_: | DEUXIÈME PARTIE chapitre XII . Un coeur irrésolu : le cabinet * Mirevault , constitué après une semaine de négociations laborieuses , gouvernait depuis onze mois . Les modérés lui reprochaient son radicalisme , et l' avant-garde de sa majorité l' accusait de modérantisme . Rien n' était changé par ailleurs . Les bureaux administraient les mêmes foules soumises , avec le même système , appliqué par le même personnel . Les percepteurs percevaient les mêmes impôts , les juges jugeaient selon le même code , les rentiers touchaient les mêmes rentes , les hommes de peine peinaient sur les mêmes travaux . Les parleurs parlaient le même langage . Les projets financiers énumérés dans la déclaration ministérielle , et dont quelques-uns menaçaient la richesse acquise , étaient rentrés dans les portefeuilles pour n' en plus sortir . On discutait à temps perdu le budget traditionnel , " les quatre vieilles " . Des combinaisons ingénieuses y faisaient apparaître les recettes correspondantes à de nouvelles majorations de dépenses . On avait créé des places supplémentaires pour caser les épaves du précédent gouvernement et les créatures du nouveau . Les députés du centre grognaient et ils marchaient toujours : ces bons chiens de garde continuaient le dévouement d' habitude à la maison occupée par un autre maître ; ils se résignaient au collier plus serré , à la pâtée moins copieuse . Le " premier * Paris " des grands journaux officieux ne différait pas de celui qu' on lisait , douze mois auparavant , dans ces graves organes du bon sens et des intérêts dirigeants : des avertissements sages s' y glissaient , tempérés par une nuance de vive sympathie pour la personne de * Mirevault . Le ministère ayant une étiquette semi-radicale , les droitiers entendaient tomber de la tribune des propos plus désobligeants pour eux : ils trouvaient chez les ministres plus d' obligeance à le satisfaire dans les questions de détail , un sourire plus avenant , des complaisances moins épouvantées par le qu' en-dira -t-on . La religion était plus maltraitée dans les harangues officielles , le clergé moins houspillé dans la pratique courante . L' exacte tolérance du gouvernement se manifestait , le Ier janvier et le 14 juillet , par les trois croix qui tombaient automatiquement , à la même heure , sur les trois poitrines d' un évêque , d' un pasteur , d' un rabbin . Les augures chagrins avaient pronostiqué au ministère semi-radical une tension des rapports diplomatiques , un refroidissement des puissances amies . L' événement confondait leurs prévisions . Amère déconvenue pour le centre gauche , les ralliés , la droite ; une pudeur patriotique empêchait ces groupes d' en faire l' aveu . * M * De * Kermaheuc se frottait les mains : dès le premier jour , il avait prédit à * Andarran le bon accueil que le cabinet rencontrerait au dehors . - vous n' avez donc jamais éprouvé l' obéissance des nouveaux serviteurs ? Pour se faire agréer dans la maison , ils sont plus souples que les anciens , ils reçoivent avec plus de soumission les ordres et les reproches . Aussi les étrangers ont -ils un faible pour les jacobins , quand ils les savent inoffensifs et les présument obséquieux . Ils les aiment tout neufs , ils les préfèrent très foncés , partant plus empressés à tout sacrifier afin d' obtenir vite la savonnette impériale ou royale . * Jacques objectait au vieux chouan l' intimité cordiale de nos hommes d' état avec d' augustes personnages . - soit , répondait -il ; mais pourvu qu' ils ne se fassent pas saigner ! - qu' entendez -vous par là ? - vous ne vous rappelez pas * Bernadotte ? Son chirurgien n' obtint jamais la permission de le saigner , parce que le roi avait sur le bras un tatouage : un bonnet phrygien avec la devise : " mort aux rois ! " nos maîtres ont ce même tatouage ; ils y pensent toujours avec gêne devant leurs grands amis , et ils saluent trop bas . J' aimais mieux ceux de quatre-vingt-douze ; c' étaient des brigands ; mais ils retroussaient leurs manches , montraient fièrement le tatouage , et forçaient l' * Europe vaincue à le saluer . Plus juste que cet homme emporté par ses rancunes , la nation savait bon gré à un ministère qui flattait son amour-propre et rassurait ses inquiétudes . Elle jouissait des bienfaits de la paix en applaudissant les sociétés belliqueuses qui allaient suspendre des couronnes à la statue voilée . Elle avait des sujets de fierté . Notre empire colonial s' agrandissait : à chaque édition nouvelle des atlas scolaires , le rose pâle de * France couvrait une plus vaste étendue de déserts africains . On savait d' ailleurs tandis que les couplets malicieux d' un chansonnier de * Montmartre avaient fait une piqûre cuisante à l' orgueil britannique . Ces victoires morales de l' esprit français relevaient les coeurs bien placés . Au parlement , on ne discutait presque jamais les questions extérieures , ou on les vidait en quelques mots , dans une interpellation convenue d' avance . D' un consentement tacite , les députés se déchargeaient de ces responsabilités délicates sur les ministres spéciaux , sauf à les juguler après coup , si quelque accroc venait compromettre la paix glorieuse promise aux électeurs . Il semblait que la main d' une bonne fée eût feutré la route où * Mirevault avançait sans bruit , sans cahots trop rudes , entre des oppositions amorties avec la connivence indulgente des hommes et des choses . à voir la mollesse des attaques , chez les grands lutteurs de presse ou de tribune qui harcelaient précédemment tous les pouvoirs , on était tenté de croire que leur virilité oublieuse de la lutte s' usait ailleurs , dans les enchantements d' une * Circé . La pensée intelligente de * Mirevault - la science ou quelque autre-détournait toutes les activités vers les préparatifs de la future exposition décennale . On y travaillait déjà . Cet incomparable instrument de règne faisait son office de dérivatif . Il comprimait toutes les turbulences sous le poids des intérêts coalisés pour la réussite de la grande entreprise . Il donnait du travail aux ouvriers en chômage , de la patience aux commerçants découragés , des espérances de gain ou de plaisir aux mécontents ; et c' était un douzième ministère qui offrait aux disponibles et aux faméliques ce qu' ils ne trouvaient plus dans l' encombrement des onze autres , une réserve inépuisable de fonctions , de traitements , de décorations en perspective . Les affaires allaient bien . La balance du commerce se relevait en notre faveur , sur les tableaux dressés par d' agiles manieurs de chiffres . Tous les grands services publics prenaient un essor parallèle : on constatait l' accroissement proportionnel des maisons d' école et des licences de cabaretiers , des bourses de lycée et des crimes juvéniles , des chaires de facultés et des cafés-concerts ; même progression rapide pour les dépôts aux caisses d' épargne et pour les recettes du pari mutuel . Le ministère * Mirevault avait inauguré , à * Paris seulement , deux prisons modèles , un musée des arts de la femme , - création d' * Aristide * Asserme , - un vaste hôpital pour les alcooliques , un second pour les syphilitiques , et plusieurs monuments commémoratifs de nos gloires républicaines . La province suivait ce mouvement ascensionnel . Le réseau des chemins de fer d' intérêt électoral s' étendait sur nos régions les plus déshéritées . Les grands bazars se multipliaient , activaient les transactions qu' ils arrachaient à la routine du petit commerce . Les anciens boutiquiers , ruinés , demandaient au député local de leur procurer " quelque chose à * Paris " , gérance d' immeubles , courtage d' assurances , loge de concierge . Les enfants s' obstinaient à ne pas naître , mais les vieillards s' acharnaient à ne pas mourir , et leur longévité compensait dans les statistiques l' indigence de la natalité . Quelques moralistes grognons répétaient leur antienne habituelle sur l' alcoolisme , la dépopulation , l' augmentation des divorces et de la criminalité ; on les laissait dire : les valeurs sud-africaines étaient fermes , la * Tharsis et le * Rio- * Tinto montaient ; l' ordre matériel n' avait jamais paru mieux assuré . On en rapportait le mérite au directeur de la sûreté générale , l' ex-préfet * Joseph * Bayonne , qui avait quitté le cabinet du ministre pour réorganiser cet important service . Il y faisait sentir un doigté universellement apprécié . Son frère * Louis- * Napoléon avait eu l' honneur de mener à bien la souscription au grand emprunt sibérien , pris ferme par la maison * Nathan et * Salcedo , couvert cinquante-quatre fois . Le baron * Sinda n' avait pas été moins heureux dans le placement du petit emprunt néo-calédonien . Les journaux sérieux enregistraient avec une satisfaction patriotique ces signes indiscutables de la prospérité nationale . La prospérité particulière d' * Aristide * Asserme s' étalait , depuis le succès de l' emprunt calédonien , dans la victoria attelée d' un cheval de prix qui le conduisait aux cimetières : le sous-secrétaire d' état des beaux-arts y parlait éloquemment sur les gens de talent qui n' étaient plus . * Rose * Esther avait fait à la comédie-française un premier début honorable dans le lion amoureux de * Ponsard ; pour son second début , elle avait composé avec intelligence le rôle de * Chimène ; une acclamation unanime saluait depuis lors la grande tragédienne dans le nouveau drame de * Daniel * Heilbronn , la chaldéenne . avec cette oeuvre , où passaient toutes les somptuosités et tous les mystères du vieil * Orient , l' auteur et son interprète s' étaient emparés de notre première scène . Les personnages de marque se disputaient les invitations , d' ailleurs rares et discrètes , qui réunissaient de loin en loin l' élite du * Paris littéraire et politique dans le modeste salon de la rue * Fortuny . On y admirait la douce autorité , l' influence pacifiante de cette femme distinguée ; elle devinait avec un tact miraculeux , elle indiquait d' un mot gracieux à chacun de ses amis la voie utile où il pourrait faire le plus de bien , recueillir le plus d' avantages particuliers . Par une dérogation exceptionnelle au décret de * Moscou , * Esther venait d' être autorisée à accepter en * Angleterre une invitation du prince héritier de la couronne . " accueillie à * Londres comme une reine , écrivait notre ambassadeur dans sa dernière dépêche , l' artiste a su donner à son immense succès personnel le caractère vraiment imposant d' un triomphe national . " * M * Cornille- * Lalouze était satisfait : on avait envoyé dans son département le préfet radical qui chagrinait depuis si longtemps le vicomte de * Félines ; et le vicomte se félicitait de ses rapports avec son nouvel administrateur , ce * Sannois qui " trahissait " chez * M * Cornille- * Lalouze . Le rapprochement passait la mesure permise , à en croire les paroles consternées avec lesquelles le baron * Lebrun aborda un jour * M * De * Kermaheuc : - où allons -nous ? Voilà * Olivier * De * Félines qui se rallie , lui aussi ! Vous savez qu' il a invité son préfet au château de * Crémeuse , et qu' il l' a promené de commune en commune , dans son phaéton ? - pourquoi pas ? Ricana le marquis . - il avait besoin d' une réclame électorale , il s' est procuré une alliance russe dans ses moyens : la visite d' un personnage prestigieux avec lequel il n' a pas une idée en commun . Le préfet , c' est le tsar du pauvre-du pauvre député . On le racole , on s' arbore deux heures à ses côtés , et l' on est sacré aux yeux des populations . - * Félines n' a pas un génie assez subtil pour avoir machiné cela tout seul ! - bah ! Il y en a tout là-haut qui ne sont pas plus malins que lui et qui ont inventé le procédé . Il imite , ce singe . - que diront les princes ? Gémit le baron * Lebrun . * M * De * Kermaheuc sourit . - dites donc , mon cher * Lebrun , il est trois heures . Les princes vous font savoir qu' ils arriveront sur les cinq heures , à la barrière de * Clichy , et qu' il est expédient d' aller vous y faire tuer . Vous irez ? - mais ... - le député se rebiffa , très digne , un peu interloqué . - pouvez -vous douter ? ... - oh ! Non . Je ne doute pas . Au contraire . - vous-même , mon cher marquis , ne nous montreriez -vous pas le chemin ? - jamais de la vie ! C' est même toute la différence des temps . Si notre roi l' eût ordonné , nous aurions été encore quelques centaines de vieux serins prêts à nous faire tuer pour lui avec joie . Quelques centaines d' hommes prêts à mourir , cela fait beaucoup de monde : beaucoup plus que ne croit l' arithmétique . Mais nous étions de vieux serins . Vous , mon cher * Lebrun , vous n' êtes pas un serin , loin de là ; vous êtes très fort , vous trouveriez quelque combinaison savante pour réussir , sans risquer ces fâcheuses extrémités . Votre combinaison raterait . Vous en chercheriez une autre . Elle raterait de même . - et voilà pourquoi votre fille est muette . - sans rancune , mon bon * Lebrun ? * M * De * Kermaheuc serra la main de son collègue . - vieil intransigeant ! Esprit impolitique ! - murmura celui -ci en s' éloignant d' un air maussade . Sa mauvaise humeur redoubla quand il vit , sur le divan de la buvette , * Olivier * De * Félines en conférence avec * Asserme . - mon cher collègue , disait * Aristide , vous savez que je suis prêt à tout pour vous obliger . Mais vous me demandez vraiment l' impossible . * Coryphée , cette petite * Judith ! Un pareil avancement du premier coup , à l' opéra ! Y pensez -vous ? Elle n' a eu qu' un accessit dans la classe de danse , et encore voulait -on vous être agréable . Nous n' avons qu' une place à pourvoir : je l' ai promise à * Pélussin pour la jeune * Sarah * Calmer , une ballerine du premier quadrille ; à * Paulin * Renard pour une autre , à un sénateur pour une troisième . On me mettra bientôt sur les bras toute la classe de * Mme * Théodore , et je dois compter avec tous les groupes de la chambre . Soyez juste : donner la préférence à votre protégée , ce serait le monde renversé ! - il est renversé , affirma gaiement * Félines . Ne dit -on pas que nous verrons sous peu le citoyen * Bayonne orné d' un portefeuille ? - oh ! Comme vous vous avancez ... - moins vite qu' il ne recule . Allons , ne faites pas l' étonné . Nous voyons tous le jeu d' * Elzéar , depuis quelques mois . Il évolue , il ménage votre ministère , il a calmé cette grève d' accord avec vous . On parle déjà de lui comme d' un ministrable . On précise : les colonies ... - mon dieu ! Je puis bien vous confier que * Mirevault a une idée ... - c' est invraisemblable ! S' écria * Olivier . - mettons , si vous aimez mieux , qu' on l' a eue autour de lui , fit à demi-voix , avec un clignement d' yeux , le sous-secrétaire d' état . * Bayonne travaille les questions coloniales , il en a parlé avec autorité , ses vues nouvelles ont fait impression sur la chambre . L' opinion comprendrait qu' un champ d' expériences limité fût ouvert , prudemment , en pays neuf , aux hardiesses socialistes ; ne fût -ce que pour en démontrer l' inanité . Une mission temporaire dans une de nos possessions d' outre-mer achèverait d' assagir * Elzéar . S' il y réussissait , pourquoi lui serait -il interdit , plus tard , de coordonner au pavillon de flore certaines méthodes sanctionnées par une première épreuve ? Mais ce ne sont là que des conjectures , à lointaine échéance . - ah ! Fit * Olivier , vous ne lui reprocherez pas , à celui -là , de n' avoir qu' un accessit de danse ! Le premier prix , c' est justice . - en attendant , gare à vous , si vous me jetez cette grande bringue de * Sarah * Calmer dans les jambes de la petite * Judith , qui est si gentille . - elles le sont toutes , dit en riant * Aristide ; et nous sommes tous comme les officiers d' * Holopherne devant la terrible patronne de * Mlle * Judith : " qui pourrait mépriser ce peuple hébreu , qui a de si jolies femmes ? " - cet * Aristide ne sera jamais sérieux ! L' exclamation joviale venait de * Paulin * Renard , qui s' approchait pour circonvenir le sous-secrétaire d' état . - pardon , répliqua le créole : je citais la sainte écriture . Et il échappa au solliciteur en se hâtant vers la salle des séances , où il devait défendre un supplément de crédit demandé par l' observatoire . - je m' adresse , dit -il solennellement en prenant la parole , à une assemblée qui ne recule devant aucun sacrifice budgétaire pour améliorer le sort de nos fonctionnaires ; elle ne repoussera pas la légère allocation que je lui demande pour le service des astres , ces fonctionnaires de l' infini ... ce même jour , dans le silence de la bibliothèque , assis en face l' un de l' autre à une table , * Elzéar * Bayonne et * Jacques * Andarran écrivaient . Un coup d' oeil jeté sur leur correspondance nous apprendre comment l' année révolue avait passé sur ces deux hommes . Avant de prendre la plume , * Elzéar tira de son portefeuille et relut lentement une lettre timbrée de l' étranger . ( * M * Elzéar * Bayonne , député , à * Paris . ) " vos lettres se font rares , mon ami . Ne savez -vous pas avec quel intérêt j' attends des nouvelles de votre action , de votre travail , - de vous , enfin , tout court ? Un an , bientôt , un an que ma vie est comme suspendue , dans cette solitude où je pense sans agir . Et ma pensée se reporte souvent à notre brusque séparation , à ces dernières journées si tristement pleines : la courte maladie , la fin rapide de ma bonne vieille mère , mon départ précipité pour ramener ici ce pauvre corps ; votre adieu singulier , presque distrait , tant vous paraissiez affairé de cette crise ministérielle , absent de mon chagrin , préoccupé par le misérable événement parlementaire . Oui , je vous redis encore une fois mon grief : j' ai pu croire que votre coeur se dérobait , au moment même où le mien était frappé . Moi qui vous reprochais , la veille encore , de trop sacrifier votre haute mission à vos sentiments intimes , j' étais tentée de vous adresser le reproche contraire , ce jour où l' intrigue d' un * Mirevault vous faisait négliger l' amie qui partait , avec une vraie peine , pour un long temps . Je n' ai pas compris . Vous aviez aussi vos griefs , sans doute : vous ne me pardonniez pas ce que vous appeliez ma cruauté , ce qu' il fallait appeler ma défiance sauvage : elle luttait contre l' empire que vous preniez sur moi , si vite . M' en voudriez -vous encore de cette défense bien naturelle ? êtes -vous certain qu' elle m' ait été facile ? " je cherche à vous suivre , avec les maigres indications de mon journal . J' ai peine à démêler votre rôle , vos idées , votre but , dans l' assoupissement où il semble que ce ministère ait chloroformé la vie politique . Vous dormez donc tous à * Paris ? L' heure presse , pourtant : les peuples attendent un cri de délivrance ; partout le monde tressaille , partout s' accumulent les forces de destruction et d' enfantement . Elles appellent l' homme qui saura les utiliser . Ah ! Si vous pouviez voir ce que je vois ici ! Ici , je me révolte , garrottée devant la tâche tentatrice et impossible . Sujet dangereux à traiter par lettre : je vous raconterai . C' est chez vous , dans votre * Paris , que le cri libérateur doit retentir . Là sont les ouvriers de l' oeuvre universelle ; et vous êtes le premier d' entre eux , celui en qui j' ai foi pour cette mission rédemptrice , ne l' oubliez pas , * Elzéar . Nous allons la reprendre ensemble , n' est -ce pas ? " j' ai hâte de rentrer dans ce * Paris où l' on vit , où vous vivez . Ces interminables affaires m' ont trop longtemps retenue dans mon ermitage . Tout est si lent sur notre terre où nul ne compte avec le temps ! J' aime mes forêts , et de loin je les regrette ; j' y ronge mon frein , quand j' y suis emprisonnée . J' en ai fini avec ma laborieuse besogne , le règlement de la situation embarrassée que laissait ma pauvre mère . Il se trouve qu' en dépit de sa gestion insouciante , je suis encore sottement , follement riche . à quoi bon , grand dieu , si cette arme doit rester inutile dans mes mains ? Mais il n' en sera pas ainsi . Je sens en moi un afflux de force et de vie , après ce long repliement intérieur . J' ai repuisé de la vie dans l' eau natale dont je vous parlais naguère , dans mon vivier ensommeillé sous les saules . Avant un mois , je serai à * Paris . Je la rapporte , cette vie , à qui voudra faire d' elle un grand emploi . Le connaissez -vous , mon ami , celui sur qui j' aimerais me décharger de ce fardeau ? " s' il n' en veut plus , j' irai me pendre aux belles breloques du jeune * Cantador : vous n' ignorez pas ma secrète passion pour ce volcan neigeux . - mais je préfère l' élu de ma pensée ; si celui -là est demeuré le même , c' est à lui que je dis : à bientôt , - à toujours ! - * Daria . " * Elzéar réfléchit un long moment sur cette lettre . Son imagination la complétait par d' autres lignes que * Mrs * Ormond lui avait malicieusement fait voir , la veille , chez les * Sinda . Il y avait lu ceci : " ... my dear * Arabella , soyez un amour ; passez chez * Redfern , dites -lui que je le retiens pour moi seule , à la fin du mois prochain . Je n' ai plus une nippe , j' arriverai toute nue , chérie . Prévenez -le que je veux qu' on me fasse très belle ... * Daria . " * Bayonne répondit à la lettre qu' il venait de relire . " * Daria , chère * Daria ! - vous permettez que je vous appelle encore du nom qui vous donnait à moi , dans les premiers jours de l' enchantement , quand mon audace fut agréée ? - * Daria , n' accusez pas mon silence . Vous connaissez les exigences tyranniques de mes journées , passées sur la brèche , dans la fièvre et le bruit de ce lieu ; vous savez qu' elles ne laissent aucun loisir pour l' expression de la plus chère pensée . Ne me rappelez plus ce moment de torpeur douloureuse où je vous vis partir , sortir de ma vie soudainement comme vous y étiez entrée . C' était vous-même , me semblait -il , qu' on emportait dans ce cercueil . J' étais bien persuadé à cette minute qu' elle s' évanouissait pour toujours , l' apparition d' un instant . Qu' ai -je senti alors , et qu' ai -je manifesté ? Je ne sais plus . L' homme n' est pas toujours maître des puissances de folie qui se déchaînent en lui . Elles me consternaient , à l' heure où vous me quittiez . Elles vont m' exalter , puisque vous me revenez . Rapportez -moi votre force pour réaliser l' idéal que vous me montrez . " prenez garde de le mettre trop haut , chère âme révoltée . Laissez -moi vous supplier de le rabattre jusqu'au point où la main du politique peut en saisir quelque chose , pour le transformer en idées positives , applicables à la réalité . Vous incriminez mon inaction , si je lis bien entre vos lignes . Vous me jugerez moins sévèrement , quand je vous expliquerai les faits , les conditions où je me meurs , et , s' il faut les avouer , les raisons de ma lassitude . Je suis las de ma parole . Elle les a secoués , d' abord ; ils en ont pris l' habitude , elle ne les effraye même plus . Ils ne compteront désormais , et nous n' avancerons de quelques pas , qu' avec des actes pratiques . Ces actes , la possibilité en est refusée au théoricien trop absolu . Il doit se rapprocher des hommes , il doit se plier à leurs routines grossières , pour leur faire malgré eux quelque bien . Les hommes ne se rendent qu' aux forces matérialisées ; elles ne se font reconnaître et subir que dans les places d' où tombe le commandement coutumier . Les hommes n' ont qu' indifférence et dédain pour les idées pures . Qu' est -ce que des idées qu' on n' applique jamais ? Cela s' appelle des rêves . - je vous entends frémir de colère : les vôtres sont si beaux ! " ne me méprisez pas . Je n' ai rien dit . Je ne connaîtrai que vos rêves , s' il vous plaît mieux ainsi . Dès que je reverrai , là , devant moi , vos yeux inspirateurs de ce qu' il faut penser et faire , je ne penserai plus de mon propre fonds , je penserai à travers vous . Venez . à l' espoir que vous me rendez , je sens renaître un autre moi-même , aboli pendant une année . J' ai pu m' égarer , loin de mon guide ; j' ai pu hésiter sur la direction de ma vie , alors que je la croyais rejetée , précipitée du sommet où un miracle de bonté l' avait élevée . à peine si j' ose croire au bonheur que vous faites réapparaître . J' ai peur . On vous préviendra contre moi . Le monde , jaloux de ce bonheur , envenimera des apparences ; il ressuscitera de vieilles légendes ; ses méchants propos me peindront à vos yeux indigne de votre choix , infidèle à votre souvenir , que sais -je encore ? Vous ne les écouterez pas , * Daria . Vous reprendrez mon humble vie , qui ne s' est vraiment donnée qu' à vous ; vous descendrez jusqu'à elle , vous la ferez digne de vous en la touchant de vos chères mains . Venez , je vous l' offre à genoux , aimée ! - * Elzéar . " * Bayonne alla jeter cette lettre à la boîte , dans le salon des conférences . Des journaux traînaient sur la table . Ses yeux tombèrent sur les colonnes élogieuses qui célébraient les triomphes de * Rose * Esther à * Windsor . Grandi par l' éloignement , le prestige de la comédienne rayonnait à travers ces comptes rendus ; sur la scène aristocratique où elle s' exhaussait , dans l' éblouissement d' une rampe aux feux plus intenses , elle apparaissait plus désirable de tous ces hommages , de tous ces regards qui la nimbaient d' une brûlante auréole de désirs . Le député rentra dans la bibliothèque , se rassit devant le même buvard , prit dans la même papeterie une feuille de même format ; après une seconde d' indécision , il en choisit une de plus petit modèle ; il y traça rapidement des lignes qui bientôt s' entrecroisèrent , envahirent les marges , sur la page insuffisante . " j' en crois volontiers les journaux , ma chère * Esther , quand ils nous disent que l' * Angleterre est à vos pieds . On n' avait pas vu pareille apothéose depuis * Rachel . Je vous souhaite sa force de résistance . Heureusement , je vous sais inlassable , organisée comme * Rachel pour suffire à l' adoration de tout un peuple . " vous m' aviez demandé de vous écrire quelques mots à * Londres . Je crains qu' ils ne passent inaperçus dans le courrier d' une souveraine adulée . Je la saisis pourtant , cette occasion d' écrire : le papier souffrira des choses que je ne résous jamais de vous dire en face . * Esther , mon coeur encore plus que ma fierté proteste contre le supplice que vous m' infligez depuis quelques mois . Je ne me résigne pas à ces bonheurs rares et furtifs . Vous savez ce que j' ai sacrifié avec ivresse , le soir où votre volonté charmeuse m' a enlacé , - pour toujours , disiez -vous : et je le croyais , alors ! Rappelez -vous ... " toute à toi ... " quelle ironie dans ce mot , dans ce souvenir , quand je songe à ce qui a suivi , aux pauvres heures que j' ai dû mendier , à votre inexplicable préférence pour un vieillard qui ne vous est rien , dites -vous . Afin de ménager les susceptibilités de ce quinteux , vous exigez une perpétuelle immolation de mon amour . Que dois -je penser ? Si du moins je ne rencontrais que lui entre vous et moi ! J' y trouve la terre entière . Toujours de mystérieux obstacles , d' inintelligibles refus , je ne sais quelle conjuration de tous et de vous-même pour me soustraire le meilleur de votre vie , de cette vie où je ne suis qu' un misérable accessoire ! Pardonnez -moi si les doutes qui me torturent se font jour ici , brutalement . Que suis -je donc pour vous ? Un caprice ? Un jouet ? Un instrument qu' on néglige après l' avoir essayé ? Hélas ! J' ai lieu de craindre que ce soit ma destinée , de n' être jamais qu' un instrument dans les mains où je remets mon coeur ! " * Esther , pardonnez -moi la franchise de ma plainte ; mesurez -en l' amertume à la force de la passion qui me l' arrache . Je voulais vous écrire froidement , vous fuir courageusement ... et cet effort pour me libérer me fait mieux constater votre fascination . Prenez -moi tout entier , ou rejetez -moi , rendez -moi aux chimères sur lesquelles vous avez cruellement soufflé ! Je ne veux plus d' une indigne aumône . Je me mépriserais , comme vous me méprisez sans doute , si les résolutions que vous devinez devaient être encore vaincues par un de ces baisers qui font tout oublier ; tu le sais trop , ensorceleuse , tu sens trop bien qu' ils auront toujours pouvoir sur moi , pour ma honte et ma félicité ... ah ! Comme je t' aime , quand même ! - * Elzéar . " il se leva , il alla reprendre sa place dans l' hémicycle , où un de ses lieutenants dénonçait " l' esclavage des travailleurs " . - " il y a plus dur esclavage , celui des passions , " songeait * Bayonne . Il retournait au travail , comme y retourne le forçat qui traîne une double chaîne ; tiré alternativement d' un côté , de l' autre , il ne sait pas lui-même lequel serre le plus , des deux anneaux de fer qui le meurtrissent , lequel fait boiter davantage ... chapitre XIII . La séance continue : à la table de la bibliothèque , * Jacques s' attardait sur des feuillets qu' il couvrait d' une écriture irrégulière , tantôt lâchée , tantôt serrée , nerveuse . Au lieutenant * Pierre * Andarran , ( colonne expéditionnaire du * Soudan méridional . ) " d' après mes calculs , mon bon * Pierre , tu dois rallier bientôt le * Sénégal . Je ne t' ai pas écrit ces derniers temps : il y avait peu de chances pour qu' une lettre te rejoignît dans tes vagabondages à travers le * Soudan . Je veux espérer que tu en rapporteras contentement et santé intacte ; mais ne te plains pas , s' il y a des jours où cette vie sévère te pèse ; pense à ton frère : il fait plus rude et plus sot métier . Voici un an bien sonné que j' y suis attelé : un siècle ! Ai -je assez déchanté , depuis la matinée où j' apportais ici mes illusions , ma bonne volonté ? " je connais maintenant mon sort , et mon impuissance : pauvre petit rouage entraîné dans le mouvement incohérent d' une énorme machine à ne rien faire , ou à faire le mal ! Se révolter , se mettre en travers , disent -ils du dehors , ceux qui n' ont pas éprouvé le pouvoir d' annihilation de la machine ! Imagines -tu la chétive roue qui se révolte ait dans les engrenages d' une usine ? Elle se brise , voilà tout . C' est mon cas . Savoure le programme d' une de mes journées : elles sont toutes pareilles . " le matin , notre vol de rapaces s' abat sur les ministères ; écoeurantes stations dans les antichambres , sous le regard narquois du vieil huissier : il nous reçoit avec mépris , comme des mendiants , que nous sommes . Longue attente sur une chaise empire , devant une pendule empire , où l' heure administrative est plus lente que sur les autres , avec des sonneries ironiques , comme des baîllements . Pour tuer le temps , on lit les journaux du département , qui vous outragent et vous calomnient . Enfin la porte s' ouvre : un monsieur , qui a toujours l' air de se croire là depuis cent ans , comme la chaise et la pendule , vous écoute distraitement , en pensant à la façon dont il défendra son portefeuille . Sourire de danseuse , promesses évasives . On les transmet aux pauvres diables , avec le remords de les berner . Les premiers temps , j' étais tout feu pour les justes réclamations , pour les cas vraiment intéressants , pitoyables . Insensiblement , le coeur se cuirasse , comme chez le médecin ou le croque-mort . Ces plaintes , ces larmes humaines deviennent des dossiers qu' on expédie . Te rappelles -tu les * Grenaud , ces deux pauvres vieux , près de chez nous ? Leur fils a été condamné , pour je ne sais quelle frasque , aux compagnies de discipline . La mère * Grenaud attend et pleure chaque jour son garçon . Je m' étais juré de leur rendre . Il se conduit bien , m' écrivait le colonel . Famille cléricale , a écrit le préfet . Rien à espérer encore . Cependant , je leur envoyais hier un vague mot d' espoir , avec détachement et ennui : j' expédiais l' affaire * Grenaud ; et j' avais honte de mon usure professionnelle . " deux heures . * Ali- * Baba va dans sa caverne . Croirais -tu que , chaque fois , en mettant le pied sur la marche de ce seuil par où j' entre d' habitude , rue de * Bourgogne , je ressens la nausée du voyageur qui monte à l' échelle d' un paquebot , avec la certitude d' avoir là-haut le mal de mer ? - un tour dans la salle des séances . Du dehors , le public aperçoit un simulacre d' activité , de travail ; et des silhouettes qui se détachent en relief , des orateurs , des chefs , un * Boutevierge , un * Bourgne , un * Duputel , un * Bayonne ... au dedans , autre optique ; après quelques semaines d' accoutumance , on ne voit plus que ce broyeur collectif , la chambre , broyant à vide , broyant ses propres éléments , à défaut d' autre substance . Mon oeil habitué y distingue à peine les individus : ils se fondent dans les grands tronçons où la physionomie générique du groupe efface les différences individuelles . " à droite , les nobles ruines d' un vieux château : une garnison décimée se défend là sans espoir , pour l' honneur . On lui envoie encore quelques boulets , c' est le tir traditionnel ; on ne redoute plus ses sorties . Les républicains divisés se menacent les uns les autres du château fantôme , comme d' un épouvantail ; parfois , ils y vont embaucher nuitamment des auxiliaires , qu' ils ne payent jamais , et sur le dos desquels ils se raccommodent . " au centre , un troupeau compact suit avec une résignation ovine les bergers qui le mènent paître . Facile à conduire , mais sujet aux paniques , prompt aux débandades , ce troupeau soutient mollement les chefs , qu' il lâche aux tournants de la route . On a sur leurs bancs l' horreur de toute innovation , de toute réforme , de toute idée originale . Une bouche s' ouvre -t-elle pour émettre une motion indépendante , vous êtes sûr d' entendre aussitôt l' exclamation ironique : " encore un bon esprit ! " ce grognement revient sans cesse et juge un homme . Mon vieux maître * Ferroz prétend que c' est bien ainsi , et qu' un état menacé comme le nôtre ne dure que par la force d' inertie d' un grand corps mort , immobile au centre des mouvements contraires . Il a peut-être raison . " entre ce pâturage et la montagne socialiste , sous diverses étiquettes de signification nulle , environ 150 francs-maçons , qui sont avant tout des francs-maçons . Ce mot te les définit assez . Ils représentent les 25 ou 30 , 000 citoyens actifs , organisés , qui ont le goût et l' intelligence de la politique violente , qui la font et en vivent dans nos provinces ; héritiers directs de la société des jacobins , me disait un historien , très bon républicain . Mêmes cadres , mêmes effectifs , mêmes moyens d' action . Ils exploitent les mauvais souvenirs laissés par les gens d' église , ils flattent les humeurs défiantes de nos masses populaires et satisfont les appétits individuels . Depuis cent ans , pendant tous les intérims du pouvoir personnel , le pays est mené par cette milice qui garde seule le sens de la discipline et de l' autorité . " enfin , sur la montagne , la petite bande hurlante et menaçante des loups maigres , comme les appelle leur chef , mon camarade * Bayonne : les socialistes , vrais maîtres de cette chambre . Du premier coup d' oeil , on voit que la vie et le commandement sont là . On n' aperçoit qu' eux , on n' entend qu' eux . Du talent , presque tous et de la gueule à défaut de talent ; infatigables dans l' obstruction , audacieux dans l' attaque , ils sont surtout admirables de cohésion . Leurs propositions ne passent pas ; leurs idées s' infiltrent , démolissent nos projets de lois , paralysent les majorités intimidées . * Ferroz explique d' un mot cette domination : " ils ont une physiologie ; les autres n' en ont pas . " leur force réside surtout , à mon avis , dans l' assentiment secret qu' ils nous arrachent , quand ils font la critique impitoyable d' un régime usé . Nos intérêts leur résistent , nos consciences sont avec eux . " elles le taisent en séance ; elles le chuchotent , elles le crient parfois dans les couloirs . - oh ! L' abrutissante flânerie des couloirs , les propos veules dans la fumée des cigarettes , la contagion du désoeuvrement et du découragement ! Représente -toi un de nos grands cafés de province , à l' heure de l' absinthe , lorsque les voyageurs de commerce y révèlent les secrets d' état ; élargis le cadre , décuple le nombre des habitués : c' est l' intérieur du palais-bourbon . Je me dis souvent que la plus efficace des réformes parlementaires serait de mettre dans ces salles des billards , des dominos , des cartes ; combien de saignées et de blessures on épargnerait à la * France , si on leur rendait leur manille ! à défaut de ces distractions , nous allons nous lamentant sur notre paralysie congénitale , sur notre impuissance à accoucher d' une loi , d' un acte , d' une réforme . La claire vue et le dégoût de sa propre inutilité , sentiment odieux entre tous à une réunion d' hommes ! On s' exaspère contre le gouvernement absent , on s' épouvante du lendemain . Il y a là , je te le répète , beaucoup de braves gens , méconnaissables quand ils " refont le monstre " dans l' hémicycle , perspicaces , patriotes et sincères dans les couloirs . Esprits divisés sur tout , unanimes dans l' affirmation ont ils vous assourdissent : - ça ne peut plus aller ! - ça ne peut plus durer ! - comment ça finira -t-il ? - il suffirait de quatre hommes et d' un caporal ! - mais qui ? Comment ? - le voyez -vous ? " diatribes d' opposants , penses -tu . Détrompe -toi : tu les entendrais sortir des bouches républicaines , des plus autorisées , des plus gavées par le régime . Un de ses fondateurs , homme spirituel et considérable , disait l' autre jour : " nous marchons sur une planche pourrie au-dessus des latrines . " ils ne cachent plus la nausée qu' ils ont de leur oeuvre . Je les observe en silence ; sais -tu ce qu' ils regardent ? Ils regardent obstinément les deux portes d' accès , le tambour de gauche , le tambour de droite ; tous cherchent à deviner : par laquelle entrera -t-il ? Crois -moi , je te le jure , ils l' appellent tous , à ces portes , le libérateur , l' ordonnateur ; on le voit venir dans leurs yeux , on l' entend approcher dans leurs coeurs . Dans les couloirs , on ne parle que de lui , l' inconnu . Chaque jour un peu plus , leur attente énervée crée son objet , comme disait notre philosophe . " cependant , les plus laborieux essayent de mettre sur pied une loi d' affaires . Elle s' effondre vers le soir , à l' heure des chauves-souris . * Asserme l' appelle ainsi , le coup de fièvre nerveuse d' entre cinq et six ; quand s' élèvent et tournoient d' un vol fou , sous le lustre qui s' allume , les amendements incongrus , les motions baroques . On les accepte pêle-mêle , par surprise . Aux jours de crise , c' est l' heure où nos vespertilions agités cassent un ministère , une institution épargnée , une pièce de la charpente sociale . On s' en va , enfin , la gorge sèche , les mains moites , la tête vide , l' appétit coupé , le coeur ulcéré contre les autres et contre soi-même . Je m' évade , emportant sous le bras un ballot d' imprimés , " la distribution " : élucubrations de toutes les cervelles parlementaires en mal de projets , papiers fastidieux que personne ne lit , où passent des centaines de mille francs . Ils encombraient mon appartement ; une dame charitable m' a offert de m' en débarrasser : elle porte ces paperasses aux pauvres aveugles , ils en font des sacs qu' ils vendent aux fruitiers . Touchant et beau symbolisme , les papiers de la chambre qui retournent aux aveugles ! " à deux ou trois reprises encore , j' ai tenté de parler sur les sujets que je possède . On monte au comptoir , c' est le nom familier qu' ils donnent à leur tribune , les jambes lourdes , le trac dans la poitrine , ce même trac que tu dis avoir éprouvé , les premières fois que tu allais au feu chez tes nègres . Après quelques minutes , ça va tout seul ; ça irait , du moins , si l' on pouvait dominer les clameurs furibondes qui brisent le plus puissant organe ; et surtout si l' on pouvait dominer cette voix intérieure de la vérité , qui crie au dedans de nous plus fort qu' eux tous . Pour se faire écouter , ici , il faut mentir , flatter une des passions antagonistes , entrer dans le jeu tortueux d' un des partis . Cherche -t-on la vérité vraie , celle qui fait à tous les hommes , à toutes les idées , leur part de justice , l' interruption classique hurle aussitôt : " distinguo ! Distinguo ! " cette opération primordiale de l' esprit humain , comparer et distinguer , elle est tenue à crime , ici . Il faut couvrir les siens , frapper traîtreusement les autres , être injuste , volontairement aveugle . Mon dieu ! Je reconnais que c' est la condition même de la politique parlementaire . Mais je ne m' y ferai jamais , j' y renonce . J' aurais trop de honte en pensant à ceux qui m' ont enseigné les méthodes de discernement , le souci de l' équité intellectuelle . Il me semblerait que mes vieux maîtres , * Taine , * Renan , tous les autres se relèvent dans la tombe pour me souffleter de leur mépris . " malheur à qui n' entre pas dans le mensonge conventionnel ! On peut y entrer par la droite , par la gauche , par le milieu ; mais il y faut entrer . Tiens , l' autre jour , je voulais rompre mon voeu de silence , dénoncer une erreur de notre politique étrangère , l' abdication française dans un pays que j' ai parcouru , que je connais bien . Le ministre de la guerre me prend sous le bras . - " y songez -vous ? Me dit le vieux guerrier , qui avait solennellement affirmé la veille sa confiance dans notre vaillante armée . - quand cette question est venue au conseil , j' ai dû opposer mon veto aux partisans de l' intervention . Ne savez -vous point que je n' ai pas un homme disponible , et que toute démonstration militaire révélerait notre faiblesse , aboutirait à un échec désastreux ? - " mais alors , les milliards dépensés , notre puissance refaite , vos propres paroles ? ... - " rien , vous dis -je . Dans deux ans , si je suis encore là , vous aurez un instrument magnifique . Aujourd'hui , rien ; le désastre , si nous bougeons . Mais il ne faut pas le dire ! " je me tus . Je croyais avoir reçu une confidence exceptionnelle . L' instant d' après , dans les couloirs , j' apprenais que le même seau d' eau glacée avait été versé à droite , à gauche , sur * Lebrun , sur * Boutevierge , sur dix autres . " ah ! Le mensonge universel dont nous sommes complices , le déguisement perpétuel du néant trop connu ! Nous en souffrons autant que de notre impuissance . Les sages disent bien que tout gouvernement doit cacher son secret , que * Louis * Xiv et * Napoléon mentaient , comme * Mirevault , comme nous . C' est exact : mais c' est plus agaçant , aujourd'hui que tout le monde gouverne ; et l' on y réussit moins aisément , des bouts de vérité fuient de toutes parts . Comment soutenir un mensonge qui est partout , à la chambre , dans les rédactions de journaux où je vais flâner , où les grands publicistes démentent avec découragement , preuves en mains , les assurances optimistes qu' ils viennent de faire imprimer pour les masses ? - il n' y a plus rien , proclament aussi ceux -là : mais il ne faut pas le dire , on ruinerait le régime , on éclairerait l' étranger ... l' étranger ! Il y voit plus clair que nous , il sait toutes nos défaillances , il ne redoute qu' une chose , l' instant où ce peuple averti se ressaisirait ! N' importe : on doit l' endormir dans le grand mensonge , ce peuple ; le patriotisme veut , paraît -il qu' on le berce d' illusions jusqu'au moment où il se réveillera au fond de l' abîme . - il ne faut pas le dire ! Il faut comprimer à deux mains son coeur , ce coeur où coule le sang de * France , pourtant , qui n' est pas fait pour le tremblement et le mensonge ; on ne peut l' ouvrir qu' à son frère , comme je fais , avec la crainte d' être entendu . Quel scandale , si l' on disait tout haut , devant cinq cents personnes , ce que chacune d' elles dit tout bas au voisin : il n' y a plus rien , sous les mots de parade ! - il ne faut pas le dire ! Et l' on se tait , on se rassied , on regarde plus anxieusement le tambour de gauche , le tambour de droite , les deux portes : par laquelle entrera -t-il , celui qui dira et fera ? " je n' en suis pas encore à l' appeler , moi , le libéral incorrigible dont tu raillais toujours les utopies . Mais l' expérience , cette faucheuse d' illusions , m' a contraint de reconnaître que le grand médecin * Ferroz a raison , lorsqu' il dit : la médecine anglaise n' est pas faite pour le malade français ; tonique au-delà du détroit , débilitante en deçà . - quand auront -ils le bon sens et le courage de confesser cette vérité , tous ceux qui pensent comme moi ? Ce jour -là , nous renaîtrons . " en attendant , j' écoute avec mélancolie la cloche de * Duputel , qui sonne le glas dans le vacarme ; elle me reporte aux tintements si doux de la cloche d' * Eauze , égrenant ses bonnes heures , dans le bleu calme du soir , sur nos deux chères femmes . Je ne te donne pas de leurs nouvelles : tu dois être plus favorisé que moi . Tu as certainement de longues lettres de * Marie , qui m' écrit à peine quelques mots . Sous peu , je te parlerai d' elle ; voici les vacances de pâques , je vais aller enfin respirer un peu , à la bourdette . " ouf ! Ai -je bavardé ! C' est mon état . Je t' ai retracé , tel que je le vois ici , le tableau de la * France ; non , pas de la * France : de ses maîtres occasionnels . Frère , fais -en un autre , là-bas , un plus beau . Je t' embrasse . " * Jacques . " la semaine suivante , il écrivait de la bourdette : " ah ! Mon bon * Pierre , notre cher petit coin est empoisonné ! Je ne le reconnais plus , je ne m' y reconnais plus . Moi qui espérais y trouver une détente ! La méchante fée politique a métamorphosé la terre natale . Elle peut dessécher jusqu'aux fleurs des champs . Je l' avais déjà pressenti , aux vacances dernières ; je m' en convaincs , maintenant que je me fais vieux député . Quand je ferme les yeux , quand je revois en imagination ces campagnes que j' aimais tant , ces poétiques paysages où je promenais mes rêves , ils m' apparaissent sous la figure d' un échiquier électoral . La nature n' est plus pour moi qu' une circonscription . Le village sur le coteau , bon ; celui de la vallée , si joli sous les peupliers , au bord de l' eau , mauvais . Ces vieilles maisons qui me racontaient le passé , avec les millésimes gravés sur le linteau de la porte , - 1692 , 1702 , - ne me suggèrent aujourd'hui que ces chiffres : trois voix pour , deux voix contre . Les braves paysans qui me souriaient tous , quand j' allais , petit enfant , boire une jatte de lait dans leurs fermes , ce sont des électeurs ; hostiles , quelques-uns ; des ennemis , ces voisins qui ont servi avec notre père , reçu des mains de notre mère les remèdes qu' elle leur portait . Si j' entre au presbytère pour dire bonjour au vieux curé , c' est de la politique ; de la politique , le verre de vin que je bois au cabaret de * Fourchon . Sous le toit moussu de la mère * Gironne , qui nous faisait de si bonnes crêpes , des visages féroces me guettent ; derrière le bois de la * Gélise , où nous allions cueillir les églantines pour * Marie , les deux * Laurent veulent ma peau . " les amis sont fidèles ; mais je les battrais , quand ils m' appellent " môssieu le député " , avec leur air finaud , à la fois servile et autoritaire , qui sous-entend : " monsieur notre domestique . " ils vous ont des euphémismes , pour faire comprendre qu' on est leur chose , que les élections générales approchent , que le valet envié et méprisé doit redoubler de zèle , afin de mériter le bulletin qui le réélira ... ah ! Les pauvres gens , s' ils savaient avec quel soulagement voluptueux je le brûlerais d' avance , ce bulletin de malheur qu' ils font chanter comme un appeau ! " il faut les défendre , pourtant , chaque jour , à chaque heure . Ils sont traqués , fusillés comme des lapins . Certes , l' arbitraire de l' ancien temps était dur , l' historien que j' ai tâché de devenir en sait quelque chose ; non moins odieuse est la tyrannie qui s' épanouit dans nos villages , sous les murs où mentent les trois mots libérateurs . Les gens de la loge valent les gens du roi . Un exemple , entre vingt . Je dois te quitter pour aller voir la receveuse de notre bureau de poste ; tu la connais , cette brave fille qui soutient sa mère infirme , octagénaire . Elle s' est refusée à renseigner mes adversaires sur ma correspondance . Crime impardonnable ! Un beau jour , à * Paris , au coeur de l' hiver , une dépêche de la receveuse m' apprend qu' elle est frappée disciplinairement , envoyée en disgrâce à l' autre bout de la * France ; on lui donnait quarante-huit heures pour remettre le service et détaler , avant d' avoir vendu ses pauvres meubles ; il y avait un pied de neige sur les routes . C' était la ruine pour elle , la mort pour sa vieille mère malade . Je cours au sous-secrétariat des postes . Le collègue qui a décroché cette demi-timbale fait l' innocent : il avait signé la petite vilenie sans savoir , sur la foi des bureaux . Le bon apôtre me propose une cote mal taillée ; je me fâche tout rouge , je menace d' un gros tapage ; il rapporte provisoirement son arrêté ; et il me démontre , avec sa froide expérience du jeu de massacre , combien mal je sers mes protégées : elles seront encore plus malheureuses , s' il les laisse à leur poste , sans défense , entre les griffes des oiseaux de proie . Il avait raison . On leur a rendu la vie impossible . Je viens d' obtenir pour elles une recette équivalente , je vais de ce pas les conseiller de partir , dans leur intérêt , et de céder la place à la surveillante qu' on me destine . Je reprendrai ce soir ma lettre , plusieurs fois interrompue par les doléances que m' apportaient d' autres victimes ... " * Jacques revenait de cette course , il rentrait par le jardin , quand une voix étranglée le héla du perron : folle de terreur , secouée par les sanglots , * Marie agitait un télégramme : - * Jacques ! Viens vite ! ... * Pierre ... * Pierre dangereusement blessé ... mort , pour sûr ! Le colonel télégraphiait de * Saint- * Louis : " lieutenant * Andarran grièvement blessé après action d' éclat . Rapatrié à * Saint- * Louis . Gardons bon espoir . Donnerai nouvelles . " - on nous trompe , il est mort ! - répétaient * Marie et tante * Sophie . Les deux femmes avaient déjà résolu de partir , sur l' heure , pour prendre le paquebot du * Sénégal , qui devait appareiller le lendemain . à grand'peine , * Jacques leur fit comprendre la folie de ce projet . * Marie ne voulait rien entendre . - qui le soignera comme moi ? Ma place est près de lui quand il souffre ! S' il vit , je suis sûre qu' il m' appelle ... elles se laissèrent enfin convaincre . Elles attendraient un nouveau télégramme . Il partirait seul , ce même soir . Il se mit en route , le coeur déchiré par les douleurs qu' il laissait derrière lui , par l' imagination des souffrances , de l' agonie peut-être , qui l' attendaient au terme du voyage . chapitre XIV . Les soudanais : huit jours après son départ de * Bordeaux , * Jacques était à l' hôpital militaire de * Saint- * Louis . Heureuse surprise ! Il y trouvait son frère hors de danger , en bonne voie de guérison . - le lieutenant l' a échappé belle , disait le chirurgien-major . Quelques millimètres plus bas , ce morceau de plomb mâché que je lui ai cueilli entre les côtes perforait le poumon . La balle a contourné les organes essentiels ; et nous avons eu cette chance que le paludisme n' ait pas envenimé la fièvre . Maintenant , je réponds de mon gaillard : encore quinze jours de repos , puis un bon bateau , une cure d' air de * France et vous aurez un frère réparé à neuf pour faire un capitaine . * Jacques apportait le plus efficace des cordiaux : une bouffée toute chaude de cet air de * France , l' atmosphère de la famille , de l' enfance , lait nourricier qui réconforte l' homme dans l' épreuve ; et les paroles vivantes de * Marie , les cadeaux choisis avant de connaître la cruelle dépêche , friandises , cigares , livres préparés pour l' envoi habituel , emballés par les mains de la jeune fille . Aux menus soins qu' elles avaient pris , ces mains , avec l' inventif génie de l' amour , on les devinait longtemps attardées sur chaque objet ; à leur caresse présente sur les choses , on les sentait désolées de ne pouvoir se poser sur la plaie du cher blessé . L' aîné raconta les terreurs , les larmes , le désespoir de * Marie quand on l' avait empêchée de partir . Il administra ce cordial , stoïquement ; il s' arrachait du coeur le baume bienfaisant à un autre , il eût eu moins de peine à tirer le sang de ses veines pour l' infuser au frère qui allait vivre de son sacrifice . Interrogé sur l' action où il avait failli périr l' officier en parla avec une sécheresse déconcertante pour la curiosité de * Jacques . Celui -ci connaissait depuis l' enfance le trait distinctif de son cadet , cette froide retenue de parole sur tout ce qui le concernait ; il dut renoncer à obtenir de ce taciturne le beau récit de bataille qu' on attendait à la bourdette . - c' est bien simple . J' étais détaché avec ma compagnie au poste de * Kankan . * Samory prononça un mouvement offensif dans la direction de * Bissandougou . Ses gens construisirent un tata sur le * Sankarani , un ouvrage assez fort , protégé par une épaisse chemise de terre battue et par un marigot de la rivière . Ils ont appris à remuer la terre . Je reçus ordre de me porter sur eux et de les déloger . Ils étaient plus nombreux , mieux armés que nous ne croyions . Quelques sofas tinrent ferme sur la crête de leur fortin , tandis que nous escaladions la brèche ouverte de notre mine . L' un d' eux , au moment où mon adjudant allait le sabrer , me lâcha son coup de fusil , presque à bout portant , de haut en bas . Cela t' explique le trajet bizarre du projectile dans mon individu . Il n' y a pas eu de trouble chez les hommes , heureusement : ils ont pris le tata . Mon transport jusqu'à * Siguiri a été assez pénible . Là j' ai été bien soigné , puis évacué sur * Saint- * Louis . Mais l' extraction de la balle n' a été faite qu' ici . Les camarades de * Pierre complétèrent ce récit succinct . Un flottement s' était produit dans la petite colonne d' assaut , à la vue du lieutenant qui tombait . Avant de perdre connaissance , il se fit placer sur une civière de branches , ordonna au clairon de sonner la charge , à quatre hommes sûrs de le reporter , au milieu de la colonne , jusqu'au sommet de la brèche d' où il venait d' être précipité . - " sachez que je veux mourir là-dedans , avait -il dit en montrant le fortin ; faites -moi ce plaisir , mes enfants ! " d' un seul élan , ses hommes avaient franchi le mur , balayé les sofas , porté dans la place leur chef sans connaissance . Comment il n' était pas mort dans la misérable paillote où on l' avait déposé , sans secours , à peine pansé , comment il avait résisté aux souffrances du portage jusqu'à * Siguiri , cela ne pouvait s' expliquer que par une énergie égale dans sa constitution physique et dans son moral . Les quinze jours que demandait le major , * Jacques les passa près de son frère , dans la société des officiers qui se relayaient chez leur camarade . Après une semaine de vie commune , il était lié avec la plupart d' entre eux . On sait combien se fait vite , en terre lointaine , cette absorption intime du nouvel arrivant dans la petite famille française qui l' adopte , lui impose ses préoccupations et ses intérêts . Initié heure par heure aux idées , aux travaux , aux espérances des " soudanais , " * Andarran découvrait avec admiration un monde inconnu . Vus de loin , du parlement , ces officiers coloniaux lui avaient toujours paru des serviteurs méritants , un peu encombrants , auxquels il fallait sans cesse allouer des crédits pour des entreprises aléatoires , sans profit avéré . Sur place et au contact immédiat , il les jugeait autrement . Un trait commun caractérisait ces hommes d' action et les différenciait des hommes de parole parmi lesquels * Jacques vivait : du sous-lieutenant à l' officier supérieur , chacun d' eux avait porté au maximum de rendement sa valeur individuelle ; chacun s' était développé dans toutes les directions , essayé contre toutes les difficultés qui trempent le caractère et assouplissent l' intelligence . Dans chacun de ces jeunes hommes , les nécessités multiples et changeantes de leur tâche exerçaient à la fois un combattant , un explorateur , un diplomate , un administrateur , un ingénieur , un planteur ; un chef complet , en deux mots , prompt à la décision , debout sous la responsabilité . Comme tous les militaires , ceux -ci avaient la démangeaison de l' avancement ; mais une autre passion apparaissait chez eux au premier plan , elle primait l' aiguillon de l' ambition personnelle : la passion du but qu' ils s' étaient assigné . Chacun d' eux caressait une idée fixe , une conception particulière , plan de campagne ou projet d' exploration auquel il eût tout sacrifié . * Jacques , devenu le confident de leurs projets , l' était aussi des découragements que ces coeurs fervents rapportaient de * Paris , quand ils avaient tenté sans succès de faire agréer leurs vues dans les bureaux . Entre tous , un petit capitaine lui laissa une impression profonde . Celui -là venait de passer toute une année chez le roi * Tiéba ; il avait vécu chez ce nègre comme * Robinson , lui seul blanc , ne parlant que l' idiome , ne mangeant que la nourriture de son hôte ; il s' était astreint aux duretés de cet exil avec l' espoir de gagner * Tiéba à un vaste plan d' opérations dans la boucle du * Niger . Ce plan , qui paraissait rationnel , le capitaine était allé le proposer en haut lieu , à * Paris . - on m' a fait bon accueil au ministère , disait -il à * Jacques ; mais on ajoutait aussitôt : " patience , attendez , pas un mot de votre projet , surtout ; il faut conquérir d' abord des personnalités influentes du parlement et de la presse , qui ont d' autres manières de voir . - on me citait messieurs ... messieurs ... , aidez -moi , je ne me rappelle pas bien leurs noms ... * Andarran les reconnaissait , les complétait , ces noms estropiés : * Boutevierge , * Pélussin , * Asserme ; * Nahasson , l' un des deux journalistes qu' il avait rencontrés chez * Esther , le terrible péager qui levait tribut sur toutes les idées , à l' entrée de toutes les avenues du pouvoir . Il y avait quelque chose de si drôle et de si triste dans l' étonnement candide du soldat , ignorant de ces puissances parisiennes , intimidé devant elles , et tout interloqué à la pensée qu' il fallût les prendre pour intermédiaires entre ses chefs et lui . - qui sont ces messieurs ? Demandait -il . Puisque mes chefs jugent mon projet opportun , exécutable avec les moyens dont ils disposent , pourquoi ne passe -t-on pas à la réalisation ? - et il racontait ses démarches inutiles , le retour au * Soudan avec son illusion malade , brisée , vivace quand même . à chaque découverte nouvelle qu' il faisait dans cette élite , * Jacques questionnait son frère : - en avez -vous beaucoup comme celui -là ? - avec des aptitudes inégales , cela va sans dire , ils sont tous au point , répondait * Pierre ; tous capables d' agir et de commander . En es -tu donc si surpris ? Rien là que de naturel . Ce sont des français , placés dans les conditions normales de leur développement , à l' école de l' action et de la responsabilité . Autant que j' ai pu comparer avec nos voisins , les anglais et les allemands des colonies limitrophes , nous donnons de meilleurs sujets après un même dressage . - cependant , objectait * Jacques , les colonies de ces voisins sont productives , les nôtres onéreuses . - ça , c' est une autre question . Gagner de l' argent n' est pas notre affaire , mais la vôtre , à vous les civils . - une pépinière d' hommes , - ne demande pas autre chose à nos colonies , jusqu'à ce que tu aies changé nos systèmes et nos moeurs , réveillé chez nos compatriotes l' esprit d' entreprise . Mes camarades l' ont retrouvé dans l' exercice de leur profession . - pourtant , insistait * Jacques , le seul but raisonnable de vos efforts est la mise en valeur de cet immense empire . Comme nous tous , tu attends certainement une rémunération prochaine de nos sacrifices . - pas un radis ! Si rien ne change , les quelques kilos d' huile ou de café que nous pourrons tirer de ce sol nous coûteront cent fois le prix que tu les payes chez l' épicier de ton quartier . - mais , alors ... si votre oeuvre ne doit rien produire ! ... - des hommes , je te le répète . Ne regrettez pas votre argent . On ne payera jamais trop cher cette denrée -là . Tu te lamenteras tout le jour sur le manque d' hommes : nous en formons . Nous formons les cadres du relèvement national . Quand vous aurez accumulé assez de ruines , vous viendrez chercher dans nos rangs des réorganisateurs . Quand vous aurez achevé de transformer en une garde nationale l' armée métropolitaine , nous vous donnerons une armée auxiliaire : et je te réponds qu' elle fera réfléchir nos adversaires européens . Si vous vouliez bien nous en fournir les moyens , nous mettrions demain à votre disposition cent mille , deux cent mille soldats incomparables , sénégalais , soudanais , haoussas ; des baïonnettes qui ne raisonnent pas , ne reculent pas , ne pardonnent pas ; des forces dociles et barbares comme il en faudra toujours pour gagner cette partie barbare et inévitable , la guerre . L' * Angleterre assujettit le monde avec quelques régiments de cipayes . Nous vous façonnons mêmes instruments pour un même service . Les paroles de * Pierre ouvraient à son frère des perspectives nouvelles . * Jacques avait subi à * Paris l' entraînement général , il s' était associé aux promoteurs des entreprises coloniales . Une fois de plus , les faits lui démontraient l' éternelle infirmité des ouvriers aveugles que nous sommes : ils manquent le résultat illusoire qu' ils se promettaient de leur travail , ils en obtiennent un autre , inattendu , préférable ; le travail n' est pas perdu , c' est l' essentiel . Il avait cru semer à grands frais , sur ces terres exotiques , la moisson future des richesses ; rien de pareil n' y pousserait avant un long temps ; mais la semence coûteuse donnerait d' abord des hommes . Tout ce que voyait * Andarran , tout ce qu' il entendait l' affermissait dans une conviction joyeuse : il y aurait désormais au delà des mers , depuis le * Congo jusqu'à la * Chine , un vaste trésor humain d' intelligence , de dévouement , de résolution , où la * France pourrait puiser pour tous ses besoins . Aux époques les plus fécondes de son histoire , alors même que le premier consul suscitait des instruments à la mesure de ses desseins , la * France avait eu aussi bien , elle n' avait pas eu mieux que cette réserve de serviteurs , préparés en * Afrique et en * Extrême- * Orient aux plus difficiles , aux plus grandes tâches . Qui donc le disait malsain et fiévreux , cet air du * Sénégal ? * Jacques le sentait réparateur . Autant et plus que son frère blessé , le parisien trouvait dans cet hôpital de * Saint- * Louis les bienfaits d' une convalescence , la bonne sensation d' un afflux de vie dans un organisme débilité . Les fièvres pernicieuses , il les avait laissées ailleurs , avec cette saveur bilieuse du dégoût qu' il emportait chaque soir dans la bouche , quand son pied las descendait les marches du palais-bourbon . Très loin , là-bas , s' évanouissait le cauchemar habituel : la chose croulante et pitoyable qui simulait un gouvernement , l' humiliation d' en être , d' y traîner son impuissance avec l' effroi patriotique du lendemain ; le mouvement sans but , le vain bavardage , les morts qui parlaient , leurs regards inquiets et veules , haineux et sournois ... il ne rencontrait dans son nouvel entourage que des regards tranquilles , ce regard de l' homme normal placé chaque jour en face de l' acte nécessaire , du danger , de la mort . Avec irritation , avec pitié , il pensait aux braves gens , riches d' intelligence et de coeur , qu' il coudoyait dans les couloirs de la chambre ; comme lui , ils se déformaient sous la machine absurde qui les broyait ; comme les soudanais , bons écoliers de leur oeuvre virile , ces braves gens mal employés feraient merveille , si on les changeait de milieu ; ils rendraient tout ce que rendent naturellement , ainsi que le disait * Pierre , des français mis à l' école de l' action et de la responsabilité . * Andarran s' expliquait mieux , à cette heure , les paniques gouvernementales dont tout * Paris s' amusait , les folles terreurs que les maîtres du pouvoir ne savaient pas dissimuler , quand un de ces officiers , désigné à l' attention par quelque exploit , rentrait en * France sans soupçonner l' épouvante qu' il semait devant lui . Le député s' expliquait l' avortement de tous les projets d' armée coloniale : demander cette création au parlement , c' était exiger d' un condamné qu' il forgeât la hache pour son supplice ; un sûr pressentiment leur disait qu' ils en mourraient . Tôt ou tard , dans quelque heurt accidentel , ce coin de fer bien trempé toucherait un pan de la frêle façade qui masquait le néant ; il suffirait de cet attouchement pour qu' elle s' effondrât , la chose croulante et pitoyable . Comment elle tenait encore , * Jacques s' en rendait compte lorsqu' il essayait d' intéresser les officiers à ses doléances politiques . Il constatait chez eux une parfaite indifférence pour tout ce qui le passionnait . Les uns , comme le petit capitaine du roi * Tiéba , ignoraient ces noms , fameux à * Paris , qui remplissaient la bouche du député : ceux -là révéraient craintivement une puissance malfaisante qui leur apparaissait de loin colossale , irrésistible . D' autres , mieux instruits , haussaient les épaules et laissaient dire l' abstracteur de quintessences : pour eux , le gouvernement parisien était une gêne dont il fallait s' accommoder ; un de ces dasses marais qu' ils rencontraient dans leurs explorations , obstacles naturels qu' on apprenait à tourner avec la moindre perte de temps , le moindre dommage pour l' oeuvre poursuivie . Appliqués tout entiers à cette oeuvre , ils se souciaient peu de ce qui grouillait dans le marais . - mon pauvre * Jacques , disait * Pierre , je n' ai pu m' empêcher de sourire , en lisant ici ta dernière lettre . Tu ne t' en aperçois pas , mais tu es emporté toi-même dans la danse épileptique dont tu te plains . Je ne reconnais plus ta philosophie . Tu vois noir , c' est toujours un tort . Là où tu te ronges le coeur , il doit y avoir du bon , comme partout , et des occasions d' être utile . - on est toujours gêné par quelqu' un , concluait l' officier . Si ce n' étaient pas ces oiseaux -là , ce seraient d' autres . On fait quand même ce qu' on doit faire . Les forces du convalescent revenaient vite . Le médecin lui permit quelques promenades au bras de son frère , sur cette langue de * Barbarie où souffle l' haleine salubre du vent de mer . Les habitants de * Saint- * Louis vont la respirer sous les beaux cocotiers qui ombragent leur avenue . Là , au hasard des rencontres , * Jacques acheva de passer en revue l' état-major des soudanais . - nous avons aussi nos ratés , dit un jour * Pierre . - regarde -moi celui -là , avec sa mine de capitaine d' habillement tombé dans la graisse et dans le malheur ! * Jacques ne put retenir un sourire à la vue du vieil officier qui passait . Court et bedonnant dans sa tunique , on eût dit une citrouille plantée sur deux échalas tortueux . Il y a des cheveux malheureux . Elles étaient faites de cheveux malheureux , les mèches plates , grisonnantes , qui battaient ces joues poupines . Tout l' homme était gauche , harassé , dans son allure de gros lièvre timide . - le capitaine * Saccalaïs , un original qu' on nous envoie du * Tonkin . Petite cervelle , et peu meublée , sorti du rang , trente ans de services , jamais de chance ; du coeur à en revendre , pourtant . Le pauvre diable est veuf , affligé de six enfants , des filles pour la plupart , déjà grandes . Il n' a que sa solde , 6 , 084 francs ; dans trois ans , la retraite : 2 , 900 francs . L' an dernier , comme on organisait à * Hanoï un détachement pour reprendre une pagode sur les pirates du * Yen- * Thé , il a sollicité un tour de faveur : " vous comprenez , mon colonel , si j' avais la chance d' attraper la croix , ça serait une chose capitale , pour mes filles ; capitale ... 250 francs ! " - il y est allé , l' affaire a été dure , il a repris la pagode , tel que tu le vois , trottinant sur son bourricot annamite ; il y a eu le bras fracassé . Mais le capitaine n' a pas de chance : il attend encore sa croix . Voilà comme ils sont , nos ratés . Salue , très bas . - et * Pierre porta respectueusement la main à son képi devant le gros homme qui repassait près d' eux , avec son pauvre sourire d' humble malchanceux . - attends donc ... * Saccalaïs ... nous en avons un à la chambre ! - oui , fit * Pierre , je crois qu' il a un frère député . * Jacques se rappela ses débuts au palais-bourbon , le collègue aux sept enfants qui sollicitait des voix pour une place de questeur , ce même jour . Il avait échoué , le bruit s' étant répandu que ce postulant mentait , ne jouissait que d' un seul rejeton , s' attribuait indûment la paternité de six neveux ou nièces , smala d' un frère militaire qu' il avait sur les bras . * Andarran regretta de tout son coeur que le subterfuge du collègue n' eût pas réussi : pour une fois , la faveur eût été justice . - voici la contre-partie du capitaine , reprit * Pierre ; une tête bien logée sur un bon et beau coffre , une volonté qui force la chance . - il montrait un colonel qui les dépassait au petit galop de son cheval . L' homme était jeune encore , maigre et souple comme sa latte d' acier , avec une assurance tranquille de toute la personne , et , dans les yeux , ce regard de commandement qui descend , sûr de se faire obéir . - un chef , continua * Pierre . * Soudan et * Congo , * Madagascar et * Tonkin , il a fait partout les plus rudes étapes , sans trêve ni repos , depuis douze ans . Partout il a frappé des coups justes et vigoureux , brisé ou tourné les obstacles : partout il a laissé des peuplades pacifiées , des établissements créés avec rien . Un responsable , pèse bien ce titre . Quand il assigne un but , on y vole : on sait qu' on sera récompensé du succès , couvert par lui en cas d' échec . Tout le maniement des hommes est là-dedans . Il n' y a peut-être pas vingt personnes dans ton milieu qui connaissent le nom de cet officier . Je te dis , moi , que vous pouvez lui confier demain des armées , des provinces . Il s' est essayé à tout , il s' est montré supérieur en tout . Il a fait obéir des français , il a fait travailler des nègres . - tant qu' il n' aura pas fait travailler des députés ... interrompit * Jacques avec un rire sceptique . - il ne tente jamais l' impossible . Il les ferait peut-être obéir . Tout le savoir et tout le pouvoir de la vie tiennent dans ce mot . Si nos chefs savent commander , c' est qu' ils ont longtemps obéi . Les vôtres , où ont -ils obéi , avant de commander à tous ? Le jour fixe pour le départ arriva . * Jacques était partagé entre la joie de ramener son frère au foyer de famille et le regret d' abandonner ce coin de terre . Il lui semblait qu' il quittait la vraie * France . Il avait connu chez les soudanais un sentiment inéprouvé ; ces hommes lui avaient rendu la part du patrimoine héréditaire qui manquait cruellement à sa génération : cette confiance tranquille dans la primauté indiscutable et dans l' avenir de la patrie , ce contentement ineffable qui sonnait jadis dans la parole de son père , quand * Régis disait " la * France , " avec un accent d' orgueil et de sécurité perdu depuis ce temps . Longuement , durant les journées de mer , sa pensée songeuse travailla sur l' antithèse où elle s' attachait : les germes de recomposition qu' il laissait en * Afrique , les ferments de décomposition qu' il allait retrouver à * Paris . Avant d' y rentrer , dans ce * Paris , * Jacques s' accorda une prolongation de vacances à la bourdette ; il voulait prendre sa part de la joie qui réchauffait la maison familiale . Sa part de joie ? ... il eût souri amèrement d' entendre qualifier ainsi les mouvements contradictoires qu' il découvrait dans le secret de son coeur . Heureux , il l' était sans doute , comme le soldat mutilé qui rapporte un drapeau ; il l' était du bonheur de tous ces êtres chers ; et , dans ce bonheur , il sentait mourir les derniers espoirs inavoués où nos faiblesses se cramponnent , contre toute vraisemblance , jusqu'à la consommation du sacrifice . Le premier regard l' avait renseigné , sur ce quai du chemin de fer où * Marie ne voyait que * Pierre : le frère n' était plus seulement le préféré , il était et serait toujours le seul homme pour la jeune fille , dans un monde où les autres ne comptaient pas . Elle avait gardé dans les yeux , de ces semaines d' angoisses , une résolution trempée de larmes , la maturité subite de l' enfant qui a vu pour la première fois passer la mort . Dans l' existence éparse et nombreuse des grandes villes modernes , dans leur mouvement incessant où relations et impressions s' accumulent , se précipitent , se détruisent , on conçoit malaisément la profondeur , l' effrayante fixité des rares sentiments qui remplissent une vie restreinte et uniforme : la vie que menaient les deux femmes blotties sous ce vieux clocher d' * Eauze , semeur d' heures lentes , vides , pareilles , qui disaient toutes la même chose depuis l' enfance , qui enfonçaient toutes la même pensée , au même endroit du coeur . Le plus mince intérêt prend dans ces vies recluses les proportions d' une grande affaire , à laquelle on pense et dont on parle toujours ; une amourette de petite fille y devient parfois la passion souveraine , incommutable , qui suscitera des miracles d' énergie dans une volonté que rien ne divertit . En dehors de * Pierre * Andarran , personne n' avait ému l' âme de * Marie * De * Sénauvert ; eau pure et profonde du lac de montagne , qui n' a jamais porté qu' une seule barque , reflété qu' une seule voile . Avant d' aller recevoir les arrivants , tante * Sophie avait chapitré sa nièce . - écoute , petite . Je ne te demande rien , parce que je sais tout . Et j' approuve , et je veux comme toi ce qui doit être . Mais pas d' enfantillage , pas d' imprudence . Il lui faut des soins , du calme , à ce garçon : sa blessure est à peine fermée . Ce n' est pas le moment de lui donner des émotions . Patience , il ne t' échappera pas . Je voudrais bien voir qu' il ne te dise pas ce que tu attends qu' il te dise ! Pour le quart d' heure , ne pensons qu' à le soigner . Quand il sera tout à fait raccommodé , compte sur moi pour le secouer , si le paresseux ne se décidait pas . Comme elle faisait peu de fond sur la sagesse qu' elle réclamait , tante * Sophie complota avec * Jacques un arrangement de haute raison . * Pierre avait trouvé en débarquant à * Bordeaux son brevet de capitaine et sa nomination à une vacance dans le régiment d' infanterie de marine caserné à * Paris ; le député s' était entremis au ministère de la guerre afin que son frère pût jouir en * France d' une ou deux années de repos bien gagné . L' officier reçut cette marque de la sollicitude fraternelle avec un ennui mal dissimulé : il lui en coûtait de céder sa place au * Soudan , de renoncer à un projet longuement mûri , une exploration dans les royaumes d' outre- * Niger dont il avait arrêté le plan et les moyens d' exécution . Il se promettait intérieurement de ne pas moisir sur le boulevard , après son complet rétablissement . Mais la fatigue d' une traversée assez dure avait déterminé quelques troubles organiques , consécutifs à sa blessure ; * Jacques et tante * Sophie insistèrent pour qu' il allât consulter sans retard une sommité chirurgicale . On convint qu' il accompagnerait son frère à * Paris afin d' y chercher cette consultation et de se présenter à son nouveau régiment ; dès que le chirurgien ne jugerait plus nécessaire de le garder en observation , * Pierre reviendrait achever son congé à la bourdette . - et alors , concluait tante * Sophie , - alors petite , feu de toutes tes batteries : tu lui délieras la langue , à ce muet . Muet ! C' était bien là le chagrin de * Marie . Qu' un penchant plus vif eût remplacé la protection affectueuse du grand cousin , elle l' espérait , elle croyait le deviner , avec l' infaillible seconde vue qui révèle aux jeunes filles la chose du monde qu' elles ont le plus d' intérêt à savoir . Pourquoi ne parlait -il pas ? Certes , elle s' était promis de le ménager , son * Pierre ; ayant tremblé pour lui si longtemps , elle était plutôt portée à s' exagérer son cher devoir de garde-malade . Mais un mot , la promesse qui engage , est -ce donc un si grand effort ? Comment ne tombait -il pas naturellement , ce mot , du coeur qu' il eût soulagé ? Ah ! * Marie pressentait trop bien ce qui le retenait . Elle avait une rivale jalouse : cette * Afrique où s' échappait sans cesse la pensée qu' elle cherchait à ramener . - * Pierre , disait -elle en riant , avec une supplication timide ; - c' est déraisonnable ; tu ne dois pas te fatiguer , et aujourd'hui encore tu as passé ton * Niger , tu as fait cent lieues de pays ; tu ne dis rien , mais je sais , je t' entends marcher , là-bas , si loin ! La pauvre enfant subissait l' éternelle torture qu' inflige aux tendresses de la femme le besoin d' action de l' homme aimé . Celle qui fait tenir toute sa vie dans un sentiment redoute et ne comprend pas la force grossière qui tire loin d' elle celui qu' elle voudrait accaparer . Elle aime instinctivement chez lui cette preuve de l' énergie mâle , elle en maudit les effets cruels . L' amour ne leur suffit donc pas , à ces êtres remuants , toujours emportés loin de lui par un démon ambitieux ? Le grand rêve vaillant du soldat , " sa fuite perpétuelle au désert , " comme elle disait , c' était l' ennemi qui emprisonnait au fond de ce coeur le mot par lequel il eût abdiqué sa liberté . Elle se sentait impuissante à le vaincre , elle l' admirait et le détestait . Les premières journées de printemps étaient aigres et transies , cette année -là . Tandis que * Jacques et la tante vaquaient aux affaires de la propriété , - aux affaires plus urgentes et plus nombreuses des électeurs , - * Marie s' efforçait de garder le convalescent devant la grande cheminée où elle entassait les bûches . Tante * Sophie , qui avait inculqué à sa nièce ses habitudes d' économie sévère , lui marqua un matin son étonnement . - ah çà ! Qu' est -ce qui te prend ? Tu veux donc vider le bûcher en avril ? * Marie s' excusa . - il fait si mauvais ! N' oublions pas qu' il arrive d' un climat très chaud et qu' un refroidissement lui serait funeste . - avec un peu de rose aux joues et quelques hésitations , elle ajouta , plus bas : - et puis , voyez -vous , tante , j' ai mon idée . J' ai idée que si on les éclaire bien , s' il les voit briller aux grandes flammes , les bêtes le feront parler . - quelles bêtes ? Demanda la tante . * Marie montra les deux sphinx de cuivre poli , style expédition d' * égypte , qui affrontaient leurs nez camus des deux côtés de la cheminée . Le grand-père * Andarran les avait brocantés à * Paris et promus à la dignité de chenets , dans son salon de la bourdette ; ils en faisaient le plus bel ornement , à l' estime du vieux soldat qui avait suivi sa demi-brigade aux pyramides . - ne vous moquez pas de moi , tante : mais j' ai observé que nos idées , nos rêvasseries , depuis notre petite enfance , s' emmagasinaient dans le dos des sphinx , de préférence à tout autre objet ; et qu' elles en ressortaient , le soir , aux longues veillées , lorsqu' ils sont caressés par les flammes , et qu' on regarde , en ne pensant à rien , les flammes , les sphinx . Lui aussi , il a grandi devant ces bêtes , il retrouve dans leur dos toutes ses pensées d' enfant ; elles remontent les chenets , les siennes , les miennes qui l' ont tant appelé , lorsque j' étais seule , et qu' elles se posaient là , sur ce miroir où il avait tant laissé de son regard . Elles le forceront à parler , devant les sphinx , j' en suis sûre ; un jour qu' ils rayonneront , bien brûlants , bien songeurs aux choses d' autrefois , avec leur air grave , un air comme le sien . Elle attendait toujours . Lui , il voyait sur les bêtes du rêve ce qu' y voyait son grand-père , le mirage du pays lointain , des actions ressouvenues ou espérées . La veille du jour fixé pour le départ des deux frères , comme elle dépliait son ouvrage d' aiguille devant le foyer , à côté du silencieux chercheur d' empires , * Marie prit son grand courage et dit : - * Pierre , n' y a -t-il jamais de femmes d' officiers qui accompagnent leurs maris , dans vos explorations ? Il sourit à la question . - dame , ce serait un peu encombrant . Elles attendent qu' on ait fait des chemins de fer dans le * Soudan . - pas une seule , jamais ? - je crois que des anglaises s' y sont risquées . Elles ont le diable au corps . Mais je ne vois pas bien une petite française s' allant promener chez les mandingues . Serait -elle assez malheureuse , si loin de * France ! * Marie releva la tête , comme devant une provocation : - avec celui qu' on aime , on fait partout de la * France , on fait partout du bonheur . Elle eut honte d' en avoir trop dit , abaissa ses paupières . Trahis par l' émotion , lourds de reproche , de défi , de prière , ils s' étaient longuement posés sur * Pierre , ces yeux où une larme refoulée troublait le bleu de la fleur de lin . Il ne répondit pas . Il continuait de regarder les sphinx ; autrement , semblait -il , d' un regard ramené . Tante * Sophie entrait à ce moment . Elle observa sa nièce , elle eut pitié ; pour savoir combien il était gros de chagrin , le coeur de la petite , et comme il devait battre douloureusement , la vieille fille n' eut qu' à redescendre dans l' ancienne souffrance de son propre coeur , qui avait battu de même , pour rien . Elle alluma les bougeoirs . - les enfants , il faut aller se coucher . On se lèvera tôt , demain , pour les préparatifs du départ . Venez dire bonsoir à la tante . Et comme les jeunes gens lui tendaient leurs fronts , tante * Sophie prit brusquement les mains de * Marie , les mit dans celles de * Pierre . - allons , ne lui fais pas de peine , donne -lui un peu de joie . Elle n' en a pas eu sa part . Je la connais , cette enfant , je te dis qu' elle vaut tous les royaumes que tu as pris ou que tu prendras . L' officier réfléchit une seconde : d' un geste lent , résolu , il porta à ses lèvres la main qu' on venait de mettre dans la sienne , il y déposa un long baiser . Il n' ajouta rien . C' était assez : le premier baiser de l' amant , au lieu de l' étreinte accoutumée du bon camarade . * Marie le reconnut , ce premier baiser qu' elle n' avait jamais reçu ; elle entendit son langage , que nul ne lui avait jamais appris . Ces lèvres chaudes lui disaient , au plus profond des veines , qu' un homme l' appelait à connaître le trouble attendu des félicités ignorées , tout le mystère de la vie , reçue , rendue , perpétuée . Elles lui disaient que cet homme donnait une part de soi-même , ce qu' ils en peuvent donner , et qu' il demandait en retour toute la femme , qu' il la prenait avidement , comme ils la prennent , pour la meurtrir peut-être , pour en faire sa chose heureuse ou souffrante . Joie infinie de celle qui aspirait à être prise ainsi ; joie de souffrir , s' il le fallait , par lui , pour lui , toujours . Joie qui la jeta à genoux , dans sa chambre , devant sa vierge , et qui fit , de sa prière , ce soir -là , une hymne d' allégresse ; elle sentait dans son coeur l' éclosion de toutes les fleurs du printemps , sur son front la couronne de toutes les étoiles du ciel , des amies lumineuses si souvent invoquées à cette fenêtre où elles riaient , indulgentes , cette nuit . Longtemps , dans la douce insomnie , les yeux grands ouverts sur ces étoiles , elle trembla délicieusement sous l' ineffaçable baiser qui l' environnait , l' envahissait , pénétrait son âme , tout son être . Le lendemain , * Marie fut vaillante , confiante , presque gaie dans sa peine , en disant adieu pour quelques jours , pour quelques semaines au plus , à celui dont le regard calme et attendri signifiait , - elle le traduisait ainsi : - tu es mienne . Attends -moi . Attends de moi tout ce qu' il peut y avoir sur la terre de bonheur que tu rêves et ne sais pas . chapitre xv . Le * Panama : les deux frères avaient pris le rapide de * Bordeaux qui arrive à * Paris dans la matinée . * Jacques descendit à l' arrêt d' * étampes pour acheter les feuilles du jour . La ville vomissait en s' éveillant les sécrétions nocturnes de ses presses . Tout autour d' elle , comme une fange d' écume , cette marée de papier imprimé avançait , gagnait la province avec chaque train , submergeait déjà la banlieue . Elle apportait aux champs paisibles un peu de l' agitation du trouble océan . Elle venait au-devant des milliers de voyageurs que les réseaux convergents jetaient à cette heure sur la capitale ; dans les cerveaux qui se reprenaient , las de leur sommeil roulant , elle opérait une révulsion pareille à celle de la première lame salée sur les baigneurs , lorsque la mer montante les atteint . Docilement , tous ces hommes recevaient l' empreinte quotidienne de la lettre d' imprimerie . à chaque portière du train , des bouches réclamaient leur becquée de nouvelles . Seules , des soeurs d' un ordre charitable , qui emplissaient de leurs cornettes un compartiment , paraissaient ignorer qu' il existât des journaux ; leurs mains égrenaient le rosaire , leurs lèvres murmuraient la prière matinale ; avec le simple instinct de l' alouette , ces humbles pensées remontaient à l' aube dans leur ciel accoutumé , tandis que les autres se rabattaient sur les curiosités , les intérêts , les passions de la terre . Le député se mit à parcourir ses feuilles , lui aussi , pour rattraper le fil des événements . Il l' avait perdu au * Sénégal , à peine repris à la bourdette : il eut la surprise toute neuve des faits qu' annonçaient les journaux . Faits terriblement dramatiques , à en croire les papiers . Des en-têtes réclames , imprimés en caractères gras comme boue et noirs comme suie , hurlaient ces menaces mystérieuses : " nouvelles révélations sur le * Panama . Demandes de poursuites contre plusieurs députés . Séance sensationnelle . " - sous ces titres alléchants , les rédacteurs s' efforçaient de communiquer au public le frisson de fièvre qui secouait leur prose . On y sentait vibrer l' émotion convenable aux interprètes d' un grand peuple , quand ils racontent une journée mémorable de son histoire , une des batailles épiques où ce peuple engagea sa fortune et son honneur . Un des nombreux aigrefins qui avaient canalisé l' épargne nationale venait d' être arrêté à l' étranger , extradé , interrogé par un de ces juges d' instruction dont les noms fameux sonnent sans cesse à nos oreilles , comme sonnaient à celles de nos pères les noms des grands capitaines , des grands hommes d' état . L' inculpé avait fait des révélations , disaient les informateurs judiciaires ; on avait saisi des carnets , déchiffré des hiéroglyphes , identifié des noms ; et le garde des sceaux devait déposer , à la séance du jour , une demande en autorisation de poursuites contre un certain nombre de parlementaires . L' opinion publique était profondément émue , ajoutaient ses enregistreurs patentés ; elle attendait , anxieuse , les résultats d' une journée qui aurait des conséquences incalculables . * Jacques savait à quoi s' en tenir sur ces affirmations de style . Il parcourut les autres pages ; il y découvrit quelques nouvelles intéressantes . Les échos mondains relataient le retour à * Paris de la princesse * Véraguine , sa réinstallation dans le petit hôtel qu' elle avait loué , rue * Jean- * Goujon . Le courrier des théâtres racontait l' ovation faite la veille à * Rose * Esther par les habitués de la comédie-française , qui fêtaient la rentrée de notre grande tragédienne après sa tournée triomphale en * Angleterre . * Andarran sourit , en rapprochant ces informations . Classé par la politique dans un camp opposé à celui de * Bayonne , ses relations avec son ancien camarade s' étaient espacées et refroidies ; il le suivait d' assez près , néanmoins , pour soupçonner un duel de sentiments dans le coeur d' * Elzéar ; il songea avec curiosité à la crise probable que ces nouvelles faisaient conjecturer . Il ne fut pas étonné de retrouver dans la ville " anxieuse " une foule tranquille , indifférente . Les gens allaient à leurs affaires , les boutiquiers vendaient dans leurs boutiques ; deux minutes après le coup d' oeil d' habitude jeté sur le journal , personne ne pensait plus au fait-divers de la politique ; ceux -là seuls s' en préoccupaient qui vivaient de cette industrie , journalistes et députés . Peu de monde aux abords du palais-bourbon , peu d' animation dans les groupes , camelots , flâneurs , curieux qui faisaient queue à la grille , en quête d' une carte d' entrée . Sur les visages et dans les propos , le désintéressement d' amateurs blasés . Seuls , deux abbés paraissaient échauffés ; ils déployaient leur journal , ils se gravaient dans la mémoire les noms et les portraits des criminels qu' ils allaient être admis à contempler . De l' autre côté de la grille , la température morale changeait . * Pierre , amené à la chambre par son frère qui voulait lui donner le divertissement d' une séance , retrouva là une sensation d' * Afrique : le brusque passage de la zone tempérée dans la zone torride . * Jacques l' introduisit dans le salon de la paix . - ouvre l' oeil , dit l' aîné . Une grande journée se prépare , de celles où se conjouissent toutes les méchancetés et toutes les turpitudes parlementaires . Tes nerfs n' ont pas l' expérience des miens , ils ne sentent pas l' électricité qui charge déjà l' atmosphère , le bouillonnement des passions dans la conque sonore placée au seuil du parlement . Toutes les rumeurs de * Paris viennent s' y répercuter . Ce mince tambour la sépare des cuisines législatives : chaque fois que le battant capitonné s' entr'ouvre sur l' enceinte réservée , un coup de soufflet de forge y chasse l' haleine brûlante de la ville . Dans cette salle , la collaboration constante du parlement et de la presse fait et défait les gouvernements , fabrique les réputations , les scandales , les fortunes , les duels , les mots spirituels , les articles retentissants . Publicistes , préfets d' aujourd'hui et de demain , gens d' affaires , tous ceux qui écument les eaux troubles de la politique s' assemblent et s' agitent dans l' oeil-de-boeuf républicain . Regarde leur image , là-haut . * Horace * Vernet les a figurés d' avance dans ce caisson de la voûte où des poissons monstrueux frétillent autour de cette dame nue , naufragée , tombée d' un bateau en perdition dans les vagues ... - qui donc est au centre de ce rassemblement , devant le socle du * Laocoon ? Demanda * Pierre . - on s' y écrase littéralement ! - ce grand journaliste qui pérore ? C' est * Nahasson . Il dit aux reporters les noms des vendus , les chiffres des sommes que chacun d' eux a touchées . Elles lui sont connues à un centime près , il le jure . Il n' oublie que lui-même . Comment douter de ses dires ? Les reporters enflent les chiffres , brouillent les noms , téléphonent le tout à leur journal . Ne semble pas qu' on entende les sifflements des serpents enlacés à l' homme de bronze ? - tiens , un député pousse le battant qui intercepte les bruits : comme le corbeau de l' arche , il vient aux nouvelles du déluge . Ah ! C' est * Boutevierge ! - bonjour , * Monsieur * Boutevierge . Renseignez -moi : j' arrive de la campagne , je ne sais rien . Combien y en a -t-il ? - trois , seulement ; et pas des bons ! - il y avait dans ces mots du chef radical un découragement profond , la déconvenue du chasseur qui a levé une belle compagnie de perdreaux et ne rapporte que trois pouillards . - oui , c' est maigre : du trois pour cent de coquins ! - ricana * M * De * Kermaheuc , qui venait serrer la main de * Pierre . - mais ne désespérons pas : ce n' est que la première charrette ! Dès que le marquis se fut éloigné , * Sinda s' approcha des deux jeunes gens . Le baron * Gédéon circulait à travers les groupes , offrant libéralement de gros cigares qu' il tirait d' un étui monumental en peau de crocodile . - * Monsieur * Andarran , présentez -moi à ce héros . J' espère que vous nous ferez l' honneur de nous l' amener , jeudi soir ! La présentation achevée , le triestin s' écarta pour harponner un député . * Pierre s' informa auprès de son frère : - qu' est -ce qu' il fait , celui -là ? - il refait ... les autres . De même ce gros garçon souriant , à barbe blonde en éventail , que tu vois là , dans l' embrasure de la fenêtre , serrant chaleureusement les mains de mes collègues : * Napoléon * Bayonne , de la maison * Nathan et * Salcedo , une puissance . - une puissance pire , son frère * Joseph , le directeur de la sûreté , qui parle dans la porte entre-bâillée à * Cyprien * Boutevierge . Il vient sans doute flairer le vent , sonder les intentions cachées : qui faudra -t-il arrêter , qui laisser filer , ce soir ? - mais l' affaire sera -t-elle sérieuse ? J' en doute , à voir l' air tranquille de ces messieurs , qu' elle devrait toucher de si près . * Jacques alla installer son frère dans une tribune , revint , poussa la porte . Il avait hâte de satisfaire sa curiosité dans les couloirs ; il avait honte de cette hâte , de cette curiosité . Déjà rattaché , le collier du troupeau , avec son gros grelot toujours tintant qui disperse la pensée ! Déjà perdu , le bénéfice de la cure morale faite en * Afrique , le calme d' une raison pacifiée , qui s' énervait de nouveau dans la trépidation démente ! * Ferroz était assis sur une banquette à l' entrée du corridor . Le médecin écoutait , regardait , la tête inclinée , avec son mouvement habituel lorsqu' il comptait les battements du pouls chez un fiévreux . - bonjour , cher maître ! Fit * Andarran . - que se passe -t-il ? - rien . Le parlement suppure . - mais il y a du nouveau , me dit -on ? - non . Les gros continuent de manger les petits . - comment , non ! J' apprends qu' on ressuscite le * Panama ! - oui ; et l' on me rajeunit de quarante ans . Le spectacle que j' ai sous les yeux me reporte à ma première mission scientifique , lorsqu' on m' envoya étudier une épidémie de peste à * Djedda . Vous n' avez jamais vu un hôpital de pestiférés , vous ? Regardez . Je vous garantis l' exacte ressemblance . Du premier coup d' oeil , * Jacques aperçut la vérité du mot . Bouleversée , cette physionomie des couloirs qu' il connaissait si bien . Une attente tragique glaçait l' atmosphère . Les plus loquaces parlaient à mi-voix ; beaucoup se taisaient , dans un recueillement inquiet . Des mains qu' on serrait étaient froides . Certains regards fuyaient ; les autres convergeaient , avec des expressions de terreur ou de curiosité féroce , vers quelques figures altérées . La haine et la peur , bêtes captives d' habitude dans la salle des séances , s' étaient ruées dans le parloir intime . Elles ravageaient les âmes , et les âmes apparaissaient sur les visages : c' était hideux . Les " nouveaux , " les deux cents députés étrangers aux précédentes législatures , qui n' avaient jamais émis de votes sur le * Panama , s' aggloméraient à part , instinctivement . Ils affectaient les mines pudiques et scandalisées de jeunes vierges égarées dans un mauvais lieu . Leur réserve hautaine semblait dire aux anciens : " vous en êtes tous , nous n' en sommes pas . " les anciens se réunissaient pour chuchoter des noms , pour interroger les oracles , gros de secrets qu' ils ne disaient pas . - avez -vous lu la liste du journal ? - * Pélussin y est -il ? - * Caqueville en est . On l' assurait dans le salon de la paix . - non c' est * Caucuste . - on a vu hier * Paulin * Renard au palais , chez le juge . - je m' en étais toujours douté ! Colloques sinistres par le mépris mutuel qu' ils se témoignaient , ces hommes si prompts au soupçon ; par la crainte ou l' espoir du déshonneur qui allait passer , prenant l' un , l' autre ... on n' entendait dans les groupes que ces mots : " chéquards ... exécution ... nouvelle fournée ... autre charrette ... appel des condamnés ... " ce vocabulaire flattait les oreilles auxquelles il rapportait un écho dramatique de la convention . à se voir parqués entre ces murailles nues , sous les voûtes de ces grands vestibules si semblables à des geôles , les chétifs politiciens avaient l' illusion d' un retour aux cachots de la terreur . Illusion aussitôt détruite par la petitesse du drame : des enfants méchants qui jouaient à la " terrorette " , avec une guillotine en fer-blanc , dans une flaque de boue ; nul sang expiatoire ne relèverait l' ignoble parodie . Les attitudes différaient chez chacun des suspects , des victimes désignées . Les uns gesticulaient , péroraient , grimaçaient des rires de défi : ils venaient s' expliquer dans les rassemblements ; leur approche y jetait un froid subit , les collègues se dispersaient . D' autres arpentaient les dalles , silencieux , isolés : celui -ci affaissé , cherchant un ami ; celui -là dédaigneux , insouciant en apparence , sanglier qui fonçait bravement sur la meute . C' étaient pour la plupart des vétérans , très entourés à l' ordinaire , évités ce jour -là par leurs satellites habituels . L' un d' eux , rapporteur d' une commission , pouvait seul fournir au député d' * Eauze un renseignement urgent , sur une affaire capitale pour cette circonscription . * Andarran s' était promis de le consulter sans retard ; il fit quelques pas vers cet homme , hésita , tourna court ; il s' en voulut de sa lâcheté , mais il ne sut pas vaincre l' épouvante contagieuse qui faisait le vide autour du pestiféré . * Jacques avait rejoint un cercle où * Boutevierge donnait des éclaircissements . * Aristide * Asserme entra , en coup de vent , vint droit à ce même groupe , avec une fausse assurance dans la démarche , une gaieté fêlée dans sa parole fanfaronne . Tout d' une haleine , le créole débita ce récit : - non ! Elle est trop bonne ! Je viens du palais , j' étais allé m' informer ; ça m' ennuyait , à la fin , ces potins de concierge ! Savez -vous pourquoi mon nom a été mêlé à toutes leurs histoires de brigands , pourquoi j' ai failli être poursuivi ? Oyez : le juge d' instruction a ri comme une petite folle quand je lui ai conté la simple vérité . - en quatre-vingt-huit , un soir de printemps , je sortais de la chambre , pour aller manger ma part du veau patriotique dans je ne sais plus quel banquet , à * Saint- * Mandé . Je monte sur la plate-forme du tramway , porte * Rapp- * Bastille . à la station de la rue du bac , je reçois en pleine poitrine un voyageur pressé , qui escalade la plate-forme avec un palmier , un gros palmier dans un pot . Un peu plus , il m' éborgnait avec sa plante tropicale . Le monsieur s' excuse poliment , la conversation s' engage . Je ne sais plus à propos de quoi , l' homme au palmier se décèle un ancien tâcheron du * Panama , revenu de l' isthme avec des économies rondelettes . Il allait porter son végétal chez un gros entrepreneur qui l' avait obligé dans le temps , à * Colon , et qui mariait une fille . Bonne occasion de se renseigner sur les travaux du canal : je vide mon compagnon de route , tout le long du boulevard * Saint- * Germain . Il s' emballe avec conviction , jure que l' affaire est magnifique , l' achèvement prochain . Il raisonnait fort bien , ma parole , il avait réponse à toutes les objections ; en arrivant à la * Bastille , j' étais à demi persuadé , ce diable d' homme avait la foi communicative . - " le seul écueil , disait -il , ce serait un refus d' autorisation opposé à la nouvelle émission par ces saligauds de la chambre , des triporteurs engagés à la baisse , bien sûr ! Qu' ils osent donc arrêter la grande oeuvre à la veille du succès final , et l' on verra comment la * France jugera ce crime de lèse-patrie ! " - j' exprimais quelques doutes sur l' opération financière . - " ah ! Vous doutez , monsieur ! Moi qui ai vu les choses sur les lieux , moi qui ne me paye pas des fumisteries des journalistes , je mets là-dedans toute ma petite épargne , et ce sera une fortune pour mes enfants . écoutez : voulez -vous me tenir un pari ? Je m' appelle ... " - * Collot , * Collard , * Collet ... ma foi , j' ai oublié le nom ! Sur sa demande , je dus décliner le mien : * Asserme , député . - " eh bien ! Monsieur le député , je vous parie ... ou plutôt non , faites mieux : prenez une part dans le syndicat qui achève de se former , et vous m' en direz des nouvelles , dans quelques semaines , dès que le public se jettera sur les titres émis . Justement , mon entrepreneur a encore des parts à placer ; je vous mets en rapport avec lui : un homme charmant , tout rond , une jolie femme et deux jolies filles ; vous vous en rincerez l' oeil , et ce brave * Coffigneux , dévoué de tout coeur à l' entreprise , sera heureux de recruter un croyant de plus , fier d' inscrire dans le syndicat une haute personnalité comme la vôtre ... " - on descendait du tramway : je montrai au palmifère l' horloge de la gare de * Vincennes qui marquait l' heure de mon train , et je le quittai en lui disant que je n' avais pas le temps d' aller explorer chez les filles * Coffigneux . Je le vois encore , me rappelant avec de grands gestes de sa seule main libre : - " n' importe , je me charge de la chose , si vous voulez bien , je vais dire au patron qu' il vous inscrive pour une petite part ; de l' argent qui vous tombera du ciel , et vous aurez par-dessus le marché la satisfaction d' avoir servi la grande oeuvre française . Il faut donner le bon exemple à tous ces fouinards ! C' est dit ? " - j' éclatai de rire , il était si drôle , ce bienfaiteur qui courait après moi avec son arbuste ! Je ne sais pas quelle blague je lui répondis , en me hâtant vers la gare . L' instant d' après , je n' y pensais plus . Cette farce m' était si bien sortie de la mémoire qu' il me fallut un effort pour comprendre , quand on vint me chanter , au moment de la grande lessive , que je figurais sur la liste * Coffigneux , pour une part de syndicataire , une misère , deux ou trois mille francs , je crois . Et voilà qu' on me ressort le coup du * Coffigneux , un gaillard que je n' ai jamais vu ! Voilà tout ce qu' on a pu inventer de plus malin pour démolir les vieux républicains ! Elle est bien bonne , n' est -ce pas ? Quelques amis d' * Asserme esquissèrent un sourire gêné . Les autres auditeurs demeuraient congelés dans le silence . Le " canaque " pirouetta sur ses talons , il alla porter son histoire et son indignation dans un second groupe , dans un troisième , avec sa belle humeur qui baissait de ton , chancelante sur cette croûte de glace qu' elle ne brisait plus . De guerre lasse , il se rabattit sur * Poujard' * hieu . L' ancien ministre marchait à l' écart , les mains croisées derrière le dos , cuirassé d' une superbe indifférence contre les soupçons empoisonnés , les regards hostiles qui lui fouillaient le coeur . Le robuste athlète , endurci par tant de luttes , secouait cette averse de haine comme il eût fait d' une giboulée de mars sur son manteau . Il semblait absorbé dans la malédiction du problème qui l' intéressait . - pourquoi diable ont -ils sorti le * Panama ? Que veulent -ils ? Voyons , * Asserme , vous devez le savoir , vous , puisque vous êtes dans leur boutique . Je ne comprends plus . * Mirevault était bien tranquille , tout marchait comme sur des roulettes , jamais ministère n' eut devant lui une route aussi aplanie . Pourquoi ont -ils monté ce coup sans nécessité ? énigme passionnante pour le sceptique * Poujard' * hieu , comme pour tous les vieux routiers de la politique . Dans leur conception , fondée sur une longue expérience , le * Panama était une machine de guerre que les gouvernements " sortaient " au moment opportun , pour faire diversion à d' autres soucis , pour écraser un adversaire , pour étouffer dans l' oeuf une coalition dangereuse . La vieille affaire , avec ses dossiers qui dormaient dans les cabinets des divers juges d' instruction , ressemblait pour eux à un de ces tirs au pigeon où des trappes fermées reposent sur des boîtes toujours garnies ; de temps à autre , un cabinet de juge s' ouvrait à l' improviste , comme ces couvercles mus par un fil caché qui se relèvent brusquement , donnent la volée à l' oiseau souterrain , sur le point où on ne l' attend pas , quand un tireur a envie de brûler quelques charges de poudre . Mais encore fallait -il qu' il y eût un motif pour brûler de la poudre , que diable ! - c' est pourtant vrai , répondait le sous-secrétaire d' état : je suis de leur boutique , et je ne comprends pas plus que vous . Ils ne m' ont rien dit . Pourquoi ressortent -ils le * Panama ? Que veut * Mirevault ? Ou plutôt que veulent ses conseils ? Des gens qui devraient être les premiers compromis ! C' est à se casser la tête . Si l' on ne savait pas , ce serait à croire que ces choses -là arrivent sans que le gouvernement ait intérêt à les permettre . Mais non , c' est impossible ! La sonnerie électrique vibra , appelant les députés en séance . Elle retentit dans plus d' un coeur comme le déclic du couperet . En un clin d' oeil , chacun fut à son banc . Durant quelques minutes , un silence de mort pesa sur l' assemblée : le silence des aubes pâles , à la roquette , quand l' agitation de la foule se fige devant la porte qui s' ouvre , le condamné qui sort ... attente plus angoissée , dans la foule parlementaire ; les condamnés allaient être choisis au milieu de ses rangs ; lui , mon voisin ... moi , peut-être ... des visages suaient l' épouvante ; d' autres brûlaient d' une fièvre de curiosité ; l' émotion comprimait tous les souffles , jusque dans les tribunes , où les yeux féminins brillaient de la cruelle volupté qu' ils attendaient du supplice . Le garde des sceaux monta à la tribune , déposa trois demandes en autorisation de poursuites . à peine eut -il parlé , la détente se fit , soudaine : les respirations s' échappèrent bruyamment des poitrines , les fronts se redressèrent , comme ceux d' une troupe sous le feu , quand la décharge a passé , tirée trop haut . Eh quoi ! Ce n' était que cela ! Aux soupirs discrets de soulagement , sur certains bancs , répondait sur beaucoup d' autres un grondement désappointé . Trois boucs émissaires , seulement , des moins dangereux , de ceux qui ne portaient ombrage à personne ! Leurs peccadilles , si peccadilles il y avait , apparaissaient insignifiantes , excusables à tous égards . Ils vinrent successivement se disculper , protester de leur innocence : leurs plaidoyers différaient comme leurs tempéraments . L' un d' eux fut tragique , grandiloquent , il attesta le ciel et la terre ; un autre se fit petit , suppliant , son gémissement chétif attendrissait ; le troisième prit joyeusement l' aventure , plaisanta ses accusateurs , égaya l' assemblée en présentant son cas comme une farce de la justice . Tous trois demandaient à être poursuivis , sûrs de se justifier . Il semblait bien que tout leur crime fût un emprunt inconsidéré , dans un moment de gêne : quelques centaines de francs dus aux écumeurs politiques qui avaient profité de leurs embarras . La chambre , retournée en leur faveur , les jugeait plus à craindre qu' à blâmer ; sa colère rebondissait contre le gouvernement , qui donnait une sotte comédie au lieu de la tragédie annoncée . Pièce d' autant plus bouffonne que le garde des sceaux s' excusait de ne pouvoir communiquer certains dossiers , parce qu' un greffier était aller passer la journée à * Charenton , emportant la clef des tiroirs du juge , et qu' on ne savait où rejoindre ce greffier suburbain . * Bayonne s' empara de la tribune . Il dénonça le nouvel escamotage des satisfactions réclamées par la conscience publique , l' iniquité d' une justice qui ne s' abattait que sur les petits ; il donna une voix à la pitié commune qui amnistiait les négligeables accusés . On l' applaudit lorsqu' il traduisit ce sentiment général ; on l' applaudit plus encore lorsqu' il flétrit les concussionnaires impunis : chacun voulait se mettre en règle avec la vertu ; des mains battaient frénétiquement qui tremblaient tout à l' heure . * Asserme , tassé sur son siège derrière le banc des ministres , comprenait de moins en moins . Mêmes perplexités chez tous ceux qui se croyaient initiés au jeu secret de la politique : le socialiste revenait -il brusquement à son ancienne intransigeance ? Ou faisait -il sa partie dans une manoeuvre gouvernementale , qu' * Aristide pressentait sans pouvoir se l' expliquer ? Du regard , du geste , * Bayonne foudroyait ceux qu' il appelait les vrais , les grands coupables . Les allusions du tribun souffletaient des personnages considérables , impassibles à leur banc . Allusions appuyées , grossièrement éclairées par les interruptions de l' extrême gauche , par les cris qui sifflaient comme des balles , allaient cingler les fronts visés . Des poings se tendaient , menaçants : toutes les têtes se tournaient , suivaient la direction de l' insulte , jusqu'à l' homme ; ses voisins immédiats se reculaient peureusement , regardaient de l' autre côté . Il semblait que la clarté livide du gaz se concentrât , s' acharnât , elle aussi , sur les trois ou quatre piloris où blêmissaient les torturés . * Poujard' * hieu , attaqué nominativement , demanda la parole . * Andarran crut un instant qu' elle allait se congeler , cette parole , tant l' air se fit glacial , tant il y avait d' hostilité muette sur les visages ; tous les regards déchargeaient sur la victime expiatoire le mépris haineux dont chacun redoutait une éclaboussure pour soi-même . La haute stature de * Poujard' * hieu se dressa au-dessus de la tribune . Un col de taureau , large et court , assurait sur la carrure des épaules une tête osseuse , taillée à coups de serpe , où l' intelligence affinait la rusticité native . Sur le masque rugueux du montagnard de la * Lozère , tout était immobile : les muscles commandés par la volonté , les yeux retraits sous l' arcade sourcilière , la crinière fauve , - une perruque , disait -on , - qui matelassait les tempes saillantes . Sans phrases , sans mots à effet , avec une négligence dédaigneuse , avec autant d' aisance que s' il eût entretenu quelques amis dans son bureau , l' homme d' état repoussa du pied les ordures qu' il était las de balayer , disait -il . On sentait qu' il méprisait plus fort , parce qu' il les connaissait bien , ceux qui l' accablaient de leur mépris . L' émotion domptée se laissa deviner , - tel le tremblement interne de la vapeur dans une chaudière cerclée d' acier , - elle mit une note sourde dans la parole , toujours égale et simple , lorsque * Poujard' * hieu raconta sa vie de travail , sa rude ascension depuis la chaumière paternelle , ses luttes pour la république , pour l' ordre et la raison qu' il y voulait maintenir . La voix s' anima , s' éleva , quand il revendiqua hautement , pour lui seul , les responsabilités et l' honneur des actes qui avaient préservé cette république aux jours de crise : oui , dans le péril de l' état , il avait pris de l' argent où on en trouvait , insoucieux de la correction , soucieux avant tout de la liberté , de la patrie , du salut de ces mêmes républicains qui l' outrageaient , et qui ne seraient plus là , sur ces bancs , s' il ne les avait pas sauvés au prix de l' incorrection qu' ils lui reprochaient . L' accent du langage était si juste , si émouvant dans sa simplicité , l' homme était si beau de force calme qu' un frisson courut du haut en bas des travées , dégela les figures , les coeurs . Les mains se joignirent pour applaudir , d' un mouvement involontaire , d' abord ; ce fut bientôt un applaudissement chaleureux , presque unanime ; et mieux que l' applaudissement , des gorges étranglées par le sanglot de l' admiration , des yeux qui se mouillaient , à cette soudaine et belle péripétie du drame . Le troupeau reconnaissait et subissait un maître . L' éloquence de * Poujard' * hieu résidait moins dans les mots , assemblés sans art , que dans cette manifestation du maître , du mâle , de l' énergie superbe qui dominait le grouillement de fureurs et de veuleries . - depuis trente ans que je suis dans les assemblées , dit * M * Chasset * De * La * Marne , je n' ai jamais vu un pareil effet d' éloquence . * Poujard' * hieu descendit de la tribune , et un autre effet se produisit , que * M * Chasset * De * La * Marne n' avait jamais vu . Invariablement , quand l' orateur gratifié de ces longues salves d' acclamations regagne sa place , les mains n' arrêtent d' applaudir que pour se tendre vers lui , pour étreindre les siennes . * Poujard' * hieu remonta à son banc , et , sur son passage , pas une de ces mains qui scandaient sa péroraison , la minute d' avant , n' osa prendre celle du lépreux ; toutes se dissimulèrent dans les poches , sous les pupitres , déjà regelées par la défiance , l' irrésolution , la peur . - eh quoi ! Dit * Andarran à * Rousseblaigue , condamnée sans appel , cette admirable force , perdue pour la * France ! - heu ! Heu ! Fit le gascon , le mâtin est très fort ; mais , dame , on ne sait pas ... un doute cruel tenaillait * Jacques , subjugué comme les autres par le verbe souverain qui venait d' agir . Que devait -il croire ? était -il vraiment dans la caverne de voleurs qu' on disait ! Ce magnifique exemplaire de l' énergie mâle , * Poujard' * hieu , et les autres suspects , un cent et plus , assurait -on , n' était -ce qu' un vil ramassis de corrompus ? N' y avait -il au contraire , dans l' ancienne et furieuse clameur , qu' une conjuration de la basse presse et de la tourbe parlementaire , l' éternel hurlement des rages politiques , rancunes , jalousies , besoin d' égorger pour parvenir ? Incapable de résoudre , il jugeait à cette minute sous l' impression récente . Si ces hommes avaient failli , il y avait dans les sentiments déchaînés contre eux quelque chose de plus ignoble que leurs fautes mêmes . * Jacques préférait les accusés à leurs accusateurs inhumains . Pourtant , ceux -là aussi étaient en majorité de braves gens ; ils se fussent empressés à secourir un malheureux dans la rue ; ils eussent offert résolument leur poitrine à l' épée d' un insulteur ; et ils s' acharnaient là , comme des hyènes , lâchement , sur les suppliciés ! Toujours l' action de l' horrible cuve sur les coeurs que ses poisons infectaient ! Envie , lâcheté , bêtise , calomnie , blêmes furies si présentes ce jour -là qu' on croyait les voir dans l' hémicycle , personnifiées au-dessus des hommes , tangibles comme les deux femmes sculptées sur le bas-relief de la tribune , la dame avec la trompette , la dame avec les tablettes ... dans cette réaction de dégoût , * Anderran voulut serrer la main de * Poujard' * hieu . L' orateur applaudi et toujours pestiféré quittait la salle , gagnait la porte de son pas indolent . * Jacques le suivit ; il sentit que sa poignée de main aurait dû s' offrir devant tous , dans l' hémicycle , qu' il préférait la donner furtivement , dans les couloirs , et que c' était encore de la lâcheté , cette lâcheté qui collait comme une glu sur toutes les consciences , sur les autres , sur la sienne ... il ne rejoignit * Poujard' * hieu que dans le salon de la paix . C' était déjà un autre homme ; le monstre oratoire avait disparu dans le politicien madré , qui discutait avec deux directeurs de journaux les charges alléguées contre lui ; revenu bientôt au problème où il se butait , l' ancien ministre interrogeait ces journalistes : - mais pourquoi diable ont -ils sorti le * Panama ? Que machine donc * Mirevault ? Y voyez -vous clair , vous autres ? Le député d' * Eauze fut bloqué contre une fenêtre par * Van * Den * Poker . Le gouverneur de la * Crète , assidu dans le salon de la paix , paraissait fort troublé . - monsieur le député , vous savez la grave nouvelle ? Le sultan a répondu hier soir par un refus à l' ultimatum des ambassadeurs . Vous qui portez tant d' intérêt aux affaires d' * Orient , n' allez -vous pas intervenir , réclamer des explications ? C' est l' heure où se décide le sort de ma pauvre île ... - le colonel disait toujours : " ma pauvre île , " en parlant de cette * Crète qu' il n' avait jamais vue . - ma situation devient intolérable , incompatible avec le prestige nécessaire au mandataire de l' * Europe ... instruit à fuir le fâcheux gouverneur , * Jacques s' échappa , alla consulter le cadre où l' on affiche les dépêches . Le colonel avait dit vrai , cette fois : la nouvelle était d' importance et faisait prévoir de sérieuses complications . * Andarran attira sur ce télégramme l' attention de quelques collègues qui lisaient derrière son dos ; ils y regardèrent distraitement , reprirent la lecture d' un communiqué de l' havas relatif à des nominations de sous-préfets : ils épluchaient avec passion ce mouvement administratif . * Jacques fit signe à d' autres membres de son groupe , qui passaient à proximité ; une bourrasque de cris et de trépignements arriva de la salle ; on continuait de s' injurier derrière ce mur , le * Panama appelait ; les collègues se précipitèrent dans la cage du tambour , comme des moutons dans la bergerie à l' aboi des chiens qui les rallie . Avide d' une bouffée d' air pur , il poussa jusqu'à la terrasse du petit jardin , s' accouda sur le parapet , au-dessus du quai . Le soir délicieux des premiers jours de mai tombait sur * Paris . Dans l' outremer lumineux du ciel , des nuages roses semblaient refléter là-haut les corolles des marronniers en fleurs . Les rayons du couchant , projetés en faisceaux obliques , irisaient les eaux du fleuve . Les voitures revenaient du bois , pimpantes , ramenaient au faubourg des femmes jolies sous leurs toilettes claires , dans l' air fin et capiteux . Tout ce monde riait le printemps . Tout ce monde respirait le charme délicat de ces heures douces , le léger parfum d' amour qui flotte autour des parisiennes , sous les arbres élyséens , aux jeunes soirs de mai . Le torrent de vie roulait allégrement , dans la joie et la lumière , il frôlait de son gai clapotis les parois de la cuve infernale où des hommes agonisaient , martyrisés par d' autres hommes . * Jacques s' entendit appeler ; c' était son frère qui sortait de la chambre , gagnait le large . - tu en as assez ? Cria l' aîné . - oui . ça me rappelle trop les palabres des touareg , presque aussi rusés , presque aussi féroces . Ce n' est pas propre , un endroit où coule tant de haine et jamais de sang . - patiente un peu , fit * Jacques : le sang finira bien par couler . - ma foi , tant mieux pour vous . Un peu de sang laverait peut-être tout ce fiel . Bonsoir , je vais m' aérer . * Pierre allait enfiler le pont ; il revint sur ses pas , à l' appel que lui adressait de son ombrelle une des deux jeunes femmes assises dans l' élégante victoria qui s' arrêtait contre le trottoir . C' était une soeur de * Félines , leur parente ; elle avait aperçu le capitaine , elle l' appelait gaîment pour le complimenter et lui souhaiter la bienvenue à * Paris . à côté d' elle , * Jacques reconnut la princesse * Véraguine , amenée par cette amie à la chambre , où elle voulait voir la fin de la séance . * Daria lui parut encore embellie , depuis le jour de l' autre année où il avait fait sa connaissance chez les * Sinda ; sur son gracieux visage rayonnait l' explosion de vie d' un enfant en pénitence qui revient au plaisir . Elle s' inclina de son fier mouvement de cygne , quand son amie lui présenta * Pierre ; elle descendit , disparut derrière la grille , dans la petite cour où * Bayonne l' attendait , pour la placer . Immobile sur l' asphalte , l' officier la suivit d' un de ces longs regards où il entre une surprise et presque un éblouissement . * Jacques l' en tendit qui disait à leur parente , de sa voix grave : - dieu ! Que votre amie est belle ! L' aîné s' étonna ; il savait son frère si distrait , si rétif aux impressions subites . Son attention fut détournée par trois ouvriers qui passaient , levaient la tête de son côté , avec un rire gouailleur . Dans leurs propos il ne put distinguer que ce mot : * Panama ! Le mépris de la rue montait au député . N' était -il pas un de la maison maudite , un des fainéants et des vendus ? Humilié d' être là , d' y être vu , il se retira d' un haut-le-corps honteux , s' éloigna , regagna la salle des séances . à la tribune , * Mirevault délayait l' affaire , achevait de noyer les poudres . Il s' opposait à l' enquête parlementaire réclamée par le chef des socialistes , tout en s' associant aux sentiments qui avaient inspiré cette demande . Il priait la chambre de voter un ordre du jour vague et vertueux , qui flétrissait en bloc des ombres insaisissables et affirmait la résolution de faire toute la lumière sur les responsabilités encourues . - autant de mots , autant de mensonges , pensait * Andarran . - les avait -il assez souvent votées , ces flétrissures qui laissaient planer la suspicion sur tous les parlementaires afin de n' en désigner aucun , ces promesses d' une lumière qu' on n' avait ni la volonté ni le pouvoir de faire , dans le dédale d' imputations sans preuves d' où elle ne se dégagerait jamais ! - c' est idiot ! - s' écriaient autour de lui * Couilleau , * Rousseblaigue , vingt autres voix . - on nous demande de nous suicider , de jeter de la boue en l' air pour qu' elle nous retombe à tous sur le nez ! Les deux cents nouveaux , les jeunes vierges , appuyaient bruyamment l' ordre du jour . Ils avaient hâte de proclamer leur vertu immaculée , ils goûtaient le malin plaisir qu' éprouvent les nouvelles promotions à mettre dans le même sac tous les anciens . Quelques-uns de ceux -ci regimbaient , apostrophaient les nouveaux : - nous vous valons bien ! Ils préparaient néanmoins leurs bulletins de vote , avec résignation : il fallait être vertueux à l' unanimité . - c' est idiot ! - répétait -on sur tous les bancs ; et on votait . * Jacques savait par expérience combien de peurs différentes entraient dans le dosage d' un scrutin sur le * Panama : peur du soupçon , peur de l' électeur , peur des journaux , surtout ; peur de la liste nominative des votants qui paraîtrait le lendemain dans les feuilles de combat . Ses collègues n' avaient pas de qualificatifs assez sévères pour " ces méprisables , ces immondes feuilles de chantage ; " et au fond de leurs coeurs , tandis que leurs mains choisissaient le bulletin , il lisait l' angoisse qui les terrorisait : - pourvu que je sois demain du bon côté , du côté vertueux , et pas au pilori où des lettres grasses cloueront les réprouvés ! - * Couilleau , * Rousseblaigue , tant d' autres , ces honnêtes gens au-dessus de tout soupçon , qui n' avaient rien à craindre , qui auraient montré du courage devant un vrai danger , ils votaient la formule imbécile qu' ils jugeaient telle , ils eussent voté l' ordre du jour qui aurait exigé leurs propres têtes ; ils s' effondraient une fois de plus dans l' universelle lâcheté . Et * Jacques vota comme eux , et il se méprisa une fois de plus . Il rejoignit * Ferroz à la sortie . La séance avait traîné jusqu'à huit heures . La nuit était venue . Les deux députés allaient dîner sur la rive droite . * Andarran interrogea le vieux praticien . - était -elle assez dégoûtante , cette séance ? - enfantine , surtout , dit * Ferroz . Nos contemporains ont fait de l' argent le seul pouvoir , le seul régulateur des affaires humaines ; et ils s' étonnent que ce despote unique ait de fortes prises sur beaucoup d' entre eux ! Le plus amusant , c' est les distinctions qu' ils établissent entre le licite et l' illicite . Mon voisin s' indignait de bonne foi contre les vendus , et il vend ses votes au gouvernement afin d' obtenir une place lucrative pour son gendre . Criminel , le billet de banque reçu de certaines mains ; innocente , la contrepartie de ce billet reçue d' une autre main , en autre monnaie : faveurs , subventions , emplois , sinécures , qui se traduisent en dernière analyse par un avantage pécuniaire . Seul , l' argent des actionnaires du * Panama est honteux ; celui des actionnaires de l' état , des contribuables à qui on fait suer l' impôt , ne l' est pas . Et les parlementaires se pourchassent les uns les autres sous les coups de fouet d' une presse gorgée de ce même argent . Tout cela est d' une logique bien réjouissante pour le philosophe . - enfin , reprit * Jacques , sommes -nous complices ou dupes ? Que faut -il abhorrer dans cette maison , la malpropreté ou la méchanceté ? Y a -t-il eu vraiment péculat parlementaire dans les proportions qu' on dit ? N' y a -t-il qu' un mirage créé par les fureurs politiques , par les basses calomnies des partis ? * Ferroz haussa les épaules . - de tout temps , les oligarchies dirigeantes ont retiré du pouvoir quelques bénéfices matériels ; aujourd'hui comme jadis , sans doute , ni plus ni moins . La crédulité publique ajoute des zéros à des chiffres plus nombreux aujourd'hui , car il y a plus de numéraire qui roule , plus de copartageants . Et une démocratie est plus regardante . La nôtre , stimulée par une presse enragée , devient impitoyable aux faiblesses humaines . Je crois pourtant que notre peuple les pardonnerait , s' il n' avait pas le droit de se dire , avec une certaine justice faite de bon sens : ils ne m' en ont pas donné pour l' argent qu' ils m' ont pris . - oui , c' est cela , s' écria * Jacques ; c' est leur véritable crime aux yeux du peuple . Ils n' ont rien donné à la * France , ni gloire , ni prospérité ; rien , rien ... - vous êtes toujours excessif , mon jeune ami . Je dis seulement : ils n' en ont pas donné à ce pays pour l' argent qu' on les accuse d' avoir pris . - l' agitation est d' ailleurs superficielle , en dehors des politiciens . Regardez cette ville , toute au labeur ou au plaisir ; avec son bon sens , avec son indifférence sceptique à notre endroit , elle se dit : baste ! Que nos députés aient croqué leur part du gâteau ou qu' ils se vilipendent injustement les uns les autres , grand bien leur fasse , la terre n' en tournera pas moins ; travaillons et amusons -nous . - les masses populaires ne s' alarmeront sérieusement qu' à la dénonciation des autres * Panama . - qu' entendez -vous par là ? - ce que m' enseigne la physiologie . Aucun organe ne reste longtemps indemne , parfaitement sain , chez un sujet atteint de misère physiologique , miné par une maladie constitutionnelle . Aucun membre du corps social n' échappera aux accidents déterminés dans tout ce corps par l' intoxication du sang , la dégénérescence musculaire , l' anémie nerveuse . Si nos maux s' aggravent , tous les membres y passeront , ceux mêmes que l' on croit protégés par une hygiène , un habit particulier . Après le discrédit du parlement , sous d' autres formes et pour d' autres causes peut-être , - car il y a d' autres corruptions que celle de l' argent , - ne verrons -nous pas ce discrédit gagner des organes plus essentiels , judiciaires , militaires , religieux même ? Alors les coeurs et les consciences s' affoleront . - vous n' auriez pas ces craintes , cher maître , si vous aviez vu les officiers que je viens d' admirer en * Afrique , si vous aviez observé comme moi notre irréprochable clergé rural . - qui vous parle des taillis encore drus ? Je regarde aux cimes des arbres . La frondaison n' y promet plus une vigoureuse défense physiologique . C' est aux cimes de la forêt qu' on voit sa mort . - la sève y remontera des racines , dit * Andarran . Il pose une main sur le bras de * Ferroz ; de l' autre , il lui montre un fiacre arrêté dans un encombrement de voitures , au milieu du pont . Un lamentable fiacre à galerie , traîné par une haridelle efflanquée , un de ces maraudeurs qu' on trouve aux gares ; sur le véhicule antédiluvien ballottait une malle rustique , au couvercle garni de poil de chèvre . Une lumière brillait à l' intérieur de la roulotte ; un vieil ecclésiastique y lisait son bréviaire , à la lueur du rat de cave enroulé sur le pouce gauche . Quelque curé de campagne , jeté dans * Paris par un train de province , et qui achevait son office sans regarder ce * Paris . - j' en appelle ici à vos propres théories , dit * Jacques . Selon vous , nous ne valons que par la force accumulée des morts , par la continuité de leur action en nous . Ce vieil homme continue la plus ancienne , la plus invariable tradition ; il a derrière lui d' innombrables générations de morts ; il dit , dans le même esprit , les mêmes paroles que tous ces morts ont dites ; toutes leurs âmes sont concentrées , conservées dans la sienne . Où trouverez -vous une force comparable à celle -là ? - nulle part . Je m' incline devant le fait , il est constant , - approuva * Ferroz . - et je ne parle pas , poursuivit * Jacques , des forces mystérieuses où il met sa confiance . Vous les ignorez , vous n' avez pas le droit de les nier . Avez -vous calculé toutes les forces qui existent à notre insu dans les espaces planétaires , qui agissent dans l' univers , sur notre globe , sur chacun de nous ? Elles sont , et vous ne les connaîtrez jamais . - peut-être ! - fit le savant . - et son large front pensif se leva vers les étoiles , les pâles étoiles du ciel parisien , interceptées par le halo lumineux de la ville , offusquées par les feux plus vifs et plus proches dont l' éclat passager éblouit , divertit nos yeux de ces clartés éternelles . chapitre xvi . Les * Bayonne agissent : - mais pourquoi ont -ils sorti le * Panama ? Que veulent -ils ? Où mène -t-on * Mirevault ? Ce problème irritant , menaçant pour * Asserme et pour quelques autres , fit leur tourment durant les jours qui suivirent . Des lueurs apparaissaient . On avait remarqué , - * Andarran lui-même , si mal instruit des dessous , en était frappé , - la tranquillité parfaite de * Sinda , de * Napoléon * Bayonne , tandis qu' ils évoluaient dans le salon de la paix . Et pourtant on les savait mêlés à toutes les négociations secrètes du * Panama , ces deux financiers ! * Joseph , le directeur de la sûreté , avait eu des paroles de blâme discret contre les hommes qui compromettaient le bon renom de la république . Des journaux faisaient prévoir , avec des allusions transparentes aux personnages qu' ils ne nommaient pas , le débarquement prochain de trois membres du cabinet . Or , la plus influente de ces feuilles appartenait à la maison * Nathan et * Salcedo ; une autre était commanditée par le baron * Gédéon . Ces mêmes journaux avaient entamé , à mots couverts , une campagne perfide contre le chef de l' état . Au lendemain de la séance que nous venons de résumer , ils ouvrirent le feu . On se rappelle le ténébreux scandale du chèque * Orvieo et la crise qu' il provoqua . épargné jusqu'alors par la calomnie , le * Nestor du parti républicain personnifiait à l' élysée les souvenirs de 1848 , les luttes épiques contre l' empire , la majesté du long exil souffert pour la défense du droit contre le fait . Durant dix-huit ans , sur ce rocher de * Glion d' où il datait ses pamplets vengeurs , ses lettres de * Burrhus , l' ancien tribun de février , proscrit de 1852 , avait fait pendant au banni volontaire de * Jersey . On avait même conçu quelque dépit , dans l' entourage de * Victor * Hugo , contre ce sosie qui affectait sur le * Léman la pose du maître en face de l' océan , la même immobilité fatale de statue du commandeur . - " il s' est installé un * Pathmos en * Suisse , " aurait dit le grand poète , ou l' un des spirituels familiers qui faisaient des mots pour lui . Jalousie divinatrice ! Le proscrit de * Glion , qui n' avait pas la tare du génie , devait ravir un jour la place rêvée peut-être par celui de * Jersey . Son attitude d' exil fut si farouche , si tenace , qu' il lui en resta un prestige suffisant pour le conduire tout droit à l' élysée , après le triomphe définitif du parti . Le malheur avait voulu qu' il rencontrât , vers la fin des années d' exil , la * Laura * Orvieto , une italienne établie dans le canton de * Vaud , qu' il l' aimât et eût d' elle un enfant . Peu après , au lit de mort de la * Laura , il avait écouté son coeur , légitimé l' enfant , une fille . Remarié en * France au lendemain de 1870 , engagé dans la politique militante et mûr pour les grands emplois , il s' était désintéressé de la fille adoptive qu' il faisait élever en * Suisse . Elle avait très mal tourné ; on avait obtenu d' elle , moyennant pension , qu' elle reprît le nom de sa mère pour aller exercer son état de chanteuse légère le plus loin possible , à * Pesth , à * Bucharest . Tombée dans les derniers bas-fonds , la petite gale avait essayé plusieurs fois de se faufiler à * Paris . La vigilance de la sûreté décourageait ces tentatives . Aussi la stupeur de l' infortuné président fut -elle partagée par le public , quand se répandit , au moment même où l' on " sortait " du * Panama , la nouvelle de cette autre avanie : le nom du premier magistrat de la république s' étalait en vedette sur l' affiche d' une salle de café-concert , où la chanteuse débutait dans un répertoire à faire rougir des singes . Le préfet de police intervint , trop tard . Personne ne pouvait douter que cette arrivée furtive eût été tolérée , provoquée même , disaient les plus indignés , par une trahison du directeur de la sûreté . Le cas était difficile , d' ailleurs ; la jeune femme avait légalement droit au nom qu' elle reprenait ; elle menaçait de faire du tapage . Et ce n' était là pour le président que la première station du calvaire . à la suite du grand débat sur le * Panama , les journaux manoeuvrés par des mains invisibles servaient à leurs lecteurs le chèque * Orvieto : le fameux chèque de 300 . 000 francs , porté sur la liste * Coffigneux , et qui aurait été remis à la chanteuse à * Bucharest , quelques mois avant l' élection de son père à la présidence . Une pareille somme , à cette misérable fille ! Le véritable destinataire était trop indiqué . Le scandale éclata sur * Paris comme un coup de tonnerre . On sait aujourd'hui la vérité sur cette abominable machination . Un travail consciencieux , dû à la collaboration d' un de nos jeunes archivistes et d' un ancien préfet de police , a récemment élucidé ce point d' histoire et vengé la mémoire de l' homme d' état . La comparaison des feuillets du carnet * Coffigneux a fait découvrir le faux du document antidaté , la lumière a jailli sur l' intrigue scélérate qui ruina la réputation du plus probe des vieux républicains . Le complot du chèque * Orvieto fera quelque jour l' objet d' un autre récit : revenons aux événements qu' il précipita . à l' époque , dans l' emportement de la crédulité publique , ces accusations étaient reçues avec une foi aveugle . Les politiciens en admettaient facilement le bien-fondé ; mais pourquoi se produisaient -elles à ce moment ? Pourquoi ce branle-bas en pleine paix , quand aucun ennemi n' inquiétait le ministère * Mirevault ? Les soupçons d' * Asserme et des autres intéressés se précisèrent , avec les incidents qui décelaient chaque jour une action occulte , un plan savamment combiné . L' explosion de la mine dirigée contre l' élysée acheva de les éclairer . Plus de doute : une ambition impatiente visait la présidence ; et , pour s' élancer à ce faîte , elle avait choisi le tremplin de la vertu . Aux puritains de l' opposition , à ce peuple énervé par un vent de scandale , on sacrifierait en holocauste quelques suspects , des moindres , bien entendu ; - et il était d' autant plus humiliant pour * Aristide de penser qu' on le rangeait dans cette catégorie . Le chef de l' état , illustre victime , paierait pour les autres ; on mettrait naturellement à sa place le sacrificateur , l' homme austère qui aurait frappé ces grands coups pour venger la vertu . Eh quoi ! était -ce donc un * Mirevault qui avait conçu ce plan machiavélique ? Président , le gros * Mirevault , ce * Mirevault si court d' esprit et de services ? Cette folie des grandeurs était -elle spontanée chez l' honnête drapier ? Non , la suggestion venait évidemment de ses inspirateurs habituels ; on y reconnaissait leur marque de fabrique . Ainsi , ce serait eux , les * Bayonne , * Sinda , tous ces hommes compromis au premier chef dans les tripotages politico-financiers , tous ces corrupteurs , qui se feraient les champions de la vertu , les exécuteurs des malheureux qu' ils avaient jadis séduits ! Le subtil * Asserme et bien d' autres avaient mis longtemps à comprendre : leur génie ordinaire ne s' élevait pas jusqu'à ces coups d' audace , conceptions d' un cynisme transcendantal . Ils se rendirent à l' évidence quand elle leur creva les yeux . Le matin même où éclatait la bombe du chèque * Orvieto , de sûrs affidés prévenaient * Aristide que son sort était réglé : il allait être débarqué , lui et deux autres ministres , avant la fin de la semaine ; il se débrouillerait ensuite avec la justice . Effaré , le créole prit aussitôt son parti : il sauta en voiture , se fit conduire chez * Rose * Esther . à mi-chemin , il ordonna au cocher de tourner vers le palais-royal . Une idée ingénieuse lui était venue ; le fait seul qu' il l' accueillît sans la discuter montrait le désarroi d' une judiciaire troublée par la peur . Le sous-secrétaire d' état entra chez le fournisseur du ministère qui tenait boutique d' ordres et de rubans ; il choisit un modèle coquet de petites palmes académiques en argent , fit enchâsser le bijou dans un écrin qu' il mit en poche , reprit sa route vers la rue * Fortuny . Rien n' avait changé dans la maison modeste et taciturne , retirée sous ses rideaux de lierre , derrière son mur et sa grille en fers de lance . à peine une note plus luxueuse dans les aménagements nécessités par la situation grandissante et les relations plus étendues de * Rose * Esther . Elle tenait à la sobre distinction de son intérieur , elle voulait que rien n' y rappelât le faste tapageur et la mollesse galante d' un salon de comédienne en vogue . Sévère aussi l' élégance du déshabillé de matin dans lequel elle apparut , quand * Aristide , après une assez longue attente , vit la porte du boudoir s' ouvrir sur un visage impénétrable . Il s' avança avec son plus aimable sourire , tira de sa poche le petit écrin . - chère amie , j' ai tenu à vous apporter moi-même ce complément d' un arrêté qui paraîtra demain à l' officiel . le gouvernement avait le devoir de reconnaître par un témoignage public le service public que vous avez rendu , dans ce voyage d' * Angleterre qui fut vraiment un succès national . Afin de donner à la chose un caractère exceptionnel , je n' ai pas voulu attendre la fournée du 14 juillet ... d' un rire étonné , dédaigneux , * Esther l' interrompit : - pourquoi n' avez -vous pas amené la fanfare du village , pour épingler votre violette sur mon corsage aux accents de la marseillaise ? en vérité , mon pauvre * Asserme , vous me feriez croire que votre tact accoutumé s' est perdu , et votre esprit aussi , dans le cabotinage que vos fonctions vous imposent . Vous m' avez prise pour une autre . Je n' aime pas les mauvaises plaisanteries , et je sais me garder de tous les ridicules . Rentrez bien vite votre crachat ; et retirez ce soir votre arrêté . Sachez que je ne vous pardonnerais jamais si demain votre officiel prêtait à rire à mes dépens . * Aristide eut la perception de l' impair qu' il venait de commettre et s' en étonna lui-même . Décontenancé , il balbutia : - oh ! Bien entendu , ce n' était là qu' un acompte indigne de vous , en attendant la croix que ... qui devra récompenser prochainement ... le plus grand talent de notre époque . - je vous ai dit , reprit * Esther , que je me garde de tous les ridicules : des gros comme des petits . Je porte peu de bijoux , et seulement ceux de mon sexe . Je vous prie donc de ne pas vous occuper de ma mise ; je sais seule ce qui sied au caractère de mes toilettes et comment elles doivent se distinguer des autres . Cette fois , * Aristide ne comprenait plus ; pas plus qu' il n' avait compris , jusqu'à ce jour , le haut vol de l' esprit de domination chez les oncles d' * Esther . La force de l' effacement discret échappe à ces cabotins étourdis par les parades politiques . - désarçonné dans ses préparations savantes , il alla droit au fait . - n' en parlons plus , chère amie . Si je me suis trompé sur vos goûts , c' était à bonne intention . Vous connaissez mon attachement dévoué ; et je sais combien je puis compter sur votre amitié . Aussi voulais -je vous entretenir de mes inquiétudes , du souci que me donnent tous ces événements ... avec une franchise relative , il s' ouvrit de ses soupçons , de ses craintes , il se plaignit amèrement de l' injuste abandon qu' il pressentait . * Esther le laissa achever , de l' air dont elle écoutait un auteur qui lui apportait une pièce injouable . - je veux croire , dit -elle , que vous vous exagérez le danger . Sinon , c' est en effet très fâcheux . Mais qu' y puis -je ? - tout ! S' écria le créole . - vos conseils sont tout-puissants sur les hommes qui vont commettre une faute politique irréparable ! Il s' échauffa , tour à tour véhément , attendri , cherchant à attendrir ; avec les mouvements maladroits d' un nageur qui coule à pic et se raccroche à la branche qu' il sent lui manquer . Plus il s' animait , plus la physionomie d' * Esther se figeait dans une indifférence ennuyée . - je n' y puis rien , je vous assure ; je suis étrangère à toutes ces intrigues . - vous ne voulez pas m' entendre ! Reprit -il avec une sourde irritation . - c' est pourtant vous qui l' avez désirée , cette satanée combinaison , vous qui m' avez demandé de m' y entremettre . Souvenez -vous ! - oh ! Fit -elle négligemment , j' ai pu m' amuser un jour à votre partie de barres , quand j' avais moins à faire . Maintenant , je suis toute à mon art , j' ignore ces misères ; à peine si je lis les journaux . * Asserme se sentit perdu . Il lisait sa condamnation sur ce visage glacial . Qu' elle fût l' âme des desseins concertés autour d' elle , il n' en pouvait douter . Il continuait ses instances pour la fléchir , et l' inutilité de cette humiliation lui apparaissait mieux à chaque mot . Une colère bouillonnait en lui , avec le sentiment de son impuissance à châtier la trahison : pas une arme , pas un papier avec quoi il pût se venger de la femme habile dont l' action ne laissait jamais de traces . à bout d' efforts , il se leva . Soudain , une illumination lui vint : il avait trouvé son trait du parthe . - pardon de vous avoir dérangée à cette heure , j' ai tant d' obligations , aujourd'hui ! Il faut avant tout que j' aille complimenter notre ami * Elzéar . - de quoi ? Demanda * Esther . - vous ne savez pas la grande nouvelle ? * Elzéar épouse enfin sa princesse . Ah ! Ils ont mené les choses rondement ! Revenue depuis quelques jours , elle s' est brusquement décidée à sauter le pas . La baronne * Dolorès m' en a instruit en confidence , hier soir , au bal du ministère : la princesse venait de lui écrire . On ne parlait que de cela , ce sera officiel demain . * Elzéar publie partout son bonheur , paraît -il ; on le dit au septième ciel ! Il regardait attentivement * Esther . Pas un trait ne bougea sur le joli masque indéchiffrable . Elle dit tranquillement : - si * M . * Bayonne accepte les félicitations , je vous charge de lui porter les miennes . Et d' un geste de reine qui donne congé , elle tendit au sous-secrétaire d' état une main froide , indifférente ; la poignée de main qu' on octroie au quémandeur fastidieux , en lui remettant une dernière pièce de cent sous , avant de le consigner pour toujours à la porte . Il eût tremblé , l' imprudent , s' il avait pu voir le regard qui le suivait encore , après sa disparition . Il avait frappé juste , au seul endroit sensible . La jeune femme se pelotonna sur sa chaise longue , le menton dans les paumes , le front plissé par la méditation où elle s' absorba longtemps . - permettre , ou ne pas permettre ce rapt ? - c' était la question qu' elle agitait . à cette heure , devant la menace subite de l' irrévocable , elle sentait combien elle tenait à lui , son * Elzéar si beau , si passionné , qui était sa seule volupté , la seule part qu' elle eût jamais faite aux frénésies intimes de sa nature . Certes , elle avait restreint cette part , avec la rigoureuse discipline que son esprit ambitieux imposait à toute fantaisie dangereuse . Elle ne lui accordait que de rares et courtes échappées d' amour , dérèglements réglés d' une vie où tout était calculé , où tous les emplois de son temps , de son intelligence , de sa personne , étaient subordonnés à un dessein tenace . Jamais elle n' avait toléré une imprudence qui pût donner l' alarme à * M . * De * Kermaheuc ; soit qu' elle eût des vues d' avenir très définies sur l' affection touchante du marquis ; soit qu' elle cédât , comme elle le disait avec une réelle sincérité , à la superstition qui l' attachait au fier vieillard , qui plaçait dans l' estime de ce grand coeur le refuge inexpugnable , le rachat de toutes les choses dégradantes qu' elle faisait en les jugeant , l' anoblissement réclamé par les parties hautes de son âme . Car il y avait des parties hautes dans l' âme complexe de cette femme , comme il y en avait de cyniques et d' implacables . Ces dernières la conduisaient , quand elle se soumettait froidement à tous les moyens pour atteindre son but , pour acquérir un nouvel instrument de domination , pour amasser l' argent qui est une force ; quand elle nouait avec un * Sinda , un * Nahasson , avec tous les potentats de la finance et de la politique , des relations qu' on soupçonnait à peine tant elle y apportait de mystère et d' habileté . Toutes ces surcharges de sa vie n' en laissaient pour * Elzéar que des miettes ; elle y tenait d' autant plus , à ces miettes savoureuses . Elle avait perdu ses illusions premières sur lui , en tant que rénovateur social et maître futur d' un monde où il luttait mal . La femme voit vite la faiblesse du dieu admiré de loin , quand elle avilit ce dieu dans sa couche . - mon pauvre enfant , lui disait -elle parfois dans leurs heures d' abandon , tu n' es pas fait de notre acier : * Rachel t' a mal trempé . Tu ne sais ni résoudre vite , ni frapper fort , comme mes oncles , comme nous tous . Ton imagination fougueuse t' a porté d' abord , elle te jouera quelque mauvais tour . Lorsque viendra pour toi la grande crise qui vient pour tout homme , la tête te tournera , tu es de ceux qui sombrent en une minute , je frémis d' y penser . - et je t' aime ainsi , je t' aime peut-être pour ta faiblesse dans ta beauté ! Donne toutes tes lèvres , que j' y mette de la force ! - elle disait cela , et elle l' épuisait au lieu de l' accroître , cette force . Oui , elle aimait peut-être en lui le maître physique dont l' âme est moins virile que celle de la femme volontairement asservie . Elle aimait en lui le seul homme que l' eût éveillée à la passion , le seul avec lequel elle se sentît à l' aise , dans toute la liberté de ses instincts , - " en famille , " comme elle lui avait dit d' abord , - allégée de cette surveillance d' elle-même qu' elle n' abdiquait jamais dans les bras des autres . Et il allait être ravi à son amour , celui qui donnait ces enivrantes relâches ! Par qui ? Par une folle , une rêveuse , cette femme d' une race antagoniste , et qui se croyait insolemment plus noble ! L' orgueil d' * Esther se révoltait devant le défi ; son orgueil , et la naturelle âpreté qui est leur force en même temps que leur faiblesse , l' obstination à ne rien laisser perdre des biens possédés , à jouer simultanément et jusqu'au bout toutes les parties engagées , à risquer le million , s' il le faut , plutôt que d' abandonner le centime une fois acquis . Elle s' était levée , son pas de songerie foulait le tapis devant la cheminée ; à cette même place où elle avait arraché * Elzéar , un soir , à l' obsession de la rivale ; à cette place où elle avait goûté sur ses lèvres conquises , pour la première fois , le trouble délicieux qui revenait à cette heure , poignant de tout le regret rapporté à celle qui ne le connaîtrait plus . Et elle l' appelait , l' homme qu' elle aurait peut-être éconduit , l' instant d' avant , si quelque arrangement profitable avec un * Sinda l' eût exigé . Elle l' appelait de tout son orgueil , de toute sa passion fouettée par la lutte et le danger , de toutes les tendresses enfantines qui survivaient dans un coin féminin de son coeur ; elle le voulait , de toutes les attaches secrètes qui s' étaient formées , pour et par cet amant , au plus intime de la femme , de l' amante furieuse qu' elle pouvait être sous ses baisers , uniquement sous ceux -là ... d' une brusque détente nerveuse , la petite main poussa violemment un bouton de sonnerie . à la camériste qui entrait , la voix brève et sifflante jeta ces mots : - ma robe de faille noire , ma capote de tulle et jais . - et une voiture , tout de suite . Un quart d' heure après , le coupé de remise emportait * Esther rue * Jean- * Goujon , à l' hôtel occupé par la princesse * Véraguine . La princesse était chez elle . L' actrice tira une carte de visite où ne figuraient que ces mots : * Rose * Esther , de la comédie-française . elle hésita , réfléchit quelques secondes ; au moment de remettre la carte au serviteur qui l' introduisait , elle la réintégra dans la pochette de maroquin , demanda une feuille de papier et un crayon , écrivit : * Esther * Bayonne ( de la comédie-française . ) - il le faut ! Pensa -t-elle . - bah ! Un peu plus tôt , un peu plus tard , tout le monde connaîtra la vérité , déjà sue ou soupçonnée par * Asserme , par tant d' autres . Et ce sera mieux ainsi . - mes oncles ? ... au point où je suis montée , ils ne peuvent plus me renier ; rentrons en ligne , de pair avec eux . - le marquis ? ... je m' en charge , j' aurai réponse à tout . Le serviteur porta ce papier à sa maîtresse . * Daria venait de fermer un volume d' * Henry * George , le socialiste américain . Elle suivait sa pensée , ramenée par le livre vers l' homme qu' elle voulait semblable à ces grands remueurs d' idées . Durant les longs mois de solitude , cette pensée avait travaillé sur le héros idéal dont elle se formait l' image : il prenait les traits du seul visage qui eût fait une vive impression sur la jeune enthousiaste . Les velléités irrésolues de l' autre année étaient devenues des projets fermement arrêtés . Séduite à la première rencontre , elle avait été prompte à se donner en paroles , par une sorte de forfanterie : manière de bravade nihiliste où se complaisent ces natures exaltées . Mais la femme , la vierge qu' elle était peut-être , s' était défendue instinctivement contre une surprise des sens , avec les pudeurs , les méfiances , les alarmes du coeur et de la chair qui parlaient plus fort que les mots fanfarons . Ces tergiversations avaient affolé * Elzéar pendant quelques semaines , elle le savait , elle en jouissait un peu , elle s' en voulait beaucoup : droite de caractère , pressée d' arriver au but supérieur qu' elle assignait à leur association , elle ne se serait pas pardonné un simple manège de coquetterie avec un homme de valeur . Elle y avait longuement songé , sous ces bouleaux de * Krasnoï- * Rok où elle languissait : aiguillonnée par l' ennui , par l' exaltation croissante des idées , par l' impatience de sentir et d' agir , elle avait résolu de commencer enfin la vie de sentiment et d' action . * Elzéar , grandi par l' éloignement et le souvenir , serait l' initiateur de cette vie . * Daria revenait , prête à se rendre , après quelque épreuve décisive qu' un reste de prudence exigeait encore ; loyalement prête à tout , jusqu'à l' abdication de sa liberté et de son rang social ; - toujours la bravade nihiliste , cette avidité de l' immolation qui est leur marque spécifique ! Aimait -elle vraiment l' élu de son rêve ? La réponse eût été embarrassante pour qui aurait vu clair au fond de ce coeur . Elle n' aimait peut-être que le délire de sa propre volonté ; de cette volonté qu' une impression fortuite a mise en mouvement , et qui va droit devant elle , se grise d' elle-même , périra dans sa gageure plutôt que d' en avoir le démenti . Les premières entrevues de * Bayonne et de la princesse , au lendemain du retour à * Paris , n' avaient pas été ce qu' elle attendait . Après une longue séparation entre deux êtres qu' une attraction violente a rapprochés un instant , sans qu' il y ait eu fusion complète , les coeurs ne se rejoignent pas au point précis où ils s' étaient quittés . Les coeurs ont cheminé par des voies différentes . Le temps et la distance ont tissu un voile qu' il faut d' abord déchirer . * Daria ne retrouvait pas tout à fait dans * Elzéar l' homme que son imagination solitaire avait façonné , celui dont elle croyait se souvenir et qu' elle se figurait avoir laissé à * Paris , un an auparavant . Elle devinait en lui quelque chose de contraint et de dérobé ; cette âme avait des retraites , des fuites , cet esprit jugeait autrement des objets sur lesquels , autrefois , elle et lui pensaient en commun . - elle se reprocha ses doutes . Dès qu' elle eut raffermi son empire , après les premières mésintelligences , elle le reconnut , toujours passionné , ardent à la vouloir , docile dans l' instant aux suggestions d' idées . Le désir amorti par l' absence s' était vite réveillé chez * Elzéar . * Daria donnait à tous l' impression éprouvée par * Andarran sur la terrasse du palais-bourbon : elle avait fait provision de beauté , comme il arrive aux jeunes femmes après ces longues éclipses rurales , où il semble qu' elles épargnent ce qu' elles ne dépensent pour aucun admirateur . Le charme renouvelé qui émanait de toute sa personne , on l' eût dit emprunté aux orchidées de la forêt russe que nul regard ne déflore , imprégné de leur grâce sauvage et de leur chaste parfum . Il agissait sur le jeune homme , bientôt ramené à ses transports d' antan . Le pouvoir intermittent d' * Esther était déjà oublié . Mais si la passion revenait , chaleureuse comme aux premiers jours , elle n' était plus aussi exclusive de tout calcul . Mûri par cette année d' expériences politiques , chaque jour plus complaisant aux tentations d' intérêt et d' ambition qu' on faisait bruire à ses oreilles , il avait modifié toutes ses idées dans un sens pratique ; moins pressé de réformer le monde , plus pressé de le posséder . Sur cette pente , le coeur aussi devient plus pratique . Dans l' amour de * Daria , * Bayonne apercevait ce qu' il s' était défendu d' y voir au début : des avantages éblouissants , un merveilleux coup de fortune , si la maîtresse désirée , obtenue , consentait à devenir la compagne , l' épouse . - de là quelques différences dans ses empressements : il cherchait moins follement auprès d' elle la surprise rapide qui n' eût donné que l' ivresse ; il voulait l' amener à une explication franche , complète , sur la façon dont elle concevait l' avenir de leur liaison . Précisément , l' avant-veille , après une longue causerie d' idées où elle avait combattu ce qu' elle appelait " l' affreux positivisme d' un apôtre qu' on m' a changé , " * Daria , interrompue par un visiteur , avait dit : - la prochaine fois , nous parlerons sentiment . Nos coeurs se sont rejoints , après quelques tâtonnements de ces frères séparés . Il faut qu' ils s' ouvrent tout entiers . Je ne veux plus vous tourmenter , * Elzéar , vous serez content de moi . Les coeurs s' étaient en effet rejoints , à la fin de cette causerie ; l' indéfinissable gêne des premiers entretiens s' était fondue dans la chaleur d' une petite querelle de jalousie . * Bayonne reprochait à la princesse une conversation en a parte , chez les * Sinda , avec le capitaine * Andarran , amené par son frère à cette soirée . - vous qui ne faites jamais attention à personne , vous m' avez négligé pour ne vous occuper que de ce militaire ! - il m' a amusée , je le confesse , répondait * Daria . - c' est à grand'peine qu' on lui tire quelques mots , et , derrière ces mots , on entrevoit tant de pays étranges , tant d' action accumulée , une vie largement vécue et si différente de la nôtre ! J' ai cru sentir une force dans ce garçon . Oh ! Une force grossière , inférieure ; vous savez le cas que j' en fais ! J' ai péché comme * Desdémone , j' ai écouté le more ; mais pas jusqu'à l' aimer pour les dangers qu' il a courus ! Elle riait . Elle n' ajoutait pas qu' en s' éloignant de * Pierre elle avait saisi , avec ce sixième sens que les femmes ont dans le dos , le regard attaché sur elle ; un long regard mesureur de déserts et d' horizons infinis . Elle ne disait pas qu' un instant , si blasée qu' elle fût sur les oeillades mondaines , elle avait aimé l' hommage involontaire et subi le pouvoir de ces yeux dominateurs . - sensation légère , fugitive , de celles que la plus sincère juge inutile d' avouer à l' homme dont elle dépend ; sensation vite oubliée , quand elle se retrouvait près d' * Elzéar , quand elle mûrissait la grande résolution de lui engager enfin sa vie . Et c' était encore là le sujet de ses pensées , dans l' après-midi du jour qu' elle s' était réservé pour la réflexion , avant l' explication promise pour le lendemain , - lorsqu' on lui remit le papier d' * Esther . Elle lut , relut ; la surprise se peignit sur son visage . - faites entrer , dit -elle . Avenante et simple dans sa petite robe noire , l' actrice se présenta avec la juste mesure d' aisance , avec la distinction accomplie d' une jeune dame de charité introduite chez une personne de son rang . - vous me pardonnerez , princesse , la liberté que je prends , sous le couvert de votre ambassade . Je viens solliciter votre charité pour une de vos compatriotes , une pauvre artiste russe échouée à * Paris , où elle se trouve dans le dernier dénuement . La communauté israélite dont elle fait partie s' était cotisée pour lui procurer quelques secours . Cela n' a pas suffi . Nous organisons une représentation à son bénéfice , je me suis chargée de placer des billets . On m' a dit à l' ambassade que nous pourrions compter sur vos sentiments de générosité , on m' a encouragée à vous importuner hardiment . Je ne me serais pas permis de vous écrire . Je suis venue , sûre d' intéresser votre coeur à cette infortune . * Daria s' était levée , elle montrait gracieusement un fauteuil à la solliciteuse . - certainement , mademoiselle . Veuillez vous asseoir , tandis que j' envoie chercher ma bourse . Je profiterai avec joie de l' occasion pour vous remercier des bonnes soirées que je vous dois , du nouveau plaisir d' art que vous m' avez fait goûter , avant-hier encore , dans votre belle interprétation de la chaldéenne ... mais , si l' on pouvait oublier vos traits quand on vous a vue en scène , j' aurais hésité ... ce nom ... - elle prit le papier posé sur un guéridon . - nous ne vous avions pas encore applaudie sous ce nom , n' est -il pas vrai ? - oui , dit simplement * Esther , je ne prends pas mon nom de famille au théâtre . - j' ai des parents engagés dans cette terrible carrière de la politique , où l' on se fait arme de tout , où l' on ne trouve aucun état assez relevé , paraît -il . Ceci fut dit avec un sourire spirituel , un soupçon de dédain qui la plaçait d' emblée au-dessus de ces petitesses . - seriez -vous parente de * M * Bayonne , le député ? Demanda la princesse , visiblement surprise . - oh ! Très éloignée . Et je connais trop le coeur de mon ami * Elzéar pour ne pas le savoir au-dessus de ces minces préoccupations . Mais nous avons , lui et moi , des proches dans l' administration , dans les affaires , * Messieurs * Bayonne ... vous les avez peut-être rencontrés , princesse ? Sous l' épaisse voilette , les yeux d' * Esther scrutaient le visage de son interlocutrice . L' étonnement qu' il exprimait n' était pas feint . Très neuve à toutes les choses de * France qui n' intéressaient pas son monde , absente depuis que les * Bayonne avait pris tant de crédit , * Daria les ignorait . On lui avait présenté une fois , chez * Sinda , le financier , * Louis- * Napoléon ; elle n' avait pas songé à établir une corrélation entre son ami et ce porteur d' un nom que l' étrangère pouvait croire très répandu . Par délicatesse de coeur , elle n' avait jamais interrogé * Elzéar , sur des origines qu' elle devinait humbles et obscures ; elle attendait des confidences qui n' étaient pas encore venues . Elle n' avait jamais été renseignée par les informateurs mondains ; leur malignité prudente se contenait , devant la femme qui affichait d' une façon si provocante son goût pour le socialiste . - * Esther s' assura du premier coup d' oeil que ses prévisions ne l' avaient pas trompée : la princesse ne savait rien . - oui , continua -t-elle négligemment , nous sommes nombreux , dans toutes les directions où l' on travaille ; et très fiers de nous réclamer du grand orateur . Ce pauvre * Elzéar , qui l' eût dit ? C' était le plus mal partagé de nous tous par la fortune . Ses débuts furent pénibles , avant que sa mère * Rachel n' eût relevé leur maison industrielle . Il ne doit rien qu' à son mérite ; et nous serions tous si heureux de son élévation ! Il avait été un peu excessif dans ses idées , je crois ; il devient raisonnable , il me le disait encore l' autre soir , - il a toujours été si bon pour moi , - tandis que nous le félicitons de sa prochaine entrée dans le ministère . - ministre ! * Bayonne ! - cette exclamation échappa à * Daria , comme si elle se parlait à elle-même . - mais je ne voudrais pas trahir ses secrets , c' est peut-être prématuré ... je reviens à cette malheureuse artiste , princesse ... - elle jouait la confusion d' une personne qui s' est laissée aller trop loin , sur un sujet d' ailleurs indifférent à ses auditeurs . * Daria n' écoutait plus , elle pensait . " - ministre , * Bayonne ... parent d' * Esther ... fils de * Rachel ... leur communauté ... " des jours se faisaient de toute part , subitement , dans son cerveau ; certaines particularités , certains rapprochements , certaines réticences d' * Elzéar qui l' avaient intriguée plus d' une fois , sans l' arrêter autrement , revenaient à sa mémoire , inondée de lumière ; elle apercevait d' un seul coup toutes les réalités qui devaient le plus meurtrir son idéal , dans le passé , dans le présent , dans l' avenir . Devant cet écroulement , la russe redevint celle qui se jugeait si bien , lorsqu' elle disait à * Bayonne , en lui contant l' histoire de la siclétia : " ce qui m' épouvantait le plus , c' était de sentir en moi une propension naturelle à agir comme ce tyran , dans une heure d' emportement , si un inférieur m' eût résisté . " - d' un de ces mouvements impulsifs qu' elle n' avait jamais su maîtriser , qui étaient dans le sang , dans la race , dans l' orgueilleuse hérédité de l' omnipotence seigneuriale , elle se leva , avança d' un pas vers * Esther , la colère aux yeux et à la bouche : - pourquoi me dites -vous tout cela , mademoiselle , pourquoi ? - mais , fit l' actrice , avec un air d' étonnement calme , vous m' interrogiez , princesse , j' ai répondu . - je disais donc que ma pauvre camarade ... - non , commanda la voix irritée , pas de comédie , ici ! Vous êtes venue pour me dire tout cela , je le sens . Pourquoi ? Elle laissait s' épancher le bouillonnement intérieur , comme si elle eût été seule , avec une superbe insouciance de la créature qui écoutait là , devant elle . Celle -ci se leva à son tour . - en vérité , madame , je ne comprends pas ... votre trouble ... pour une chose si simple ! Je regrette de vous avoir indisposée . Il vaut mieux que je me retire . - restez . Parlez . Vous saviez que cet homme m' est cher . Vous êtes venue vous dresser entre lui et moi , pour me le rendre odieux . Pourquoi ? De quel droit ? Que vous est -il ? - je ne vous dois pas de confidences , madame . - dites donc tout ! Je parle bien , moi ! Vous craignez qu' on ne vous l' enlève , ce parent ... cet ami ... plus , peut-être : cet amant ? J' ai deviné , ne mentez pas ! Les deux femmes étaient debout , devant la cheminée , face à face . * Esther se grandit , toujours très calme , appuya sur chaque syllabe : - je laisse le mensonge à d' autres , madame . Puisque vous tenez tant à le savoir , il a été , il est encore ce que vous venez de dire . Une crispation , un frémissement d' une seconde chez * Daria , ce fut tout . Le sentiment de sa dignité lui revint . Elle se rassit avec nonchalance , toisa insolemment la comédienne , de bas en haut . - c' est complet . Je vous remercie de vos renseignements , mademoiselle , ils viennent à point . Veuillez remettre vos billets à mon maître d' hôtel , il vous versera le montant de ma dette . * Esther s' inclina imperceptiblement , sortit , très pâle , mordant ses lèvres sous l' affront . La porte de l' hôtel franchie , elle secoua résolument la tête . - il le fallait , pensa -t-elle . C' est elle , la vaincue . Les apparences ne sont rien , le fond des choses est tout . C' est elle , l' humiliée . Elle remonta dans sa voiture avec la joie du triomphe . Elle venait de le trancher , d' un coup décisif , ce lien irritant qu' un mensonge d' * Asserme lui avait représenté comme déjà formé . C' était fini , elle tenait sa victoire . - elle s' en fût tenue moins assurée , si elle avait fait la part d' une chance d' erreur que les esprits de sa famille ne prévoient jamais . Calculateurs très exacts de toutes les forces rationnelles , ces esprits négligent ce que les astronomes appellent l' astre troublant : réaction des forces incalculables , des folles générosités du coeur , illogisme du sentiment toujours possible dans les natures d' une autre complexion morale . Les aberrations de la volonté chez une * Daria * Véraguine , le singulier mélange d' ascétisme et d' orgueil où cette volonté se retrempe pour des actes déconcertants , voilà ce qu' une * Esther * Bayonne ne comprend jamais . Pas plus qu' elle n' eût compris le mot proféré avec un geste de bravade par * Daria , peu de temps après que la porte se fut refermée : cet intraduisible " nitchévo ! " qui résume , aux heures d' incertitude ou de péril , tout le fatalisme d' une grande race , tout le défi altier qu' elle jette au destin en s' abandonnant à lui . * Daria le tira du plus profond d' elle-même , ce mot , en se relevant après quelques instants d' abattement . Et la femme qui hésitait depuis une année , sous l' empire de vagues défiances , qui voulait s' accorder une dernière journée de laborieuses réflexions , cette même femme , éclairée soudain sur des indignités pires que ses craintes , prit aussitôt une décision . Elle sortit , arrêta |