_: | I gaieté et dynamite -barinia , le jeune étranger est arrivé . - où l' as -tu mis ? -oh ! Il est resté dans la loge . - je t' avais dit de le conduire dans le petit salon de * Natacha : tu ne m' as donc pas compris , * Ermolaï ? -excusez -moi , barinia , mais le jeune étranger , lorsque j' ai voulu le fouiller , m' a envoyé un solide coup de pied dans le ventre . - lui as -tu dit que tout le monde était fouillé avant d' entrer dans la propriété , que c' était l' ordre , et que ma mère elle-même s' y soumettait ? -je lui ai dit tout cela , barinia , et je lui ai parlé de la mère de madame . - qu' est -ce qu' il t' a répondu ? -qu'il n' était pas la mère de madame . Il était comme enragé . - eh bien , fais -le entrer sans le fouiller . - le pristaff ne sera pas content . - je commande . * Ermolaï s' inclina et descendit dans le jardin . La barinia quitta la véranda où elle venait d' avoir cette conversation avec le vieil intendant du général * Trébassof , son mari , et rentra dans la salle à manger de sa datcha des îles où le joyeux conseiller d' empire * Ivan * Pétrovitch racontait aux convives amusés sa dernière farce de chez * Cubat . Il y avait là bruyante compagnie et le moins gai n' était pas le général qui allongeait sur un fauteuil une jambe dont il n' avait pas encore la libre disposition depuis l' avant-dernier attentat si fatal à son vieux cocher et à ses deux chevaux pie . La bonne farce du toujours aimable * Ivan * Pétrovitch ( un remuant petit vieillard au crâne nu comme un oeuf ) datait de la veille . Après s' être-comme il disait- " récuré la bouche " ( car ces messieurs n' ignorent rien de notre belle langue française qu' ils parlent comme la leur , et dont ils usent volontiers entre eux pour n' être point compris des domestiques ) , après s' être récuré la bouche d' un grand verre de " mousseux pétillant vin de * France " , il s' esclaffait : - on a bien ri , * Féodor * Féodorovitch : on avait fait chanter les choeurs , à la barque , et puis , les bohémiennes parties avec leur musique , on était descendu sur la rive pour se dégourdir les jambes et se nettoyer le visage dans le frais petit jour , quand une sotnia de cosaques de la garde vint à passer . Je connaissais l' officier qui la commandait et je l' invitai à venir trinquer à la santé de l' empereur chez * Cubat . Cet officier est un homme , * Féodor * Féodorovitch , qui connaît bien les marques depuis sa plus tendre enfance et qui peut se vanter de n' avoir jamais avalé un verre de vin de * Crimée . Au seul nom de champagne , il crie : vive l' empereur ! Un vrai patriote . Il a accepté . Et nous voilà partis , gais comme des enfants au coeur léger qui se rappellent des histoires de l' école . Toute la sotnia suivait , puis toute la bande des soupeurs qui jouaient du mirliton et les isvotchiks par derrière , à la file : une vraie sainte procession ! Devant * Cubat , j' ai honte de laisser les compagnons officiers de mon ami à la porte . Je les invite . Ils acceptent naturellement . Mais les sous-officiers avaient soif . Je connais la discipline . Tu sais , * Féodor * Féodorovitch , que j' ai toujours été pour la discipline . Ce n' est pas parce qu' on est gai , un matin de printemps , qu' il faut oublier la discipline . J' ai fait boire les officiers en cabinet particulier et les sous-officiers dans la grande salle du restaurant . Quant aux soldats , qui avaient soif , eux aussi , je les ai fait boire dans la cour . Ainsi , ma parole , il n' y avait pas de fâcheux mélange . Mais voilà que les chevaux hennissaient . C' étaient de braves chevaux , * Féodor * Féodorovitch , qui , eux aussi , voulaient boire à la santé de l' empereur . J' étais bien embarrassé à cause de la discipline . La salle , la cour , tout était plein ! Et je ne pouvais faire monter les chevaux en cabinet particulier ! Tout de même , je leur fis porter du champagne dans des seaux et c' est alors qu' a eu lieu ce fâcheux mélange que je tenais tant à éviter ; un grand mélange de bottes et de sabots de cheval qui était bien la chose la plus gaie que j' aie jamais vue de ma vie . Mais les chevaux étaient bien les plus joyeux et dansaient comme si on leur avait mis une torche sous le ventre et tous , ma parole , étaient prêts à casser la figure de leurs cavaliers , pour peu que les hommes ne fussent pas du même avis qu' eux sur la route à suivre . à la fenêtre du cabinet particulier , nous mourions de plaisir de voir une pareille salade de bottes et de sabots dansants . Mais les cavaliers ont ramené tous leurs chevaux à la caserne , avec de la patience , parce que les cavaliers de l' empereur sont les premiers cavaliers du monde , * Féodor * Féodorovitch ! Et nous avons bien ri ! à votre santé , * Matrena * Pétrovna . Ces dernières gracieuses paroles s' adressaient à la générale * Trébassof elle-même qui haussait les épaules aux propos insolites du gai conseiller d' empire . Elle n' intervint dans la conversation que pour calmer le général qui voulait faire " coller " toute la sotnia au cachot , hommes et chevaux . Et , pendant que les convives riaient de l' aventure , elle dit à son mari , de sa voix décidée de maîtresse femme : - * Féodor , tu ne vas pas attacher d' importance à ce que raconte notre vieux fou d' * Ivan . C' est l' homme le plus imaginatif de la capitale , accompagné de champagne . - * Ivan ! ... tu n' as pas fait servir aux chevaux du champagne dans les seaux ! Vieux vantard , protesta , jaloux , * Athanase * Georgevitch , l' avocat bien connu pour son solide coup de fourchette , et qui prétendait posséder les meilleures histoires à boire et qui regrettait de n' avoir pas inventé celle -là . - ma parole ! Et de première marque ! J' avais gagné quatre mille roubles au cercle des marchands . Je suis sorti de cette petite fête avec cinquante kopecks . Mais , à l' oreille de * Matrena * Pétrovna s' est penché * Ermolaï , le fidèle intendant de campagne qui ne quitte jamais , même à la ville , son habit nankin beurre frais , sa ceinture de cuir noir et ses larges pantalons bleus et ses bottes brillantes comme des glaces ( comme il sied à un intendant de campagne qui est reçu chez son maître , à la ville ) . La générale se lève , après un léger coup de tête amical à sa belle-fille * Natacha qui la suit des yeux jusqu'à la porte , indifférente en apparence aux propos tendres de l' officier d' ordonnance de son père , le soldat poète * Boris * Mourazoff , qui a fait de si beaux vers sur la mort des étudiants de * Moscou , après les avoir fusillés , par discipline , sur leurs barricades . * Ermolaï a conduit sa maîtresse dans le grand salon et là il lui montre une porte qu' il a laissée entr'ouverte et qui donne sur le petit salon précédant la chambre de * Natacha ... - il est là ! Fait * Ermolaï à voix basse . * Ermolaï , au besoin , aurait pu se taire , car la générale eût été renseignée sur la présence d' un étranger dans le petit salon par l' attitude d' un individu au paletot marron , bordé de faux astrakan comme on voit à tous les paletots de la police russe ( ce qui fait reconnaître les agents secrets à première vue ) . L' homme de la police était à quatre pattes dans le grand salon et regardait ce qui se passait dans le petit salon par l' étroit espace de lumière qui se présentait entre la porte entr'ouverte et le mur , près des gonds . De cette manière ou d' une autre , tout personnage qui voulait approcher du général * Trébassof était ainsi mis en observation , sans qu' il s' en doutât , après avoir été fouillé tout d' abord dans la loge ( mesure qui ne datait que du dernier attentat ) . La générale frappa sur l' épaule de l' homme à genoux , avec cette main héroïque qui avait sauvé la vie de son mari et qui portait encore des traces de l' affreuse explosion ( dernier attentat où * Matrena * Pétrovna avait saisi à pleine main la boîte infernale destinée à faire sauter le général ) . L' individu se releva et , à pas feutrés , s' éloigna , gagna la véranda où il s' allongea sur un canapé , simulant immédiatement un pesant sommeil , mais surveillant en réalité les abords du jardin . Et ce fut * Matrena * Pétrovna qui prit sa place à la fente de la porte et qui observa ce qui se passait dans le petit salon . Du reste , ceci n' était point exceptionnel . C' était elle qui avait le dernier coup d' oeil sur tout et sur tous . Elle rôdait , à toute heure du jour et de la nuit , autour du général , comme une chienne de garde , prête à mordre , à se jeter au-devant du danger , à recevoir les coups , à mourir pour son maître . Cela avait commencé à * Moscou après la terrible répression , les massacres de révolutionnaires sous les murs de * Presnia , quand les nihilistes survivants avaient laissé derrière eux une affiche condamnant à mort le général * Trébassof victorieux . * Matréna * Pétrovna ne vivait que pour le général . Elle avait déclaré qu' elle ne lui survivrait point . Elle avait deux fois raison de le garder .... mais elle n' avait plus confiance ... il s' était passé chez elle des choses qui avaient dérouté sa garde , son flair , son amour ... elle n' avait parlé de ces choses -là qu' au grand maître de la police koupriane , qui en avait parlé à l' empereur ... et voilà que l' empereur lui envoyait , comme suprême ressource , ce jeune étranger ... * Joseph * Rouletabille , reporter ... ... mais c' était un gamin ! Elle considérait , sans comprendre , cette bonne jeune tête ronde , aux yeux clairs et-dès le premier abord- extraordinairement naïfs , des yeux d' enfant . ( il est vrai que dans le moment le regard de * Rouletabille ne semble point d' une profondeur de pensée surhumaine , car , laissé en face de la table des zakouskis dressée dans le petit salon , le jeune homme paraît uniquement occupé à dévorer , à la cuiller , ce qui reste de caviar dans les pots . ) * Matrena remarquait la fraîcheur rose des joues , l' absence de duvet au menton , pas un poil de barbe ... la chevelure rebelle avec des volutes sur le front ... ah ! Le front ... le front , par exemple , était curieux . Oui , c' était , ma foi , un curieux front avec des bosses qui roulaient au-dessus de l' arcade sourcilière profonde pendant que la bouche s' occupait ... s' occupait ... on eût dit que * Rouletabille n' avait pas mangé depuis huit jours . Maintenant , il faisait disparaître une magnifique tranche de sterlet de la * Volga , tout en contemplant avec sympathie une salade de concombres à la crème , quand * Matrena * Pétrovna parut . Il voulut s' excuser tout de suite et parla la bouche pleine : - je vous demande pardon , madame , mais le tsar a oublié de m' inviter à déjeuner . La générale sourit et lui donna une solide poignée de main en le priant de s' asseoir : - vous avez vu sa majesté ? -j'en sors , madame . C' est à la générale * Trébassof que j' ai l' honneur de parler ? -elle-même . Et c' est à monsieur ? - * Joseph * Rouletabille lui-même , madame , je n' ajoute pas : pour vous servir , car je n' en sais rien encore . C' est ce que je disais , tout à l' heure , à sa majesté : vos histoires de nihilistes , moi , ça ne me regarde pas , n' est -ce pas ? ... - alors ? Interrogea la générale , assez amusée du ton que prenait la conversation et de l' air un peu ahuri de * Rouletabille . - alors , voilà ! Moi , j' suis reporter , s' pas ? C' est ce que j' ai d' abord dit à mon directeur à * Paris ... j' ai pas à prendre parti dans des affaires de révolution qui ne regardent pas ma patrie . à quoi mon directeur m' a répondu : " il ne s' agit pas de prendre parti . Il s' agit d' aller en * Russie faire une enquête sur la situation des partis . Vous commencerez par interviewer l' empereur . " je lui ai dit : " comme ça , ça va ! " et j' ai pris le train . - et vous avez interviewé l' empereur ? -oui , ça n' a pas été difficile . Je comptais arriver directement à * Pétersbourg , expliqua -t-il ; mais , après * Gatchina , le train s' arrêta et le grand maréchal de la cour vint à moi et me pria de le suivre . C' était rien flatteur ! Vingt minutes plus tard , j' étais à * Tsarskoïe- * Selo , devant sa majesté ... elle m' attendait ; j' ai bien compris tout de suite que c' était évidemment pour une affaire qui n' était pas ordinaire ... - et que vous a -t-elle dit , sa majesté ? -c'est un bien brave homme de majesté . Il m' a rassuré tout de suite quand je lui eus fais part de mes scrupules . Il m' a dit qu' il ne s' agissait pas de faire de la politique , mais de sauver son plus fidèle serviteur , qui était sur le point d' être victime du plus étrange drame de famille qui se pût concevoir ... la générale s' était levée , toute pâle . - ah ! Fit -elle , simplement ... et * Rouletabille , à qui rien n' échappait , vit sa main trembler sur le dossier de sa chaise . Il continua , n' ayant point l' air de prendre garde à l' émotion de la générale : - sa majesté a ajouté textuellement : " c' est moi qui vous le demande , moi et la générale * Trébassof . Allez , monsieur , elle vous attend ! ... " alors , * Rouletabille se tut , attendant que la générale parlât à son tour . Elle s' y décida , après une courte réflexion . - vous avez vu * Koupriane ? Demanda -t-elle . - le grand maître de la police ? Oui ... le grand maréchal m' avait réaccompagné à la gare de * Tsarskoïe- * Selo ; le grand maître de la police m' attendait à celle de * Pétersbourg . On n' est pas mieux reçu ! - * Monsieur * Rouletabille , fit * Matrena qui s' efforçait visiblement de reconquérir tout son sang-froid , je ne suis pas de l' avis de * Koupriane et ... je ne suis pas ( ici elle baissa la voix qui tremblait ) de l' avis de sa majesté ! ... j' aime mieux vous avertir tout de suite ... pour que vous n' ayez pas à regretter d' intervenir dans une affaire où il y a ... des risques ... des risques terribles à courir ... non ! Il n' y a pas ici de drame de famille ... la famille ici est toute petite , toute petite ... le général , sa fille , * Natacha , qu' il a eue d' un premier mariage , et moi ... il ne peut pas y avoir de drame de famille entre nous trois ... il y a tout simplement mon mari , monsieur , qui a fait son devoir de soldat en défendant le trône de sa majesté ... mon mari que l' on veut m' assassiner ... il n' y a pas autre chose ... pas autre chose , mon cher petit hôte ... et , pour cacher sa détresse , elle se prit à découper une belle tranche de veau aux carottes dans sa gelée . - vous n' avez pas mangé , vous avez faim , c' est abominable , mon cher petit monsieur ... voyez -vous , vous allez dîner avec nous et puis ... vous nous direz adieu ... oui ... vous me laisserez toute seule ... j' essaierai de le sauver toute seule ... bien sûr ... j' essaierai ... et une larme coula dans le veau aux carottes . * Rouletabille , qui sentait que l' émotion de cette brave femme le gagnait , se raidissait pour n' en laisser rien paraître ... - je pourrais tout de même bien vous aider un peu , fit -il ... * M * Koupriane m' a dit qu' il y avait un véritable mystère ... c' est mon métier à moi de démêler les mystères ... - je sais ce que pense * Koupriane , dit -elle , en secouant la tête . Mais , si je devais penser un jour , moi , ce que pense * Koupriane , j' aimerais mieux être morte ! Et la bonne * Matrena * Pétrovna leva vers * Rouletabille ses beaux grands yeux tout brillants des larmes qu' elle retenait ... et elle ajouta tout de suite : - mais mangez donc , mon cher petit hôte , mangez donc ! ... mon cher enfant , il faudra oublier tout ce que vous a dit * Koupriane ... quand vous serez retourné dans la belle * France ... - je vous le promets , madame ... - c' est l' empereur qui vous a fait faire ce grand voyage ... moi , je ne voulais pas ... il a donc bien confiance en vous ? Demanda -t-elle naïvement en le fixant avec une grande attention à travers ses larmes . - madame , je vais vous dire . J' ai quelques bonnes affaires à mon actif sur lesquelles on lui a fait des rapports et puis , on lui permet de lire quelquefois les journaux , à votre empereur . Il avait entendu parler surtout ( car on en a parlé dans le monde entier , madame ) du mystère de la chambre jaune et du parfum de la dame en noir ... ici , * Rouletabille regarda en-dessous la générale et conçut une grande mortification de ce que celle -ci exprimât , à ne s' y point tromper , sur sa bonne franche physionomie , l' ignorance absolue où elle était de ce mystère jaune et de ce parfum noir . - mon petit ami , dit -elle , d' une voix de plus en plus voilée , vous m' excuserez , mais il y a longtemps que je n' ai plus d' yeux pour lire ... et les larmes , maintenant , le long du visage , coulaient ... coulaient ... * Rouletabille n' y tint plus . Il se rappela d' un coup tout ce que cette héroïque femme avait souffert dans ce combat atroce de chaque jour contre la mort qui rôde . Il prit en frémissant ses petites mains grasses aux doigts trop chargés de bagues : - madame ! Ne pleurez plus ! On veut vous tuer votre mari . Eh bien , nous serons au moins deux à le défendre , je vous le jure ! ... - même contre les nihilistes ? -eh ! Madame , contre tout le monde ! ... j' ai mangé tout votre caviar : je suis votre hôte ! ... je suis votre ami ! ... disant cela , il était tout vibrant , tout sincère et si drôle que la générale ne put s' empêcher de sourire au milieu de ses larmes . Elle le fit se rasseoir tout près d' elle . - le grand maître de la police m' a beaucoup parlé de vous . Et c' est venu tout d' un coup , par hasard , après le dernier attentat et une chose mystérieuse que je vous dirai . Il s' est écrié : " ah ! Il nous faudrait un * Rouletabille pour débrouiller cela ! ... " le lendemain , il revenait ici . Il était allé à la cour . Là-bas , on s' était , paraît -il , beaucoup occupé de vous . L' empereur désirait vous connaître ... voilà comment les choses se sont faites par l' entremise de l' ambassade , à * Paris ... - oui , oui ... et naturellement , tout le monde l' a su ... c' est gai ! ... les nihilistes m' ont averti aussitôt que je n' arriverais pas en * Russie vivant . C' est , du reste , ce qui m' a décidé à y venir . Je suis d' un naturel très contrariant . - et comment s' est passé le voyage ? -mais , pas mal ... merci ! ... j' ai déniché tout de suite , dans le train , le jeune slave qui était chargé de ma mort et je me suis entendu avec lui ... c' est un charmant garçon : ça s' est très bien arrangé . * Rouletabille mangeait maintenant des plats étranges auxquels il lui eût été difficile de donner un nom . * Matrena * Pétrovna lui posa sa grasse petite main sur le bras : - vous parlez sérieusement ? -très sérieusement . - un petit verre de votka ? -jamais d' alcool . La générale vida le petit verre d' un trait : - et comment l' avez -vous découvert ? Comment avez -vous su ? -d'abord , il avait des lunettes . Tous les nihilistes ont des lunettes en voyage . Et puis , j' ai eu un bon truc . Une minute avant le départ de * Paris j' ai fait monter un de mes amis dans le couloir du sleeping , un reporter qui fait tout ce que je veux , sans demander d' explications jamais , le père * La * Candeur . Je lui ai dit : " père * La * Candeur , tu vas crier , tout à coup , très fort : " tiens ! Voilà * Rouletabille ! " * La * Candeur cria donc : " tiens , voilà * Rouletabille ! " et aussitôt tous ceux qui étaient dans le couloir se retournèrent et tous ceux qui étaient déjà dans les compartiments en sortirent , excepté l' homme aux lunettes . j' étais fixé . La générale regarda * Rouletabille qui était maintenant rouge comme une crête de coq et assez embarrassé de sa fatuité . - ça mérite peut-être des gifles , ce que je dis là , madame ; mais du moment que l' empereur de toutes les russies avait le désir de me connaître , je ne pouvais pas admettre qu' un quelconque monsieur à lunettes n' eût point la curiosité de voir comment j' avais le nez fait . ça n' était pas naturel . Aussitôt le train en marche , je suis allé m' asseoir auprès de ce monsieur et je lui ai fait part de ces réflexions . J' étais tombé juste . Le voyageur enleva ses lunettes et , me fixant bien dans les yeux , m' avoua qu' il était heureux d' avoir avec moi une petite conversation avant qu' il ne me fût rien arrivé de fâcheux . Une demi-heure plus tard , l' entente cordiale était signée . Je lui avais fait comprendre que j' allais là-bas pour faire mon métier de reporter et qu' il serait toujours temps de se fâcher si je n' étais pas sage . à la frontière allemande , il me laissa continuer ma route et retourna tranquillement à sa nitroglycérine . - vous voilà " visé " , vous aussi , mon pauvre enfant ! ... - oh ! Ils ne nous ont pas encore ! ... * Matrena * Pétrovna toussa . Ce nous venait de lui chavirer le coeur . Avec quelle tranquillité cet enfant , qu' elle ne connaissait pas une heure auparavant , se proposait de partager les dangers d' une situation qui excitait généralement la pitié , mais dont les plus braves s' écartaient avec autant de prudence que d' effroi . - ah ! Mon petit ami ... un peu de ce magnifique boeuf fumé de * Hambourg ? Vous m' en direz des nouvelles , arrosé d' anisette ... mais le jeune homme faisait déjà mousser dans son verre le blond pivô frais : - là , fit -il . Maintenant , madame , je vous écoute . Racontez -moi d' abord le premier attentat . - maintenant , dit * Matrena , nous allons aller dîner ... * Rouletabille ouvrait les yeux . - mais , madame , qu' est -ce que je viens donc de faire ! La générale sourit . Tous ces étrangers étaient les mêmes . Parce qu' ils avaient mangé quelques hors-d'oeuvre , quelques zakouskis , ils s' imaginaient que l' hôte allait les laisser tranquilles . Ils ne savaient pas manger . - nous allons passer dans la salle . Le général vous attend . On est à table . - à ce qu' il paraît que je suis censé le connaître ? -oui , vous vous êtes déjà rencontrés à * Paris . C' est tout naturel que , de passage à * Pétersbourg , vous lui fassiez donc une visite . Vous le connaissez même très bien , assez pour qu' il vous offre la bonne hospitalité complète . Ah ! écoutez ! Ma belle-fille aussi ! ... oui , * Natacha croit que son père vous connaît , ajouta -t-elle , en rougissant . Elle poussa la porte du grand salon qu' il fallait traverser pour aller à la salle à manger . De l' endroit où il se trouvait , * Rouletabille pouvait apercevoir tous les coins du grand salon , la véranda , le jardin et la loge d' entrée , près de la grille . Dans la véranda , l' homme au paletot marron bordé de faux astrakan semblait continuer son somme sur le canapé ; dans un des coins du salon , un autre individu , silencieux et immobile comme une statue , mais habillé également d' un paletot marron et de faux astrakan , debout , les mains derrière le dos , semblait frappé de paralysie au spectacle d' une aquarelle toute flamboyante d' un coucher de soleil qui allumait comme une torche la flèche d' or des saints- * Pierre-et- * Paul . Enfin , dans le jardin et devant la loge , trois autres pardessus marron erraient comme des âmes en peine autour des pelouses ou devant la porte d' entrée . * Rouletabille retint d' un geste la générale , rentra dans le petit salon et referma la porte . - police ? Demanda -t-il . * Matrena * Pétrovna fit un signe de tête avec un mouvement de l' index qui fermait sa petite bouche naïve , comme on a accoutumé de faire avec le doigt et la bouche pour recommander le silence . * Rouletabille sourit . - combien sont -ils ? -dix , relevés toutes les six heures . - cela vous fait quarante inconnus chez vous , par jour . - pas inconnus , reprit -elle ... police ! ... - et malgré cela , vous avez eu le coup du bouquet dans la chambre du général ? -non ! ... ils n' étaient que trois , alors ... c' est depuis le coup du bouquet qu' ils sont dix . - n' importe ... c' est depuis ces dix -là que vous avez eu ... - quoi ? Demanda -t-elle , anxieuse ... - vous savez bien ... le plancher ... - taisez -vous ! Ordonna -t-elle encore . Et elle alla jeter un coup d' oeil à la porte , considérant avec attention le policier-statue devant son coucher de soleil ... elle dit : - personne ne sait ... pas même mon mari ... - c' est ce que m' a dit * M * Koupriane ... alors , c' est lui qui vous a octroyé ces dix agents -là ... - certainement ! -eh bien , vous allez commencer par me mettre toute cette police à la porte ... * Matrena * Pétrovna lui prit la main , effarée . - vous n' y pensez donc pas ? -si ! Il faut savoir d' où vient le coup ! Vous avez ici quatre sortes de gens : la police , les domestiques , les amis , la famille . éloignons d' abord la police . Qu' elle n' ait pas le droit de franchir votre seuil . Elle n' a pas su vous garantir . Vous n' avez rien à regretter . Et si , elle absente , aucun nouveau fait redoutable ne se produit , nous pourrons laisser à * M * Koupriane le soin de continuer l' enquête , sans se déranger , chez lui ... - mais vous ne connaissez pas l' admirable police de * Koupriane . Ces braves gens ont fait preuve d' un dévouement ... - madame , si j' étais en face d' un nihiliste , la première chose que je me demanderais serait celle -ci : est -il de la police ? La première chose que je me demande en face d' un agent de votre police : n' est -il point nihiliste ? ... - mais ils ne voudront point partir ! ... - l' un d' eux parle -t-il français ? -oui , leur chef , celui qui est debout , là , dans le salon . - appelez -le , je vous prie . La générale s' avança dans le salon et fit un signe . L' homme parut . * Rouletabille lui tendit un papier que l' autre lut . - vous allez rassembler vos hommes et quitter la villa , ordonna * Rouletabille . Vous vous rendrez à la police . Vous direz à * M * Koupriane que ceci a été commandé par moi et que j' exige que tout le service de police de la villa soit suspendu ... jusqu'à nouvel ordre . L' homme s' inclina , parut ne pas comprendre , regarda la générale et dit au jeune homme : - à vos ordres ! ... il sortit . - attendez -moi une seconde ici , pria la générale qui ne savait quelle contenance tenir et dont l' inquiétude faisait réellement peine à voir . Et elle disparut derrière l' homme au faux astrakan . Quelques instants après , elle revenait . Elle paraissait encore plus agitée . - je vous demande pardon , murmura -t-elle , mais je ne pouvais les laisser partir ainsi . Ils en avaient , du reste , une très grosse peine . Ils m' ont demandé s' ils avaient démérité , s' ils avaient manqué à leur service . Je les ai calmés avec le natchaï . - oui , et dites -moi toute la vérité , madame . Vous leur avez demandé de ne point trop s' éloigner , de rester aux alentours de la villa , de la surveiller d' aussi près que possible . - c' est vrai , avoua la générale , en rougissant . Mais ils sont partis quand même . Ils doivent vous obéir . Quel est donc ce papier que vous avez montré ? ... * Rouletabille sortit à nouveau son billet tout couvert de cachets , de signes , de lettres cabalistiques , auquel il ne comprenait goutte . La générale traduisit , tout haut : " ordre à tous les agents en surveillance à la villa * Trébassof d' obéir absolument au porteur . Signé : * Koupriane . " -possible ! Murmura * Matrena * Pétrovna , mais jamais * Koupriane ne vous eût donné ce papier s' il avait pu imaginer que vous vous en serviriez pour chasser ses agents . - évidemment ! Je ne lui ai point demandé son avis , madame , veuillez le croire ... mais je le verrai demain et il me comprendra ... - en attendant , qui va le veiller ? S' écria -t-elle . * Rouletabille lui prit encore les mains . Il la voyait souffrir , en proie à une angoisse presque maladive . Il avait pitié d' elle . Il eût voulu lui donner confiance , tout de suite . - nous ! dit -il . Elle vit ces bons yeux si clairs , si profonds , si intelligents , cette bonne petite tête solide , ce front de volonté , toute cette jeunesse ardente qui se donnait à elle , pour la rassurer . * Rouletabille attendait ce qu' elle allait dire . Elle ne dit rien . Elle l' embrassa de tout son coeur . II * Natacha dans la salle à manger , c' est le tour de * Thadée * Tchichnikof , de raconter des histoires de chasse . Ah ! C' est tout à fait le plus gros marchand de bois de l' antique * Lithuanie , qui possède des forêts immenses et un grand amour pour * Féodor * Féodorovitch avec lequel il a joué tout enfant et qu' il a sauvé de l' ours qui se préparait à enlever le crâne de ce cher petit camarade comme on enlève un chapeau de dessus une tête , tout simplement . En ce temps -là , le père de * Féodor était gouverneur de * Courlande , s' il vous plaît , par la grâce de * Dieu et du petit père . * Thadée , qui avait treize ans tout juste , avait tué l' ours d' un bon coup d' épieu et il était temps . Une grande amitié était née entre les familles à cause de ce coup d' épieu et , bien que * Thadée ne fût ni noble , ni soldat , * Féodor le considérait comme son frère et l' aimait comme tel . Maintenant * Thadée est tout à fait le plus gros marchand de bois des provinces occidentales avec ses forêts à lui et sa haute stature et son visage gras , huileux , et son cou de taureau et sa panse rebondie . Il a tout quitté-toutes ses affaires , toute sa famille-lors famille-lors du dernier attentat , pour venir serrer dans ses bras son vieux cher * Féodor . Ainsi a -t-il fait à chaque attentat , sans en oublier un seul . C' est un ami fidèle . Mais il est désolé qu' on ne sache plus chasser l' ours comme au temps de sa jeunesse . D' abord , est -ce qu' il y a encore des ours en * Courlande et des arbres ? Est -ce qu' il y a encore des arbres -ce qu' on appelle des arbres ? Car il les a connus , lui , les vieux illustres arbres contemporains des grands-ducs de * Lithuanie , arbres géants qui projetaient leur ombre au loin jusque sur les créneaux des villes . Où sont -ils ? ... * Thadée s' amuse , bien sûr , car c' est lui qui les a coupés bien tranquillement pour en faire de la fumée de locomotive . C' est le progrès . Ah ! La chasse perd son caractère national , évidemment , avec les petits arbres qui n' ont pas le loisir de pousser ... et c' est à peine si , dans ces jeunes forêts , on a le temps de tuer une paire de bécasses , en " tiaga " , c' est-à-dire à l' affût . Or , à cet endroit de la divagation de * Thadée , il y eut une grande complication de paroles parmi les convives à cause qu' il y a la tiaga du matin et la tiaga du soir , et ces messieurs ne pouvaient s' entendre sur la préférence qu' il faut accorder à l' une ou à l' autre . Le champagne coulait à flots quand * Rouletabille , poussé par * Matrena * Pétrovna fit son entrée . Le général dont les regards , depuis quelques instants , retournaient assidûment à la porte , s' écria , comme il s' y était préparé : - ah ! Mon cher * Rouletabille ! ... je vous attendais ! ... on m' avait dit que vous alliez venir à * Pétersbourg ! * Rouletabille alla lui serrer la main , comme à un ami que l' on retrouve , après une longue absence . Et le reporter fut présenté comme un vrai jeune ami de * Paris avec qui on s' est bien amusé , lors du dernier voyage à la ville lumière . Tous demandèrent des nouvelles de * Paris comme d' une chère connaissance . - comment va * Maxim ? S' inquiéta l' excellent * Athanase * Georgevitch . * Thadée était allé une fois à * Paris et en était revenu avec un souvenir enthousiaste pour les françaises . Il dit , voulant être tout de suite aimable et appuyant sur chaque mot , et prononçant à la mode tudesque , car il était des provinces occidentales : - vos gogottes ! ... monsieur ... ah ! Vos gogottes ! ... on tirait tes femmes tu monte ! * Matrena * Pétrovna voulut le faire taire , mais l' autre faisait valoir son excuse et son droit d' apprécier le beau sexe en dehors de chez lui . Il avait une femme bouffie , sentimentale , pleurnicheuse et toujours fourrée chez le pope . Il fallut que * Rouletabille dit ce qu' il pensait de la * Russie , mais il n' avait pas encore ouvert la bouche qu' on la lui fermait : - permettez ! ... permettez ! ... faisait * Athanase * Georgevitch . Vous autres , de la jeune génération , vous ne pouvez vous rendre compte ... il faut avoir vécu longtemps , dans tous les pays , pour apprécier celui -ci à sa juste valeur ... la * Russie , mon jeune monsieur , est encore pour vous lettre close ... - évidemment ! Soupirait * Rouletabille ... - eh bien , à votre santé ! ... ce que je puis vous dire , pour le moment , sans trahir le secret de personne , c' est que c' est une bonne cliente pour ce qui est du champagne , eh ! Eh ! Continuait l' avocat avec un gros rire . Mais le plus fort buveur que j' aie rencontré était né sur les rives de la * Seine , ma parole ! Tu l' as connu , * Féodor * Féodorovitch ? C' est ce pauvre * Charles * Dufour qui est mort , il y a deux ans , à la fête des officiers de la garde . Il avait parié , en fin de banquet , qu' il boirait un verre plein de champagne à la santé de chacun des convives . Ils étaient soixante , en le comptant . Il commença de faire le tour de la table , et l' affaire alla merveilleusement jusqu'au cinquante-huitième verre compris . Mais au cinquante-neuvième , il y eut un grand malheur : le champagne vint à manquer . Ce pauvre , ce charmant , cet excellent * Charles , saisit alors le verre de vin doré qui se trouvait dans la coupe du cinquante-neuvième , souhaita longue vie à cet excellent cinquante-neuvième , lui vida son verre , d' un coup , prit le temps de murmurer : * Tokay 1807 ! Et tomba raide mort . Ah ! Celui -là aussi connaissait bien les marques , ma parole ! Et il le prouva jusqu'à son dernier soupir . Paix à sa mémoire ! On s' est demandé de quoi il était mort . Pour moi , il est mort du fâcheux mélange , sans aucun doute . Il faut de la discipline en tout et pas de fâcheux mélanges . Un verre de champagne de plus et il trinquerait ce soir avec nous ! à votre bonne santé , * Matrena * Pétrovna ! Du champagne , * Féodor * Féodorovitch ! Vive la * France , monsieur ! ... * Natacha , mon enfant , tu devrais nous chanter quelque chose . * Boris t' accompagnerait sur la guzla . Et ton père serait content . Tous les regards se tournèrent vers * Natacha qui s' était levée . * Rouletabille fut frappé de la beauté sereine de la jeune fille . Oui , ce fut tout d' abord la parfaite sérénité de ce visage qui l' étonna , le calme suprême , l' harmonie tranquille de ces nobles traits . * Natacha pouvait avoir vingt ans . De lourds cheveux bruns encadraient son front de marbre et venaient s' enrouler aux oreilles qu' ils cachaient . Son profil était très pur ; sa bouche n' était point petite et découvrait , sous des lèvres un peu fortes et sanglantes , des dents de jeune louve . Elle était d' une taille moyenne . En marchant , elle avait la majesté aimable et frêle des vierges qui ne parviennent point à courber les fleurs sous leurs pas , chez les primitifs . Mais toute sa vraie grâce semblait s' être réfugiée dans ses yeux qui étaient d' un bleu sombre et profond . L' impression que l' on recevait en voyant * Natacha était fort complexe . Et l' on n' eût pu dire en vérité si le calme dont elle se plaisait à parer le moindre geste de sa beauté était le résultat d' un effort de sa volonté ou de la plus réelle insouciance . Elle s' en fut décrocher la guzla et la tendit à * Boris qui en tira tout de suite quelques sons plaintifs . - que voulez -vous que je vous chante ? Demanda -t-elle , en s' appuyant au dossier du fauteuil où était étendu son père et en portant à ses lèvres la main du général qu' elle baisa filialement . - invente ! Dit le général . Invente en français , à cause de notre hôte ... - oui , pria * Boris , improvisez comme l' autre soir ... et déjà il faisait entendre sur son instrument une lente mélopée . * Natacha chanta en regardant son père : " quand le moment sera venu de nous séparer , à la fin du jour , que l' ange du sommeil te couvre de ses ailes azurées ... " que tes yeux se reposent de tant de pleurs , et que le calme rentre dans ton coeur oppressé ... " que chaque moment de nos entretiens , ô père chéri ! Laisse vibrer dans ton âme une douce et magique harmonie ... " et quand ta pensée aura fui vers d' autres mondes , que mon image s' incline sur tes paupières endormies ... " * Natacha avait une voix d' une grande douceur et son charme était pénétrant . Les paroles qu' elle modulait devaient avoir une signification précise pour l' assistance , car celle -ci manifestait une forte émotion et il y avait des larmes dans les yeux de tout le monde , excepté dans ceux de * Michel * Korsakof , le second officier d' ordonnance , qui parut à * Rouletabille un homme au coeur solide et peu accessible aux doux sentiments : - * Féodor * Féodorovitch , dit ce * Michel , quand la voix de la jeune fille eut éteint son dernier soupir dans le gémissement de la guzla . * Féodor * Féodorovitch est un homme , un glorieux soldat qui peut dormir en paix , car il a bien travaillé pour la patrie et pour le tsar ! ... - oui ! Oui ! Bien travaillé ! ... bien travaillé ! ... glorieux soldat ! Répétèrent * Athanase * Georgevitch et * Ivan * Pétrovitch ... il peut dormir en paix ! ... - * Natacha a chanté comme un ange , émit la voix timide de * Boris , le premier officier d' ordonnance . - comme un ange , * Boris * Nikolaïvitch ! ... mais pourquoi parle -t-elle de coeur oppressé ? Je ne vois pas le général * Trébassof avec un coeur oppressé , moi ! ... ajouta avec force * Michel * Korsakof en vidant son verre . - nous non plus ! ... nous non plus ! Firent les autres ... - une jeune fille peut tout de même souhaiter une bonne nuit à son père ! Déclara avec un certain bon sens * Matrena * Pétrovna . * Natacha nous a tous émus , n' est -ce pas , * Féodor * Féodorovitch ? -eh ! J' ai pleuré ! Avoua le général . Mais buvons un bon coup de champagne pour nous remettre . Nous allons passer pour des poules mouillées auprès de mon jeune ami . - ne croyez pas cela ! Dit * Rouletabille . Mademoiselle m' a profondément touché , moi aussi . C' est une artiste , une grande artiste . Et un grand poète , ajouta -t-il . - il est de * Paris ! Il s' y connaît ! Firent les autres . Et l' on but . Alors , ils parlèrent musique avec une grande connaissance des choses de l' opéra . Tantôt l' un , tantôt l' autre se mettait au piano et rappelait quelque motif que les convives accompagnaient d' abord à mi-voix et puis en donnant du son , de toute force . Et puis l' on buvait encore avec un parfait fracas de paroles et de gaieté . * Ivan * Pétrovitch et * Athanase * Georgevitch se levèrent pour embrasser le général sur la bouche . * Rouletabille avait devant lui de grands enfants qui s' amusaient avec une innocence incroyable et qui buvaient d' une façon plus incroyable encore . * Matrena * Pétrovna fumait sans s' arrêter des cigarettes de tabac blond , se levait à chaque instant , allait faire un petit tour inquiet dans les salles et , après avoir interrogé les domestiques , considérait longuement * Rouletabille qui ne bougeait pas , lui , attentif aux paroles et aux gestes de chacun . Enfin , en soupirant , elle s' asseyait auprès de * Féodor en lui demandant des nouvelles de sa jambe . * Michel et * Natacha , dans un coin , étaient en grande conversation et * Boris regardait de leur côté avec impatience tout en grattant sa guzla . Mais ce qui frappait par-dessus tout le jeune esprit de * Rouletabille , c' était assurément l' aspect peu farouche du général . Il ne s' était pas représenté le terrible * Trébassof avec cette bonne mine paternelle sympathique . Des journaux de * Paris avaient donné de lui des portraits redoutables , plus ou moins authentiques , mais où l' art du photographe ou du graveur avait soigneusement souligné les rudes traits d' un boïard peu accessible à la pitié . Ces images , du reste , étaient en parfait accord avec l' idée que l' on était en droit de se faire de l' exécuteur des hautes oeuvres du gouvernement du tsar , à * Moscou , de l' homme qui , pendant huit jours -la " semaine rouge " -avait fait tant de cadavres d' étudiants et d' ouvriers que les salles des facultés et les usines avaient vainement depuis ouvert leurs portes ... il eût fallu ressusciter les morts pour peupler ces déserts ! Jours terribles de bataille où de part et d' autre on ne connaissait que le massacre et l' incendie , où * Matrena * Pétrovna et sa belle-fille * Natacha ( on avait raconté cela encore dans les journaux ) , étaient tombées à genoux devant le général pour obtenir la grâce des derniers révolutionnaires réfugiés dans le quartier de * Presnia , - grâce qui , du reste , leur avait été refusée . " la guerre , c' est la guerre , leur avait répondu le général avec une logique irréfutable . Comment voulez -vous que je fasse grâce à des gens qui ne se rendent pas ? " il fallait , en effet , accorder cette justice à ces jeunes gens des barricades qu' ils ne s' étaient pas rendus et cette autre justice à * Trébassof qu' il les avait proprement fusillés . " si j' avais écouté mon intérêt , avait expliqué le général à un journaliste de * Paris , j' aurais été , avec ces messieurs , doux comme un mouton , et , à l' heure actuelle , je ne serais pas condamné à mort . Après tout , je ne sais pas ce que l' on me reproche : j' ai servi mon maître comme un brave et loyal sujet , sans plus et , après la bataille , j' ai laissé à d' autres le soin d' aller traquer les enfants derrière les jupes de leurs mères . On parle de la répression de * Moscou : parlez -nous donc , monsieur le parisien , de la commune . Voilà une besogne que je n' aurais point faite , de massacrer dans des cours un peuple d' hommes , de femmes et d' enfants qui ne résiste plus . Je suis un rude et fidèle soldat de sa majesté , mais je ne suis pas un monstre et j' ai le sentiment de la famille , mon cher monsieur . Dites -le à vos lecteurs , si ça peut leur faire plaisir , et ne me demandez plus rien , car j' aurais l' air de regretter d' être condamné à mort ... et la mort , je m' en f ... " . Oui , ce qui stupéfiait * Rouletabille , c' était cette bonne figure de condamné à mort , qui paraissait si tranquillement apprécier la vie . Quand le général n' encourageait pas la gaieté de ses amis , il s' entretenait avec sa femme et sa fille qui l' adoraient et qui ne cessaient de lui baiser les mains , et il paraissait parfaitement heureux . Avec son énorme moustache grisonnante , son teint haut en couleur , ses petits yeux rieurs et perçants , il paraissait le type accompli du papa gâteau . Le reporter examinait ces types si différents et faisait ses observations en simulant une faim insatiable qui lui servit , du reste , à s' établir définitivement dans l' estime des hôtes de la datcha des îles . Mais , en réalité , il donnait tout à dévorer à un énorme chien boule-dogue qui , sous la table , lui faisait mille amitiés . Comme * Trébassof avait prié ses amis de laisser son petit ami apaiser en paix sa boulimie , on ne s' occupait plus de lui . Enfin , la musique avait fini par distraire l' attention de tous et , à un certain moment , * Matrena * Pétrovna fut bien effrayée , en tournant la tête vers la place du jeune homme , de ne plus voir de * Rouletabille . Où était -il passé ? ... elle sortit , s' en fut dans la véranda , n' osa pas appeler , revint dans le grand salon , et trouva le reporter dans le moment qu' il sortait du petit salon . - où étiez -vous ? Demanda * Matrena . - ce petit salon est tout à fait charmant et décoré avec un art exquis , complimenta * Rouletabille . On dirait un boudoir . - il sert , en effet , de boudoir à ma belle-fille dont la chambre donne directement sur ce petit salon ; vous voyez la porte ici ... c' est tout à fait exceptionnellement qu' on y a dressé la table des zakouskis ; mais la véranda , depuis quelque temps , était devenue la pièce de la police . - votre chien , madame , est de bonne garde ? Demanda * Rouletabille , en caressant la bête qui l' avait suivi . - * Khor est fidèle et nous a toujours bien gardés , les autres années . - il se repose donc , maintenant ? -vous l' avez dit , mon petit ami . C' est * Koupriane qui le fait enfermer dans la loge pour qu' il n' aboie plus la nuit . * Koupriane craignait certainement , si on le laissait en liberté , qu' il ne dévorât quelqu' un de ses policiers , ce qui pouvait fort bien arriver la nuit dans le jardin . Je voulus alors qu' il couchât dans la maison ou devant la porte de son maître , ou même au pied du lit , mais * Koupriane m' a répliqué : " non , non , pas de chien ! ... ne comptez pas sur le chien ! ... il n' y a rien de plus dangereux que de compter sur le chien ! " alors , on a enfermé * Khor , la nuit , mais je n' ai pas compris * Koupriane ... - * M * Koupriane avait raison , fit le reporter . les chiens ne sont bons que contre les étrangers . - oh ! Soupira la bonne dame , en détournant les yeux , * Koupriane connaît bien son métier , il pense à tout ... venez , ajouta -t-elle rapidement , comme si elle eût voulu masquer son embarras ... et ne sortez plus comme cela sans me prévenir ... on vous réclame dans la salle ... - j' exige tout de suite que vous me parliez de cet attentat ... - dans la salle , dans la salle ! ... c' est plus fort que moi , fit -elle , en baissant la voix , je ne puis pas laisser seul le général sur le parquet ! Elle poussa * Rouletabille dans la salle où ces messieurs se racontaient d' étranges histoires de kouliganes qui les faisaient rire à grand bruit . * Natacha conversait toujours avec * Michel * Korsakof ; * Boris , qui ne les quittait pas des yeux , était d' une pâleur de cire au-dessus de sa guzla qu' il râclait de temps à autre , inconsciemment . * Matrena fit asseoir * Rouletabille sur un coin du canapé , près d' elle , et , comptant sur ses doigts comme une excellente ménagère qui ne laisse rien perdre dans ses calculs domestiques : - il y a eu trois attentats , dit -elle ... deux , d' abord , à * Moscou . Le premier est arrivé bien simplement . Le général savait qu' il était condamné à mort . On lui avait apporté , au palais , dans l' après-midi , les affiches révolutionnaires qui apprenaient la nouvelle à la population de la ville et des campagnes . Aussitôt * Féodor , qui s' apprêtait à sortir , renvoya son escorte . Et il commanda qu' on lui attelât le traîneau . Je lui demandai en tremblant quel était son dessein ; il me répondit qu' il allait se faire traîner bien tranquillement dans tous les quartiers de la ville pour montrer aux moscovites qu' on n' intimide pas facilement un gouverneur nommé selon la loi par le petit père et qui a la conscience d' avoir fait tout son devoir . On approchait de quatre heures . On touchait à la fin de la journée d' hiver , qui avait été claire et transparente et très froide . Je m' enveloppai dans mes fourrures et montai dans le traîneau à côté du général , qui me dit : " c' est très bien , * Matrena , cela fera un très bon effet sur ces imbéciles . " et nous voilà partis . D' abord , nous descendons le long de la * Naberjnaïa . Le traîneau filait comme le vent . Le général donna un grand coup de poing dans le dos du koudchar , en lui criant : " tout doucement , imbécile , on va croire que nous avons peur ! ... " et c' est presque au pas que , remontant derrière l' église de la protection et de l' intercession , nous arrivâmes sur la place rouge . Jusque -là , les rares passants nous avaient regardés , et , après nous avoir reconnus , s' étaient empressés de s' enfuir . Sur la place rouge , il n' y avait personne qu' un groupe de femmes devant la vierge d' * Ibérie . Ces femmes , aussitôt qu' elles nous eurent aperçus et qu' elles eurent reconnu l' équipage du gouverneur , se dispersèrent comme une bande de corneilles en jetant des cris d' effroi . * Féodor riait si fort que son rire , sous la voûte de la vierge , semblait faire trembler les pierres . J' en étais moi-même toute réconfortée , mon petit monsieur . Notre promenade continuait sans incidents remarquables . La ville était presque déserte . On était encore trop sous le coup de la bataille des rues . * Féodor disait : " ah ! Ils font le vide devant moi ; ils ne savent pourtant pas combien je les aime . " et , tout le long de la promenade , il me dit encore des choses charmantes et délicates . " enfin , nous parlions doucement sous les fourrures , dans le traîneau , quand on passa de la place * Koudrinsky dans la rue * Koudrinsky , exactement . Il était quatre heures juste et une légère buée commençait à courir au ras de la neige glacée ; on n' apercevait plus les maisons que comme des grandes boîtes d' ombre à droite et à gauche . On glissait sur la neige comme glisse un bateau sur le fleuve en temps de brouillard calme . Et , tout à coup , nous entendîmes des cris perçants et nous vîmes des ombres de soldats qui s' agitaient devant nous , avec des gestes grandis par le brouillard ; leurs fouets courts paraissaient énormes et s' abattaient comme des bûches sur d' autres ombres . Le général fit arrêter le traîneau et descendit pour voir de quoi il s' agissait . Je descendis avec lui . C' étaient des soldats du fameux régiment * Semenowsky , qui emmenaient deux prisonniers , un jeune homme et un enfant . Le petit recevait des coups sur la nuque . Et il se roulait par terre et poussait des cris déchirants . Il pouvait bien avoir neuf ans , au plus . L' autre , le jeune homme , se tenait tout droit et marchait sans répondre même par une plainte , aux coups de lanière qui venaient le fouetter . J' étais outrée . Je ne laissai point le temps à mon mari d' ouvrir la bouche et je dis au sous-officier qui commandait le détachement : " tu n' as pas honte de battre ainsi un enfant et un chrétien qui ne peuvent se défendre ! " le général me donna raison . Alors , le sous-officier nous apprit que le petit enfant venait de tuer un lieutenant dans la rue en déchargeant un revolver qu' il nous montra , qui était le plus gros que j' aie jamais vu , et qui devait , pour cet enfant , être lourd à soulever comme un petit canon . C' était incroyable . " -et l' autre , demanda le général , qu' est -ce qu' il a fait ? " -c'est un étudiant dangereux , répondit le sous-officier , qui est venu se constituer lui-même prisonnier parce qu' il l' avait promis à la propriétaire de la maison qu' il habite , pour lui éviter qu' on ne démolisse sa maison à coups de canon . " -mais c' est très bien , cela ! Pourquoi le battez -vous ? " -parce qu' on nous a dit que c' est un étudiant dangereux . " -ça n' est pas une raison , répondit sagement * Féodor . Il sera fusillé s' il l' a mérité , et le petit enfant aussi , mais je vous défends de les battre . On vous a donné des fouets , non pas pour battre des prisonniers isolés , mais pour fouetter la foule qui n' obéit pas aux ordres du gouverneur . Dans ce cas -là , on vous crie : " chargez ! " et vous savez ce que vous avez à faire . Vous m' avez compris ? Termina * Féodor d' une voix rude . Je suis le général * Trébassof , votre gouverneur . " ce que venait de dire là , * Féodor , était tout à fait humain ; eh bien , il en fut bien mal récompensé , bien mal , en vérité . Et l' étudiant était vraiment dangereux , car il n' eût pas plutôt entendu mon mari dire : " je suis le général " * Trébassof , votre gouverneur " , qu' il s' écria : " ah ! " c' est toi , * Trébassof " , et qu' il sortit un revolver d' on ne sait où , et le déchargea entièrement sur le général , presque à bout portant . Mais le général ne fut pas atteint , heureusement , ni moi non plus , qui étais à son côté et qui m' étais jetée sur le bras de l' étudiant pour le désarmer , et qui fus roulée aux pieds des soldats dans la bataille qu' ils livraient autour de l' étudiant pendant que le revolver se déchargeait toujours . Il y eut , du coup , trois soldats tués . Vous comprenez que les autres étaient furieux . Ils me relevèrent avec des excuses , et , tout de suite , se mirent à donner des coups de bottes et de cannes dans les reins de l' étudiant qui avait , lui aussi , roulé par terre , et le sous-officier lui cingla la figure d' un coup de fouet qui aurait pu lui cueillir les deux yeux . C' est là-dessus que * Féodor donna un grand coup de poing sur la tête du sous-officier , en lui disant : " tu n' as donc pas entendu ce que je t' ai dit ? " le soldat , assommé , tomba , et * Féodor le coucha lui-même dans le traîneau avec les morts . Puis il se mit en tête des soldats et ramena le détachement à la caserne . Moi , je formais l' arrière-garde . Une heure après , nous revenions au palais . Il faisait tout à fait nuit et , presque sur le seuil du palais , nous avons été passés par les armes d' une petite troupe de révolutionnaires qui défilait à toute allure dans deux traîneaux , et qui disparurent dans la nuit et qu' on n' a pas pu rattraper . J' avais une balle dans ma toque . Le général n' avait rien encore , mais nos fourrures étaient perdues à cause de tout le sang des soldats morts qu' on avait oublié d' éponger dans le traîneau . Voilà le premier attentat qui ne signifie pas grand'chose , affirma * Matrena , car nous étions encore en pleine guerre ... ce n' est que quelques jours plus tard qu' on est entré dans l' assassinat ... " à ce moment , * Ermolaï entrait avec quatre bouteilles de champagne sous les bras , et * Thadée tapait sur le piano comme un sourd . - allez vite ... madame ... le second attentat ? ... fit * Rouletabille , qui prenait des notes hâtives sur sa manchette , tout en ne cessant de regarder les convives et d' écouter * Matrena des deux oreilles ... - le second a eu lieu encore à * Moscou . Nous avions fait un joyeux dîner , car nous pensions bien que les beaux jours allaient revenir et que les bons citoyens auraient la paix de vivre , et * Boris avait gratté de la guzla en chantant des chansons d' * Orel pour me faire plaisir , car c' est un brave garçon sympathique . * Natacha était passée on ne sait où . Le traîneau nous attendait devant la porte . Nous montons dedans . Presque aussitôt , un fracas épouvantable , et nous sommes jetés dans la neige , le général et moi . Il ne restait plus trace du traîneau , ni du cocher ; les deux chevaux étaient éventrés , deux magnifiques chevaux pie , mon cher petit monsieur , auxquels le général tenait beaucoup . Quant à * Féodor , il avait des blessures profondes à la jambe droite ; le mollet était presque en bouillie . Moi , l' épaule un peu arrachée , presque rien . La bombe avait dû être déposée sous le siège du malheureux cocher dont on ne retrouva que le chapeau au milieu d' une mare de sang . à la suite de cet attentat , le général resta deux mois au lit . C' est le deuxième mois que l' on arrêta deux dvornicks que j' avais surpris , une nuit , sur le palier du premier étage où ils n' avaient que faire , et je jurai bien , à la suite de cela , de faire venir , pour nous servir , nos vieux domestiques d' * Orel . Il fut établi que les dvornicks en question avaient des accointances avec des révolutionnaires ; alors , on les a pendus . L' empereur avait nommé un gouverneur provisoire et , le général se trouvant beaucoup mieux , il fut décidé que nous quitterions la * Russie momentanément , et que la convalescence s' achèverait dans le midi de la * France . Nous prîmes le train pour * Pétersbourg , mais le voyage occasionna une forte fièvre à mon mari , et la blessure du mollet se rouvrit . Les médecins ordonnèrent un repos absolu et nous vînmes nous installer dans cette datcha des îles . Depuis notre arrivée , il ne s' est guère passé de jour où le général n' ait reçu quelque lettre anonyme , lui assurant que rien ne pourra le soustraire à la vengeance des révolutionnaires . Il est brave et n' a fait qu' en sourire ; mais moi , je savais bien que tant que nous serions en * Russie , nous n' aurions pas une seconde de sécurité . Aussi , je veillais sur lui à toute minute , et ne le laissais approcher que de ses amis intimes et de sa famille . J' avais fait venir ma vieille gniagnia qui m' a élevée , * Ermolaï , et les dvornicks d' * Orel . C' est sur ces entrefaites qu' il y a deux mois le troisième attentat survint . C' est certainement , de tous , celui qui m' a le plus épouvantée , car il commençait de déceler un mystère qui n' est pas encore , hélas ! éclairci ... ... mais * Athanase * Georgevitch devait en avoir raconté une " bien bonne " car tous s' esclaffaient . * Féodor * Féodorovitch s' amusait tellement qu' il en avait les larmes aux yeux . * Rouletabille se disait , pendant que * Matrena parlait : - je n' ai jamais vu des gens aussi gais , et , cependant , ils n' ignorent point qu' ils courent parfaitement le risque de sauter tous , à l' instant même ! ... le général , qui n' avait cessé d' observer * Rouletabille , lequel observait tout le monde , lui dit : - eh ! Eh ! Monsieur le journaliste , vous nous trouvez gais ? -je vous trouve braves , dit * Rouletabille , en baissant la voix . - pourquoi donc ? Fit en souriant * Féodor * Féodorovitch . -je vous demande pardon de songer à des choses que vous semblez avoir tout à fait oubliées ... et il lui montra la jambe victime de l' avant-dernier attentat . - c' est la guerre ! C' est la guerre ! Fit l' autre ... une jambe par -ci , un bras par -là ! ... mais , vous voyez bien ... on s' en tire tout de même ... ils finiront bien par se lasser et me ficher la paix ... à votre santé , mon ami ... - à votre santé , général . - vous comprenez , continua * Féodor * Féodorovitch , il ne faut pas vous extasier : c' est notre métier à nous de défendre l' empire au péril de notre vie . Et nous trouvons ça tout naturel . Seulement il ne faut pas non plus crier à l' ogre . Des ogres , j' en ai connu dans l' autre camp , et qui parlaient d' amour tout le temps , qui ont été plus féroces que vous ne pourriez l' imaginer . Tenez ! Ce qu' ils ont fait de mon pauvre ami , le chef de la sûreté * Boïchlikof , est -ce recommandable , en vérité ? En voilà encore un qui était brave . Le soir , sa besogne finie , il quittait les bureaux de la préfecture et venait retrouver sa femme et ses enfants dans un appartement de la ruelle des loups . Croyez -vous que cet appartement n' était même pas gardé ! Pas un soldat ! Pas un gardavoï ! Les autres ont eu beau jeu . Un soir , une vingtaine de révolutionnaires , après avoir chassé les dvornicks terrorisés , montèrent chez lui . Il soupait en famille . On frappe à la porte . Il va ouvrir . Il voit de quoi il retourne . Il veut parler . On ne lui en laisse pas le temps . Devant sa femme et ses enfants , fous d' épouvante et qui se jetaient aux genoux des révolutionnaires , on lui lit sa sentence de mort ! En voilà une fin de dîner ! ... en entendant ces mots , * Rouletabille pâlit et ses yeux se dirigent vers la porte comme s' il redoutait de voir celle -ci s' ouvrir , livrant passage aux farouches nihilistes dont l' un , un papier à la main , se dispose à lire la sentence de mort à * Féodor * Féodorovitch . L' estomac de * Rouletabille n' est pas encore fait à la digestion de pareilles histoires . Le jeune homme est bien près de regretter d' avoir pris cette terrible responsabilité d' éloigner , momentanément , la police ... après ce que lui a confié * Koupriane de ce qui se passait dans cette maison , il n' a pas hésité à risquer ce coup plein d' audace ... mais tout de même , tout de même , ces histoires de nihilistes qui apparaissent à la fin d' un repas , la sentence de mort à la main ... cela le retourne ... lui chavire le coeur ... ah ! C' est un coup d' audace ! C' est un coup d' audace d' avoir chassé la police ! ... - alors , demande -t-il , surmontant son émoi , et reprenant comme toujours confiance en lui-même ... alors ... qu' est -ce qu' ils ont fait , après cette lecture ? Il n' en demanda pas . Les révolutionnaires ordonnèrent à * Boïchlikof de dire adieu à sa famille . Il releva sa femme , ses enfants , les embrassa , leur conseilla le courage et dit aux autres qu' il était prêt . On le fit descendre dans la rue . On le colla contre le mur . Une salve retentit . La femme et les enfants étaient à la fenêtre qui regardaient . Ils descendirent chercher le corps du malheureux troué de vingt-cinq balles . - c' est exactement le chiffre des blessures que l' on avait relevées sur le corps du petit * Jacques * Zlovikszky , fit entendre la voix calme de * Natacha . - oh ! Toi , tu leur trouves toujours des excuses ... bougonna le général ... le pauvre * Boïchlikoff a fait son devoir comme j' ai fait le mien ! ... - toi , papa , tu as agi comme un soldat ! Voilà ce que les révolutionnaires ne devraient pas oublier ! ... mais ne crains rien pour nous , père , car s' ils te tuent , nous mourrons tous avec toi ! ... - et gaiement encore ! ... déclara * Athanase * Georgevitch . Ils peuvent venir ce soir . On est en forme ! ... sur quoi * Athanase remplit les verres . - cependant , permettez -moi de dire , émit timidement le marchand de bois * Thadée * Tchichnikof , permettez -moi de dire que ce * Boïchlikof a été bien imprudent . - dame , oui ! Gravement imprudent , approuva * Rouletabille . Quand on a fait mettre vingt-cinq bonnes balles dans le corps d' un enfant , on doit précieusement se garder chez soi si on veut souper en paix ... ce disant , il toussa , car il se trouvait passablement du toupet , après ce qu' il avait fait de la garde du général , d' émettre de pareilles conclusions ... - ah ! S' écria avec vigueur * Athanase * Georgevitch , de sa plus belle voix du tribunal ... ah ! ... ce n' était point de l' imprudence ! C' était du mépris de la mort ! Oui , c' est le mépris de la mort qui l' a tué . Comme le mépris de la mort nous conserve tous , en ce moment , en parfaite santé ... à la vôtre , mesdames , messieurs ! ... connaissez -vous quelque chose de plus beau , de plus grand au monde que le mépris de la mort ? Regardez * Féodor * Féodorovitch et répondez -moi ! Superbe , ma parole ! Superbe ! ... à la vôtre ! ... les révolutionnaires qui ne sont pas tous de la police seront de mon avis en ce qui concerne nos héros . Ils peuvent maudire les tchinownicks qui exécutent les ordres terribles venus d' en haut ; mais ceux qui ne sont pas de la police ( il y en a , je crois , quelques-uns ) , ceux -là reconnaîtront que des hommes comme le chef de la sûreté , notre défunt ami , sont braves . - certes ! Amplifia le général . Désignés à tous les coups , il leur faut , pour se promener dans un salon , plus d' héroïsme qu' à un soldat sur le champ de bataille ... - j' ai approché quelques-uns de ces hommes -là , reprit * Athanase qui s' exaltait . J' ai retrouvé partout chez eux la même imprudence , si vous voulez , comme dit le jeune français . Quelques jours après l' assassinat du grand maître de la police de * Moscou , qui fut tué dans son salon , à coups de revolver , je fus reçu par son successeur à la place même où l' autre avait été assassiné . Il ne prit pas plus de précautions pour moi , qu' il ne connaissait pas , que pour les quelques gens de la classe moyenne qui venaient lui présenter leurs suppliques . C' était pourtant dans des conditions absolument identiques que son prédécesseur avait été abattu . Avant de le quitter je considérai le parquet où s' était traînée si récemment une agonie . On avait mis là un petit tapis , et sur ce tapis une table , et sur cette table il y avait un livre . Savez -vous lequel ? chaussettes pour dames , de * Willy ... et ... et allez donc ! à votre santé , * Matrena * Pétrovna ! Nichevô ! ... - vous-mêmes , mes amis , déclara le général , faites preuve d' un grand courage en venant partager avec moi les quelques heures qui me restent à vivre ... - nichevô ! Nichevô ! C' est la guerre ! ... - oui , c' est la guerre ! ... - oh ! Il ne faut pas nous dorer sur tranche , * Athanase ! Réclama * Thadée , modestement , quel danger courons -nous ici ? Nous sommes bien gardés ! -nous sommes gardés par le doigt de * Dieu , déclara * Athanase , car la police ... ne me donne pas confiance . * Michel * Korsakof qui était allé faire un tour dans le jardin , entra : - réjouissez -vous donc , * Athanase * Georgevitch , fit -il . Il n' y a plus de policiers à la villa . - où sont -ils ? Demanda , inquiet , le marchand de bois . - un ordre de * Koupriane est venu les chercher ! Expliqua * Matrena * Pétrovna qui faisait de gros efforts pour paraître calme . - et ils ne sont pas remplacés ? Interrogea * Michel . - non ! C' est incompréhensible ... il a dû y avoir confusion dans les ordres donnés ... ajouta * Matrena en rougissant , car elle ne savait pas mentir et c' était bien à contrecoeur qu' elle inventait cette fable sur l' ordre de * Rouletabille . - eh bien , tant mieux ! ... conclut le général ... ça me fera plaisir de voir ma demeure débarrassée quelque temps de ces gens -là ! ... * Athanase fut naturellement de l' avis du général ; et , comme * Thadée et * Ivan * Pétrovitch et les officiers s' offraient pour passer la nuit à la villa et remplacer la police absente , * Féodor * Féodorovitch surprit un geste de * Rouletabille qui repoussait l' idée de cette garde nouvelle : - non ! Non ! S' écria le général , en prenant sa voix bourrue . Vous vous retirerez à l' heure ordinaire ... je veux maintenant rentrer dans l' ordinaire des choses , ma parole ! ... vivre comme à l' ordinaire ! ... on verra bien ! ... on verra bien ! ... c' est une affaire arrangée entre * Koupriane et moi ! ... * Koupriane est moins sûr de ses hommes , après tout , que je ne le suis de mes domestiques ... vous m' avez compris ... je n' ai point besoin d' en dire plus long ... vous irez vous coucher ... et nous dormirons tous ... c' est l' ordre ! Du reste , il ne faut pas oublier que le poste des gardavoïs est à deux pas d' ici , au coin de la route et que nous n' avons qu' un signal à faire pour qu' ils accourent tous ! ... mais plus d' agents secrets , plus de police spéciale . Non ! Non ! Bonsoir ! Allez vous coucher . Ils n' insistèrent pas ! Quand * Féodor avait dit : c' est l' ordre , il n' y avait plus de place , même pour un mot de politesse ... mais , avant de s' aller coucher , on s' en fut dans la véranda où les liqueurs étaient servies , toujours par le brave * Ermolaï . * Matrena poussa jusque -là le fauteuil roulant du général , qui répétait : - non , non ! Plus de ces gens -là ! Plus de policiers ! ça porte malheur ! ... - * Féodor ! * Féodor ! Soupira * Matrena que l' inquiétude gagnait malgré tout , ils veillaient sur ta chère vie ! -elle ne m' est chère qu' à cause de toi , * Matrena * Pétrovna ... -et rien pour moi , papa ? ... fit * Natacha . - oh ! * Natacha ! ... il leur embrassa les mains à toutes deux . C' était un touchant spectacle de famille . De temps en temps , pendant qu' * Ermolaï versait des liqueurs , * Féodor tapait de la main sur l' appareil qui lui enveloppait la jambe ... - ça va mieux , disait -il ... ça va mieux ! Et puis une grande mélancolie se répandit sur son rude visage , et il regarda le soir descendre sur les îles , le soir doré de * Saint- * Pétersbourg . On n' avait pas encore atteint tout à fait la période de ce qu' on appelle là-bas : les nuits blanches , nuits qui ne connaissent point de ténèbres ; mais qu' elles étaient belles déjà ces nuits de clarté caressées , au golfe de * Finlande , presque en même temps , par les derniers et les premiers rayons du soleil ! De la véranda , on apercevait un des plus beaux coins des îles et l' heure était si douce que son charme se fit immédiatement sentir sur ces êtres dont certains , comme * Thadée , étaient encore tout près de la nature . Ce fut lui , le premier , qui réclama de * Natacha : - * Natacha ! * Natacha ! ... chante -nous ton soir des îles ... la voix de * Natacha monte au-dessus de la paix des îles , sous le dôme léger et transparent de la nuit rose ... et la guzla de * Boris l' accompagne ... * Natacha chante : " ... voici la nuit des îles ... au nord du monde ... le ciel presse de ses bras sans souillure le sein de la terre ... " ... nuits faites du baiser rose que l' aurore donne au crépuscule ... " ... et l' air de la nuit est doux et frais , au-dessus du frisson du golfe , comme l' haleine des jeunes filles du nord du monde ... " ... entre les deux horizons enflammés , plonge et resurgit aussitôt et roule le soleil , disque rebondissant des dieux du nord du monde ... " ... dans cet instant , ami , où dans les ombres du soir rose , je suis seule à te voir ... réponds ! ... réponds ! ... réponds d' un soupir moins timide au salut accoutumé du bonsoir ! " ... le ciel presse de ses bras sans souillure le sein de la terre , au nord du monde ! " ah ! Comme * Boris * Nikolaïovitch et * Michel * Korsakof la regardent chanter ! ... en vérité , on ne soupçonne jamais la tempête ou l' amour qui couve dans un coeur slave , sous une tunique de soldat ... même quand un soldat joue bien sagement de la guzla , comme le correct * Boris , ou qu' il allonge , d' un geste de ses doigts soignés et parfumés , sa moustache , comme * Michel , l' indifférent . * Natacha ne chante plus et on l' écoute encore ... les convives de la terrasse tendent encore vers elle une oreille charmée ... et les petits bonshommes de porcelaine , assis sur les pelouses du jardin à la mode des îles , voudraient se soulever sur leurs courtes jambes pour mieux entendre glisser le soupir harmonieux de * Natacha dans les nuits roses du nord du monde ... pendant ce temps , * Matrena * Pétrovna erre , dans la maison , de la cave au grenier , veillant sur l' époux comme une chienne de garde , prête à mordre , à se jeter au-devant du danger , à recevoir les coups , à mourir pour son maître ... et cherchant partout * Rouletabille qui a encore disparu ... III veille elle vient de donner l' ordre aux dvornicks de veiller , armés jusqu'aux dents , toute la nuit , devant la grille , et elle traverse le jardin solitaire . Sous la véranda , le schwitzar étend un matelas pour * Ermolaï . Elle lui demande s' il n' a pas aperçu le jeune français . Où donc ... où donc est passé * Rouletabille ? Le général , qu' elle vient de monter elle-même , sur son dos , jusque dans sa chambre , sans le secours de personne , de personne au monde , et qu' elle vient de coucher sans l' aide de personne , de personne au monde , - est inquiet , lui aussi , de cette singulière disparition . Est -ce qu' on leur a déjà soufflé " leur " * Rouletabille ? Les amis sont tous partis et les officiers d' ordonnance ont pris congé sans pouvoir lui dire où était passé ce gamin de journaliste . Mais on aurait tort de s' inquiéter de la disparition d' un journaliste , - ont -ils affirmé . Ces sortes de gens En * France , c' est ce qu' on appelle " filer à l' anglaise " . à ce qu' il paraît que c' est tout à fait poli . Enfin , ce petit est peut-être au télégraphe . Un journaliste doit compter , dans tous les instants de sa vie , avec le télégraphe . La pauvre * Matrena * Pétrovna promène dans le jardin solitaire son coeur bouleversé . Il y a , au premier , une lumière à la fenêtre du général . Il y a des lumières , au ras de terre , qui proviennent des cuisines . Il y a une lumière au rez-de-chaussée , près du petit salon , à la fenêtre de la chambre de * Natacha . Comme la nuit est lourde à supporter ! Jamais l' ombre n' a tant pesé à la poitrine vaillante de * Matrena . Quand * Matrena respire , elle soulève tout le poids de la nuit . Elle a tout examiné ... tout . Et on est bien enfermé . Tout à fait . Il n' y a plus , dans toute la maison , que les gens dont elle est absolument sûre , - mais auxquels , tout de même , elle ne permet point de se promener au hasard dans des endroits où ils n' ont que faire . chacun à sa place . Cela vaut mieux . Elle voudrait que chacun reste à sa place comme les petits bonshommes de porcelaine restent à leur place , sur les pelouses . Or , justement , voilà que , à ses pieds-à ses pieds-une ombre de bonhomme de porcelaine remue , s' allonge , se dresse , à mi-corps , lui agrippe la jupe et lui parle avec la voix de * Rouletabille ... ah ! Bien ! C' est * Rouletabille ! ... " lui-même , chère madame , lui-même " . - que fait votre * Ermolaï dans la véranda ? Renvoyez -le donc aux cuisines et que le schwitzar se couche ! Les dvornicks suffiront à une garde normale , dehors . Vous , rentrez tout de suite , fermez la porte et ne vous occupez pas de moi , chère madame ! ... bonsoir ! ... * Rouletabille a repris , dans l' ombre , parmi les autres petites figures de porcelaine , sa pose de bonhomme en porcelaine ... * Matrena * Pétrovna obéit , rentre chez elle , parle au schwitzar , qui regagne sa loge avec * Ermolaï ... et la maîtresse du logis ferme la porte extérieure . Elle a fermé depuis longtemps la porte de l' escalier de l' office qui permet aux domestiques de monter des sous-sols dans la villa . En bas , veillent à tour de rôle , chaque nuit , la gniagnia dévouée et le fidèle * Ermolaï . Dans la villa , bien close , il ne doit y avoir maintenant , au rez-de-chaussée , qu' elle , * Matrena , et sa belle-fille , * Natacha , qui se couche dans la chambre voisine du petit salon ... et , en haut , au premier étage , le général qui dort ... ou qui doit dormir , s' il a pris sa potion ... * Matrena est restée dans l' obscurité du grand salon , sa petite lanterne sourde à la main ... ah ! Que de nuits passées ainsi , glissant de porte en porte , de chambre en chambre , veillant sur la veille des gens de police , n' osant presque jamais arrêter sa promenade sournoise pour s' abattre sur le matelas qu' elle a jeté au travers de la porte de la chambre de son mari ... est -ce qu' elle dort quelquefois ? ... est -ce qu' elle-même pourrait le dire ? ... qui donc pourrait le dire ? ... un petit bout de somme par -ci ... par -là ... sur un coin de chaise ou tout debout , le long d' une muraille , - où elle s' est appuyée pour veiller sur quelque chose qu' on ne sait pas ... quelque chose qu' elle est peut-être seule à savoir ... et , cette nuit , cette nuit où elle sent * Rouletabille quelque part , autour d' elle ... voilà , vraiment , qu' elle est moins inquiète ... et pourtant les policiers ne sont plus là ! ... aurait -il raison , ce petit ? ... il est certain ( elle ne saurait se le dissimuler ) qu' elle est beaucoup plus tranquille ... plus tranquille maintenant que les policiers ne sont plus là ... elle ne passe pas son temps à rechercher leurs ombres , dans l' ombre ... à tâter l' ombre ... les fauteuils ... les canapés ... à secouer leur torpeur ... à les appeler tout bas , par leur petit nom et le petit nom de leur père ... à leur promettre le natchaï important s' ils veillent bien ... à les compter , pour savoir où ils sont tous ... et , tout à coup , à leur jeter en plein visage le jet de lumière de sa petite lanterne sourde pour être sûre , bien sûre qu' elle a , en face d' elle , un de la police ... et non point un autre ... un autre avec une petite boîte infernale sous le bras ! ... oui , il est tout à fait sûr qu' elle a moins de besogne , maintenant qu' elle n' a plus à surveiller la police ... et elle a moins peur ! ... de la reconnaissance lui vient pour le jeune reporter , à cause de cela ! ... où est -il ? ... est -ce qu' il est toujours en porcelaine sur la pelouse du jardin ? Elle s' approche des lames parallèles des volets de la véranda et regarde curieusement dans le jardin sombre . Où est -il ? ... est -ce lui , là-bas , ce tas de noir accroupi avec une pipe , qui ne fume pas , à la bouche ? ... non , non . Celui -là , elle le connaît , c' est le nain qu' elle aime bien , c' est son petit domovoï-doukh , l' esprit familier de la maison , celui qui veille , avec elle , sur la vie du général et grâce auquel il n' est pas encore arrivé grand malheur à * Féodor * Féodorovitch , -n'était la jambe en marmelade . Ordinairement , dans son pays à elle ( elle est du gouvernement d' * Orel ) , on n' aime point voir apparaître le domovoï-doukh en chair et en os , car c' est toujours déplaisant de voir un farfadet en chair et en os . étant petite , elle avait toujours peur de le voir apparaître au détour d' une allée du jardin de son père . Elle se l' était toujours représenté pas plus haut que ça , assis sur ses bottes et fumant sa pipe . Or , étant mariée , elle l' avait tout à coup rencontré au coin d' une ruelle du gastini-dvor , le bazar de * Moscou ... il était tout à fait comme elle l' avait imaginé ; elle l' avait acheté et elle l' avait porté et installé elle-même avec beaucoup de précautions , car il était en porcelaine fragile , dans le vestibule du palais . Et , en quittant * Moscou , elle n' avait eu garde de l' y laisser . Elle l' avait emporté elle-même dans une caisse et l' avait installé elle-même sur la pelouse de la datcha des îles , pour qu' il continuât de veiller sur leur bonheur et sur la vie de son * Féodor . Et pour qu' il ne s' ennuyât pas tout seul , à fumer éternellement sa pipe , elle l' avait entouré de toute une cour de petits génies de porcelaine , à la mode des jardins des îles . Seigneur ! Que ce jeune homme français lui avait fait peur , en se levant , tout à coup , comme cela , sans prévenir , sur la pelouse . Elle avait pu croire un instant que c' était le domovoï-doukh lui-même qui se levait pour se dégourdir les jambes . Heureusement qu' il lui avait parlé tout de suite , et qu' elle avait reconnu sa voix . Et puis son domovoï ne parle pas français , bien sûr . Ah ! * Matrena * Pétrovna respire librement maintenant . Il lui semble qu' il y a , à cette heure , deux petits génies familiers qui veillent sur la maison . Et cela vaut toutes les polices du monde ! N' est -ce pas ? ... comme il est malin , ce petit , d' avoir éloigné tous ces gens ! puisqu' il faut savoir ; il faut aussi que rien ne vous gêne pour apprendre ... et , maintenant , le mystère peut avoir lieu sans crainte d' être dérangé ... seulement , on le surveille ... et on n' en a pas l' air ... est -ce que * Rouletabille , tout à l' heure , avait l' air de surveiller quelque chose ? ... non ... certainement ... il avait l' air , dans la nuit , d' un bonhomme en porcelaine ... ni plus ni moins ... et , cependant , il voyait tout ... s' il y avait quelque chose à voir ... et il entendait tout , s' il y avait quelque chose à entendre ... on passait à côté de lui , sans se méfier ... et les gens pouvaient causer entre eux , sans se douter qu' on les écoutait ... et même causer avec eux-mêmes , se permettre des mines que l' on a quelquefois quand on croit n' être pas observé ... tous les invités étaient partis ainsi en passant près de lui , en le frôlant ... oh ! Cher petit domovoï qui a été si ému des larmes de * Matrena * Pétrovna ! ... la bonne grasse sentimentale héroïque dame voudrait bien entendre , comme tout à l' heure , sa voix rassurante ... - c' est moi ! ... me voici ! ... fait la voix du petit génie familier vivant ... et * Matrena * Pétrovna est encore agrippée par sa jupe ... ah ! Elle l' attendait ! Cette fois , elle n' a pas eu peur . Et , cependant , elle le croyait dehors ... mais cela , après tout , ne l' étonne pas outre mesure qu' il soit dans la maison . Il est si malin ! Il sera monté derrière elle , dans l' ombre de ses jupes , à quatre pattes , et se sera glissé sans être aperçu de personne , pendant qu' elle parlait à son énorme majestueux schwitzar . - vous étiez donc là ? Fait -elle en prenant sa main qu' elle serre nerveusement entre les deux siennes . - oui , oui ... je vous ai regardée tout fermer . C' est une besogne bien faite , vous n' avez rien oublié . - mais où étiez -vous , cher petit démon ? Je suis allée dans tous les coins , mes mains ne vous ont pas rencontré ... - j' étais sous la table des hors-d'oeuvre , dans le petit salon . - ah ! Sous la table des zakouskis . J' avais pourtant défendu qu' on y mît cette longue nappe pendante qui m' oblige à donner , sans avoir l' air de rien , des coups de pied dedans pour être sûre qu' il n' y a personne derrière . C' est imprudent , imprudent , des nappes pareilles ! Et , sous la table des zakouskis , avez -vous vu , entendu quelque chose ? -madame , est -ce que vous croyez que l' on peut voir , entendre quelque chose dans la villa quand il ne s' y trouve que vous qui veillez , que le général qui dort et que votre belle-fille qui se prépare au repos ? -non ! Non ! Je ne le crois pas ! ... je ne le crois pas ! ... sur le * Christ ! Ainsi parlaient -ils tout bas , dans l' obscurité , assis tous deux sur un bout de canapé et la main de * Rouletabille dans les deux mains brûlantes de * Matrena * Pétrovna . - et , dans le jardin , reprit la générale avec un soupir , avez -vous vu , entendu quelque chose ? -j'ai entendu l' officier * Boris , qui disait à l' officier * Michel , en français : " nous rentrons directement à la villa ? " l' autre lui a répondu en russe d' une façon négative . Et ils ont eu une discussion en russe que je n' ai naturellement pas comprise ; mais , aux mots rapides échangés , j' ai saisi qu' ils n' étaient pas d' accord et qu' ils ne s' aimaient pas . - non , ils ne s' aiment pas ! Ils aiment tous deux * Natacha . -et elle , qui aime -t-elle ? Il faut me le dire ... - elle prétend qu' elle aime * Boris , et je le crois , et cependant elle a l' air très amie avec * Michel , et c' est elle qui souvent le poursuit pour avoir , dans les coins , avec lui , des conversations qui rendent * Boris malade de jalousie . Elle a défendu à * Boris de faire sa demande en mariage , sous prétexte qu' elle ne voulait point quitter son père , dans un temps où chaque jour , chaque minute , la vie du général était en danger . - et vous , madame , aimez -vous votre belle-fille ? Demanda brutalement le reporter . - sincèrement , oui , répondit * Matrena * Pétrovna en retirant ses mains de celles de * Rouletabille . - et elle , vous aime -t-elle ? -je le crois , monsieur , je le crois : sincèrement , oui , elle m' aime et il n' y a aucune raison pour qu' elle ne m' aime pas . Je crois , entendez -moi bien , car c' est la parole de mon coeur , que nous nous aimons tous dans la maison ? Nos amis sont de vieux amis éprouvés . * Boris est officier d' ordonnance de mon mari depuis très longtemps . Nous ne partageons point ses idées qui sont trop modernes et il y a eu bien des discussions sur le devoir du soldat au moment des massacres ; je lui reproche même de s' être montré aussi femmelette que nous en se jetant aux pieds du général , derrière * Natacha et moi , quand il a fallu tuer tous ces pauvres moujicks de * Presnia . Ce n' était point son rôle . Un soldat est un soldat . Mon mari l' a rudement relevé et lui a commandé , pour sa peine , de marcher en tête des troupes . C' était bien fait . De quoi s' occupait -il ? Le général avait déjà bien assez de lutter avec toute la révolution , avec sa conscience , avec la pitié naturelle qui est dans le coeur d' un brave homme et avec les pleurs et insupportables gémissements , dans un moment pareil , de sa fille et de sa femme . * Boris l' a compris , et il a obéi ; mais , après la mort des pauvres étudiants , il s' est encore conduit comme une femme en faisant des vers sur les héros des barricades . Croyez -vous ? ... des vers que * Natacha et lui apprenaient par coeur , en pleurant , quand ils ont été surpris par le général . Il y a eu une scène terrible . C' était avant l' avant-dernier attentat ; le général avait alors l' usage de ses deux jambes . Il a frappé des deux pieds à en ébranler la maison ! -madame , fit * Rouletabille , à propos d' attentat , il faut me raconter le troisième . Comme il parlait ainsi , en se rapprochant d' elle , * Matrena * Pétrovna lui jeta un " écoutez ! " qui le fit se dresser dans la nuit , l' oreille au guet . Qu' avait -elle entendu ? Lui , il n' entendait rien . - vous n' entendez pas , lui souffla -t-elle avec effort , un ... un tic tac ? ... non ! -rien , je n' entends rien ! -vous savez , comme un tic tac d' horloge ... écoutez ! ... - comment pouvez -vous entendre ce tic tac ? J' ai remarqué qu' aucune pendule , aucune horloge ne marchait ici ... - comprenez donc ! C' est pour que nous puissions mieux entendre le tic tac ... - oui , oui , je comprends ... je comprends ... mais je n' entends rien ! je l' ai gardé dans les oreilles , c' est affreux ... se dire qu' il y a quelque part un mouvement d' horlogerie qui va déclancher la mort ... et ne pas savoir où ... ne pas savoir où ! ... je suis bien contente que vous soyez là ... pour me dire qu' il n' y a pas de tic tac ... quand j' avais les policiers , je les faisais tous écouter ... tous ... et je n' étais rassurée qu' en les entendant affirmer tous , qu' il n' y avait pas de tic tac ... c' est terrible d' avoir ça dans l' oreille , tout à coup , au moment où je m' y attends le moins ... tic tac ! ... tic tac ! ... c' est le sang qui me bat dans l' oreille , par instant , plus fort , comme s' il frappait sur un timbre ... tenez ! J' en ai des gouttes d' eau sur les mains ... écoutez ! ... - ah ! Cette fois , on parle ... on pleure , dit le jeune homme ! -chut ! ... ( et * Rouletabille sentit la main crispée de * Matrena * Pétrovna sur son bras ) ... c' est le général ... c' est le général qui rêve ! ... et elle l' entraîna dans la salle à manger , dans un coin d' où l' on n' entendait plus les gémissements ... mais toutes les portes faisant communiquer salle à manger , salon et petit salon restaient ouvertes derrière eux , par les soins obscurs de * Rouletabille ... celui -ci attendait que * Matrena , dont il entendait le souffle fort , se fût un peu remise ... au bout d' un instant , bavarde , et comme si elle eût voulu détourner l' attention de * Rouletabille des bruits d' en haut , des soupirs d' en haut , elle reprit : - tenez ! Vous parliez des horloges ... mon mari a une montre qui sonne , eh bien , j' ai arrêté sa montre ... car , plus d' une fois , j' ai été épouvantée d' entendre le tic tac de sa montre dans son gilet ... c' est * Koupriane qui m' avait donné le conseil , un jour qu' il était ici et qu' il avait dressé l' oreille au bruit du balancier d' une pendule , d' arrêter toutes mes horloges et pendules , de façon à ce que l' on ne fût point trompé sur la nature du tic tac qui pouvait sortir d' une machine infernale déposée dans quelque coin . Il en parlait par expérience , mon cher petit monsieur , et c' était par son ordre que toutes les horloges du ministère , sur la * Naberjnaïa , avaient été arrêtées toutes , mon cher petit ami . Les nihilistes , me disait -il , se servent souvent du mouvement d' horlogerie pour faire éclater leurs machines au moment qu' ils jugent opportun . On ne saurait imaginer toutes les inventions qu' ils ont , les brigands . C' est ainsi que * Koupriane me conseilla encore de relever tous les tabliers des cheminées . C' est à cette précaution que l' on dut d' éviter un terrible accident au ministère qui se trouve près du pont-des-chantres , vous connaissez , petit domovoï ? ... on surprit ainsi une bombe qui était en train de descendre dans la cheminée du cabinet du ministre . Les nihilistes l' avaient attachée à une corde et étaient montés sur les toits pour lui faire prendre ce chemin . L' un des nihilistes put être arrêté , envoyé à * Schlusselbourg et pendu . Ici , vous avez pu voir que tous les tabliers des cheminées sont relevés . - madame , interrompit * Rouletabille , ( * Matrena * Pétrovna ne savait pas qu' on ne détournait jamais l' attention de * Rouletabille ) madame ... on gémit encore là-haut ... - eh ! Ceci n' est rien , mon petit ami ... c' est le général qui a des nuits difficiles ... il ne peut dormir sans narcotique ... et cela lui donne la fièvre ... je vais donc vous dire comment le troisième attentat est arrivé . Et vous comprendrez , par la vierge * Marie , comment j' ai encore , j' ai encore , parfois , dans les oreilles , des tic tac ... " un soir que le général commençait à reposer et que je me trouvais dans ma chambre , j' entends distinctement le tic tac d' un mouvement d' horlogerie . Toutes les horloges étaient arrêtées , comme me l' avait recommandé * Koupriane , et j' avais envoyé la grosse montre de * Féodor , sous un prétexte quelconque , chez l' horloger . Vous comprenez l' effet produit par le tic tac ! ... affolée , je tourne la tête de tous côtés et me rends compte que le bruit vient de la chambre de mon mari . J' y cours . Il dormait toujours , lui ! Le tic tac était là , mais où ? ... je tournais sur moi-même comme une folle . La chambre était plongée dans une demi-obscurité et il m' était absolument impossible d' allumer une lampe parce qu' il me semblait que je n' en aurais pas le temps et que la machine infernale allait éclater dans la seconde . Je me jetai par terre et collai mon oreille sous le lit . Le bruit venait d' au-dessus , mais d' où ? ... je bondis à la cheminée , espérant que , malgré mes ordres , on avait remonté la pendule . Non ! Ce n' était pas cela ! ... enfin , il me semblait maintenant que le tic tac venait du lit lui-même , que la machine était dans le lit ! Le général alors se réveille et me crie : " qu' y a -t-il , * Matrena ? Qu' est -ce que tu as ? " et il se soulève sur sa couche , tandis que je lui crie : " écoute ! écoute le tic tac ! ... tu n' entends pas le tic tac ! ... " et je me précipitai sur lui et je le serrai dans mes bras pour l' emporter , mais j' étais trop tremblante , trop faible de peur , et je retombai sur le lit avec lui en hurlant comme une folle : " au secours ! " il me repoussa et me dit rudement : " écoute ! écoute donc ! " l' affreux tic tac était derrière nous , maintenant , sur la table ... mais il n' y avait rien sur la table que la veilleuse , le verre contenant la potion et un vase d' argent où j' avais moi-même , le matin , mis une gerbe d' herbes et de fleurs sauvages que m' avait apportée * Ermolaï à son retour d' * Orel , des fleurs du pays ... tout à coup , je bondis sur la table , sur les fleurs ... je tâtai les fleurs , les herbes , je sentis une résistance ... le tic tac était dans le bouquet ! Je pris le bouquet à pleines mains , j' ouvris la fenêtre et le jetai avec fureur dans le jardin ... au moment même , la bombe éclata avec un bruit terrible , me faisant une assez grave blessure à la main . Véritablement , mon cher petit domovoï , ce jour -là , nous avons été tout près de la mort , mais * Dieu et le petit père veillaient sur nous ! ... et * Matrena * Pétrovna fit le signe de la croix . - toutes les vitres de la maison furent brisées . En somme , nous en fûmes quittes pour l' épouvante et pour faire venir le vitrier , mon petit ami , mais j' ai bien cru que tout était fini . - et * Mlle * Natacha ? Demanda * Rouletabille , elle a dû aussi avoir bien peur , car , enfin , toute la maison pouvait sauter . - évidemment ! Mais * Natacha n' était pas là , cette nuit -là . C' était un samedi . Elle avait été invitée à la soirée du " * Michel " par les parents de * Boris * Nikolaïovitch et elle avait couché chez eux , après souper à l' ours comme c' était entendu . Le lendemain , quand elle apprit le danger auquel le général avait échappé , elle se prit à trembler de tous ses membres . Elle se jeta dans les bras de son père , en pleurant , ce qui était bien compréhensible , et elle déclara qu' elle ne s' absenterait plus ! Le général lui raconta ce que j' avais fait ; alors elle me pressa sur son coeur en me disant " qu' elle n' oublierait jamais une telle action et qu' elle m' aimait plus encore que si j' avais été vraiment sa mère " ... c' est en vain que , les jours suivants , nous cherchâmes à comprendre comment la boîte infernale avait été placée dans le bouquet de fleurs sauvages . Seuls , les amis du général que vous avez vus ce soir , * Natacha et moi avions pénétré , au cours de la journée et vers le soir , dans la chambre du général . Aucun domestique , aucune femme de chambre ne montent au premier . Dans la journée , aussi bien que pendant la nuit , tout le premier est consigné et j' avais les clefs . La porte de l' escalier de service qui ouvre au premier , directement sur la chambre du général , cette porte est toujours fermée à clef et intérieurement au verrou . C' est * Natacha et moi qui faisons les chambres . On ne saurait pousser les précautions plus loin ... trois agents de police veillaient sur nous , nuit et jour . La nuit du bouquet , deux avaient passé leurs temps de veille autour de la maison et le troisième couché sur le canapé de la véranda . Enfin , nous retrouvâmes toutes les portes et fenêtres de la villa étroitement fermées . Dans ces conditions , vous devez juger si mon angoisse prit des proportions encore inconnues . Car à qui , désormais , se fier ? Que et qui croire ? Et sur qui et sur quoi veiller ? ... à partir de ce jour , aucune autre personne que * Natacha et moi n' eut le droit de monter au premier étage . La chambre du général fut interdite à ses amis . Du reste , le général allait mieux et bientôt il eut la joie de les recevoir lui-même à sa table . Je descends le général et je le remonte sur mon dos . je ne veux l' aide de personne . Je suis assez forte pour cela . Je sens que je le porterais au bout du monde pour le sauver . Au lieu de trois agents , nous en eûmes dix : cinq dehors , cinq dedans . Le jour , cela allait bien , mais les nuits étaient épouvantables , car les ombres des policiers que je rencontrais me faisaient aussi peur que si je m' étais trouvée en face de nihilistes . Une nuit , j' ai failli en étrangler un de ma main . C' est à la suite de cet incident qu' il fut entendu avec * Koupriane que les agents qui veillaient la nuit , à l' intérieur , resteraient tous consignés dans la véranda après avoir , la veille au soir , passé un examen complet de toutes choses . Ils ne devaient sortir de la véranda que s' ils entendaient un bruit suspect ou si je les appelais à mon aide . Et c' est sur ces entrefaites que survint l' événement du plancher , qui nous a tant intrigués , * Koupriane et moi . - pardon , madame , interrompit * Rouletabille , mais les agents , pendant leur examen de toutes choses , ne montaient pas au premier ? -non , mon enfant , depuis le bouquet , il n' y a que moi et * Natacha , je vous le répète , qui montons au premier ... - eh bien , madame , il faut m' y conduire tout de suite . - tout de suite . - oui , dans la chambre du général . - mais il repose , mon enfant ! ... laissez -moi vous dire comment exactement est arrivée l' affaire du plancher et vous en saurez aussi long que moi et que * Koupriane . - dans la chambre du général , tout de suite ! Elle lui prit les deux mains et les lui serra nerveusement . - petit ami ! Petit ami ! On y entend parfois des choses qui sont le secret de la nuit ! vous me comprenez ? ... - dans la chambre du général , tout de suite ! ... brusquement , elle se décida à l' y conduire , agitée , bouleversée par des idées et des sentiments qui la balançaient sans répit entre la plus folle inquiétude et la plus imprudente audace . IV " elle est morte , la jeunesse de * Moscou ! " * Rouletabille se laissait conduire par la générale , à travers la nuit ; mais ses pieds tâtonnants et ses mains en apparence malhabiles prenaient un contact sérieux avec les choses . L' ascension du premier étage se fit dans le plus profond silence . On n' entendait plus cette sorte de gémissement lugubre qui avait si fort impressionné le jeune homme tout à l' heure . La tiédeur , le parfum d' une chambre de femme ... et , là-bas , par delà deux portes ouvertes sur le cabinet de toilette faisant communiquer la chambre de la générale avec celle de * Féodor ... la lueur d' une veilleuse éclairant la couche sur laquelle est étendu le corps du tyran de * Moscou ... ah ! Il est effrayant à voir , cette nuit , avec ce jeu de clartés jaunes et d' ombres diffuses . Quelles arcades sourcilières profondes , quel masque de douleur et de menace , quelle mâchoire de sauvage venu des fonds de la * Tartarie pour être le fléau de * Dieu ... et cette moustache épaisse , dure et flottante comme un crin de cheval . Ah ! Voilà une figure qui ne déparerait pas la galerie des boyards à * Kazan et le petit * Rouletabille ne s' est jamais autrement imaginé * Ivan * Le * Terrible lui-même . Ainsi se présente , quand il dort , cet excellent * Féodor * Féodorovitch , le bon papa gâteau de la table de famille , l' ami de l' avocat célèbre pour son coup de fourchette et du marchand de bois goguenard , aimable chasseur d' ours , les joyeux * Thadée et * Athanase ; * Féodor , l' époux fidèle de * Matrena * Pétrovna et le père adoré de * Natacha , un brave homme qui a le malheur d' avoir de cruelles insomnies et des rêves plus épouvantables encore . Dans le moment , un souffle rauque soulève , en un rythme inégal , sa rude poitrine et * Rouletabille , penché au bord du cabinet de toilette , regarde ... mais ce n' est plus le général qu' il regarde : c' est quelque chose , là-bas , du côté du mur ... du côté de la porte ... et le voilà qui s' avance si léger sur la pointe de ses bottines que le parquet le laisse passer sans plainte ... il n' y a de plainte , de plainte grandissante dans la chambre , que celle du souffle rauque soulevant la rude poitrine ... derrière * Rouletabille , * Matrena tend les bras comme si elle voulait le retenir , car elle ne sait , en vérité , où il va ... que fait -il ? ... pourquoi se courbe -t-il ainsi le long de la porte et pourquoi pose -t-il le pouce sur le parquet , tout contre la porte ? ... il se relève ... il revient ... il repasse devant le lit où gronde maintenant , comme un soufflet de forge , la respiration du dormeur ... * Matrena reprend son * Rouletabille par la main . Et déjà elle l' entraîne , vite ... dans le cabinet de toilette quand un gémissement les arrête : - elle est morte , la jeunesse de * Moscou ! c' est le dormeur qui parle ! ... cette bouche qui a donné des ordres si redoutables gémit . Et cette lamentation est encore une menace . Dans le sommeil d' halluciné versé à cet homme par l' impuissant narcotique , les paroles que prononce * Féodor * Féodorovitch sont , de toute évidence , par elles-mêmes , des paroles de deuil et de pitié ! Eh bien , ce grand diable de soldat , dont ni les balles ni les bombes ne peuvent venir à bout , a une façon de dire les choses qui les transforme tout à fait dans sa terrible bouche . On penserait à des accents de brutale victoire . * Matrena * Pétrovna et * Rouletabille ont penché leurs deux ombres accrochées l' une à l' autre à la porte ouverte sur la clarté jaune de la veilleuse et ils écoutent , avec effroi , ils écoutent ... " elle est morte , la jeunesse de * Moscou ! ... on a balayé ses cadavres ! Il n' y a plus que la ruine des choses ... et le kremlin lui-même a fermé ses portes ... pour ne pas voir ... elle est morte la jeunesse de * Moscou ! ... " le poing de * Féodor * Féodorovitch s' est levé de dessus sa couche ... on dirait qu' il va frapper ... qu' il va tuer encore ... et * Rouletabille se tasse contre * Matrena qui tremble , et il tremble comme elle devant cette vision formidable du tueur de la semaine rouge ! ... la poitrine de * Féodor a poussé un effrayant soupir et est redescendue sous le drap et le poing est retombé et la tête a roulé sur l' oreiller ... silence ... repose -t-il enfin ? ... non ! Non ! Il soupire , il râle à nouveau , il se retourne sur sa couche comme un damné dans la géhenne ... et les mots écrits par sa fille-par sa fille -lui brûlent les yeux qui maintenant sont grands ouverts ... les mots écrits sur le mur ... qu' il lit sur le mur ... les mots couleur de sang : " elle est morte , la jeunesse de * Moscou ! Ils étaient allés si jeunes dans les campagnes et dans les mines ... " et ils n' avaient pas trouvé un seul coin de la terre russe où il n' y eût des gémissements ... " maintenant elle est morte la jeunesse de * Moscou et on n' entend pas de gémissements , car ceux pour qui elle est morte n' osent même plus gémir ! " ... mais , quoi ? La voix de * Féodor ne menace plus ... sa poitrine halette comme celle d' un enfant qui pleure . Et c' est vraiment avec des sanglots dans la gorge qu' il dit la dernière strophe , la strophe traduite par sa fille sur l' album , en lettres rouges : " la dernière barricade a vu se dresser la vierge de dix-huit hivers ... la vierge de * Moscou , fleur des neiges ... " ... qui donna ses lèvres à baiser aux ouvriers frappés des balles par les soldats du tsar ? ... " elle faisait l' admiration des soldats eux-mêmes qui la tuèrent en pleurant ... " quelle tuerie ! ... toutes les maisons se sont bouché les fenêtres d' une lourde paupière de planches , pour ne pas voir ! ... " et le kremlin lui-même a fermé ses portes ... pour ne pas voir ! ... " ... la jeunesse de * Moscou est morte ! " - * Féodor ! * Féodor ! Elle l' avait pris dans ses bras , l' étreignait , le consolait , pendant qu' il râlait encore : " la jeunesse de * Moscou est morte ! " et qu' il paraissait chasser avec des gestes insensés tout un peuple de fantômes . Elle l' écrasait sur sa poitrine , elle lui mettait les mains sur la bouche pour le faire taire ; mais lui disait : " les entends -tu ? ... les entends -tu ? ... qu' est -ce qu' ils disent ? ... ils ne disent plus rien ... quel entassement de cadavres sous la bâche des traîneaux , * Matrena ? ... regarde les jambes glacées des pauvres filles qui dépassent , et qui sortent toutes droites , comme des bâtons , des jupes de pilou , * Matrena ! Regarde les jupes de pilou , raides comme des cloches , les pauvres jupes de pilou ! ... " et puis ce fut tout un délire en russe qui parut plus affreux encore à * Rouletabille parce qu' il ne le comprenait pas . Et puis , soudain , * Féodor se tut et repoussa assez durement * Matrena * Pétrovna . - c' est cet abominable narcotique , fit -il avec un énorme soupir . Je n' en boirai plus . Je ne veux plus en boire . D' une main , il montrait sur la table , derrière lui , le grand verre encore à demi plein du mélange soporifique où il trempait ses lèvres , chaque fois qu' il se réveillait ... de l' autre , il essuyait son front en sueur . * Matrena * Pétrovna se tenait tremblante auprès de lui , tout à coup épouvantée à l' idée qu' il allait peut-être découvrir qu' il y avait là-bas , derrière la porte , quelqu' un qui avait vu et entendu le sommeil du général * Trébassof ! ah ! S' il devinait cela , son compte était bon ! Elle pouvait faire ses prières ... elle était morte ! ... mais * Rouletabille n' avait garde de donner signe de vie . C' est tout juste s' il respirait encore . Quelle vision ! Il comprenait maintenant l' émotion des amis du général quand * Natacha lui avait chanté de sa voix si douce : " bonne nuit ! Que tes yeux se reposent de tant de pleurs , et que le calme rentre dans ton coeur oppressé ! ... " les amis avaient été certainement mis au courant , par cette vieille bavarde de * Matrena , des insomnies du général et ils ne pouvaient s' empêcher de pleurer en entendant le souhait poétique de la charmante * Natacha ... " tout de même , pensait * Rouletabille , personne ne peut imaginer ce que je viens de voir ... elle n' est pas morte pour tout le monde , la jeunesse de * Moscou ... et , toutes les nuits , je sais maintenant une chambre où dans la clarté jaune de la veilleuse ... elle ressuscite ! " et le jeune homme , franchement , naïvement , regrettait d' être entré dans une affaire pareille ; d' avoir pénétré , bien inconsidérément , dans une histoire qui , après tout , ne regardait que les morts et le vivant . Pourquoi était -il venu se mettre entre les morts et le vivant ? ... on lui disait : " le vivant a fait tout son héroïque devoir ... " mais les morts , qu' est -ce qu' ils avaient fait , eux ? ... ah ! * Rouletabille maudissait sa curiosité , car , il se l' avouait maintenant , c' était le désir d' approcher le mystère révélé par * Koupriane et de pénétrer une fois de plus , malgré tous les dangers , une étonnante et peut-être monstrueuse énigme , qui l' avait poussé jusqu'au seuil de la villa des îles , qui l' avait jeté sur les mains frémissantes de * Matrena * Pétrovna en lui promettant son aide ... il avait montré de la pitié , certes ! De la pitié pour la détresse délirante de cette bonne héroïque dame ... mais , en lui , il y avait beaucoup plus de curiosité encore que de pitié ... et , maintenant , il fallait " payer " , car il était trop tard pour reculer , pour dire lâchement : " je m' en lave les mains ! " il avait renvoyé la police et il restait seul entre le général et la vengeance des morts ! ... il n' allait pas déserter peut-être ! ... cette seule idée le redressa tout à coup , lui rendit toute sa présence d' esprit ... les circonstances l' avait amené dans un camp qu' il devait défendre coûte que coûte , à moins qu' il n' eût peur ! le général reposait maintenant ou , du moins , les paupières closes , simulait le sommeil , sans doute pour rassurer la bonne * Matrena qui , à genoux , à son chevet , avait conservé la main du terrible époux dans sa main . Bientôt , elle se leva et alla rejoindre * Rouletabille dans sa chambre . Elle le conduisit dans une petite chambre d' ami où elle pria le jeune homme de se reposer . L' autre lui répliqua que c' était elle qui devait tenter de fermer les yeux . Mais , tout en émoi encore de ce qui venait de se passer , elle balbutiait : - non ! Non ! ... après une scène pareille , j' aurais des cauchemars , moi aussi ! ... ah ! C' est affreux ... surtout ! Surtout ! Cher petit monsieur ... c' est le secret de la nuit ! ... le malheureux ! ... le malheureux ! ... il n' en peut détacher sa pensée ... c' est son pire châtiment immérité , cette traduction que * Natacha a faite de ces abominables vers de * Boris ... il la sait par coeur ... elle est dans son cerveau et sur sa langue , toute la nuit , malgré les narcotiques ... et il répète tout le temps : " c' est ma fille qui a écrit cela ! ... ma fille ! ... ma fille ! ... " c' est à pleurer toutes les larmes de son corps ... est -ce qu' un aide de camp d' un général , qui a tué lui aussi la jeunesse de * Moscou , a le droit d' écrire des vers pareils et est -ce que c' est la place de * Natacha de les traduire en beau français de poésie sur un album de jeune fille ! ... on ne sait plus ce qu' on fait aujourd'hui , quelle misère ! ... elle se tut , car ils venaient d' entendre distinctement le parquet qui craquait sous un pas , en bas , au rez-de-chaussée . * Rouletabille arrêta net * Matrena et sortit son revolver . Il eût voulu continuer tout seul le dangereux chemin , mais il n' en eut pas le temps . Comme le parquet craquait une seconde fois , la voix angoissée de * Matrena , au-dessus du grand escalier , demanda tout haut en russe : " qui est là ? " et , aussitôt , la voix calme de * Natacha répondit quelque chose dans la même langue . Alors , Enfin , la porte de sa chambre se referma . * Matrena et * Rouletabille continuèrent de descendre en retenant leur souffle . Ils s' en furent dans la salle à manger et aussitôt * Matrena fit jouer sa lanterne sourde dont elle dirigea le jet de lumière sur le fauteuil où s' asseyait toujours le général . Ce fauteuil occupait sa place ordinaire sur le tapis . Elle le repoussa et releva le tapis , mettant le parquet à nu ; alors , elle se mit à genoux et examina minutieusement le parquet ; puis elle se releva , essuyant son front en sueur , remit le tapis en place , repoussa le fauteuil et s' y laissa tomber avec un gros soupir . - eh bien ? Demanda * Rouletabille . - rien de neuf ! Fit -elle . - pourquoi avez -vous appelé tout à l' heure ? -parce qu' il n' y avait point de doute pour moi que , seule , ma belle-fille pût , à cette heure , se trouver au rez-de-chaussée . - et pourquoi cet empressement à revoir le plancher ? -je vous en conjure , ne voyez point dans mes actes , cher petit enfant , des choses qui ne sauraient , qui ne doivent pas s' y trouver ! Cet empressement dont vous me parlez ne me quitte pas . Aussitôt que je le peux , je regarde le plancher . - madame , demanda encore le jeune homme , que faisait votre belle-fille dans cette salle ? -elle était venue y chercher un verre d' eau minérale ; la bouteille est encore sur la table . - madame , il est nécessaire que vous me précisiez ce que n' a pu que m' indiquer * Koupriane ... si je ne me trompe pas ... la première fois que vous avez été amenée à regarder le parquet , vous avez entendu du bruit , au rez-de-chaussée , comme il vient de nous arriver à l' instant même ? -oui , je vais tout vous dire puisqu' il le faut : c' était la nuit , après le coup du bouquet , mon cher petit monsieur , mon cher petit domovoï ; il me sembla entendre du bruit au rez-de-chaussée ; je descendis aussitôt et ne vis d' abord rien de suspect . Tout était bien fermé . J' ouvris tout doucement la porte de la chambre de * Natacha . Je voulais lui demander si elle n' avait rien entendu , mais elle dormait si profondément que je n' eus pas le courage de la réveiller . Je poussai la porte de la véranda : tous les policiers , tous , vous entendez , dormaient à poings fermés . Je fis encore un tour dans les pièces et , ma lanterne à la main , j' allais sortir de la salle à manger quand je remarquai que le tapis , sur le parquet , avait un de ses coins mal en place . Je me baissai et ma main rencontra un gros pli du tapis près du fauteuil du général . On eût dit que l' on avait roulé maladroitement le fauteuil pour le replacer à l' endroit qu' il occupe ordinairement . Poussée par un sinistre pressentiment , je repoussai le fauteuil et je soulevai le tapis . à première vue , je n' aperçus rien ; mais , en examinant les choses de plus près , je vis qu' une latte du plancher ne s' encastrait pas aussi bien que les autres dans le plancher lui-même ... avec un couteau je pus légèrement soulever cette latte et je reconnus que deux clous qui la rattachaient à la poutre du dessous avaient été fraîchement enlevés . C' était tout juste si j' arrivais à soulever légèrement le bout de cette latte , sans pouvoir , par-dessous , glisser la main . Pour la soulever davantage il eût fallu ôter encore une demi-douzaine de clous ... qu' est -ce que cela voulait dire ? étais -je sur le point de découvrir quelque terrible et mystérieuse machination nouvelle ? Je laissai la latte reprendre sa place d' elle-même , je la recouvris avec soin du tapis , remis le fauteuil à sa place et , dès le matin , envoyai chercher * Koupriane . * Rouletabille interrompit : - vous n' aviez , madame , parlé de cette découverte à personne ? -à personne . - pas même à votre belle-fille ? -non , fit la voix voilée de * Matrena , pas même à ma fille . - pourquoi ? Demanda * Rouletabille . - parce que , répondit * Matrena après un moment d' hésitation , il y avait déjà assez de sujets d' épouvante à la maison . Je n' en ai pas plus parlé à ma fille que je n' en ai dit un mot au général . Pourquoi augmenter l' inquiétude qui nous fait déjà tant souffrir , bien qu' on n' en laisse rien paraître ! ... - et qu' est -ce qu' a dit * Koupriane ? -nous avons regardé le parquet , en grand mystère . * Koupriane glissa sa main plus habilement que je ne l' avais fait et constata qu' il y avait sous la latte , c' est-à-dire entre le parquet et le plafond des cuisines , une excavation qui permettait qu' on y mît bien des choses . Pour le moment , la latte était encore trop peu soulevée pour que la manoeuvre fût possible . Cependant , je suivis son programme . Or , trois jours plus tard , vers huit heures , alors que le service de nuit n' était pas encore organisé , c' est-à-dire à un moment où les policiers se trouvaient encore tous à faire leur service dans le jardin et autour de la villa , et où j' avais par conséquent laissé le rez-de-chaussée , pendant que je couchais le général , parfaitement libre , je fus conduite comme malgré moi tout de suite dans la salle à manger ; je relevai le tapis et regardai le parquet . trois nouveaux clous avaient été enlevés à la latte qui se soulevait déjà avec plus d' aisance et sous laquelle on apercevait déjà la cachette naturelle encore vide ! ... étant arrivée à ce point de son récit , * Matrena s' arrêta , comme si , suffoquée , elle n' en pouvait dire davantage . - eh bien , demanda * Rouletabille . - eh bien , je replaçai les choses en état comme toujours et fit une rapide enquête auprès des policiers et de leur chef : personne n' était entré , personne , vous m' entendez bien , au rez-de-chaussée . personne non plus n' en était sorti . - comment voulez -vous que quelqu' un en soit sorti puisqu' il n' y avait personne ! -je veux dire , fit -elle , dans un souffle , que * Natacha , pendant ce laps de temps , était restée dans sa chambre ... dans sa chambre qui est au rez-de-chaussée ... - vous me paraissez très émue , madame , à ce souvenir ... pourriez -vous me préciser davantage la cause de votre émotion ? ... - vous me comprenez bien ? ... fit -elle , en secouant la tête . - si je vous comprends bien , je dois comprendre que , depuis la dernière fois que vous avez visité le parquet jusqu'à cette fois où vous avez constaté la disparition de trois nouveaux clous , nulle autre personne n' avait pu entrer dans la salle à manger que vous et votre belle-fille * Natacha ... * Matrena prit la main de * Rouletabille comme elle faisait dans les grandes occasions . - mon petit ami , gémit -elle , il y a des choses auxquelles je ne peux pas penser ... et auxquelles je ne peux plus penser quand * Natacha m' embrasse ... c' est un mystère plus épouvantable que tout ... * Koupriane m' a dit qu' il était sûr , absolument sûr des agents qu' il m' envoyait ; ma seule consolation , voyez -vous , mon petit ami , je m' en rends bien compte maintenant que vous avez renvoyé ces hommes , ma seule consolation depuis ce jour -là , a été que * Koupriane était moins sûr de ses hommes que je ne suis sûre de * Natacha ... et elle éclata en sanglots . Quand elle se fut calmée , elle chercha * Rouletabille auprès d' elle et ne le trouva plus . Alors elle s' essuya les yeux , ramassa sa petite lanterne sourde et , furtive , regagna son poste auprès du général ... à la date de ce jour , voici les notes que l' on relève sur le carnet de * Rouletabille : " topographie : villa entourée d' un jardin sur trois côtés . Le quatrième donne directement sur un champ boisé s' étendant librement jusqu'à la * Néva . De ce côté , le niveau du terrain est beaucoup plus bas , si bas que la seule fenêtre ouverte dans le mur ( fenêtre du petit salon de * Natacha au rez-de-chaussée ) se trouve à la hauteur d' un second étage . Cette fenêtre est hermétiquement close par des volets de fer , retenus à l' intérieur par une barre de fer . - amis : * Athanase * Georgevitch , * Ivan * Pétrovitch , * Thadée le marchand de bois ( gros souliers ) , * Michel et * Boris ( fines bottines ) . - * Matrena , amour sincère , héroïsme brouillon . - * Natacha ... inconnu . - contre * Natacha : n' est jamais là lors des attentats . à * Moscou , lors de la bombe du traîneau , on ne sait où elle se trouve , et c' est elle qui devait accompagner le général ( détail fourni par * Koupriane que généreusement * Matrena m' a caché ) . La nuit du coup du bouquet est la seule nuit où * Natacha coucha hors de la villa . Coïncidence de la disparition des clous et de la seule présence , au rez-de-chaussée , de * Natacha ... dans le cas , bien entendu où * Matrena ne les enlève pas elle-même . - pour * Natacha : ses yeux quand elle regarde son père . " et cette phrase bizarre : " ne nous emballons pas . Ce soir , je n' ai pas encore parlé à * Matrena * Pétrovna du petit trou d' épingle . " ce petit trou d' épingle a été le plus grand soulagement de ma vie . V sur l' ordre de * Rouletabille , le général se promène en liberté -bonjour , mon cher petit démon familier . La fin de la nuit a été excellente pour le général . Il n' a plus touché à son narcotique . Je suis sûre que c' est cette affreuse mixture qui lui donne tous ces vilains rêves . Et vous , mon cher petit ami , vous ne vous êtes pas reposé une seconde . Je le sais ! Je le sais ! Je vous sentais trotter partout dans la maison , comme une petite souris . Et cela était bon ! Bon ! ... je somnolais si doucement , en entendant si furtivement le bruit léger de vos petites pattes ... merci pour le sommeil que vous m' avez donné , petit ami ... ainsi * Matrena , au lendemain de cette nuit de fièvre , souhaitait le bonjour à * Rouletabille qu' elle avait trouvé dans le jardin , fumant tranquillement sa pipe : - ah ! Ah ! Vous fumez la pipe ... c' est bien parfait cela , pour ressembler au cher petit domovoï-doukh . Regardez comme il vous ressemble . Il fume tout à fait comme vous . Rien de nouveau , hein ? ... non , rien ! Vous n' avez pas l' air heureux du matin . Vous êtes fatigué . Je viens d' aménager pour vous la petite chambre d' ami , la seule que nous ayons , derrière la mienne . Votre lit vous attend . Avez -vous besoin de quelque chose ? Dites -le ! Tout ici vous appartient ! -je n' ai besoin de rien , madame , dit le jeune homme en souriant aux paroles abondantes de la bonne héroïque dame . - que dites -vous là , cher petit ? Vous allez vous rendre malade . Je veux que vous vous reposiez , savez -vous . Je veux être une mère pour vous . pajaost ( je vous prie ) ... il faut m' obéir , mon enfant . Avez -vous pris le déjeuner du matin ? Si vous ne prenez pas le déjeuner du matin , je croirai que vous êtes fâché . Je suis si peinée que vous ayez entendu le secret de la nuit . j' avais peur de vous voir partir pour toujours et aussi que vous vous fassiez de mauvaises idées sur le général . Il n' y a point de meilleur homme au monde que * Féodor et il faut qu' il ait une bien belle , bien belle conscience pour oser , sans défaillir , accomplir les devoirs terribles , comme ceux de * Moscou , en ayant une si grande bonté dans le coeur . Ce sont là des besognes faciles pour des méchants . Mais pour des bons ... pour des bons qui raisonnent , qui savent ce qu' ils font et qu' ils seront condamnés à mort par-dessus le marché , c' est terrible ! C' est terrible ! C' est terrible ! ... moi , je lui avais dit , au moment où cela commençait à marcher mal du côté de * Moscou : " tu sais ce qui t' attend , * Féodor , voilà un bien mauvais moment à passer ... fais -toi porter malade " . J' ai cru qu' il allait me battre , m' assommer sur place : " moi ! Trahir l' empereur dans un moment pareil ! ... sa majesté à qui je dois tout ! ... y penses -tu , * Matrena * Pétrovna ? " et il ne m' a pas parlé , à la suite de cela , pendant deux jours ... c' est quand il a vu que j' allais tomber malade qu' il m' a pardonné ... mais il devait avoir chez lui encore bien des ennuis avec mes jérémiades à n' en plus finir et les mines de * Natacha qui se trouvait mal chaque fois qu' on entendait une fusillade dans la rue . * Natacha allait aux cours de la faculté , n' est -ce pas ? Et elle connaissait beaucoup de ceux et même de celles qui se faisaient tuer alors sur les barricades . Ah ! La vie n' était point gaie chez lui , pour le général . Sans compter qu' il y avait ce * Boris , que j' aime bien , du reste , comme mon enfant , car je serais très heureuse de le voir uni à notre * Natacha , - ce pauvre * Boris qui revenait toujours de la fusillade plus pâle qu' un mort et qui ne savait que gémir avec nous . - et * Michel ? Questionna * Rouletabille . - oh ! * Michel est venu à la fin ... c' est un tout nouvel officier d' ordonnance du général . C' est le gouvernement de * Saint- * Pétersbourg qui le lui a envoyé , parce qu' on n' était point sans savoir que * Boris manquait de zèle dans la répression et n' encourageait guère le général à se montrer sévère comme il le fallait pour le salut de notre empire . Celui -là , c' est un coeur de marbre qui ne connaît que la consigne et qui massacrerait père et mère en criant : " vive le tsar ! " en vérité , son coeur ne s' est ému qu' en voyant * Natacha . Et cela encore nous a causé bien du tourment à * Féodor et à moi ! ... cela nous amenait une complication inutile que nous aurions voulu faire cesser par le prompt mariage de * Natacha et de * Boris . Mais * Natacha , à notre grande surprise , n' a pas voulu ! ... non ! Elle n' a pas voulu , disant qu' il serait toujours temps de penser à ses noces et qu' elle n' a point de hâte de nous quitter . En attendant , elle s' entretient avec ce * Michel comme si elle ne craignait point son amour ... et ce * Michel n' a point l' air désespéré , bien qu' il sache les fiançailles de * Natacha et de * Boris ... et ma belle-fille n' est point coquette ... non ! ... non ! ... on ne peut pas dire qu' elle soit coquette ! ... du moins , on n' a pas pu le dire jusqu'à l' arrivée de * Michel ... est -ce qu' elle serait coquette ? ... c' est mystérieux , les jeunes filles , très mystérieux , surtout quand elles ont le regard calme et tranquille de * Natacha en toute occasion : un visage-monsieur- vous l' avez peut-être remarqué , dont la beauté ne bronche pas ... quoi qu' on dise et qu' on fasse ... excepté quand la fusillade tue , dans la rue , ses petites camarades de l' école ... alors , là , je l' ai vue bien malade , ce qui prouve qu' elle a un grand coeur sous sa beauté tranquille ... pauvre * Natacha ... je l' ai vue aussi inquiète que moi pour la vie de son père ... mon petit ami , je l' ai vue cherchant au milieu de la nuit , avec moi , sous les meubles , les petites boîtes infernales ... et puis elle a compris que cela devenait maladif , enfantin , indigne de nous , de nous traîner comme ça , comme des bêtes peureuses sous les meubles ... et elle m' a laissée chercher toute seule ... il est vrai qu' elle ne quitte guère le général , qu' elle est rassurée et rassurante à son côté : ce qui est d' un excellent effet moral pour lui ... pendant que moi je tourne , je cherche comme une bête ... et elle est devenue aussi fataliste que lui ... et maintenant elle chante des vers sur la guzla , comme * Boris , ou parle dans les coins avec * Michel , ce qui les fait enrager l' un et l' autre ... c' est curieux , les jeunes filles de * Pétersbourg et de * Moscou ... très curieux ... nous n' étions pas comme ça , de notre temps , à * Orel . Sur ces entrefaites , * Natacha parut , souriante et fraîche comme une jeune fille qui a passé une nuit excellente . Gentiment , elle s' informa de la santé du jeune homme , embrassa * Matrena , comme on embrasse une mère bien-aimée , et la gronda de sa veille de la nuit . - tu n' as pas fini , mama , tu n' as pas fini , bonne mama , hein ? ... tu ne vas pas être raisonnable un peu , à la fin ! ... je te prie ... qu' est -ce qui m' a donné une mama pareille ? ... pourquoi ne dors -tu pas ? ... la nuit est faite pour dormir ... c' est * Koupriane qui te monte la tête ... toutes les vilaines histoires de * Moscou sont finies ... il ne faut plus y penser ... ce * Koupriane fait l' important avec sa police et vous affole tous ... je suis persuadée que l' affaire du bouquet a été montée par ses agents ... - mademoiselle , dit * Rouletabille , je les ai fait tous renvoyer , tous ... car je ne suis pas éloigné de penser comme vous . - eh bien , vous serez mon ami , * Monsieur * Rouletabille . Je vous le promets , puisque vous avez fait cela ... maintenant que les agents sont partis , nous n' avons plus rien à craindre ... rien ... je te le dis , mama , tu peux me croire et ne plus pleurer . - oui , embrasse -moi , embrasse -moi encore ? Répétait * Matrena qui s' essuyait les yeux ; quand tu m' embrasses , j' oublie tout ! ... tu m' aimes comme ta mère , dis ? -comme ma mère ... comme ma vraie mama ! ... - tu n' as rien de caché pour moi , dis , * Natacha ! ... - rien de caché ! ... - alors , pourquoi fais -tu souffrir ton * Boris ? Pourquoi ne te maries -tu pas ? -parce que je ne veux pas te quitter , ma mama chérie ! ... et elle s' échappa en bondissant sur les plates-bandes . - la chère enfant , fit * Matrena , la chère petite , elle ne sait pas combien elle nous fait de la peine , parfois , sans le savoir , avec ses idées ... des idées extravagantes . mais mon mari , mon cher petit monsieur , ne disait pas ce qu' il pensait , car il adore sa fille plus que tout au monde et il y a des choses qu' un général , même un général gouverneur , ne peut pas faire sans violer les lois divines et humaines . Il soupçonne aussi * Boris de monter la tête de notre * Natacha . Mon mari a beaucoup plus d' estime pour * Michel * Korsakof à cause de son caractère irréductible et pour sa conscience de granit . Plus d' une fois , il m' a dit : " voilà l' aide qu' il m' aurait fallu dans les mauvais jours de * Moscou . Il m' aurait épargné bien de la peine individuelle . " de la part du général , je comprends cela , mais qu' un pareil caractère de tigre puisse plaire à * Natacha ... ou ne pas lui déplaire ... ces jeunes filles de la capitale , on ne les connaîtra jamais ! * Rouletabille demanda : - pourquoi * Boris demandait -il à * Michel : " nous rentrons ensemble ? " ils habitent donc ensemble ? -oui , dans une petite villa de * Krestowsky * Ostrov , l' île en face de la nôtre , que l' on aperçoit de la croisée du petit salon . C' est * Boris qui l' a choisie à cause de cela . Les officiers d' ordonnance voulaient qu' on leur dressât un lit de camp dans la maison même du général , par un dévouement naturel ; mais , moi , je m' y suis opposée , pour les éloigner tous deux de * Natacha , en qui , du reste , j' ai la plus entière confiance , et que l' on ne saurait rendre responsable de l' extravagance des hommes , donc ! * Ermolaï venait les chercher pour le petit déjeuner . Ils retrouvèrent * Natacha , déjà à table et qui mangeait à pleines dents une tartine d' anchois et de caviar : - dis donc , mama , tu ne sais pas ce qui me donne de l' appétit : c' est la pensée de la tête que doit faire ce pauvre * Koupriane ! J' ai envie d' aller le voir ! -si vous le voyez , fit * Rouletabille , inutile de lui dire que le général va faire une bonne promenade dans les îles , cet après-midi , car il ne manquerait pas de nous envoyer un escadron de gendarmes . - papa ! Une promenade dans les îles ! ... c' est vrai ! ... qu' il va être heureux ! Mais * Matrena * Pétrovna s' était levée : - ah çà ! Est -ce que vous devenez fou , mon cher petit domovoï ? ... vraiment fou ? -pourquoi ? ... pourquoi ? ... c' est très bien ! ... je cours le dire à papa ! ... - ton père est enfermé ! Fit sèchement * Matrena . - oui ! Oui ! Enfermé ! Tu as les clefs ! Tu as les clefs ! Enfermé jusqu'à la mort ! ... vous le tuerez ! ... c' est vous qui le tuerez ! ... et elle se leva de table sans attendre la réplique de * Matrena et s' en alla s' enfermer elle aussi dans sa chambre . * Matrena regardait * Rouletabille qui continuait de déjeuner comme si rien ne s' était passé . - ah çà ! Est -ce que vous parlez sérieusement ? Lui demanda -t-elle , en venant s' asseoir tout près de lui . Une promenade ! Sans la police ! ... mais nous avons encore reçu une lettre ce matin nous annonçant qu' avant quarante-huit heures le général serait mort ! -quarante-huit heures ! Fit * Rouletabille , en trempant son pain beurré dans son chocolat ... quarante-huit heures ... c' est possible ! ... en tous cas , je sais qu' ils tenteront quelque chose très prochainement . - mon dieu ! Qu' est -ce qui vous fait croire cela ? Vous parlez avec une assurance ! -madame , il faut faire tout ce que je vais vous dire ... à la lettre ... - mais faire sortir le général , sans qu' il soit gardé , comment pouvez -vous prendre une responsabilité pareille ? ... quand j' y songe ... quand j' y songe bien , je me demande comment vous avez osé m' enlever la police ! ... mais ici , au moins , je sais ce qu' il faut faire pour être à peu près tranquille ... je sais qu' en bas , avec gniagnia et * Ermolaï , nous n' avons rien à craindre . Aucune personne étrangère n' a le droit d' approcher même des sous-sols . Les provisions sont apportées de la loge par nos dvornicks , que nous avons fait venir de chez ma mère qui habite * Orel , et qui nous sont dévoués comme des bouledogues . Nulle boîte de conserve n' entre en bas sans avoir été préalablement ouverte dehors . Aucun paquet n' est reçu des fournisseurs sans avoir été également ouvert dans la loge ... dedans ! Dedans ! Nous pouvons être à peu près tranquilles , même sans la police ... mais dehors ! ... dehors ! ... - madame , on va essayer de vous tuer votre mari avant quarante-huit heures ... voulez -vous que je le sauve et peut-être pour longtemps ... peut-être pour toujours ? ... - ah ! Comme il parle ! ... comme il parle , le cher petit domovoï ! ... mais que va dire * Koupriane qui ne permettait plus aucune sortie ... aucune ... du moins pour le moment ! ... ah ! Comme il me regarde , le cher petit domovoï ! ... eh bien , oui ! Là , je ferai ce que vous voudrez ... - eh bien , venez avec moi dans le jardin . Elle descendit en s' appuyant sur son bras . - voilà ! Fit * Rouletabille . Cet après-midi , nous allons donc sortir avec le général . Tout le monde suivra sa petite voiture ; tout le monde , vous entendez bien , je veux dire , comprenez -moi bien , madame , que l' on invitera à venir tous ceux qui seront là ; seuls , ceux qui voudront rester resteront ... et l' on n' insistera pas ... oui , vous m' avez compris ... pourquoi donc tremblez -vous ? -mais ... qui est -ce qui gardera la maison ? ... - personne . Vous direz simplement à votre suisse de regarder , de sa loge , ceux qui pourront entrer dans la villa , mais cela de sa loge , sans se déranger ... et sans faire d' observation ... aucune ... - je ferai ce que vous voudrez . Est -ce qu' on doit annoncer cette sortie à l' avance ? -mais comment donc ! Ne vous gênez pas ... apprenez à tout le monde la bonne nouvelle . - oh ! Je ne l' annoncerai qu' au général et aux amis , vous comprenez bien ... - ah ! Encore un mot ... ne m' attendez pas pour le grand déjeuner . - comment ! Vous allez nous quitter , s' exclama -t-elle tout de suite , haletante . Non ! Non ! Je ne le veux pas ! ... je veux bien rester sans police , mais je ne veux pas rester sans vous ... tout peut arriver pendant votre absence ! tout ! Tout ! reprit -elle avec une singulière énergie ... car moi , je ne veux pas , je ne peux pas regarder comme il faudrait , peut-être ... ah ! Vous me faites dire des choses ! ... ne vous en allez pas ! ... - ne craignez rien , je ne vous quitterai pas , madame ... mais il se peut que je ne déjeune pas ... si on vous demande où je suis , vous direz que je fais mon métier et que je suis allé interviewer les hommes politiques dans la ville . - il n' y a qu' un homme politique en * Russie , répliqua tout crûment * Matrena * Pétrovna , c' est le tsar ... - eh bien , vous direz que je suis allé interviewer le tsar . - mais on ne me croira pas ! Et où serez -vous ? -je n' en sais rien , mais je serai à la maison ! -bien , bien , cher petit domovoï ! ... et elle s' en alla , ne sachant plus ce qu' elle pensait , ni ce qu' il fallait penser , - la tête perdue . Dans la matinée , arrivèrent * Athanase * Georgevitch et * Thadée * Tchichnikof . Le général était descendu dans la véranda . * Michel et * Boris ne tardèrent point à leur tour de venir s' enquérir de la façon dont on avait passé la nuit , sans police . Quand ils apprirent tous que * Féodor allait faire une promenade l' après-midi , il y eut des applaudissements . " bravo ! Une promenade à la * Strielka ! ( à la pointe de l' île ) à l' heure des équipages ! ... c' est parfait ! caracho ! nous en serons tous ! ... " le général retint encore tout ce monde à déjeuner . * Natacha parut au repas , assez mélancolique . Elle avait eu , un peu avant le déjeuner , dans le jardin , une double conversation avec * Boris , puis avec * Michel . On n' aurait peut être jamais su ce que ces trois jeunes gens s' étaient dit si quelques notes sténographiées sur le carnet de * Rouletabille ne nous en avaient donné un aperçu ; le reporter avait dû les surprendre bien par hasard , car il était incapable d' écouter aux portes , comme tout honnête reporter qui se respecte . notes du carnet de * Rouletabille : * Natacha , descendue au jardin avec un livre qu' elle donne à * Boris , qui lui baise longuement la main : - voici votre livre , je vous le rends . Je n' en veux plus , j' y prends des idées qui bouillonnent dans ma tête . Cela me fait mal à la tête . C' est vrai , vous avez raison , je n' aime point les nouveautés , je m' en tiens à * Pouchkine , parfaitement . Le reste m' est égal . Avez -vous passé une bonne nuit ? * Boris ( beau jeune homme d' une trentaine d' années , blond , efféminé , triste . Propos curieux chez un monsieur qui s' appuie en parlant sur un grand sabre ) : - * Natacha , il n' y a pas une heure que je puisse vraiment appeler bonne , si je la passe loin de vous , chère , chère * Natacha . - je vous demande sérieusement si vous avez passé une bonne nuit ? Elle lui prend la main un instant et le regarde , mais il secoue la tête . - qu' avez -vous fait , cette nuit , en rentrant chez vous ? Demanda -t-elle encore avec insistance . Avez -vous encore veillé ? -je vous obéis : je ne suis resté qu' une demi-heure à la fenêtre en regardant la villa et je me suis couché . - oui , il faut vous reposer , je le veux pour vous comme pour tous . Cette vie de fièvre est impossible . * Matrena * Pétrovna nous rend tous malades , et nous serons bien avancés . - hier , dit * Boris , je suis resté à regarder la villa , une demi-heure à ma fenêtre . Chère , chère villa , chère nuit où je vous sentais respirer , vivre près de moi ... comme si vous aviez été contre mon coeur ... j' avais envie de pleurer à cause de * Michel que j' entendais siffler dans sa chambre . Il paraissait heureux . Enfin , je ne l' ai plus entendu , je n' ai plus entendu que le double choeur des grenouilles des étangs des îles . Nos étangs , * Natacha , sont semblables aux lacs enchantés du * Caucase qui se taisent le jour et qui chantent le soir : il y a là d' innombrables hordes de grenouilles qui chantent le même accord , les unes en majeur , les autres en mineur . Les choeurs d' étang à étang se parlent , se lamentent et gémissent à travers les champs et les jardins , et se répondent comme des harpes éoliennes placées en face l' une de l' autre . - les harpes éoliennes faisaient -elles tant de bruit , * Boris ? -vous souriez ! Je ne vous retrouve plus par moments . C' est * Michel qui vous change , je suis à bout ! ... ( ici paroles en russe ) ... je ne serai tranquille que lorsque je serai votre époux . Je ne comprends rien à votre conduite avec * Michel . ( de nouveau , ici , des paroles en russe que je ne comprends pas . ) -parlez français , voilà le jardinier , dit * Natacha . - je ne veux pas de cette vie comme vous l' avez arrangée ! pourquoi ce mariage retardé ? Pourquoi ? ( parole en russe de * Natacha . Geste désespéré de * Boris . ) -combien ... vous dites : longtemps ! ... ça ne veut rien dire ça , longtemps ? ... combien ? Un an ? Deux ans ? Dix ans ? ... mais parlez , ou je me tue à vos pieds ! ... non ! Non ! Parlez , ou je tue * Michel ! Ma parole ! ... comme un chien ! ... - je vous jure , sur la tête de votre mère , * Boris , que la date de notre mariage ne dépend pas de * Michel ... ( quelques paroles en russe . * Boris , un peu consolé , lui baise longuement la main . ) conversation entre * Michel et * Natacha dans le jardin : - eh bien ? Lui avez -vous dit ? -je finirai bien par lui faire comprendre qu' il n' a plus aucun espoir ... aucun ... il faut avoir de la patience : j' en ai bien , moi ... - il est stupide et agaçant . - stupide , non ... agaçant , oui ... si vous voulez ... vous aussi , vous êtes agaçant ... - * Natacha ... * Natacha ... ( ici des mots en russe ) . Et , comme * Natacha s' éloigne , * Michel lui met la main à l' épaule , l' arrête et lui dit , en la regardant dans les yeux : - il y aura , ce soir , une lettre d' * Annouchka ... au courrier de cinq heures . ( détachant chaque syllabe : ) très important , y répondre tout de suite . ces notes n' étaient suivies d' aucun commentaire . Après le déjeuner , ces messieurs jouèrent au poker jusqu'à quatre heures et demie , qui est l' heure " chic " de la promenade à la * Strielka . * Rouletabille avait commandé à * Matrena la promenade exactement pour cinq heures moins un quart . Il parut , sur ces entrefaites , annonçant qu' il venait d' interviewer le maire de * Saint- * Pétersbourg , ce qui fit éclater de rire * Athanase qui ne comprenait point que l' on vînt de * Paris pour s' entretenir " avec ces gens -là " . * Natacha sortit de sa chambre pour prendre part à la promenade . Son père ne lui trouva pas " bonne mine " . On quitta la villa . * Rouletabille constata que les dvornicks étaient devant la grille et que le schwitzar était à son poste , d' où il pouvait voir toute personne entrant dans la villa ou en sortant . * Matrena poussait elle-même la petite voiture . Le général était radieux . Il avait à sa droite * Natacha et à sa gauche * Athanase et * Thadée . Les deux officiers d' ordonnance suivaient en s' entretenant avec * Rouletabille qui les avaient accaparés . La conversation roulait sur le dévouement de * Matrena * Pétrovna qu' ils mettaient au-dessus des plus beaux traits héroïques de l' antiquité et aussi sur l' amour de * Natacha pour son père . * Rouletabille les fit causer . * Boris * Mourazof raconta que cet amour exceptionnel s' expliquait par le fait que la mère de * Natacha , la première femme du général , était morte en donnant le jour à son enfant et que * Féodor * Féodorovitch avait été à la fois un père et une mère pour sa fille . * Natacha avait sept ans quand * Féodor * Féodorovitch avait été nommé gouverneur d' * Orel . Aux environs d' * Orel , l' été , le général et sa fille avaient voisiné avec la famille du vieux * Pétrof , un des plus riches marchands de fourrure de la * Russie . Le vieux * Pétrof avait une fille , * Matrena , qui était magnifique à voir , comme une belle plante des champs . Elle était toujours de bonne humeur , ne disait jamais de mal du prochain , n' avait point les belles manières de ces dames de la ville , mais un grand coeur tout simple , avec lequel elle aima tout de suite la petite * Natacha . L' enfant rendit à la belle * Matrena cette affection et c' est en les voyant toujours heureuses de se trouver ensemble que * Trébassof songea à reconstituer son foyer . Les noces furent vite décidées , et la petite , en apprenant que sa bonne amie * Matrena allait se marier avec son papa , sauta de joie . Or , un malheur arriva quelques semaines seulement avant la cérémonie . Le vieux * Pétrof , qui spéculait en bourse depuis longtemps sans qu' on n' en sût rien , fut ruiné de fond en comble . C' est * Matrena qui vint , un soir , apprendre la triste nouvelle à * Féodor * Féodorovitch et lui rendre sa parole . Pour toute réponse , * Féodor mit * Natacha dans les bras de * Matrena : " embrasse ta mère " , dit -il à l' enfant ! Et , à * Matrena : " à partir d' aujourd'hui , je te considère comme ma femme , * Matrena * Pétrovna . Tu dois m' obéir en tout . Va porter cette réponse à ton père , et dis -lui que ma bourse est à sa disposition . " le général était déjà , à cette époque , avant même qu' il eût hérité des * Cheremaïef , immensément riche . Il avait des terres , derrière * Nijni , aussi vastes qu' une province , et il eût été difficile de compter le nombre de moujiks qui travaillaient pour lui sur son bien . Le vieux * Pétrof donna sa fille et ne voulut rien accepter . * Féodor désirait constituer une bonne dot à sa femme ; le vieux s' y opposa , et * Matrena trouva cela parfait à cause de * Natacha : " c' est le bien de la petite ; j' accepte d' être sa mère , mais à la condition de ne point lui faire tort d' un kopeck . " -de telle sorte , conclut * Boris , que , le général mourrait demain , elle serait plus pauvre que * Job . - ainsi , le général est le seul bien de * Matrena , réfléchit tout haut * Rouletabille . - je comprends qu' elle y tienne ! Fit * Michel * Korsakof , en poussant une bouffée de sa cigarette blonde . Regardez -la . Elle le veille comme un trésor . - que voulez -vous dire , * Michel * Nikolaïevitch ? Fit * Boris , d' une voix sèche . Vous croyez donc que le dévouement de * Matrena * Pétrovna n' est pas désintéressé ? Il faut que vous la connaissiez bien mal pour oser émettre une pensée pareille . - je n' ai jamais eu cette pensée -là , * Boris * Alexandrovitch , répliqua l' autre d' un ton plus sec encore . Pour imaginer que quelqu' un qui vit chez les * Trébassof puisse avoir cette pensée -là , il faut , bien sûr , avoir un coeur de chacal . - nous en reparlerons , * Michel * Nikolaïevitch . - à votre aise , * Boris * Alexandrovitch . Ils avaient échangé ces dernières paroles en continuant tranquillement leur chemin et en fumant négligemment leur tabac blond . * Rouletabille était entre eux deux . Il ne les regarda même pas ; il ne fit même point attention à leur querelle ; il n' avait d' yeux que pour * Natacha qui venait de quitter la voiture de son père et passait près d' eux en les saluant d' un rapide coup de tête , semblant avoir hâte de reprendre le chemin de la villa . - vous nous quittez ? Demanda * Boris à la jeune fille . - oh ! Je vous rejoins tout à l' heure . J' ai oublié mon ombrelle ... - mais je vais aller vous la chercher , proposa * Michel . -non , non ... j' ai à faire à la villa , je reviens tout de suite . Elle était déjà loin . * Rouletabille , maintenant , regardait * Matrena * Pétrovna , qui le regardait aussi , tournant vers le jeune homme un visage d' une pâleur de cire . Mais nul ne s' aperçut de l' émotion de cette bonne * Matrena qui se remit à pousser la voiture du général . * Rouletabille demanda aux officiers : - est -ce que la première femme du général , la mère de * Natacha , était riche ? -non ! Le général , qui a toujours eu le coeur sur la main , dit * Boris , l' avait épousée pour sa grande beauté . C' était une belle fille du * Caucase , d' excellente famille , du reste , que * Féodor * Féodorovitch avait connue quand il était en garnison à * Tiflis . - en résumé , dit * Rouletabille , le jour où le général * Trébassof mourra , la générale qui possède tout en ce moment n' aura rien , et la fille qui n' a rien aura tout . - c' est exactement cela , fit * Michel . - ça n' empêche pas * Matrena * Pétrovna et * Natacha * Féodorovna de s' aimer beaucoup , observa * Boris . On approchait de " la pointe " . Jusque -là la promenade avait été d' une grande douceur champêtre , entre les petites prairies traversées de frais ruisseaux sur lesquels on avait jeté des ponts enfantins , à l' ombre des bois de dix arbres aux pieds desquels l' herbe , nouvellement coupée , embaumait . On avait contourné des étangs , joujoux grands comme des glaces sur lesquels il semblait qu' un peintre de théâtre eût dessiné le coeur vert des nénuphars . Paysannerie adorable qui semble avoir été créée aux siècles anciens pour l' amusement d' une reine et conservée , peignée , nettoyée pieusement de siècle en siècle , pour le charme éternel de l' heure , aux rives du golfe de * Finlande . Maintenant on arrivait sur la berge , et le flot clapotait au ventre des barques légères qui s' inclinaient , gracieuses comme d' immenses et rapides oiseaux de mer , sous le poids de leurs grandes ailes blanches . Sur la route , plus large , glissait , silencieuse et au pas , la double file des équipages de luxe dont les chevaux fumaient d' impatience , des calèches dans lesquelles on se montrait les gros personnages de la cour . Les cochers énormes comme les outres d' * Ali- * Baba tenaient haut les rênes . De très jolies jeunes femmes , négligemment étendues au creux des coussins , montraient leurs toilettes nouvelles , à la mode de * Paris , et se faisaient accompagner d' officiers à cheval qui étaient tout occupés à saluer . Beaucoup d' uniformes . On n' entendait pas un mot . Tout le monde n' avait affaire que de regarder . Seuls , montaient dans l' air pur et léger le bruit des gourmettes et le tintinnabulement clair des sonnettes attachées au col des petits chevaux longs , poilus , de * Finlande ... et tout cela , qui était beau , frais , charmant et léger , et silencieux , tout cela semblait d' autant plus du rêve que tout cela semblait suspendu entre le cristal de l' air et le cristal de l' eau . La transparence du ciel et la transparence du golfe unissaient leurs deux irréalités sans qu' il fût possible de découvrir le point de suture des horizons . * Rouletabille regardait cela et regardait le général , et il se rappelait la terrible parole de la nuit : " ils étaient allés dans tous les coins de la terre russe , et ils n' avaient point trouvé un seul coin de cette terre sans gémissements ! " - " eh bien , et ce coin -là , pensait -ils , ils n' y sont donc pas venus ? Je n' en connais point de plus beaux , ni de plus heureux au monde ! " non ! Non ! * Rouletabille , ils n' y sont point venus . C' est qu' il y a , dans tous les pays , un coin pour la vie heureuse , dont les pauvres ont honte d' approcher , qu' ils ne connaîtront jamais , et dont la vue seule ferait devenir enragées les mères affamées , aux seins secs ; et , s' il n' en est point de plus beau que celui -là , c' est que nulle part sur la terre il ne fait si atroce de vivre pour certains , ni si bon pour d' autres qu' en ce pays de * Scythi , aurore du monde ... cependant , la petite troupe qui entourait le fauteuil roulant du général fut bientôt remarquée . Quelques passants saluèrent et le bruit se répandit que le général * Trébassof était venu faire une promenade à " la pointe " . Dans les voitures , des têtes se retournaient ; le général , se rendant compte de l' émotion produite par sa présence , pria * Matrena * Pétrovna de pousser son fauteuil dans une allée adjacente , derrière un rideau d' arbres où il pouvait jouir du spectacle en toute sérénité . Ce fut là , cependant , que le trouva * Koupriane , le grand maître de police qui le cherchait . Il arrivait de la datcha où on lui avait appris que le général , suivi de ses amis et accompagné du jeune français , était allé faire un tour du côté du golfe . * Koupriane avait laissé sa voiture à la villa et avait pris au plus court . C' était un bel homme , grand , solide , aux yeux clairs . Son uniforme moulait un athlète . Il était généralement aimé à * Saint- * Pétersbourg où son allure martiale et sa bravoure bien connue lui avaient fait une sorte de popularité dans la société qui , en revanche , avait grand mépris pour le chef de la police secrète , * Gounsovski , que l' on savait capable de toutes les besognes et qu' on accusait d' avoir parfois partie liée avec les nihilistes qu' il transformait en agents provocateurs , sans que ceux -ci s' en doutassent , et qu' il poussait à des attentats politiques retentissants . Des gens bien renseignés affirmaient que la mort de l' avant-dernier " premier ministre " , que l' on avait fait sauter devant la gare de * Varsovie dans le moment qu' il se rendait à * Péterhof , auprès du tsar , était son oeuvre et qu' il s' était fait là l' instrument du parti qui , à la cour , avait juré la perte de l' homme d' état qui le gênait . En revanche , on était d' accord pour estimer que * Koupriane était incapable de tremper dans toutes ces horreurs et qu' il se contentait de faire , autant que possible , honnêtement son métier , en se bornant à débarrasser la rue des éléments de discorde et en envoyant en * Sibérie le plus grand nombre de têtes chaudes qu' il pouvait . Cet après-midi -là , * Koupriane paraissait bien nerveux . Il présenta ses compliments au général , le gronda de son imprudence , le félicita de sa bravoure , et s' en vint tout de suite trouver * Rouletabille qu' il prit en particulier : - vous m' avez renvoyé mes hommes , lui dit -il , vous comprenez que je n' admets point cela . Ils sont furieux et ils ont raison . Vous avez fait publiquement donné comme explication de leur départ-départ qui a naturellement étonné , stupéfait les amis du général Cela est abominable et je ne l' admettrai point . Mes hommes n' ont point été élevés à la manière de * Gounsovski et c' est leur faire une cruelle injure que je ressens , du reste , personnellement , en les traitant de la sorte . Mais laissons ceci , qui est d' ordre sentimental , et revenons au fait en lui-même qui prouve une imprudence excessive , pour ne point dire davantage , et qui entraîne pour vous , pour vous seul , une responsabilité dont , certainement , vous n' avez pas mesuré l' importance . Pour tout dire , j' estime que vous avez étrangement abusé du blanc-seing que je vous ai donné sur l' ordre de l' empereur . Quand j' ai su ce que vous aviez fait , je suis allé trouver le tsar comme c' était mon devoir , et je lui ai tout raconté . Il a été plus étonné qu' on ne saurait dire . Il m' a prié d' aller moi-même me rendre compte des choses et de rendre au général la garde que vous lui avez ôtée . J' arrive aux îles et non seulement je trouve la villa ouverte comme un moulin dans lequel chacun peut entrer , mais encore j' apprends et je vois que le général se promène au milieu de tous , à la merci du premier misérable venu ! * Monsieur * Rouletabille , je ne suis pas content . Le tsar n' est pas content . Et , pas plus tard que dans une heure , mes hommes , viendront reprendre leur garde à la datcha . * Rouletabille avait écouté jusqu'au bout . On ne lui avait jamais parlé sur ce ton . Il était rouge et prêt à éclater comme un ballon d' enfant trop soufflé . Il dit : - et moi , je prends le train ce soir ! -vous partez ? -oui ! Et vous garderez votre général tout seul , j' en ai assez ! Ah ! Vous n' êtes pas content ! Ah ! Le tsar n' est pas content ! C' est bien dommage . Moi non plus , monsieur , je ne suis pas content , et je vous dis bonsoir ! Seulement n' oubliez pas , d' ici trois ou quatre jours , de m' envoyer une lettre qui me fera part de la santé du général , que j' aime beaucoup ; je ferai dire pour lui une petite prière . Là-dessus il se tut , car il venait de rencontrer le regard de * Matrena * Pétrovna , regard si désolé , si implorant , si désespéré , que la pauvre femme lui inspira à nouveau une grande pitié . * Natacha n' était pas revenue ! Que pouvait faire la jeune fille en ce moment ? Si * Matrena aimait réellement * Natacha , elle devait souffrir atrocement . * Koupriane parlait ; * Rouletabille ne l' écoutait même plus et il avait déjà oublié sa propre colère . Son esprit était reparti vers le mystère ... - monsieur , finit par lui dire * Koupriane en lui secouant la manche ... m' entendez -vous ? ... je vous prie , au moins , de me répondre ... je vous fais toutes mes excuses de vous avoir parlé sur ce ton . Je les réitère . Je vous demande pardon ... je vous prie de m' expliquer votre conduite qui , après tout , doit avoir sa raison d' être . Je dois l' expliquer à l' empereur ... répondez -moi ? Que dois -je dire à l' empereur ? -rien du tout , fit * Rouletabille ... je n' ai pas d' explications à donner , ni à l' empereur ... ni à personne ... vous lui présenterez tous mes hommages et me ferez l' amitié de me faire viser mon passeport pour ce soir ... et il soupira : - c' est dommage , car nous entrions dans quelque chose d' intéressant ... * Koupriane le regarda . * Rouletabille n' avait pas quitté des yeux * Matrena * Pétrovna , dont la pâleur frappa * Koupriane . - et tenez ! Continua le jeune homme , je crois bien qu' il y aura quelqu' un ici pour me regretter ... c' est cette brave femme ... demandez -lui donc ce qu' elle préfère de tous vos policiers ou de son cher petit domovoï ... nous faisions déjà une paire d' amis . Enfin , vous n' oublierez pas de lui présenter toutes mes condoléances quand le terrible moment en sera venu ... c' était au tour de * Koupriane d' être fort troublé . Il toussa et dit : - vous croyez donc que le général court un gros danger immédiat . - je ne le crois pas , monsieur , j' en suis sûr . Son trépas est une affaire d' heures , au pauvre cher homme . Avant mon départ je ne manquerai pas de le lui dire , de façon à ce qu' il se prépare convenablement à faire le grand voyage et qu' il demande pardon au seigneur d' avoir eu la main un peu lourde avec ces pauvres gens de * Presnia ... - * Monsieur * Rouletabille , avez -vous découvert quelque chose ? -mon dieu , oui , * Monsieur * Koupriane , j' ai découvert quelque chose ; vous pensez bien que je ne suis point venu de si loin pour perdre mon temps ... - quelque chose que personne ne sait ? -oui , * Monsieur * Koupriane , sans quoi ce n' eût pas été la peine de me déranger ... quelque chose que je n' ai confié à personne , pas même à mon carnet ... car un carnet , n' est -ce pas ? ça peut toujours se perdre ... je vous dis cela pour le cas où vous voudriez me faire fouiller avant mon départ ... - oh ! * Monsieur * Rouletabille . - eh ! Eh ! Avec cela que la police se gêne dans votre pays ! Dans le mien non plus , du reste ... oui , oui , on a vu ça : la police , furieuse de n' avoir rien découvert dans une affaire qui l' intéresse , arrêtant un reporter qui en sait plus long qu' elle pour le faire parler ... mais avec moi , vous savez , rien à faire ! Vous pouvez me faire conduire à votre fameuse terrible section , je ne desserrerai pas les dents , même sous les coups de fouet ... - * Monsieur * Rouletabille , pour qui nous prenez -vous ? Vous êtes l' hôte du tsar . - ah ! Ah ! Voilà une parole d' honnête homme ! ... eh bien , je me conduirai avec vous en honnête homme , * Monsieur * Koupriane . Je vous dirai ce que j' ai découvert . Je ne veux point par un sot amour-propre ne point vous faire profiter d' une chose qui pourra peut-être , je dis peut-être , vous permettre de sauver le général ... - dites ... je vous écoute ... - mais il est bien entendu qu' une fois que je vous aurai dit cela vous me donnerez mon passeport et que vous me laisserez partir ! -vous ne pouvez pas , demanda * Koupriane de plus en plus troublé et après un moment d' hésitation , vous ne pouvez pas " me dire cela " et rester ? -non , monsieur . Du moment où l' on me met dans la nécessité d' expliquer chacun de mes pas et chacun de mes actes , j' aime mieux partir et vous laisser cette " responsabilité " dont vous parliez tout à l' heure , mon cher * Monsieur * Koupriane ! étonnée et inquiète de cette longue conversation entre * Rouletabille et le grand maître de police , * Matrena * Pétrovna ne cessait de tourner vers eux un regard d' angoisse qui s' adoucissait en fixant * Rouletabille. * Koupriane y lut tout l' espoir que la brave dame mettait dans le jeune reporter , et il lut aussi dans le regard de * Rouletabille toute l' extraordinaire confiance que ce gamin avait en lui-même . Enfin , celui -ci n' avait -il pas fait déjà ses preuves dans des circonstances où toutes les polices du monde se fussent avouées vaincues ? * Koupriane serra la main de * Rouletabille et lui dit ce seul mot : " restez ! " ... et ayant salué affectueusement le général , * Matrena , et rapidement les amis , il s' éloigna le front pensif . Pendant ce temps , le général , enchanté de sa promenade , racontait des histoires du * Caucase à ses amis , se croyait redevenu jeune et revivait ses nuits de sous-lieutenant à * Tiflis . Quant à * Natacha , on ne l' avait pas revue ... on reprit le chemin de la villa par les petits sentiers déserts . En arrivant , le général demanda où était * Natacha , ne comprenant point qu' elle l' eût abandonné ainsi dans sa première sortie . Le schwitzar lui répondit que la jeune fille était revenue à la maison et en était ressortie environ un quart d' heure plus tard , reprenant le chemin suivi par les promeneurs , et qu' il ne l' avait pas revue . * Boris prit aussitôt la parole . - elle sera passée de l' autre côté des voitures , pendant que nous étions derrière les arbres , général ... et , ne nous voyant pas , elle aura continué son chemin , faisant le tour de l' île , du côté de la * Barque . L' explication parut des plus plausibles . - il n' est venu personne d' autre ? Demanda * Matrena , en s' efforçant d' affermir sa voix . * Rouletabille voyait sa main trembler sur la poignée de la petite voiture qu' elle n' avait pas quittée d' une seconde , pendant toute la promenade , refusant l' aide des officiers , des amis et même de * Rouletabille . - il est venu d' abord le grand maître de police , qui m' a dit qu' il allait à votre rencontre , barinia , et , tout à l' heure , son excellence le maréchal de la cour . Son excellence va revenir , bien qu' elle soit très pressée , devant prendre le train de sept heures pour * Tsarskoïe- * Selo . Tout ceci avait été dit en russe , naturellement , mais * Matrena * Pétrovna traduisait les paroles du schwitzar en français , à voix basse , pour * Rouletabille qui se trouvait près d' elle . Le général , pendant ce temps , avait pris la main de * Rouletabille et , la lui serrant affectueusement , comme si , par cette pression muette , il le remerciait de tout ce que le jeune homme faisait pour eux . Lui aussi , * Féodor , avait confiance , et il lui était reconnaissant de l' air libre qu' il venait enfin de respirer . Il lui semblait qu' il venait de sortir de prison . Tout de même , comme la promenade l' avait un peu fatigué , * Matrena ordonna le repos immédiat . * Athanase et * Thadée prirent congé . Les deux officiers étaient déjà au fond du jardin , parlant froidement et se tenant debout en face l' un de l' autre , comme des soldats de bois . Sans doute devaient -ils régler entre eux les conditions d' une rencontre destinée à liquider le petit différend de tout à l' heure . Le schwitzar porta , dans ses bras puissants , le général dans la véranda . Avant qu' on le montât dans sa chambre , * Féodor * Féodorovitch demanda cinq minutes de répit . * Matrena * Pétrovna lui fit servir , sur sa demande , une légère collation . à la vérité , la bonne dame grelottait d' impatience et n' osait plus un geste sans consulter du regard * Rouletabille . Pendant que le général s' entretenait avec * Ermolaï qui lui passait son thé , * Rouletabille fit à * Matrena un signe qu' elle comprit tout de suite . Elle rejoignit le jeune homme dans le grand salon . - madame , lui dit -il , rapidement , à voix basse . Vous allez tout de suite voir ce qui s' est passé là ! Et son doigt lui montrait la salle à manger . - bien ! Elle faisait pitié à regarder . - allons , madame , du courage ! -pourquoi ne venez -vous pas avec moi ? -parce que , madame , j' ai autre chose à faire ailleurs . Donnez -moi les clefs du premier ... - non ! Non ! ... pourquoi faire ? ... - pas une seconde à perdre , au nom du ciel ! ... faites ce que je vous dis de votre côté et laissez -moi faire du mien ! ... les clefs ! Allons , les clefs ! ... il les lui arracha plutôt qu' il ne les prit , lui montra une dernière fois la salle à manger , d' un tel geste de commandement qu' elle n' y résista pas . Elle entrait , chancelante , dans la salle à manger , tandis qu' il s' élançait vers le premier étage . Ce ne fut pas long . Il ne prit que le temps d' ouvrir les portes , de jeter un regard dans la chambre du général , un seul ! ... et de revenir , en laissant échapper ce cri joyeux , emprunté à sa science très restreinte et toute neuve du russe : < |