignés de vie ; ils échapperaient à cette désolation , à cette mort de musée qui me gêne là-haut . * Le * Pensionnaire . - je vois que vous pourriez dire là-dessus de jolies choses , mais c' est de la fantaisie . * Le * Voyageur . - à moins que la fantaisie ne soit de contrarier , au nom de votre caprice , l' ordre des choses , et de gêner avec vos études et vos piétés , que je respecte , mes études et mes piétés , qu' il faut également respecter . Oh ! Je vous comprends bien : vous êtes un agrégé hellénisant et ne voulez connaître que l' antiquité ; mais si je suis un chartiste et un élève de * Viollet- * Le- * Duc , si j' aime * Buchon et lis nos vieilles chroniques , si je m' appelle * Courajod ou bien * Walter * Scott ? Le " miracle grec " c' est beau , mais le miracle français , je veux dire notre expansion au treizième siècle , ce n' est pas mal non plus . Vous me faites songer à ces ouvriers qu' on prie de collaborer à sa maison et qui détruisent , les uns les autres , leurs travaux . Le tapissier scie le bas de mes portes , parce qu' elles ne jouent plus sur le tapis qu' il vient de clouer ; le peintre que je charge de faire un raccord arrache brutalement le " capitonnage invisible " que le tapissier avait posé dans les joints des fenêtres et des portes : chacun de ces gens -là , pour faire du bel ouvrage , détruit d' autres ouvrages qui m' étaient également utiles . * Le * Pensionnaire . - vous n' allez tout de même pas comparer aux plus beaux vestiges de l' art classique une mauvaise tour carrée ! Le fait regrettable , le crime , ç'a été précisément de démolir une partie de l' aile sud des * Propylées pour édifier votre palais . * Le * Voyageur . - eh ! Monsieur , comme vous , je préfère les * Propylées au palais des ducs d' * Athènes , mais tel n' est pas le débat . En détruisant celui -ci , vous n' avez pas rétabli celui -là . Il n' est pas en votre pouvoir de remettre l' * Acropole dans sa jeunesse , ne gâtez donc pas sa vieillesse . Vous n' êtes intervenu dans la vie de ces ruines que pour appauvrir leur signification . C' est encore une beauté pour un monument dont les premières beautés sont irréparables , s' il est chargé de siècles , d' événements et d' émotion . * Le * Pensionnaire . - je connais votre point de vue . Il peut se soutenir et même il a été souvent soutenu ... * Renan ... * émile * Gebhart ... laissez -moi vous le dire : c' est un vieux bateau . Faut -il ramener les édifices à leur aspect primitif ou les accepter tels que les siècles nous les ont légués ? Là-dessus on a dit le pour et le contre , mais s' il s' agit de l' * Acropole , l' hésitation n' est pas permise . Nous avons le devoir de tout sacrifier pour dégager la pensée de * Phidias . * Le * Voyageur . - pour avoir supprimé tout ce qui ne vous semble pas du cinquième siècle , vous croyez avoir mis sous nos yeux la pensée de * Phidias ! Quelle aberration ! Vous avez simplement créé un nouvel état du * Parthénon , l' état de 1900 . La ruine nettoyée par vos soins est une fort belle chose , mais nul grec du cinquième siècle n' y reconnaîtrait les monuments religieux splendidement peints et ornés où se déroulaient les fêtes athéniennes . En reniant sur l' * Acropole mes braves compatriotes , les ducs d' * Athènes , vous avez cru tout arranger pour que je repense la pensée de * Périclès . J' en suis incapable comme devant . C' est la faute de votre document incomplet ; mais j' irai plus loin , et je dis que c' est la faute de mon âme . Parfaitement . Je n' ai pas l' âme grecque . J' ai une âme composite et par là fort capable de comprendre la signification de l' * Acropole que vous avez détruite . Vous avez , au nom de votre conception scolaire , mis bas un donjon qui , sous le soleil de l' * Attique , avait pris une belle couleur fauve et s' harmonisait avec le paysage . Ce * Parthénon incongru était justifié par l' histoire . Il n' était pas plus absurde que mon cerveau , où des parties grecques et romaines sont associées à une première conception celtique . Les blocs antiques écussonnés par les * Villehardouin et les * La * Roche , ducs d' * Athènes et de * Thèbes , ressemblent assez à ce que nous sommes , nous autres , pèlerins , indéfiniment métissés . Vous n' avez pas raisonné , vous vous êtes scandalisés ; il vous a paru intolérable que des reliques barbares souillassent le parvis d' * Athéna . Mais où est -elle , * Athéna ? Cette déesse s' est -elle réfugiée dans vos âmes ? Elle fut un instant du divin dans le monde . Eh bien ! Pour nous , aujourd'hui , le divin gît dans un sentiment très fort et très clair de l' évolution et de l' écoulement des choses . Nous protestons contre des iconoclastes qui gâtent les plus nobles démonstrations du temps . Le principe du développement des sociétés et des vérités , voilà ce que nous mettrait sous les yeux , avec un pittoresque inexprimable , le temple de * Pallas , compliqué d' une chapelle byzantine , d' un donjon féodal , d' un mirab musulman et d' un musée archéologique . La vue nette de ces constructions successives , l' apparente incohérence de tant d' efforts qui eurent chacun leur idéal et qu' un grand coeur sentirait dans leur unité , voilà une magnifique leçon de relativisme . Elle met dans mon esprit de l' ordre , et me moralise mieux mieux que ne peut faire l' incertaine * Athéna . Elle me communique un apaisement religieux quand vos effusions d' helléniste me tiennent en défiance . * Le * Pensionnaire . - nous n' avons jamais eu l' idée , que je sache , de restaurer le culte d' * Athéna . * Le * Voyageur . - alors , je ne vois plus à quoi vous pouvez servir . Si vous rebâtissez le temple , il faut de toute nécessité que vous tâchiez d' y faire rentrer le dieu . La pensée de * Phidias , la pensée de * Périclès sont inintelligibles si je ne me représente pas la conception morale qu' ils voulaient abriter , glorifier dans le * Parthénon . Ils concevaient sans doute une religion municipale , un ardent nationalisme . Tant bien que mal et au risque de faire mille confusions , je puis l' admirer du dehors ; je ne puis y participer . En revanche , quand je suis sur l' * Acropole , je me trouve , tout naturellement , rempli d' émotions qui tiendraient dans le * Parthénon composite et pour lesquelles la ruine de * Périclès est trop étroite . Par exemple , je me rappelle la petite ville de * Brienne où je passe si souvent et d' où sortirent des seigneurs qui régnèrent ici . Je me rappelle le général * Fabvier . Dans le chaos de 1823 , c' est peut-être ce lorrain qui a sauvé la * Grèce . Il n' y avait plus que l' * Acropole d' * Athènes qui résistât aux turcs . Mais les munitions commençaient d' y manquer . Une nuit , * Fabvier avec huit cents hommes débarque sur la plage de * Phalère , il traverse au pas de course et sabre à la main le gros de l' armée turque , chaque soldat portant de la farine et de la poudre . Il resta dans l' * Acropole pendant six mois de misère terrible . Mais * Athènes sauvée fut jointe au * Péloponèse et aux îles pour former la * Grèce indépendante . Les ducs de * Brienne sont sur le chemin que je parcours pour aller en * Lorraine . * Fabvier est de * Pont- * à- * Mousson . Notre sang nous force à sentir dans le mot de * Grèce autre chose que ce que l' * Hellade était pour * Périclès . * Le * Pensionnaire . - ça , c' est trop fort ! Je ne vois pas ce que le " sang français " vient faire là dedans ! Je suis un archéologue classique et je fais mon métier . * Le * Voyageur . - je crains qu' à faire votre métier , vous n' oubliiez la raison de votre métier . Après tout , l' archéologie ne peut avoir d' autre objet que de nous fournir des documents qui donnent un exercice à nos puissances de sentir et de juger . Et , je vous prie , avec quoi sentirais -je et jugerais -je , sinon avec ma sensibilité et ma raison françaises ? Mais je n' insiste pas sur cette considération s' il vous semble que je m' égare . Votre métier d' helléniste et d' archéologue , puisque vous y tenez , c' est de mettre sous nos yeux des documents contrôlés ; eh bien ! Je me plains que vous m' ayez supprimé des documents certains . En somme , je venais en * Grèce pour comprendre et pour jouir . Je me plains que vous n' ayez pas laissé l' espace des siècles à mon imagination . J' ai plus de confiance que vous dans la puissance totale de cette terre . Sa perfection , dites -vous , fut au temps de * Périclès . Ma piété pour cette époque s' augmente à voir que notre * Fabvier fit de grandes choses parce que * Périclès avait existé . De même , s' il flotte tant de poésie autour des seigneurs champenois et bourguignons qui régnèrent un jour ici , c' est qu' ils sont les successeurs d' un * Périclès . La * Grèce expurgée que vous me proposez est une vérité sèche , mal féconde . Celle que je réclame a plus d' atmosphère , est mieux mêlée de douleur , de piété , de respect , d' élévation morale . Qu' est -ce qu' elle fait de moi pendant que je la regarde , votre ruine bien nettoyée ? Un amoureux , un héros , un sage ? Elle me met hors de la vie . Au contraire , un * Parthénon qui va de * Pisistrate à la guerre de l' indépendance me communique des notions qui se muent aisément en sentiments : il fait de moi un philosophe et un héros . * Le * Pensionnaire . - je n' entends rien à tout cela . Jamais je ne me suis demandé quel retentissement moral auraient mes travaux scientifiques . * Le * Voyageur . - c' est possible , mais vous avez tort de ne pas vous demander à quoi vous servez . Vous êtes destinés à aménager l' univers pour nous faire plus nobles , plus délicats , plus poètes . Très souvent , vous nous y aidez , mais je voudrais , monsieur , que vous ne nous gênassiez jamais . Au début , vous étiez , ici , la science au service de l' art , mais petit à petit , l' esprit géométrique , chez vous , a étouffé l' esprit de finesse . Tenez , vous finirez par rebâtir le * Parthénon . * Le * Pensionnaire . - ce serait très facile . Mais avant de le rebâtir , nous allons achever de le démolir ; car nous sommes très curieux pour le moment de savoir comment tiennent ses fondations . chapitre VII . * Phidias : je ne puis y contredire ; la beauté de * Phidias s' impose avec domination à tous les hommes raisonnables . Faute de sang grec dans mes veines , je ne comprends guère * Socrate ni * Platon ; pour me plaire dans leurs discussions fastidieuses autant que délicieuses , il me faudrait , je crois , un sens spécial , comme j' ai un sens pour goûter l' ingénue surabondance à la fois mystique et clownesque d' un * Théodore * De * Banville . Mais * Phidias ! ... celui -là justifie les enthousiastes qui parlent de l' absolu grec . Certains savants tiennent * Phidias , comme * Raphaël en * Italie , pour le commencement de la décadence . Je me range à leur opinion , si elle revient à dire que la fleur qui s' épanouit annonce son déclin . * Phidias est la plus haute minute , le point de perfection du génie athénien . J' aurai beaucoup avancé mon intelligence de la * Grèce , si je puis entrevoir la pensée vivante , le modèle moral que ce grand homme portait en soi et sur lequel il a exécuté son oeuvre . Je parle du " modèle moral " d' après lequel * Phidias travaillait . C' est que je suis mieux préparé pour m' avancer dans l' ordre de la moralité que dans le domaine de l' art plastique . Je ne suis ni sculpteur , ni connaisseur de la beauté des corps ; ce n' est pas moi qui pourrais dire le mot passionné de * M . * Ingres : " ces muscles , ils sont tous nos amis " ; mais je me crois apte à comprendre les statues comme l' expression fixée d' une certaine sensibilité . Que les lecteurs impatients m' excusent . Je n' ignore point ce que disait * Goethe : " si j' écoute l' opinion d' autrui , je veux qu' elle soit exprimée d' une manière positive , car j' ai assez d' opinions problématiques . " aurais -je dû garder pour moi seul mes longues heures de scrupules ? C' est possible , et pourtant la chasse peut intéresser quelle que soit la prise . Il y a profit à suivre un homme de bonne foi qui s' oriente avec ses modestes moyens . Je n' ai point pénétré * Phidias d' une vue et par le sentiment . Pour prendre mon plaisir , je m' aidais de réflexion . Voici leur suite sincère . * Phidias fut mis à la tête des grands travaux d' * Athènes par son ami * Périclès . Ses pouvoirs peuvent être comparés à ceux d' un * Alfred * Picard dans nos dernières expositions : il commandait une armée de sculpteurs , de peintres et d' architectes . Il a réglé et surveillé la construction du * Parthénon , il a dessiné les modèles des quatre-vingt-douze métopes et de la frise ; l' exécution , il la distribuait à ses collaborateurs . Pour connaître son excellence propre , il faudrait que nous puissions juger de l' effet que produisait dans le sanctuaire sa statue colossale d' * Athéna , toute revêtue d' or et d' ivoire et haute de quinze mètres . Pourtant la plupart des cinquante statues ou morceaux de frontons doivent être de sa main , et le nu de l' * Héraclès , les draperies de l' * Iris debout , le groupe de * Démèter et de * Coré , les trois * Parques assises , la figure nue de * Céphise , qui sont à * Londres , ou bien le torse de * Poseidon , de * Cécrops avec sa fille , qui demeurent à * Athènes , exigent qu' on s' agenouille : grâce , plénitude , souplesse , voici la fleur des choses et la plus profonde vie morale . Ils étaient heureux , les contemporains de * Phidias , dans leur belle patrie reconquise ; heureux de leurs pères , d' eux-mêmes , de leurs ressources et de leur gloire ! Je les compare à des hommes qui , sortis avec succès , grâce à leur énergie , de la plus périlleuse aventure , se sont bâti une maison disposée tout à leur convenance . Ils se préparent à jouir de la vie avec sécurité . Ils ne rêvent que d' ordre et d' harmonie ... comment ne les envierions -nous pas , nous , les artistes d' aujourd'hui , mal satisfaits de notre société , enclins à préférer soit le passé , soit l' avenir , et ne voyant pas un public homogène dont nous puissions exprimer ou exciter l' âme ? * Phidias a compris la bienfaisance de cet équilibre . Qu' il ait été lui-même un homme chétif , incertain , c' est possible , mais il avait l' amour de l' ordre , des proportions justes , des moyens simples ; et ces qualités , peut-être n' étaient -elles pas sans mélange chez ses concitoyens , mais il a su les choisir et les isoler . L' invention artistique n' est pas une bonne fortune de hasard ; elle est la trouvaille d' un heureux regard que le génie jette sur la nature . Notre * Corneille a discerné quelque chose de généreux , d' héroïque , de " cornélien " chez les français de son temps , qui , s' ils étaient regardés , mouraient volontiers pour l' honneur . Comme le poète * Corneille , dans les moeurs de l' âme , le poète * Phidias , dans les moeurs du corps , a reconnu une très noble qualité , qu' il a séparée et accusée pour la faire éclater dans le monde . Un * Phidias , un * Corneille ont aimé autour d' eux ce qu' on n' avait pas encore distingué . Ils ont enrichi l' idéal en définissant des façons de sentir . Nous savons que le * Cid , * Horace , * Cinna , ajoutèrent quelque chose à l' honneur français , et c' est de la même manière , sans doute , que * Quintilien disait que le zeus de * Phidias avait " ajouté à la religion " . La religion grecque était essentiellement traditionaliste . * Phidias en innovant , devait passer pour un impie . Ses ennemis prétendirent qu' il s' était attribué une partie de l' or destiné à la statue d' * Athéna . C' est une coutume universelle de déshonorer , par une accusation de détournement des deniers publics , ceux que les partis poursuivent de haines politiques ou religieuses . * Phidias se justifia de ce prétendu vol. Alors on avança qu' il avait dénaturé les attributs des simulacres divins , qu' il avait mis la figure de * Périclès sur le bouclier d' * Athéna . Il s' enfuit , et l' on doit croire qu' à * Olympie , où il exécutait d' admirables travaux , il finit par succomber sous les accusations d' impiété . Nous ne serons pas si naïfs de nous étonner de cette catastrophe . Les hommes de génie sont toujours isolés , par définition . Si la foule aperçoit ces êtres différents , et s' ils n' ont pas la force , elle se jette dessus , car l' instinct naturel veut l' élimination des " monstres " . Nous tendons à nous représenter les citoyens d' * Athènes comme des * Sophocle , des * Périclès , des * Euripide , des * Phidias : autant admettre que les parisiens qui nous ont précédés étaient des * Hugo , des * Renan , des * Taine , des * Puvis * De * Chavannes ; or ces maîtres , que nous avons connus , suscitaient la plus vive admiration , mais en même temps ils faisaient scandale , et ils furent dénoncés à l' opinion publique . C' est bon pour le petit groupe de * Périclès , pour les * Anaxagore , les * Archélaüs , les * Euripide , de comprendre et d' admirer l' * Athéna de leur ami * Phidias ; quant à la foule , il est dans l' ordre des choses qu' elle préfère la vieille idole de bois , gardée sur l' * Acropole dans la cella du temple de la victoire * Aptère ; et ces hommes qui portent aux autels des goûts qu' elle ne comprend pas , elle les accusera d' impiété , voire d' athéisme ... cette première vue sur * Phidias construisant son oeuvre au milieu des injustices normales nous sort d' une atmosphère fastidieuse de féerie . Elle raccorde le " miracle du * Parthénon " à nos expériences ordinaires de la vie . Mais nous pouvons serrer mieux encore la réalité . Nous pouvons confronter l' oeuvre de * Phidias avec les doctrines philosophiques qu' il respirait . J' ai obtenu quelque lumière , je crois , sur l' âme du * Parthénon , en écoutant ce qui se dit chez * Périclès devant * Phidias . En ce temps -là , un homme était venu dans * Athènes , * Anaxagore , qu' on appelle * Anaxagore l' athée . Il était athée , c' est-à-dire qu' il ne concevait pas * Dieu exactement comme on avait fait la veille . Les hellènes voyaient dans la nature des forces qui se livrent incessamment des combats variés , et ces forces étaient des dieux . Les dieux personnifiaient les diverses sensations d' un grec devant les phénomènes de l' univers . Mais * Anaxagore vint , qui parla du ( ... ) , ou de l' intelligence . Il n' y a aucune trace d' une intervention de la divinité dans le cours des choses . Le rôle qu' * Anaxagore donne à l' intelligence ce n' est pas d' organiser le monde , c' est de le sentir . L' intelligence n' a pas créé le monde ; elle est un mode de l' existence , une qualité du corps de l' homme vivant . Que dis -je , une qualité de l' homme vivant ! S' en tenir là serait fausser la conception d' * Anaxagore et restreindre la présidence d' * Athéna . L' intelligence est une force qu' * Anaxagore attribue à tous les êtres . Même chez les végétaux il constate des sensations , des désirs , des perceptions . ( que j' aime , à la lueur de ces idées familières à * Phidias , regarder les aimables et fiers chevaux , les fortes bêtes du sacrifice ! Et comme * Charles * Maurras est justifié du sentiment fraternel qui le poussait , l' obligeait à embrasser les belles colonnes ! ) toutefois l' homme est le plus intelligent des animaux . * Anaxagore en donne la raison : " l' homme est le plus intelligent des animaux parce qu' il a des mains . " observation saisissante ! Si les plantes , les animaux , les hommes participent à l' intelligence universelle , ils ne sont pas tous également à même d' en user : un bon corps permet mieux d' agir au ( ... ) qui est dans tous les êtres . Chez un homme , la force qui anime le monde , le ( ... ) , est d' autant plus énergique qu' il possède pour l' exercer un meilleur corps et des organes plus solides . Cette vue philosophique est très propre à mettre la statuaire au premier rang des arts : elle laisse entendre qu' un beau corps pour * Phidias est quelque chose d' analogue à ce que nous appellerions une âme bien née . Mais un texte d' * Aristote nous le dit , le ( ... ) d' * Anaxagore " ne paraît pas exister dans la même mesure chez tous les animaux , ni même être réparti également entre tous les hommes ... " et voilà une vue sur l' inégalité des hommes qui justifie l' enseignement politique d' * Anaxagore , si , comme le dit * Plutarque , il enseignait à * Périclès l' art de gouverner le peuple " avec fermeté " . Elle justifie aussi ce qu' on voit de dominateur ( jusqu'à la dureté ) sous le front d' * Athéna . Je ne m' étonne pas qu' après * Marathon et * Platées , il y ait eu chez les athéniens un état d' esprit propre à se traduire dans une telle philosophie et à se satisfaire avec le * Parthénon . C' est par le ( ... ) , par l' intelligence et par l' âme , que les grecs ont vaincu les masses barbares . * Athénes est l' endroit où il y a le plus d' intelligence et d' âme , et dans * Athènes , doivent dominer les hommes à qui il a été réparti le plus d' intelligence et d' âme . On atteint une conception plus claire encore du * Parthénon , si l' on examine les autres textes trop rares qui nous sont parvenus d' * Anaxagore . Il a écrit : " les hellènes parlent mal quand ils disent naître et mourir , car rien ne naît ni ne périt , mais les choses déjà existantes se mélangent , puis se séparent de nouveau . Pour dire juste , il faudrait donc appeler mélange la production d' une chose et désagrégation sa fin . " de telles pensées expliquent la paix , qui n' a rien de morne , de ces statues . Que la vie s' écoule et que la mort s' approche ! Celui qui sait aller vers une autre naissance éprouve des sentiments inconnus au vulgaire , il participe de la paix et de l' éternelle jeunesse qui respirent sur l' * Acropole . Un dernier propos d' * Anaxagore nous rend décidément intelligible cette sérénité . D' après * Aristote , * Anaxagore aurait dit à quelques-uns de ses amis ou disciples que , " pour eux , les choses ne seront que ce qu' ils les croiront être . " ce " doute sur la réalité objective de nos connaissances " , cette " conscience des limites de l' esprit humain " , cette certitude que nous sommes enfermés dans les phénomènes nous donne une résignation , une acceptation . Elle nous interdit les aspirations illimitées et toutes les fausses idées du sublime romantique . La prison est irrémédiablement close ; ne nous dégradons point à frapper contre les portes ; adaptons -nous à notre sort . Nous trouvons le calme à savoir notre assujettissement et que nous ignorerons toujours les choses cachées . * Aristophane a poursuivi avec violence la doctrine d' * Anaxagore . Il se permettait de plaisanter les dieux , mais il n' acceptait point qu' on revisât leurs titres . Il sentait bien qu' une innovation qui installait le ( ... ) à la présidence de l' activité universelle suggérait , en même temps que le dédain des institutions anciennes , un vague idéal de cosmopolitisme . Il ne se trompait pas ; nos humanistes tendent à croire qu' * Athènes a fourni une raison universelle et qu' elle était contenue dans le * Parthénon . Mais si violent qu' * Aristophane ait été contre * Périclès et * Euripide , il semble attendri par * Phidias . Je crois qu' il fut sensible , lui , le grand combattant pour la paix , à cette beauté plastique dont la marque est une impassible sérénité de l' âme . Qu' il est touchant sous ses voiles , le passage consacré par * Aristophane à * Phidias ! J' aime sur l' * Acropole à me rappeler cette phrase obscure , mais si tendre , où le comique fait allusion à la grande guerre du * Péloponèse : " * Phidias finit mal ; la paix a disparu avec lui . - elle était donc sa parente ? -sans doute , elle l' était par sa beauté . " on croit savoir que * Phidias , après avoir fui d' * Athènes , fut par la suite , à * Elis , condamné à mort et torturé . Je ne regrette pas d' avoir , par un détour un peu singulier , évoqué devant le * Parthénon , les idées d' * Anaxagore . Elles m' ont aidé à comprendre l' ensemble de la construction . Puisque mon coeur ne me fournissait pas une vénération grecque , il me fallut bien demander à ma raison qu' elle donnât un sens à la déesse . Je suis content de savoir quelle est cette intelligence qui , par les soins de * Phidias , préside sur l' * Acropole dans l' effigie d' * Athéna . Le rôle de * Phidias , c' est de rendre le ( ... ) d' * Anaxagore sensible au coeur , tangible aux yeux et à la main . Ce n' est pas que l' on veuille prétendre que * Phidias tailla des statues pour symboliser des idées . Je rappelle que , dans une élite , à cette époque , une sensibilité régnait qui fut satisfaite par l' enseignement d' * Anaxagore ; que cet enseignement fut de grande action sur * Périclès , * Euripide , * Archélaüs , * Phidias , et leur valut des accusations d' impiété ; qu' il me donne raison de ce que * Phidias a ajouté aux simulacres des dieux et à la religion ; et qu' enfin si les fragments d' * Anaxagore nous manquaient on retrouverait sa doctrine dans les statues de * Phidias . Ces membres épars d' une philosophie et d' un temple semblent faits sur le même modèle spirituel . Il y avait un certain rapport entre la nature et * Phidias , et c' était le même qu' entre la nature et * Anaxagore . C' est la doctrine d' * Anaxagore qui rend le mieux compte des dispositions morales où m' inclinent les statues de * Phidias , mais mon objet n' est point d' expliquer comment * Phidias a raisonné . Aussi bien , il n' a pas raisonné , il a eu du goût . Je cherche à me le rendre intelligible , et , de fait , je suis parvenu à me faire une vue de son oeuvre en prenant pour repère le point où était parvenue , de son vivant , la philosophie . Vraiment , sur l' * Acropole , je ne pouvais pas n' avoir qu' un plaisir ordinaire de musée . C' est bon qu' au * British museum et au * Louvre je me contente d' enrichir de belles formes mon imagination de conteur ; mais dans * Athènes ! J' attends des marbres athéniens qu' ils me renseignent sur la vie puissante qui , jadis , anima cette société , sur sa conception des dieux , de la patrie et de la nature ; je veux dire qu' ils m' ouvrent d' immenses perspectives nouvelles et me proposent des sentiments tout neufs pour un chrétien de la vallée du * Rhin . Mon pèlerinage n' a pas été déçu . Ce grand art de l' * Acropole soulève les plus graves problèmes intellectuels ; il nous fournit d' admirables représentations d' une vérité qui était efficace au cinquième siècle et qui est encore une des deux grandes vérités humaines . Cependant le * Parthénon n' éveille pas en moi une musique indéfinie comme fait , par exemple , un * Pascal . C' est qu' en explorant ses vestiges , je ne repasse point par des sentiments éprouvés , familiers et chers . Il nous oblige à le rejoindre dans un passé qui nous désoriente . Entre le * Parthénon et nous , il y a dix-neuf siècles de christianisme . J' ai dans le sang un idéal différent et même ennemi . Bien que je reconnaisse l' interprétation hellénique de la vie comme très haute et d' immense portée , elle m' est étrangère et sans résonnance . Si * Goethe , par son commentaire de * Spinoza , ne m' avait pas préparé , je n' aurais rien de vivant en moi où rattacher la pensée de * Phidias : un juif et un allemand sont mes anneaux intermédiaires ... chapitre VIII . * Daphné : à chaque minute d' * Athènes , j' imagine qu' enfin je vais employer mon coeur . Parfois il se soulève , mais l' air est trop marin , les rocailles trop sèches ; dans ces dehors si neufs , mon coeur ne voit rien où il puisse me raccorder ; il retombe , boude , s' attriste et se croit exilé . - pourtant , lui dis -je , depuis le paquebot tu battis plus fort , quand nous arrivâmes en vue du petit temple bizarre ? Il me répond : - j' étais un naïf coeur gaulois , curieux et respectueux de toutes nouveautés . à l' usage , je n' éprouve pas d' * Athènes ces mouvements , cette effusion qui seuls me persuadent . C' est vrai qu' ici je ne sens pas sous moi cet océan profond , ces milliers d' idées préalablement associées qui , dans ma * Lorraine , me portent . Sur notre immense plateau solitaire , les peupliers , les vallonnements légers , les villages peureux et les effluves de l' histoire me composent une musique et me disposent à consentir à mes destins . Mais dans l' * Attique , seule peut-être la petite * Daphné me touche , modeste église , fraîche sous des sapins et sur une prairie où des visiteurs assis sont en train de goûter . Quand j' étais un petit garçon , j' allais chaque année , le long de la * Moselle , à la saint- * Pierre d' * Essegney , pauvre fête de village , où , dans une herbe pareille à la prairie de * Daphné , il y avait des chevaux de bois , de la fatigue , un malaise d' estomac , du désir sans objet ... bien chétives images , mais l' une de mes sources et qui s' harmonisent avec le paisible vallon catholique de * Daphné . C' est ici que * Buchon retrouva les tombeaux des ducs français d' * Athènes , et que * Chateaubriand aperçut pour la première fois la ville de l' intelligence . Voilà des faits où je m' intéresse . Mais peu me chaut si l' on me montre la voie sacrée , que suivait la procession des initiés d' * éleusis : j' ignore trop à quoi ils étaient initiés . Les plus belles panathénées ne me donnent pas la douceur d' une fête de la vierge dans nos petites villes lorraines ... l' on voit d' abord trois filles de seize ans qui portent une * Marie dorée . Les femmes suivent , ayant au cou des rubans violets , puis viennent les bannières de beau goût et la musique municipale alternant avec les cantiques latins . Voici le groupe des hommes , compact et fort , derrière le prêtre et qui répètent obstinément : " je suis chrétien " , avec notre accent héréditaire et fraternel . J' entends les mots " espérance " , " amour " , qui flottent dans le tiède soleil . Mais déjà le mince cortège a disparu , déploiement rustique d' une profonde pensée de ma race . Qu' il arrive vite , le temps où des beautés derrière nous sont seules pleines , touchantes , sérieuses ! Si je cédais à ma préférence , je refuserais d' accroître mon modeste patrimoine ; je négligerais les leçons d' * Athènes pour m' en tenir à mes vénérations innées , que l' église de * Daphné accueille , conforte et prolonge . Abandonner toutes les positions pour resserrer mon coeur sur mes tombes ; m' isoler , vivre en profondeur , quelle volupté ! Je me consumerais dans une musique perpétuelle . Mais il faut que je m' interdise ou que j' ajourne ce morne bonheur . Mon courage me défend de m' engourdir déjà au son des humbles violons de * Lorraine . Je ne mettrai pas au-dessus de tout , comme il me serait si doux , mon émouvant pays de naissance , les côtes viticoles du * Madon , du * Brenon , notre vent glacial , nos bois de bouleaux et ma claire * Moselle , où j' admire chaque saison les reflets de mon enfance . Jusqu'à mon extrême fatigue , mon intelligence voudra chercher et conquérir des terres nouvelles , pour que mes activités profondes s' étendent , s' enrichissent , s' expriment par des formes plus saisissantes . Je le veux , et cependant , au cours de mes études d' * Athènes , j' ai laissé mon coeur en dépôt à * Daphné . chapitre IX . " * Antigone " au théâtre de * Dionysos : mes meilleures minutes d' * Athènes et mes instants de plénitude furent sur les gradins du théâtre de * Dionysos , quand je relisais * Antigone . c' est , à mon goût , le plus beau des livres , un drame lyrique , mais d' un lyrisme qui se justifie devant notre raison . Ni l' auteur ni l' acteur n' exigèrent qu' * Antigone chantât : chez une telle personne , naturellement solitaire en pleine foule , les pensées prennent , d' elles-mêmes , un rythme . Je ne m' étonne pas non plus des mouvements , des transports du choeur , car l' aventure qu' il voit se dérouler nous met en telle disposition que , nous aussi , nous sommes prêts à interpeller le soleil : " soleil aux rayons d' or , oeil du jour ... " pour jouir de cette raison chantante , qui va tout droit nous saisir l' âme , je montais aux places les plus élevées , celles du vulgaire . Humble ignorant , j' épelais une traduction juxtalinéaire , et , du fond du vieux texte , émergeait une inexprimable poésie . Du théâtre jusqu'à la mer , une brume matinale flottait de chants invisibles mêlés au joyeux soleil . Cette double jeunesse du ciel grec et de la tragédie m' enveloppait , m' isolait . J' étais dans le cercle des déesses . Que m' importent les déceptions possibles de la vie ! Comme une louange immortelle , * Antigone justifie mon activité toute réglée par mes morts . Cette tragédie rassemble les faits , les idées et les moeurs les plus propres à faire reconnaître pour émouvante notre piété , qu' on accusait d' étinceler , sans conquérir , et d' être une pierrerie froide . Ai -je respiré intacte la rose que * Sophocle fit fleurir sur le sable de * Bacchus ? C' est beaucoup , auprès d' une fleur , fût -elle la moins périssable , qu' un retard de vingt-trois siècles . Nous nous partageons les pétales défaits d' * Antigone . Les chrétiens admirent que chez les païens une innocente soit apparue pour racheter sa race , et s' ils lèvent leur regard du texte , ils voient * Antigone au milieu des anges . Cette vierge païenne dans son rocher d' agonie est la soeur de nos religieuses qui , chaque nuit , dans leurs cellules , font la réparation pour tous les coupables de l' univers . Les philosophes étudient dans ce petit drame les rapports de la religion et de l' état , l' opposition entre la piété de la femme et la loi publique que l' homme est fait pour servir . Quant à moi , cette pièce , toute claire , harmonieuse et proportionnée , m' est un puits de rêverie . J' y distingue superposés tous les âges de l' humanité . * Antigone émerge des profondes époques primitives où les soeurs épousaient leurs frères . Le secret , le centre de son culte des morts , elle le livre quand elle dit : " je n' aurais pas ainsi bravé la mort pour mon époux , car j' aurais pu me remarier , ni pour un fils , car j' aurais pu avoir un autre fils ; mais pour un frère ... puisque les auteurs de mes jours reposent tous les deux dans la tombe , un frère ne peut plus naître pour moi ... " par ce chuchotement sibyllin , * Antigone se révèle comme une survivance des conceptions aristocratiques qui mirent sur nos sommets mosellans le culte de la déesse * Rosmerthe , assise auprès de son frère , le * Mercure gaulois . Et de cette nuit lointaine , elle s' élève , fusée royale et solitaire , pour illuminer * Lucile * De * Chateaubriand , * Eugénie * De * Guérin , * Henriette * Renan , toutes ces " parèdres " ardentes et chastes qui meurent d' un amour fraternel . Cette jeune figure , pleine de vie , constamment tournée vers la mort , je l' invoque sous le nom d' * Antigone l' ensevelisseuse . par ses chants , comme un fidèle , dans les prières traditionnelles , j' exhale mes voeux particuliers . Redisons les paroles sacrées : " ... j' ensevelirai mon frère ... je reposerai avec mon frère chéri et j' aurai rempli mon devoir , car j' ai plus longtemps à plaire aux morts qu' aux vivants . Je dois reposer avec eux à jamais ... " " ... je satisfais ceux à qui je dois plaire . Je m' arrêterai lorsque je ne pourrai plus agir ... " " ... tu vis encore , mais moi , depuis longtemps , je suis morte à la vie pour servir celui qui n' est plus . " par de telles sentences , lourdes d' un sens social , cette violente fille se désigne comme la sainte patronne de ceux qui veulent donner , jusqu'au bout , témoignage à leur maison , à toutes leurs traditions , fût -ce sans autre espoir que d' accomplir une vie qui soit une note juste . Ce n' est pas un médiocre rôle qu' * Antigone nous propose ainsi . Les empereurs * Marc- * Aurèle et * Julien furent de tels témoins du monde antique périssant . Nous ne pensons pas à monter dans les barques légères , heureuses , qui s' en vont courir des destins inconnus , mais nous voulons persister et faire bonne figure , sur le vieux sol traditionnel : le seul où nous adapte notre préparation et hors duquel duquel il ne vaut plus de vivre . Depuis dix années que j' aime * Antigone , elle ne m' a pas laissé une fois insensible . Si les circonstances me devaient décevoir , ses chants véridiques seraient mon refuge et , je crois , ma consolation . De ces minces pastilles que mon regard allume , monte une fumée qui m' enveloppe , m' isole et me donne une paix funéraire . J' ai vu * Mme * Bartet jouer * Antigone à la comédie-française . Elle était exquise de goût , de plastique et de douceur , mais elle trahissait * Sophocle . Cette chantante * Mme * Bartet amoindrit toute l' oeuvre , quand elle hésite à nous montrer les colères d' * Antigone que tourmentent ses nerfs et son désir de gloire . En édulcorant son rôle , elle annule cette belle invention à la fois riche et souple de deux soeurs qui semblent pareilles , mais dont l' une est déesse et l' autre à notre mesure . On ne distinguait d' abord sur ces deux filles que de la jeunesse et quelque chose d' étincelant ; elles semblaient interchangeables . Mais qu' un choc les bouleverse ! * Antigone est une soeur d' * Achille . Elle porte en elle un démon qui l' isole et la rend sublime , en même temps que douloureuse et mal agréable . Je vois * Ismène de qui les yeux ne quittent pas sa soeur , mais * Antigone se plaint de son génie et nous déchire avec sa grosse voix de rossignol . * Antigone et * Ismène ne sont pas deux chants d' opéra qui se marient , l' un plus puissant , l' autre plus doux , pour mieux plaire , mais deux épreuves réalistes , à des échelles différentes , d' un type royal éternellement vrai . Leur conflit , c' est le chuchotement de deux feuilles que le vent du malheur froisse , distingue et fait sonner sur l' arbre familial . Avant même que sa beauté intérieure éclate et qu' * Antigone soit toute déclose par la mort , on reconnaît une aristocrate , une " eugénique " , comme elle dit d' elle-même et comme disent nos sociologues modernes . Elle prend conseil de ses morts , quand elle médite le visage incliné vers son coeur . * Antigone est une pièce de guerre civile . On y voit les suprêmes soubresauts d' une famille de forcenés . à travers les siècles , de place en place , émergent , comme de hauts burgs dans le brouillard , des familles féodales , intraitables , démesurées . Qu' une telle famille soit dépossédée d' un trône ou d' un domaine , ses passions , à toutes les époques , se révéleront pareilles . Sur la tragédie thébaine éclatent les dures couleurs qui souillent le konak royal de * Belgrade . Je ne puis pas me détacher d' * Antigone , quand elle s' en va , de nuit , sur la plaine des morts ... c' est que nous tous , nous avons à relever des morts sur les champs de bataille de l' histoire : des morts que d' autres morts également vénérables nous défendent d' honorer . * Antigone a peur , son regard est fixe , elle frôle les mânes goulus qui , n' ayant pas encore traversé le * Styx , accourent , comme des chiens , se repaître des libations sur les tombes ; mais rien ne la détournera . C' est le propre d' une * Antigone qu' exaltée , délirante , elle garde , comme une lanterne sous la tempête , toute sa vive intelligence pour accomplir sa décision . * Stace l' accompagne ; le doux * Ballanche aussi , qui , la confondant avec * Mme * Récamier , trouve , pour la décrire , quelques accents aimables . Il dit qu' elle aperçut un petit groupe de gardes qui sommeillaient autour d' un feu . à quelque trente mètres , dans la demi-nuit brillait un grand corps tout nu . Elle court sans bruit , le reconnaît et , par pudeur , le couvre d' abord avec son écharpe . On sourit de reconnaître aux mains d' * Antigone l' écharpe à tout faire de * Mme * Récamier . Une tempête de vent s' est élevée . La jeune fille , sur le cadavre de son frère , pousse les cris lamentables d' une vocifération . Je ne sais rien de plus beau que ce jeune aigle sombre saisi sur un charnier et qu' on traîne devant * Créon . Alors éclate l' immortel dialogue , la protestation d' * Antigone en face du pouvoir constitué . * Créon . -connaissais -tu la défense que j' avais fait publier ? * Antigone . -je la connaissais . * Créon . -et pourtant tu as osé enfreindre cette loi . * Antigone . -ce n' était pas * Jupiter qui m' avait publié ces choses , ni la justice , compagne des dieux mânes qui avaient fixé ces lois parmi les hommes . Je ne croyais pas que tes proclamations , les proclamations d' un mortel , pussent transgresser les lois non écrites et infaillibles des dieux . Car celles -ci existent non d' aujourd'hui , certes , ni d' hier , mais éternellement , et personne ne sait depuis quel temps elles ont paru . L' homme sage qui lit cette scène voudrait sur son visage un voile , car l' éclatante revendication de la vierge en faveur de l' équité divine contre la fragile justice humaine , naturellement , nous émeut de sympathie , mais nous avons à vivre en société , et je ne puis avouer le mouvement de chevalerie qui me range au côté de cette audacieuse . Que je cède au prestige d' * Antigone , il n' y a plus de cité . Cette vierge , au nom de son sens personnel , proteste contre la loi écrite et se glorifie d' agir autrement que ses concitoyens ; à sa suite , dès lors , chacun de nous , pour n' en faire qu' à sa tête , peut invoquer les lois non écrites , impérissables , émanées des dieux . Le conflit de * Créon avec la noble * Antigone est immoral , très propre à pervertir les thébains . Si * Créon avait un peu d' intelligence politique , il chercherait un biais , et je suis sûr qu' il le trouverait en causant avec * Tirésias . Les lois humaines n' ont rien d' absolu , et c' est le propre d' un bon administrateur de les plier selon les cas . Mais ce * Créon est un novice , ou plutôt un homme passionné ; il s' égare à discuter avec sa prisonnière . Il lui propose une difficulté . Une difficulté grave , d' ailleurs , celle -là même , qu' aujourd'hui encore , on oppose aux traditionalistes . * étéocle et * Polynice se détestaient ; ils sont morts en s' exécrant ; vous dites que vous êtes leur soeur et leur sang , que vous les honorez tous les deux et que vous les continuerez , mais , trop légère raisonneuse , " vous outragez l' un par les honneurs rendus à l' autre " . - n' était -il pas aussi ton frère , cet * étéocle qui périt en combattant * Polynice ? -il était , et naquit de mêmes parents . - comment alors honores -tu d' un service impie * Polynice ? - * étéocle ne dira pas que je l' outrage . - cependant , tu partages avec un impie les honneurs que tu lui rends . - * Polynice était son frère ! -il ravageait sa patrie , * étéocle combattait pour elle . - j' agis selon les lois que * Pluton nous impose . - le criminel et le vertueux ne doivent pas être traités de la même manière ... terrible difficulté du vieux texte grec et que , cent fois , dans les mêmes termes , nous nous entendîmes opposer : - fort bien , nous disait -on , vous invoquez la tradition , mais quelle tradition ? Bien que notre force de vénération , qui est notre source profonde , ne s' arrête pas sur cet obstacle , notre dialectique en a de l' embarras . Aussi regardons -nous avec angoisse * Antigone ; nous tremblons pour elle , comme pour * Jeanne devant ses juges . Mais soudain , elle prononce la claire parole , elle projette le pur sentiment , elle nous associe à sa générosité naturelle qui nous rassérène et qui volatilise l' objection : - je ne suis pas née , dit -elle , pour partager la haine , mais pour partager l' amitié . Comme une musique soutient un chant , une telle parole , si pleine , nous accompagne et nous assiste à travers les contradictions de l' histoire . Je tiens de ma naissance française d' innombrables affinités , des amitiés , par où j' accorde dans mon coeur nos * étéocle et nos * Polynice , tous ces frères ennemis dont nous perpétuons la querelle . Il faudrait que je fusse un harmoniste surhumain et que je possédasse des ressources inouïes de rythme pour mêler dans un cantique juste les sympathies et les déplaisirs que j' éprouve d' * Antigone . Je pleure * Antigone et la laisse périr . C' est que je ne suis pas un poète . Que les poètes recueillent * Antigone . Voilà le rôle bienfaisant de ces êtres amoraux . à mes yeux , * Antigone représente la vertu et l' héroïsme ; * Créon , l' autorité légitime . Ce n' est point dans les livres , c' est tout autour de moi que j' ai appris combien étaient rares les circonstances où le héros est utile à l' état . Pour l' ordinaire , ce genre de personnage est un péril public . Les chants du supplice s' approchent . * Antigone commence sa lamentation . La nénie d' * Antigone marchant toute vivante à la mort ! Une des plus hautes plaintes lyriques qu' ait entendues l' humanité . Pour nous toucher , toute beauté nous signale qu' elle doit périr ; mais est -il rien d' aussi périssable qu' * Antigone dans le sentier de son supplice ? Elle trouve le plus fort moyen de nous émouvoir : elle dit tout haut son regret de n' avoir pas connu le lit nuptial . Quelle pureté , quand elle nous fournit un trait si positif . Auprès d' * Antigone mourante , * Ballanche s' éternise comme il faisait les jours que * Mme * Récamier indisposée l' autorisait à lui tenir compagnie . Je suis plus désireux , je l' avoue , de connaître ce qui se passe dans * Thèbes que d' entendre le gémissement de la vierge dans son rocher . * Sophocle n' a pas tout dit quand il me fait voir la mort d' * Antigone et le désespoir de * Créon qui , sa femme et son fils perdus , s' éloigne dans l' exil ; il ne contente pas toutes mes curiosités ; il laisse irrésolue la plus grave des péripéties de sa pièce . Qu' est -il advenu de * Thèbes ? Je suis convaincu que * Sophocle a déformé l' histoire , et qu' en fait * Hémon a vécu pour épouser * Ismène et régner . Cette révolution , selon moi , fut l' oeuvre de * Tirésias . Le caractère exact de ce prêtre est discernable à travers les déformations ( légitimes ) du poète . * Tirésias était un agitateur , un prophète , un journaliste , fort habile , mais vénal . - l' appât du gain te dicte tes discours , lui dit * Créon . Toute la race des devins est avide d' argent . - c' est grâce à moi , réplique * Tirésias , que tu as sauvé l' état , que tu règnes . - tu es habile , oui , c' est certain , mais je me méfie ... * Tirésias attendait une circonstance favorable . La mort d' * Antigone le sert . En marchant à la mort , la victime disait aux partisans d' * étéocle et aux partisans de * Polynice : " voyez , chefs des thébains , une princesse , seul reste du sang des rois , voyez quels outrages elle reçoit . " un tel spectacle dut en effet émouvoir la populace . Songez à l' utilité d' un cadavre dans nos troubles parisiens . Cette mort , par son pathétique , refit l' unité dans * Thèbes ; surtout elle donna plus d' assurance pour l' avenir à * Tirésias . Il voyait bien que sur une * Antigone on ne peut rien fonder , mais au nom de la jeune * Ismène , il gouvernera comme * Joad , dans * Athalie , sous le couvert du jeune * Joas . Ce serait un plaisir de reconstituer l' habile et sainte argumentation par laquelle * Tirésias , sur l' * Acropole de * Thèbes , justifia , consacra le nouveau règne . Sans nul doute , ce prêtre a devancé la fameuse doctrine de * Joseph * De * Maistre sur l' efficacité merveilleuse du sacrifice volontaire de l' innocence qui se dévoue elle-même à la divinité comme une victime propitiatoire : " toujours les hommes ont attaché un prix infini à cette soumission du juste qui accepte les souffrances ... les changements les plus heureux qui s' opèrent parmi les nations sont presque toujours achetés de sanglantes catastrophes dont l' innocence est la victime . " bien que de telles idées aient été , je crois , étrangères à l' indomptable * Antigone ( qui s' explique assez comme une martyre du fait princier , de l' orgueil du sang ) , on ne blâmera point * Tirésias de les lui avoir prêtées . C' est l' usage des politiques de maquiller la figure et de fausser la pensée des cadavres . Avec quelle souplesse * Sophocle se plie aux dures nécessités ! Quel sens aristocratique ou politique de la vie ! Il a très bien vu le danger de sacrifier * Antigone à * Créon , ou * Créon à * Antigone . Un conflit sans issue était ouvert entre l' état et la famille , mieux encore , entre la vie sociale et le droit de la nature ; il fallait que le problème fût supprimé . C' est ainsi que * Sophocle raya les deux termes , je veux dire les deux personnages inconciliables . * Sophocle avait cinquante-cinq ans lorsqu' il écrivit sa pièce . Ce n' est plus un jeune poète qui subit tout le prestige d' une figure héroïque ; il jouit des belles parties du paysage , mais il prend une vue de l' ensemble . Une fleur tournoie sur un gouffre . Derrière cette frêle vivante , l' homme mûr surveille tout l' horizon . Il était utile à la paix et à l' ordre moral qu' * Antigone et * Créon disparussent . Rien que par cette solution , * Sophocle méritait le poste de stratège auquel il semble bien que ses auditeurs l' élurent . chapitre X. Mon ami * Tigrane , disciple des stèles du céramique : pourquoi suis -je revenu si souvent parmi les blanches stèles du céramique ou du musée de * Patissia ? C' est en commémoration de l' influence virile qu' elles eurent sur celui de mes amis qui m' a le plus émerveillé : je veux parler d' un jeune oriental , l' arménien * Tigrane , qui faisait avec tout de la poésie et qui , durant plusieurs années , guida mon imagination dans le monde asiatique . Il servait là mon goût involontairement , car sa raison contredisait avec violence l' * Orient . Il avait étudié auprès des plus doctes imans , mais sous les poivriers d' * Athènes son coeur ne voulut plus connaître que les trésors de l' * Occident . Il y satisfit son dégoût des conceptions familières aux masses asiatiques et son enthousiasme pour nos méthodes de pensée . Il ne m' a jamais répondu qu' à contre-coeur si je l' interrogeais sur les cyprès qui ombragent les tombes d' * Eyoub , ou bien sur les barques rapides du * Bosphore et de la corne d' or . Il haïssait ces turqueries . Les cimetières de * Constantinople , ces champs de ronces plantés d' innombrables pierres que couronne un turban , peuvent susciter d' agréables rêveries chez un voyageur désintéressé , mais * Tigrane disait avec mépris : " le turc , devant l' immensité de son créateur , est de la poussière qui redevient poussière ; devant l' omnipotence du sultan qui le nourrit , il est un fonctionnaire qu' on remplace . Sa raison est esclave dans le domaine moral comme son corps dans le domaine politique , et la corde dont il ceint avec orgueil son front rasé apparaît sur les pierres mortuaires comme l' emblème dernier de la servitude . " en circulant aujourd'hui parmi les asphodèles du céramique , je comprends d' une manière sensible que , dans la pire détresse , * Tigrane se mettait à l' école de ces tombeaux antiques ! Son imagination , hantée par les supplices où des milliers d' enfants de sa race moururent , aimait à se prémunir contre un destin atroce en méditant le calme souverain de ces séparations ... sur les monuments funéraires d' * Athènes , on voit le mort assis devant sa tombe et qui prend congé de ses amis . Nulle angoisse , aucun abattement ; c' est un fruit qui se détache ou le soleil quand il se couche . Un honnête homme se retire d' une honnête compagnie . Voici un vieillard et sa fille morte . Que pense le père ? On distingue sa douleur . Mais cette fille ? Comme elle est calme ! En regard de son indifférence , j' évoque le cri terrible , que me citait * Alphonse * Daudet , d' un enfant du nord malade , veillé par les siens , et qui , dans la nuit , chuchote : " père , cela me fait tant de peine de mourir ! " une telle plainte nous étouffe d' angoisse , mais au céramique , on accepte la mort . Toutes les vertus que contient le mot " dignité " sont réunies sur cette vierge . Dans les sérails de l' * Orient , elle introduirait la fierté d' une âme libre . On reçoit d' elle une préparation pour entendre la * Myrrha de * Byron , qui , asservie au barbare charmant , par l' amour plus que par des chaînes , veut l' helléniser , l' affranchir de ses vices . - ailleurs , deux jeunes gens armés du casque , de la lance et du bouclier , se donnent l' adieu . Leurs jeunes femmes , dont l' une debout s' appuie légèrement sur sa compagne assise , regardent au loin , et de la main droite désignent , rappellent ces héros distraits . Près de quitter les plaisirs et la tendresse , ils ne pensent qu' à leur gloire . - sur un autre marbre , le mort , un adolescent qui tient un bâton et qu' accompagne son chien , plonge au loin un regard pensif . Rien ne marque pourtant qu' il regrette la vie ; c' est quand les forces déclinent qu' on s' attache à l' existence : à trente ans , on veut du nouveau , toujours du nouveau , et c' en est encore de devenir un héros . Un vieillard l' examine avec un profond chagrin . C' est le père ; il ne pleurera pas . Sans doute les grecs connaissaient les larmes , puisqu' un petit serviteur , assis par terre et pelotonné , pleure , mais c' est un enfant et un esclave . De telles compositions , comme un geste de la main écarte des fumées , font du silence autour de nous . La société de ces morts murmure : " retenez vos larmes et n' aigrissez pas votre coeur ; tout est accompli . " les parnassiens sont passés à côté du bon sens , s' ils ont voulu , au nom de l' hellénisme , bannir de la poésie les émotions personnelles , mais ils pouvaient nous parler justement d' une certaine impassibilité grecque , ou , du moins , reconnaître dans l' élite athénienne des hommes qui pratiquaient ce que * Spinoza et * Goethe , avec le pédantisme de nos races , nous ont rendu accessible sous le nom d' " acceptation " . Cette tenue des anciens grecs devant l' inévitable est exprimée avec une force saisissante sur les stèles et les lécythes . Elle compose sans phrases un enseignement dont mon ami * Tigrane fut l' élève . Par là , sa vie mérite mieux mieux qu' une allusion rapide . Elle est bien dans le sens de mon voyage , car d' * Athènes à * Sparte mon objet , c' est de reconnaître quel bénéfice moral nous pouvons encore tirer de la * Grèce . Et puis comment quitter si vite la mémoire de mon ami : si je m' éloigne , il va glisser dans l' isolement le plus muet . Les premières circonstances où j' ai connu * Tigrane me disposaient à sentir vivement son charme . En effet , des soins matériels et des occupations basses laissent s' amasser en nous une sorte de nostalgie ou de mal du pays : les êtres qui nous entourent deviennent des espèces de fantômes , et nous nous retirons , comme dans un réduit sacré , tout au fond de notre conscience où fermente un vague enthousiasme . Dans l' été de 1893 , je m' occupais d' une campagne électorale à * Neuilly , et , bien qu' elle fût intéressante , je sentais s' irriter en moi des exigences de poésie . Au milieu de ces dispositions , je fus surpris par la visite d' un jeune arménien , qui désirait me dire son amitié pour mes livres , et il m' enchanta tout d' abord par la lumière de son visage et par sa grâce un peu raide . C' était un fragile morceau d' ambre , dégageant un précieux arome . J' appris avec curiosité qu' il venait de * Constantinople , et je fus émerveillé , quand il me raconta que sa famille avait passé par * Bagdad . Cela me changeait de * Neuilly , de * Boulogne et de * Billancourt . Pour l' instant , il suivait un traitement d' hydrothérapie dans une maison de repos du boulevard d' * Argenson . Ses yeux étaient trop grands , ses membres frêles et ses gestes un peu contractés ; il parlait d' une manière précise , avec une sorte de fierté , et l' on se plaisait tout de suite à le traiter en jeune prince d' * Orient . Comme on propose à un invité le tour du propriétaire , j' offris à * Tigrane de me suivre chez les marchands de vins où j' avais des mains à serrer . Ce jeune flatteur trouva qu' on y parlait trop peu du jardin de * Bérénice . - en vérité , lui répondis -je , ce qui me gêne chez les mastroquets , ce n' est pas ma soif d' égards . C' est , tout au court , mon manque de soif . Le petit-bleu , le petit-blanc , le mêlé-casse , le marc-teint me dégoûtent également . Ah ! Ce serait plus agréable de respirer des roses à * Chiraz que de trinquer sur le zinc ! Mais ne trouvez -vous pas que l' agréable nous débilite l' âme ? Ce qui me plaît dans les besognes où vous me surprenez , c' est précisément que je m' y contrarie . Il y a du plaisir à faire quelque chose d' extrêmement ennuyeux , à se porter de tout son corps contre un obstacle . D' ailleurs , ces médiocrités sont les moyens d' une oeuvre magnifique , et , si j' avais plus d' énergie généreuse , sans doute que je saurais réconcilier cette réalité avec mon idéal . Là-dessus , je lui exposai quelques-unes des thèses déterministes , connues aujourd'hui sous le nom de nationalisme . elles flattent vivement un individu un peu fier , parce qu' elles le prolongent dans le passé et dans l' avenir de sa race ; elles lui permettent de sentir que l' humanité vit dans une étroite élite , où de lui-même il se place . - ainsi , mon cher monsieur , disais -je à * Tigrane , vos ancêtres vous ont préparé sur les bords de l' * Euphrate et dans la * Mésopotamie , d' où vous êtes venu en * Perse pour habiter aujourd'hui * Constantinople . Certainement votre sensibilité différente de la nôtre vous permet de goûter , mieux mieux que je ne puis , les musiques monotones de l' * Orient et les motifs décoratifs indéfiniment répétés et divers des alhambras musulmanes . C' est par là que vous m' êtes précieux . Les partisans et même les adversaires , avec qui vous me voyez m' agiter , m' intéressent d' une certaine manière fraternelle , car nous sommes des frères d' armes , mais je les vaux , ils me valent et je les défie de m' étonner . Nous pouvons bâiller en nous regardant , mais vous , * Tigrane , vous m' étiez annoncé par les figures persanes que j' ai vues peintes sur des boîtes ou sur des plats de livres . Si j' ai rêvé plusieurs fois que , dans * Chiraz , je visitais le tombeau de * Saadi et qu' un jeune lettré convaincu par ma démarche me livrait le sens secret de * Firdousi , d' * Hafiz et d' * Omar * Khayyam , ce jeune lettré c' était vous . J' aime la rêverie auprès du jet d' eau des cours intérieures d' * Asie ; j' aime les histoires un peu fades , mais pleines de ressources verbales , sur les amours de la rose et du rossignol ; j' aime le soleil écrasant . Eh bien ! Toutes ces formes diverses d' une poésie où mon esprit aspire , ce jet d' eau , ces légendes du rossignol et de la rose , ces lourds après-midi de soleil , qui nous inclinent à la résignation , vous les mettez auprès de moi , * Tigrane . Je vous reconnais pour l' un des innombrables voyageurs qui furent , à toutes les époques , les sages des diverses races de l' * Orient ; vous m' apparaissez comme un épi de l' immense moisson asiatique . Ainsi je devisais , ou , plutôt , c' est ainsi que j' aurais voulu deviser . Nous manquions de loisir . Dans cet été de 1893 , je vis peu * Tigrane , car ce n' était pas pour moi le temps de la rêverie . Parfois , dans les réunions les plus épaisses , à la faveur d' une houle , du haut de l' estrade où je parlais , j' apercevais sa jeune figure dorée , agréable et mystérieuse , comme la flamme d' un cierge en plein jour . Puis il quitta la * France et , peu de semaines après , je reçus du * Caire ou d' * Alexandrie un journal qui contenait ses impressions sur mon ardente campagne électorale . C' était imprimé en caractères égyptiens , qui sont des petits traits fleuris et bistournés . On eût dit un bouquet défait , un sélam répandu . Une traduction que mon arménien avait jointe à son envoi me convainquit de sa flatteuse sympathie en même temps que de son joli goût . Quelques mois après , quand je dirigeai la cocarde , j' écrivis à * Tigrane , et il m' envoya de * Constantinople des pages charmantes qui rappelaient les soies brodées de * Loti . Puis , les jours s' amassant , une buée se forma sur l' image que j' avais gardée de ce frêle passant . En 1896 , * Tigrane réapparut en chair et en os . Il fuyait de * Constantinople et venait de passer par * Athènes . Il reprit tout de go notre conversation de 1893 sur la nécessité de vivre d' accord avec les morts de sa nation . Il voulait vivre et mourir pour sa malheureuse * Arménie . Quant à moi , il venait m' offrir le rôle d' un * Byron . Il fallait que je le suivisse dans une série de conférences , puis en * Grèce , pour organiser une descente de volontaires en * Cilicie . On pense si je regardai soigneusement ce pèlerin ! J' avais , dès notre première rencontre , discerné qu' il portait en lui un inconnu de poésie ; mais , cette fois -ci , le jeune lettré cosmopolite s' était évanoui . La chrysalide aux beautés d' emprunt avait mué ; je me trouvais en face d' un patriote et d' un apôtre . * Tigrane avait de naissance une âme désireuse d' attirer sur soi la sympathie des autres âmes et une organisation mobile à qui tout milieu morne eût été insupportable . Mais il existe des milliers de jeunes gens de cette sorte . Ce qui m' émut , ce fut de voir les meurtrissures et les stigmates d' une nation défigurant la beauté naturelle d' un individu . Mon fragile et fier * Tigrane était préparé pour être un jeune aristocrate , et les circonstances voulaient qu' il fût un esclave , ou bien un révolutionnaire , ou bien un exilé . C' était un enfant malheureux . En méditant sur une telle vie , je me convainquis que c' est une grande chance d' être né français , fût -ce dans une * France diminuée . L' arménien * Tigrane ne pouvait connaître qu' un idéal désespéré . Il n' en avait pas conscience les premières fois que je le vis , car il sortait de faire ses études au collège d' * Arcueil et puis de voyager en * Amérique . Mais , en 1896 , un long séjour à * Constantinople venait de lui révéler sa race , son coeur et son destin . On peut imaginer ce qu' avaient été les frémissements de ce jeune homme formé par une double culture anglaise et française , quand il trébucha dans les cadavres des siens jetés en travers des rues de * Péra et qu' il entendit la maxime des turcs : " l' arbre doit être privé de ses branches , mais non pas déraciné , car il s' agit que les enfants instruits par l' exemple grandissent dans la soumission et servent de nouveau avec fidélité . " quel tragique déniaisement pour un garçon à peine majeur ! Il se chercha et se trouva dans ses morts . Il se comprit comme l' un des points les plus conscients de sa race et ne voulut point douter que la raison occidentale , à laquelle nos collèges l' avaient initié , ne fût appelée à conquérir tous les pays où elle n' exerce pas encore son empire . Sa vue principale , dès lors , fut que l' arménien , pour fournir de l' excellent , doit se soumettre à la culture hellénique . Il m' en a bien souvent donné la démonstration historique . - c' est à la conquête d' * Alexandre , disait -il , que l' * Arménie , jusqu'alors trop soucieuse d' imiter la * Perse , se retourna vers l' * Occident . Les dieux , les statues , les sophistes et les acteurs de la * Grèce furent reçus à * Tigranocerte et dans * Artaxade ... * Athènes , * Mithridate et le roi d' * Arménie unirent leurs efforts contre * Rome . Le succès politique des romains n' entrava point l' hellénisme dans l' * Orient . Les professeurs grecs continuèrent de faire l' éducation des riches arméniens ... plus tard , contre les invasions mazdéennes , puis musulmanes , les arméniens furent le rempart de toute la civilisation chrétienne . Plusieurs centaines d' années , ils résistèrent , furent piétinés , se relevèrent au milieu des neiges , apparurent à l' entrée des défilés , aux abords des cavernes , sur des hauteurs inaccessibles , flore énergique enracinée dans les rochers ... cependant beaucoup de paysans , de riches citadins et de princes passèrent à * Byzance . Il y eut une garde arménienne , des généraux , des ministres , des empereurs arméniens ... cette période triomphante flattait au plus haut point les passions politiques de * Tigrane . Pour me la rendre intelligible , il revenait toujours à * Jean * Zimiscès l' arménien , qui refoula les arabes et les bulgares , et qui perdit , par le poison , la couronne impériale qu' il avait conquise par ses victoires et ses crimes . * Tigrane aimait , je crois , ce brutal héros parce qu' il lui voyait des vertus batailleuses qui manquent trop aux doux arméniens de * Galata . Toutes les nations vaincues et foulées , l' * Irlande comme la * Pologne , l' * Arménie comme la * Roumanie , ont des poètes qui lamentent les destinées de leur patrie ; ils enchaînent dans leurs récits les héros fabuleux aux soldats les plus récents de la liberté . Aucun de ces éléments d' émotion ne manquait à * Tigrane ; ils faisaient au fond de son âme une chaleur concentrée , mais sa poésie propre était une sorte de philosophie de l' histoire . Il cherchait dans les annales byzantines des leçons utiles au succès de sa cause , et sa constante conclusion , c' était qu' il fallait lier les destinées de l' * Arménie à celles de la * Grèce . Quand * Tigrane dut quitter en hâte * Constantinople après la journée du 26 avril 1896 et qu' il vint à * Paris m' apporter ses ardentes excitations , il s' arrêta en route à * Athènes . Il y fit une conférence . Sur cette terre favorable , il donnait enfin leur vol aux pensées qui , depuis trois années , multipliaient et s' étouffaient en lui . Son succès fut immense . Les athéniens reconnurent le délégué d' une nation marchande , en même temps qu' un esprit formé par la discipline de l' hellénisme , c' est-à-dire chez qui l' enthousiasme ne nuit pas à la mesure ni à l' habileté . J' ai sous les yeux le manuscrit de son discours . J' y goûte le mélange d' un accent héroïque et d' une argumentation réaliste . J' aime surtout l' élasticité de cette âme courageuse qui trouvait dans tous les malheurs une raison de rebondir . On ne peut lire sans amitié les lettres que * Tigrane écrivait d' * Athènes à sa mère demeurée à * Constantinople . " 30 septembre 1896 . " je vais prolonger mon séjour jusqu'au 10 octobre et peut-être un peu plus en donnant des articles aux journaux . La presse grecque m' a fait un excellent accueil . La vie d' ailleurs est ici très facile . Une pièce de vingt francs vaut trente-cinq francs grecs . Je vais donner ma conférence samedi soir . La manifestation aura lieu le lendemain , après le service religieux . Nous honorerons d' abord le monument * Byron , et nous irons ensuite saluer celui du patriarche * Grégoire , pendu par les turcs au * Phanar . Je me sens vivifié par la vue des ruines que j' ai aimées depuis mon enfance et par la saine énergie des sentiments qui animent le peuple d' * Athènes . Je pense à toi en mangeant le raisin de l' * Attique dont les grappes sont longues , extrêmement sucrées , à la peau dure , ou bien cette autre espèce de raisins qui s' appelle " la mamelle d' * Aphrodite " et qui est rose . Si tu n' as pas encore envoyé à * Paris mes ordonnances de pharmacie , adresse-les -moi ici ... " " 1er dimanche d' octobre 1896 . " ma chère mère , je viens de recevoir enfin ta lettre . Me voilà content . Je l' attendais avec anxiété . Elle me surprend au milieu du plus grand désordre . Toute la matinée j' ai été occupé à dicter et à recopier mon discours dont le texte entier et des fragments sont demandés par les journaux de toutes nuances de la ville . Le président du syllogue a chargé quelqu' un de venir me remercier d' avoir honoré leur maison d' une semblable conférence , de me présenter le titre de membre du syllogue et de m' annoncer que la traduction grecque du discours serait publiée à leurs frais . Le discours concluant à l' alliance des deux nations sur le double terrain moral et politique , une foule de pourparlers se sont engagés en ce qui concerne la réalisation immédiate des idées que j' ai exposées . Je suis donc occupé d' une part avec le monde universitaire , d' autre part avec les comités grecs , qui me chargent d' une mission pour * Paris . En un mot , l' alliance a été bien plaidée . Moi-même j' en fus quelque peu surpris . Jamais je n' ai eu des idées aussi claires et le travail cérébral aussi facile qu' à * Athènes . " les grecs veulent que les arméniens du * Pirée et d' * Athènes ne quittent pas le pays . Pour faciliter leur installation , ils vont m' arranger une entrevue avec le premier , * Delyannis , à qui je demanderai qu' un lot de terre soit accordé à nos transfuges en * Thessalie . Ces diverses affaires m' empêcheront de partir demain . Je ne m' embarquerai que l' autre dimanche . Les arméniens sont très heureux d' avoir exhibé celui que les journaux comblent des épithètes de nearos , aristos , retor , philosophos , philoxenos , philhellenos . le bruit même a pris naissance que * Tigrane était un millionnaire du * Caucase . Je te dis tout cela , ma chère maman , pour te distraire . " j' ai vu le * Parthénon , le musée . Quel dommage que je n' aie point d' argent pour que tu me rejoignes ici et que nous visitions ensemble tous ces marbres en compagnie des professeurs de l' université : à la chaire de mythologie tu retrouverais toutes ces dames d' * Ovide ; c' est ici qu' il y a des attitudes qui t' inspireraient des poses : draperies , profils de mains , tabourets , et tout cela contemporain de * Périclès ! " au moment de fermer ma lettre , voici que je reçois un mot d' un écrivain qui habite le * Pirée et qui , en compagnie de plusieurs grecs , était allé à bord du dernier courrier pour me dire adieu . Comme ils savent tous que j' aime beaucoup les fleurs , sa lettre est accompagnée d' un envoi de fouls , dont le parfum peut-être parviendra jusqu'à toi , et de roses énormes . Cet écrivain , qui est le premier auteur tragique de la * Grèce , a entendu avec enthousiasme la partie de ma conférence où je parle du dixième siècle byzantin pendant lequel les grecs et les arméniens s' unirent contre les slaves et les musulmans . Lui-même a étudié spécialement cette époque , et en a tiré la matière d' une trilogie , où règne la figure de * Théophano . La dernière pièce de cette trilogie est * Zimiscès , l' empereur arménien , pour lequel il est tout feu et passion , et probablement son imagination lui fait retrouver en * Tigrane l' énergie et le philhellénisme de ce * Jean * Zimiscès . Il vient de consacrer à * Tigrane un article qui débute par une citation de * Schiller : " j' ai " vingt-deux ans et je n' ai rien fait encore " pour l' immortalité . " il continue : " ces vers " que * Schiller met dans la bouche de don " * Carlos et dont beaucoup d' entre nous sentent " encore l' amertume à quarante ans , * Tigrane " n' en a point éprouvé la mélancolie . " tu vois que l' on est plongé ici dans l' histoire et dans le lyrisme . " je t' écris à la hâte , car quelqu' un m' attend pour me conduire aux jardins du roi . On y voit de belles allées que fit dessiner la reine * Amélie , femme d' * Othon . C' est grâce à ses soins qu' * Athènes fut fleurie et décorée d' arbres . Il paraît qu' au début , on allait voler toutes les fleurs de ses parterres , surtout aux jours où il y avait quelque fête au palais . Aussi , chaque fois qu' elle recevait , avisait -elle ses invités qu' ils ne devaient pas être fleuris . * Olga n' est nullement aimée par le peuple qui la considère comme une slave , comme une barbare . " ce soir , je vais manger un excellent yoghourt , cadeau d' arméniens que nous avons réussi à placer en ville comme restaurateurs . Quand remangerons -nous ensemble de toutes ces bonnes choses ? Si nous pouvions nous rencontrer ici , au printemps , pour quelques mois ! ... je suis obligé de glisser et de me taire sur la partie sérieuse de mon séjour ... " * Tigrane doit se taire à cause de la police ottomane , et moi , je diminue peut-être le caractère politique de mon ami , si je laisse s' épancher devant des lecteurs sans complaisance ce long chuchotement d' un fils de vingt-cinq ans à l' oreille d' une mère inquiète . Il la caresse en lui disant : " on fête ton fils . " la jolie animation de cette figure adolescente sous le soleil d' * Athènes et sous les premiers feux de la gloire ! Désormais , tous les rêves de * Tigrane évolueront autour de ces heureuses semaines de septembre-octobre 1896 , étroit espace lumineux d' une vie sur qui va tomber la pluie noire de l' exil . Ce jeune oiseau migrateur m' arriva porté sur deux ailes de poésie et d' impatience . Il cherchait un grenier où faire sa provision arménienne . Ce partisan , qui ne croyait pas décider les riches de sa nation par des appels au coeur , voulut me montrer des avantages tangibles . " qu' est -ce qu' une obscure campagne à * Neuilly- * Boulogne , disait -il , auprès d' une expédition en * Cilicie ? " les destinées interrompues de * Byron m' attendaient sur des rivages fameux . Si j' avais été indépendant , je serais parti avec * Tigrane , en limitant mes ambitions , de manière à limiter mon échec : je me serais proposé simplement de courir une aventure . Pour la réussir , je manquais peut-être de qualités sportives . Mon jeune et idéaliste ami prévoyait l' objection , mais il la réfutait avec une arrière-pensée que la connaissance de l' histoire lui suggérait : " la cause de l' indépendance de la * Grèce fut mieux servie par la mort de * Byron qu' elle ne l' eût été par sa vie . L' exact emploi de cet illustre volontaire fut de fournir aux grecs son argent , et puis un cadavre de bel effet . " à la bonne heure ! J' aime les idéalistes qui ont dans l' esprit des parties positives . C' est très probablement dans le musée de * Patissia que * Tigrane a rêvé pour moi la fin honorable qu' il est venu me proposer à domicile . Il admirait la conception que les grecs se font de la mort . - toute leur vie , disait -il , est une belle tragédie dont le tombeau fait le terme glorieux . Ils la jouent sur de petits théâtres . Dans leurs étroites cités , on promène le mort à visage découvert , et chacun dit sur lui des éloges et des regrets . Ainsi le grec s' habitue à considérer la mort comme un collégien le jour de la distribution des prix , qui est en même temps la veille des vacances . J' indiquais au jeune arménien que , moi aussi , je croyais qu' il y a deux ou trois choses plus importantes que la vie ; cette croyance est même le pain de notre race . Je lui rappelais les belles exclamations de * Bonaparte : " ne faut -il pas toujours périr ? Celui qui tombe sur le champ de bataille échappe à la tristesse de se voir mourir sur son lit , environné de l' égoïsme d' une nouvelle génération . Il n' a jamais inspiré la compassion que nous arrache la vieillesse caduque ou l' homme tourmenté par les maladies aiguës . " dois -je avoir des remords , si mes propos ont donné de l' espoir à * Tigrane ? Aussi bien il m' était difficile de lui dire : - mon cher * Tigrane , je vous aime et vous admire de ce que vous voulez être un martyr du patriotisme . Mais avouez tout de même que ce serait trop drôle si , moi , français , j' allais me faire arménien . C' est déjà bien beau que vous le restiez . Et , entre nous , sachez qu' à votre insu vous êtes en train de vous faire grec . * Tigrane était trop neuf encore pour que je me livrasse avec lui à l' ivresse des dieux , au plaisir cruel de voir tout à fait clair . Il eût dit comme le jeune * Saint- * Just : " ils m' ont flétri le coeur . " je ne lui ai jamais avoué que je croyais fermement à son échec ; il aurait souffert , et , s' il m' avait cru , il serait , tout d' un coup , devenu devant moi un pauvre petit garçon . J' aurais été bien fâché de le distraire et qu' il ne déployât pas ses vertus . J' ai traité ses projets comme j' aurais fait d' un manuscrit qu' il m' eût présenté . J' ai contesté certains détails de l' action de * Tigrane , jamais je n' en ai mis en question l' idée fondamentale . Pourtant je lui ai donné quelques indications assez sombres . Je le vois encore , par les après-midi d' hiver , appuyé contre mes rayons de livres . Je lui disais , à propos de l' assassinat de * Morès , ce que j' ai vérifié ensuite sur la mort de * Villebois- * Mareuil , que les préparations d' une mort héroïque supposent un état d' esprit analogue , par certains côtés , aux prodromes du suicide . Quand * Byron voulut gagner la * Grèce , ses amis l' accompagnèrent jusqu'à son navire qui partit au milieu de l' enthousiasme , mais , sitôt en pleine mer , le mauvais temps survint et le contraignit de rentrer au port , où personne ne l' attendait plus . * Byron passa trois heures à terre . Il retourna dans la maison démeublée où il avait habité avec la * Guiccioli , et il pleura . * Tigrane et moi , nous nous taisions pour entendre les larmes du héros qui s' était tant détruit qu' il n' avait plus qu' à parfaire sa destruction . Qu' on ne croie point , au reste , que mon ami fût un cerveau durci de naissance ou congestionné par son rêve . * Tigrane avait cette intelligence qui met les choses à leur place . Grande beauté chez un martyr . Elle manque , à mon gré , au * Polyeucte de * Corneille , tandis que je la vois , par exemple , chez mon compatriote * Lasalle , le cavalier messin , dans cette fameuse soirée de * Burgos , où , peu de jours avant qu' une balle le tuât net à * Wagram , il devisait avec le sage * Roederer , cet autre messin . " pourquoi veut -on vivre ? Disait le jeune * Lasalle , campé dans ses grandes culottes à la mameluck et tirant des bouffées de sa pipe . Pour se faire honneur , pour faire son chemin , sa fortune . Eh bien ! J' ai trente-trois ans , je suis général de division ... savez -vous que l' empereur m' a donné l' an dernier cinquante mille livres de rente ? On jouit en acquérant tout cela , on jouit en faisant la guerre , on est dans le bruit , dans la fumée , dans le mouvement , et puis , quand on s' est fait un nom , eh bien ! On a joui du plaisir de le faire . Tout cela m' est arrivé . Moi , je puis mourir demain . " j' ai horreur des hommes de sacrifice qui tombent dans la niaiserie . On peut toujours faire quelque chose d' un pur goujat , d' un matérialiste , mais un idéaliste qui est en même temps un imbécile , quelle inutile créature ! On voudrait qu' il bêlât pour l' envoyer à l' abattoir . * Tigrane savait que la vie ne ressemble pas aux portraits qu' on en trace dans les discours d' apparat ( distributions de prix , oraisons funèbres , etc. ) . C' est ainsi que son intelligence savait tirer des satisfactions de faits que sa sensibilité déplorait . Dans le palais secret de son âme , je le vis toujours se féliciter , au nom de l' * Arménie éternelle , que les maîtres de sa nation fussent des bourreaux . Un chef sait bien que les soldats marcheront dès qu' ils auront à venger des camarades . C' est quand * Tigrane parlait des longues misères de sa race que sa passion et sa raison étaient les plus belles à voir . - mes grands-parents , disait -il , se souviennent que , de leur temps , les chrétiens avaient encore coutume de porter sur eux un mouchoir spécial : au moindre geste , ils se courbaient pour essuyer les pieds d' un janissaire ... ce caractère ethnique brutal de nos maîtres sera notre salut . En nous condamnant au travail et en s' attribuant à eux-mêmes le privilège exclusif de déployer la force , les turcs se murent dans un moyen âge prolongé et nous préparent pour la vie du vingtième siècle . Comme les grecs , nos frères , nous devrons notre liberté aux flots de sang de nos compatriotes égorgés , aussi bien qu' à l' argent de nos obscurs marchands . Ce jeune prophète d' * Arménie ajoutait : - la main de * Dieu ne s' est pas encore assez appesantie sur son peuple . * Tigrane , cependant , ne partageait pas l' ivresse que j' éprouve à constater la brutalité avec laquelle les lois du monde , les nécessités courbent et nivellent tous les êtres . C' est pour moi quelque chose d' analogue à la représentation d' une tragédie parfaite . J' aime voir l' orgueilleux cochon qui entre à un bout de la machine en faisant mille difficultés , toujours les mêmes , et qui sort à l' autre bout en belles saucisses et jambons . Quand * Tigrane me disait que la force doit céder à l' esprit , je lui laissais voir , sans y insister , que je me méfiais d' un esprit qui , depuis tant de siècles , n' était pas devenu la force . - que voulez -vous , lui disais -je , dans le pommeau d' un sabre ou dans une pièce de cent sous , il y a toujours de l' intelligence . à part cela , tous mes respects et surtout mes tendres sentiments aux vaincus et aux pauvres . Nous eûmes cette conversation par une après-midi de janvier dans les sentiers du bois de * Boulogne . - je ne veux plus , me disait -il au retour , que vous me promeniez dans ce bois triste comme un cimetière . Tout ce que vous me dites me décompose . Mes tristesses m' empoisonnent moi-même quand elles ont perdu leur lyrisme et que je les retrouve figées dans un coin de ma mémoire . Ah ! Je n' ai pas le bel optimisme de ce * Tigrane qui , des malheurs mêmes de sa nation , tirait une promesse de bonheur . L' * Orient , c' est l' acceptation . * Tigrane s' attachait avec frénésie à l' * Occident courageux . On eût dit l' élan d' un malade vers la guérison . Je n' abordais pas à fond le problème du fatalisme , mais j' indiquais que l' * Asie , en voulant croire que l' avenir est réglé d' avance et qu' un grand coeur n' y peut rien changer , atteint à une résignation qui n' est pas sans une sombre grandeur . C' est ce que déniait * Tigrane . Il n' avait de sympathie que pour la patience , les ressources et l' élasticité grecques . On trouve le même enthousiasme exclusif chez tous les raïas qui tendent à se libérer du turc . Quant à nous qui sommes cette pensée occidentale qu' ils veulent acquérir , il est naturel que nous cherchions ce que nous ne possédons pas , et que nous nous tournions parfois vers les jardins de l' islam . - achetez une maison , lui disais -je , dans l' allée des poivriers , à * Athènes . Pour moi , mon rêve demeure une verandah , pleine d' oeillets blancs , là-bas , sur l' * Indus , aux extrémités de l' empire d' * Alexandre ... combien j' aime aussi ce lac d' un bleu intense dont parlait * Ximénès , l' espagnol né à * Avila , et qu' il vit dans les montagnes pleines de neige et de myosotis d' où il embrassait toute la * Perse ! Ainsi je me plaisais à contrarier , à exciter * Tigrane , jusqu'à ce qu' il me dénonçât une nouvelle fois les ferments malsains de l' * Asie , et je pensais : " bonheur ! Voilà encore qu' il va maudire , et de l' objet que ses malédictions me décrivent si beau , j' enrichirai mon imagination . " en vain , d' ailleurs , se reniait -il : un accent particulier , une invincible persistance de sa nationalité rappelaient toujours son climat naturel , et , par sa seule présence , * Tigrane faisait régner l' * Orient dans ma bibliothèque . En le regardant , on disait : " ô la plus aimable des pensées de l' * Asie ! " je voudrais me rappeler ses paroles d' un soir d' hiver , quand nous suivions la rue de la paix , vers six heures , et qu' il me développa que cette rue , avec ses diamants , le faisait toujours songer aux vieilles civilisations égyptiennes . Après tant d' années , je n' entends plus , de mon ami , qu' un murmure , je ne me rappelle qu' une physionomie qui m' enchante ; mais chacune de ses phrases était vive et précise . Il me donne une idée de ces poètes persans qui menaient une vie errante et de qui l' oeuvre est une riche collection d' anecdotes ornées . Bien que leur but essentiel fût d' instruire ceux qui en étaient dignes , ils recherchaient les déguisements de la rhétorique ou bien ils affichaient une mobilité sceptique , car ils étaient souvent engagés dans des circonstances difficiles . J' aimais beaucoup * Tigrane pour sa puissance à faire de la poésie avec la vie . J' aimais aussi sa fierté . Non seulement il dédaignait de se raconter à ceux qui ne pouvaient pas collaborer à son oeuvre , mais encore il voulait les ignorer . Il eût craint , en se voyant dans leurs yeux , d' être ramené à une vue trop basse sur soi-même . J' ignorais absolument les conditions de son existence . J' aurais imaginé volontiers une vie d' exil à la polonaise : des hommes chevaleresques , des femmes étincelantes à qui * Chopin fait de la musique . Il n' en allait pas ainsi . Mais quelle intervention l' eût servi ? Il lui fallait , pour lui , la gloire , et , pour l' * Arménie , la liberté . J' ai connu la vérité après sa mort , dans ses lettres à sa mère . En me les remettant , elle eut un mot qui fait l' image la plus touchante et la plus juste : " vous les comprendrez mieux que nul poète , ces cris d' un oiseau mourant , et , comme tel , il a exhalé son dernier soupir , une plainte céleste . " ces lettres montrent toute l' amabilité de mon ami . L' enfant y réapparaît sous l' adolescent d' une intelligence héroïque . Il dit à sa mère ce qui peut la rendre orgueilleuse , il tâche de la faire jouir des instants de chaleur , de lumière que ses vingt ans de malade et d' exilé trouvaient tout de même , parfois , à * Paris . " janvier 1897 . " ma chère mère , avant-hier vendredi , j' ai donné lecture de ma conférence d' * Athènes chez les * H ... , devant une trentaine d' intimes : américains , anglais , hommes de lettres et artistes français , quelques grecs , la princesse * S ... et le prince * M . - * K ... ils avaient arrangé l' atelier et les pièces attenantes d' une manière ravissante : lustres , fleurs , brocarts , statues . La salle à manger en buffet . Sur toutes les nappes blanches , des parterres de mimosas et de bruyères . * Tigrane applaudi et très entouré . Une très belle après-midi pour ton fils . Tu eusses été si contente à * Paris . à huit heures , un très beau dîner pour quelques intimes en l' honneur de la lecture . Quelques jours auparavant , ils m' avaient prié à déjeuner pour rencontrer miss * S ... , une beauté anglaise ... une petite branche de bruyères cueillie pour toi ... " " 15 février 1897 . " ... les événements de * Crète m' ont fourni du travail pour les journaux et quelques ressources . Je suis loin d' être satisfait . Il me semble que je cours sur un parapet entre le succès et la * Seine ... je continue de voir souvent les américains : les * D ... , les * M ... , les * H ... , et leurs amis . Ce monde me plaît et me convient par ses allures franches et parce qu' il lui manque l' esprit bourgeois et l' égoïsme étroit . " " * Paris , 27 février 1897 . " je suis alité de nouveau depuis hier . Toute fatigue que je subis se porte sur les intestins . Je crois bien que c' est le seul héritage que m' a laissé mon père . Je suis très content du petit thé que tu as pris en compagnie des * B ... et des * M ... je voudrais pouvoir t' envoyer les moyens de répéter souvent la chose . Et il faudrait si peu d' argent pour que ces modestes distractions te fussent fréquentes ! Si j' avais eu une santé meilleure , j' aurais pu travailler trois ou quatre fois plus , gagner en proportion et nous procurer à tous deux une vie aisée . On se fait toujours l' illusion que les maladies sont passagères , qu' elles existent seulement pour quelques semaines ou quelques mois . Comme tu as bien fait de ne pas vouloir venir à * Paris ! -merci pour cette recette . - je me dis toujours qu' à la première occasion où j' aurai quelque argent de poche , il me faudra t' acheter une foule de choses à la pensée et chez * Petit . Le numéro du 1er mars de la revue des revues contient mon article sur la * Crète . Il est signé XXX . Cet article arrive à point pour liquider mes dépenses d' hôtel . C' est une satisfaction pour moi , lorsque , avec le produit de mon travail d' intelligence , j' arrive à couvrir mes dépenses matérielles . - il y a du soleil ; je vais me lever dans l' après-midi . Très heureusement , mon indisposition , quoique fréquente , ne dure jamais plus d' une couple d' heures , trois tout au plus . - j' ai sur ma table une série d' articles qui m' attendent . Les sujets grecs me passionnent en particulier . Je corresponds toujours avec mes amis d' * Athènes . Ils me voudraient là . Moi , je m' y souhaite . à la suite du bombardement de la * Canée , j' ai rédigé , j' ai fait signer et j' ai porté , à la tête d' une délégation , au ministère de la * Grèce , l' adresse dont tu as dû lire le texte dans le journal ... " triste chose que l' exil , fût -ce à * Paris , et qu' il s' agisse de * Dante , dans la rue du * Fouarre , ou du jeune oriental , sur qui tombe notre pluie au sortir des fêtes brillantes du monde cosmopolite . Vers le mois de mai 1897 , durant la guerre gréco-turque , * Tigrane put retourner dans sa chère * Athènes . Les hommes politiques , les littérateurs , les journalistes l' accueillirent avec admiration , et c' est là qu' il écrivit ses meilleurs articles . Les amitiés d' hommes sont des collaborations d' idées . * Tigrane m' adressait les documents de sa vie publique , il ne m' écrivit rien d' une pleurésie qui , dans l' été de 1897 , le mit très bas . Il voulut la soigner en * égypte , mais il y souffrit d' un hiver exceptionnellement froid et revint à * Athènes , où il se sentait moins triste de sa maladie . Bientôt il fallut quitter cette terre de consolation et suivre à * Constantinople sa mère qui , prévenue par des amis , était venue le chercher . Elle nous a dit qu' en revoyant cette fameuse rade où les collines de * Galata , d' * Eyoub et de * Stamboul dessinent avec la mer un immense sarcophage , il murmura : " un tombeau ! " il mourut dans l' île des * Princes , sur la mer de * Marmara , le 1er décembre 1899 , âgé de vingt-neuf ans , épuisé de longues souffrances et sans bénéfice public . Sa mère m' a écrit : " en me quittant , en 1896 , * Tigrane me disait pour atténuer le chagrin de notre séparation : " tu seras la " mère de * Tigrane " , sans se douter que je serais la mère d' un pauvre saint supplicié ... peu de jours avant sa fin , vers le soir d' une journée ensoleillée , tournant son regard vers la fenêtre , il prononçait trois fois le nom d' une belle et charmante jeune fille qu' il avait laissée à * Paris , et ajoutait : " * France ... " * Athènes ... " quelque chose de léger et de généreux , c' est-à-dire de chevaleresque , est éternellement sensible dans notre pays , qui rassure les courages , de même que l' * Athènes antique met dans l' esprit des enthousiastes ces vertus de mesure et de prudence qui firent d' * Ulysse son héros le plus populaire . * Tigrane demeure pour moi un peu énigmatique . On n' est pas d' une race préparée à * Bagdad sans laisser quelque chose à deviner pour un lorrain . Il me prête indéfiniment à réfléchir , et , par là , il fait une société excellente pour l' imagination . Ce qu' il m' a montré m' inspire un tel goût que je sais avec certitude que tout ce qui me restait à découvrir de lui m' était approprié . Il a irrité , sans y satisfaire , mon désir de connaître la poésie de l' * Orient , mais je tiens sa vie elle-même pour un charmant poème du divan oriental-occidental . La vie de * Tigrane entraîne vers ces hautes régions où le sacrifice se transforme en volupté . Il s' était consacré à une magnifique oeuvre d' art , il voulait restituer à sa nation une âme hellénique , pour qu' elle fût plus impatiente dans sa captivité et qu' elle émût davantage ceux qui ont les sentiments humains . Dans les conceptions des hellènes , - fût -ce dans les sculptures exécutées à la grosse par des praticiens installés autour des cimetières , - il reste une telle spiritualité qu' un jeune esclave d' âme fière reçut de ces marbres , ses excitations , sa méthode et son suprême réconfort . J' ai des amis d' une formation analogue à la mienne et qui m' ont donné des témoignages positifs . Je leur préfère ce jeune éphémère . chapitre XI . Le cheval ailé sur l' * Acro- * Corinthe : le long de la côte , en vue de * Salamine , je vais par le chemin de fer d' * éleusis à * Mégare et jusqu'à * Corinthe . Des champs d' une orge médiocre , quelques chevaux épars , un bois d' oliviers , ou , comme nous dirions , un verger auprès de la mer . Seules , les montagnes dénudées , à formes pleines , sévères , gracieuses donnent sur tous les horizons la marque grecque . Leur élégance et leur dignité pourraient tout de même ennuyer , par un temps couvert . C' est un paysage peu nouveau , une route de notre * Provence maritime . La route de la corniche devait être quelque chose d' analogue avant que les rastaquouères du monde entier nous forçassent à grouper dessus des idées communes . Ici du moins nulle architecture prétentieuse , nulle végétation exotique . Des herbes sauvages parmi des pierrailles , et , sur des terres mêlées de rose , d' immobiles petits vieux oliviers . Cette monotonie du sol , avec la double monotonie de la mer et des montagnes , a la beauté des espaces pleins en architecture qui laissent d' autant mieux chanter le motif principal . Le motif principal , en * Grèce , c' est toujours la lumière . Qui n' a pas vu , ce matin , le golfe * Saronique ignore ce que peut être un champ de coquelicots . Pourpre joyeuse comme les larges blessures d' un héros . Plus loin , voilà des nappes d' or . Par masses , c' est le mieux pour jouir des fleurs . étincellement que la lumière donne aux montagnes , en même temps qu' elle opalise les eaux ! Fraîches coulées d' argent dans le bleu de la mer ! Est -ce de la joie que nous ressentons ? Nous prenons notre équilibre . Les angoisses , les tourments , les délires ont leur siège dans la nuit ; la lumière les dissipe et nous pacifie . Un chroniqueur grec du moyen âge , pour exprimer son dédain envers l' un de nos chevaliers croisés , dit qu' il était " en tout un homme passionné " . Chez nous , ce pourrait être un compliment ; ici , rien ne semble meilleur qu' un homme qui se possède . Cette raison pourtant , chez l' hellène , ne gêne pas l' inconscient et ces beaux imprévus qui nous viennent de notre fantaisie profonde . Depuis que je suis en * Grèce , je sens ce qu' a de guindé l' hellénisme parnassien . * Leconte * De * Lisle s' exagère l' éminente dignité du rôle de la volonté dans l' art. Il nous conduit à négliger les beaux trésors qu' un artiste porte dans son coeur . Entre * Mégare et * Corinthe , aujourd'hui , je déclasse les poèmes antiques , barbares et tragiques ; je les rangerai dorénavant sur le rayon que préside * Boileau . Nul n' est poète s' il n' a des ailes ( encore qu' il faille redouter que * Pégase s' égare dans les hautes solitudes où lui seul serait son spectateur ) . C' est un problème de mesure . Et la * Grèce a trouvé le point ténu de la perfection . Dans l' azur grec , l' esprit revient toujours sans vertige ni fatigue , comme un puissant oiseau fidèle , se poser sur le promontoire . Quand nous atteignons * Corinthe , il est midi . Les brebis se sont rassemblées sous un arbre . Le chevrier qui dort protège dans ses bras un chevreau . Sur la campagne caillouteuse , rien ne bouge . Un âne met son énorme figure débridée dans les herbes , et de très loin je vois sa queue frétiller de plaisir . à * Corinthe , ce 6 mai , les plus hautes montagnes portent encore de la neige , et la chaleur pèse sur la plaine . Le paysage a perdu cette petite perfection dure qui nous rend muet sur l' * Acropole d' * Athènes . Avec son diadème de ruines , l' * Acro- * Corinthe semble une très vieille * Sémiramis . Je gravis la haute , vaste et brûlante * Acropole pour visiter la fontaine fabuleuse , encore jaillissante , la fontaine * Pirène , source de toute poésie . Durant des heures< |