_: | " ite missa est . " la porte de l' église de * Péribonka s' ouvrit et les hommes commencèrent à sortir . Un instant plus tôt elle avait paru désolée , cette église , juchée au bord du chemin sur la berge haute au-dessus de la rivière * Péribonka , dont la nappe glacée et couverte de neige était toute pareille à une plaine . La neige gisait épaisse sur le chemin aussi , et sur les champs , car le soleil d' avril n' envoyait entre les nuages gris que quelques rayons sans chaleur et les grandes pluies de printemps n' étaient pas encore venues . Toute cette blancheur froide , la petitesse de l' église de bois et des quelques maisons , de bois également , espacées le long du chemin , la lisière sombre de la forêt , si proche qu' elle semblait une menace , tout parlait d' une vie dure dans un pays austère . Mais voici que les hommes et les jeunes gens franchirent la porte de l' église , s' assemblèrent en groupes sur le large perron , et les salutations joviales , les appels moqueurs lancés d' un groupe à l' autre , l' entre-croisement constant des propos sérieux ou gais témoignèrent de suite que ces hommes appartenaient à une race pétrie d' invincible allégresse et que rien ne peut empêcher de rire . * Cléophas * Pesant , fils de * Thadée * Pesant le forgeron , s' enorgueillissait déjà d' un habillement d' été de couleur claire , un habillement américain aux larges épaules matelassées ; seulement il avait gardé pour ce dimanche encore froid sa coiffure d' hiver , une casquette de drap noir aux oreillettes doublées en peau de lièvre , au lieu du chapeau de feutre dur qu' il eût aimé porter . à côté de lui * Egide * Simard , et d' autres qui , comme lui , étaient venus de loin en traîneau , agrafaient en sortant de l' église leurs gros manteaux de fourrure qu' ils serraient à la taille avec des écharpes rouges . Des jeunes gens du village , très élégants dans leurs pelisses à col de loutre , parlaient avec déférence au vieux * Nazaire * Larouche , un grand homme gris aux larges épaules osseuses qui n' avait rien changé pour la messe à sa tenue de tous les jours : vêtement court de toile brune doublé de peau de mouton , culottes rapiécées et gros bas de laine grise dans des mocassins en peau d' orignal . - eh bien , * Monsieur * Larouche , ça marche -t-il toujours de l' autre bord de l' eau ? -pas pire , les jeunesses . Pas pire ! Chacun tirait de sa poche sa pipe et la vessie de porc pleine de feuilles de tabac hachées à la main et commençait à fumer d' un air de contentement , après une heure et demie de contrainte . Tout en aspirant les premières bouffées ils causaient du temps , du printemps qui venait , de l' état de la glace sur le lac * Saint- * Jean et sur les rivières , de leurs affaires et des nouvelles de la paroisse , en hommes qui ne se voient guère qu' une fois la semaine à cause des grandes distances et des mauvais chemins . - le lac est encore bon , dit * Cléophas * Pesant , mais les rivières ne sont déjà plus sûres . La glace s' est fendue cette semaine à ras le banc de sable en face de l' île , là où il y a eu des trous chauds tout l' hiver . D' autres commençaient à parler de la récolte probable , avant même que la terre se fût montrée . - je vous dis que l' année sera pauvre , fit un vieux , la terre avait gelé avant les dernières neiges . Puis les conversations se ralentirent et l' on se tourna vers la première marche du perron , d' où * Napoléon * Laliberté se préparait à crier , comme toutes les semaines , les nouvelles de la paroisse . Il resta immobile et muet quelques instants , attendant le silence , les mains à fond dans les poches de son grand manteau de loup-cervier , plissant le front et fermant à demi ses yeux vifs sous la toque de fourrure profondément enfoncée ; et quand le silence fut venu , il se mit à crier les nouvelles de toutes ses forces , de la voix d' un charretier qui encourage ses chevaux dans une côte . - les travaux du quai vont recommencer ... j' ai reçu de l' argent du gouvernement , et tous ceux qui veulent se faire engager n' ont qu' à venir me trouver avant les vêpres . Si vous voulez que cet argent -là reste dans la paroisse au lieu de retourner à * Québec , c' est de venir me parler pour vous faire engager vitement . Quelques-uns allèrent vers lui ; d' autres , insouciants , se contentèrent de rire . Un jaloux dit à demi voix : - et qui va être un " foreman " à trois piastres par jour ? C' est le bonhomme * Laliberté ... mais il disait cela plus par moquerie que par malice , et finit par rire aussi . Toujours les mains dans les poches de son grand manteau , se redressant et carrant les épaules sur la plus haute marche du perron , * Napoléon * Laliberté continuait à crier très fort . - un arpenteur de * Roberval va venir dans la paroisse la semaine prochaine . S' il y en a qui veulent faire arpenter leurs lots avant de rebâtir les clôtures pour l' été , c' est de le dire . La nouvelle sombra dans l' indifférence . Les cultivateurs de * Péribonka ne se souciaient guère de faire rectifier les limites de leurs terres pour gagner ou perdre quelques pieds carrés , alors qu' aux plus vaillants d' entre eux restaient encore à défricher les deux tiers de leurs concessions , d' innombrables arpents de forêt ou de savane à conquérir . Il poursuivait : - il y a " icitte " deux hommes qui ont de l' argent pour acheter les pelleteries . Si vous avez des peaux d' ours , ou de vison , ou de rat musqué , ou de renard , allez voir ces hommes -là au magasin avant mercredi ou bien adressez -vous à * François * Paradis , de * Mistassini , qui est avec eux . Ils ont de l' argent en masse et ils payeront " cash " pour toutes les peaux de première classe . Il avait fini les nouvelles et descendit les marches du perron . Un petit homme à figure chafouine le remplaça . - qui veut acheter un beau jeune cochon de ma grand'race ? Demanda -t-il en montrant du doigt une masse informe qui s' agitait dans un sac à ses pieds . Un grand éclat de rire lui répondit . - on les connaît , les cochons de la grand'race à * Hormidas . Gros comme des rats , et vifs comme des " écureux " pour sauter les clôtures . - vingt-cinq vingt-cinq cents ! Cria un jeune homme par dérision . - cinquante cents ! -une piastre ! -ne fais pas le fou , * Jean . Ta femme ne te laissera pas payer une piastre pour ce cochon -là . * Jean s' obstina . - une piastre . Je ne m' en dédis pas . * Hormidas * Bérubé fit une grimace de mépris et attendit d' autres enchères ; mais il ne vint que des quolibets et des rires . Pendant ce temps les femmes avaient commencé à sortir de l' église à leur tour . Jeunes ou vieilles , jolies ou laides , elles étaient presque toutes bien vêtues en des pelisses de fourrure ou des manteaux de drap épais ; car pour cette fête unique de leur vie qu' était la messe du dimanche elles avaient abandonné leurs blouses de grosse toile et les jupons en laine du pays , et un étranger se fût étonné de les trouver presque élégantes au coeur de ce pays sauvage , si typiquement françaises parmi les grands bois désolés et la neige , et aussi bien mises à coup sûr , ces paysannes , que la plupart des jeunes bourgeoises des provinces de * France . * Cléophas * Pesant attendit * Louisa * Tremblay , qui était seule , et ils s' en allèrent ensemble vers les maisons , le long du trottoir de planches . D' autres se contentèrent d' échanger avec les jeunes filles , au passage , des propos plaisants , les tutoyant du tutoiement facile du pays de * Québec , et aussi parce qu' ils avaient presque tous grandi ensemble . * Pite * Gaudreau , les yeux tournés vers la porte de l' église , annonça : - * Maria * Chapdelaine est revenue de sa promenade à * Saint-prime , et voilà le père * Chapdelaine qui est venu la chercher . Ils étaient plusieurs au village pour qui ces * Chapdelaine étaient presque des étrangers . - * Samuel * Chapdelaine , qui a une terre de l' autre bord de la rivière , au-dessus de * Honfleur , dans le bois ? -c'est ça . - et la créature qui est avec lui , c' est sa fille , eh ? * Maria ... - ouais . Elle était en promenade depuis un mois à * Saint-prime , dans la famille de sa mère . Des * Bouchard , parents de * Wilfrid * Bouchard , de * Saint- * Gédéon ... les regards curieux s' étaient tournés vers le haut du perron . L' un des jeunes gens fit à * Maria * Chapdelaine l' hommage de son admiration paysanne : - une belle grosse fille ! Dit -il . - certain ! Une belle grosse fille , et vaillante avec ça . C' est de malheur qu' elle reste si loin d' ici , dans le bois . Mais comment est -ce que les jeunesses du village pourraient aller veiller chez eux , de l' autre bord de la rivière , en haut des chutes , à plus de douze milles de distance , et les derniers milles quasiment sans chemin ? Ils la regardaient avec des sourires farauds , tout en parlant d' elle , cette belle fille presque inaccessible ; mais quand elle descendit les marches du perron de bois avec son père et passa près d' eux , une gêne les prit , ils se reculèrent gauchement , comme s' il y avait eu entre elle et eux quelque chose de plus que la rivière à traverser et douze milles de mauvais chemins dans les bois . Les groupes formés devant l' église se dispersaient peu à peu . Certains regagnaient leurs maisons , ayant appris toutes les nouvelles ; d' autres , avant de partir , allaient passer une heure dans un des deux lieux de réunion du village : le presbytère ou le magasin . Ceux qui venaient des " rangs " , ces longs alignements de concessions à la lisière de la forêt , détachaient l' un après l' autre les chevaux rangés et amenaient leurs traîneaux au bas des marches de l' église pour y faire monter femmes et enfants . * Samuel * Chapdelaine et * Maria n' avaient fait que quelques pas dans le chemin lorsqu' un jeune homme les aborda . - bonjour , * Monsieur * Chapdelaine . Bonjour , * Mademoiselle * Maria . C' est un " adon " que je vous rencontre , puisque votre terre est plus haut le long de la rivière et que moi-même je ne viens pas souvent par " icitte " . Ses yeux hardis allaient de l' un à l' autre . Quand il les détournait , il semblait que ce fût seulement à la réflexion et par politesse , et bientôt ils revenaient , et leur regard dévisageait , interrogeait de nouveau , clair , perçant , chargé d' avidité ingénue . - * François * Paradis ! S' exclama le père * Chapdelaine . C' est un " adon " de fait , car voilà longtemps que je ne t' avais vu , * François . Et voilà ton père mort , de même . As -tu gardé la terre ? Le jeune homme ne répondit pas ; il regardait * Maria curieusement , et avec un sourire simple , comme s' il attendait qu' elle parlât à son tour . - tu te rappelles bien * François * Paradis , de * Mistassini , * Maria ? Il n' a pas changé guère . - vous non plus , * Monsieur * Chapdelaine . Votre fille , c' est différent ; elle a changé ; mais je l' aurais bien reconnue tout de suite . Ils avaient passé la veille à * Saint- * Michel-de- * Mistassini , au grand jour de l' après-midi ; mais de revoir ce jeune homme , après sept ans , et d' entendre prononcer son nom , évoqua en * Maria un souvenir plus précis et plus vif en vérité que sa vision d' hier : le grand pont de bois , couvert , peint en rouge , et un peu pareil à une arche de * Noé d' une étonnante longueur ; les deux berges qui s' élevaient presque de suite en hautes collines , le vieux monastère blotti entre la rivière et le commencement de la pente , l' eau qui blanchissait , bouillonnait et se précipitait du haut en bas du grand rapide comme dans un escalier géant . - * François * Paradis ! ... bien sûr , " son " père , que je me rappelle * François * Paradis . Satisfait , celui -ci répondait aux questions de tout à l' heure . - non , * Monsieur * Chapdelaine , je n' ai pas gardé la terre . Quand le bonhomme est mort j' ai tout vendu , et depuis j' ai presque toujours travaillé dans le bois , fait la chasse ou bien commercé avec les sauvages du grand lac à * Mistassini ou de la * Rivière-aux-foins . J' ai aussi passé deux ans au * Labrador . Son regard voyagea une fois de plus de * Samuel * Chapdelaine à * Maria , qui détourna modestement les yeux . - remontez -vous aujourd'hui ? Interrogea -t-il . - oui ; de suite après dîner . - je suis content de vous avoir vu , parce que je vais passer près de chez vous , en haut de la rivière , dans deux ou trois semaines , dès que la glace sera descendue . Je suis icitte avec des belges qui vont acheter des pelleteries aux sauvages ; nous commencerons à remonter à la première eau claire , et si nous nous tentons près de votre terre , au-dessus des chutes , j' irai veiller un soir . - c' est correct , * François ; on t' attendra . Les aunes formaient un long buisson épais le long de la rivière * Péribonka ; mais leurs branches dénudées ne cachaient pas la chute abrupte de la berge , ni la vaste plaine d' eau glacée , ni la lisière sombre du bois qui serrait de près l' autre rive , ne laissant entre la désolation touffue des grands arbres droits et la désolation nue de l' eau figée que quelques champs étroits , souvent encore semés de souches , si étroits en vérité qu' ils semblaient étrangler sous la poigne du pays sauvage . Pour * Maria * Chapdelaine , qui regardait toutes ces choses distraitement , il n' y avait rien là de désolant ni de redoutable . Elle n' avait jamais connu que des aspects comme ceux -là d' octobre à mai , ou bien d' autres plus frustes encore et plus tristes , plus éloignés des maisons et des cultures ; et même tout ce qui l' entourait ce matin -là lui parut soudain adouci , illuminé par un réconfort , par quelque chose de précieux et de bon qu' elle pouvait maintenant attendre . Le printemps arrivait , peut-être ... ou bien encore l' approche d' une autre raison de joie qui venait vers elle sans laisser deviner son nom . * Samuel * Chapdelaine et * Maria allèrent dîner avec leur parente * Azalma * Larouche , chez qui ils avaient passé la nuit . Il n' y avait là avec eux que leur hôtesse , veuve depuis plusieurs années , et le vieux * Nazaire * Larouche , son beau-frère . * Azalma était une grande femme plate , au profil indécis d' enfant , qui parlait très vite et presque sans cesse tout en préparant le repas dans la cuisine . De temps à autre , elle s' arrêtait et s' asseyait en face de ses visiteurs , moins pour se reposer que pour donner à ce qu' elle allait dire une importance spéciale ; mais presque aussitôt l' assaisonnement d' un plat ou la disposition des assiettes sur la table réclamaient son attention , et son monologue se poursuivait au milieu des bruits de vaisselle et de poêlons secoués . La soupe aux pois fut bientôt prête et servie . Tout en mangeant , les deux hommes parlèrent de l' avancement de leurs terres et de l' état de la glace de printemps . - vous devez être bons pour traverser à soir , dit * Nazaire * Larouche , mais ce sera juste et je calcule que vous serez à peu près les derniers . Le courant est fort au-dessous de la chute , et il a déjà plu trois jours . - tout le monde dit que la glace durera encore longtemps , répliqua sa belle-soeur . Vous avez beau coucher encore icitte à soir tous les deux , et après souper les jeunes gens du village viendront veiller . C' est bien juste que * Maria ait encore un peu de plaisir avant que vous l' emmeniez là-haut dans le bois . - elle a eu suffisamment de plaisir à * Saint-prime , avec des veillées de chant et de jeux presque tous les soirs . Nous vous remercions , mais je vais atteler de suite après le dîner , pour arriver là-bas à bonne heure . Le vieux * Nazaire * Larouche parla du sermon du matin , qu' il avait trouvé convaincant et beau ; puis après un intervalle de silence il demanda brusquement : - avez -vous cuit ? Sa belle-soeur , étonnée , le regarda quelques instants et finit par comprendre qu' il demandait ainsi du pain . Quelques instants plus tard il interrogea de nouveau . - votre pompe , elle marche -t-y bien ? Cela voulait dire qu' il n' y avait pas d' eau sur la table . * Azalma se leva pour aller en chercher , et derrière son dos le vieux adressa à * Maria * Chapdelaine un clin d' oeil facétieux . - je lui conte ça par paraboles , chuchota -t-il . C' est plus poli . Les murs de planches de la maison étaient tapissés avec de vieux journaux , ornés de calendriers distribués par les fabricants de machines agricoles ou les marchands de grain , et aussi de gravures pieuses : une reproduction presque sans perspective , en couleurs crues , de la basilique de * Sainte- * anne-de- * Beaupré ; le portrait du pape * Pie * X , un chromo où la vierge * Marie offrait aux regards avec un sourire pâle son coeur à la fois sanglant et nimbé d' or . - c' est plus beau que chez nous , songea * Maria . * Nazaire * Larouche continuait à se faire servir par paraboles . - votre cochon était -il ben maigre ? Demandait -il ; ou bien : - vous aimez ça , vous , le sucre du pays ? Moi , j' aime ça sans raison ... * Azalma lui servait une seconde tranche de lard ou tirait de l' armoire le pain de sucre d' érable . Quand elle se fâcha de ces manières inusitées et le somma de se servir lui-même comme d' habitude , il l' apaisa avec des excuses pleines de bonne humeur . - c' est correct . C' est correct . Je ne le ferai plus ; mais vous aviez coutume d' entendre la risée , * Azalma . Il faut entendre la risée quand on reçoit à sa table des jeunesses comme moi . * Maria sourit et songea que son père et lui se ressemblaient un peu ; tous deux hauts et larges , gris de cheveux , des visages couleur de cuir , et dans leurs yeux vifs la même éternelle jeunesse que donne souvent aux hommes du pays de * Québec leur éternelle simplicité . Ils partirent presque de suite après la fin du repas . La neige fondue à la surface par les premières pluies et gelant de nouveau sous le froid des nuits était merveilleusement glissante et fuyait sous les patins du traîneau . Derrière eux les hautes collines bleues qui bornaient l' horizon de l' autre côté du lac Saint- * Jean disparurent peu à peu à mesure qu' ils remontaient la longue courbe de la rivière . En passant devant l' église , * Samuel * Chapdelaine dit pensivement : - c' est beau , la messe . J' ai souvent bien du regret que nous soyons si loin des églises . Peut-être que de ne pas pouvoir faire notre religion tous les dimanches , ça nous empêche d' être aussi chanceux que les autres . - ce n' est pas notre faute , soupira * Maria , nous sommes trop loin ! Son père secoua encore la tête d' un air de regret . Le spectacle magnifique du culte , les chants latins , les cierges allumés , la solennité de la messe du dimanche le remplissaient chaque fois d' une grande ferveur . Un peu plus loin il commença à chanter : j' irai la voir un jour , m' asseoir près de son trône , recevoir ma couronne et régner à mon tour ... il avait la voix forte et juste et chantait à pleine gorge d' un air d' extase ; mais bientôt ses yeux se fermèrent et son menton retomba sur sa poitrine peu à peu . La voiture ne manquait jamais de l' endormir , et son cheval , devinant l' assoupissement habituel du maître , ralentit et finit par prendre le pas . - marche donc , * Charles- * eugène ! Il s' était réveillé brusquement et étendit la main vers le fouet . * Charles- * eugène reprit le trot , résigné . Plusieurs générations auparavant , un * Chapdelaine avait nourri une longue querelle avec un voisin qui portait ces noms , et il les avait promptement donnés à un vieux cheval découragé et un peu boiteux qu' il avait , pour s' accorder la satisfaction de crier tous les jours , très fort , en passant devant la maison de son ennemi : - * Charles- * eugène , grand " malvenant " ! Vilaine bête mal domptée ! Marche donc , * Charles- * eugène ! Depuis un siècle , la querelle était finie et oubliée ; mais les * Chapdelaine avaient toujours continué à appeler leur cheval * Charles- * eugène . De nouveau le cantique s' éleva , sonore , plein de ferveur mystique : au ciel , au ciel , au ciel , j' irai la voir un jour ... puis une fois de plus , le sommeil fut le plus fort , la voix retomba , et * Maria ramassa les guides que la main de son père avait laissées échapper . Le chemin glacé longeait la rivière glacée . Sur l' autre rive les maisons s' espaçaient , pathétiquement éloignées les unes des autres , chacune entourée d' une étendue de terrain défriché . Derrière ce terrain , et des deux côtés , c' était le bois qui venait jusqu'à la berge : fond vert sombre et de cyprès sur lequel quelques troncs de bouleaux se détachaient çà et là , blancs et nus comme les colonnes d' un temple en ruines . De l' autre côté du chemin la bande de terre défrichée était plus large et continue ; les maisons plus rapprochées semblaient prolonger le village en avant-garde ; mais toujours derrière les champs nus la lisière des bois apparaissait et suivait comme une ombre , interminable bande sombre entre la blancheur froide du sol et le ciel gris . - * Charles- * eugène , marche un peu ! Le père * Chapdelaine s' était réveillé et étendait la main vers le fouet dans son geste habituel de menace débonnaire ; mais quand le cheval ralentit de nouveau après quelques foulées plus vives , il s' était déjà rendormi , les mains ouvertes sur ses genoux et montrant les paumes luisantes de ses mitaines en cuir de cheval , le menton appuyé sur le poil épais de son manteau . Au bout de deux milles , le chemin escalada une côte abrupte et entra en plein bois . Les maisons qui depuis le village s' espaçaient dans la plaine s' évanouirent d' un seul coup , et la perspective ne fut plus qu' une cité de troncs nus sortant du sol blanc . Même l' éternel vert foncé des sapins , des épinettes et des cyprès se faisait rare ; les quelques jeunes arbres vivants se perdaient parmi les innombrables squelettes couchés à terre et recouverts de neige , ou ces autres squelettes encore debout , décharnés et noircis . Vingt ans plus tôt les grands incendies avaient passé par là , et la végétation nouvelle ne faisait que poindre entre les troncs morts et les couches calcinées . Les buttes se succédaient , et le chemin courait de l' une à l' autre en une succession de descentes et de montées guère plus profondes que le profil d' une houle de mer haute . * Maria * Chapdelaine ajusta sa pelisse autour d' elle , cacha ses mains sous la grande robe de carriole en chèvre grise , et ferma à demi les yeux . Il n' y avait rien à voir ici ; dans les villages les maisons et les granges neuves pouvaient s' élever d' une saison à l' autre , ou bien se vider et tomber en ruines ; mais la vie du bois était quelque chose de si lent qu' il eût fallu plus qu' une patience humaine pour attendre et noter un changement . Le cheval resta le seul être pleinement conscient sur le chemin . Le traîneau glissait facilement sur la neige dure , frôlant les souches qui se dressaient des deux côtés au ras des ornières ; * Charles- * eugène suivait exactement tous les détours , descendait au grand trot les courtes côtes et remontait la pente opposée d' un pas lent , en bête d' expérience tout à fait capable de mener ses maîtres au perron de leur maison sans être importunée de commandement ni de pesées des guides . Quelques milles encore , et le bois s' ouvrit de nouveau pour laisser reparaître la rivière . Le chemin dévala la dernière butte du plateau pour descendre presque au niveau de la glace . Sur un mille de berge montante trois maisons s' espaçaient ; mais celles -là étaient bien plus primitives encore que les maisons du village , et derrière elles on ne voyait presque aucun champ défriché , presque aucune trace des cultures de l' été , comme si elles n' avaient été bâties là qu' en témoignage de la présence des hommes . * Charles- * eugène tourna brusquement sur la droite , raidit ses jambes de devant pour ralentir dans la pente et s' arrêta net au bord de la glace . Le père * Chapdelaine ouvrit les yeux . - tenez , " son " père , fit * Maria , voilà les cordeaux ! Il prit les guides , mais , avant de faire repartir son cheval , resta immobile quelques secondes , surveillant la surface de la rivière gelée . - il est venu un peu d' eau sur la glace , dit -il , et la neige a fondu ; mais nous devons être bons pour traverser pareil . Marche , * Charles- * eugène ! Le cheval flaira la nappe blanche avant de s' y aventurer , puis s' en alla tout droit . Les ornières permanentes de l' hiver avaient disparu ; les jeunes sapins plantés de distance en distance qui avaient marqué le chemin étaient presque tous tombés et gisaient dans la neige mi-fondue ; en passant près de l' île , la glace craqua deux fois , mais sans fléchir . * Charles- * eugène trottait allègrement vers la maison de * Charles * Lindsay , visible sur l' autre bord . Pourtant lorsque le traîneau arriva au milieu du courant , au-dessous de la grande chute , il dut ralentir à cause de la mince couche d' eau qui s' étendait là et détrempait la neige . Lentement ils approchèrent de la rive ; il ne restait plus que trente pieds à franchir quand la glace commença à craquer de nouveau et ondula sous les pieds du cheval . Le père * Chapdelaine s' était mis debout , bien réveillé cette fois , les yeux vifs et résolus sous son casque de fourrure . - * Charles- * eugène , marche ! Marche donc ! Cria -t-il de sa grande voix rude . Le vieux cheval planta dans la neige semi-liquide les crampons de ses sabots et s' en alla vers la rive par bonds , avec de grands coups de collier . Au moment où ils atterrissaient , une plaque de glace vira un peu sous les patins du traîneau et s' enfonça , laissant à sa place un trou d' eau claire . * Samuel * Chapdelaine se retourna . - nous serons les derniers à traverser , cette saison , dit -il . Et il laissa son cheval souffler un peu avant de monter la côte . Bientôt après ils quittèrent le grand chemin pour un autre qui s' enfonçait dans les bois . Celui -là n' était guère plus qu' une piste rudimentaire encore encombrée de racines , et qui décrivait de petites courbes opportunistes pour éviter les rochers ou les souches . Il grimpa une montée , serpenta sur un plateau au milieu du bois brûlé , laissant parfois un aperçu sur la descente du flanc abrupt , les masses de pierre du rapide , le versant opposé qui devenait plus haut et plus escarpé au-dessus de la chute , puis rentrant dans la désolation des arbres couchés à terre et des chicots noircis . Des coteaux de pierre , une fois contournés , semblèrent se refermer derrière eux ; les brûlés firent place à la foule sombre des épinettes et des sapins ; les montagnes de la rivière * Alec se montrèrent deux ou trois fois dans le lointain ; et bientôt les voyageurs perçurent à la fois un espace de terre défriché , une fumée qui montait , les jappements d' un chien . - ils vont être contents de te revoir , * Maria , dit le père * Chapdelaine . Tout le monde s' est ennuyé de toi . L' heure du souper était venue que * Maria n' avait pas encore fini de répondre aux questions , de raconter , sans en omettre aucun , les incidents de son voyage , de donner les nouvelles de * Saint-prime et de * Péribonka , et toutes les autres nouvelles qu' elle avait pu recueillir au cours du chemin . * Tit' * Bé , assis sur une chaise , en face de sa soeur , fumait pipe sur pipe sans détourner les yeux d' elle une seconde , craignant de laisser échapper quelque révélation importante qu' elle aurait tue jusque -là . La petite * Alma-rose , debout près d' elle , la tenait par le cou ; * Télesphore écoutait aussi , tout en réparant avec des ficelles l' attelage de son chien . La mère * Chapdelaine attisait le feu dans le grand poêle de fonte , allait , venait , tirait de l' armoire les assiettes et les couverts , le pain , le pichet de lait , penchait au-dessus d' un pot de verre la grande jarre de sirop de sucre . Fréquemment elle s' interrompait pour interroger * Maria ou l' écouter et restait songeuse quelques instants , les poings sur les hanches , revoyant par la pensée les villages dont elle entendait parler . - ... alors , l' église est finie : une belle église en pierre , avec des peintures en dedans et des châssis de couleur ... que ça doit donc être beau ! * Johnny * Bouchard a bâti une grange neuve l' été dernier , et c' est une petite * Perron , une fille d' * Abélard * Perron , de * Saint- * jérôme , qui fait la classe ... huit ans que je n' ai pas été à * Saint-prime , quand on pense ! C' est une belle paroisse , et qui m' aurait bien " adonné " ; du beau terrain " planche " aussi loin qu' on peut voir , pas de crans ni de bois , rien que des champs carrés avec de bonnes clôtures droites , de la terre forte , et les chars à moins de deux heures de voiture ... c' est peut-être péché de le dire ; mais tout mon " règne " , j' aurai du regret que ton père ait eu le goût de mouver si souvent et de pousser plus loin et toujours plus loin dans le bois , au lieu de prendre une terre dans une des vieilles paroisses . Par la petite fenêtre carrée elle contemplait avec mélancolie les quelques champs nus qui s' étendaient derrière la maison , la grange de bois brut aux planches mal jointes , et plus loin l' étendue de terre encore semée de souches , en lisière de la forêt , qui ne faisait que laisser espérer une récompense de foin ou de grain aux longues patiences . - tiens , fit * Alma-rose , voilà * Chien qui vient se faire flatter aussi . * Maria baissa les yeux vers le chien qui venait lui mettre sur les genoux sa tête longue aux yeux tristes , et elle le caressa avec des mots d' amitié . - il s' est ennuyé de toi tout comme nous , dit encore * Alma-rose . Tous les matins il allait regarder dans ton lit pour voir si tu n' étais pas revenue . Elle l' appela à son tour . - viens , * Chien ; viens que je te flatte aussi . * Chien allait de l' une à l' autre , docile , fermant à moitié les yeux à chaque caresse . * Maria regarda autour d' elle , cherchant quelque changement à vrai dire improbable qui se fût fait pendant son absence . Le grand poêle à trois ponts occupait le milieu de la maison ; un tuyau de tôle en sortait , qui après une montée verticale de quelques pieds décrivait un angle droit et se prolongeait horizontalement jusqu'à l' extérieur , afin que rien de la précieuse chaleur ne se perdît . Dans un coin la grande armoire de bois ; tout près , la table , le banc contre le mur , et de l' autre côté de la porte l' évier et la pompe . Une cloison partant du mur opposé semblait vouloir séparer cette partie de la maison en deux pièces ; seulement elle s' arrêtait avant d' arriver au poêle et aucune cloison ne la rejoignait , de sorte que ces deux compartiments de la salle unique , chacun enclos de trois côtés , ressemblaient à un décor de théâtre , un de ces décors conventionnels dont on veut bien croire qu' ils représentent deux appartements distincts , encore que les regards des spectateurs les pénètrent tous les deux à la fois . Le père et la mère * Chapdelaine avaient leur lit dans un de ces compartiments ; * Maria et * Alma-rose dans l' autre . Dans un coin , un escalier droit menait par une trappe au grenier , où les garçons couchaient pendant l' été ; l' hiver venu , ils descendaient leur lit en bas et dormaient à la chaleur du poêle avec les autres . Accrochés au mur , des calendriers illustrés des marchands de * Roberval ou de * Chicoutimi ; une image de * Jésus enfant dans les bras de sa mère : un * Jésus aux immenses yeux bleus dans une figure rose , étendant des mains potelées ; une autre image représentant quelque sainte femme inconnue regardant le ciel d' un air d' extase ; la première page d' un numéro de noël d' un journal de * Québec , pleine d' étoiles grosses comme des lunes et d' anges qui volaient les ailes repliées . - as -tu été sage pendant que je n' étais pas là , * Alma-rose ? Ce fut la mère * Chapdelaine qui répondit : - * Alma-rose n' a pas été trop haïssable ; mais * Télesphore m' a donné du tourment . Ce n' est pas qu' il fasse bien du mal ; mais les choses qu' il dit ! On dirait que cet enfant -là n' a pas tout son génie . * Télesphore s' affairait avec l' attelage du chien et prétendait ne pas entendre . Les errements du jeune * Télesphore constituaient le seul drame domestique que connût la maison . Pour s' expliquer à elle-même et pour lui faire comprendre à lui ses péchés perpétuels , la mère * Chapdelaine s' était façonné une sorte de polythéisme compliqué , tout un monde surnaturel où des génies néfastes ou bienveillants le poussaient tour à tour à la faute et au repentir . L' enfant avait fini par ne se considérer lui-même que comme un simple champ-clos , où des démons assurément malins et des anges bons mais un peu simples se livraient sans fin un combat inégal . Devant le pot de confiture vide il murmurait d' un air sombre : - c' est le démon de la gourmandise qui m' a tenté . Rentrant d' une escapade avec des vêtements déchirés et salis , il expliquait , sans attendre des reproches : - le démon de la désobéissance m' a fait faire ça . C' est lui , certain ! Et presque aussitôt il affirmait son indignation et ses bonnes intentions . - mais il ne faut pas qu' il y revienne , eh , " sa " mère ! Il ne faut pas qu' il y revienne , ce méchant démon . Je prendrai le fusil à " son " père et je le tuerai ... - on ne tue pas les démons avec un fusil , prononçait la mère * Chapdelaine . Quand tu sens la tentation qui vient , prends ton chapelet et dis des prières . * Télesphore n' osait répondre ; mais il secouait la tête d' un air de doute . Le fusil lui paraissait à la fois plus plaisant et plus sûr et il rêvait d' un combat héroïque , d' une longue tuerie dont il sortirait parfait et pur , délivré à jamais des embûches du malin . * Samuel * Chapdelaine rentra dans la maison et le souper fut servi . Les signes de croix autour de la table ; les lèvres remuant en des " benedicite " muets , * Télesphore et * Alma-rose récitant les leurs à haute voix ; puis d' autres signes de croix ; le bruit des chaises et du banc approchés , les cuillers heurtant les assiettes . Il sembla à * Maria qu' elle remarquait ces gestes et ces sons pour la première fois de sa vie , après son absence ; qu' ils étaient différents des sons et des gestes , d' ailleurs et revêtaient une douceur et une solennité particulières d' être accomplis en cette maison isolée dans les bois . Ils achevaient de souper lorsqu' un bruit de pas se fit entendre au dehors ; * Chien dressa les oreilles , mais sans grogner . - un veilleux , dit la mère * Chapdelaine . C' est * Eutrope * Gagnon qui vient nous voir . La prophétie était facile puisque * Eutrope * Gagnon était leur unique voisin . L' année précédente , il avait pris une concession à deux milles de là avec son frère ; ce dernier était monté aux chantiers pour l' hiver , le laissant seul dans la hutte de troncs bruts qu' ils avaient élevée . Il apparut sur le seuil , son fanal à la main . - salut un chacun , fit -il en ôtant son casque de laine . La nuit était claire et il y a encore une croûte sur la neige ; alors puisque ça marchait bien , j' ai pensé que je viendrais veiller et voir si vous étiez revenu . Malgré qu' il vint pour * Maria , comme chacun savait , c' était au père * Chapdelaine seulement qu' il s' adressait , un peu par timidité et un peu par respect de l' étiquette paysanne . Il prit la chaise qu' on lui avançait . - le temps est doux ; c' est tout juste s' il ne " mouille " pas . On voit que les pluies de printemps arrivent ... c' était commencer ainsi une de ces conversations de paysans qui sont comme une interminable mélopée pleine de redites , chacun approuvant les paroles qui viennent d' être prononcées et y ajoutant d' autres paroles qui les répètent . Et le sujet en fut tout naturellement l' éternelle lamentation canadienne : la plainte sans révolte contre le fardeau écrasant du long hiver . - les animaux sont dans l' étable depuis la fin de septembre , et il ne reste quasiment plus rien dans la grange , dit la mère * Chapdelaine . Hormis que le printemps n' arrive bientôt , je ne sais pas ce que nous allons faire . - encore trois semaines avant qu' on puisse les mettre dehors , pour le moins ! -un cheval , trois vaches , un cochon et des moutons , sans compter les poules , c' est que ça mange , dit * Tit' * Bé d' un air de grande sagesse . Il fumait et causait avec les hommes maintenant , de par ses quatorze ans , ses larges épaules et sa connaissance des choses de la terre . Huit ans plus tôt il avait commencé à soigner les animaux et à rentrer chaque jour dans la maison sur son petit traîneau la provision de bois nécessaire . Un peu plus tard il avait appris à crier très fort : " heulle ! Heulle ! " derrière les vaches aux croupes maigres , et : " hue ! Dia ! " et " harrié ! " derrière les chevaux au labour , à tenir la fourche à foin et à bâtir les clôtures de pieux . Depuis deux ans il maniait tour à tour la hache et la faux à côté de son père , conduisait le grand traîneau à bois sur la neige dure , semait et moissonnait sans conseil ; de sorte que personne ne lui contestait plus le droit d' exprimer librement son avis et de fumer incessamment le fort tabac en feuilles . Il avait encore sa figure imberbe d' enfant , aux traits indécis , des yeux candides , et un étranger se fût probablement étonné de l' entendre parler avec une lenteur mesurée de vieil homme plein d' expérience et de le voir bourrer éternellement sa pipe de bois ; mais au pays de * Québec les garçons sont traités en hommes dès qu' ils prennent part au travail des hommes , et de leur usage précoce du tabac ils peuvent toujours donner comme raison que c' est une défense contre les terribles insectes harcelants de l' été : moustiques , maringouins et mouches noires . - que ce doit donc être plaisant de vivre dans un pays où il n' y a presque pas d' hiver , et où la terre nourrit les hommes et les animaux . Icitte c' est l' homme qui nourrit les animaux et la terre , à force de travail . Si nous n' avions pas * Esdras et * Da' * Bé dans le bois , qui gagnent de " bonnes " gages , comment ferions -nous ? -pourtant la terre est bonne par icitte , fit * Eutrope * Gagnon . - la terre est bonne ; mais il faut se battre avec le bois pour l' avoir ; et pour vivre il faut économiser sur tout et besogner du matin au soir , et tout faire soi-même , parce que les autres maisons sont si loin . La mère * Chapdelaine se tut et soupira . Elle pensait toujours avec regret aux vieilles paroisses où la terre est défrichée et cultivée depuis longtemps , et où les maisons sont proches les unes des autres , comme à une sorte de paradis perdu . Son mari serra les poings et hocha la tête d' un air obstiné . - attends quelques mois seulement ... quand les garçons seront revenus du bois , nous allons nous mettre au travail , eux deux , * Tit' * Bé et moi , et nous allons faire de la terre . à quatre hommes bons sur la hache et qui n' ont pas peur de l' ouvrage , ça marche vite , même dans le bois dur . Dans deux ans d' ici nous aurons du grain et du pacage de quoi nourrir bien des animaux . Je te dis que nous allons faire de la terre ... faire de la terre ! C' est la forte expression du pays , qui exprime tout ce qui gît de travail terrible entre la pauvreté du bois sauvage et la fertilité finale des champs labourés et semés . * Samuel * Chapdelaine en parlait avec une flamme d' enthousiasme et d' entêtement dans les yeux . C' était sa passion à lui : une passion d' homme fait pour le défrichement plutôt que pour la culture . Cinq fois déjà depuis sa jeunesse il avait pris une concession , bâti une maison , une étable et une grange , taillé en plein bois un bien prospère ; et cinq fois il avait vendu ce bien pour s' en aller recommencer plus loin vers le nord , découragé tout à coup , perdant tout intérêt et toute ardeur une fois le premier labeur rude fini , dès que les voisins arrivaient nombreux et que le pays commençait à se peupler et à s' ouvrir . Quelques hommes le comprenaient ; les autres le trouvaient courageux , mais peu sage , et répétaient que s' il avait su se fixer quelque part , lui et les siens seraient maintenant à leur aise . à leur aise ... ô * Dieu redoutable des écritures , que tous ceux du pays de * Québec adorent sans subtilité ni doute , toi qui condamnas tes créatures à gagner leur pain à la sueur de leur front , laisses -tu s' effacer une seconde le pli sévère de tes sourcils , lorsque tu entends dire que quelques unes de ces créatures sont affranchies , et qu' elles sont enfin à leur aise ? à leur aise ... il faut avoir besogné durement de l' aube à la nuit avec son dos et ses membres pour comprendre ce que cela veut dire ; et les gens de la terre sont ceux qui le comprennent le mieux . Cela veut dire le fardeau retiré : le pesant fardeau de travail et de crainte . Cela veut dire une permission de repos qui , même lorsqu' on n' en use pas , est comme une grâce de tous les instants . Pour les vieilles gens cela veut dire un peu d' orgueil approuvé de tous , la révélation tardive de douceurs inconnues , une heure de paresse , une promenade au loin , une gourmandise ou un achat sans calcul inquiet , les cent complaisances d' une vie facile . Le coeur humain est ainsi fait que la plupart de ceux qui ont payé la rançon et ainsi conquis la liberté -l'aise-se sont , en la conquérant , façonné une nature incapable d' en jouir , et continuent leur dure vie jusqu'à la mort ; et c' est à ces autres , mal doués ou malchanceux , qui n' ont pu se racheter , eux , et restent esclaves , que l' aise apparaît avec toutes ses grâces d' état inaccessible . Peut-être les * Chapdelaine pensaient -ils à cela et chacun à sa manière ; le père avec l' optimisme invincible d' un homme qui se sait fort et se croit sage ; la mère avec un regret résigné ; et les autres , les jeunes , d' une façon plus vague et sans amertume , à cause de la longue vie assurément heureuse qu' ils voyaient devant eux . * Maria regardait parfois à la dérobée * Eutrope * Gagnon , et puis détournait aussitôt les yeux très vite , parce que chaque fois elle surprenait ses yeux à lui fixés sur elle , pleins d' une adoration humble . Depuis un an elle s' était habituée sans déplaisir à ses fréquentes visites et à recevoir chaque dimanche soir dans le cercle des figures de la famille sa figure brune qui respirait la bonne humeur et la patience ; mais cette courte absence d' un mois semblait avoir tout changé , et en revenant au foyer elle y rapportait une impression confuse que commençait une étape de sa vie à elle où il n' aurait point de part . Quand les sujets ordinaires de conversation furent épuisés , l' on joua aux cartes : au " quatre-sept " et au " boeuf " ; puis * Eutrope regarda sa grosse montre d' argent et vit qu' il était temps de partir . Le fanal allumé , les adieux faits , il s' arrêta un instant sur le seuil pour sonder la nuit du regard . - il mouille ! Fit -il . Ses hôtes vinrent jusqu'à la porte et regardèrent à leur tour ; la pluie commençait , une pluie de printemps aux larges gouttes pesantes , sous laquelle la neige commençait à s' ameublir et à fondre . - le " sudet " a pris , prononça le père * Chapdelaine . On peut dire que l' hiver est quasiment fini . Chacun exprima à sa manière son soulagement et son plaisir ; mais ce fut * Maria qui resta le plus longtemps sur le seuil , écoutant le crépitement doux de la pluie , guettant la glissade indistincte du ciel sombre au-dessus de la masse plus sombre des bois , aspirant le vent tiède qui venait du sud . - le printemps n' est pas loin ... le printemps n' est pas loin ... elle sentait que depuis le commencement du monde il n' y avait jamais eu de printemps comme ce printemps -là . Trois jours plus tard * Maria entendit en ouvrant la porte au matin un son qui la figea quelques instants sur place , immobile , prêtant l' oreille . C' était un mugissement lointain et continu , le tonnerre des grandes chutes qui étaient restées glacées et muettes tout l' hiver . - la glace descend , dit -elle en rentrant . On entend les chutes . Alors ils se mirent tous à parler une fois de plus de la saison qui s' ouvrait et des travaux qui allaient devenir possibles . Mai amenait une alternance de pluies chaudes et de beaux jours ensoleillés qui triomphait peu à peu du gel accumulé du long hiver . Les souches basses et les racines émergeaient , bien que l' ombre des sapins et des cyprès serrés protégeât la longue agonie des plaques de neige ; les chemins se transformaient en fondrières ; là où la mousse brune se montrait , elle était toute gonflée d' eau et pareille à une éponge . En d' autres pays c' était déjà le renouveau , le travail ardent de la sève , la poussée des bourgeons et bientôt des feuilles ; mais le sol canadien , si loin vers le nord , ne faisait que se débarrasser avec effort de son lourd manteau froid avant de songer à revivre . Dix fois , au cours de la journée , la mère * Chapdelaine ou * Maria ouvrirent la fenêtre pour goûter la tiédeur de l' air , pour écouter le chuchotement de l' eau courante en quoi s' évanouissait la dernière neige sur les pentes , et cette autre grande voix qui annonçait que la rivière * Péribonka s' était libérée et charriait joyeusement vers le grand lac les bancs de glace venus du nord . Au soir , le père * Chapdelaine s' assit sur le seuil pour fumer , et dit pensivement : - * François * Paradis va passer bientôt . Il a dit qu' il viendrait peut-être nous voir . * Maria répondit : " oui " très doucement , et bénit l' ombre qui cachait son visage . Il vint dix jours plus tard , longtemps après la nuit tombée . Les femmes restaient seules à la maison avec * Tit' * Bé et les enfants , le père étant allé chercher de la graine de semence à * Honfleur , d' où il ne reviendrait que le lendemain . * Télesphore et * Alma-rose étaient couchés , * Tit' * Bé fumait une dernière pipe avant la prière en commun , quand * Chien jappa plusieurs fois et vint flairer la porte close . Presque aussitôt deux coups légers retentirent . Le visiteur attendit qu' on lui criât d' entrer et parut sur le seuil . Il s' excusa de l' heure tardive , mais sans timidité . - nous avons campé au bout du portage , dit -il , en haut des chutes . Il a fallu monter la tente et installer les belges pour la nuit . Quand je suis parti je savais bien que ce n' était quasiment plus l' heure de veiller et que les chemins à travers le bois seraient mauvais pour venir . Mais je suis venu pareil , et quand j' ai vu la lumière ... ses grandes bottes indiennes disparaissaient sous la boue ; il soufflait un peu entre ses paroles , comme un homme qui a couru ; mais ses yeux clairs étaient tranquilles et pleins d' assurance . - il n' y a que * Tit' * Bé qui ait changé , fit -il encore . Quand vous avez quitté * Mistassini il était haut de même ... son geste indiquait la taille d' un enfant . La mère * Chapdelaine le regardait d' un air plein d' intérêt , doublement heureuse de recevoir une visite et de pouvoir parler du passé . - toi non plus tu n' as pas changé dans ces sept ans -là ; pas en tout ; mais * Maria ... sûrement , tu dois trouver une différence ! Il contempla * Maria avec une sorte d' étonnement . - c' est que ... je l' avais déjà vue l' autre jour à * Péribonka . Son ton et son air exprimaient que , de l' avoir revue quinze jours plus tôt , cela avait effacé tout l' autrefois . Puisque l' on parlait d' elle , pourtant , il se prit à l' examiner de nouveau . Sa jeunesse forte et saine , ses beaux cheveux drus , son cou brun de paysanne , la simplicité honnête de ses yeux et de ses gestes francs , sans doute pensa -t-il que toutes ces choses -là se trouvaient déjà dans la petite fille qu' elle était sept ans plus tôt , et c' est ce qui le fit secouer la tête deux ou trois fois comme pour dire qu' elle n' était vraiment pas changée . Seulement il se prit à penser en même temps que c' était lui qui avait dû changer , puisque maintenant sa vue lui poignait le coeur . * Maria souriait , un peu gênée , et puis après un temps elle releva bravement les yeux et se mit à le regarder aussi . Un beau garçon , assurément : beau de corps à cause de sa force visible , et beau de visage à cause de ses traits nets et de ses yeux téméraires ... elle se dit avec un peu de surprise qu' elle l' avait cru différent , plus osé , parlant beaucoup et avec assurance , au lieu qu' il ne parlait guère , à vrai dire , et montrait en tout une grande simplicité . C' était l' expression de sa figure qui créait cette impression sans doute , et son air de hardiesse ingénue . La mère * Chapdelaine reprit ses questions . - alors tu as vendu la terre quand ton père est mort , * François ? -oui . J' ai tout vendu . Je n' ai jamais été bien " bon " de la terre , vous savez . Travailler dans les chantiers , faire la chasse , gagner un peu d' argent de temps en temps à servir de guide ou à commercer avec les sauvages , ça , c' est mon plaisir , mais gratter toujours le même morceau de terre , d' année en année , et rester là , je n' aurais jamais pu faire ça tout mon " règne " , il m' aurait semblé être attaché comme un animal à un pieu . - c' est vrai , il y a des hommes comme cela . * Samuel , par exemple , et toi , et encore bien d' autres . On dirait que le bois connaît des magies pour vous faire venir ... elle secouait la tête en le regardant avec une curiosité étonnée . - vous faire geler les membres l' hiver , vous faire manger par les mouches l' été , vivre dans une tente sur la neige ou dans un camp plein de trous par où le vent passe , vous aimez mieux cela que faire tout votre règne tranquillement sur une belle terre , là où il y a des magasins et des maisons . Voyons , un beau morceau de terrain " planche " , dans une vieille paroisse , du terrain sans une souche ni un creux , une bonne maison chaude toute tapissée en dedans , des animaux gras dans le clos ou à l' étable , pour des gens bien gréés d' instruments et qui ont de la santé , y a -t-il rien de plus plaisant et de plus aimable ? * François * Paradis regardait le plancher sans répondre , un peu honteux peut-être de ses goûts déraisonnables . - c' est une belle vie pour ceux qui aiment la terre , dit -il enfin , mais moi je n' aurais pas été heureux . C' était l' éternel malentendu des deux races : les pionniers et les sédentaires , les paysans venus de * France qui avaient continué sur le sol nouveau leur idéal d' ordre et de paix immobile , et ces autres paysans , en qui le vaste pays sauvage avait réveillé un atavisme lointain de vagabondage et d' aventure . D' avoir entendu quinze ans durant sa mère vanter le bonheur idyllique des cultivateurs des vieilles paroisses , * Maria en était venue tout naturellement à s' imaginer qu' elle partageait ses goûts ; voici qu' elle n' en était plus aussi sûre . Mais elle savait en tout cas qu' aucun des jeunes gens riches de * Saint-prime , qui portaient le dimanche des pelisses de drap fin à col de fourrure , n' était l' égal de * François * Paradis avec ses bottes carapacées de boues et son gilet de laine usé . En réponse à d' autres questions , il parla de ses voyages sur la côte nord du golfe ou bien dans le haut des rivières ; il en parla simplement et avec un peu d' hésitation , ne sachant trop ce qu' il fallait dire et ce qu' il fallait taire , parce qu' il s' adressait à des gens qui vivaient en des lieux presque pareils à ceux -là , et d' une vie presque pareille . - là-haut les hivers sont plus durs encore qu' icitte , et plus longs . On n' a que des chiens pour atteler aux traîneaux , de beaux chiens forts , mais malins et souvent rien qu' à moitié domptés , et on les soigne une fois par jour seulement , le soir , avec du poisson gelé ... oui , il y a des villages , mais presque pas de cultures ; les hommes vivent avec la chasse et la pêche ... non : je n' ai jamais eu de trouble avec les sauvages ; je me suis toujours bien accordé avec eux . Ceux de la * Mistassini et de la rivière d' icitte je les connais presque tous , parce qu' ils venaient chez nous avant la mort de " son " père . Voyez -vous , il chassait souvent l' hiver , quand il n' était pas aux chantiers , et un hiver qu' il était dans le haut de la * Rivière-aux-foins , seul , voilà qu' un arbre qu' il abattait pour faire le feu a faussé en tombant , et ce sont des sauvages qui l' ont trouvé le lendemain par aventure , assommé et à demi gelé déjà , malgré que le temps était doux . Il était sur leur territoire de chasse , et ils auraient bien pu faire semblant de ne pas le voir et le laisser mourir là ; mais ils l' ont chargé sur leur traîne et rapporté à leur tente , et ils l' ont soigné . Vous avez connu " son " père : c' était un homme " rough " et qui prenait un coup souvent , mais juste , et de bonne mémoire pour les services de même . Alors quand il a quitté ces sauvages -là , il leur a dit de venir le voir au printemps quand ils descendraient à la * Pointe-bleue avec leurs pelleteries : " * François * Paradis , de * Mistassini , il leur a dit , vous n' oublierez pas ... * François * Paradis . " et quand ils se sont arrêtés au printemps en descendant la rivière , il les a logés comme il faut et ils ont emporté chacun en s' en allant une hache neuve , une belle couverte de laine et du tabac pour trois mois . Après ça , ils s' arrêtaient chez nous tous les printemps et " son " père avait toujours le choix de leurs plus belles peaux pour moins cher que les agents des compagnies . Quand il est mort , ça été tout pareil avec moi , parce que j' étais son fils et que mon nom était pareil : * François * Paradis . Si j' avais eu plus de capital , j' aurais pu faire gros d' argent avec eux ... gros d' argent . Il semblait un peu confus d' avoir tant parlé , et se leva pour partir . - nous redescendrons dans quelques semaines , et je tâcherai de m' arrêter plus longtemps , dit -il encore . C' est plaisant de se revoir ! Sur le seuil , ses yeux clairs cherchèrent les yeux de * Maria , comme s' il voulait emporter un message avec lui dans les " grands bois verts " où il montait ; mais il n' emporta rien . Elle craignait , dans sa simplicité , de s' être montrée déjà trop audacieuse , et tint obstinément les yeux baissés , tout comme les jeunes filles riches qui reviennent avec des mines de pureté inhumaine des couvents de * Chicoutimi . Quelques instants plus tard , les deux femmes et * Tit' * Bé s' agenouillèrent pour la prière de chaque soir . La mère * Chapdelaine priait à haute voix , très vite , et les deux autres voix lui répondaient ensemble en un murmure indistinct . Cinq pater , cinq ave , les actes , puis les longues litanies pareilles à une mélopée . " sainte * Marie , mère de * Dieu , priez pour nous maintenant et à l' heure de notre mort ... " coeur immaculé de * Jésus , ayez pitié de nous ... " la fenêtre était restée ouverte et laissait entrer le mugissement lointain des chutes . Les premiers moustiques du printemps , attirés par la lumière , entrèrent aussi et promenèrent dans la maison leur musique aiguë . * Tit' * Bé , les voyant , alla fermer la fenêtre , puis revint s' agenouiller à côté des autres . " grand saint * Joseph , priez pour nous ... " saint * Isidore , priez pour nous ... " en se déshabillant , la prière finie , la mère * Chapdelaine soupira d' un air de contentement : - que c' est donc plaisant de recevoir de la visite , alors qu' on ne voit presque qu' * Eutrope * Gagnon d' un bout de l' année à l' autre . Voilà ce que c' est que de rester si loin dans le bois ... du temps que j' étais fille , à * Saint- * gédéon , la maison était pleine de veilleux quasiment tous les samedis soirs et tous les dimanches : * Adélard * Saint- * onge , qui m' a courtisée si longtemps ; * Wilfrid * Tremblay , le marchand , qui avait une si belle façon et essayait toujours de parler comme les français ; et d' autres ... sans compter ton père , qui est venu nous voir quasiment toutes les semaines pendant trois ans avant que je me décide ... trois ans ... * Maria songea qu' elle n' avait encore vu * François * Paradis que deux fois dans toute sa vie de jeune fille et elle se sentait honteuse de son émoi . Avec juin le vrai printemps vint brusquement , après quelques jours froids . Le soleil brutal chauffa la terre et les bois , les dernières plaques de neige s' évanouirent , même à l' ombre des arbres serrés ; la rivière * Péribonka grimpa peu à peu le long de ses hautes berges rocheuses et vint noyer les buissons d' aunes et les racines des premières épinettes ; une boue prodigieuse emplit les chemins . La terre canadienne se débarrassa des derniers vestiges de l' hiver avec une sorte de rudesse hâtive , comme par crainte de l' autre hiver qui venait déjà . * Esdras et * Da' * Bé * Chapdelaine revinrent des chantiers où ils avaient travaillé tout l' hiver . * Esdras était l' aîné de tous , un grand garçon au corps massif , brun de visage , noir de cheveux , à qui son front bas et son menton renflé faisaient un masque néronien , impérieux , un peu brutal ; mais il parlait doucement , pesant ses mots , et montrant en tout une grande patience . D' un tyran il n' avait assurément que le visage , comme si le froid des longs hivers et la bonne humeur raisonnable de sa race fussent entrés en lui pour lui faire un coeur simple , doux , et qui mentait à son aspect redoutable . * Da' * Bé était aussi grand , mais plus mince , vif et gai , et ressemblait à son père . Les époux * Chapdelaine avaient donné aux deux premiers de leurs enfants , * Esdras et * Maria , de beaux noms majestueux et sonores ; mais après ceux -là ils s' étaient lassés sans doute de tant de solennité , car les deux suivants n' avaient jamais entendu prononcer leurs noms véritables : on les avait toujours appelés * Da' * Bé et * Tit' * Bé , diminutifs enfantins et tendres . Les derniers , pourtant , avaient été baptisés avec un retour de cérémonie : * Télesphore ... * Alma-rose ... -quand les garçons seront revenus nous allons faire de la terre , avait dit le père . Ils s' y mirent en effet sans tarder , avec l' aide d' * Edwige * Légaré , leur " homme engagé " . Au pays de * Québec l' orthographe des noms et leur application sont devenues des choses incertaines . Une population dispersée dans un vaste pays demi-sauvage , illettrée pour la majeure part et n' ayant pour conseillers que ses prêtres , s' est accoutumée à ne considérer des noms que leur son , sans s' embarrasser de ce que peut être leur aspect écrit ou leur genre . Naturellement la prononciation a varié de bouche en bouche et de famille en famille , et lorsqu' une circonstance solennelle force enfin à avoir recours à l' écriture , chacun prétend épeler son nom de baptême à sa manière , sans admettre un seul instant qu' il puisse y avoir pour chacun de ces noms un canon impérieux . Des emprunts faits à d' autres langues ont encore accentué l' incertitude en ce qui concerne l' orthographe ou le sexe . On signe * Denise , ou * Denije ou * Deneije ; * Conrad ou * Courade ; des hommes s' appellent * Herménégilde , * Aglaé , * Edwige ... * Edwige * Légaré travaillait pour les * Chapdelaine tous les étés , depuis onze ans , en qualité d' homme engagé . C' est-à-dire que pour un salaire de vingt piastres par mois il s' attelait chaque jour de quatre heures du matin à neuf heures du soir à toute besogne à faire , et y apportait une sorte d' ardeur farouche qui ne s' épuisait jamais ; car c' était un de ces hommes qui sont constitutionnellement incapables de rien faire sans donner le maximum de leur force et de l' énergie qui est en eux , en un spasme rageur toujours renouvelé . Court , large , il avait des yeux d' un bleu étonnamment clair-chose rare au pays de * Québec-à la fois aigus et simples , dans un visage couleur d' argile surmonté de cheveux d' une teinte presque pareille et éternellement haché de coupures . Car il se rasait deux et trois fois la semaine , par une inexplicable coquetterie , et toujours le soir , devant le morceau de miroir pendu au-dessus de la pompe , à la lueur falote de la petite lampe , promenant le rasoir sur sa barbe dure avec des grognements d' effort et de peine . Vêtu d' une chemise et de pantalons en étoffe du pays , d' un brun terreux , chaussé de grandes bottes poussiéreuses , il était en vérité tout entier couleur de terre , et son visage n' exprimait qu' une rusticité terrible . Le père * Chapdelaine , ses trois fils et son homme engagé commencèrent donc à faire de la terre . Le bois serrait encore de près les bâtiments qu' ils avaient élevés eux-mêmes quelques années plus tôt ; la petite maison carrée , la grange de planches mal jointes , l' étable de troncs bruts entre lesquels on avait forcé des chiffons et de la terre . Entre les quelques champs déjà défrichés , nus , et la lisière de grands arbres au feuillage sombre s' étendait un vaste morceau de terrain que la hache n' avait que timidement entamé . Quelques troncs verts avaient été coupés et utilisés comme pièces de charpente ; des chicots secs , sciés et fendus , avaient alimenté tout un hiver le grand poêle de fonte ; mais le sol était encore couvert d' un chaos de souches , de racines entremêlées , d' arbres couchés à terre , trop pourris pour brûler , d' autres arbres morts mais toujours debout au milieu des taillis d' aunes . Les cinq hommes s' acheminèrent un matin vers cette pièce de terre et se mirent à l' ouvrage de suite et sans un mot , car la tâche de chacun avait été fixée d' avance . Le père * Chapdelaine et * Da' * Bé se postèrent en face l' un de l' autre de chaque côté d' un arbre debout et commencèrent à balancer en cadence leurs haches à manche de merisier . Chacun d' eux faisait d' abord une coche profonde dans le bois , frappant patiemment au même endroit pendant quelques secondes , puis la hache remonta brusquement , attaquant le tronc obliquement un pied plus haut et faisant voler à chaque coup un copeau épais comme la main et taillé dans le sens de la fibre . Quand leurs deux entailles étaient près de se rejoindre , l' un d' eux s' arrêtait et l' autre frappait plus lentement , laissant chaque fois sa hache un moment dans l' entaille ; la lame de bois qui tenait encore l' arbre debout par une sorte de miracle cédait enfin , le tronc se penchait et les deux bûcherons reculaient d' un pas et le regardaient tomber , poussant un grand cri afin que chacun se gare . * Edwige * Légaré et * Esdras s' avançaient alors , et lorsque l' arbre n' était pas trop lourd pour leurs forces jointes ils le prenaient chacun par un bout , croisant leurs fortes mains sous la rondeur du tronc , puis se redressaient , raidissant avec peine l' échine et leurs bras qui craquaient aux jointures , et s' en allaient le porter sur un des tas proches , à pas courts et chancelants , enjambant péniblement les autres arbres encore couchés à terre . Quand ils jugeaient le fardeau trop pesant * Tit' * Bé s' approchait , menant le cheval * Charles- * eugène qui traînait un bat-cul auquel était attachée une forte chaîne ; la chaîne était enroulée autour du tronc et assujettie , le cheval s' arc-boutait , et avec un effort qui gonflait les muscles de ses hanches , traînait sur la terre le tronc qui frôlait les souches et écrasait les jeunes aunes . à midi * Maria sortit sur le seuil et annonça par un long cri que le dîner était prêt . Les hommes se redressèrent lentement parmi les souches , essuyant d' un revers de main les gouttes de sueur qui leur coulaient dans les yeux , et prirent le chemin de la maison . La soupe aux pois fumait déjà dans les assiettes . Les cinq hommes s' attablèrent lentement , comme un peu étourdis par le dur travail ; mais à mesure qu' ils reprenaient leur souffle leur grande faim s' éveillait et bientôt ils commencèrent à manger avec avidité . Les deux femmes les servaient , remplissant les assiettes vides , apportant le grand plat de lard et de pommes de terre bouillies , versant le thé chaud dans les tasses . Quand la viande eut disparu , les dîneurs remplirent leurs soucoupes de sirop de sucre dans lequel ils trempèrent de gros morceaux de pain tendre ; puis , bientôt rassasiés parce qu' ils avaient mangé vite et sans un mot , ils repoussèrent leurs assiettes et se renversèrent sur les chaises avec des soupirs de contentement , plongeant leurs mains dans leurs poches pour y chercher les pipes et les vessies de porc gonflées de tabac . * Edwige * Légaré alla s' asseoir sur le seuil et répéta deux ou trois fois : " j' ai bien mangé ... j' ai bien mangé ... " de l' air d' un juge qui rend un arrêt impartial , après quoi il s' adossa au chambranle et laissa la fumée de sa pipe et le regard de ses petits yeux pâles suivre dans l' air le même vagabondage inconscient ... le père * Chapdelaine s' abandonna peu à peu sur sa chaise et finit par s' assoupir ; les autres fumèrent et devisèrent de leur ouvrage . - s' il y a quelque chose , dit la mère * Chapdelaine , qui pourrait me consoler de rester si loin dans le bois , c' est de voir mes hommes faire un beau morceau de terre ... un beau morceau de terre qui a été plein de bois et de chicots et de racines et qu' on revoit une quinzaine après nu comme la main , prêt pour la charrue , je suis sûre qu' il ne peut rien y avoir au monde de plus beau et de plus aimable que ça . Les autres approuvèrent de la tête et restèrent silencieux quelque temps , savourant l' image . Bientôt voici que le père * Chapdelaine se réveillait rafraîchi par son somme et prêt pour la besogne ; ils se levèrent et sortirent de la maison . L' espace sur lequel ils avaient travaillé le matin restait encore semé de souches et embarrassé de buissons d' aunes . Ils se mirent à couper et arracher les aunes , prenant les branches par faisceaux dans leurs mains et les tranchant à coups de hache , ou bien creusant le sol autour des racines et arrachant l' arbuste entier d' une seule tirée . Quand les aunes eurent disparu , il restait les souches . * Légaré et * Esdras s' attaquèrent aux plus petites sans autre aide que leurs haches et de forts leviers de bois . à coups de hache , ils coupaient les racines qui rampaient à la surface du sol , puis enfonçaient un levier à la base du tronc et pesaient de toute leur force , la poitrine appuyée sur la barre de bois . Lorsque l' effort était insuffisant pour rompre les cent liens qui attachaient l' arbre à la terre , * Légaré continuait à peser de tout son poids pour le soulever un peu , avec des grognements de peine , et * Esdras reprenait sa hache et frappait furieusement au ras du sol , tranchant l' une après l' autre les dernières racines . Plus loin les trois autres hommes manoeuvraient l' arrache-souches auquel était attelé le cheval * Charles- * Eugène . La charpente en forme de pyramide tronquée était amenée au-dessus d' une grosse souche et abaissée , la souche attachée avec des chaînes passant sur une poulie , et à l' autre extrémité de la chaîne le cheval tirait brusquement , jetant tout son poids en avant et faisant voler les mottes de terre sous les crampons de ses sabots . C' était une courte charge désespérée , un élan de tempête que la résistance arrêtait souvent au bout de quelques pieds seulement comme la poigne d' une main brutale ; alors les épaisses lames d' acier des haches montaient de nouveau , jetaient un éclair au soleil , retombaient avec un bruit sourd sur les grosses racines , pendant que le cheval soufflait quelques instants , les yeux fous , avant l' ordre bref qui le jetterait en avant de nouveau . Et après cela , il restait encore à traîner et rouler sur le sol vers les tas les grosses souches arrachées , à grand renfort de reins et de bras raidis et de mains souillées de terre , aux veines gonflées , qui semblaient lutter rageusement avec le tronc massif et les grosses racines torves . Le soleil glissa vers l' horizon , disparut ; le ciel prit de délicates teintes pâles au-dessus de la lisière sombre du bois , et l' heure du souper ramena vers la maison cinq hommes couleur de terre . En les servant la mère * Chapdelaine demanda cent détails sur le travail de la journée , et quand l' idée du coin de terre déblayé , magnifiquement nu , enfin prêt pour la culture , eut pénétré son esprit , elle montra une sorte d' extase mystique . Les poings sur les hanches , dédaignant de s' attabler à son tour , elle célébra la beauté du monde telle qu' elle la comprenait : non pas la beauté inhumaine , artificiellement échafaudée par les étonnements des citadins , des hautes montagnes stériles et des mers périlleuses , mais la beauté placide et vraie de la campagne au sol riche , de la campagne plate qui n' a pour pittoresque que l' ordre des longs sillons parallèles et la douceur des eaux courantes , de la campagne qui s' offre nue aux baisers du soleil avec un abandon d' épouse . Elle se fit le chantre des gestes héroïques des quatre * Chapdelaine et d' * Edwige * Légaré , de leur bataille contre la nature barbare et de leur victoire de ce jour . Elle distribua les louanges et proclama son légitime orgueil , cependant que les cinq hommes fumaient silencieusement leur pipe de bois ou de plâtre , immobiles comme des effigies après leur longue besogne : des effigies couleur d' argile , aux yeux creux de fatigue . - les souches sont dures , prononça enfin le père * Chapdelaine , les racines n' ont pas pourri dans la terre autant que j' aurais cru . Je calcule que nous ne serons pas clairs avant trois semaines . Il questionnait du regard * Légaré ; celui -ci approuva , grave . - trois semaines ... ouais , blasphème ! C' est ça que je calcule aussi . Ils se turent de nouveau , patients et résolus comme des gens qui commencent une longue guerre . Le printemps canadien n' avait encore connu que quelques semaines de vie que l' été du calendrier venait déjà ; et il sembla que la divinité qui réglementait le climat du lieu donnât soudain à la marche naturelle des saisons un coup de pouce auguste , afin de rejoindre une fois de plus dans leur cycle les contrées heureuses du sud . Car la chaleur arriva soudain , torride , une chaleur presque aussi démesurée que l' avait été le froid de l' hiver . Les cimes des épinettes et des cyprès , oubliées par le vent , se figèrent dans une immobilité perpétuelle ; au-dessus de leur ligne sombre s' étendit un ciel auquel l' absence de nuages donnait une apparence immobile aussi , et de l' aube à la nuit le soleil brutal rôtit la terre . Les cinq hommes continuaient le travail , et de jour en jour la clairière qu' ils avaient faite s' étendait un peu plus grande derrière eux , nue , semée de déchirures profondes qui montraient la bonne terre . * Maria alla leur porter de l' eau un matin . Le père * Chapdelaine et * Tit' * Bé coupaient des aunes ; * Da' * Bé et * Esdras mettaient en tas les arbres coupés . * Edwige * Légaré s' était attaqué seul à une souche ; une main contre le tronc , de l' autre il avait saisi une racine comme on saisit dans une lutte la jambe d' un adversaire colossal , et il se battait contre l' inertie alliée du bois et de la terre en ennemi plein de haine que la résistance enrage . La souche céda tout à coup , se coucha sur le sol ; il se passa la main sur le front et s' assit sur une racine , couvert de sueur , hébété par l' effort . Quand * Maria arriva près de lui avec le seau à demi plein d' eau , les autres ayant bu , il était encore immobile , haletant , et répétait d' un air égaré : - je perds connaissance ... ah ! Je perds connaissance . Mais il s' interrompit en la voyant venir et poussa un rugissement . - de l' eau " frette " ! Blasphème ! Donnez -moi de l' eau frette ! Il saisit le seau , en vida la moitié , se versa le reste sur la tête et dans le cou et aussitôt , ruisselant , se jeta de nouveau sur la souche vaincue et commença à la rouler vers un des tas comme on emporte une prise . * Maria resta là quelques instants , regardant le labeur des hommes et le résultat de ce labeur , plus frappant de jour en jour , puis elle reprit le chemin de la maison , balançant le seau vide , heureuse de se sentir vivante et forte sous le soleil éclatant , songeant confusément aux choses heureuses qui étaient en route et ne pouvaient manquer de venir bientôt , si elle priait avec assez de ferveur et de patience . Déjà loin , elle entendait encore les voix des hommes qui la suivaient , se répercutant au-dessus de la terre durcie par la chaleur . * Esdras , les mains déjà jointes sous un jeune cyprès tombé , disait d' un ton placide : - tranquillement ... ensemble ! * Légaré se colletait avec quelque nouvel adversaire inerte , et jurait d' une voix étouffée . - blasphème ! Je te ferai bien grouiller , moué ... son halètement s' entendait aussi , presque aussi fort que ses paroles . Il soufflait une seconde , puis se ruait de nouveau à la bataille , raidissant les bras , tordant ses larges reins . Et une fois de plus sa voix s' élevait en jurons et en plaintes . - je te dis que je t' aurai ... ah ! Ciboire ! Qu' il fait donc chaud ... on va mourir ... sa plainte devenait un grand cri . - boss ! On va mourir à faire de la terre ! La voix du père * Chapdelaine lui répondait un peu étranglée , mais joyeuse . - toffe , * Edwige , toffe . La soupe aux pois sera bientôt prête . Bientôt en effet * Maria sortait de nouveau sur le seuil , et les mains ouvertes de chaque côté de la bouche pour envoyer plus loin le son , elle annonçait le dîner par un grand cri chantant . Vers le soir , le vent se réveilla et une fraîcheur délicieuse descendit sur la terre comme un pardon . Mais le ciel pâle restait vide de nuages . - si le beau temps continue , dit la mère * Chapdelaine , les bleuets seront mûrs pour la fête de sainte * Anne . Le beau temps continua et dès les premiers jours de juillet les bleuets mûrirent . Dans les brûlés , au flanc des coteaux pierreux , partout où les arbres plus rares laissaient passer le soleil , le sol avait été jusque -là presque uniformément rose , du rose vif des fleurs qui couvraient les touffes de bois de charme ; les premiers bleuets , roses aussi , s' étaient confondus avec ces fleurs ; mais sous la chaleur persistante ils prirent lentement une teinte bleu pâle , puis bleu de roi , enfin bleu violet , et quand juillet ramena la fête de sainte * Anne leurs plants chargés de grappes formaient de larges taches bleues au milieu du rose des fleurs de bois de charme qui commençaient à mourir . Les forêts du pays de * Québec sont riches en baies sauvages ; les atocas , les grenades , les raisins de cran , la salsepareille ont poussé librement dans le sillage des grands incendies ; mais le bleuet , qui est la luce ou myrtille de * France , est la plus abondante de toutes les baies et la plus savoureuse . Sa cueillette constitue de juillet à septembre une véritable industrie pour les familles nombreuses qui vont passer toute la journée dans le bois , théories d' enfants de toutes tailles balançant des seaux d' étain , vides le matin , emplis et pesants le soir . D' autres ne cueillent les bleuets que pour eux-mêmes , afin d' en faire des confitures ou les tartes fameuses qui sont le dessert national du * Canada français . Deux ou trois fois au début de juillet * Maria alla cueillir des bleuets avec * Télesphore et * Alma-rose ; mais l' heure de la maturité parfaite n' était pas encore venue , et le butin qu' ils rapportèrent suffit à peine à la confection de quelques tartes de proportions dérisoires . - le jour de la fête de sainte * Anne , dit la mère * Chapdelaine en guise de consolation , nous irons tous en cueillir ; les hommes aussi , et ceux qui n' en rapporteront pas une pleine chaudière n' en mangeront pas . Mais le samedi soir , qui était la veille de la fête de sainte * Anne , fut pour les * Chapdelaine une veillée mémorable et telle que leur maison dans les bois n' en avait pas encore connue . Quand les hommes revinrent de l' ouvrage , * Eutrope * Gagnon était déjà là . Il avait soupé , disait -il , et pendant que les autres prenaient leur repas , il resta assis près de la porte , se balançant sur deux pieds de sa chaise dans le courant d' air frais . Les pipes allumées , la conversation roula naturellement sur les travaux de la terre et le soin du bétail . - à cinq hommes , dit * Eutrope , on fait gros de terre en peu de temps . Mais quand on travaille seul comme moi , sans cheval pour traîner les grosses pièces , ça n' est pas guère d' avant et on a de la misère . Mais ça avance pareil , ça avance . La mère * Chapdelaine , qui l' aimait et que l' idée de son labeur solitaire pour la bonne cause remplissait d' ardente sympathie , prononça des paroles d' encouragement . - ça ne va pas si vite seul , c' est vrai ; mais un homme seul se nourrit sans grande dépense , et puis votre frère * Egide va revenir de la drave avec deux , trois cents piastres pour le moins , en temps pour les foins et la moisson , et si vous restez tous les deux icitte l' hiver prochain , dans moins de deux ans vous aurez une belle terre . Il approuva de la tête et involontairement son regard se leva sur * Maria , impliquant que d' ici à deux ans , si tout allait bien , il pourrait songer peut-être ... - la drave marche -t-elle bien ? Demanda * Esdras . As -tu des nouvelles de là-bas ? -j'ai eu des nouvelles par * Ferdina * Larouche , un des garçons de * Thadée * Larouche de * Honfleur , qui est revenu de la * Tuque le mois dernier . Il a dit que ça allait bien ; les hommes n' avaient pas trop de misère . Les chantiers , la drave , ce sont les deux chapitres principaux de la grande industrie du bois , qui pour les hommes de la province de * Québec est plus importante encore que celle de la terre . D' octobre à avril les haches travaillent sans répit et les forts chevaux traînent les billots sur la neige jusqu'aux berges des rivières glacées ; puis , le printemps venu , les piles de bois s' écroulent l' une après l' autre dans l' eau neuve et commencent leur longue navigation hasardeuse à travers les rapides . Et à tous les coudes des rivières , à toutes les chutes , partout où les innombrables billots bloquent et s' amoncellent , il faut encore le concours des draveurs forts et adroits , habitués à la besogne périlleuse , pour courir sur les troncs demi-submergés , rompre les barrages , aider tout le jour avec la hache et la gaffe à la marche heureuse des pans de forêt qui descendent . - de la misère , s' exclama * Légaré avec mépris . Les jeunesses d' à présent ne savent pas ce que c' est que d' avoir de la misère . Quand elles ont passé trois mois dans le bois elles se dépêchent de redescendre et d' acheter des bottines jaunes , des chapeaux durs et des cigarettes pour aller voir les filles . Et même dans les chantiers , à cette heure , ils sont nourris pareil comme dans les hôtels , avec de la viande et des patates tout l' hiver . Il y a trente ans ... il se tut quelques instants et exprima d' un seul hochement de tête les changements prodigieux qu' avaient amenés les années . - il y a trente ans , quand on a fait la ligne pour amener les " chars " de * Québec , j' étais là , moué , et je vous dis que ça , c' était de la misère . Je n' avais que seize ans , mais je bûchais avec les autres pour " clairer " la ligne , toujours à vingt-cinq milles en avant du fer , et je suis resté quatorze mois sans voir une maison . On n' avait pas de tentes non plus pendant l' été : rien que des abris en branches de sapin qu' on se faisait soi-même , et du matin à la nuit c' était bûche , bûche , bûche , mangé par les mouches et dans la même journée trempé de pluie et rôti de soleil . - " le lundi matin on ouvrait une poche de fleur et on se faisait des crêpes plein un siau , et tout le reste de la semaine , trois fois par jour , pour manger , on allait puiser dans le siau . Le mercredi n' était pas arrivé qu' il n' y avait déjà plus de crêpes , parce qu' elles se collaient toutes ensemble ; il n' y avait plus rien qu' un bloc de pâte . On se coupait un gros morceau de pâte avec son couteau , on se mettait ça dans le ventre , et puis bûche et bûche encore ! ... " quand on est arrivé à * Chicoutimi , où les provisions venaient par eau , on était pire que les sauvages , quasiment tout nus , la peau toute déchirée par les branches , et j' en connais qui se sont mis à pleurer quand on leur a dit qu' ils pouvaient s' en retourner chez eux , parce qu' ils pensaient qu' ils allaient trouver tout le monde mort , tant ça leur avait paru long . ça , c' était de la misère . - c' est vrai , dit le père * Chapdelaine , je me rappelle de ce temps -là . Il n' y avait pas une seule maison en haut du lac : rien que des sauvages et quelques chasseurs qui montaient par là l' été en canot et l' hiver dans des traîneaux à chiens , quasiment comme aujourd'hui au * Labrador . Les jeunes gens écoutaient avec curiosité ces récits d' autrefois . - et à cette heure , fit * Esdras , nous voilà icitte à quinze milles en haut du lac , et quand le bateau de * Roberval marche on peut descendre aux chars en douze heures de temps . Ils songèrent à cela pendant quelque temps sans parler : à la vie implacable d' autrefois , à la courte journée de voyage qui maintenant les séparait seulement des prodiges de la voie ferrée , et ils s' émerveillèrent avec sincérité . Tout à coup * Chien grogna sourdement ; un bruit de pas se fit entendre au dehors . - encore de la visite ! S' écria la mère * Chapdelaine d' un ton d' étonnement joyeux . * Maria se leva aussi , émue , lissant ses cheveux sans y penser ; mais ce fut * Ephrem * Surprenant , un habitant de * Honfleur , qui ouvrit la porte . - on vient veiller ! Cria -t-il de toutes ses forces en homme qui annonce une grande nouvelle . Derrière lui entra un inconnu qui saluait et souriait avec politesse . - c' est mon neveu * Lorenzo , annonça de suite * Ephrem * Surprenant , un garçon de mon frère * Elzéar , qui est mort l' automne passé . Vous ne le connaissez pas ; voilà longtemps qu' il a quitté le pays pour vivre aux * états . L' on se hâta d' offrir une chaise au jeune homme qui venait des * états et son oncle se mit en devoir d' établir avec certitude sa généalogie des deux côtés et de donner tous les détails nécessaires sur son âge , son métier et sa vie , selon la coutume canadienne . - ouais , un garçon de mon frère * Elzéar , qui avait marié une petite * Bourglouis , de * Kiskising . Vous avez dû connaître ça , vous * Madame * Chapdelaine ? Du fond de sa mémoire la mère * Chapdelaine exhuma aussitôt le souvenir de plusieurs * Surprenant et d' autant de * Bourglouis , et elle en récita la liste avec leurs prénoms , leurs diverses résidences successives et la nomenclature complète de leurs alliances . - c' est ça ... c' est bien ça . Eh bien , celui -ci , c' est * Lorenzo . Il travaille aux * états depuis plusieurs années dans les manufactures . Chacun examina de nouveau avec une curiosité simple * Lorenzo * Surprenant . Il avait une figure grasse aux traits fins , des yeux tranquilles et doux , des mains blanches ; la tête un peu de côté , il souriait poliment , sans ironie ni gêne , sous les regards braqués . - il est venu , continuait son oncle , pour régler les affaires qui restaient après la mort d' * Elzéar et pour essayer de vendre la terre . - il n' a pas envie de garder la terre et de se mettre habitant ? Interrogea le père * Chapdelaine . * Lorenzo * Surprenant accentua son sourire et secoua la tête . - non . ça ne me tente pas de devenir habitant ; pas en tout . Je gagne de " bonnes " gages là où je suis ; je me plais bien ; je suis accoutumé à l' ouvrage ... il s' arrêta là , mais laissa paraître qu' après la vie qu' il avait vécue , et ses voyages , l' existence lui serait intolérable sur une terre entre un village pauvre et les bois . - du temps que j' étais fille , dit la mère * Chapdelaine , c' était quasiment tout un chacun qui partait pour les * états . La culture ne payait pas comme à cette heure , les prix étaient bas , on entendait parler des grosses gages qui se gagnaient là-bas dans les manufactures , et tous les ans c' étaient des familles et des familles qui vendaient leur terre presque pour rien et qui partaient du * Canada . Il y en a qui ont gagné gros d' argent , c' est certain , surtout les familles où il y avait beaucoup de filles ; mais à cette heure les choses ont changé et on n' en voit plus tant qui s' en vont . - alors vous allez vendre la terre ? -ouais . On en a parlé avec trois français qui sont arrivés à * Mistook le mois dernier ; je pense que ça va se faire . - et y a -t-il bien des canadiens là où vous êtes ? Parle -t-on français ? -là où j' étais en premier , dans l' état du * Maine , il y avait plus de canadiens que d' américains ou d' irlandais ; tout le monde parlait français ; mais à la place où je reste maintenant , qui est dans l' état de * Massachusetts , il y en a moins . Quelques familles tout de même ; on va veiller le soir ... - * Samuel a pensé à aller dans l' ouest , un temps , dit la mère * Chapdelaine , mais je n' aurais jamais voulu . Au milieu de monde qui ne parle que l' anglais , j' aurais été malheureuse tout mon règne . Je lui ai toujours dit : " * Samuel , c' est " encore parmi les canadiens que les canadiens " sont le mieux . " lorsque les canadiens français parlent d' eux-mêmes , ils disent toujours " canadiens " , sans plus ; et à toutes les autres races qui ont derrière eux peuplé le pays jusqu'au * Pacifique , ils ont gardé pour parler d' elles leurs appellations d' origine : anglais , irlandais , polonais ou russes , sans admettre un seul instant que leurs fils , même nés dans le pays , puissent prétendre aussi au nom de " canadiens " . C' est là un titre qu' ils se réservent tout naturellement et sans intention d' offense , de par leur héroïque antériorité . - et c' est -y une grosse place là où vous êtes ? -quatre-vingt-dix mille , dit * Lorenzo avec une moue de modestie . - quatre-vingt-dix mille ! Plus gros que * Québec ! -oui . Et par les chars on n' est qu' à une heure de * Boston . ça c' est une vraie grosse place . Alors il se mit à leur parler des grandes villes américaines et de leurs splendeurs , de la vie abondante et facile , pétrie de raffinements inouïs , qu' y mènent les artisans à gros salaires . On l' écouta en silence . Dans le rectangle de la porte ouverte les dernières teintes cramoisies du ciel se fondaient en nuances plus pâles , auxquelles la masse indistincte de la forêt faisait un immense socle noir . Les maringouins arrivaient en légions si nombreuses que leur bourdonnement formait une clameur , une vaste note basse qui emplissait la clairière comme un mugissement . - * Télesphore , commanda le père * Chapdelaine , fais -nous de la boucane ... prends la vieille chaudière . * Télesphore prit le seau dont le fond commençait à se décoller , y tassa de la terre , puis le remplit de copeaux secs et de brindilles qu' il alluma . Quand le feu monta en une flamme claire , il revint avec une brassée d' herbes et de feuilles dont il couvrit la flamme ; une colonne de fumée âcre s' éleva , que le vent poussa dans la maison , chassant les innombrables moustiques affolés . Avec des soupirs de soulagement l' on put enfin goûter un peu de repos , interrompre la guérilla . Le dernier maringouin vint se poser sur la figure de la petite * Alma-rose . Gravement elle récita les paroles sacramentelles : - mouche , mouche diabolique , mon nez n' est pas une place publique ! Puis elle écrasa prestement la bestiole d' une tape . La boucane entrait par la porte en une colonne oblique ; une fois dans la maison , soustraite à la poussée du vent , elle enflait et se répandait en nuées ténues ; les murs devinrent vagues et lointains ; le groupe assis entre la porte et le poêle se réduisit à un cercle de figures brunes suspendues dans la fumée blanche . - salut un chacun ! Fit une voix claire . Et * François * Paradis émergea du nuage et parut sur le seuil . * Maria attendait sa venue depuis plusieurs semaines déjà . Une demi-heure plus tôt le bruit de pas au dehors lui avait fait monter le sang aux tempes , et voici pourtant que la présence de celui qu' elle attendait la frappait comme une surprise émouvante . - donne donc ta chaise , * Da' * Bé ! S' exclama la mère * Chapdelaine . Quatre visiteurs venus de trois points différents réunis chez elle , il n' en fallait pas plus pour la remplir d' une agitation joyeuse . En vérité ce serait une veillée mémorable . - hein ! Tu dis toujours que nous sommes perdus dans le bois et que nous ne voyons personne , triompha son mari . Compte : onze grandes personnes . Toutes les chaises de la maison étaient occupées ; * Esdras , * Tit' * Bé et * Eutrope * Gagnon occupaient le banc ; le père * Chapdelaine était assis sur une chaise renversée ; * Télesphore et * Alma-rose , du perron , surveillaient la boucane qui montait toujours . - par exemple , s' écria * Ephrem * Surprenant , ça fait bien des garçons et rien qu' une fille ! L' on compta les garçons : les trois fils * Chapdelaine , * Eutrope * Gagnon , * Lorenzo * Surprenant et * François * Paradis . Quant à la fille ... tous les regards convergèrent sur * Maria , qui sourit faiblement et baissa les yeux , gênée . - as -tu fait un bon voyage , * François ? Il a remonté la rivière avec des étrangers qui allaient acheter des pelleteries aux sauvages , expliqua le père * Chapdelaine . Et il présenta formellement aux autres visiteurs * François * Paradis , fils de * François * Paradis de * Saint- * Michel-de- * Mistassini . * Eutrope * Gagnon le connaissait de nom ; * Ephrem * Surprenant avait connu son père : " un grand homme " , encore plus grand que lui , et d' une force " dépareillée " . Il ne restait plus à expliquer que la présence de * Lorenzo * Surprenant , qui venait des * états , et tout fut en ordre . - un bon voyage ? Répondit * François . Non , pas trop bon . Il y a un des belges qui a pris les fièvres et qui a manqué en mourir . Après ça on se trouvait tard dans la saison ; plusieurs familles de sauvages étaient déjà descendues à * Sainte- * Anne-de- * Chicoutimi et on n' a pas pu les voir ; et pour finir , ils ont chaviré un des canots à la descente en sautant un rapide et nous avons eu de la misère à repêcher les pelleteries , sans compter qu' un des " boss " a manqué de se noyer , celui qui avait eu les fièvres . Non , on a été malchanceux tout du long . Mais nous voilà revenus pareil , et ça fait toujours une " job " de faite . Il exprima par un geste qu' il avait fait son ouvrage , reçu son salaire , et que les bénéfices ou pertes éventuels lui importaient peu . - ça fait toujours une " job " de faite , répéta -t-il lentement . Les belges se dépêchaient pour être de retour à * Péribonka demain dimanche ; mais comme il restait un autre homme du pays avec eux , je les ai laissés finir la descente seuls pour venir veiller avec vous . C' est plaisant de revoir les maisons ! Son regard erra avec satisfaction sur l' intérieur pauvre empli de fumée et sur les gens qui l' entouraient . Parmi toutes ces figures brunes , hâlées par le grand air et le soleil , sa figure était la plus brune et la plus hâlée ; ses vêtements montraient de nombreuses cicatrices ; un pan de son gilet de laine déchiré lui retombait sur l' épaule ; des mocassins avaient remplacé ses bottes de printemps . Il semblait avoir apporté avec lui quelque chose de la nature sauvage " en haut des rivières " où les indiens et les grands animaux se sont enfoncés comme dans une retraite sûre . Et * Maria , que sa vie rendait incapable de comprendre la beauté de cette nature -là , parce qu' elle était si près d' elle , sentait pourtant qu' une magie s' était mise à l' oeuvre et lui envoyait la griserie de ses philtres dans les narines . * Esdras avait été chercher le jeu de cartes ; des cartes au dos rouge pâle , usées aux coins , parmi lesquelles la dame de coeur , perdue , avait été remplacée par un rectangle de carton rouge vif qui portait l' inscription bien claire : " dame de coeur . " l' on joua au quatre-sept . Les deux * Surprenant , l' oncle et le neveu , avaient respectivement la mère * Chapdelaine et * Maria comme partenaires ; après chaque partie celui des couples qui avait été battu quittait la table et faisait place à deux autres joueurs . La nuit était tout à fait tombée ; par la fenêtre ouverte quelques mouches pénétrèrent et promenèrent dans la maison leur musique harcelante et leurs piqûres . - * Télesphore ! Cria * Esdras , guette la boucane ; voilà les mouches qui rentrent . Quelques minutes plus tard , la fumée emplissait de nouveau la maison , opaque , presque étouffante , mais accueillie avec joie . La veillée poursuivit son cours placide . Une heure de jeu , quelques propos échangés avec des visiteurs qui apportent des nouvelles du vaste monde , on appelle encore cela du plaisir au pays de * Québec . Entre les parties , * Lorenzo * Surprenant entretenait * Maria de sa vie et de ses voyages ; ou bien il l' interrogeait sur sa vie à elle . Il ne songeait pas à assumer d' airs prétentieux ni supérieurs , et pourtant elle se sentait gênée de trouver si peu de chose à dire et ne répondait qu' avec une sorte de honte . Les autres causaient entre eux ou regardaient les joueurs . La mère * Chapdelaine répétait les veillées innombrables qu' elle avait connues à * Saint- * Gédéon , du temps qu' elle était fille , et elle regardait l' un après l' autre avec un plaisir évident les trois jeunes hommes étrangers réunis sous son toit . Mais * Maria s' asseyait à la table , maniait les cartes , puis retournait à quelque siège vide , près de la porte ouverte sans presque jamais regarder autour d' elle . * Lorenzo * Surprenant était constamment à côté d' elle et lui parlait ; elle sentait aussi les regards d' * Eutrope * Gagnon passer souvent sur elle avec leur expression coutumière de guet patient ; et de l' autre côté de la porte elle savait que * François * Paradis se tenait penché en avant , les coudes sur ses genoux , muet avec son beau visage rougi par le soleil et ses yeux intrépides . - * Maria n' a pas une bien belle façon à soir , dit la mère * Chapdelaine comme pour l' excuser . Elle n' est guère accoutumée aux veilleux , voyez -vous ... si elle avait su ! ... à quatre cents milles de là , en haut des rivières , ceux des " sauvages " qui avaient fui les missionnaires et les marchands étaient accroupis autour d' un feu de cyprès sec , devant leurs tentes , et promenaient leurs regards sur un monde encore rempli pour eux comme aux premiers jours de puissances occultes , mystérieuses : le * Wendigo géant qui défend qu' on chasse sur son territoire ; les philtres malfaisants ou guérisseurs que savent préparer avec des feuilles et des racines les vieux hommes pleins d' expérience ; toute la gamme des charmes et des magies . Et voici que sur la lisière du monde blanc , à une journée des " chars " , dans la maison de bois emplie de boucane âcre , un sortilège impérieux flottait aussi avec la fumée et paraît de grâces inconcevables , aux yeux de trois jeunes hommes , une belle fille simple qui regardait à terre . La nuit avançait ; les visiteurs s' en allèrent : les deux * Surprenant d' abord , puis * Eutrope * Gagnon , et il ne resta plus que * François * Paradis , debout , qui semblait hésiter . - tu couches icitte à soir , * François ? Demanda le père * Chapdelaine . Sa femme n' attendit pas une réponse . - comme de raison ! Fit -elle . Et demain on ira tous ramasser des bleuets . C' est la fête de sainte * Anne . Lorsque quelques instants plus tard , * François monta l' échelle avec les garçons , * Maria en ressentit un plaisir ému . Il lui paraissait venir ainsi un peu plus près d' elle , et entrer dans le cercle des affections légitimes . Le lendemain fut une journée bleue , une de ces journées où le ciel éclatant jette un peu de sa couleur claire sur la terre . Le jeune foin , le blé en herbe étaient d' un vert infiniment tendre , émouvant , et même le bois sombre semblait se teinter un peu d' azur . * François * Paradis redescendit l' échelle au matin , métamorphosé , en des vêtements propres empruntés à * Da' * Bé et à * Esdras , et quand il eut fait sa toilette et se fut rasé , la mère * Chapdelaine le complimenta sur sa bonne mine . Une fois le déjeuner du matin pris , tous récitèrent ensemble un chapelet à l' heure de la messe , et après cela le long loisir merveilleux du dimanche s' étendit devant eux . Mais le programme de la journée était déjà arrêté . * Eutrope * Gagnon arriva comme ils finissaient le dîner , qui avait été servi de bonne heure , et aussitôt après ils partirent tous , munis d' une multitude disparate de seaux , de plats et de gobelets d' étain . Les bleuets étaient bien mûrs . Dans les brûlés , le violet de leurs grappes et le vert de leurs feuilles noyaient maintenant le rose éteint des dernières fleurs de bois de charme . Les enfants se mirent à les cueillir de suite avec des cris de joie ; mais les grandes personnes se dispersèrent dans le bois , cherchant les grosses tales au milieu desquelles desquelles on peut s' accroupir et remplir un seau en une heure . Le bruit des pas sur les broussailles et dans les taillis d' aunes , les cris de * Télesphore et d' * Alma-rose qui s' appelaient l' un l' autre , tous ces sons s' éloignèrent peu à peu et autour de chaque cueillette il ne resta plus que la clameur des mouches ivres de soleil et le bruit du vent dans les branches des jeunes bouleaux et des trembles . - il y a une belle tale icitte , appela une voix . * Maria se redressa , le coeur en émoi , et alla rejoindre * François * Paradis qui s' agenouillait derrière des aunes . Côte à côte ils ramassèrent des bleuets quelque temps avec diligence , puis s' enfoncèrent ensemble dans le bois , enjambant les arbres tombés , cherchant du regard autour d' eux les taches violettes des baies mûres . - il n' y en a pas guère cette année , dit * François . Ce sont les gelées de printemps qui les ont fait mourir . Il apportait à la cueillette son expérience de coureur des bois . - dans les creux et entre les aunes , la neige sera restée plus longtemps et les aura gardés des premières gelées . Ils cherchèrent et firent quelques trouvailles heureuses : de larges tales d' arbustes chargées de baies grasses , qu' ils égrenèrent industrieusement dans leurs seaux . Ceux -ci furent pleins en une heure ; alors ils se relevèrent et s' assirent sur un arbre tombé pour se reposer . D' innombrables moustiques et maringouins tourbillonnaient dans l' air brûlant de l' après-midi . à chaque instant il fallait les écarter d' un geste ; ils décrivaient une courbe affolée et revenaient de suite , impitoyables , inconscients , uniquement anxieux de trouver un pouce carré de peau pour leur piqûre ; à leur musique suraiguë se mêlait le bourdonnement des terribles mouches noires , et le tout emplissait le bois comme un grand cri sans fin . Les arbres verts étaient rares : de jeunes bouleaux , quelques trembles , des taillis d' aunes agitaient leur feuillage au milieu de la colonnade des troncs dépouillés et noircis . * François * Paradis regarda autour de lui comme pour s' orienter . - les autres ne doivent pas être loin , dit -il . - non , répondit * Maria à voix basse . Mais ni l' un ni l' autre ne poussa un cri d' appel . Un écureuil descendit du tronc d' un bouleau mort et les guetta quelques instants de ses yeux vifs avant de se risquer à terre . Au milieu de la clameur ivre des mouches , les sauterelles pondeuses passaient avec un crépitement sec ; un souffle de vent apporta à travers les aunes le grondement lointain des chutes . * François * Paradis regarda * Maria à la dérobée , puis détourna de nouveau les yeux en serrant très fort ses mains l' une contre l' autre . Qu' elle était donc plaisante à contempler ! D' être assis auprès d' elle , d' entrevoir sa poitrine forte , son beau visage honnête et patient , la simplicité franche de ses gestes rares et de ses attitudes , une grande faim d' elle lui venait et en même temps un attendrissement émerveillé , parce qu' il avait vécu presque toute sa vie rien qu' avec d' autres hommes , durement , dans les grands bois sauvages ou les plaines de neige . Il sentait qu' elle était de ces femmes qui , lorsqu' elles se donnent , donnent tout sans compter : l' amour de leur corps et de leur coeur , la force de leurs bras dans la besogne de chaque jour , la dévotion complète d' un esprit sans détours . Et le tout lui paraissait si précieux qu' il avait peur de le demander . - je vais descendre à * Grand' * Mère la semaine prochaine , dit -il à mi-voix , pour travailler sur l' écluse à bois . Mais je ne prendrai pas un coup , * Maria , pas un seul ! Il hésita un peu et demanda abruptement , les yeux à terre : - peut-être ... vous a -t-on dit quelque chose contre moi ? -non . - c' est vrai que j' avais coutume de prendre un coup pas mal , quand je revenais des chantiers et de la drave ; mais c' est fini . Voyez -vous , quand un garçon a passé six mois dans le bois à travailler fort et à avoir de la misère et jamais de plaisir , et qu' il arrive à la * Tuque ou à * Jonquières avec toute la paye de l' hiver dans sa poche , c' est quasiment toujours que la tête lui tourne un peu : il fait de la dépense et il se met chaud , des fois ... mais c' est fini . - " et c' est vrai aussi que je sacrais un peu . à vivre tout le temps avec des hommes " rough " dans le bois ou sur les rivières , on s' accoutume à ça . Il y a eu un temps que je sacrais pas mal , et * M. Le curé * Tremblay m' a disputé une fois parce que j' avais dit devant lui que je n' avais pas peur du diable . Mais c' est fini , * Maria . Je vais travailler tout l' été à deux piastres et demie par jour et je mettrai de l' argent de côté , certain . Et à l' automne je suis sûr de trouver une " job " comme foreman dans un chantier , avec de grosses gages . Au printemps prochain j' aurai plus de cinq cents piastres de sauvées , claires , et je reviendrai . Il hésita encore , et la question qu' il allait poser changea sur ses lèvres . - vous serez encore icitte ... au printemps prochain ? -oui . Et après cette simple question et sa plus simple réponse ils se turent et restèrent longtemps ainsi , muets et solennels , parce qu' ils avaient échangé leurs serments . En juillet les foins avaient commencé à mûrir , et quand le milieu d' août vint , il ne restait plus qu' à attendre une période de sécheresse pour les couper et les mettre en grange . Mais après plusieurs semaines de beau temps continu , les sautes de vent fréquentes , qui sont de règle dans la plus grande partie de la province de * Québec , avaient repris . Chaque matin les hommes examinaient le ciel et tenaient conseil . - le vent tourne au sudet . Blasphème ! Il va mouiller encore , c' est clair , disait * Edwige * Légaré d' un air sombre . Ou bien le père * Chapdelaine examinait longuement les nuages blancs qui surgissaient l' un après l' autre au-dessus des arbres sombres , traversaient joyeusement la clairière et disparaissaient derrière les cimes de l' autre côté . - si le norouâ tient jusqu'à demain , on pourra commencer , prononçait -il . Mais le lendemain le vent avait encore changé , et il semblait que les nuages allègres de la veille revinssent sous forme de longues nuées confuses et déchirées , pareilles aux débris d' une armée après la défaite . La mère * Chapdelaine prophétisa des malchances certaines . - je vous dis que nous n' aurons pas de beau temps pour les foins . Il paraît que dans le bas du lac il y a des gens de la même paroisse qui se sont faits des procès les uns aux autres . Le bon * Dieu n' aime pas ça , c' est sûr . Mais la divinité se montra enfin indulgente et le vent du nord-ouest souffla trois jours de suite , fort et continu , assurant une période de temps sans pluie . Les faux avaient été aiguisées longtemps d' avance , et les cinq hommes se mirent à l' ouvrage le matin du troisième jour . * Légaré , * Esdras et le père * Chapdelaine fauchaient ; * Da' * Bé et * Tit' * Bé les suivaient pas à pas avec les râteaux et mettaient de suite en tas le foin coupé . Vers le soir , tous les cinq prirent des fourches et firent les veilloches , hautes et bien tassées , en prévision d' une saute de vent possible . Mais le temps resta beau . Cinq jours durant ils continuèrent , balançant tout le jour leurs faux de droite à gauche avec le grand geste ample qui paraît si facile chez un faucheur exercé et qui constitue pourtant le plus difficile à apprendre et le plus dur de tous les travaux de la terre . Les mouches et les maringouins jaillissaient par milliers du foin coupé et les harcelaient de leurs piqûres ; le soleil ardent leur brûlait la nuque et les gouttes de sueur leur brûlaient les yeux ; la fatigue de leurs dos toujours pliés devenait telle vers le soir qu' ils ne se redressaient qu' avec des grimaces de peine . Mais ils besognaient de l' aube à la nuit sans perdre une seconde , abrégeant les repas , heureux et reconnaissants du temps favorable . Trois ou quatre fois par jour * Maria ou * Télesphore leur apportait un seau d' eau qu' ils cachaient sous des branches pour la conserver froide ; et quand la chaleur , le travail et la poussière de foin leur avaient par trop desséché le gosier , ils allaient , chacun à son tour , boire de grandes lampées d' eau et s' en verser sur les poignets ou sur la tête . En cinq jours , tout le foin fut coupé , et comme la sécheresse persistait , ils commencèrent au matin du sixième jour à ouvrir et retourner les veilloches qu' ils voulaient granger avant le soir . Les faux avaient fini leur besogne , et ce fut le tour des fourches . Elles démolirent les veilloches , étalèrent le foin au soleil , puis vers la fin de l' après-midi , quand il eut séché , elles l' amoncelèrent de nouveau en tas de la grosseur exacte qu' un homme peut soulever en une seule fois au niveau d' une haute charrette déjà presque pleine . * Charles- * Eugène tirait vaillamment entre les brancards ; la charrette s' engouffrait dans la grange , s' arrêtait au bord de la tasserie , et les fourches s' enfonçaient une fois de plus dans le foin durement foulé , qu' elles enlevaient en galettes épaisses , sous l' effort des poignets et des reins , et déchargeaient au côté . à la fin de la semaine tout le foin était dans la grange , sec et d' une belle couleur , et les hommes s' étirèrent et respirèrent longuement comme s' ils sortaient d' une bataille . - il peut mouiller à cette heure , dit le père * Chapdelaine . ça ne nous fera pas de différence . Mais il apparut que la période de sécheresse n' avait pas été exactement calculée à leurs besoins , car le vent continua à souffler du nord-ouest et les jours ensoleillés ne cessèrent pas de s' égrener , monotones . Chez les * Chapdelaine les femmes n' avaient pas à participer aux travaux des champs . Le père et ses trois grands fils , tous forts et adroits à la besogne , auraient suffi , et s' ils continuaient à employer * Légaré et à lui payer un salaire , c' est qu' il avait commencé à travailler pour eux onze ans plus tôt , quand les enfants étaient tout jeunes , et ils le gardaient maintenant à moitié par habitude et à moitié parce qu' ils répugnaient à se priver des services d' un si terrible travailleur . Pendant le temps des foins * Maria et sa mère n' eurent donc à faire que leur ouvrage habituel : la tenue de la maison , la confection des repas , la lessive et le raccommodage du linge , la traite des trois vaches et le soin des volailles , et une fois par semaine la cuisson du pain , qui se prolongeait souvent tard dans la nuit . Les soirs de cuisson , l' on envoyait * Télesphore à la recherche des boîtes à pain , qui se trouvaient invariablement dispersées dans tous les coins de la maison ou du hangar , parce qu' elles avaient servi tous les jours à mesurer l' avoine au cheval ou le blé d' * Inde aux poules , sans compter vingt autres usages inattendus qu' on leur trouvait à chaque instant . Lorsqu' elles étaient toutes rassemblées et nettoyées , la pâte levait déjà , et les femmes se hâtaient de se débarrasser des autres ouvrages pour abréger leur veillée . * Télesphore avait fait brûler dans le foyer d' abord quelques branches de cyprès gommeux , dont la flamme sentait la résine , puis de grosses bûches d' épinette rouge qui donnaient une chaleur égale et soutenue . Quand le four était chaud , * Maria y rangeait les boîtes pleines de pâte , et après cela il ne restait plus qu' à surveiller le feu et à changer les boîtes de place au milieu de la cuisson . Le four avait été bâti trop petit , cinq ans auparavant , et depuis la famille n' avait jamais manqué de parler toutes les semaines du four neuf qu' il était urgent de construire , et qui en vérité devait être commencé sans plus tarder ; mais par une malchance sans cesse renouvelée , l' on oubliait à chaque voyage de faire venir le ciment nécessaire ; de sorte qu' il fallait toujours deux et quelquefois trois fournées pour nourrir pendant une semaine les neuf bouches de la maison . * Maria se chargeait invariablement de la " première " fournée ; invariablement aussi , quand la deuxième fournée était prête et que la soirée s' avançait déjà , la mère * Chapdelaine disait charitablement : - tu peux te coucher , * Maria , je guetterai la deuxième cuite . * Maria ne répondait rien ; elle savait fort bien que sa mère allait tout à l' heure s' allonger sur son lit tout habillée , pour se reposer un instant , et qu' elle ne se réveillerait qu' au matin . Elle se contentait donc de raviver la boucane qu' on faisait tous les soirs dans le vieux seau percé , enfournait la deuxième cuite et venait s' asseoir sur le seuil , le menton dans ses mains , gardant à travers les heures de la nuit son inépuisable patience . à vingt pas de la maison , le four , coiffé de son petit toit de planches , faisait une tache sombre ; la porte du foyer ne fermait pas exactement et laissait passer une raie de lumière rouge ; la lisière noire du bois se rapprochait un peu dans la nuit . * Maria restait immobile , goûtant le repos et la fraîcheur , et sentait mille songes confus tournoyer autour d' elle comme un vol de corneilles . Autrefois cette attente dans la nuit n' était qu' un demi-assoupissement , et elle ne cessait de souhaiter patiemment que la cuisson achevée lui permît le sommeil ; depuis que * François * Paradis avait passé , la longue veille hebdomadaire lui était plaisante et douce , parce qu' elle pouvait penser à lui et à elle-même sans que rien vînt interrompre le cours des choses heureuses qu' elle imaginait . Elles étaient infiniment simples , ces choses , et n' allaient guère loin . Il reviendrait au printemps ; ce retour , le plaisir de le revoir , les mots qu' il lui dirait quand ils se trouveraient seuls de nouveau , les premiers gestes d' amour qui les joindraient , il était déjà difficile à * Maria de se figurer clairement comment tout cela pourrait arriver . Elle essayait pourtant . D' abord elle se répétait deux ou trois fois son nom entier , cérémonieusement , tel que les autres le prononçaient : * François * Paradis , de * Saint- * Michel-de- * Mistassini ... * François * Paradis ... et tout à coup , intimement : * François . C' est fait . Le voilà devant elle , avec sa haute taille et sa force , sa figure cuite par le soleil et la réverbération de la neige , et ses yeux hardis . Il est revenu , heureux de la revoir et heureux aussi d' avoir tenu ses promesses , d' avoir vécu toute une année en garçon sage , sans sacrer ni boire . Il n' y a pas encore de bleuets à cueillir , puisque c' est le printemps ; mais ils trouvent quelque bonne raison pour s' en aller ensemble dans le bois ; il marche à côté d' elle sans la toucher ni rien lui dire , à travers le bois de charme qui commence à se couvrir de fleurs roses , et rien que le voisinage est assez pour leur mettre à tous deux un peu de fièvre aux tempes et leur pincer le coeur . Maintenant ils se sont assis sur un arbre tombé , et voici qu' il parle . - vous êtes -vous ennuyée de moi , * Maria ? C' est assurément cela qu' il demandera d' abord ; mais elle ne peut pas aller plus loin dans son rêve , parce que lorsqu' elle est arrivée là une détresse l' arrête . Oh ! Mon dou ! Comme elle aura eu le temps de s' ennuyer de lui , avant que ce moment -là vienne ! Encore tout le reste de l' été à traverser , et l' automne , et tout l' interminable hiver ! * Maria soupire ; mais l' infinie patience de sa race lui revient bientôt , et elle commence à penser à elle-même , et à ce que toutes ces choses signifient pour elle . Pendant qu' elle était à * Saint-prime une de ses cousines qui devait se marier prochainement lui a parlé plusieurs fois de ce mariage . Un jeune homme du village et un autre , de * Normandin , l' avaient courtisée ensemble , venant tous deux pendant de longs mois passer dans sa maison la veillée du dimanche . - je les aimais bien tous les deux , a -t-elle avoué à * Maria . Et je pense bien que c' était * Zotique que j' aimais le mieux ; mais il est parti faire la drave sur la rivière * Saint- * Maurice ; il ne devait pas revenir avant l' été ; alors * Roméo m' a demandée et j' ai répondu oui . Je l' aime bien aussi . * Maria n' a rien dit ; mais elle a songé qu' il devait y avoir des mariages différents de celui -là , et maintenant elle en est sûre . L' amitié que * François * Paradis a pour elle et qu' elle a pour lui , par exemple , est quelque chose d' unique , de solennel et pour ainsi dire d' inévitable , car il est impossible de concevoir comment les choses eussent pu se passer autrement , et cela va colorer et réchauffer à jamais la vie terne de tous les jours . Elle a toujours eu l' intuition confuse qu' il devait exister quelque chose de ce genre : quelque chose de pareil à l' exaltation des messes chantées , à l' ivresse d' une belle journée ensoleillée et venteuse , au grand contentement qu' apporte une aubaine ou la promesse sûre d' une riche moisson . Dans le calme de la nuit le mugissement des chutes se rapproche et grandit ; le vent du nord-ouest fait osciller un peu les cimes des épinettes et des sapins avec un grand bruissement frais qui est doux à entendre ; plusieurs fois de suite , et de plus en plus loin , un hibou crie . Le froid qui précède l' aube est encore loin et * Maria se trouve parfaitement heureuse de rester assise sur le seuil et de guetter la raie de lumière rouge qui vacille , disparaît et luit de nouveau au pied du four . Il lui semble que quelqu' un lui a chuchoté longtemps que le monde et la vie étaient des choses grises . La routine du travail journalier , coupée de plaisirs incomplets et passagers ; les années qui s' écoulent , monotones , la rencontre d' un jeune homme tout pareil aux autres , dont la cour patiente et gaie finit par attendrir ; le mariage , et puis une longue suite d' années presque semblables aux précédentes , dans une autre maison . C' est comme cela qu' on vit , a dit la voix . Ce n' est pas bien terrible et en tout cas il faut s' y soumettre ; mais c' est uni , terne et froid comme un champ à l' automne . Ce n' est pas vrai , tout cela . * Maria secoue la tête dans l' ombre avec un sourire inconscient d' extase , et songe que ce n' était pas vrai . Lorsqu' elle songe à * François * Paradis , à son aspect , à sa présence , à ce qu' ils sont et seront l' un pour l' autre , elle et lui , quelque chose frissonne et brûle tout à la fois en elle . Toute sa forte jeunesse , sa patience et sa simplicité sont venues aboutir à cela : à ce jaillissement d' espoir et de désir , à cette prescience d' un contentement miraculeux qui vient . à la base du four la raie de lumière rouge vacille et s' affaiblit . " le pain doit être cuit ! " se dit -elle . Mais elle ne peut se résoudre à se lever de suite , craignant de rompre ainsi le rêve heureux qui ne fait que commencer . Septembre arriva , et la sécheresse bienvenue du temps des foins persista et devint une catastrophe . à en croire les * Chapdelaine il n' y avait jamais eu de sécheresse comme celle -là , et chaque jour quelque raison nouvelle était suggérée , qui expliquait la sévérité divine . L' avoine et le blé jaunirent avant d' avoir atteint leur croissance ; le soleil incessant brûla l' herbe et les regains de trèfle , et du matin au soir les vaches affamées beuglèrent , la tête appuyée sur les clôtures . Il fallut les surveiller sans répit , car même les maigres céréales encore sur pied tentaient cruellement leur faim , et pas un jour ne s' écoula sans que l' une d' elles ne brisât quelques pieux pour tenter de se rassasier dans le grain . Puis le vent tourna brusquement un soir , comme épuisé par une constance si rare , et au matin la pluie tombait . Elle tomba irrégulièrement pendant une semaine , et quand elle s' arrêta et que le vent du nord-ouest recommença à souffler , l' automne était venu . L' automne ... il semblait que le printemps ne fût que d' hier . Le grain n' était pas encore mûr , bien que jauni par la sécheresse ; seuls les foins étaient en grange ; toutes les autres récoltes achevaient seulement d' extraire leur substance du sol chauffé par le trop court été , et déjà l' automne était là , annonçant le retour de l' inexorable hiver , le froid , bientôt la neige ... alternant avec les jours de pluie , vinrent encore de beaux jours clairs et chauds vers le midi , où l' on pouvait croire que rien n' était changé : la moisson encore sur pied , le décor éternel des bois d' épinettes et de sapins , et toujours les mêmes couchants mauve et gris , orange et mauve , les mêmes cieux pâles au-dessus de la campagne sombre ... seulement l' herbe commença à se montrer , au matin , blanche de givre , et presque de suite les premières gelées sèches vinrent , qui brûlèrent et noircirent les feuilles des plants de pommes de terre . Puis la première pellicule de glace fit son apparition sur un abreuvoir ; fondue à la chaleur de l' après-midi , elle revint quelques jours plus tard , et une troisième fois la même semaine . Les sautes de vent incessantes continuaient bien à faire alterner les journées tièdes de pluie avec ces matins de gel ; mais chaque fois que le nord-ouest reprenait , il était un peu plus froid , cousin un peu plus proche des souffles glacés de l' hiver . Partout l' automne est mélancolique , chargé du regret de ce qui s' en va et de la menace de ce qui s' en vient ; mais sur le sol canadien , il est plus mélancolique et plus émouvant qu' ailleurs , et pareil à la mort d' un être humain que les dieux rappellent trop tôt , sans lui donner sa juste part de vie . à travers le froid qui venait , les premières gelées , les menaces de neige , l' on retardait pourtant et l' on remettait de jour en jour la moisson pour permettre au pauvre grain de dérober encore un peu de force aux sucs de la terre et au tiède soleil . Il fallut moissonner pourtant , car octobre venait . L' avoine et le blé furent coupés et mis en grange sous un ciel clair , sans éclat , au temps où les feuilles des bouleaux et des trembles commencent à jaunir . La récolte de grain fut médiocre ; mais les foins avaient été beaux , de sorte que l' année dans son ensemble ne méritait ni transports de joie ni doléances . Et pourtant , les * Chapdelaine ne cessèrent de déplorer longtemps encore , dans leurs conversations du soir , et la sécheresse sans précédent d' août , et les gelées sans précédent de septembre , qui avaient trahi leurs espoirs . Contre l' avarice du trop court été et les autres rigueurs d' un climat sans indulgence ils n' avaient aucune révolte , même d' amertume ; seulement ils comparaient toujours dans leur esprit la saison écoulée à quelque autre saison miraculeuse dont leur illusion faisait la règle ; et c' est ce qui mettait constamment sur leurs lèvres cette éternelle lamentation des paysans , si raisonnable d' apparence , mais qui revient tous les ans , tous les ans : - si seulement ç'avait été une année ordinaire ! Un matin d' octobre , * Maria vit en se levant la première neige descendre du ciel en innombrables flocons paresseux . Le sol était blanc , les arbres poudrés , et il semblait bien que l' automne fût déjà fini , au temps où il ne fait que commencer ailleurs . Mais * Edwige * Légaré prononça d' un air sentencieux : - après la première neige on a encore un mois avant l' hivernement . J' ai toujours entendu les vieux dire ça , et je pense de même . Il avait raison ; car deux jours plus tard une pluie fit fondre la neige et la terre brune se montra de nouveau . Pourtant l' avertissement n' avait pas été perdu et les préparatifs commencèrent : les préparatifs annuels de défense contre les grands froids et la neige définitive . Avec de la terre et du sable * Esdras et * Da' * Bé renchaussèrent soigneusement la maison , formant un remblai au pied des murs ; les autres hommes s' armèrent de marteaux et de clous et firent aussi le tour de la maison , consolidant , bouchant les trous , réparant de leur mieux les dommages de l' année . De l' intérieur , les femmes poussèrent des chiffons dans les interstices , collèrent sur le lambris intérieur , du côté du nord-ouest , de vieux journaux rapportés des villages et soigneusement gardés , promenèrent leurs mains dans tous les angles à la recherche des courants d' air . Cela fait il restait encore à ramasser la provision de bois de l' hiver . De l' autre côté de la clôture des champs , à la lisière de la forêt , les chicots secs abondaient encore . * Esdras et * Légaré prirent leur hache et bûchèrent pendant trois jours ; puis les troncs furent mis en tas , pour attendre qu' une nouvelle chute de neige permît de les charger sur le grand traîneau à bois . Tout au long d' octobre les jours de gel et les jours de pluie alternèrent , cependant que la forêt devenait d' une beauté miraculeuse . à cinq cents pas de la maison des * Chapdelaine la berge de la rivière * Péribonka descendait à pic vers l' eau rapide et les blocs de pierre qui précédaient la chute , et de l' autre côté du courant la berge opposée montait comme un amphithéâtre de rocher en coteau , de coteau en colline , mais comme un amphithéâtre qui se prolongeait sans fin vers le nord . Du feuillage des bouleaux , des trembles , des aunes , des merisiers semés sur les pentes , octobre vint faire des taches jaunes et rouges de mille nuances . Pour quelques semaines le brun de la mousse , le vert inchangeable des sapins et des cyprès ne furent plus qu' un fond et servirent seulement à faire ressortir les teintes émouvantes de cette autre végétation qui renaît avec chaque printemps et meurt avec chaque automne . La splendeur de cette agonie s' étendait sur la pente des collines comme sur une bande sans fin qui suivait l' eau , s' en allant toujours aussi belle , aussi riche de couleurs vives et tendres , aussi émouvante , vers les régions lointaines du nord où nul oeil humain ne se posait sur elle . Mais voici que du nord vint bientôt un grand vent froid qui ressemblait à une condamnation définitive , à la fin cruelle d' un sursis , et présentement les pauvres feuilles jaunes , brunes et rouges , secouées trop durement , jonchèrent le sol ; la neige les recouvrit et le sol blanchi ne connut plus comme parure que le vert immuable des arbres sombres , qui triomphèrent , pareils à des femmes emplies d' une sagesse amère , qui auraient échangé pour une vie éternelle leur droit à la beauté . En novembre , * Esdras , * Da' * Bé et * Edwige * Légaré repartirent pour les chantiers . Le père * Chapdelaine et * Tit' * Bé attelèrent * Charles- * Eugène au grand traîneau à bois et charroyèrent laborieusement les troncs coupés qui furent empilés de nouveau près de la maison ; quand cela fut fait les deux hommes prirent le " godendard " et scièrent , scièrent , scièrent du matin au soir ; puis les haches eurent leur tour et fendirent les bûches selon leur taille . Il ne restait plus qu' à corder le bois fendu dans le hangar accoté à la maison , à l' abri des grandes neiges , en piles imposantes où se mêlaient le cyprès gommeux qui flambe de suite avec une grande flamme chaude , l' épinette et le merisier qui brûlent régulièrement et font un feu soutenu , et le bouleau au grain serré et poli comme du marbre , qui ne se consume que lentement et montre encore des braises rouges à l' aube d' une longue nuit d' hiver . L' époque où l' on empile le bois est aussi celle où l' on " fait boucherie " . Après la défense contre le froid , la défense contre la faim . Les quartiers de lard s' entassèrent dans le saloir ; à la poutre du hangar se balança la moitié d' une belle génisse grasse -l'autre moitié avait été vendue à des habitants de * Honfleur-que le froid devait conserver fraîche jusqu'au printemps ; des sacs de farine furent rangés dans un coin de la maison , et * Tit' * Bé prit un rouleau de fil de laiton et commença à confectionner des collets pour tendre aux lièvres . Une sorte d' indolence avait succédé à la grande hâte de l' été , parce que l' été est terriblement court et qu' il importe de ne pas perdre une heure des précieuses semaines pendant lesquelles on peut travailler la terre , au lieu que l' hiver est long , et n' offre que trop de temps pour ses besognes . La maison devint le centre du monde , et en vérité la seule parcelle du monde où l' on pût vivre , et plus que jamais le grand poêle de fonte fut le centre de la maison . à chaque instant quelque membre de la famille allait sous l' escalier chercher deux ou trois bûches , de cyprès le matin , d' épinette dans la journée , de bouleau le soir , et les poussait sur les braises encore ardentes . Lorsque la chaleur semblait diminuer , la mère * Chapdelaine disait d' un ton inquiet : - ne laissez pas amortir le feu , les enfants ! Et * Maria , * Tit' * Bé ou * Télesphore ouvrait la petite porte du foyer , jetait un coup d' oeil et s' en allait vers la pile de bois sans tarder . Au matin * Tit' * Bé sautait à bas de son lit longtemps avant le jour pour aller voir si les gros morceaux de bouleau avaient rempli leur office et brûlé toute la nuit ; si par malheur le feu était amorti , il le rallumait aussitôt avec de l' écorce de bouleau et des branches de cyprès , entassait de grosses bûches sur la première flamme , et retournait en courant s' enfoncer sous les couvertures de laine brune et de catalogne pour attendre que la bonne chaleur eût de nouveau rempli la maison . Dehors , le bois voisin et même les champs conquis sur le bois n' étaient plus qu' un monde étranger , hostile , que l' on surveillait avec curiosité par les petites fenêtres carrées . Parfois il était , ce monde , d' une beauté curieuse , glacée et comme immobile , faite d' un ciel très bleu et d' un soleil éclatant sous lequel scintillait la neige ; mais la pureté égale du bleu et du blanc était également cruelle et laissait deviner le froid meurtrier . D' autres jours le temps s' adoucissait et la neige tombait dru , cachant tout , et le sol , et les broussailles qu' elle couvrait peu à peu , et la ligne sombre du bois qui disparaissait derrière le rideau des flocons serrés . Puis le lendemain le ciel était clair de nouveau ; mais le vent du nord-ouest soufflait , terrible . La neige soulevée en poudre traversait les brûlés et les clairières par rafales et venait s' amonceler derrière tous les obstacles qui coupaient le vent . Au sud-est de la maison elle laissait un gigantesque cône , ou bien formait entre la maison et l' étable des talus hauts de cinq pieds qu' il fallait attaquer à la pelle pour frayer un chemin ; au lieu que du côté d' où venait le vent le sol était gratté , mis à nu par sa grande haleine incessante . Ces jours -là les hommes ne sortaient guère que pour aller soigner les animaux , et rentraient en courant , la peau râpée par le froid , humide des cristaux de neige qui fondaient à la chaleur de la maison . Le père * Chapdelaine arrachait les glaçons formés sur sa moustache , retirait lentement son capot doublé en peau de mouton , et s' installait près du poêle avec un soupir d' aise . - la pompe ne gêle pas ? Demandait -il . Y a -t-il bien du bois dans la maison ? Il s' assurait que la frêle forteresse de bois était pourvue d' eau , de bois et de vivres , et s' abandonnait alors à la mollesse de l' hivernement , fumant d' innombrables pipes , pendant que les femmes préparaient le repas du soir . Le froid faisait craquer les clous dans les murs de planches avec des détonations pareilles à des coups de fusil ; le poêle bourré de merisier ronflait ; au dehors le vent sifflait et hurlait comme la rumeur d' une horde assiégeante . Il doit faire méchant dans le bois ! Songeait * Maria . Et elle s' aperçut qu' elle avait parlé tout haut . - dans le bois il fait moins méchant qu' icitte , répondit son père . Là où les arbres sont pas mal drus on ne sent pas le vent . Je te dis qu' * Esdras et * Da' * Bé n' ont pas de misère . - non ? Ce n' était pas à * Esdras ni à * Da' * Bé qu' elle avait songé d' abord . Depuis la venue de l' hiver , l' on avait souvent parlé chez les * Chapdelaine des fêtes , et voici que les fêtes approchaient . - je suis à me demander si nous aurons de la visite pour le jour de l' an , fit un soir la mère * Chapdelaine . Elle passa en revue tous les parents ou amis susceptibles de venir . - * Azalma * Larouche ne reste pas loin , elle ; mais elle est trop paresseuse . Ceux de * Saint-prime ne voudront pas faire le voyage . Peut-être que * Wilfrid ou * Ferdinand viendront de * Saint- * Gédéon , si la glace est belle sur le lac ... un soupir révéla qu' elle songeait encore à l' animation des vieilles paroisses au temps des fêtes , aux repas de famille , aux visites inattendues des parents qui arrivent en traîneau d' un autre village , ensevelis sous les couvertures et les fourrures , derrière un cheval au poil blanc de givre . * Maria songeait à autre chose . - si les chemins sont aussi méchants que l' an dernier , dit -elle , on ne pourra pas aller à la messe de minuit . Pourtant j' aurais bien aimé , cette fois , et " son " père m' avait promis ... par la petite fenêtre , elle regardait le ciel gris , et s' attristait d' avance . Aller à la messe de minuit , c' est l' ambition naturelle et le grand désir de tous les paysans canadiens , même de ceux qui demeurent le plus loin des villages . Tout ce qu' ils ont bravé pour venir : le froid , la nuit dans le bois , les mauvais chemins et les grandes distances , ajoute à la solennité et au mystère . L' anniversaire de la naissance de * Jésus devient pour eux plus qu' une date ou un rite : la rédemption renouvelée , une raison de grande joie , et l' église de bois s' emplit de ferveur simple et d' une atmosphère prodigieuse de miracle . Or plus que jamais , cette année -là , * Maria désirait aller à la messe de minuit , après tant de semaines loin des maisons et des églises ; il lui semblait qu' elle aurait plusieurs faveurs à demander , qui seraient sûrement accordées si elle pouvait prier devant l' autel , au milieu des chants . Mais au milieu de décembre , la neige tomba avec abondance , fine et sèche comme une poudre , et trois jours avant noël le vent du nord-ouest se leva et abolit les chemins . Dès le lendemain de la tempête , le père * Chapdelaine attela * Charles- * Eugène au grand traîneau et partit avec * Tit' * Bé , emmenant des pelles , pour tenter de fouler la route ou d' en tracer une autre . Les deux hommes revinrent à midi , épuisés , blancs de neige , disant que l' on ne pourrait passer avant plusieurs jours . Il fallait se résigner ; * Maria soupira et songea à s' attirer la bienveillance divine d' une autre manière . - c' est -il vrai , " sa " mère , demanda -t-elle vers le soir , qu' on obtient toujours la faveur qu' on demande quand on dit mille ave le jour avant noël ? -c'est vrai , répondit la mère * Chapdelaine d' un air grave . Une personne qui a quelque chose à demander et qui dit ses mille ave comme il faut avant le minuit de noël , c' est bien rare si elle ne reçoit pas ce qu' elle demande . La veille de noël , le temps était froid , mais calme . Les deux hommes sortirent de bonne heure pour tenter encore de battre le chemin , sans grand espoir ; mais longtemps avant leur départ et à vrai dire longtemps avant le jour , * Maria avait commencé à réciter ses ave . réveillée de bonne heure , elle avait pris son chapelet sous son oreiller et de suite s' était mise à répéter la prière très vite , revenant des derniers mots aux premiers sans aucun arrêt et comptant à mesure sur les grains du chapelet . Tous les autres dormaient encore ; seul , * Chien avait quitté sa place près du poêle en la voyant remuer et était venu s' accroupir près du lit , solennel , la tête posée sur les couvertures . Les regards de * Maria se promenaient sur le long museau blanc appuyé sur la laine brune , sur les yeux humides où se lisait la simplicité pathétique des animaux , sur les oreilles tombantes au poil lisse , pendant que ses lèvres murmuraient sans fin les paroles sacrées : " je vous salue , * Marie , pleine de grâce ... " bientôt * Tit' * Bé sauta à bas de son lit pour mettre du bois dans le poêle ; par une sorte de pudeur * Maria se détourna et cacha son chapelet sous les couvertures tout en continuant à prier . Le poêle ronfla ; * Chien retourna à sa place ordinaire , et pendant une demi-heure encore tout fut immobile dans la maison , sauf les doigts de * Maria , qui comptaient les grains de buis , et sa bouche qui priait avec l' assiduité d' une ouvrière à sa tâche . Puis il fallut se lever , car le jour venait , préparer le gruau et les crêpes pendant que les hommes allaient à l' étable soigner les animaux , les servir quand ils revinrent , laver la vaisselle , nettoyer la maison . Tout en vaquant à ces besognes * Maria ne cessa pas d' élever à chaque instant un peu plus haut vers le ciel le monument de ses ave ; mais elle ne pouvait plus se servir de son chapelet , et il lui était difficile de compter avec exactitude . Quand la matinée fut plus avancée pourtant elle put s' asseoir près de la fenêtre , car nul ouvrage urgent ne pressait , et poursuivre sa tâche avec plus de méthode . Midi ! Trois cents ave déjà . Ses inquiétudes se dissipèrent , car elle se sentait presque sûre maintenant d' achever à temps . Il lui vint à l' esprit que le jeûne serait un titre de plus à l' indulgence divine et pourrait raisonnablement transformer son espoir en certitude ; elle mangea donc peu , se privant des choses qu' elle aimait le plus . Pendant l' après-midi elle dut travailler au maillot de laine qu' elle voulait offrir à son père pour le jour de l' an , et bien qu' elle continuât à murmurer sans cesse sa prière unique , la besogne de ses doigts parut la distraire un peu et la retarder ; puis ce fut les préparatifs du souper , qui furent longs ; enfin * Tit' * Bé vint faire radouber ses mitaines , et pendant tout ce temps les ave n' avancèrent que lentement , par à-coups , comme une procession que des obstacles sacrilèges arrêtent . Mais quand le soir fut venu , toute la besogne du jour achevée , et qu' elle put retourner à sa chaise près de la fenêtre loin de la faible lumière de la lampe , dans l' ombre solennelle , en face des champs parquetés d' un blanc glacial , elle reprit son chapelet et se jeta dans la prière avec exaltation . Elle était heureuse que tant d' ave restassent à dire , puisque la difficulté et la peine ne donnaient que plus de mérite à son entreprise , et même elle eût souhaité pouvoir s' humilier davantage et donner plus de force à sa prière en adoptant quelque position incommode ou pénible , ou par quelque mortification . Son père et * Tit' * Bé fumaient , les pieds contre le poêle ; sa mère cousait des lacets neufs à de vieux mocassins en peau d' orignal . Au dehors la lune se leva , baignant de sa lumière froide la froideur du sol blanc , et le ciel fut d' une pureté et d' une profondeur émouvantes , semé d' étoiles qui ressemblaient toutes à l' étoile miraculeuse d' autrefois . " vous êtes bénie entre tous les femmes ... " à force de répéter très vite la courte prière elle finissait par s' étourdir et s' arrêtait quelquefois , l' esprit brouillé , ne trouvant plus les mots si bien connus . Cela ne durait qu' un instant : elle fermait les yeux , soupirait , et la phrase qui revenait de suite à sa mémoire et que sa bouche articulait , sortait de la ronde machinale et se détachait , reprenant tout son sens précis et solennel . - " ... vous êtes bénie entre toutes les femmes ... " une fatigue pesa sur ses lèvres à la longue , et elle ne prononça les mots sacrés que lentement et avec plus de peine ; mais les grains du chapelet continuèrent à glisser sans fin entre ses doigts , et chaque glissement envoyait l' offrande d' un ave vers le ciel profond , où * Marie pleine de grâce se penchait assurément sur son trône , écoutant la musique des prières qui montaient et se remémorant la nuit bienheureuse . " ... le seigneur est avec vous ... " les pieux des clôtures faisaient des barres noires sur le sol blanc baigné de pâle lumière ; les troncs des bouleaux qui se détachaient sur la lisière du bois sombre semblaient les squelettes de créatures vivantes que le froid de la terre aurait pénétrées et frappées de mort ; mais la nuit glacée était plus solennelle que terrible . - avec des chemins de même nous ne serons pas les seuls forcés de rester chez nous à soir , fit la mère * Chapdelaine . Et pourtant y a -t-il rien de plus beau que la messe de minuit à saint-coeur-de- * Marie , avec * Yvonne * Boilly à l' harmonium , et * Pacifique * Simard qui chante le latin si bellement ! Elle se faisait scrupule de rien dire qui pût ressembler à une plainte ou à un reproche , une nuit comme celle -là , mais malgré elle ses paroles et sa voix déploraient également leur éloignement et leur solitude . Son mari devina ses regrets , et touché lui aussi par la ferveur du soir sacré , il commença à s' accuser lui-même . - c' est bien vrai , * Laura , que tu aurais fait une vie plus heureuse avec un autre homme que moi , qui serait resté sur une belle terre , près des villages . - non , * Samuel ; le bon * Dieu fait bien tout ce qu' il fait . Je me lamente ... comme de raison je me lamente . Qui est -ce qui ne se lamente pas ? Mais nous n' avons pas été bien malheureux jamais , tous les deux ; nous avons vécu sans trop pâtir ; les garçons sont de bons garçons , vaillants , et qui nous rapportent quasiment tout ce qu' ils gagnent , et * Maria est une bonne fille aussi ... ils s' attendrissaient tous les deux en se rappelant le passé , et aussi en songeant aux cierges qui brûlaient déjà , et aux chants qui allaient s' élever bientôt , célébrant partout la naissance du sauveur . La vie avait toujours été une et simple pour eux : le dur travail nécessaire , le bon accord entre époux , la soumission aux lois de la nature et de l' église . Toutes ces choses s' étaient fondues dans la même trame , les rites du culte et les détails de l' existence journalière tressés ensemble , de sorte qu' ils eussent été incapables de séparer l' exaltation religieuse qui les possédait d' avec leur tendresse inexprimée . La petite * Alma-rose entendit qu' on distribuait des louanges et vint chercher sa part . - moi aussi j' ai été bonne fille , eh ! " son " père ? -comme de raison ... comme de raison ... ce serait un gros péché d' être haïssable le jour où le petit * Jésus est né . Pour les enfants , * Jésus de * Nazareth était toujours " le petit * Jésus " , l' enfantelet bouclé des images pieuses ; et en vérité pour les parents aussi , c' était cela que son nom représentait le plus souvent . Non pas le * Christ douloureux et profond du protestantisme , mais quelqu' un de plus familier et de moins grand : un nouveau -né dans les bras de sa mère , ou tout au plus un très petit enfant qu' on pouvait aimer sans grand effort d' esprit et même sans songer à son sacrifice futur . - as -tu envie de te faire bercer ? -oui . Il prit la petite fille sur ses genoux et commença à se balancer d' avant en arrière . - et va -t-on chanter aussi ? -oui . - c' est correct ; chante avec moi : dans son étable , que * Jésus est charmant ! qu' il est aimable dans son abaissement ... il avait commencé à demi-voix pour ne pas couvrir l' autre voix grêle ; mais bientôt la ferveur l' emporta et il chanta de toute sa force , les yeux au loin . * Télesphore vint s' asseoir près de lui et le regarda avec adoration . Pour ces enfants élevés dans une maison solitaire , sans autres compagnons que leurs parents , * Samuel * Chapdelaine incarnait toute la sagesse et toute la puissance du monde , et comme il était avec eux doux et patient , toujours prêt à les prendre sur ses genoux et à chanter pour eux les cantiques ou les innombrables chansons naïves d' autrefois qu' il leur apprenait l' une après l' autre , ils l' aimaient d' une affection singulière .... tous les palais des rois N' ont rien de comparable aux beautés que je vois dans cette étable . - encore ? C' est correct . Cette fois la mère * Chapdelaine et * Tit' * Bé chantèrent aussi . * Maria ne put s' empêcher d' interrompre quelques instants ses prières pour regarder et écouter ; mais les paroles du cantique redoublèrent son zèle et elle reprit bientôt sa tâche avec une foi plus ardente . " je vous salue , * Marie , pleine de grâce ... " -et maintenant ? Une autre chanson : laquelle ? Sans attendre une réponse il entonna : trois gros navires sont arrivés , chargés d' avoine , chargés de blé . nous irons sur l' eau nous y prom-promener , nous irons jouer dans l' île ... - non , pas celle -là ... claire fontaine ? Ah ! C' est beau , ça ! Nous allons tous chanter ensemble . Il jeta un regard vers * Maria ; mais voyant le chapelet qui glissait sans fin entre ses doigts il s' abstint de l' interrompre . à la claire fontaine m' en allant promener , j' ai trouvé l' eau si belle que je m' y suis baigné ... il y a longtemps que je t' aime jamais je ne t' oublierai l' air et les paroles également touchantes ; le refrain plein d' une tristesse naïve , il n' y a pas que des coeurs simples que cette chanson -là ait attendris .... sur la plus haute branche , le rossignol chantait . chante , rossignol , chante , toi qui as le coeur gai ... il y a longtemps que je t' aime , jamais je ne t' oublierai ... les grains du chapelet ne glissaient plus entre les doigts allongés . * Maria ne chanta pas avec les autres ; mais elle écouta , et la complainte de mélancolique amour parut émouvante et douce à son coeur un peu lassé de prière .... tu as le coeur à rire , moi je l' ai à pleurer . j' ai perdu ma maîtresse pour lui avoir mal parlé ... pour un bouquet de roses que je lui refusai . il y a longtemps que je t' aime , jamais je ne t' oublierai ... * Maria regardait par la fenêtre les champs blancs que cerclait le bois solennel ; la ferveur religieuse , la montée de son amour adolescent , le son remuant des voix familières se fondaient dans son coeur en une seule émotion . En vérité , le monde était tout plein d' amour ce soir -là , d' amour profane et d' amour sacré , également simples et forts , envisagés tous deux comme des choses naturelles et nécessaires ; ils étaient tout mêlés l' un à l' autre , de sorte que les prières qui appelaient la bienveillance de la divinité sur des êtres chers n' étaient guère que des moyens de manifester l' amour humain , et que les naïves complaintes amoureuses étaient chantées avec la voix grave et solennelle et l' air d' extase des invocations surhumaines .... je voudrais que la rose fût encore au rosier , et que le rosier même à la mer fût jeté . il y a longtemps que je t' aime , jamais je ne t' oublierai ... " je vous salue , * Marie , pleine de grâce ... " la chanson finie , * Maria avait machinalement repris ses prières avec une ferveur renouvelée , et de nouveau les ave s' égrenèrent . La petite * Alma-rose , endormie sur les genoux de son père , fut déshabillée et portée dans son lit ; * Télesphore la suivit ; bientôt * Tit' * Bé à son tour s' étira , puis remplit le poêle de bouleau vert ; le père * Chapdelaine fit un dernier voyage à l' étable et rentra en courant disant que le froid augmentait . Tous furent couchés bientôt , sauf * Maria . - tu n' oublieras pas d' éteindre la lampe ? -non , " son " père . Elle l' éteignit de suite , préférant l' ombre , et revint s' asseoir près de la fenêtre et récita ses derniers ave . quand elle eut terminé , un scrupule lui vint et une crainte de s' être peut-être trompé dans leur nombre , parce qu' elle n' avait pas toujours pu compter sur les grains de son chapelet . Par prudence elle en dit encore cinquante et s' arrêta alors , étourdie , lasse , mais heureuse et pleine de confiance , comme si elle venait de recevoir une promesse solennelle . Au dehors le monde était tout baigné de lumière , enveloppé de cette splendeur froide qui s' étend la nuit sur les pays de neige quand le ciel est clair et que la lune brille . L' intérieur de la maison était obscur , et il semblait que ce fussent la campagne et le bois qui s' illuminaient pour la venue de l' heure sacrée . " les mille ave sont dits , songea * Maria , mais je n' ai pas encore demandé de faveur ... pas avec des mots . " il lui avait semblé que ce ne serait peut-être pas nécessaire ; que la divinité comprendrait sans qu' il fût besoin d' un voeu formulé par les lèvres , surtout * Marie ... qui avait été femme sur cette terre . Mais au dernier moment son coeur simple conçut des craintes , et elle chercha à exprimer en paroles ce qu' elle voulait demander . * François * Paradis ... assurément son souhait se rapportait à * François * Paradis . Vous l' aviez deviné , * Marie pleine de grâce ? Que pouvait -elle énoncer de ses désirs sans profanation ? Qu' il n' ait pas de misère dans le bois ... qu' il tienne ses promesses et abandonne de sacrer et de boire ... qu' il revienne au printemps ... qu' il revienne au printemps ... elle s' arrête là , parce qu' il lui semble que lorsqu' il sera revenu , ayant tenu ses promesses , le reste de leur bonheur qui vient sera quelque chose qu' ils pourront accomplir presque seuls ... presque seuls ... à moins que ce ne soit un sacrilège de penser ainsi ... qu' il revienne au printemps ... songeant à ce retour , à lui , à son beau visage brûlé de soleil qui se penchera vers le sien , * Maria oublie tout le reste , et regarde longtemps sans les voir le sol couvert de neige que la lumière de la lune rend pareil à une grande plaque de quelque substance miraculeuse , un peu de nacre et presque d' ivoire , et les clôtures noires , et la lisière proche des bois redoutables . Le jour de l' an n' amena aucun visiteur . Vers le soir la mère * Chapdelaine , un peu déçue , cacha sa mélancolie sous la guise d' une gaieté exagérée . - quand même il ne viendrait personne , dit -elle , ce n' est pas une raison pour nous laisser pâtir . Nous allons faire de la tire . Les enfants poussèrent des cris de joie et suivirent des yeux les préparatifs avec un intérêt passionné . Du sirop de sucre et de la cassonade furent mélangés et mis à cuire ; quand la cuisson fut suffisamment avancée , * Télesphore rapporta du dehors un grand plat d' étain rempli de belle neige blanche . Tout le monde se rassembla autour de la table , pendant que la mère * Chapdelaine laissait tomber le sirop en ébullition goutte à goutte sur la neige , où il se figeait à mesure en éclaboussures sucrées , délicieusement froides . Chacun fut servi à son tour , les grandes personnes imitant plaisamment l' avidité gourmande des petits ; mais la distribution fut arrêtée bientôt , sagement , afin de réserver un bon accueil à la vraie tire , dont la confection ne faisait que commencer . Car il fallait parachever la cuisson , et , une fois la pâte prête , l' étirer longuement pendant qu' elle durcissait . Les fortes mains grasses de la mère * Chapdelaine manièrent cinq minutes durant l' écheveau succulent qu' elles allongeaient et repliaient sans cesse ; peu à peu leur mouvement se fit plus lent , puis une dernière fois la pâte fut étirée à la grosseur du doigt et coupée avec des ciseaux , à grand effort , car elle était déjà dure . La tire était faite . Les enfants en mâchaient déjà les premiers morceaux quand des coups furent frappés à la porte . - * Eutrope * Gagnon , fit le père . Je me disais aussi que ce serait bien rare s' il ne venait pas veiller avec nous ce soir . C' était * Eutrope * Gagnon , en effet . Il entra , souhaita le bonsoir à tout le monde , posa son casque de laine sur la table ... * Maria le regardait , une rougeur aux joues . La coutume veut que le jour de l' an les garçons embrassent les filles , et * Maria savait fort bien qu' * Eutrope , malgré sa timidité , allait se prévaloir de cet usage ; elle restait immobile près de la table et attendait , sans ennui , mais pensant à cet autre baiser qu' elle aurait aimé recevoir . Pourtant le jeune homme prit la chaise qu' on lui offrait et s' assit , les yeux à terre . - c' est toi toute la visite que nous avons eue aujourd'hui , dit le père * Chapdelaine . Mais je pense bien que tu n' as vu personne non plus ... j' étais bien certain que tu viendrais veiller . - comme de raison ... je n' aurais pas laissé passer le jour de l' an sans venir . Mais en plus de ça j' avais des nouvelles que je voulais vous répéter . - ah ! Sous les regards d' interrogation convergeant sur lui il continuait à baisser les yeux . - à voir ta face , je calcule que ce sont des nouvelles de malchance . - ouais . La mère * Chapdelaine se leva à moitié avec un geste de crainte . - ça serait -il les garçons ? -non , * Madame * Chapdelaine . * Esdras et * Da' * Bé sont bien , si le bon * Dieu le veut . Les nouvelles que je parle ne viennent pas de ce bord -là ; ça n' est pas un parent à vous , mais un garçon que vous connaissez . Il hésita un instant et prononça le nom à voix basse . - * François * Paradis ... son regard se leva un instant sur * Maria , pour se détourner aussitôt ; mais elle ne remarqua même pas ce coup d' oeil chargé d' honnête sympathie . Un grand silence s' était appesanti non seulement dans la maison , mais sur l' univers entier ; toutes les créatures vivantes et toutes les choses restaient muettes et attendaient anxieusement cette nouvelle qui était d' une si terrible importance , puisqu' elle touchait le seul homme au monde qui comptât vraiment . - voilà comment ça s' est passé ... vous avez peut-être eu connaissance qu' il était foreman dans un chantier en haut de la * Tuque , sur la rivière * Vermillon . Quand le milieu de décembre est venu , il a dit tout à coup au boss qu' il allait partir pour venir passer les fêtes au lac * Saint- * Jean , icitte ... le boss ne voulait pas , comme de raison ; quand les hommes se mettent à prendre des congés de dix et quinze jours en plein milieu de l' hiver , autant vaudrait casser le chantier de suite . Il ne voulait pas et il le lui a bien dit ; mais vous connaissez * François : c' était un garçon malaisé à commander , quand il avait une chose en tête . Il a répondu qu' il avait dans son coeur d' aller au grand lac pour les fêtes et qu' il irait . Alors le boss l' a laissé faire , par peur de le perdre , vu que c' était un homme capable hors de l' ordinaire , et accoutumé dans le bois ... il parlait avec une facilité singulière , lentement , mais sans chercher ses mots , comme s' il avait tout préparé d' avance . * Maria songea tout à coup , au milieu de son angoisse : " * François a voulu venir icitte pour les fêtes ... me voir " , et une joie fugitive effleura son coeur comme une hirondelle rase l' eau . - le chantier n' était pas bien loin dans le bois , seulement à deux jours de voyage du transcontinental , qui descend sur la * Tuque : mais ça s' adonnait qu' il y avait eu un accident à la " track " qui n' était pas encore réparée , et les chars ne passaient pas . J' ai eu connaissance de tout ça par * Johnny * Niquette , de * Saint- * Henri , qui est arrivé de la * Tuque il y a deux jours passés . - ouais ? -quand * François * Paradis a su qu' il ne pourrait pas prendre les chars , il a fait une risée et dit comme ça que tant qu' à marcher il marcherait tout le chemin , et qu' il allait gagner le grand lac en suivant les rivières , la rivière * Croche d' abord , et puis la rivière * Ouatchouan , qui tombe près de * Roberval . - c' est correct , dit le père * Chapdelaine . ça peut se faire . J' ai passé par là . - pas dans cette saison icitte , * Monsieur * Chapdelaine , sûrement pas dans cette saison icitte . Tout le monde là-bas a dit à * François que ça n' avait pas de bon sens de vouloir faire ce voyage -là en plein hiver , au temps des fêtes , avec le froid qu' il faisait , peut-être bien quatre pieds de neige dans le bois , et seul . Mais il n' a fait que rire d' eux et leur dire qu' il était accoutumé dans le bois , qu' un peu de misère ne lui faisait pas peur , parce qu' il était décidé d' aller en haut du lac pour les fêtes , et que là où les sauvages passaient lui passerait bien . Seulement -vous connaissez bien ça , * Monsieur * Chapdelaine , - quand les sauvages font ce voyage -là , c' est plusieurs ensemble , et avec des chiens . * François est parti seul , à raquette , avec ses couvertes et des provisions sur une petite traîne ... personne n' avait dit un mot pour le hâter ou l' interrompre ; on l' écoutait comme on écoute quelqu' un qui conte une histoire , quand le dénouement approche , visible , mais inconnu , pareil à un homme qui vient en se cachant la figure . - vous vous rappelez bien le temps qu' il a fait la semaine avant la noël : il est tombé de la neige en masse , et puis le norouâ a pris . ça c' est adonné que pendant la tempête * François * Paradis était dans les grands brûlés , où la petite neige poudre terriblement et fait des falaises . Dans des places comme celles -là , même un homme capable n' a pas grande chance quand il fait ben fret et que la tempête dure . Et si vous vous rappelez , le norouâ a soufflé trois jours de suite , dur à vous couper la face ... - oui . Eh bien ? Le monologue qu' il avait préparé n' allait pas plus loin sans doute , ou bien il hésitait à prononcer les paroles nécessaires , car il ne répondit qu' après quelques instants de silence à voix basse : - il s' est écarté ... des gens qui ont passé toute leur vie à la lisière des bois canadiens savent ce que cela veut dire . Les garçons téméraires que la malchance atteint dans la forêt et qui se trouvent écartés-perdus-ne reviennent guère . Parfois une expédition trouve et rapporte leurs corps , au printemps , après la fonte des neiges ... le mot lui-même , au pays de * Québec et surtout dans les régions lointaines du nord , a pris un sens sinistre et singulier , où se révèle le danger qu' il y a à perdre le sens de l' orientation , seulement un jour , dans ces bois sans limites . - il s' est écarté ... la tempête l' a surpris dans les brûlés et il s' est arrêté un jour ; on sait ça à cause que des sauvages ont trouvé l' abri en branches de sapin qu' il s' était fait , et ils ont vu aussi ses pistes . Il est reparti parce qu' il n' avait guère de provisions et qu' il avait hâte d' arriver , je pense ; mais le temps était encore méchant , la neige tombait , le norouâ soufflait dur , et probablement qu' il ne pouvait pas voir le soleil ni marquer son chemin , car les sauvages ont dit que ses pistes s' éloignaient de la rivière * Croche , qu' il avait suivi , et s' en allaient dret vers le nord . Personne ne parlait encore , ni les deux hommes , qui écoutaient en hochant parfois la tête , comprenant tous les détails de la tragique aventure ; ni la mère * Chapdelaine , dont les mains s' étaient jointes sur ses genoux comme pour une imploraison tardive ; ni * Maria . - quand on a su ça , des hommes d' * Ouatchouan sont partis , après que le temps s' était adouci un peu . Mais la neige avait couvert toutes les pistes et ils sont revenus en disant qu' ils n' avaient rien vu , voilà trois jours passés . Il s' est écarté ... tous se redressèrent , avec des soupirs ; l' histoire était terminée et en vérité il ne restait plus rien à dire . Le sort de * François * Paradis était aussi lugubrement certain que s' il avait été enterré dans le cimetière de * Saint- * Michel * De * Mistassini , au milieu des chants , avec la bénédiction des prêtres . Un lourd silence pesa sur la maisonnée . Le père * Chapdelaine se pencha en avant , les coudes sur ses genoux , cognant machinalement une de ses mains fermées contre l' autre , avec une moue grave . - ça montre que nous ne sommes que de petits enfants dans la main du bon * Dieu , fit -il . * François était un des meilleurs hommes de par icitte pour vivre dans le bois et trouver son chemin ; des étrangers l' engageaient comme guide et il les ramenait toujours chez eux sans malchance . Et voilà qu' il s' est écarté . Nous ne sommes que de petits enfants ... il y en a qui se croient pas mal forts et qui pensent qu' ils peuvent se passer de l' aide du bon * Dieu quand ils sont dans leur maison ou sur leur terre ; mais dans le bois ... il secoua la tête , et répéta encore d' une voix grave : - nous ne sommes que de petits enfants . - c' était un bon homme , dit * Eutrope * Gagnon , un vrai bon homme , fort et vaillant , et sans malice . - comme de raison . Je ne veux pas dire que le bon * Dieu avait des raisons pour le faire mourir , lui plutôt qu' un autre . C' était un bon garçon , un travaillant , et je l' aimais bien . Mais ça vous montre ... - personne n' a jamais rien eu contre lui , reprit * Eutrope avec une sorte de généreux entêtement . C' était un homme rare pour l' ouvrage , pas peureux de rien , et serviable , avec ça . Tous ceux qui l' ont connu avaient de l' amitié pour lui . C' était un homme " dépareillé " . Il leva les yeux sur * Maria et répéta avec force : - c' était un bon homme , un homme dépareillé . - quand nous étions à * Mistassini , dit la mère * Chapdelaine , voilà de ça sept ans , ça n' était encore qu' une jeunesse , mais fort et adroit pas mal , déjà aussi grand comme il est là ... , je veux dire comme il était ... l' été dernier , quand il est venu icitte . Et toujours de bonne humeur , avec ça . C' était difficile de ne pas l' aimer . Ils regardaient droit devant eux en parlant , et cependant tout ce qu' ils disaient semblait s' adresser à * Maria , comme si son secret d' amour avait été naïvement visible . Mais elle ne dit rien ni ne bougea , les yeux fixés sur la vitre de la petite fenêtre que le gel rendait pourtant opaque comme un mur . * Eutrope * Gagnon s' en alla bientôt ; les * Chapdelaine , restés seuls , furent longtemps sans parler . Enfin le père dit d' une voix hésitante : - * François * Paradis n' avait quasiment pas de famille ; alors comme nous avions tous de l' amitié pour lui , on pourrait peut-être faire dire une messe ou deux ... eh , * Laura ? -sûrement . Trois grand'messes avec chant ; et quand les garçons reviendront du bois , en bonne santé s' il plaît au bon * Dieu , trois autres pour le repos de son âme , pauvre garçon ! Et tous les dimanches nous dirons un chapelet pour lui . - il était comme tous les autres , reprit le père * Chapdelaine , pas parfait , comme de raison , mais sans malice et propre dans sa vie . Le bon * Dieu et la sainte vierge auront pitié de lui . Encore le silence . * Maria sentait bien que c' était pour elle qu' ils disaient cela , parce qu' ils avaient deviné son chagrin et cherchaient à l' adoucir ; mais elle ne pouvait parler , ni pour louer le mort , ni pour se plaindre . Une main s' était glissée dans sa gorge , l' étouffant , dès que le dénouement du récit tragique était devenu clair pour elle , et maintenant cette main avait pénétré jusqu'en sa poitrine et lui serrait durement le coeur . Les élancements et la douleur déchirante viendraient plus tard peut-être ; mais pour le moment , ce n' était encore que cela : la poigne cruelle de cinq doigts fermés sur son coeur . D' autres paroles furent prononcées , qu' elle n' entendit guère ; puis ce fut le remue-ménage ordinaire du soir , les préparatifs du coucher , le père * Chapdelaine , sortant pour aller faire une dernière visite à l' étable et rentrant dans la maison très vite , la peau rougie par le froid , fermant en hâte derrière lui la porte par où une colonne de buée froide s' engouffrait . - viens , * Maria . Sa mère l' appelait très doucement , en lui posant une main sur l' épaule . Elle se leva et alla s' agenouiller avec les autres pour la prière . Pendant dix minutes , les voix se répondirent , étouffées et monotones , murmurant les paroles sacrées . Quand ils furent arrivés à la fin du chapelet , la mère * Chapdelaine murmura : - encore cinq pater et cinq ave pour le repos de ceux qui ont eu de la malchance dans les bois ... et les voix s' élevèrent de nouveau , un peu plus étouffées encore qu' auparavant , avec parfois un frémissement qui ressemblait à un sanglot . Lorsqu' elles se turent et que tous se relevèrent après le dernier signe de croix , * Maria se détourna de suite et retourna près de la fenêtre . Le gel avait fait des vitres autant de plaques de verre dépoli , opaques , qui abolissaient le monde du dehors ; mais * Maria ne les vit même pas , parce que les larmes avaient commencé à monter en elle et l' aveuglaient . Elle resta là quelques instants , immobile , les bras pendants , dans une attitude d' abandon pathétique ; puis son chagrin tout à coup se fît plus poignant et l' étourdit ; machinalement elle ouvrit la porte et sortit sur les marches du perron de bois . Vu du seuil , le monde figé dans son sommeil blanc semblait plein d' une grande sérénité ; mais dès que * Maria fut hors de l' abri des murs , le froid descendit sur elle comme un couperet , et la lisière lointaine du bois se rapprocha soudain , sombre façade derrière laquelle cent secrets tragiques , enfouis , appelaient et se lamentaient comme des voix . Elle se recula avec un gémissement , referma la porte et s' assit près du poêle , frissonnante . La stupeur première du choc commençait à se dissiper ; son chagrin s' aiguisa , et la main qui lui serrait le coeur se mit à inventer des pincements , des déchirures , vingt tortures rusées et cruelles . Comme il a dû pâtir là-bas dans la neige ! Songe -t-elle , sentant encore sur son visage la morsure rapide de l' air glacé . Elle a bien entendu dire par des hommes que le même destin a effleurés que c' était une mort insensible et douce , au contraire , toute pareille à un assoupissement ; mais elle n' arrive pas à le croire , et les souffrances que * François a peut-être endurées avant de s' abandonner sur le sol blanc défilent dans sa pensée à elle comme une procession sinistre . Point n' est besoin de voir le lieu ; elle connaît assez bien l' aspect redoutable des grands bois en hiver , la neige amoncelée jusqu'aux premières branches des sapins , les buissons d' aunes enterrés presque en entier , les bouleaux et les trembles dépouillés comme des squelettes et tremblant sous le vent glacé , le ciel pâle se révélant à travers le fouillis des aiguilles vert sombre . * François * Paradis s' en est allé à travers les troncs serrés , les membres raides de froid , la peau râpée par le norouâ impitoyable , déjà mordu par la faim , trébuchant de fatigue ; ses pieds las n' ont plus la force de se lever assez haut et souvent ses raquettes accrochent la neige et le font tomber sur les genoux . Sans doute dès que la tempête a cessé il a reconnu son erreur , vu qu' il marchait vers le nord désert , et de suite il a repris le bon chemin , en garçon d' expérience qui a toujours eu le bois pour patrie . Mais ses provisions sont presque épuisées , le froid cruel le torture encore ; il baisse la tête , serre les dents et se bat avec l' hiver meurtrier , faisant appel aux ressources de sa force et de son grand courage . Il songe à la route à suivre et à la distance , calcule ses chances de survivre , et par éclairs pense aussi à la maison bien close et chaude où tous seront contents de le revoir ; à * Maria qui saura ce qu' il a risqué pour elle et lèvera enfin sur lui ses yeux honnêtes pleins d' amour . Peut-être est -il tombé pour la dernière fois tout près du salut , à quelques arpents seulement d' une maison ou d' un chantier . C' est souvent ainsi que |