_: | PREMIÈRE PARTIE chapitre premier . L' orateur : la parole est à * M . * Elzéar * Bayonne . Le président * Duputel jeta ces mots de la petite voix malicieuse et nonchalante , alliacée par un léger accent du * Midi , qui rappelait , au dire de ses flatteurs , l' organe de son compatriote * Adolphe * Thiers . Il articula chaque syllabe , comme un régisseur de théâtre qui attend un effet certain du nom qu' il lance aux spectateurs . L' effet voulu se produisit aussitôt . Le bourdonnement des conversations particulières mourut sur les banquettes redevenues silencieuses . Les députés qui péroraient dans un groupe , au pied de la tribune , regagnèrent leurs sièges . L' injonction machinale : " à vos places , messieurs ! " prit dans la bouche des huissiers une intonation persuasive . Par les deux tambours de droite et de gauche , les couloirs dégorgèrent dans l' hémicycle un flot de retardataires qui se hâtaient vers les sentiers ménagés entre les travées . Au banc du gouvernement , les figures lasses des ministres se relevèrent au-dessus des dossiers , avec le mouvement instinctif de taureaux harcelés dans l' arène , col rentré , cornes tendues pour repousser un nouvel assaut . Des secrétaires , des attachés de cabinet , des sénateurs en maraude au palais-bourbon se massèrent des deux côtés de la tribune , debout , obstruant le passage . Tandis que les gradins se couronnaient de longs cordons de têtes attentives , un tassement précipité se faisait au-dessus , dans les galeries du premier étage , dans les tribunes du second . Des journalistes rentraient en coup de vent , des femmes se penchaient aux premiers rangs , le buste en offrande . Dans le grand théâtre national subitement rempli , du parterre aux loges , des loges au poulailler , on vit passer sur toutes les physionomies l' air de recueillement voluptueux qu' elles prennent à l' opéra , au moment où le ténor entre en scène pour la romance attendue . L' homme qui concentrait sur lui tous ces regards gravit lentement les marches de la tribune . Il promena un coup d' oeil circulaire sur l' assemblée ; il s' installa dans sa forteresse d' acajou , sans se hâter , avec la tranquillité voulue de l' acrobate qui rassemble ses muscles sur une plate-forme du cirque avant de se risquer sur la corde raide . Durant ces quelques secondes de préparation muette , il laissa le circuit magnétique s' établir entre son auditoire et sa personne . - vous aviez raison , ma chère , comme il est bien , cet affreux homme ! - murmura une provinciale à l' oreille de sa voisine . Le sentiment traduit par cette remarque se peignait sur les visages curieux de toutes les femmes qui achevaient l' examen rapide d' * Elzéar * Bayonne . Il était très bien , en vérité , le jeune chef du parti socialiste ; grand et dégagé , la taille élégamment prise dans une redingote aux revers de soie , le front rejeté en arrière sous la couronne des cheveux noirs , négligemment bouclés ; un large front tout rayonnant de pensée , foyer où l' on sentait couver la flamme qui jaillissait des beaux yeux , ardents et doux . Leur caresse atténuait ce qu' il y avait d' un peu dur dans la courbe du nez en bec d' aigle , dans la ligne mince des lèvres , retirées sous la moustache brune . - une tête de * César , - disait un des séides fervents de * Bayonne , le vieux * Caucuse , mulâtre des * Antilles , ancien délégué de la commune aux beaux-arts . - de * César asiatique , - ajoutaient les envieux ; et , en effet , le masque pâle qui s' enlevait sur le front obscur du bureau présidentiel rappelait les faces de marbre des empereurs syriens . Dès les premiers mots , la voix de l' orateur consomma la prise de possession physique qui lui livrait cette assemblée . Voix au timbre grave , mordante et chaude comme la vibration d' une corde de violoncelle ; stridente d' ironie , quand sa colère fouaillait un adversaire , elle redevenait , l' instant d' après , une musique de plainte profonde , alors que le défenseur des misérables disait leurs peines sourdes , leur soif de justice et de pitié . Le débat roulait sur une loi ouvrière . La commission rapportait un projet déposé depuis sept ans , voté une première fois durant la précédente législature , retenu ensuite au sénat pendant quelques années , renvoyé par la haute assemblée avec des modifications destructives du principe même de la loi . La commission avait péniblement reprisé cette toile de * Pénélope ; mais , après trois jours de discussion , il ne restait plus rien du projet primitif , criblé d' amendements contradictoires . Les orateurs du centre avaient proposé et fait passer des restrictions qui annhilaient toutes les garanties données aux associations syndicales ; puis , changeant de tactique , ce même centre avait voté deux articles additionnels introduits par l' extrême gauche , et si gros de conséquences dangereuses qu' ils eussent rendu la loi inapplicable . Ces articles , habilement rédigés , revêtaient le caractère d' une manifestation sentimentale dont on ne pouvait laisser le bénéfice à des adversaires : ils fournissaient un excellent tremplin électoral . Au passage des urnes , le mot d' ordre accoutumé avait couru sur les bancs de la majorité : - blanc ! Blanc ! Votons blanc ! Le sénat ne votera jamais cela , la loi est enterrée ! Et vingt voix s' étaient aussitôt élevées : - le renvoi de l' ensemble à la commission ! Le rapporteur demandait lui-même ce renvoi , du ton vexé et avec le découragement sincère d' un auteur dont la pièce est reçue à corrections . Le ministre combattait mollement la demande , avec le découragement feint d' un homme d' état qu' on empêche d' aboutir . On savait le ministre hostile à la loi : nul ne prenait le change sur la manoeuvre de l' adroit pilote , qui se plaignait de ramener le navire aux chantiers et se réjouissait en secret à l' idée de l' échouer dans les ensablements du port . * Bayonne avait jugé la partie perdue , cette fois encore . Jetant par-dessus bord la loi mort -née , il revenait à son réquisitoire habituel contre l' ordre social , à ses amplifications oratoires où son talent se complaisait . - oui , disait -il , nous ne regrettons pas de vous voir refuser aux prolétaires jusqu'à ces médiocres palliatifs , qui leur donneraient peut-être l' illusion menteuse d' un effort pour les libérer . Nous avons défendu la loi en essayant de l' améliorer , nous l' eussions votée , parce que nous ne sommes pas des théoriciens intransigeants , parce que vous nous trouverez toujours prêts à faciliter l' éclosion de la plus humble fleur de justice sur le terreau décomposé de la société capitaliste . Vous venez l' arracher de vos propres mains , cette pâle fleur des ruines : faites , nous triompherons une fois de plus de votre aveu d' impuissance ; chacun de vos reculs marque pour nous un pas de plus vers l' avènement de l' ordre nouveau , de l' ordre juste et rationnel . Ah ! Messieurs , vous ne voulez même pas qu' il passe un peu d' air et de lumière sous l' énorme pyramide , chaque jour plus haute , chaque jour plus lourde , qui pèse sur les multitudes écrasées . Tant mieux ! Ce peuple éternellement abusé se redressera plus tôt pour la renverser de fond en comble ; il sait , dans son admirable patience , que , plus cruelles sont les souffrances d' aujourd'hui , plus prochaine et plus complète sera leur récompense , sa victoire de demain . Merci , vous qui ouvrez de force les yeux que nous n' aurions pas encore réussi à dessiller ! Les applaudissements et les " très bien " partaient en fusées nourries des gradins de l' extrême gauche . Le centre écoutait silencieusement , comme on écoute du rivage le grondement des vagues irritées , avec un petit frisson de plaisir à les voir venir si hautes , avec la certitude tranquille qu' elles n' arriveront jamais jusqu'à la crête de la falaise où l' on jouit de leur bruit . * Bayonne continuait : il refaisait pour la vingtième fois le tableau de la féodalité financière , il la juxtaposait traits pour traits à la féodalité militaire de jadis ; et , dans un élan de facile hardiesse , l' orateur socialiste rendait justice à cette dernière , qu' il proclamait plus humaine , plus élastique , moins étroitement fermée aux évasions possibles du serf . Des bancs de l' extrême droite , quelques applaudissements timides s' élevèrent , répondirent à ceux de la gauche . Ils redoublèrent , après une phrase sur le pouvoir modérateur de l' ancienne royauté . Le petit vicomte * Olivier * De * Félines battait frénétiquement des mains , comme bat des ailes une alouette attirée au miroir . - regardez qui vous applaudit ! Interrompit une voix au centre . Du regard et du geste , * Bayonne fondit sur l' interrupteur . - * M . * Cornille- * Lalouze m' invite à regarder qui m' applaudit . Cette interruption revient souvent ici : j' en admire toujours la beauté . En effet , m . Le vicomte de * Félines et ses amis m' applaudissent . Ils ne partagent pas mes espérances démocratiques , et ils savent comment je considère l' aimable puérilité de leurs regrets monarchiques . Ils m' applaudissent pourtant , dans le moment que je dénonce vos fautes . Et après ? Quand * M . * Cornille- * Lalouze parle à cette tribune , quand il y vient consolider le pouvoir de l' argent et les privilèges de ses détenteurs . M. Le vicomte de * Félines et ses amis applaudissent l' opportuniste , l' anticlérical qui rassure momentanément leurs intérêts . C' est le jeu naturel de la politique ; et j' ai assez de philosophie pour ne jamais dire à l' honorable * M . * Cornille- * Lalouze : regardez qui vous applaudit ! " un rire étouffé courut sur tous les bancs . * M . * Cornille- * Lalouze n' avait jamais proféré une parole à la tribune . Cet homme gras et déplaisant , enrichi dans la fabrication des bicyclettes , envoyé à la chambre par une circonscription pauvre et sensible aux bienfaits , était peu sympathique à ses collègues . Il venait précisément de les égayer à ses dépens , la semaine précédente , avec un billet de faire-part qui circulait dans les couloirs . Ce billet , où le député et sa famille notifiaient la mort d' une proche parente , portait la mention usuelle : décédée munie des sacrements de l' église . sur les exemplaires adressés aux frères et amis , ces mots étaient rayés à la plume ; la rature énergique faisait croire à une inadvertance du lithographe ou à un changement de la dernière heure dans les dispositions de la famille . Le compétiteur de * M . * Cornille- * Lalouze aux élections , un clérical , avait expédié à ses amis de la chambre des liasses de billets des deux types , avec et sans la rature : on s' était fort diverti à la découverte de cette ingénieuse rouerie . Tandis que la grosse face poilue de * M . * Cornille- * Lalouze se contractait derrière son pupitre , avec les grimaces d' un matou qui a reçu un seau d' eau froide sur la tête , * Bayonne s' échappait par une volte savante des applaudissements de la droite . à la majorité détendue , à demi conquise dans cet accès de gaieté , il adressait un chaleureux appel " au nom de la mère commune , la grande révolution , au nom de ces principes , rénovateurs du vieux monde , qui demeurent le lien indissoluble de tous les coeurs républicains ; de ceux -là mêmes qu' une douloureuse torpeur arrête sur le chemin de la terre promise ! Car vous la désirez comme nous , vous qui ne la voyez pas , et , si nous devons succomber sur la route , j' ai la confiance que les plus jeunes d' entre vous y entreront un jour , qu' ils revendiqueront la noble mission d' y conduire un peuple libéré ! Saisis , quelques-uns des " plus jeunes " commencèrent d' applaudir sur les confins du centre . à mesure que l' éloquence de * Bayonne se faisait plus câline , plus attendrie pour les frères retardataires , les applaudissements gagnaient des travées jusque -là figées dans leur résistance . L' ouragan de bravos parti de l' extrême gauche secouait à cet instant tout l' hémicycle , faiblissait à peine au milieu , se renforçait à droite dans le groupe socialiste égaré de ce côté . On eût dit le crépitement d' une flamme d' incendie qui multipliait ses foyers , dévorait de proche en proche les îlots d' abord préservés , fondait dans un immense creuset toutes les matières réfractaires . Du haut en bas de cette salle bondée , il n' y avait plus qu' une créature aux centaines de têtes , passive , possédée par l' homme qui l' enveloppait de ses effluves , vibrant à l' unisson sous la parole de cet homme ; il n' y avait plus qu' un faisceau de nerfs reliés par une même communication électrique , rattachés par une racine commune à ce front élargi , dominateur , qui émergeait seul lumière de la tribune . Le gaz venait de s' allumer au plafond , il versait sa clarté perpendiculaire sur le haut de ce visage dont les autres parties disparaissaient dans la pénombre , sur ce réflecteur vivant et mouvant où s' hypnotisaient tous les regards . Fascinés , les hommes du peuple qui garnissaient les galeries supérieures écoutaient , avec des crispations dans leurs mains impatientes de battre . Deux lycéens firent le geste d' applaudir . - que c' est beau , cette domination sur une assemblée ! Dit à haute voix l' un d' eux . - c' est beau ! Répéta comme un écho inconscient , dans la tribune au-dessous , la dame de province ; et son corsage bondissait tumultueusement . Autour d' elle , des parisiennes , muettes , dévisageaient l' orateur : les unes , un sourire heureux sur les lèvres ; d' autres , rigides , les yeux animés de courtes lueurs , sous les secousses réitérées dont elles recevaient la caresse intérieure . Au fond de la tribune du conseil d' état , un jeune abbé s' agitait , ne se possédant plus ; il murmurait , de plus en plus haut : - il a raison , il a pourtant raison ! L' abbé se tut , rougissant , sous le regard d' un vieux magistrat , bouche rasée et pincée , qui répliqua : - c' est des inepties . Elles sont bien dites . Deux groupes paraissaient seuls en dehors de l' universelle communion d' enthousiasme : les journalistes , là-haut , figures ironiques , pressées dans une tribune , qui laissaient voir l' ennui professionnel des critiques à la représentation d' une pièce trop connue ; les huissiers , qui circulaient au fond de l' hémicycle de leur pas discret , avec leur air calme et correct de gardiens attentifs dans une maison de fous . Le vieil huissier-chef regarda l' horloge , transmit à un collègue sa serviette bourrée de lettres : - prends le service , j' ai affaire à la questure . Il dit cela du ton d' un homme qui rentre chez lui sous l' averse et passe son parapluie à un ami qui sort . * Bayonne affermissait sa conquête sur la totalité de l' auditoire par une revendication enflammée des fiertés nationales . - l' * Europe se couvre de soldats , régiments embusqués derrière les vieilles haines , les vieux préjugés , les vieilles ambitions , comme les survivants d' une épidémie derrière les tombeaux d' un cimetière où ils achèveraient de s' entre-détruire en se fusillant sur les morts de la veille . Partout un espoir de meurtre plane sur les villes laborieuses , paralysant l' essor pacifique du travail humain . Vous vous épuisez de sacrifices pour aligner une muraille de fer aussi large , aussi haute que celle de l' adversaire toujours attendu . Et vous laissez inutile l' incomparable armée des vraies forces françaises , l' immortelle armée d' invasion qui ne connut jamais ni arrêt ni retraite , ni débâcle ; l' armée des idées incarnées dans ce peuple et qui l' a toujours fait conquérant du monde par le droit divin du progrès . Ah ! Ne comprenez -vous pas votre erreur ? Vous désarmez la * France plus sûrement , plus dangereusement que si vous aviez licencié tous nos bataillons , le jour où vous retenez l' esprit français sur la route où il marche , sonnant le ralliement aux idées nouvelles . N' a -t-il pas triomphé sans même combattre à toutes les étapes du siècle , réparé les fautes et les folies de nos dynasties , déjoué les plans concertés des hommes d' état qui nous guettaient comme une proie , et qui chancelaient soudain , menacés , interdits , sentant trembler sous leurs pieds le sol où nos idées s' insinuaient pour dévorer et retourner contre eux leurs armées ? Permettez donc qu' il souffle encore , ce vent de la victoire qui ne coûte pas une goutte de sang , ce vent de la revanche certaine qui gonflera d' une joie longtemps désapprise les plis désolés de notre drapeau . Si nous étions persuadés , mes chers collègues , que le sacrifice de nos doctrines peut seul procurer cette résurrection de la * France , nous n' hésiterions pas , je vous le jure , à dire à la raison et au progrès : attendez , souffrez , laissez passer la * France ! - convaincus que le triomphe national est inséparable de celui de la raison et du progrès , je voudrais faire pénétrer notre foi dans vos coeurs ; vous n' hésiteriez pas davantage , vous non plus , à sacrifier ces lourds intérêts qui abattent le ressort populaire ; vous attacheriez les premiers l' idée sociale à la hampe frémissante du drapeau , s' il vous était prouvé qu' à ce prix ses fières couleurs se relèveraient une fois de plus sur la terre , emblème de réparation pour nous , de libération pour tous ! Ce fut un trépignement sur tous les bancs . Les plus sages , étreints à la gorge , s' abandonnaient au délire commun . * M. * Chasset * De * La * Marne , le président du centre gauche , entrait à cet instant dans la salle . Dès qu' il aperçut * Bayonne à la tribune , il eut un sourire narquois . - quel air joue -t-il encore , ce flûtiste ? Mais la phrase d' habitude , jetée à la cantonade , mourut aussitôt sur ses lèvres . Renseigné par un premier coup d' oeil sur les physionomies , le vieux parlementaire comprit qu' il n' était pas au diapason : à la vue des gens de son groupe qui battaient des mains , * M. * Chasset * De * La * Marne changea brusquement d' expression ; il s' arrêta au pied de la tribune , attentif et grave ; avec la docilité d' un mouton égaré qui rentre dans le mouvement du troupeau , il se mit à applaudir , d' un geste machinal , les derniers mots de la période qu' il n' avait pas entendue . L' instinct de l' orateur avertit * Bayonne qu' il était temps de conclure , l' assemblée lui ayant donné tout ce qu' elle pouvait rendre d' émotion et de soumission momentanée . Il tourna court sur une tirade claironnante , qui s' adressait plus spécialement aux passions de ses amis et les soulevait pour l' ovation finale . Il descendit de la tribune . Des bancs inférieurs de l' extrême gauche , les socialistes se précipitèrent au-devant de leur chef ; d' autres l' attendaient , debout sur les gradins supérieurs : toutes les mains cherchaient les siennes et recommençaient , après l' étreinte , à scander derrière lui la triple salve d' applaudissements ; les visages ironiques et provoquants défiaient les gros bataillons du centre . Ceux -ci gardaient un silence gêné ; le sortilège dissipé , la chambre se reprenait . Les députés dégringolèrent entre les travées , essaimèrent en masse , se répandirent dans les couloirs . Redevenus loquaces et bruyants , ils déambulaient en allumant les cigarettes à travers les vestibules , le salon des conférences , la buvette . Des groupes bourdonnants , où étaient confondus les gens de tout parti , se formaient , se dispersaient , se reformaient autour des couples d' interlocuteurs qui discutaient avec animation le discours de * Bayonne . - très bon , aujourd'hui , * Bayonne ! - peuh ! Toujours la même chanson , mieux chantée cette fois . - il a pourtant dit quelques vérités incontestables ! C' était un opportuniste conservateur qui appuyait énergiquement sur cette affirmation . - oui , reprenait un radical , mais on pourrait lui répondre que ... et chacun de développer les arguments avec lesquels il se serait fait fort de répondre à l' orateur socialiste . Ses plus verbeux contradicteurs étaient ceux qui ne parlaient jamais à la tribune ; ceux aussi qui venaient de se surprendre à l' applaudir et en gardaient un remords , un besoin de réagir contre la surprise du magicien . On eût dit les ébats d' une ménagerie , quand , après la sortie du dompteur qui les tenait couchés sous sa cravache , les fauves gambadent dans la cage et mordent les barreaux . Ces discussions théoriques sur la harangue de * Bayonne ressemblaient d' ailleurs aux controverses des spectateurs , durant un entr'acte du théâtre , sur la pièce de * Dumas ou d' * Augier qui les a fait penser un moment . On venait d' entendre un exercice littéraire , passionnant par les idées qu' il suscitait , mais abstrait des réalités quotidiennes ; nul ne songeait à établir un rapport entre ce jeu de pur esprit et les exigences pratiques , positives , de la vie sociale et politique . Le vote en témoignait , ce vote que rendaient au même instant pour leurs collègues absents les gardiens des boîtes , et qui écartait à une énorme majorité l' ordre du jour de l' orateur acclamé . On avait applaudi l' artiste , on votait pour le ministère : c' étaient deux ordres d' idées entièrement séparés . - bah ! Un joli discours de plus , et qui ne changera rien au train nécessaire du monde ! Cette acclamation de * Pourjard' * hieu , l' ancien ministre , l' ami de * Gambetta , résumait bien le sentiment commun . - ne vous y fiez pas trop , interrompit * Asserme ; goutte à goutte , le vitriol socialiste ronge notre bloc de granit républicain . * Aristide * Asserme , " le député bien parisien de la nouvelle " , suivant la formule consacrée des journaux où il écrivait , " le canaque " , comme l' appelaient la libre parole et l' autorité , avait la spécialité de représenter l' esprit français au parlement . Il y représentait par surcroît la * Nouvelle- * Calédonie , depuis qu' un concurrent richissime l' avait évincé de sa circonscription des * Alpes- * Orientales . * Créole * De * Bourbon , venu tout jeune à * Paris pour y publier des vers sous le patronage de son compatriote * Leconte * De * Lisle , il s' était fait ramasser un soir par * Gambetta dans une loge d' actrice où le tribun portait ses hommages . * Aristide s' accrocha à la redingote flottante du grand homme , l' amusa par son bagout , reçut de lui l' investiture d' un fief électoral dans les * Alpes . Dépouillé de son canonicat , il obtint d' un ministère ami le siège de * Nouméa , nouvellement créé . Le député n' avait fait qu' une courte visite à l' île lointaine , sur un vaisseau de l' état qui l' y amena en conquérant . Ses électeurs , quelques fonctionnaires et quelques colons , le renommaient fidèlement depuis cette époque ; les méchantes langues prétendaient qu' on allongeait la liste électorale avec des forçats libérés et des canaques recrutés par le bâtonniste , comme dans l' * Inde . - des électeurs littéralement électrisés , - disait * Asserme , car il les mettait en mouvement par un coup du câble officiel , - et vraiment libéraux puisqu' ils ne demandent qu' une chose , la liberté . Sceptique et jouisseur , très avisé , sous ses airs de bouffon , rompu aux intrigues des couloirs où il promenait depuis quinze ans sa calvitie précoce , sa jolie barbe crespelée et sa faconde aimable , populaire dans le salon de la paix parmi ses confrères du journalisme , le créole retombait toujours sur ses pieds après les aventures fâcheuses où l' entraînaient de perpétuels besoins d' argent . Compromis dans le * Panama , dans toutes les affaires suspectes , il passait chaque fois à travers les mailles du filet de la justice , reparaissait souriant et acquitté . Nul ne tenait rigueur à cet enfant gâté du parlement , radical d' étiquette , ministériel quand le cabinet avait besoin d' un renfort , et qui évoluait savamment dans l' orbite du pouvoir , assez loin pour se faire payer ses services , assez près pour les offrir au bon moment . * Asserme devait ses succès à une imagination baroque et fertile . Au temps où il représentait les * Alpes- * Orientales , il avait un préfet peu maniable . Le cabinet d' alors hésitait à faire sauter cet administrateur . Une idée vint au député . Il alla chez un marchand de couronnes funéraires , il choisit un bel article , jais noir , avec l' inscription : souvenirs et regrets , il fit emballer , adresser franco , sans nom d' expéditeur , à m . Le préfet des * Alpes- * Orientales . Le lendemain , même envoi d' un autre magasin ; et ainsi de suite chaque jour , pendant trois semaines , tous les marchands de couronnes parisiens y passèrent . Au troisième arrivage , les employés de la préfecture jasèrent : les fonctionnaires et les journalistes du chef-lieu s' arrangèrent vite pour avoir affaire dans les bureaux , précisément à l' heure où l' on déballait chaque matin le fatal colis . Au bout de huit jours la ville était en liesse : pas d' autres conversations dans les cafés , les deux feuilles locales exultaient , le préfet n' osait plus se montrer sur le mail . à la quinzième couronne , il était démonté . La plaisanterie avait coûté vingt-cinq louis à * Aristide , mais son homme dut demander lui-même un changement . Le " spirituel député de la nouvelle " entretenait sa réputation par les discours amusants où il réclamait un peu de la manne budgétaire pour son île , " pour ce paradis austral où nous ne savons employer que nos damnés , où nous pourrions tous finir un jour , mes chers collègues , si la fortune inique faisait de nous des vaincus de la liberté . " tel était l' homme qui glosait le discours de * Bayonne . - eh ! Oui , continuait -il , ils ont fêlé le bloc : toujours intact aux yeux du monde il sent croître et pleurer tout bas sa fêlure fine et profonde ... - mon dieu ! Je sais bien , on peut encore boucher la lézarde en y pilant du curé . Mais , si cet ingrédient venait à nous manquer , elle apparaîtrait aux yeux du monde , inquiétante . * Bayonne vous force à l' écouter , à l' applaudir ; il vous apprivoise à quelques-unes de ses idées ; son socialisme et , qui pis est , sa personnalité parlementaire deviennent peu à peu tolérables , possibles , combinables , passez -moi le mot , avec d' autres éléments , en un lendemain de crise . Se rendre possible , tout est là en politique . Un beau jour , on se réveille étonné : le loup-garou avec lequel on effrayait les enfants fleure le maroquin , tout comme un autre . - demandez plutôt à * Pélussin , qui mijote là-bas une affaire avec le gouverneur du comptoir général des colonies . Il fut de la commune , jusqu'au bout , il a fait tuer * Du * Versaillais , c' est sûr ; nous nous servions même de ce prétexte , dans le temps , quand nous l' utilisions en cachette , pour ne pas lui payer les excellents articles qu' il faisait dans nos journaux contre l' ordre moral . Le voilà aujourd'hui sous-secrétaire d' état ; et il me marchande , parce qu' il me trouve trop avancé , une misérable subvention aux phares que je lui demande pour ma pauvre île , afin que mes bons forçats ne gagnent pas le large plus souvent qu' à leur tour ; il me répond , le cynique : " ne faites pas aux autres ce que vous n' eussiez pas voulu qu' on vous fît ; comment me serais -je évadé , moi , si l' on avait vu clair à la nouvelle ! ... " - qui sait si * Bayonne ne nous chantera pas un jour la même antienne ? Mes bons amis , prenez garde à ce mélodieux stercoraire . Tandis qu' * Aristide expliquait à quelques collègues mal informés la légitimité de cette épithète , on cherchait vainement dans les couloirs l' homme à qui il la décernait . * Bayonne s' était promptement arraché aux étreintes de ses amis ; sorti de l' amphithéâtre par une des portes discrètes ménagées à mi-hauteur du pourtour , au sommet des gradins , il avait franchi précipitamment les marches qui débouchent dans le corridor de ronde , au pied des escaliers par où s' écoulait le public des tribunes réservées . Arrêté là , il entendait son nom bruire dans toutes les conversations . Elles cessaient quand on l' apercevait , chacun ralentissait le pas pour attarder sur l' orateur des regards curieux , admiratifs . * Bayonne paraissait indifférent à ces caresses de la gloire ; il attendait , les yeux fixés sur le haut de l' escalier . Soudain , il s' élança à la rencontre d' une jeune femme qui descendait , la dernière , de la tribune du président . Finement moulée dans la souple jupe beige , sous la casaque de loutre où frissonnaient des lueurs errantes , elle descendait les degrés d' un pas lent , ce pas de statue en mouvement où la grâce harmonieuse de certaines femmes met une musique , faite des rythmes concordants de la gorge , des hanches , des genoux . Elle était de celles qu' à cette musique on entend venir , semble , en même temps qu' on les voit . La ligne sombre de sa beauté , accusée par le costume aux teintes sévères , s' égayait de deux points lumineux : une touffe de roses pourpre piquée au corsage , une torsade d' un blond fauve qui débordait la petite capote noire et moirait d' or le collet de loutre . Sous la voilette , dans le visage arrondi , presque trop rond , aux traits fins entre des joues pleines , les yeux brillaient de la légère fièvre emportée de cette séance . Ils arrêtèrent sur * Bayonne un regard fier et distant , qui appelait de très haut , avec condescendance ; il semblait que ce regard ramassât cet homme à terre et l' élevât jusqu'au visage qui lui souriait gravement . Le député s' approcha ; sa voix , impérative et mordante à la tribune , se fit suppliante , trembla de cette même chaleur de passion contenue qui avait ému la chambre . - êtes -vous contente ? - oui , dit la jeune femme , avec une légère cantilène d' accent étranger ; - oui , puisqu' ils seront contents . - qui , ils ? - vous le demandez ? Ceux pour qui nous travaillons ; ceux dont la peine fait votre force , ceux pour qui et en qui je vous ... elle n' acheva pas . Une flamme qui passa dans ses yeux dit le mot qu' elle avait retenu . - et pourtant , reprit * Bayonne , vos lèvres viennent de me refuser la parole qui me payerait de tout . Dites qu' elle ressortira de ces lèvres , ce soir , chez la baronne . - venez , et vous verrez . - vous y serez de bonne heure ? - j' y dîne . Et vous ? - le temps de jeter un coup d' oeil sur mes épreuves , et j' y cours . Vous serez dans la rotonde des palmiers , n' est -ce pas , sous le grand * Ruysdaël où il y a des blés de soleil , comme vos cheveux ? Vous ne regarderez personne autre , * Daria ? Gardez -moi d' ici là toute votre âme , que je la prenne toute dans votre premier regard , ce soir . En échangeant ces quelques mots , ils étaient arrivés à l' extrémité du corridor , dans le vestibule où dévalait le public des galeries supérieures . - adieu , dit en souriant la jeune femme . Voyez comme tout le monde vous regarde , vous ! C' est intimidant , je me sauve . Elle s' éloigna par le trottoir de la petite cour , vers la grille ouverte sur le quai . Immobile sur le seuil , * Bayonne suivait des yeux la svelte casaque de loutre qui serpentait entre les gardiens de la paix et les camelots . Du flot d' allants et venants répandus sur le perron central , à côté de lui , des appels , des saluts familiers arrivaient par bordées . - voilà le triomphateur ! Bravo , * Bayonne ! Superbe ! Incomparable ! Il ne semblait pas entendre . Plus rien du parlement , de ses fièvres et de son absorption tyrannique , n' existait à cette minute pour celui qu' * Aristide venait d' appeler " le mélodieux stercoraire " . Ce mot nécessite quelques explications . chapitre II . Au fumier de * Job : sur les terrains qui portent aujourd'hui les élégants hôtels de la plaine * Monceau , les vieux parisiens ont vu des enclos de plate-bande maraîchères , des vacheries , des étables attenantes à de sordides cahutes , tout un quartier mi-urbain , mi-rural , où les travaux des champs se mêlaient aux industries de la ville . La noble et paisible culture de la terre venait mourir là , déjà défigurée et empoisonnée par l' haleine de * Paris , comme meurent sur un fond de tourbières les dernières lames du large , à la limite indécise où la grande mer se change en un petit marais , stagnant , chargé d' impuretés . Quelques maisons de pierre ou de brique alternaient avec des masures de bois à un seul étage , dissimulées derrière les murs de clôture . Ces logis donnaient sur des jardinets , sur des cours où vaguaient les poules et les veaux ; ils abritaient une population chétive : nourrisseurs , fruitiers , laitiers , éleveurs de volaille , petits commissionnaires en denrées . Le plus misérable de ces établissements était sans conteste celui du père * Bayonne . Il occupait une cour irrégulière de quelques mètres carrés enclavée entre un chantier de bois et la haute muraille latérale d' une distillerie , au point où la rue d' * Héliopolis débouche actuellement dans la rue * Guillaume- * Tell . Au fond de cette cour , dans l' angle de gauche , une cage de vieilles planches , coiffée d' un toit en auvent , faisait saillie sur un rez-de-chaussée , où elle s' appuyait par quatre étançons . Une cloison divisait la cage en deux chambres ; de l' unique pièce du rez-de-chaussée , qui formait une assez vaste cuisine , on accédait à ce galetas par une échelle de meunier . Dans l' angle opposé de la cour , une autre cabane de lattes , aménagée en étable , hébergeait deux vaches et un cheval . Une étrange muraille , maçonnée avec des matériaux de toute provenance , fragments de pierres meulières , tessons de poteries , tuiles et ardoises noyées dans le mortier , montait assez haut pour dérober aux passants la vue de la maison ratatinée et de l' étable ; cette fortification , en alignement sur une ruelle , était percée d' une espèce de porte charretière qui donnait un lointain air de ferme à la " propriété " . Sur le linteau de la porte , un cadre de bois formant enseigne se balançait au vent . La peinture , quoique d' un goût romantique , ne devait évidemment rien au pinceau d' * Eugène * Delacroix : on y distinguait vaguement un vieillard respectable , nu et barbu , couché sur un monceau de choses indéfinissables , devisant avec trois personnages en costumes bibliques . Au-dessous de ce groupe , un calligraphe inexpérimenté avait tracé , en gros caractères rouges , ces mots : ( au fumié de * Job ) l' enseigne parlante était expliquée aux passants de la ruelle par le large tas de fumier qu' ils apercevaient dans la cour , à travers les vantaux déjetés de la porte charretière . Là s' approvisionnèrent d' engrais , pendant plus de quarante ans , les petits maraîchers de la plaine * Monceau et des alentours . Le fondateur de cette industrie , le père * Bayonne , était arrivé en * France à la suite des alliés , en 1814 . Nous disons " arrivé " pour nous conformer à la tradition du quartier ; mais le mot n' est pas exact , appliqué à un émigré qui rentrait sur le sol où il avait connu des jours plus prospères . Descendant de * Siméon * Lévy , l' un de ces marranes espagnols qui vinrent de * Tolède à * Bayonne après l' édit de tolérance d' * Henri * Ii , vers l'an 1550 , * Rodrigues * Lévy , dit * Bayonne , était frère cadet d' * Abel , le munitionnaire des armées de la république et de l' empire . Associé à son aîné dans les opérations de courtage sur les blés , quand la révolution éclata , * Rodrigues fut victime des guerres qui ouvraient à * Abel * Bayonne une source de profits . Tandis que celui -ci accompagnait en * Suisse le commissaire * Rapinat et imitait cet illustre modèle en prélevant une grosse dîme sur les dépouilles des bernois , la course maritime paralysait les affaires où * Rodrigues s' obstinait , à * Bordeaux d' abord , puis à * Marseille . Le blocus continental ayant complètement arrêté les transactions avec l' * Angleterre , le courtier s' embarqua pour * Odessa . Il y végéta misérablement , jusqu'au jour où le reflux de l' * Europe nous ramena cette épave avec tant d' autres . En voyant partir la sotnia de cosaques à laquelle il fournissait de l' eau-de-vie , * Rodrigues * Bayonne avait chargé sur sa petite charrette de cantinier la jeune femme qu' il venait d' épouser , * Séphora * Minskaïa , et son enfant nouveau -né . Roulée par le torrent des convoyeurs russes jusqu'à * Paris , la pauvre famille s' était échouée dans la masure abandonnée de la plaine * Monceau . On radouba la cage avariée ; une palissade d' abord , et ensuite la muraille composite élevée par les mains du nouvel occupant , assurèrent aux * Bayonne la possession du terrain vague attenant à la maison . L' étable y surgit , deux vaches y rejoignirent le petit cheval qui avait traîné les nomades d' * Odessa à * Paris . Un jardinier voisin s' étant proposé pour acheter chaque semaine au nourrisseur la litière de ces animaux , * Bayonne comprit qu' il y avait une lacune dans la vie industrielle du quartier . Il fit cette découverte sur la fin de la restauration , déjà trop vieux et trop recru de misère pour en tirer tout le parti qu' elle eût offert à un inventeur plus actif . Néanmoins , on vit dès lors le père * Bayonne sortir chaque jour , à l' aube , avec la charrette remisée depuis l' exode de * Russie ; il la ramenait le soir , emplie des fumiers et des détritus ramassés sur les routes ou achetés à bas prix dans la banlieue pour être revendus aux maraîchers du voisinage . Ceux -ci prirent l' habitude de se fournir au tas qui se reformait tous les matins dans la cour du père * Bayonne . Prévenant et ponctuel en affaires , il s' attachait les clients , il les apitoyait sur ses longues tribulations . Le " vieux cosaque " , comme l' appelaient les bonnes femmes , bénéficiait de l' inclination naturelle aux citadins pour les types originaux de leur quartier . Les enfants s' amusaient de sa lévite jaune fourrée de renard et du haut bonnet de même poil d' où s' échappaient des tire-bouchons de boucles blanches ; ils faisaient cercle pour entendre conter au père * Bayonne les histoires de * Bautzen et de * Lutzen , ils regardaient avec respect le maigre roussin qui avait trotté sous le feu du canon . - " c' est un homme au-dessus de son état " , disaient les fruitières . état peu relevé ; mais le père * Bayonne avait frappé un coup habile sur les imaginations en tirant de la sienne l' enseigne peinte au-dessus de sa porte . L' évocation de * Job ennoblissait la marchandise amoncelée dans la cour , un rapprochement involontaire se faisait dans les esprits entre le malheureux patriarche et ce petit vieillard biblique , si éprouvé , si digne devant son tas de paille pourrie : on en concevait de la considération pour le revendeur d' engrais . Quand il mourut , en 1840 , rien ne changea au train de vie accoutumé . * Ferdinant * Bayonne remplaça le père dans la petite charrette , son berceau ambulant de 1814 . La clientèle lui resta fidèle ; sous la direction de sa mère * Séphora , il continua d' administrer le tas renouvelé chaque jour par ce travail de fourmi . * Ferdinand n' avait qu' un génie régulier , dépourvu de ressort et d' invention . Un quart de siècle passa sur sa tête ; il devint à son tour le père * Bayonne . à deux pas du * Paris bouleversé par * M . * Haussmann , cour et masure gardaient leur physionomie de la restauration , leur air de misère vieillotte , leurs pratiques commerciales sans horizon . La première femme du second * Bayonne , * Anna * Lion- * Meyer , ne lui donna pas cette impulsion conjugale qui réveille parfois une industrie sommeillante : créature malingre et d' échine ployée sous la malechance , * Anna traîna son étisie dans le galetas sans y laisser d' enfants . La secousse excitatrice allait venir au fumier de * Job de la deuxième femme du patron , * Rachel * Heymann , des * Heymann de * Mayence . Cette personne de tête doit être considérée comme la véritable créatrice de la grande maison d' engrais chimiques * Bayonne et cie . * Ferdinand convola sur le tard , en 1862 . à peine installée dans le fief des * Bayonne , et nonobstant l' arrivée rapide de deux marmots , * Elzéar et * Nathalie , * Rachel y manifesta un puissant esprit d' innovation et de métamorphose . Le nombre des vaches s' accrut dans l' étable agrandie ; les marchés passés avec quelques usines qui donnaient des déchets industriels firent affluer dans la cour des charretées de détritus bizarres , soumis aussitôt à de savants triages , classés en catégories tarifiées selon de nouvelles échelles de prix . Ce n' était pourtant là qu' un prélude aux grands projets que méditait * Rachel . à défaut d' une instruction absente , un sûr instinct commercial lui fit deviner l' importance de la révolution agricole qui s' accomplissait à ce moment , l' avenir des nouvelles méthodes qui saturaient la terre d' engrais exotiques ou artificiels . Chacun rêve à hauteur de son horizon : devant la litière de ses vaches , * Rachel rêvait aux gisements de guano du * Pérou . Elle s' assura le concours d' un jeune chimiste polonais , qui mourait de faim dans une mansarde de la rue d' * Héliopolis ; il lui prêta sa science en échange d' un morceau de pain . Le même instinct infaillible révéla à * Mme * Bayonne l' expansion imminente de * Paris sur la plaine * Monceau , et la plus-value prochaine des terrains environnants . Elle acquit alors , par de bons contrats , les meilleurs lots de ces terrains , qui valaient de vingt à trente sous le mètre , qui atteignirent , cinq ou six ans plus tard , lorsqu' elle les revendit , cinquante , soixante francs et plus . - avait -elle trouvé quelques épargnes de son beau-père dans l' armoire du galetas ? Sut -elle intéresser à son entreprise un bailleur de fonds ? On le présuma , quand on lui vit entre les mains du papier de la maison * Nathan et * Salcedo , inféodée aux * Bayonne de la branche aînée et fortunée . Cette branche est assez connue pour qu' il suffise d' en rappeler ici l' existence . * Abel * Bayonne , le munitionnaire des armées du directoire , le bras droit du fameux * Rapinat , avait laissé deux enfants : une fille , * élisabeth , mariée en 1826 à * Luis * Salcedo , l' un des fondateurs de la puissante maison de banque * Nathan et * Salcedo ; un fils , l' éminent philologue * David * Bayonne , entré en 1830 dans l' université , signalé de bonne heure aux orientalistes par ses travaux sur la grammaire comparée des langues sémitiques , appelé en 1872 à l' académie des inscriptions , qui le nomma secrétaire perpétuel peu de temps avant de le perdre . La femme de * David , * Eudoxie * Müller , des * Müller de * Colmar , les riches manufacturiers , lui donna trois fils . * Alphonse , né en 1848 , et qui dut son prénom à l' enthousiasme du savant pour * M . * De * Lamartine , a suivi la carrière paternelle : proviseur au lycée de * Montauban , sa compétence dans les questions d' enseignement l' a désigné pour une inspection générale . * Louis- * Napoléon , venu au monde quelques mois après le prince impérial et ainsi nommé en témoignage de l' attachement de sa famille à la dynastie régnante , a été placé par la protection de sa tante * élisabeth dans la banque * Nathan et * Salcedo ; d' employé , il y est devenu rapidement associé , avec la signature . * Joseph , le dernier né des trois frères , mérita tout jeune la confiance de * Gambetta ; préfet de la * Basse- * Gironde , il compte parmi nos administrateurs les plus appréciés . Ces hommes considérables auraient toujours ignoré leurs humbles cousins du fumier de * Job , si l' on eût écouté la vieille * Séphora ; aux heures les plus critiques , la veuve de * Rodrigues s' était refusée à toute sollicitation , à toute tentative de rapprochement avec les fils et les petits-fils de son beau-frère * Abel , moitié par timidité de parente pauvre et par crainte des rebuffades , moitié par aversion pour ces renégats , ces marranes , comme elle les appelait , oublieux de la foi des ancêtres . Grâce à l' indifférence du philologue * David , * Eudoxie * Müller avait élevé ses fils dans les idées et les pratiques de son milieu luthérien de * Colmar ; on les disait protestants , ils l' étaient peut-être ou l' avaient été ; l' inspecteur et le préfet se laissaient volontiers classer dans cette confession . - * Rachel , personne positive et dépourvue de préjugés , passa -t-elle outre aux scrupules de la mère * Séphora ? En ce cas , les acquisitions de terrains semblaient prouver qu' une * Bayonne , même indigente et inconnue , ne frappait pas en vain à la porte de la maison * Nathan et * Salcedo . La crue d' un fleuve ravage ou emporte les terres sans consistance ; elle fertilise les parties solides qui ont résisté . Ainsi fait la crue d' une grande cité . Quand * Paris descendit sur la plaine * Monceau , avec ses rues régulières et ses constructions cossues , la ville refoula hors barrières le menu fretin des nourrisseurs , maraîchers , étalagistes . Quelques industries plus vivaces tinrent bon en se transformant . Le fumier de * Job fut de celles -là . Un beau jour , au lendemain de la guerre , les échafaudages des maçons se dressèrent dans la cour du père * Bayonne . L' année suivante , sur l' emplacement qu' avait si longtemps occupé le désordre pittoresque et sordide de la cour , de la masure , de l' étable , une grande maison froide , décente , s' élevait dans l' alignement de ses riches voisines . Une de ces maisons au visage muet , aux yeux ternes , dont la physionomie discrète tient de la banque et du couvent ; on devine des bureaux dans leurs entrailles , derrière les fenêtres grillées du rez-de-chaussée , un luxe bourgeois derrière les tentures rigides du premier étage , un cerveau exact et minutieux au sommet , derrière les rideaux blancs des chambres d' habitation . Cette maison avait une annexe suburbaine à * Levallois- * Perret , vaste cour entourée de hangars et de magasins , où des camions chargeaient les guanos , les phosphates , les nitrates . Mais dans les bureaux proprets de la rue d' * Héliopolis , rien ne décelait la nature des opérations traitées par ces employés corrects , qui recevaient les clients et tenaient les écritures sous le regard sévère de la patronne ; - une administration quelconque , eût dit le passant inattentif à la plaque de marbre noir encastrée dans un des montants de la porte . Cette plaque avait suscité des scènes orageuses dans la famille * Bayonne . La vieille * Séphora et son fils * Ferdinand gardaient un attachement superstitieux à la vénérable enseigne qui mettait leur commerce sous la protection du patriarche . * Rachel leur avait fait comprendre à grand'peine que cette imagerie ne convenait plus . On s' était arrêté à une transaction . Au sommet de la plaque de marbre , une ligne en lettres gothiques , peu lisibles , conservait la raison sociale chère aux vieilles gens : ( au fumier de * Job ) sous cet en-tête accordé à la fantaisie , des romaines dorées , sérieuses et pratiques , disaient : maison d' engrais chimiques * Bayonne et cie guanos , phosphates , nitrates , kaïnite moulue , scories de déphosphoration . commission pour la province et pour tous pays . ainsi , obéissant à la loi commune qui régit toutes les transformations de notre temps , le tas de paille et de bouse du père * Bayonne , naturel , naïf , pauvre , étalé cyniquement et honnêtement au plein jour , s' était métamorphosé en produits similaires , artificiels et concentrés , puissants et riches , reculés loin des regards , masqués derrière une façade austère et sous des mots savants , représentés par des chèques et des traites ; reconnaissables néanmoins , pour qui cherche le permanent sous les apparences changeantes ; plus fétides , d' ailleurs , et d' une pestilence plus subtile que le bon vieux tas qui fumait au soleil , égayait les yeux qu' il choquait , dispensait la santé aux enfants grandis dans ses émanations salubres . On pardonnera ces détails rétrospectifs , utiles peut-être pour éclairer les antécédents héréditaires d' un de ces enfants , et justifiés par le rôle brillant qu' il joua un moment dans notre pays . Né en 1864 , un an avant sa soeur * Nathalie , le petit * Elzéar avait connu l' ancien fumier de * Job . ses plus lointains souvenirs lui remontraient les maigres vaches au poil roux dans la cour pentueuse , les retours de son père , le soir , sur la charrette aux essieux criards , la haute meule de paille souillée autour de laquelle les deux marmots jouaient à cache-cache et glanaient les fleurettes hâtives qu' ils portaient à la grand'maman * Séphora . La vieille aïeule avait été la première éducatrice du bambin . Restée fidèle aux observances minutieuses de sa communauté lithuanienne , elle lui en expliquait le sens ; dès qu' * Elzéar put épeler ses lettres , elle lui apprit à lire dans la bible . L' imagination ardente de l' enfant s' éveilla sur le livre qui racontait le prodigieux roman de sa race . Du seuil de la masure où il dévorait les pages relues cent fois , il voyait , derrière la meule d' immondices qui fermait son horizon , se lever l' armée des puissants et des forts , misérables d' abord , puis maîtres du monde , dans tous les empires , dans tous les siècles : l' esclave * Joseph , devenu le vizir du pharaon et le dispensateur des richesses de l' * égypte ; le berger * Moïse , conduisant son peuple dans la terre promise ; le pieux * Daniel , prince des satrapes de * Darius ; le mendiant * Mardochée , enrichi des dépouilles d' * Aman et comblé d' honneurs par * Assuérus . Les récits merveilleux se succédaient , confirmant la promesse divine , illustrant la parole du livre qui consolait de tous les exodes : " les fils d' * Israël crûrent , et ils se multiplièrent comme les grains qui germent ; ils devinrent très forts et emplirent la terre ... plus on les opprimait , plus ils se multipliaient . " * Séphora achevait les enseignements du livre ; à la veillée , tout en brûlant les herbes amères comme il est prescrit par le rituel , elle racontait à son petit-fils l' histoire des élus dans les temps douloureux , elle montrait la continuation de la promesse jusqu'à nos jours . Fille d' un pauvre et savant talmudiste de * Minsk , elle avait entendu toute jeune les entretiens des hassidim dans la maison paternelle , elle y avait recueilli les leçons du fameux * Nachman * Krochmal , le hakkam de * Tarnopol , qui venait faire aux frères de * Minsk l' aumône de son vaste savoir . De quelles oreilles avides les enfants écoutaient l' aïeule , quand elle disait les prodiges accomplis par tant d' hommes mémorables ! C' était * David * Reubeni , le mystérieux envoyé des tribus d' * Orient , frère et ambassadeur du sultan juif d' * Arabie , accueilli avec des honneurs princiers par le pape * Clément * Vii , le roi de * Portugal , l' empereur d' * Autriche , parcourant l' * Europe sur son destrier blanc , entraînant sous sa bannière de soie brodée les misérables qu' il venait délivrer , semant l' or à pleines mains sur le peuple qui l' acclamait , dans * Rome et dans * Lisbonne . C' était le beau * Salomon * Molcho , le prophète dont les prédictions vérifiées intimidaient les rois et les papes , dont l' éloquence transportait les foules accourues pour l' entendre , de * Cadix à * Constantinople ; invulnérable , protégés d' en haut , il passait comme les jeunes gens de * Babylone à travers les flammes ; le lendemain du jour où le saint-office l' avait fait brûler publiquement , on le rencontra dans les salles du vatican , aux côtés du pape * Clément , qui lui avait substitué secrètement une autre victime ; la seconde fois qu' il fut conduit au bûcher , dans * Mantoue , on avait dû le bâillonner , tant on craignait l' effet magique de sa parole sur la foule ; et cette fois encore il avait vaincu le feu , assuraient les fidèles qui le virent plus tard près de sa fiancée , à * Saphed en * Palestine . * Séphorar rappelait encore la haute fortune de * Joseph * Nassi , duc de * Naxos , favori du sultan * Soliman , l' égal des vizirs en pouvoir et en richesse , qui avait rebâti de ses deniers * Tibériade de * Galilée . Elle proposait en exemple * Baruch * Spinoza , le glorieux page auquel les infidèles eux-mêmes dressaient des statues . Elle disait enfin le plus prodigieux de tous , * Sabbataï * Cevi , le messie proclamé à * Smyrne au son des trompettes , l' inspiré qui faisait délirer d' enthousiasme tous les dispersés du peuple élu ; au bruit lointain de ce nom , le vénérable * Manoël * Texeira dansait de joie dans la synagogue d' * Amsterdam en serrant sur son coeur le rouleau de la loi ; des caravanes se formaient à * Londres , à * Hambourg , à * Avignon , pour suivre à * Jérusalem le nouveau roi qu' on allait y sacrer : * Sabbataï l' oint du seigneur , qui refusa de connaître la femme et répudia ses épouses jusqu'au jour où une vision lui révéla , au * Caire , l' apparition en * Pologne de sa fiancée prédestinée , l' orpheline inconnue trouvée en chemise dans un cimetière , l' enchanteresse * Sarah dont les poètes d' * égypte célébrèrent la beauté ; * Sabbataï , si puissant à * Symrne et dans * Alep que des millions de piastres lui arrivaient en offrande , au château des * Dardanelles où la jalousie du khalife l' avait enfermé , où il tenait une cour princière , entouré de ses partisans , révéré par les disciples qui continuèrent de prier en son nom , longtemps après sa mort , dans toutes les communautés d' * Europe et d' * Asie . Le petit * Elzéar s' absorbait dans ces histoires attrayantes . Elles avaient pour lui le prix d' un trésor intime , personnel , bien préférable à l' histoire vulgaire qu' on enseignait dans l' école du quartier , avec les héros de tout le monde , * Charlemagne , * Bayard , * Turenne , * Napoléon . Elles continuaient , dans une sphère supérieure à celle des grands hommes scolaires , la tradition auguste des personnages bibliques . Ces royaumes étrangers , ce fabuleux * Orient , qui n' étaient pour ses voisins de classe que d' obscures expressions géographiques , * Elzéar les sentait siens , au même titre que l' enclos de la plaine * Monceau ; fils d' une famille universelle , citoyen du monde où son imagination volait d' un mouvement aisé , il en concevait un secret orgueil , et quelque mépris pour ces gamins attachés au pavé de la rue , astreints à un pénible effort d' attention lorsqu' il leur fallait suivre la leçon de l' instituteur en * Afrique ou en * Asie . L' enfant grandissait dans ce rêve d' une élection miraculeuse , toujours possible , toujours renouvelée ; il sentait confusément en lui toutes les âmes de ceux qui sont sortis de la cuisse de * Jacob ; dans l' attente vague et magnifique qui berçait sa sensibilité , il bandait sa volonté naissante pour toutes les ambitions . à l' école primaire du quartier , où sa mère l' envoya de bonne heure , l' élève * Bayonne distança facilement ses camarades . Boursier au lycée * Louis- * Le- * Grand , - la bourse était due sans doute à quelque sollicitation discrète de * Rachel auprès du vieux cousin * David , le dignitaire de l' université , membre de l' institut , - * Elzéar y retrouva les mêmes succès . Son entrée dans cet établissement coïncida avec la transformation du fumier de * Job . une vie nouvelle commençait pour l' écolier avec les études et les fréquentations plus relevées du lycée * Louis- * Le- * Grand , avec l' installation aisée et décente dans la maison bourgeoise . La mort de la grand'mère * Séphora brisa le dernier anneau de la chaîne qui le rattachait à son passé de misère et de rêves . La meule et la soupente des jeux enfantins , le monde merveilleux de la bible et des récits de l' aïeule , toute cette formation première descendit lentement dans les profondeurs du souvenir ; mais le jeune esprit en gardait une empreinte indélébile : à son insu , il continua de recevoir son principe d' action des choses dont il ne vivait plus . Qui l' eût reconnu , le petit vagabond de la cour du père * Bayonne , dans ce rhétoricien brillant , ouvert à toutes les idées , épris des littératures à la mode , promenant déjà sur * Paris ce regard d' âpre conquête qu' ils ont de si bonne heure aujourd'hui ? Le collégien philosophe , frotté de positivisme , vite imprégné de l' incrédulité ambiante , eût plaisanté de bien haut ceux qui lui auraient rappelé les prescriptions de la * Thora . Ces vieilleries méritaient le même sourire indulgent que le catéchisme oublie des camarades . Nulle différence entre eux et lui , esprits également émancipés , également modernes . S' il rouvrait parfois la bible massive où il avait appris à lire , c' était pour y vérifier les explications fournies par l' exigèse contemporaine , les interprétations ingénieuses rencontrées dans un volume de * Renan . Pure satisfaction de curiosité intellectuelle , croyait -il ; cependant , le livre fermé , il se surprenait à songer aux fortunes inopinées de l' ânier * Saül , du berger * David . Mythes ou réalités , ces hommes subtils et volontaires , qui avaient conquis pouvoir et richesse , lui apparaissaient comme d' excellents maîtres de conduite ; leur séduction rajeunissait , aussi proche , aussi tentante pour lui que celle du lieutenant * Bonaparte , l' idole et le modèle de ses camarades à l' âge heureux où chacun se dit : il faut être * Napoléon . Dès qu' * Elzéar eut obtenu son diplôme de bachelier , * Rachel le mit en apprentissage dans les bureaux de la rue d' * Héliopolis , avec promesse de l' associer prochainement à la direction de la maison . Après quelques mois de cette épreuve , le jeune homme ne put surmonter son dégoût pour un emploi de ses facultés trop inférieur à ce qu' il attendait de lui-même et de la vie . Tous ses rêves s' insurgeaient contre la médiocrité de cet horizon commercial , contre la nature même de l' industrie paternelle , qui lui avait déjà valu au collège les allusions humiliantes des camarades informés . Il déclara à sa mère qu' il se sentait invinciblement sollicité vers une carrière libérale ; il abandonnerait de grand coeur au mari qu' on cherchait alors pour sa soeur * Nathalie les fructueuses perspectives ouvertes par la prospérité croissante du fumier de * Job . * Rachel le fouilla dans les yeux , de son clair regard de femme pratique , et dit simplement : - es -tu sûr de ta volonté , quoi que tu entreprennes ? - je suis sûr de l' irrésolution des autres . J' y ai regardé : ils ne tiennent jamais le coup qu' on leur propose hardiment . Satisfaite d' une réponse où elle reconnaissait le fils de ses entrailles , la veuve * Bayonne lui assigna une pension honorable et le laissa s' envoler vers l' école de droit . chapitre III . L' ascension d' * Elzéar : il étudia la législation , l' économie politique , l' histoire . Assidu aux parlotes où se forment les orateurs , il y acquit une réputation d' éloquence . Elle l' avait précédé au palais , lorsqu' il se fit inscrire au barreau . Cependant des années passèrent sans justifier les espérances que ses camarades avaient fondées sur son talent précoce . L' ambition échauffée qu' ils lui avaient connue au sortir du collège parut amortie par la vie de plaisir . * Elzéar s' y était jeté avec un emportement où il y avait de la fougue naturelle et de l' ostentation . Il ne s' attarda guère aux aventures banales du quartier latin : quelques bonnes fortunes bruyantes dans le monde du théâtre lui eurent vite révélé le pouvoir qu' exerçaient sur les femmes sa beauté grave et sa conversation passionnée . Elles lui ouvrirent l' un après l' autre ces mondes aux frontières imprécises qui voisinent et se pénètrent de plus en plus à * Paris : échelle de * Jacob où un jeune homme spirituel et avantageux , porté par le succès , grimpe si facilement de salons en salons , d' alcôves en alcôves , de la pianiste séduite à la femme de lettres divorcée , de celle -ci à l' étrangère curieuse , à la coquette de finance , à la baronne légère , à la marquise authentique . * Bayonne sut plaire par ses dons naturels et par le ragoût de scandale que ses idées apportaient dans les salons élégants où il eut accès . Il y développait audacieusement des thèses socialistes ; on écoutait avec une indulgence amusée ces propos incendiaires , qui eussent fait jeter à la porte un homme moins correct , moins bien habillé , moins soumis pour tout le reste au code des bienséances mondaines . * Elzéar avait traversé les milieux d' étudiants durant ces années où un vent de socialisme soufflait sur le quartier des écoles . Il épousa d' abord les doctrines à la mode par esprit d' imitation , il s' y affermit par un sincère entraînement du coeur et par un calcul réfléchi de la volonté . Cette orientation de son intelligence avait des causes complexes ; il les définissait souvent dans ses longues causeries avec le plus cher de ses amis de collège , ce * Jacques * Andarran qu' il devait retrouver sur les bancs de la chambre . Les deux jeunes gens différaient de complexion et d' idées . * Jacques était méditatif , indécis et flottant dans son besoin de compréhension universelle ; * Elzéar épanchait sur lui ses périodes familières et grandiloquentes , avec cette tyrannie de l' orateur -né pour qui tout homme est un public . - quelle mouche te pique ? Disait * Andarran . Toi , socialiste ! Toi , l' aristocrate jusqu'aux moelles , toi qui ne rêves que raffinements de luxe , haute fortune et bonnes fortunes ! Mais c' est idiot ! Et tu trahis toute ta race , tu vas te la mettre tout entière à dos . Elle est par définition du côté de la richesse , où elle prend sa force . Tu me fais l' effet d' un officier d' état-major qui passerait l' émeute à au moment d' une promotion en grade . - laisse -moi donc tranquille avec ma race ! Toujours cette sottise , comme s' il y avait encore des races , en un pays et en un temps où il n' y a que des individus . Tu n' as pas honte de ramasser ce vieux cliché d' école et de sacristie , forgé par des pions , exploité par les curés ? Mais je veux bien me placer pour un instant à ton point de vue : s' il y a vraiment des survivances de race , quelle pauvre idée te fais -tu de celle où tu me classes ? Où prends -tu le droit de la ramener à cette unité factice ? Toute son histoire te montre deux courants opposés , l' un d' âpres convoitises terrestres et de satisfactions matérielles , l' autre de protestation idéaliste , révolutionnaire . Nos vieux prophètes ne sont -ils pas les premiers socialistes ? Quel compagnon de réunions publiques égalera jamais leur idéalisme , leurs violences ? La vieille plainte humaine du misérable et de l' opprimé , dans quels coeurs est -elle héréditaire ? Qui la dira mieux que nous , avec les mots où elle gémit et menace depuis les premiers jours de l' histoire , avec les imprécations rituelles apprises au berceau ? Suis les grands procès politiques en * Europe : partout tu trouveras quelques fils des prophètes au banc des révoltés sociaux , à l' avant-garde de la protestation révolutionnaire , socialiste , anarchiste , nihiliste . Je t' accorde si tu y tiens-et c' est peut-être vrai-que l' âme de ces anciens bonshommes , l' âme juste et rageuse d' un * Amos ou d' un * Michée est pour quelque chose dans le dégoût que m' inspire votre stupide société , dans le désir que je ressens de la culbuter , ne fût -ce que pour déplacer le poids de misère et de souffrance . Si , comme je le crains , on ne peut réussir à diminuer ce poids , il faut au moins changer de temps à autre les épaules qui le portent . La justice , vois -tu , ce n' est peut-être qu' un roulement mieux ordonné de l' inextirpable souffrance . Tâchons de l' établir dans une société meilleure . Cette conviction , je l' ai au fond du coeur , qu' elle me vienne de la réflexion personnelle ou de l' atavisme que tu me lances à la tête et dont tu n' aperçois que le vilain côté . - c' est pourtant vrai : avant d' avoir des barons , vous aviez des prophètes ; et tu en es un . Mais , insistait * Andarran , comment concilies -tu ton dégoût pour cette société avec l' intention où je te vois de déguster ce qu' elle a de plus exquis ? - parbleu ! Faisait * Elzéar en s' animant , je compte bien en jouir ; comme on jouit d' une catin qu' on jettera dans l' escalier un quart d' heure après ; comme un conquérant savoure le bon souper qu' il a trouvé tout servi dans la maison conquise , avant de renverser la table dans la salle à manger où il fera camper ses soldats . Et pour être ce conquérant , que faut -il ? Laissons là mes prétendus ancêtres les prophètes ; revenons sur le terrain des réalités , à * Paris . Quoi que tu en dises , je ne suis qu' un parisien de * Paris , comme toi , comme les camarades , et pas autre chose . Me vois -tu , moi , pauvre hère inconnu , sans relations , avec les origines que tu sais , avec un saint-frusquin acceptable , sans doute , mais très insuffisant pour éblouir les populations , - me vois -tu trimant quinze ou vingt ans sur les marches des escaliers de service où s' écrasent nos grimpeurs ? Tu me voudrais peut-être fleuri d' oeillets bien pensants , arrivant benoîtement par les cercles cléricaux et monarchiques , après un long stage dans les bureaux d' oeuvres et les salles de conférences , tout cet ennui pour être enfin toléré aux tralalas de quelques douairières , sous un nom allongé par de ridicules additions , au milieu de gens qui tendraient à peine une main dédaigneuse au fils du marchand de guano ! Sans parler de ces ineptes préjugés de race qui recommencent à empoisonner l' air , qui me barreraient la route de ce côté et me rendront toutes les autres doublement difficiles . Me préfèrerais -tu à la queue de la grande armée opportuniste , petit jeune bien correct de l' association générale d' abord , puis attaché dans quelque cabinet de politicien , me faisant décrasser par les belles madames ministérielles , afin de les lâcher un jour et de parvenir jusqu'aux autres , aux vraies , aux savoureuses , quand j' aurai des cheveux gris ? Allons donc ! Il veut être attaqué de front , emporté de haute lutte , ce * Paris gobeur et poltron , dur aux timides , tendre aux violents . Pour un homme de ma condition , le socialisme est un tremplin indiqué : le seul élastique , neuf , riche d' avenir . Tous les autres partis sont de vieux citrons exprimés . Socialiste ! Il y a beau temps que cette étiquette a cessé d' être un épouvantail , une marque flétrissante sur l' épaule d' un paria . Tiens , l' autre jour , à la dernière réception de l' académie , notre camarade * évayren m' avait gratifié d' une carte de tribune : tu sais , * Nordomus * évayren , le petit poète du midi fédéral qui va toujours frétiller chez les habits verts . Oui crois -tu qu' il me montre , en belle place , dans la corbeille ? Un des grands orateurs socialistes , entre trois tabourets de duchesses qui lui comprimaient les genoux . Elles n' avaient d' yeux que pour lui , on devinait qu' elles se seraient pâmées de joie si quelqu' un leur eût présenté le monstre ; et l' une d' elles l' aurait invité à déjeuner le lendemain pour faire crever de dépit les deux autres ! Je te dis qu' elle est là , et là seulement , la grande route d' avenir , facile , rapide . à la condition , bien entendu , de n' y pas traîner comme un loqueteux , de ne pas se confiner au cabaret , comme tous ces imbéciles , avec la dégaine , le langage et la barbe d' un vieux chemineau de 1848 . étonner , subjuguer cette fille qu' est * Paris , simple jeu , mon cher , pour le socialiste qui saura allier toutes les élégances à toutes les audaces , mener avec la même désinvolture un cotillon et une émeute , passer avec aisance des faubourgs populaires où se fait le souverain aux faubourgs mondains où on le sacre . Il lui suffira d' imiter le maître : son évangile n' est -il pas écrit là ? Et * Bayonne montrait à * Andarran une pile de volumes allemands , français , écroulée sur le bureau : * Ferdinand * Lassalle' * s reden und schriften , le journal de * Ferdinand * Lassalle , une page d' amour de * F * Lassalle . il feuilletait d' une main caressante les nombreux biographes de son héros , * Brandès , * Max * Kegel , * Seillière ... - ah ! Je l' ai pioché , l' incomparable modèle ! Retardent -ils assez , nos jeunes bourgeois qui en sont encore à copier leur puant * Julien * Sorel ? * Ferdinand * Lassalle , voilà le guide qui enseigne la vraie voie à ses frères . Dis que tu l' admires , le petit juif de * Breslau , le fils du marchand d' indiennes , évincé par sa naissance de tous les emplois , et qui fonde le socialisme allemand , qui devient l' idole des foules , le don juan des salons , le protégé de la comtesse * Hatzfeld , l' ami de * Bismarck , l' arbitre des élégances , le plus fin gourmet et le dandy le mieux mis de * Berlin , - ce qui n' est peut-être pas beaucoup dire ! Te rappelles -tu cette soirée où il enleva * Hélène * De * Donniges , la fille de l' ambassadeur , une heure après la première présentation , et comme il emportait la belle proie sur ses bras , dans l' escalier , sous les yeux de tous ces philistins ahuris qui l' en admiraient davantage ? Dame , il n' a pas été fort jusqu'au bout , il s' est laissé rouler par son * Hélène , il s' est fait tuer dans un accès de rage . Ne jamais se laisser rouler par une femme , tout est là . Le reste est facile ; combien plus facile dans notre société démantelée que dans la raide forteresse prussienne du vieux * Berlin ! Elle capitula pourtant devant le magicien . * Paris ! - quel brouillon de culture pour un * Lassalle ! écoute , vil libéral , écoute les conseils du maître : " si j' étais né prince souverain , j' aurais été aristocrate de corps et d' âme , mais comme je ne suis qu' un simple fils de bourgeois , je serai démocrate à mon heure ... je m' habillerai toujours dans l' avenir avec le plus grand soin : l' habit fait l' homme , c' est l' opinion de notre siècle ... es -tu ambitieuse ? Que dirait ma blonde enfant , si je l' amenais un jour à * Berlin , traînée par six chevaux blancs , devenue la première femme de l' * Allemagne ? ... * Ferdinand , l' élu du peuple , n' est -ce pas un nom imposant ? ... " quand il était lancé sur ce thème , * Bayonne ne s' arrêtait plus . Il déclamait à son ami les pages qui le grisaient , il s' appropriait avec une égale sincérité les tirades enflammées du tribun sur la rédemption des masses populaires , les effusions intimes où l' ambitieux confessait sa passion de vanité , de plaisir , de pouvoir . Et cet homme qui venait de mettre en doute sa dépendance de la race accusait fortement le caractère ethnique : une sagacité d' argentier dans le choix de la meilleure monnaie de change , un sûr discernement de la valeur qui ferait prime sur le marché politique . * Elzéar s' était organisé une existence conforme à son programme , partagée entre les heures studieuses et les heures dissipées . Ce double aspect se reflétait fidèlement dans la physionomie de l' appartement qu' il occupait , avenue * Bosquet . Un cabinet sévère , encombré de livres et de documents statistiques , attestait les matinées laborieuses ; cette pièce s' ouvrait libéralement à l' artisan , au petit commerçant du quartier , en quête d' un conseil gratuit chez le jeune avocat . Dans le salon pimpant , dans la chambre coquette , tout était médité pour l' agrément des visites galantes , tout quémandait l' approbation des hommes de club et de sport qui venaient fumer un cigare chez l' aimable causeur . Cette vie assez large , grevée par les recherches de toilette , par les dîners offerts à d' utiles parasites , nécessitait des appels réitérés aux capitaux de * Rachel . Les années fuyaient sans que la veuve entendît parler d' une plaidoirie fructueuse , d' un succès pratique et rassurant pour l' avenir de son fils . Elle se reprochait sa faiblesse maternelle , elle menaçait sérieusement d' y mettre un terme , quand éclata l' affaire * évayren . On se souvient du procès retentissant qui passionna * Paris pendant toute une semaine . * Nordomus * évayren , le poète incompris , avait évolué du symbolisme à l' anarchisme : fasciné par la tentation du beau geste , il y était allé de sa bombe , dans la salle d' un limonadier universitaire où l' engin avait grillé les redingotes de quelques répétiteurs . Le criminel réclama l' assistance de son ancien camarade * Bayonne. * Elzéar accepta : arrivé à l' audience inconnu , il en sortit célèbre . Nous l' avons tous présent à la mémoire , ce plaidoyer fameux : la défense habile d' un malheureux , exaspéré contre ses maîtres , créancier qui demandait compte à l' alma mater de toutes les promesses illusoires , de la faillite morale où elle l' avait jeté , déclassé , sans pain , sans âme , sans foi ; l' attaque véhémente contre une société responsable du trouble cérébral de la jeunesse , le tableau sobre et précis des effondrements successifs qui avaient désolé une génération sacrifiée ; enfin la péroraison saisissante , la peinture modernisée de la danse macabre , les masques arrachés aux personnages sociaux , leur néant découvert avec une ironie aiguë , et le salut ému au jeune ressuscité , au peuple qui allait surgir dans une lumière d' aube , hors du sépulcre où tous ces morts l' écrasaient sous leurs mensonges . - le procès * Baudin ! Un nouveau * Gambetta ! Ce fut le cri spontané du palais . La presse avancée exaltait le redoutable tribun qui venait de se révéler . Quelques semaines plus tard , le quartier du gros-caillou l' envoyait au conseil municipal ; les comités électoraux l' adjuraient d' accepter , aux prochaines élections législatives , le siège d' un vieux médecin usé dans l' arrondissement . Réveillé par le succès , porté par ce grand vent de popularité , * Bayonne multipliait les réunions , sa parole soulevait les auditoires . Au début , l' habit à revers de soie et les bottes vernies avaient provoqué des grognements , des lazzi . - citoyens , s' était -il écrié , les serviteurs du peuple laisseront -ils toujours à ses maîtres les dehors décents que notre civilisation égalitaire doit donner à tous ? Le temps est venu d' effacer les distinctions humiliantes , ignorées dans cette libre * Amérique où la démocratie n' est pas un vain mot ; et puisqu' on juge les hommes sur l' habit , c' est à nous , c' est aux vôtres de rendre visible aux yeux du monde ce que vous êtes en réalité , la conscience profonde et l' émanation méconnue de notre * France artiste ; c' est à vous de faire désormais la loi du goût , comme vous ferez toutes les autres . Les ménagères , flattées , avaient donné raison à ce bel homme si bien mis ; elles avaient vite dissipé les défiances de leurs maris . Aux élections générales , une majorité écrasante avait fait d' * Elzéar , à trente ans , un député de * Paris . à la chambre , il s' était institué dès le premier jour , du droit de l' éloquence , le porte-parole autorisé des groupes socialistes . La majorité se laissait entraîner insensiblement à applaudir une lyre qui la charmait sans la convaincre . Au dehors , dans les salons qui s' entr'ouvraient naguère à l' esprit et à la bonne grâce du jeune inconnu , l' orateur acclamé était maintenant accueilli comme une glorieuse création de la maison , une parure qu' il fallait disputer aux rivales prêtes à l' accaparer . On lui faisait parfois une petite moue de commande , quand il avait par trop scandalisé les conservateurs ; il l' essuyait avec un sourire amusé , en homme sûr de son pouvoir ; il désarmait les plus effarouchés avec ce scepticisme de la soirée parisienne , où chaque acteur plaisante le personnage qu' il a joué dans la bataille du jour . Autour de la table à thé , le tribun rentrait ses griffes , et l' on feignait de les croire inoffensives ; la maîtresse de maison présentait en minaudant son socialiste-amateur , un ambitieux pressé qui avait pris par le plus court : il se rangerait en arrivant au pouvoir , " il serait bientôt des nôtres " , comme il convenait à un fils de bonne famille , au riche héritier d' un grand commanditaire de produits chimiques . Effet habituel de ces brusques mises en lumière : elles reculent à mille lieues , dans une nuit épaisse , les origines du grand homme ; sources incertaines du * Nil que nul n' a le temps ni le souci de vérifier . * Elzéar se sentait chaque jour plus loin de la rue d' * Héliopolis et de tout ce qu' elle rappelait : sa race , son culte nominal , la provenance de sa fortune , gênes vagues et lointaines , ignorées du gros de ses admirateurs , soupçonnées seulement par quelques furets professionnels comme * Asserme . Le triomphateur les oubliait volontiers lui-même . Si quelque naïf eût insisté pour savoir qui il était , le soir du jour où commence ce récit , tandis qu' il sortait du palais-bourbon après une rapide correction d' épreuves et se dirigeait vers le parc * Monceau , * Bayonne aurait enchéri avec une magnifique sécurité sur sa réponse de jadis à * Jacques * Andarran : un parisien comme les autres , plus en vedette que les autres . - déclaration d' état civil , religieux et social bien suffisante , quand elle tombe des cimes escaladées . Serait -il assez lourdaud , assez de sa province , le questionneur indiscret qui ne s' en contenterait pas ? chapitre IV . à l' hôtel * Sinda : * Elzéar se fit déposer rue de * Vigny , à la porte d' un des grands hôtels dont les façades se développent en bordure sur le parc * Monceau . La baronne * Sinda donnait à dîner le jeudi et recevait ensuite l' univers . * Gédéon * Sinda , le banquier de * Trieste , avait épousé la belle brésilienne au cours d' un voyage d' affaires qu' il faisait à * Rio . établi à * Paris depuis une dizaine d' années , le triestin manoeuvrait à la bourse avec des hauts et des bas , heureux souvent , audacieux toujours . Sa femme entendait la mise en scène de la richesse ; agréable encore dans sa maturité un peu grasse , elle savait se prodiguer aux insignifiants pour retenir et grossir le courant qui apporte des hôtes utiles . * Gédéon tenait par diverses attaches beaucoup de gens , et il offrait son luxe à tous . Aussi voyait -on chez lui ce défilé de cinématographe que les journaux à sa dévotion proclamaient " une réunion très select " : des étrangers , des diplomates , des parisiens , mondains , artistes , hommes politiques . Les compatriotes du * Sud- * Amérique avaient d' abord prédominé dans le cercle de la baronne * Dolorès ; ils étaient progressivement refoulés par le personnel politique , depuis que le banquier s' occupait de grosses affaires qui intéressaient directement l' état français . Les jeunes attachés du quai d' * Orsay , venus chez les * Sinda à la poursuite d' un flirt ou d' une dot , avaient baptisé leur salon : le contesté franco-brésilien . * Bayonne aimait cette maison , l' une des premières où il s' était fait paraître . Débutant inexpérimenté , il y avait tâté le monde et appris à connaître ce mobile kaléidoscope de vanités , d' intrigues , de galanteries , de riches ennuis et d' ambitions besogneuses . Il y rentrait toujours avec l' alacrité joyeuse de l' alpiniste qui se retourne sur le sommet atteint et regarde en bas le point de départ . Il aimait ce quartier , ces demeures fastueuses étagées sur les pentes de l' ancienne plaine * Monceau ; il aimait en elles les solides monuments de la conquête , érigés triomphalement par ses pareils sur les lieux où sa chétive enfance avait peiné , d' où plus d' un peut-être s' était élancé comme lui ; il se sentait en famille dans ce camp des vainqueurs , dressé au-dessus de * Paris à l' endroit même où leur colonne avait fait brèche . Son esprit d' observation s' amusait à l' étude de cette société composite , au travail de fusion qui faisait de tous ces disparates une agglomération chaque jour plus cohérente : faune nouvelle en harmonie avec la flore du jardin qu' on apercevait sous les fenêtres , avec ces massifs d' arbustes indigènes et d' essences exotiques où l' oeil accoutumé ne distingue plus les espèces acclimatées des aborigènes . Le cadre même où se mouvaient ces cosmopolites semblait reculer leur cosmopolitisme jusque dans le passé ; au milieu du luxueux pêle-mêle des salons , chacun se retrouvait chez soi et reconnaissait ses ancêtres dans quelque bibelot , vieux meubles français , étoffes orientales , japonaiseries , argenteries anglaises , figurines grecques , bouddhas laqués en contemplation devant une vierge préraphaélite ou une icône russe . - les dépouilles de toutes les * égyptes , songeait fièrement * Bayonne . Ce soir -là , pourtant , les impressions coutumières sous le porche de l' hôtel * Sinda n' avaient plus de prise sur lui . Absorbé dans une pensée unique , il se hâtait vers le but où elle le tirait . à peine s' il s' en laissa distraire un instant par la caresse , toujours si douce , de cette attention curieuse qui se peignait sur les figures et suspendait les propos à son passage au travers des groupes . Le baron * Gédéon vint à lui , avec son air somnolent de grand fauve repu ; le banquier tendit la main au député , de ce lent mouvement de balance qui semblait soupeser la valeur intrinsèque de chaque main serrée . - ce cher * Bayonne ! On dit qu' aujourd'hui encore vous avez été admirable à nos dépens . Combien de jours de grâce accorderez -vous à vos pauvres amis capitalistes ? - eh ! Mon cher hôte , que cela importe peu à ceux qui ont comme vous le sens des transformations nécessaires ! Quelles que soient les évolutions sociales , n' y retrouveront -ils pas toujours leur place , la première ? - ah ! Votre damnée politique ! Quand comprendrez -vous qu' elle tue le travail fécond , la vraie force de ce pays ? - bah ! La politique a des revenants-bons pour les travailleurs intelligents . Vous la parlons , vous la faites . Et puis , n' est -il pas convenu qu' on doit l' oublier ici , entre toutes ces belles épaules , la vilaine maîtresse de nos matinées ? Concentration devant la beauté , n' est -ce pas la formule qui nous met tous d' accord , mon vieil ami ? Dans ce " mon vieil ami " , il y avait de jolies nuances de familiarité , presque de protection , et de revanche pour les " mon jeune ami " si souvent entendus naguère . Les deux hommes se quittèrent avec un sourire d' intelligence . * Elzéar s' approcha de la baronne . Il craignait d' être accaparé par l' amabilité complimenteuse de * Dolorès ; cette contrariété lui fut épargnée . La maîtresse de la maison faisait admirer au nonce une crosse épiscopale de travail italien ; toute fondue en grâces devant le prélat , elle laissa échapper le député . Tandis qu' il la saluait , ses yeux rencontrèrent le regard romain : ce regard patient l' enveloppait comme le fer tranquille d' un vieux maître d' armes , qui tâte le jeu de l' adversaire , cherche la place mal couverte , marque d' avance l' infaillible coup de bouton . * Bayonne traversa deux pièces en esquivant les fâcheux ; il se déroba aux appels pressants qu' une vieille dame lui envoyait de son face-à-main ; il évita par d' habiles manoeuvres la traîne d' une de ses maîtresses de l' autre année qui évoluait pour lui barrer la route , l' embûche d' un ministre qui guettait visiblement l' occasion d' un de ces entretiens conciliants où " l' on remet les choses au point " . Il aperçut dans l' embrasure d' une fenêtre le petit crâne blanc et pointu du président * Duputel , en conférence avec le fondé de pouvoirs de la société des chemins de fer balkaniques . * Duputel provoqua le " cher collègue " d' un signe de main amical ; ce geste sous-entendait une gentille menace de rappel à l' ordre pour l' enfant gâté , tandis que la mine futée du méridional exprimait la satisfaction d' un entrepreneur de ménagerie , au moment où il exhibe son pensionnaire dangereux , favori du public . * Elzéar s' arrangea de façon à cerner dans la fenêtre un membre de l' institut ; le président briguait un fauteuil aux sciences morales : il lâcha son tribun pour s' emparer du savant . Quelques rapides poignées de main , quelques sauts de tête aux collègues rencontrés çà et là , * Pélussin , * Asserme , le vicomte de * Félines , et * Bayonne allait franchir le seuil du cabinet vers lequel il se dirigeait , au fond de l' enfilade , quand une lourde poigne s' abattit sur son bras . C' était le gouverneur provisoire et honoraire de la * Crète , le colonel * Van * Den * Poker . De beaux états de service dans la guerre d' * Atchin avaient désigné le brave hollandais au choix du concert européen ; nommé à titre provisoire , depuis dix-huit mois , sauf ratification ultérieure d' une puissance hésitante , le colonel * Van * Den * Poker attendait sur l' asphalte parisien une entrée en fonctions qu' on lui promettait chaque semaine . Il promenait dans les cafés du boulevard sa bonne face émerillonnée sous une tignasse en buisson , sa chaîne de breloques voyantes et bruyantes comme un chapelet de calebasses . On le trouvait d' ordinaire à la terrasse du café colonial , répartissant aux habitués les concessions et les entreprises de travaux qu' il accorderait dans son île . Le soir , il ornait les tables hospitalières , dans les maisons où l' on prisait l' honneur d' entendre annoncer : son excellence le gouverneur de la * Crète . Le meilleur garçon du monde , au demeurant , n' abusant pas du crédit que lui faisaient des fournisseurs éblouis , ni du goût vif et respectueux qu' il inspirait aux filles chez lesquelles il s' oubliait volontiers ; mais raseur funeste , lorsqu' il entamait le récit de ses campagnes à * Sumatra . - monsieur le député , un mot , de grâce . Vous savez que la dernière note des puissances fixe au sultan un délai de quinze jours pour mon installation à la * Canée . Vous qui avez à coeur les intérêts de la * France , vous comprenez l' urgence d' une solution ... ma situation devient intolérable , elle affaiblit le prestige si nécessaire au mandataire de l' * Europe ... - je ne sais , colonel ... j' ignorais , monsieur le gouverneur . Nous ne sommes pas dans le secret des dieux , nous autres . - oh ! Le cabinet n' a rien à vous refuser ! Le renseignement me vient de la meilleure source : je le tiens d' un portugais qui a dîné hier chez le ministre . - je ne sais , en vérité , je ne sais ... * Bayonne jetait sur les groupes voisins des regards anxieux , en quête d' un sauveur . Il aperçut * Mme * Pélussin , forte personne qui promenait des appas hardis dans une toilette tapageuse . Le sous-secrétaire d' état devait de légitimer avec elle une liaison anténuptiale , il la remorquait d' un air ennuyé dans les salons où elle cherchait de belles relations . - ah ! Voici justement m . Le sous-secrétaire d' état * Pélussin et sa femme : adressez -vous à eux , colonel , ils ont les informations de première main . Vous les connaissez ? - vaguement ; je serais enchanté de leur être représenté . Son excellence comprendra comme vous combien les intérêts de la * France ... ma situation devient intolérable , dangereuse pour le prestige que ... * Bayonne obliqua , poussa le hollandais dans les jambes de * Pélussin . Le visage de la femme s' éclaira , lorsqu' elle entendit nommer un personnage aussi décoratif que le gouverneur de la * Crète ; l' homme dissimula mal une grimace , tandis que son collègue s' éclipsait après une brusque présentation . Libre enfin , * Elzéar descendit les quelques degrés qui donnaient accès à un cabinet en rotonde : cette pièce prolongeait dans le rez-de-chaussée de l' hôtel une serre aménagée sous la véranda vitrée du perron . La véranda ouvrait sur le parc * Monceau ; on apercevait les noirs massifs et les pelouses pâles sous les réverbères , à travers les dattiers du jardin d' hiver , qui projetaient leurs longues palmes retombantes dans la rotonde . Le petit cabinet était à peu près désert , les visiteurs y passaient sans s' arrêter ; c' était le salon qu' un accord tacite réserve , dans toutes les réceptions bien agencées , aux couples en quête de solitude et d' intimité . Un divan régnait au fond du réduit , sous un grand paysage de * Ruysdaël . Une lampe électrique , invisible , masquée par une saillie de boiserie formant réflecteur , envoyait de bas en haut sa clarté au tableau : elle faisait valoir ce coup de lumière orageuse sur un champ de blé que le maître de * Haarlem aimait à reproduire . Deux femmes causaient , assises sur le divan . L' une d' elles était la personne qui avait échangé avec * Bayonne , au palais-bourbon , les quelques paroles rapportées plus haut . Fleur de vie triomphante , demi-close tantôt dans sa sombre toilette du jour , épanouie ce soir en son plein éclat . Cet éclat rayonnait de tout l' être : du jeune corps sculpté dans la blancheur d' un fourreau de moire ivoire ; des lignes harmonieuses du buste , cambré sur une taille mince et flexible comme le stipe du palmier voisin ; de cette gorge et de ces épaules où la blanche étoffe semblait continuée en chair vivante . Il rayonnait du visage aux tons rosés , nimbé par la clarté électrique dont le foyer se cachait derrière la nuque . Le retroussis des épais cheveux blonds , pris en-dessous par cette lumière , s' avivait des teintes claires de safran qu' on voit parfois aux flocons de nuées , dans le ciel du couchant , après la chute du soleil sous l' horizon ; et , comme les crêtes de ces nuées gagnées par l' ombre , la masse fauve des cheveux s' assombrissait en haut , ramenée sur le front . Ce petit front volontaire , le pli impérieux de la lèvre supérieure et l' arc relevé des cils noirs donnaient au gracieux visage une fierté souveraine , un peu dure par moments , quand la tête se redressait d' un geste familier sur la longue attache du col ; quand des flammes courtes passaient dans ces yeux d' aigue-marine , qui erraient d' habitude , distraits , perdus , comme s' ils regardaient des choses à eux et dédaignaient de se poser sur les choses de tous . L' autre personne , insignifiante , quelque amie retenue là en manière de contenance , se leva discrètement , s' éloigna sans affectation , dès que * Bayonne eut salué et se fut assis sur le divan . - enfin ! Dit -il , en se penchant sur sa voisine une ardeur de joie désireuse aux yeux et aux lèvres , - enfin ! J' ai pu me débarrasser de tous ces importuns ! Que me veulent -ils , et qu' ai -je à faire d' eux , tous ces êtres qui ne sont pas l' aimée ? Dites que vous m' attendiez , * Daria . - vous le voyez bien . Et votre discours ? Corrigé ? - oh ! Revu par acquit de conscience . Après l' excitation momentanée de la bataille , je ne suis plus capable d' aucun travail . J' essaye inutilement de fixer ma pensée sur les papiers : je ne vois que vous qui passez sans cesse , obsédante , entre ma pensée et moi . - vous avez tort . C' est ma volonté qu' il faudrait voir . Elle attend de vous toujours plus , pour notre cause . Votre discours était bien . Il leur ménageait encore trop les vérités , à mon gré . à votre place , je ferais claquer le fouet sur leurs épaules jusqu'au sang . Ce sang retomberait en rosée libératrice sur les humiliés et les offensés . - à propos , vous avez lu le livre que je vous ai donné sous ce titre ? - oui , et je l' ai trouvé beau parce que vous l' aimez . Vous rêvez l' absolu , * Daria ; cela vous sied , vous qui êtes l' absolu . - ami , je veux faire rêver mes rêves par tous les hommes . Aidez -moi . - rien ne me sera difficile , si je puis vous faire rêver le mien . Aidez -moi , vous aussi . Donnez -moi un peu de bonheur , et je vous jure de le rendre à tous en votre nom . - le bonheur ! C' est le grand absent dont chacun parle comme s' il le connaissait de vue ! Elle se tut . Son regard errant , chercheur , s' en alla vers les fonds de ténèbres du parc . - * Daria , pourquoi vos yeux cherchent -ils si loin ce qui est près de vous ? * Elzéar s' empara de la petite main abandonnée qui mettait sa tiédeur sur le coussin du divan , appelait les lèvres toutes proches . - prenez garde , fit la jeune femme d' une voix rieuse , soudain changée , prenez garde : - voilà les gendarmes ! Un couple entrait dans la rotonde . C' était * Mrs * Ormond , la jolie américaine , au bras du sémillant vicomte de * Félines , son attentif de cette saison . Quand il vit le réduit occupé , * Olivier réprima un geste de contrariété ; il salua et entraîna * Mrs * Ormond dans la serre . - on s' est levé plus matin , murmura -t-il . Ne dérangeons pas * Bayonne et son * égérie : les voici en train de confectionner une humanité meilleure ! - taisez -vous , mauvaise langue ! - oh ! Honni soit qui mal y pense . Ils n' en sont peut-être encore qu' à amalgamer leurs théories . La pratique viendra ensuite . - comment ? Le socialiste et la princesse * Véraguine ? - faites donc celle qui ne sait pas la grande nouvelle : la dernière conquête du bel * Elzéar , le dernier caprice de cette fantasque * Daria ... - mais non . Je ne sais rien , je vous jure . Marchez , allez -y de votre petit potin . Un de plus ! ... - j' y vais de mon récit véridique . J' en puis parler savamment , j' ai été témoin de la conjonction de ces astres . C' était il y a quinze jours , à * Nice . * Bayonne y passait le congé de carnaval . Oh ! Notre socialiste ne néglige rien , il soigne sa corniche . Une après-midi , il arrive chez * Rumpelmayer , s' asseoit à une table . La princesse * Véraguine trônait à la table voisine , entourée de ses adorateurs , et d' un des vôtres , le soussigné * Olivier . Elle attendait le retour de sa vieille folle de mère , qui s' attardait à * Monte- * Carlo , naturellement . - cette toquée de comtesse * Lourieff ? Est -ce qu' elle traîne toujours au casino sa smala , ses trois terriers écossais , son jeune médecin polonais , sa bande de spirites ? - toujours . Le médecin garde les chiens à la porte , les spirites placent sur la roulette les écus de la comtesse , et elle se visse à la table de trente et quarante , avec son vieux sac à ouvrage d' où sortent des liasses de billets chiffonnés ... - oui , je me rappelle la comédie qu' elle nous donna , l' an dernier . Elle s' était mis en tête d' essayer le fluide de ses médiums sur une des tables de roulette , avec la persuasion que leurs passes magnétiques feraient tourner la bille . Elle se démena tout un matin comme une enragée , pour qu' on leur permît d' entrer dans la salle et de tenter l' expérience avant l' ouverture des jeux . Les croupiers eurent toutes les peines du monde à défendre leur sanctuaire , avec les égards qu' ils devaient à une aussi bonne cliente . - soyez certaine qu' elle avait ce jour -là le spiritisme très rosse . La * Lourieff comptait sûrement que les esprits lui désigneraient ainsi des numéros de tout repos . - mais revenons à sa fille et à mon * Bayonne . - donc , il s' installe à la terrasse du glacier , remarque la belle * Daria : ses yeux s' écarquillent , hypnose , coup de foudre . Après un quart d' heure de contemplation extatique , nous le voyons qui appelle les petites bouquetières en ballade par là , deux , trois , quatre ; il leur donne une indication , des poignées de monnaie ; et voilà ces gamines qui viennent toutes ensemble vider leurs corbeilles sur la table de * Daria , une avalanche de roses , de camélias , d' oeillets ... la princesse nous regarde , ne sachant si elle doit rire ou se fâcher ; nous prenons des airs de matamores , prêts à châtier l' insolent ; un grand diable de russe , un chevalier-garde , je crois , se dresse déjà à demi , comme un coq en colère qui va foncer . * Daria lui fait signe de se rasseoir et prend décidément le parti d' éclater de rire . Alors * Bayonne se lève , s' approche ; très grave , très fatal , avec l' aplomb d' enfer que vous lui connaissez , il s' incline profondément ; et de sa voix de tribune , sa voix de tristesse passionnée : - daignez me pardonner , madame . Vous savez qui je suis . Je suis celui qui doit arracher les fleurs du vieux monde pour en replanter de nouvelles . Ces fleurs condamnées , j' ai voulu en déposer une gerbe à vos pieds ; parce que le monde nouveau mettra longtemps , hélas ! Avant de produire une merveille comme celle que je vois devant moi . Un peu interloquée d' abord , * Daria se remet à rire de plus belle , avec sa mine de déesse méprisante : - eh ! Que savez -vous , monsieur , si d' autres ne les ont pas arrachées de leur coeur bien avant vous ? Enchantée de cette présentation sommaire ! Faites -moi le plaisir de vous asseoir là , et développez -nous votre petit socialisme , bien timide , bien bourgeois , autant que j' en ai pu juger . Cela m' amusera toujours autant que le golf où voulaient m' entraîner ces messieurs ! Ce fut au tour de * Bayonne d' être démonté un instant . Mais cet animal retrouverait son équilibre et son bagout sur la pointe de l' obélisque . Moitié sérieux , moitié enjoué , il se mit à causer communisme , marxisme , tous leurs attrape-nigauds , enfin . La princesse lui renvoyait la balle , le collait ; si vous l' aviez entendue , une vraie petite anarchiste ! Vous savez qu' elle est effroyablement avancée ; je crois même qu' on l' a priée de ne pas revenir dans son pays ; elle y fondait des écoles , paraît -il , où elle faisait une propagande incendiaire . Nous nous défilions l' un après l' autre : c' était l' heure de la partie au cercle * Masséna . Nous n' existions plus pour * Daria , je dois l' avouer . Elle resta sur la terrasse à argumenter avec le * Bayonne , en tête à tête . Le lendemain , on les retrouvait en conférence sur la promenade des anglais . Le surlendemain , retour à * Paris dans le même rapide . Et , depuis huit jours , on les rencontre partout , inséparables : au louvre , dans les allées du bois , le matin ; le soir à l' opéra , ou ici , dans la boîte * Sinda . * Bayonne se fait rare à la chambre , il n' y est venu aujourd'hui que pour parler . Regardez -le , il est chauffé à blanc . Elle , très intéressée , c' est visible , en attendant mieux , ou pis ... - alors , votre pronostic ? Fit * Mrs * Ormond . - flirt , ou entreprise conjugale du politicien ? - l' un et l' autre , au petit bonheur . Mon cher collègue ne doute de rien , il est bien capable de rêver ce coup de fortune abracadabrant : * Mme * Bayonne la fière princesse ! Mais , à défaut du définitif , il n' est pas homme à dédaigner le momentané . Quant à elle , trop courtes pour ces mers -là , nos sondes ! Je ne serais pas étonné , vous ne le seriez pas plus que moi , convenez -en , si l' on nous disait qu' on a trouvé ce matin la princesse sous les courtines de * Bayonne ; et nous ne nous étonnerions pas davantage si l' on nous garantissait qu' elle ne lui a jamais abandonné et ne lui abandonnera jamais le bout du petit doigt . Qui peut savoir , avec cette énigmatique * Daria ? - oh ! énigmatique ! Vous voilà bien , avec vos emballements sur ces femmes du nord ! Des blocs de neige , cher ; un rouge rayon de soleil les colore , vous croyez que tout flambe , et ce n' est toujours qu' un bloc de neige , sous ce mirage d' incendie . - celle -ci a fait ses preuves , pourtant . Veuve à vingt ans d' un mari qu' elle avait expédié en dix-huit mois dans l' autre monde ... - * Félines , il faut rentrer ce renseignement -là . Des russes très informés du ménage m' ont dit tout le contraire . Quand le * Véraguine s' est abattu sur la jolie fille et sur l' immense fortune des * Lourieff , il n' était déjà plus qu' un cadavre décomposé par l' ivrognerie et ... le reste . Depuis qu' elle est débarrassée de lui , des coquetteries , les apparences et la hardiesse d' un oiseau de proie , mais pas ça de prouvé . On m' a même affirmé , et je le parierais ... comment vous dire ? ... si * Bayonne entreprend l' éducation de la jeune veuve , il devra tout enseigner à la très rouée et très innocente enfant . - allons , tant mieux pour lui ! En attendant , ils ne démarrent pas . Pauvre moi ! Gémit * Olivier d' une voix contrite . - et ma soeur * Dolly qui m' attend pour aller à ce bal ! Ramenez -moi au salon , s' il vous plaît , et même s' il ne vous plaît pas . Ils retraversèrent la rotonde . * Bayonne et * Daria * Véraguine restèrent seuls . chapitre V . * Daria * Véraguine : leur conversation continuait , hachée et difficile ; chacun d' eux la ramenait à sa préoccupation dominante . L' homme , après une dure journée de pensée et d' action , s' abandonnait tout entier aux sentiments qui le transportaient à cette heure . La femme , poursuivie depuis le matin par les futiles exigences et les fades galanteries de la vie mondaine , revenait obstinément aux idées qui passionnaient son esprit . L' impatience d' * Elzéar eût été moins vive devant une résistance à vaincre ; rien de tel : on ne repoussait pas son amour , on l' éludait . * Daria semblait dire par toute sa manière d' être : c' est entendu , je suis vôtre , cela est de peu de conséquence ; venons -en vite aux intérêts supérieurs de notre association sentimentale . - elle se donnait du cerveau , voulait être prise ainsi . Cependant , à l' instant même où sa force de persuasion paraissait concentrée dans ce cerveau , un geste négligent des doigts à l' échancrure du corsage , un battement du petit pied contre les valenciennes de la jupe , une molle détente sous la robe des lignes sinueuses de ce beau corps , toutes les secrètes séductions en mouvement attisaient le désir . était -ce coquetterie calculée , ou fonction mécanique , inconsciente , de l' être féminin , exerçant son pouvoir de volupté comme la tubéreuse exhale son parfum ? * Elzéar se le demandait , incertain , mordu par des soupçons qu' il se reprochait aussitôt , irrité surtout par la fuite perpétuelle de ce regard , toujours perdu loin de lui , alors même qu' une parole plus tendre ou une main abandonnée lui livraient la demi-absente . - * Daria , disait -il avec un enjouement feint où tremblait l' amertume de la passion insatisfaite , - * Daria , pourquoi pensé -je toujours près de vous à ce trait d' observation que j' ai lui quelque part : " lorsqu' un chat vous caresse , il ne vous regarde jamais ; son coeur semble être dans son dos et dans ses pattes , non dans ses yeux ? " la jeune femme le regarda , bien en face , cette fois ; et pourtant de si haut , semblait -il , qu' elle mettait une distance infinie entre elle et le visage où ce regard se posait . - de quoi vous plaignez -vous , si je vous vois ailleurs , en avant de mon rêve , marchant et triomphant dans l' oeuvre pour laquelle je vous ai élu ? Si je vous associe à ce que j' ai toujours regardé ? N' accusez pas mes yeux , vagues et troubles , peut-être , parce qu' ils sont faits à l' image de l' eau si longtemps contemplée , faits des images recueillies dans l' eau dormante de l' étang ; vous savez , je vous l' ai peint déjà en vous contant mon enfance , là-bas , à * Briansk , au fond des bois , l' étang qui est comme l' âme triste de nos maisons russes , glauque sous les roseaux et les saules ; notre proud , mot intraduisible avec vos mots ; le pâle coin de ciel renversé d' où sortent et où se transfigurent les songes de l' enfant . La vie m' est apparue là , elle a pris forme là je l' ai vue dans ce miroir autrement que ne la voyaient ceux d' avant moi ; et il me semble parfois qu' elle coule au plus intime de mon être , cette eau natale , l' eau du rodnoï proud ... ah ! Tenez , je la sais , votre langue , mais elle me manque pour les mots du profond du coeur , pour ceux qui expriment les choses de l' enfance . étonnez -vous donc , si mes yeux reflètent les visions où ils retournent sans cesse ... mais si je vous aime , malheureux , c' est avec les forces et les folies que j' ai amassées là ! Et elle lui prit les deux mains , elle les tordit jusqu'à lui donner une sensation de douleur physique , dans la joie d' amour où il se sentit soudain baigner . - oh ! Parlez encore ! - s' écria -t-il , avec un besoin furieux d' étreindre l' insaisissable , le passé de la femme aimée , cet irrévocable passé qu' on se désole de ne pouvoir posséder , alors qu' elle donne le présent et promet l' avenir . - parlez -moi de cet autrefois d' où vous êtes sortie pour mon bonheur ! - ne vous ai -je pas dit déjà tout ce qui peut expliquer ma vocation , mes idées , les contradictions apparentes de ma vie ? Vous savez qui je suis , une herbe sauvage poussée dans la solitude , sans autre règle que ma volonté . J' ai été élevée par ceux de la vieille génération , dans le luxe et la satisfaction immédiate de toutes les fantaisies , avec l' idée que tout devait plier sous le caprice seigneurial . Vous autres , dans vos pays où le luxe a du prix parce qu' il faut le gagner , vous ne pouvez pas imaginer combien cette large façon de vivre m' est naturelle , indifférente comme l' air que je respire . Voyez ma pauvre maman : elle croit sincèrement que la terre et les hommes qui la travaillent ont été créés uniquement pour produire des cas de roubles au service de ses lubies . Moi , je suis venue au moment où des vents nouveaux soufflaient , au lendemain de l' émancipation . J' ai lu de bonne heure , avec une curiosité jamais assouvie , les livres , les journaux qui nous parlaient alors de l' âge d' or commençant , du paradis de justice où l' on allait entrer . Ceux et celles de mon âge furent ivres d' idéalisme , durant ces années . Je regardais , et je voyais autour de moi les bêtes de somme , les serfs de la veille , nominalement libres , encore accablés sous leur poids de misère matérielle et morale . Oh ! La * Siclétia , la vieille servante estropiée de coups , recueillie chez mes parents au temps du servage , après sa fuite de chez un de nos voisins ! Elle me contait comment on l' avait forcée à manger ses nattes de cheveux , coupées dans sa coupe de citrouilles pourries , et vingt supplices pareils inventés par le maître dont elle ne faisait pas assez docilement les volontés . Elle contait cela avec résignation , comme un accident fatal dans la vie de l' esclave ; et ce qui m' épouvantait le plus , ce n' étaient point les histoires de la * Siclétia , c' était de sentir en moi un instinct qui ne s' indignait pas avec ma raison , une propension naturelle à agir comme ce tyran , dans une heure d' emportement , si un inférieur m' eût résisté . Monstruosités du passé , me disais -je ; tout va renaître à l' espérance . Je guettais les changements attendus : des lois , des papiers , des mots ; les habitudes invétérées étaient plus fortes , rien ne changeait dans la condition des opprimés ; ignorance et crainte servile en bas , exactions et arbitraire en haut ; pour les intelligences vigoureuses qui se hâtaient trop de penser et d' agir , des répressions sourdes , féroces ; notre pauvre peuple sans défense , grugé par des fonctionnaires pires que les anciens seigneurs , grugé par les juifs qui suçaient sa moelle ... - mais , interrompit vivement * Bayonne , ceux -ci du moins apportaient des idées , un peu de lumière et de mouvement humain dans ces ténèbres dont vous parlez ... la princesse * Véraguine le regarda avec une expression d' étonnement sincère : - des juifs , je vous dis . Que voulez -vous qu' ils apportent de bon ? * Elzéar se tut . Son coeur , glacé d' un froid subit , se contracta comme si une lame aiguë l' eût touché . Tandis que * Daria revenait sur son enfance , des lueurs anciennes remontaient dans l' esprit du jeune homme , lui donnaient la divination des choses entendues , des lieux même qu' il ignorait : les récits de la grand'mère * Séphora , quand elle parlait aux petits , elle aussi , d' un triste pays de marais , de neige , de nuit ; quand elle racontait la vie vagabonde des pauvres frères , les colporteurs lithuaniens qui traînaient leur balle dans ces villages , aux portes de ces maisons seigneuriales où de belles jeunes filles , comme * Daria , les appelaient sur la chaussée de l' étang . Il semblait à * Elzéar qu' il eût déjà vu , par les yeux de ceux d' en bas , l' envers grossier de la toile étrangère où on lui montrait maintenant , de haut , des peintures somptueuses et sombres . - après l' exclamation de la princesse , il refoula au plus profond de son âme ces souvenirs de * Séphora ; avec terreur , comme une difformité que son amie aurait pu deviner . - je comparais , continua * Daria , les promesses des livres et des paroles aux navrantes réalités que j' avais sous les yeux . Désenchantement , pitié , aspirations généreuses , tous les sentiments qui ont exalté et désespéré ma génération me travaillaient le coeur . Je voulais savoir et agir . J' ai failli m' échapper de la maison , à seize ans , pour aller me faire inscrire parmi les étudiants en médecine . La chaîne de l' habitude m' a retenue . On me mena dans le monde , j' y fus courtisée , je n' étais pas insensible aux hommages . Un jour , on me présenta un officier pâle , distingué , bien pris dans son uniforme , qui me convenait tout à fait , disait -on . Le prince * Véraguine fit le siège de mon ignorance , et toute ma famille le fit avec lui . Je me laissai marier , indifférente ; puisque c' était l' usage , et l' inévitable .. comprenez si vous pouvez : nos volontés violentes , qui soulèveraient les montagnes à certaines heures , se laissent surprendre l' instant d' après , et conduire par un enfant . On va à l' abattoir en pensant à autre chose . Je n' aurais pas cédé sur une de mes idées , au prix de ma vie ; je cédai ma personne comme on donne une vieille robe . Ah ! Ce fut complet ! Quand je dis complet ... * Daria éclata d' un rire nerveux , mauvais . - l' oppression qui m' avait apitoyée sur les pauvres moujiks , je l' ai connue alors sur mon misérable moi ; l' oppression physique , ignoble , entendez -vous ? Plus torturée que la * Siclétia , je me suis vue ravalée au-dessous de la serve . Pouah ! Je sens encore l' odeur du vin qu' il cuvait sur ma poitrine . Il m' apportait en présent de noces tous ses vices . Heureusement , cette jolie compagnie l' a vite emmené . Que * Dieu ait son âme , si celui -là en avait une ! ... assez . Ne me faites donc pas parler de ça ! Ses mots tombaient précipités , âpres , adoucis pourtant par la cantilène étrangère . Elle se tut un instant , les dents serrées , la bouche contractée par le pli amer qui ensauvageait parfois le gracieux visage . - après cette expérience , poursuivit -elle , bonsoir la tendre pitié ! Je n' étais plus que révolte . J' en avais mon compte de ce qu' ils appellent l' amour . Justice , liberté , pour moi , pour tous : j' étais jetée tout entière à ce rêve farouche . Un moment , je voulais aller dans le peuple , propager les idées dans les usines , dans les campagnes , comme tant d' autres , mes pareilles . Puis , j' ai réfléchi ; ayant en main les grands moyens , l' argent , le pouvoir d' agir au sommet , c' était trop bête de ramper avec les vers , sous terre , où le travail n' avance pas . Je le pris de haut , j' ouvris des écoles dans mon district , j' y amenai des professeurs qui firent scandale . Aussitôt , des mains lourdes , silencieuses , s' abattirent sur mon oeuvre et sur moi . On me signifia que toutes mes fantaisies étaient charmantes , excepté celle -là . Rien à faire chez nous , je le compris ; pour remuer le monde , il fallait aller chercher au dehors un champ de travail plus libre . Je suivis maman à l' étranger , partout où elle promenait son ennui . En * Angleterre , en * Suisse , ici , vous auriez pu me rencontrer le matin dans les bouges , dans les réunions populaires où j' allais étudier l' éveil , la marche des idées ; et le soir dans les casinos , dans les salons , vivant ma vie lasse et automatique de riche princesse adulée . Mais je ne fais rien , je n' arrive à rien . Dans le joli monde que vous avez fabriqué , une misérable femme ne peut rien , toute seule ; il lui faut , je le vois bien , un associé , un instrument , l' homme , qui peut tout . Je l' ai cherché . Il n' y avait pas d' hommes . Il n' y a pas d' hommes ! ... elle se leva , comme mue par un ressort . Elle fit quelques pas , son regard rencontra une glace . Elle éleva les bras , ramena des mèches folles sur ses tempes . Le geste des beaux bras nus , dégageant le buste élégant , semblait soulever les désirs autour d' elle . Revenue au divan , debout , en face et tout près d' * Elzéar , encore assis , elle reprit : - votre nom , votre rôle public attirèrent mon attention . Je vous ai suivi , écouté . Je vous jugeais trop timide ; mais vous l' êtes tous . Du moins , j' ai cru voir en vous une conviction , des idées actives , quelque chose de vrai et de fort qui vous distinguait de la tourbe des politiciens . Et ceci me plaisait , que vous eussiez compris la nécessité de vous faire une vie sociale supérieure pour servir votre oeuvre révolutionnaire . On peut labourer la terre avec des mains soignées . On ne frappe fort que de très haut . Les imbéciles sourient quand ils nous entendent parler d' émancipation du peuple sous les lustres d' une salle de bal . C' est pourtant ainsi que l' on commença d' ébranler le vieux monde , il y a cent ans . Inconséquence , disent ces nigauds ! Pas plus choquante que toutes celles dont notre existence est tissue . L' autre jour , vous vous êtes présenté à moi hardiment , insolemment ; et ceci aussi m' a plu . Vous l' avez bien vu , que vous me plaisiez , vous , le premier . Qui êtes -vous ? D' où venez -vous ? Peu m' importe . Je sais que vous venez du peuple , que vous vous êtes fait seul votre destin , avec vigueur et audace . Bien , cela . Je n' en demande pas davantage . J' ai vite pris mon parti , avouez -le . Je me suis dit : voici peut-être l' associé , le coopérateur pour une grande idée commune . - ne froncez pas le sourcil ; il vous faut autre chose , pauvres hommes ! Je me donne ... je me donnerai sans marchander . Mais il y a des coins de votre âme que j' ignore encore . Je suis défiante , payée pour l' être . Je veux des preuves , des certitudes ... * Elzéar écoutait ; ses regards ravis montaient , lentement , des genoux au visage de la jeune femme , droite devant lui ; grisé , il sentait venir à ses lèvres le goût délicieux de l' étoffe toute proche , animée sur les membres qu' elle révélait . Ses mains saisirent les mains de * Daria , rampèrent , suppliantes , le long des bras : - vous aurez tout . Je lutterai , je ferai ... nous ferons tout . Tout ce que vous voulez . Mais ne me dites pas que je ne suis qu' un instrument de combat pour vos idées ... pour nos idées . Je veux ma part intime de vous . Je vous veux . Je veux vous réconcilier avec l' amour , chère blessée ! * Daria sourit , détendue . Elle redevint en une seconde l' enfant moqueuse : - ce sera difficile . Qui sait ? Vous me réconcilierez peut-être avec cette vilaine connaissance . Mais il ne faut pas donner trop d' importance à ces arrangements personnels dans une existence vouée à l' intérêt général . Travaillons . Nous reparlerons de ce détail ... bientôt ... oui bientôt . Ses yeux indulgents disaient plus et mieux que ses paroles . * Elzéar se leva ; gardant sous son bras la main qu' il tenait , il entraîna * Daria dans la serre , jusqu'à la porte vitrée qui donnait sur les massifs du parc . L' air du dehors entrait par un carreau ouvert . Dans la fraîche nuit de mars , des souffles apportaient l' arome des bourgeons prêts à partir . C' était un de ces soirs d' hiver finissant où passent des pressentiments physiques de l' avril prochain , bouffées tièdes , insolites , voyageuses en avance , qui semblent arriver de très loin , du sud , d' îles heureuses déjà printanières . - regardez , sentez , murmura * Elzéar très bas , avec un grave tremblement dans la voix . - n' y a -t-il donc sur cette terre qu' hiver , douleur et travail ? La terre va aimer . La vie veut aussi qu' on l' écoute . Elle vient . Elle est : en nous , en vous ... sa parole finit sur l' épaule nue où sa bouche se posa , dans un long baiser avide . * Daria ne se déroba pas . Immobile , les yeux perdus dans le noir , elle aspirait les souffles . Un frisson la secoua tout entière . Elle se retourna lentement , sans quitter le bras passé sous le sien . - rentrons . J' ai froid , il est tard . Ils revinrent vers les salons , déjà presque vides . - * Daria ! * Daria ! Glapit une voix au seuil de la rotonde , je te cherche partout ! La comtesse * Lourieff dévalait dans la petite pièce . Une marche rapide imprimait un mouvement de roulis à tout le gréement de sa courte et replète personne , au faux toupet , aux trois mentons , à la gorge exubérante qui arborait fièrement ses vastes étendues , aux chaînes d' énormes cabochons , rubis et saphirs , vrais câbles de pierreries qui tressautaient sur cette gorge . - chérie , il est donc affreusement tard ! Je ne sais que devenir . Des gens qui reçoivent et n' ont pas même l' idée de mettre une table de whist ou de bésigue ! Tout le monde s' en va . N' oublie pas que nous devons aller demain matin rue * Daru , au service pour la pauvre défunte * Apollonia * Nikiphorovna ; puis au lunch de la grande-duchesse , et ensuite à la conférence . N' est -ce pas que ce sera intéressant , * Monsieur * Bayonne ? Elle vous a montré le programme ? - conférence de * M . * Homo , ancien professeur de mathématiques , sur la vie universelle et éternelle , prouvée de quatre manières par la doctrine de * Jean- * Baptiste * De * Tourreil . - cher * Monsieur * Bayonne , soyez bon , demandez donc nos gens . * Daria enveloppa * Elzéar d' un regard où le sourire se faisait compatissant et le faisait complice . Il accompagna la princesse dans l' antichambre , lui mit sur les épaules la blanche toison de chèvre du * Thibet ; elle y disparut comme un grand cygne blotti sous ses ailes . Il la conduisit au bas des degrés , attendit près d' elle l' arrivée de la voiture , entre les groupes d' invités qui épiaient du coin de l' oeil son manège . Insensible à ces oeillades sardoniques des mondains , il ne les voyait pas ; dans l' ivresse de cette minute , rien n' existait autour de lui , rien que la soyeuse vision blanche qui s' engouffra dans le coupé , s' éloigna , éclaira un moment encore les ténèbres du dehors , s' évanouit . Alors seulement il s' éveilla du rêve , surprit les regards curieux , se hâta sous le porche en allumant un cigare . Sous les claires étoiles , de ce pas ferme et léger qui porte un bonheur , * Elzéar fit à pied le trajet du parc * Monceau à l' avenue * Bosquet . Avait -il jamais caressé , s' était -il jamais avoué à lui-même l' espoir d' une union triomphante avec la princesse ! Peut-être . Mais à cette heure son imagination ravie ne précisait pas tout ce qu' il pouvait attendre de * Daria . Lui plaire davantage , achever sa conquête , posséder cette beauté dont le parfum enivrait encore ses lèvres , il n' aspirait à rien de plus . Pas une fois , durant ce trajet , il ne pensa à tout un côté habituel de ses préoccupations : succès , ambition , échelons gravis , vanité satisfaite ; maintes fois , avec la sincérité retrouvée de ses premiers élans d' adolescent , il pensa à l' oeuvre libératrice que * Daria voulait accomplir , qu' il accomplirait avec elle . Ses regards errèrent sur le grand * Paris nocturne où veillent douleurs et misères ; il voulut et crut pouvoir les guérir . L' idée socialiste n' était plus pour lui la doctrine accoutumée , fille de la théorie abstraite ; elle redevenait , dans son coeur gonflé de passion , un sentiment incorporé au sentiment qui emplissait ce coeur . Son désir égoïste avait des prolongements de bonté universelle . Il ferait le bonheur de tous les misérables , puisqu' il était heureux , puisqu' elle l' aimait et le lui prouverait bientôt , puisqu' il n' y aurait évidemment plus de place pour la souffrance dans un monde où * Elzéar * Bayonne serait dieu par l' amour de * Daria . chapitre VI . L' élection d' * Eauze : quelques jours après la soirée des * Sinda , * Bayonne reçut une dépêche de son ami de jeunesse , * Jacques * Andarran , nommé député dans une élection partielle , le dimanche précédent . * Jacques annonçait son arrivée , demandait au vieux camarade de piloter ses premiers pas dans l' enceinte législative , lui donnait rendez -vous au palais-bourbon pour la matinée du lendemain . * Elzéar se rendit à la chambre de bonne heure , avant la séance . La veille encore , il avait eu avec * Daria une longue conversation , toujours la même : de sa part à lui , supplications , effort perpétuel pour ramener l' entretien aux exigences impatientes de son amour ; chez elle , effort pareil en sens contraire pour revenir aux idées , aux intérêts généraux dont elle était occupée . - " il était vraiment trop enfant : on l' aimait , on était toute à lui d' avance , on le lui disait ; son impatience avait quelque chose d' incompréhensible , dans la sécurité où son coeur aurait dû se reposer . " - cette sécurité , * Elzéar ne la ressentait qu' à demi , quand son souvenir s' attardait sur chaque détail de leurs entrevues , à la froide clarté de la réflexion . Il se travaillait , il se torturait ; c' était tantôt une rage sourde , devant un petit mur très bas , qu' il ne savait comment franchir ; tantôt la crainte angoissée d' un danger obscur , inévitable , qu' il n' aurait pas su dire , et qu' il sentait peser sur ses plus chères espérances . Aux premiers jours d' une passion si facilement accueillie , il se surprenait parfois à regarder son amour tristement , comme on regarde une eau de septembre où l' on croit voir déjà la glace qui la figera en janvier . Mais ces mauvais pressentiments se dissipaient vite dans l' enchantement de la présence aimée ; * Daria avait toujours en le quittant quelques mots si bons , si réparateurs ; et , dans les yeux , dans l' accent de la voix , une promesse sous-entendue qui semblait dire : " aujourd'hui encore , j' ai voulu vous éprouver ; la prochaine fois ... vous ferez de moi ce que vous voudrez . " tout entier aux douces pensées sur lesquelles il s' était endormi la veille , * Elzéar passa le seuil du palais-bourbon à contre-coeur , avec un geste de lassitude . Il éprouvait l' hésitation lâche de l' homme qui va sortir d' un bain tiède pour se remettre en marche , dans la rue , au froid . Il traversa les salles , des collègues l' interpellèrent , des obligations urgentes revinrent solliciter son attention : les passions et les intérêts laissés entre ces murs le ressaisirent peu à peu ; l' âcre atmosphère du lieu l' avait repris , quand un huissier vint lui dire que le député d' * Eauze le cherchait . Ces * Andarran sont originaires du * Bigorre . Vieille souche de cultivateurs et de soldats , enracinés au sol provincial . Quelques charges locales remplies avec distinction les tirèrent du pair au siècle passé . * Marcel * Andarran * Du * Fayard , intendant du bailliage de * Vic , député de l' assemblée législative en 1791 , a particulièrement marqué . Il était l' auteur de la branche aînée , qui s' éteint de nos jours avec ses deux derniers représentants : le père * Joachim , des pères de * Bétharram , l' un des premiers et plus zélés promoteurs de notre-dame de * Lourdes ; sa soeur * Agathe , en religion soeur * Marie des anges , cloîtrée aux carmélites de * Toulouse . * Jacques descend des * Andarran * De * Luz , branche cadette fixée dans l' * Eauzan depuis la troisième génération ; depuis le grand-père , * Henri * Andarran , volontaire à seize ans , en 1797 , dans les armées de la république , lieutenant-colonel de la garde impériale à * Waterloo , retraité en demi-solde après 1815 . Ce héros oublié végétait dans la misère , quand il épousa * Dorothée * Deshayes , fille d' un officier de la bouche du comte d' * Artois . Elle lui apporta en dot la petite terre de la bourdette , distraite des anciens domaines de l' évêché d' * Eauze . Le vieux soldat s' établit sur cette terre , cultiva le vignoble comme il avait vu faire en * Italie , y trouva à la longue de quoi rebâtir le manoir ruiné de la bourdette . Il le laissa en assez bon état à son fils , le capitaine de chasseurs * Régis * Andarran . Blessé grièvement sous * Sébastopol , * Régis dut quitter le service au retour de * Crimée . La culture des champs paternels absorba depuis lors toute son énergie . Un ressentiment de sa blessure l' ayant conduit aux eaux d' * Amélie- * Les- * Bains , il y rencontra cette douce et frêle * Marguerite * De * Sénauvert , la femme qui lui donna quelques années de bonheur . * Jacques ne se rappelait de sa mère qu' une figure de tendresse effrayée , toujours penchée sur son petit lit , et un cercueil qu' on emportait , en même temps que l' on plaçait dans la chambre des enfants un second berceau où vagissait son frère * Pierre . Il se rappelait , quatre ans plus tard , un lugubre voyage au * Mans , pour chercher les restes de son père au couvent des jésuites de * Sainte- * Croix . Aussitôt la guerre déclarée , l' ex-capitaine de chasseurs avait réclamé sa place à la tête d' un des bataillons de mobiles du * Gers . Dirigés sur l' armée de la * Loire , ces bataillons coopérèrent à la défense du * Mans . Le 11 janvier 1871 , la division * Pâris évacuait en désordre le plateau d' * Auvours ; * Régis s' entendit héler par un officier qu' il connaissait , le commandant de * Kermaheuc , des mobiles bretons : on demandait du monde à la colonne du général * Gougeard , disait cet envoyé , pour appuyer le mouvement des volontaires de l' ouest et des zouaves pontificaux lancés à la reprise du plateau . * Andarran rallia la colonne * Gougeard avec ses compagnies reformées : ces braves gens firent volte-face , escaladèrent dans la neige les pentes abruptes d' * Auvours , réoccupèrent les crêtes , y tinrent jusqu'à la nuit aux côtés des zouaves . Action honorable , qui sauva l' armée de * Chanzy . Elle coûta cher ; huit officiers des mobiles du * Gers étaient couchés sur le lit de neige sanglante , et parmi eux le commandant * Andarran . Dieu sait ce qui fût advenu des deux orphelins et de leur maigre patrimoine , si la tante * Sophie ne s' était pas trouvée là . Le vieux colonel de la garde disait souvent de sa fille aînée qu' il l' eût volontiers nommée premier sergent de son régiment . - ah ! Si j' avais dans ma compagnie un fourrier comme la soeur ! Ajoutait le capitaine * Régis . Et l' on tombait d' accord que monseigneur d' * Eauze n' eût jamais cédé à l' armée celle qu' il appelait son grand vicaire en jupons . La vaillante fille avait le génie du gouvernement ; quoique vieille fille , elle avait plus encore le génie de la maternité . * Jacques prétendait que tante * Sophie ne s' était pas mariée pour avoir plus d' enfants . La vraie raison était moins plaisante : une grande passion trahie , disaient les personnes d' imagination romanesque ; simplement dédaignée , peut-être , pas un homme qui n' avait pas su découvrir les trésors cachés au fond de ces gros yeux de brave chien , la beauté intime qui rayonnait sur ces traits irréguliers lorsqu' une flamme de dévouement les transfigurait . La souffrance avait fait un bon labour dans ce coeur ; sur un sol stérilisé pour le bonheur égoïste , il ne croissait que des fleurs de sacrifice , de tendresse et de pitié . On ne les eût pas discernés à la première inspection : rien de l' héroïne sentimentale , chez tante * Sophie ; une robuste gaieté , qui éclatait dans une langue assez verte , un esprit pratique , autoritaire quand il le fallait . La vieille demoiselle logeait la judiciaire d' un avoué dans l' âme d' une soeur de charité , elle tenait tête au vigneron , et roulait au besoin le notaire . Elle eût tondu sur un oeuf et fait pousser du blé sur le rocher , non pour elle , mais pour donner davantage à ceux qu' elle aimait . Du vivant de son frère , alors que ses instincts de protectrice étaient encore sans emploi plus proche , elle se faisait la main en adoptant les enfants pauvres , les infirmes , tous les misérables à deux lieues à la ronde ; elle apprenait l' art du gouvernement aux dépens des chanoines ; le chapitre accusait tout bas la faiblesse de monseigneur , qui confiait les affaires épiscopales à ce coadjuteur envahissant . Mais , à partir du jour où l' ordonnance de * Régis apporta du * Mans ces quelques mots , péniblement tracés au crayon sur une feuille de calepin : " je lègue mes fils à * Sophie ... elle les élèvera pour servir la * France ... en soldats ... " - à partir de ce jour , tante * Sophie rassembla sur les deux petits et sur leur héritage ses capacités de mère et de gouvernante . Il faut croire pourtant qu' il lui en restait des réserves inemployées : quelques années plus tard , elle s' offrit le luxe d' une fille ; une nièce de sa défunte belle-soeur , pauvre enfant à demi abandonnée par un père dissipateur , et qui végétait seulette , livrée aux domestiques , dans cette morose maison dont la façade glaciale attriste l' avenue * Gornon . Tante * Sophie entreprit la tâche herculéenne de remettre un peu d' ordre dans les affaires de cet étourneau de * Sénauvert ; elle attira la petite * Marie à la bourdette . Nippée , éduquée par sa bienfaitrice , choyée par les grands cousins dont elle partageait les jeux , la fillette s' épanouit au foyer où on lui rendait une famille . * Jacques * Andarran était tout du côté de sa mère , tout imagination et sensibilité , avec de précoces curiosités d' intelligence . Il acheva ses études à * Paris , grâce aux miracles d' économie de tante * Sophie . Elle éprouva un cruel désappointement , quand le jeune homme déclara qu' il ne se reconnaissait ni aptitude ni goût pour le métier militaire . Il désirait suivre les cours de l' école des chartes : * Sophie lui en fournit les moyens , sans comprendre , d' ailleurs , ce qu' allait faire , dans cette mystérieuse école , son rêveur de neveu . Ce fut le temps où l' étudiant se lia avec * Bayonne et prit pied dans les cercles de la jeunesse intellectuelle . Il voulut voyager ; on vécut de privations à la bourdette , afin que * Jacques pût voir * Venise et * Athènes , l' * égypte et la * Syrie . Tante * Sophie ne rappela le vagabond qu' au moment où il fallut faire feu des quatre pieds pour pousser son frère cadet à * Saint- * Cyr . Celui -là était bien de la lignée des soldats : volontaire , appliqué , taciturne , le portrait vivant de ces montagnards bruns et nerveux qui avaient mis tant de fois le nom d' * Andarran à l' ordre du jour des armées . Sorti de * Saint- * Cyr en bon rang , * Pierre choisit l' infanterie de marine , partit pour le * Soudan . Fières de leur beau sous-lieutenant , tante * Sophie et cousine * Marie firent bonne contenance en prenant congé de lui sur l' appontement de * Pauillac : les grosses larmes qu' elles mêlèrent ensuite disaient assez que les deux femmes perdaient leur benjamin . * Jacques s' établit près d' elles à la bourdette et reçut docilement les leçons agricoles de la tante . était -ce la vie des champs qui lui plaisait , ou l' intimité quotidienne avec cette exquise cousine * Marie ? Sous les cheveux cendrés de la gamine à laquelle il faisait jadis la courte échelle aux cerisiers , * Andarran retrouvait une sérieuse jeune fille de dix-huit ans , au regard limpide et clair comme les eaux printanières de la * Gélise ; un de ces regards de droiture et de bonté sous lesquels le coeur de l' homme s' ouvre spontanément , tant paraît sûre la promesse de guérison qu' ils apportent aux plus secrètes plaies . Mais , depuis le départ de * Pierre , il s' obscurcissait souvent dans les yeux de * Marie , le bleu pâle de la fleur de lin mouillée . * Jacques ne pouvait se méprendre aux indices qu' il constatait avec mélancolie , avec résignation , car il aimait tendrement le petit frère , lui aussi . Camarade affectueuse auprès de l' aîné , * Marie ne montrait d' intérêt passionné que pour ces rares et laconiques lettres du * Soudan , qui racontaient les explorations , les aventures , les hauts faits du cher absent . La jeune fille , d' habitude si calme et si égale d' humeur , devenait nerveuse quand le journal signalait l' entrée d' un paquebot en * Gironde ; elle comptait les heures jusqu'à l' arrivée du courrier de * Saint- * Louis . Quelques années tranquilles passèrent sur les habitants de la bourdette , sans autres événements que deux congés du lieutenant . Pendant ces courtes apparitions de * Pierre , * Marie * De * Sénauvert semblait vivre double ; on eût dit sur elle la lumière heureuse qui égaie les champs de genêts , lorsque les grappes fleurissantes dorent les têtes des sombres buissons . Tante * Sophie échangeait avec l' aîné des regards d' intelligence : - cette fois encore , laissons -le retourner chez ses nègres ; mais , au prochain congé , s' il a gagné sa deuxième épaulette , nous les mènerons à l' église , ou ils diront pourquoi ! * Jacques , - * Jacques le fataliste , comme il s' appelait lui-même , avec une conscience avisée de sa soumission dolente aux duretés de la vie , - souriait courageusement , tristement . Puisqu' il n' y avait de place à la bourdette que pour un seul bonheur , il installerait son stoïcisme à côté de ce bonheur , il doublerait * Tom , le gros dogue des * Pyrénées qui gardait la maison ; comme cet humble ami , il subsisterait des miettes ramassées . Le philosophe organisait ainsi son existence , quand une secousse inattendue vint la bouleverser . Le député d' * Eauze s' était laissé mourir . Un matin , à l' ouverture de la période électorale , on vit entrer dans la cour de la bourdette une délégation , petits boutiquiers de la ville et vieux paysans des paroisses avoisinantes ; habits endimanchés , mines solennelles , contractées par un effort peu habituel sur des problèmes de l' ordre abstrait . - * Monsieur * Jacques , dit en substance l' orateur de la troupe , nous venons vous trouver rapport à l' élection . Vous connaissez la situation : on va être mangé par le loup . Ils disent à la ville que l' avocat de * Toulouse , ce charlatan qui tourne depuis deux ans dans nos cantons , passera pour sûr s' il n' y a pas un bon candidat . Tous les mauvais sujets font pour lui ; les braves gens ont peur , on a souffert tant d' injustices de ceux qui sont les maîtres ! Nous n' avons trouvé personne ; tous ces messieurs refusent . Alors nous avons pensé à vous , * Monsieur * Jacques . Vous avez étudié , vous savez les lois , et toutes leurs manigances , à * Paris . Vous avez le bras long . Votre digne père nous a conduits contre les prussiens , dans le temps ; c' est donc bien votre affaire de marcher maintenant à notre tête contre les éhontés qui ont causé tant de misères au pauvre monde . Bien sûr que vous n' êtes pas ambitieux , * Monsieur * Jacques , mais vous ne nous refuserez pas . Comme disait le commandant , on sait qu' il y a de la bonne moelle dans les os des * Andarran , depuis le temps qu' ils se les font casser pour le pays . L' assaut surprit * Jacques et l' épouvanta . Il avait emporté de sa vie parisienne un grand fonds de scepticisme politique : ses habitudes d' esprit le rendaient fort indifférent sur ce chapitre , il se connaissait impropre à l' action violente et aux passions rectilignes qui la suscitent . Les querelles locales dont ses oreilles étaient chaque jour rebattues n' éveillaient chez lui que dégoût ; où prendrait -il le courage de vaincre cette aversion ? Où trouverait -il ce qui lui manquait , la dose d' optimisme et de crédulité requise par l' effort qu' on lui demandait , l' incessant et stérile effort du politique pour éterniser des choses qui n' ont pas de durée ? Il se défendit pied à pied . La ténacité paysanne ne lâcha point prise ; elle l' ébranla sans le convaincre . Après une semaine de résistance , sa conscience troublée devint un champ de bataille où s' entrechoquaient des mobiles antagonistes : impératif du devoir social et de la tradition paternelle , claire vue du service que seul il pouvait rendre à ces pauvres gens , amour du repos , défiance de soi-même , horreur de tout ce qu' il entrevoyait dans le bas métier de politicien . Et sous ces arguments avouables , pour ou contre l' acceptation du mandat , de furtives suggestions du coeur qu' il osait à peine s' avouer : un lâche désir de ne pas quitter la maison où vivait * Marie , de ne pas s' éloigner du foyer allumé pour un autre , mais qui réchauffait par surcroît l' hôte assis près de la flamme ; une envie contradictoire de s' échapper , de chercher dans un changement d' existence une diversion énergique au rêve sans espoir . Avant de rendre une réponse définitive , * Jacques tint un grand conseil avec tante * Sophie . La vieille demoiselle fourragea son bonnet de dentelles noires , d' un geste de main coutumier qui semblait tirer de ces coques la résolution de toutes les difficultés graves ; elle prononça , de ce ton qui n' admettait guère de réplique : - tu dois accepter , mon * Jacquot . Rappelle -toi les dernières volontés de * Régis : " pour servir ... en soldats ... " tu n' as pas voulu être soldat : tant pis pour toi , tu le seras d' une autre façon , moins propre , et plus dure , à ce qu' on dit . Ton père n' aurait pas reculé ; tu ne reculeras pas , puisque c' est encore une bataille , ici contre nos garnements , là où l' on t' envoie contre de vilaines bêtes , s' il faut croire tout ce qu' on lit dans le journal . Allons , le vin est tiré , avale . Il ne sera pas dit qu' un * Andarran ait manqué à nos hommes , quand ils ont demandé assistance à la bourdette . - j' ai d' autres devoirs près de vous , sur le domaine . Qui soignera nos champs , nos vignes , celles de * Pierre et de * Marie ? - voyez l' impertinent ! La vieille tante n' est pas sous terre , que je sache . Est -ce que la vigne a dépéri entre ses mains , quand tu ne te mouchais pas encore tout seul ? - mais il faut de l' argent pour une élection . Où le prendrai -je ? - et le bois de la * Gélise ? Il n' est pas fait uniquement pour les pies , j' imagine . C' était notre poire pour la soif : j' ai déjà refusé dix mille francs de la coupe à un marchand d' * Auch . S' il faut davantage , on fera souscrire nos richards , ces fainéants ; puisqu' ils veulent acheter leur repos aux dépens de mon neveu , ils me le paieront le prix qu' il vaut . Puis , j' écrirai à notre cousin , le père * Joachim : ils ont trop d' argent qui dort , à * Lourdes , ils peuvent bien le faire travailler une fois pour la bonne cause . Le bois de la * Gélise était le dernier lopin qui appartînt en propre à tante * Sophie . Elle se révéla chef d' état-major éminent , agent électoral incomparable . Ce fut elle qui mit en mouvement les grands ressorts : l' évêché , le tribunal , la chambre de commerce ; elle encore , l' organisatrice et la véritable présidente des réunions , dans cette salle à manger de l' hôtel * Soubiran où une * Jeanne * D' * Arc de bon augure brandissait son oriflamme sur la tête du candidat . Assistée de * Marie , son aide de camp , la tante passait des nuits à libeller les adresses sur les convocations , les paquets de bulletins , les ballots de circulaires ; pour un peu , elle aurait collé les affiches aux murailles de ses propres mains . Elle avait affaire à forte partie . Le clan adverse était composé d' agitateurs alertes , bien entraînés , organisés de vieille date , embusqués dans les loges où se distribuent les places et d' où part le mot d' ordre aux petits fonctionnaires . Comme la plupart de nos districts ruraux , l' * Eauzan appartenait à cette minorité active qui courbe sous le joug , par les faveurs et par la terreur , une majorité moutonnière . * Jacques , ancien chartiste , goûtait parfois une volupté d' historien devant cette transformation moderne de la féodalité : elle lui rendait intelligibles et présentes les époques où une poignée de gens de main , bien soldée , habilement manoeuvrée par un baron rapace , asservissait facilement tout un pays . Il se rappelait un exemple qui avait éclairé pour lui cette loi de survivance . Au temps où il rédigeait sa thèse sur le vicomte * Bernard * Aton , seigneur de * Carcassonne au XIIe siècle , ses recherches l' avaient retenu quelques jours dans la pittoresque cité . Au sommet de la colline qui porte la relique restaurée par * Viollet- * Le- * Duc , entre les clochetons et les courtines du merveilleux décor d' opéra , tout le moyen âge apparaît aux yeux en grandes lignes simples . Deux édifices pour les deux puissances : une belle maison pour * Dieu , l' église ; une forte maison pour le seigneur , le château ; une enceinte de remparts qui abrite les masures du petit monde , réfugié sous la protection de ces deux puissances , leur payant dîme et tribut afin de vivre en sûreté . Tandis que * Jacques admirait cette synthèse de pierre , son guide lui avait montré dans la rue de la barbacane , sous un figuier , une modeste maison blanche où pendaient des panonceaux ; et , sur le pas de la porte , un homme au profil sarrazin , nez en bec d' aigle , moustache grise , cheveux en brosse , vieille tête d' oiseau de proie camarguais . C' était le notaire * Duputel ; ce même * Duputel devenu depuis lors ministre , président du conseil , une des colonnes de la république ; ce * Duputel que * Jacques allait retrouver sur le fauteuil de la présidence au palais-bourbon . à l' époque où le jeune homme l' avait aperçu , le notaire de * Carcassonne n' était encore que l' agent principal de l' ancien député opportuniste ; il était déjà le seigneur de la cité . Fort de la protection de son patron , il tenait tout le petit monde d' alentour par le prêt hypothécaire et par le code . Lui aussi , il s' appuyait sur une église , sur un clergé : sur l' école laïque , ouverte là-haut par ses soins ; sur les instituteurs , qui façonnaient les âmes aux idées les plus propres à maintenir le peuple en son pouvoir . Quand l' opinion eut glissé sur la pente radicale où il la conduisait insensiblement , * Duputel subtilisa le mandat de son protecteur , asservit à son ambition la clientèle électorale qu' il avait formée pour un autre . - sous des masques nouveaux , avec moins d' étalage et de brutalité , * Andarran avait reconnu le vieil équilibre féodal , persistant dans la cité du passé . * Duputel faisait dans cette enceinte de remparts ce qu' avait fait au moyen âge le vicomte * Bernard * Aton ; il y dressait à son service des vassaux qu' il protégeait contre les exigences de l' état central , moyennant tribut et parfaite soumission . La machine moderne fonctionnait moins durement que l' ancienne , sans batailles ni sièges , sans morts d' hommes ni pillages violents , avec des souffrances muettes chez les porteurs du joug ; mais c' était la même machine à comprimer les faibles , au profit du plus fort , du plus adroit . Ce souvenir revint à * Andarran , au cours de la campagne où il recevait sous les coups une nouvelle leçon d' histoire . Les comités qui tenaient à fief la circonscription d' * Eauze l' avaient d' abord confiée à un opportuniste tranquille . Le défunt s' était révélé médiocre serviteur de leurs intérêts ; depuis deux ans , depuis que le législateur diabétique donnait des espérances certaines , les comités avaient déféré sa succession à un avocat de * Toulouse , un certain * Piollard , qui s' étiquetait radical-socialiste . Ce * Piollard , évincé naguère d' un collège du * Roussillon , était un compétiteur redoutable : professionnel rompu au métier , fort en gueule , magnifique en promesses . Il possédait quelque argent , les économies d' une chasublière du quartier * Saint- * Cernin , qui s' était laissé séduire par cet homme éloquent et venait de convoler avec lui . Il employait judicieusement les deniers de la veuve . On le voyait souvent flâner dans les champs , au déclin du jour ; il accostait un paysan : - encore au travail , à cette heure ! Quelle heure croyez -vous qu' il est , mon brave ? - je ne sais pas , répondait le journalier , je n' ai pas de montre . - est -ce possible ? Pas de montre ! Si ça ne fend pas le coeur , à une époque où notre civilisation devrait répandre ses bienfaits sur tous ! Faites -moi le plaisir d' accepter la mienne , mon ami . Elle n' a aucun prix , je m' en sers depuis longtemps ; vous la garderez en souvenir de moi . Pas de montre , un honnête travailleur , à notre époque ! C' était toujours sa montre que le candidat donnait au paysan flatté . Est -il besoin d' ajouter qu' il faisait venir de * Besançon , à très bon compte , un solde de rossignols pour ces largesses ? Le toulousain avait promis un chemin de fer . Sur divers points du tracé imaginaire qu' il assignait à sa ligne , on vit apparaître des équipes de géomètres , ils dressaient les instruments d' arpentage , visaient les mires , relevaient les cotes . Aux interrogations des paysans , ils faisaient des réponses évasives et mystérieuses : les premières études de la future ligne , évidemment ! Il ne s' agissait , en réalité , que d' une rectification de la route voiturière la profitable équivoque était entretenue par le conducteur des ponts et chaussées , affilié à la loge de l' avocat . Des tours de cette force , * Piollard en avait par douzaines dans son sac . Il avait surtout ce dont * Jacques manquait le plus , l' incalculable puissance accumulée dans un homme par la tension constante de tous les désirs , pendant des années , vers un seul objet ardemment convoité . Et il n' avait à aucun degré ce qui empêtrait * Jacques à chaque pas , les scrupules , les délicatesses . Du premier coup , * Piollard s' était montré supérieur dans le choix de la calomnie qui mord sur les imaginations populaires , de l' amorce où elles se prennent . Il fouillait la vie de tous les ascendants de son rival , il en exhumait des noirceurs insoupçonnées . Les services mêmes de ces soldats lui fournissaient le plus accablant des griefs ; fils et petit-fils de prétoriens , * M. * Andarran n' avait nécessairement qu' une idée : déchaîner le fléau de la guerre sur nos paisibles populations . Voter pour * M . * Andarran , c' était voter pour la guerre à courte échéance . - accusation meurtrière entre toutes ! Bref , répétons -le , ce venimeux personnage était un rude compétiteur ; et comme on le jugeait facile à domestiquer , une fois pourvu , l' administration s' employait pour lui . * Jacques avait commencé la campagne nonchalamment . Bientôt , la lutte l' excita , le prit tout entier . Chasseur passionné , il retrouvait son plaisir favori dans cette poursuite hasardeuse des suffrages . Il avait le sentiment de partir chaque matin pour sa tournée avec une carnassière , et de la rapporter le soir vide ou pleine , après une journée de quête dans l' inconnu ; parfois bredouille , lorsqu' un village avait résisté à sa parole ; parfois heureux , lorsqu' il sentait la gibecière lourde des voix conquises dans une commune douteuse . Chasse plus émouvante , plus dangereuse que l' autre . Fouetté par les outrages des adversaires , exalté par les dévouements qu' il suscitait chez ses fidèles , le candidat novice s' aguerrit , se mit à aimer cette vie de surmenage physique et mental . Il se découvrit des facultés ignorées , une aisance d' élocution et un don de repartie qui firent merveille aux réunions contradictoires , sur le foirail d' * Eauze , dans les auberges des bourgades . Les granges des hameaux furent moins propices à son éloquence : perchés dans le râtelier , les gamins éparpillaient sur la tête de l' orateur des bottes de foin qui coupaient ses plus belles périodes . Certains villages du haut pays , où il dut parler sur la place publique , faute de local assez vaste pour contenir les électeurs , lui laissèrent des souvenirs radieux : le soleil se levait en face sur les chaînes neigeuses des * Pyrénées , enflammant la parole qu' il jetait à ces vastes horizons , réchauffant les coeurs des braves gens qui agitaient leurs bérets , qui l' acclamaient sur la borne où il montrait du geste cette aube pure des cimes , présage du renouveau qu' il voulait pour la patrie . * Jacques se persuadait lui-même en développant son idéal , une république purifiée , réformée , tolérante , respectueuse de tous les droits et de toutes les consciences , maternelle à tous ses fils au dedans , fière au dehors et formidable à tous ses ennemis . Il se persuadait lui-même plus qu' il ne persuadait ses auditeurs , il en eut vite l' intuition . Au début , * Andarran s' était demandé consciencieusement sur quelles idées générales , sur quelles solutions des problèmes politiques il convenait d' appuyer . La vanité de ces recherches lui fut bientôt démontrée . C' était l' accent , et non le sens du discours , qui agissait sur les paysans . Ils applaudissaient de confiance ; après la réunion , ils s' approchaient de l' orateur , dans le café où l' on trinquait : - vous avez raison , * Monsieur * Andarran , ça irait mieux comme vous dites ; vous êtes le candidat qu' il nous faut . Mais vous ne permettrez pas qu' on nous empêche de brûler notre marc , n' est -ce pas ? Vous défendrez les bouilleurs de cru ? Ce fut la seule exigence qu' il rencontra , précise , obstinée , chez ceux qui lui faisaient crédit pour toutes les questions de haute métaphysique sociale . Ce point bien éclairci , on lui présentait les timides suppliques individuelles ; chacun sollicitait une petite place , le redressement d' un arrêt de justice , la levée d' une amende infligée par la régie , l' exemption ou le rappel d' un fils pris par le service . * Jacques évitait de s' engager , il inscrivait les demandes sur un carnet qui devenait déjà son remords , son épouvante , à mesure qu' il sentait mieux la disproportion entre cette mendicité universelle et son pouvoir prochain de la satisfaire . Ses premiers contacts avec le peuple souverain l' avaient renseigné : la rhétorique des journalistes , les classifications arbitraires où ils rangeaient des partis nominaux , les prétendus courants d' opinion , toutes ces inventions des citadins n' avaient aucune application réelle aux masses rurales , en dehors de quelques meneurs . Conservatrices d' instinct , avec une déférence passive pour le gouvernement quel qu' il fût , attachées par tradition à des habitudes religieuses qu' il ne fallait ni troubler ni imposer , en garde , d' autre part , contre l' immixtion du curé dans leurs affaires , ces masses étaient surtout avides de satisfactions réalistes , et toujours en quête d' un défenseur contre leurs ennemis naturels , contre le fisc , le recrutement , les gens de loi ; capables néanmoins d' entraînements idéalistes , à la voix de l' homme dont elles subissaient le magnétisme momentané . * Jacques aperçut clairement la naïveté ou l' hypocrisie de ceux qui feignaient de demander des directions politiques à ces éternels dirigés . Il reconnut l' âme gauloise , prête à tous les dévouements et à tous les sacrifices sur un signe du chef qui savait capter sa confiance , n' exigeant en retour de ce chef qu' une garantie de sécurité et de protection après la lutte , quand les combattants licenciés retomberaient dans leur apathie , dans leur impuissance à vouloir , à se concerter , à se défendre eux-mêmes . Avec quel sourire désabusé il lisait maintenant les feuilles où l' on attribuait tel succès électoral à l' excellence de telle ligne politique ! L' expérience quotidienne lui apprenait que le coefficient personnel était tout , dans les élections rurales : le troupeau ne choisissait pas entre deux doctrines , mais entre deux bergers . Durant la dernière semaine , * Andarran se multiplia , volant de l' un à l' autre bout de sa circonscription , parlant cinq et six fois par jour , passant les nuits à écrire de vigoureux articles pour le réveil d' * Eauze . il réagissait contre les paniques de ses amis , mobiles dans leurs pronostics comme les on-dit vrais ou faux qui circulaient dans chaque estaminet , certains du succès un matin , consternés le lendemain . Le soir du scrutin , tandis que les bicyclistes apportaient au quartier général de l' hôtel * Soubiran les résultats divergents des cantons , il passa en quelques heures par toutes les émotions du chasseur , du joueur , de l' amoureux ; et ce fut enfin l' allégresse triomphante de l' hallali , quand arrivèrent les derniers messages des communes lointaines , perdues sur la rive droite de la * Baïse : elles assuraient une majorité respectable au candidat indépendant , * Jacques * Andarran . étourdi par les acclamations de ses partisans et par les huées furieuses des vaincus , porté à bras d' hommes sur ce chemin de la bourdette où on le reconduisait aux flambeaux , ébloui par le feu de joie que tante * Sophie allumait dans la cour , grisé de bruit , de champagne , de fatigue nerveuse , * Jacques fut vraiment heureux , cette nuit -là . * Jacques le fataliste crut un instant qu' il allait jouer un grand rôle dans une * France sauvée par son génie ; l' onction populaire venait de le sacrer pour relever la fortune nationale , pour conjurer les fatalités accumulées sur la patrie , sur son pauvre coeur d' homme ... * Marie paraissait si enchantée en applaudissant de ses petites mains le vainqueur ! chapitre VII . L' initiation : ces fumées n' étaient pas entièrement dissipées , quelques jours après l' élection , quand le député d' * Eauze descendit de son wagon dans ce * Paris qu' il revenait conquérir . Un ami lui avait retenu un logement tranquille au faîte de la vieille maison , aujourd'hui démolie , qui s' élevait à l' angle de la petite place * Saint- * Thomas- * D' * Aquin , en face de l' église . * Andarran connaissait cet appartement , occupé pendant de longues années par * Xavier * Marmier ; introduit autrefois chez l' aimable conteur , il avait souvent gravi le raide escalier et trouvé bon accueil sous les toits , dans ce magasin de bouquiniste amoureusement empli de livres rares . Le vieil homme et ses vieux livres avaient disparu ; mais , de la pensée éteinte et de la bibliothèque dispersée il restait dans ces deux chambres une atmosphère de recueillement . Elle serait propice , pensait * Jacques , à la méditation des hauts problèmes politiques où il allait s' absorber . Du logis reconnu , il ne fit qu' un saut au palais-bourbon . Ce ne fut pas sans un léger battement de coeur qu' il entra dans la froide cour d' honneur , qu' il franchit pour la première fois ce seuil derrière lequel il pressentait tant de graves devoirs , tant de lourdes responsabilités . On lui délivra à la caisse une médaille d' argent : sur l' avers , une vierge au profil auguste , coiffée du bonnet phrygien , se dénommait république française ; au revers , entre les branches de chêne , le nom de * Jacques * Andarran s' inscrivait dans un cartouche , protégé et glorifié par la banderolle où on lisait : suffrage universel . l' employé respectueux lui remit en outre les insignes , le " baromètre " et l' écharpe tricolore à glands d' or : * Jacques se rappela dans la suite , avec une ironie un peu honteuse , le sourire de plaisir que sa glace lui avait renvoyé , tandis qu' il essayait cette écharpe en imaginant la prochaine occasion de l' arborer dans les rues d' * Eauze , à l' enterrement ou au mariage d' un notable électeur . Il fut gratifié d' une carte de circulation sur tout le réseau ferré de la république ; et le caissier lui compta sept cent trente-cinq francs , son indemnité du premier mois , défalcation faite d' une retenue pour la buvette : la somme reluisait en billets neufs , en pièces étincelantes du dernier coin et de la dernière frappe . Ainsi comblé , salué très bas par les garçons de salle qui le guidaient , dans le dédale de l' intérieur , jusqu'à la questure , * Jacques se sentait devenir souverain : un de ces potentats à la mine solennelle et affairée qui se hâtaient , une grosse serviette de maroquin sous le bras , vers les bureaux des commissions . Comme il donnait une signature dans le cabinet des questeurs , un de ses co-souverains lut le nom , s' approcha : - mon cher collègue , heureux de souhaiter la bienvenue à un compatriote ; permettez -moi à ce titre de vous recommander ma candidature : * Saccalaïs , d' * Aire- * Sur- * L' * Adour . On doit élire demain un titulaire pour la place vacante de troisième questeur : je suis sur les rangs . Je n' ai pas à rougir de mon humble situation de fortune . Sept enfants , une vie de labeur au service de la république . Nous sommes logés si à l' étroit que mon travail s' en ressent : je ne sais vraiment pas ce que j' ai griffonné ce matin sur mon rapport à la commission des douanes ; pendant que j' écrivais , mon petit dernier battait du tambour dans mes oreilles . Aussi n' ai -je pas le droit de refuser un logement au palais-bourbon , puisque mes collègues ont pensé à moi . Tous ceux de votre département me sont acquis . Vous m' en auriez voulu de ne pas vous prévenir , en bons voisins de circonscription que nous sommes . Sept enfants ! Je compte sur vous demain , n' est -ce pas ? - peste ! On me demande déjà quelque chose , pensa * Andarran . Surpris , mais flatté , il s' efforça d' oublier sa nouvelle importance et de reprendre un air dégagé , à l' appel de * Bayonne , qui l' attendait dans le salon de la paix . Son camarade le félicita d' une voix railleuse . - toi aussi , mon pauvre vieux ! Compliments . Mais que diable viens -tu faire dans cette galère ? - je viens essayer d' y faire un peu de bien , répondit sérieusement * Andarran . - tu as drôlement choisi l' endroit . Je vais t' introduire dans le cirque où nous te dévorerons . Les deux députés traversèrent la longue salle des pas-perdus , presque vide à cette heure . Quelques reporters vaguaient devant le * Laocoon ; ils toisèrent curieusement le " nouveau " , s' empressèrent autour de * Bayonne comme des mouches sur un morceau de sucre . Le chef socialiste leur émietta de menus renseignements et poussa la porte interdite aux profanes . * Jacques pénétra dans le sanctuaire avec le sentiment d' aise glorieuse que donne l' initiation à un privilège . Devant lui s' étendait la perspective des " couloirs " ; nom générique et fort impropre de ces grands vestibules sévères dont les trois principaux prennent jour sur la cour d' honneur par de larges baies vitrées . Cinq ou six promeneurs en avance arpentaient les dalles . - ici tu feras , bon an mal an , des centaines de kilomètres , dit * Elzéar . C' est hygiénique et abrutissant . Il mena son compagnon à la bibliothèque . * Jacques admira les plafonds de * Delacroix et quelques beaux vieux livres sur les rayons . Ils avaient cet air exilé , commun aux livres et aux femmes que personne n' aime ni ne caresse . - je te recommande cette retraite paisible , c' est la seule dans tout le bâtiment . On n' y vient que pour arranger tranquillement un duel , ou pour écrire à coeur reposé des lettres d' amour , les jeunes ; pour y sommeiller mieux qu' en séance , les vieux . En voici précisément un qui digère , les yeux clos sur un rapport , au fond de ce fauteuil confortable : * M. * Chasset de la * Marne , président du centre gauche , originaire de la * Champagne , qu' il représente , et de 1830 , qu' il continue . Tu le cultiveras . C' est un homme de bon conseil ; il te donnera toujours celui de ne pas te compromettre . C' est surtout un homme de conseils d' administration . Il les collectionne avec l' adresse des chimpanzés , dont il a conservé le facies . Beaucoup de talent , d' ailleurs : parle très bien , pour ne rien dire ; économiste , juriste , utile à feuilleter . Je ne te présente pas : un passeport de ma main le préviendrait à jamais contre toi . Il estime que je veux le dépouiller du capital qu' il n' a pas et de ce qui lui en tient lieu , les quatre-vingt mille livres de rente que lui font les sociétés industrielles véreuses auxquelles il loue sa respectabilité . Penses -tu qu' il ait raison de défendre un état social aussi nourrissant ? - mène -moi à la salle des séances , interrompit * Andarran ; il faut que j' y marque ma place . - oh ! Crois -tu que ce soit bien nécessaire ? Tu y entreras si rarement ! Allons plutôt à la buvette . - ne plaisante pas . Je viens ici pour faire mon devoir , tout mon devoir . - en ce cas , ton devoir est dans ces couloirs : on y décide les destinées du pays . La tribune , c' est bon pour nous autres , les bavards , les partis qui préparent l' avenir ; ceux qui gouvernent le présent opèrent sur ce grand marché d' hommes . Là-bas on ne déplace jamais un bulletin de vote ; ici , on les maquignonne . Et il n' y a que les votes qui comptent . Les discours s' envolent , les votes demeurent . Là-bas , c' est le théâtre , la parade ; ici , dans la coulisse , c' est la réalité des choses . Notre régime de libre discussion -tu t' en convaincras chaque jour davantage-assure le pouvoir effectif à quelques silencieux , aux puissances occultes qui chuchotent le mot d' ordre derrière un de ces piliers . Ah ! Mon conscrit , crois -en un orateur renseigné sur la vanité de ses succès ; et regarde la salle où nous entrons : à cette heure , dans son abandon matinal , ce violon au repos ne te rappelle -t-il pas un vers fameux de * Mallarmé ? insolite vaisseau d' inanité sonore ... dans le grand hémicycle désert suintait cette tristesse particulière aux salles de théâtre , le matin , quand le vide et le silence y paraissent lourds , presque inquiétants , par comparaison avec la foule , le bruit , les lumières qu' on a coutume d' y retrouver . * Andarran jeta un regard circulaire sur les parois massives de l' amphithéâtre ; une exclamation involontaire lui échappa : - tiens , il n' y a pas de fenêtres ! Pas de fenêtres , pas de jours sur l' extérieur , aucune communication avec l' air libre et le pays ambiant . Un four hermétiquement clos , une machine à air comprimé qui devait favoriser la formation d' une atmosphère peu renouvelable . Pour y voir plus clair , pensait * Jacques , pour aérer , pour recevoir les bruits du dehors et y répondre , il faudrait briser les vitres de ce plafond , avare de la clarté qu' il tamise . - l' absence d' ouvertures dans ces murailles de prison , les moeurs et les conventions théâtrales imposées aux acteurs par la configuration d' un théâtre , telles furent les impressions dominantes que cette première inspection laissa au néophyte . On lui avait donné à la questure le numéro d' un pupitre sans propriétaire . Il alla marquer sa case , sur les gradins du centre qui confinent à l' aile droite de l' hémicycle . * Jacques avait choisi cette place dans la travée où se groupaient quelques députés de sa région , ceux dont le programme se rapprochait du sien . Ses voisins immédiats étaient * Louis * Couilleau , * Du * Rouergue , et * Julien * Rousseblaigue , de l' * Armagnac . Du fond de l' hémicycle , * Bayonne l' interpella ironiquement : - au fait , c' est vrai : tu dois siéger par là ; tu es un rallié ! - * Elzéar ! Tu n' as pas honte ? Répliqua * Andarran d' un ton piqué . C' est toi qui ramasses cette médiocre plaisanterie , bonne tout au plus pour mes adversaires du chef-lieu ! Tu sais mon âge et mes sentiments ; tu as lu en moi depuis l' enfance : indifférent en politique jusqu'à ces dernières semaines , je n' ai connu d' autre gouvernement que la république , je n' en ai pas servi d' autre , je n' en vois pas d' autre possible . N' ayant jamais été l' allié de personne , comment serais -je un rallié ? Je viens dans la maison commune au même titre que vous tous , pour essayer d' y faire triompher mes idées . - voyez -vous ce monsieur , qui voudrait qu' on lui inventât une petite étiquette pour lui tout seul ! Apprends qu' ici , bon gré mal gré , chacun doit rentrer dans une de nos classifications officielles . Rallié tu es , rallié tu resteras . - allons donc ! C' est idiot ! S' écria * Jacques avec humeur . - tu connais bien mes pensées intimes ... - qui te parle de pensées ? S' il fallait s' enquérir de la pensée des gens pour les classer ! On a le nez fait d' une certaine façon , on a certaine provenance , certaines amitiés ; on est étiqueté d' après ces signes extérieurs . C' est bien plus commode , et plus vraiment philosophique , tu le reconnaîtras un jour : la pensée change , le nez reste . En attendant , vil rallié , compte sur nous tous , sur moi tout le premier , pour te paralyser en te clouant au front cette épithète infamante . - mais c' est de la canaillerie ! - non , c' est de la politique . Tu te rattraperas , d' ailleurs , en injuriant le socialiste que je suis . - tu ne crois pas ce que tu dis , * Elzéar . Je combattrai l' ensemble de tes doctrines , je les tiens pour chimériques et dangereuses ; mais je goûte quelques-unes de tes idées , je te soutiendrai loyalement quand tu tâcheras de les faire accepter . - mon pauvre ami ! Avant que la cloche de * Duputel ait sonné trois fois , tu me renieras ; tu hurleras avec ceux qui t' entourent , de confiance , dès que j' ouvrirai la bouche , sans savoir ce que je vais dire . - jamais ! - dès demain . Sur la porte de l' enfer où tu viens de pénétrer , il est écrit : vous qui entrez , laissez ici toute justice , - et même toute votre personnalité . - maintenant , en route pour la buvette : on y ment un peu moins que sur ces tréteaux , on s' y invective avec plus de bonhomie et de sincérité . Dans la chambre carrée qui donne sur le jardin en terrasse , devant un long comptoir tout pareil à celui des estaminets , une douzaine de députés absorbaient diverses boissons . D' autres fumaient sur le divan , au-dessous du tableau où les conscrits de * Dagnan- * Bouveret emboîtent le pas au porte-drapeau . Tous socialistes , ces clients matineux de la buvette : * Jacques en fut averti par l' accueil familier qu' ils firent à * Bayonne , par quelque chose d' intransigeant dans l' air des visages , la coupe des vêtements , le ton des paroles . * Elzéar eut un regard de fierté satisfaite , l' éclair aux yeux du général qui passe en revue de bons soldats . Il prit à part son ami : - salue et tremble . Ce sont mes troupes . Tu surprends ici une des raisons de leur force . à cette heure , il n' y a guère que des socialistes dans ce palais d' où ils sortiront les derniers . Les imbéciles te diront que nos gens accourent dès le matin pour déjeuner gratuitement d' un bouillon et d' un sandwich . Sottise ! Les socialistes savent ce qu' ils font . Vos bons bourgeois du centre et de la droite s' attardent à leur repas , à leurs affaires , à leurs plaisirs ; ils viennent ensuite aux séances comme à une corvée pour quelques instants ; ils ne sont députés qu' à certaines heures . Les socialistes le sont toujours et ne sont que cela . Ils ne viennent pas à la chambre , ils y vivent . c' est leur cercle , leur maison , leur foyer . Ils font corps avec le bâtiment , ils se sentent chez eux et à l' aise dans l' auberge où les autres sont de passage . être de la maison , en être avec joie et continuité , voilà une des forces qui compensent notre infériorité numérique et nous constituent les maîtres de céans . Tu apercevras plus tard les autres causes de cette maîtrise . Détaille -moi ces gaillards , observe leurs mâchoires , leurs mains préhensiles , le feu de la résolution dans leurs yeux , la combativité de tous leurs muscles . Quelle physiologie d' attaque ! Hein ! Ils sont beaux , mes loups maigres , et bons à lancer sur le troupeau des moutons gras ? - d' accord , dit * Andarran . Mais ne se méfient -ils pas , ces loups , du compagnon qui fréquente dans les bergeries élégantes ? - ils me subissent et me jalousent . Quelques-uns m' exècrent . Au fond , ils ne me pardonnent pas mes redingotes , mes goûts , mes amis et mes dîners de l' hôtel * Sinda . J' en vois là qui ruminent déjà l' exécution du traître , du renégat . Bah ! Le gros du parti me subira jusqu'au bout , ils sont trop pauvres en hommes . - deux heures , bientôt : allons voir l' arrivée des moutons gras . * Elzéar et * Jacques repassèrent dans le salon des conférences . à l' une des extrémités de la longue pièce , un * Henri * Iv de marbre , cuirassé , goguenard , se dresse en pied dans un faisceau de drapeaux espagnols ; il domine la table où s' amoncellent les journaux . - les drapeaux modernes , s' écria * Bayonne ; - ceux qui mènent à la victoire et qu' il faut conquérir ... ou acheter . Vois comme on se les arrache , ces loques déchirées , froissées par des mains fiévreuses ; vois comme nos collègues brandissent les hampes de bois où elles pendent . Regarde , ils arrivent : ils vont droit à la boussole , à la table des journaux ; officiers et passagers du navire consultent en montant sur le pont la rose des vents , pour reconnaître la route du jour . Les chefs de groupe interrogent les grands organes de la presse ; les provinciaux scrutent anxieusement les feuilles de leur région . L' électeur est -il satisfait ? Comment pense -t-il ? Quelle palinodie exige -t-il encore ? Chacun rectifie ses positions , ses votes , d' après les indications capricieuses de la boussole . Est -ce pour calmer leurs consciences qu' on a gravé sur le socle de la statue ces paroles du roi * Henri : - " la violente amour que j' apporte à mes sujets m' a fait trouver tout aisé et honorable ? " - électeurs , au lieu de sujets , lisent nos honorables ; et ils trouvent aisées toutes les capitulations . - il me paraît qu' on s' empresse surtout là , observa * Jacques . Il montrait l' immense table de fer à cheval , couverte d' écritoires et de papiers aux majestueux en-têtes , qui remplit jusqu'à la cheminée monumentale tout le reste du salon . Les arrivants s' installaient aux rares places libres , déchargeaient sur le drap vert leurs serviettes bourrées de paperasses . - oui . Tu vois ici le réfectoire du grand ordre mendiant . De tous les noms qui pourraient définir le parlement , c' est encore celui qui convient le mieux : l' ordre mendiant du XIXe siècle . Fouille chacune de ces serviettes , chacun de ces dossiers formés durant de longues stations matinales dans les antichambres ministérielles ; penche -toi sur ces forçats de la correspondance : d' un bout du fer à cheval à l' autre , tu retrouveras quatre types de lettres , toujours les |