_: | IX * Annouchka " et maintenant , à nous deux , * Natacha ! " murmura * Rouletabille dès qu' il fut dehors . Il héla le premier isvotchick qui passait et jeta l' adresse de la datcha des îles . on eût dit qu' elle n' attendait qu' eux . Tout va bien ! ... - rien que ça ! Sans curiosité pour le prince , Et il ajouta , en montrant la maison dont ils sortaient : l' image de la dame en noir se dressa devant lui ... puis il secoua la tête , bourra sa pipe , l' alluma , essuya une larme qui lui était venue sans doute d' un peu de fumée dans l' oeil et cessa de s' apitoyer sur lui-même ... un quart d' heure plus tard , il donnait , à la mode boyard , un bon coup de poing dans le dos à son cocher pour le faire stopper devant la villa * Trébassof . Un charmant tableau s' offrit à ses yeux . Toute la bande déjeunait gaiement dans le jardin , autour de la table du kiosque . Cependant il fut étonné de ne pas apercevoir * Natacha . * Boris * Mourazof et * Michel * Korsakof étaient là . * Rouletabille ne voulait pas être aperçu . Il fit un signe à * Ermolaï qui passait dans le jardin et qui le rejoignit aussitôt à la grille . - la barinia ! ... commanda à voix basse le reporter , et son doigt sur la bouche recommandait au fidèle intendant la discrétion . Deux minutes plus tard , * Matrena * Pétrovna rejoignait * Rouletabille dans la loge . - eh bien , et * Natacha ? Demanda -t-il hâtivement à la générale , qui déjà lui embrassait les mains comme elle eût fait à une idole . - elle est partie ... oui , sortie ... ah ! Je ne l' ai pas retenue ... je ne l' ai pas retenue ... son visage me fait peur , vois -tu , petit ange ! ... comme tu es impatient ! ... qu' as -tu ? Où en sommes -nous ? Qu' as -tu décidé ? ... je suis ton esclave ... commande ... commande . - les clefs de la villa ? ... oui , donnez -moi une clef de la véranda , vous devez en avoir plusieurs , il faut que je puisse rentrer dans la villa , cette nuit , si c' est nécessaire ... elle détacha une clef de son trousseau , la donna au jeune homme et dit quelques mots en russe à * Ermolaï pour lui recommander encore d' obéir en tout au petit domovoï-doukh , jour et nuit . - et maintenant vous allez me dire où est * Natacha ? Ils ont emmené * Natacha avec eux comme ils faisaient souvent autrefois . * Natacha s' est laissé emmener tout de suite . Petit domovoï , écoute bien ... écoute bien * Matrena * Pétrovna ... En route , il se prit la tête entre les mains . - alors , elle est allée déjeuner chez eux ? -sans doute , à moins qu' ils ne soient au restaurant ... on ne sait pas ... le père * Boris aime assez emmener la famille déjeuner à la * Barque quand il fait beau ... calme -toi , petit domovoï qu' as -tu ? De nouvelles craintes , dis ? De nouvelles craintes ? -non ! Non ! Son front brûlait , ses joues étaient en feu . l' adresse , vite ! ... de la famille de * Boris . - la maison au coin de la place * Saint- * Isaac et de la rue de la poste . - bien ! Merci ! Adieu ! Il se fit conduire place * Saint- * Isaac ; en route , il avait chargé dans son isvo l' interprète de l' hôtel de la grande morskaïa , qui pouvait lui être utile . C' est par son intermédiaire , en effet , qu' il apprit que les * Mourazof et * Natacha * Trébassof devaient avoir pris le train pour aller déjeuner à * Pergalowo , une des premières stations de * Finlande . Par un effort prodigieux de sa volonté , il parvint presque instantanément à se calmer , à se dompter . Fit -il , et il ajouta à part lui : et ce n' est peut-être pas vrai ! Il paya le cocher , l' interprète , et s' en fut déjeuner , lui , tout près de là , à la brasserie de * Vienne . Il en sortit , une demi-heure plus tard , assez calme . Il prit paisiblement le chemin de la grande morskaïa , pénétra dans l' hôtel , s' adressa au schwitzar : - pourriez -vous me donner , lui demanda -t-il , l' adresse de * Mlle * Annouchka ? -elle-même . - elle a déjeuné ici . En retraversant la * Néva , sur le pont qu' il avait si joyeusement franchi quelques instants auparavant , en revoyant les îles , il poussa un soupir : " je croyais que tout était fini pour moi , tout à l' heure , dit -il , et maintenant je ne sais plus où je m' arrêterai ! " Elle vient de sortir avec le prince . * Rouletabille maudit son mauvais sort et réitéra sa demande d' adresse . - mais elle habite l' un des quartirs meublés d' en face ... * Rouletabille , consolé , traversa la rue , suivi de l' un des interprètes de l' hôtel qu' il avait emmené ... en face , il apprenait sur le palier du premier étage que * Mlle * Annouchka était absente et ne rentrerait pas de la journée . Il redescendit toujours suivi de son interprète , et , se rappelant qu' on lui avait dit qu' en * Russie on ne se repentait jamais d' avoir été généreux , il donna cinq roubles à l' interprète , en lui demandant quelques détails sur la vie à * Pétersbourg de * Mlle * Annouchka . L' autre lui répondit à l' oreille : son regard s' alourdit une minute encore d' une bien sombre pensée : - arrivée depuis huit jours , mais ne passe jamais la nuit dans son appartement . - adresse pour la police . - oui , oui , fit * Rouletabille , parfaitement ... compris . Mais elle chante ce soir ! -monsieur , ce sera un début magnifique ! -oui ... oui ... je sais ... je sais ... merci ! ... tous ces contretemps , dans ce qu' il entreprenait ce jour -là , au lieu de l' abattre le portaient plutôt à réfléchir . Il retourna , les mains dans les poches , en sifflotant , à la place d' * Isaac ... fit le tour de l' église , en surveillant la maison du coin , pénétra dans le monument , le visita avec minutie , en sortit émerveillé , se rendit ensuite chez les * Mourazof qui n' étaient pas encore rentrés de leur * Finlande , puis s' en fut s' enfermer à l' hôtel dans sa chambre où il fuma une dizaine de pipes . Il sortit de son nuage pour dîner . à dix heures du soir , il descendait d' isvo devant * Krestowsky . Il y avait déjà nombre d' équipages devant la porte . L' établissement de * Krestowsky , qui s' élève dans les îles comme celui de l' aquarium , n' est ni un théâtre , ni un music-hall , ni un café-concert , ni une foire , ni un restaurant , ni un jardin public : il est tout cela à la fois et à plusieurs exemplaires . Théâtre d' été , théâtre d' hiver , scènes en plein air , salles de spectacle , montagnes russes , exercices variés , divertissements de tous genres , promenades fleuries , cafés , restaurants , cabinets particuliers , tout a été réuni là de ce qui peut amuser , charmer , entraîner aux plus folles orgies , et faire attendre l' aurore avec patience aux malheureux qui ne peuvent goûter le sommeil qu' à la troisième ou quatrième heure du jour . Les troupes les plus célèbres de l' ancien et du nouveau monde s' y produisent dans un enthousiasme toujours renouvelé par les soins des impresarii . Les danseuses nationales et exotiques , mais surtout les chanteuses françaises les petites gommeuses des petits cafés-concerts , pourvu qu' elles soient jeunes , jolies , et luxueusement habillées , peuvent y rencontrer la fortune . à défaut de celle -ci , elles sont sûres de trouver chaque soir vingt-cinq roubles , et même davantage , généreusement offerts par quelque boyard et souvent quelque officier , qui paie ainsi le seul plaisir d' avoir à sa table de souper une jolie frimousse née sur les bords de la * Seine . Car , après leur tour de chant , ces dames doivent promener leur grâce et leur sourire dans le jardin ou autour des tables où sautent les bouchons de champagne . Les grandes vedettes , naturellement , ne sont pas astreintes à cette déambulation fatigante et peuvent s' aller coucher si elles ont la migraine . Cependant la direction leur sera reconnaissante d' accepter la loyale invitation de quelque seigneur de l' armée , de l' administration ou de la finance , qui brigue l' honneur de faire entendre à la divette , en cabinet particulier , et devant de nombreux amis qui n' engendrent point la mélancolie , les chants des bohémiennes du vieux derevnia . On chante , on s' amuse , on parle de * Paris , et surtout l' on boit . Si la petite fête se termine parfois un peu brutalement , c' est encore le champagne ami et allié qui en est cause ; mais le plus souvent l' orgie garde un caractère bon enfant où certainement les sociétés de tempérance auraient fort à faire , mais où M le sénateur * Bérenger ne trouverait point toujours son compte . Une guerre qui fume encore , une révolution qui n' a point fini de gronder , à l' époque où se place ce récit , n' ont , en aucune façon , atténué la gaieté nocturne de * Krestowsky . Beaucoup de jeunes hommes qui promènent ce soir leurs uniformes et leur " nichevô " dans les allées éclatantes de lumière du jardin public , ou s' assoient aux tables des restaurants en plein air , ou boivent la votka aux buffets des zakouskis , ou applaudissent les jambes de la gommeuse , sont venus ici la veille de leur départ pour la guerre et en reviennent avec le même sourire enchanté et enfantin , les mêmes propos de joie futile et distribuent les mêmes baisers de frères sur la bouche des camarades qui passent . Et cependant les uns ont une manche de la tunique pendante et les autres s' appuient pour marcher sur une béquille ou sur une jambe de bois , glorieux joyeux débris ! Nichevô ! La foule , ce soir , est plus dense encore que de coutume , car on va réentendre , pour la première fois , depuis les jours sombres de * Moscou , * Annouchka . Les étudiants veulent lui faire une ovation et personne ne s' y opposera , car , en somme , si elle chante , c' est que la police le veut bien ! Si le gouvernement du tsar lui a fait grâce de la vie , ce n' est point , n' est -ce pas , pour qu' elle meure de faim ? Chacun gagne sa vie comme il peut . * Annouchka ne sait que chanter et danser : qu' elle chante donc et qu' elle danse ! Quand * Rouletabille pénétra dans les jardins de * Krestowsky , * Annouchka commençait son numéro qui se terminait par une " roussalka " effrénée . Entourée de tout un choeur de danseurs et danseuses russes en habits nationaux et bottés de rouge , tapant du tambourin sur leurs talons , puis s' immobilisant soudain pour permettre à la jeune femme de faire entendre une voix d' un registre peu ordinaire , * Annouchka avait concentré l' attention immense du public . On avait déserté tous les autres établissements , on s' était levé de toutes les tables et une cohue haletante se pressait autour du théâtre de plein air . * Rouletabille monta sur une chaise dans le moment que des bravos tumultueux partaient d' un groupe d' étudiants . * Annouchka salua de leur côté , semblant ignorer l' autre partie de l' assistance qui n' osait encore manifester . Elle chantait de vieilles chansons paysannes arrangées au goût du jour , qu' elle entremêlait de danses . Le " goût du jour " avait un succès énorme , parce qu' elle le soulignait de toute son âme et d' une belle voix tantôt caressante , tantôt menaçante et tantôt magnifiquement désespérée , qui donnait toute sa signification à des paroles qui , sur le papier , n' avaient pas éveillé l' attention de la censure . Le " goût du jour " , c' était à n' en pas douter le " goût de la révolution " , dont on était loin d' être tout à fait guéri sur les bords de la * Néva . Ce qu' elle faisait là était bien brave et peut-être ne s' en dissimulait -elle point l' audace , car , avec une habileté extrême , elle savait faire oublier une phrase dangereuse par un couplet patriotique où tout le monde , au lendemain de la guerre , se retrouvait pour applaudir . Bientôt , en effet , elle remporta tous les suffrages et on lui fit un triomphe . Les étudiants , les révolutionnaires , les radicaux et les cadets , en acclamant la chanteuse , glorifiaient non seulement son art , mais encore et surtout la soeur du mécanicien * Volkouski , qui avait failli périr avec son frère sous les balles du régiment * Semenowsky . Les amis de la cour , de leur côté , ne pouvaient oublier que c' était elle qui , en plein * Kremlin , avait détourné le bras de * Constantin * Kochkarof , chargé par le comité central révolutionnaire d' anéantir le grand-duc * Pierre * Alexandrovitch au moment où il se rendait chez le gouverneur , dans son traîneau . La bombe alla éclater à dix pas plus loin , tuant de l' un de ses éclats * Constantin * Kochkarof . Peut-être , avant de mourir , eut -il le temps d' entendre * Annouchka qui lui disait : " malheureux ! On t' a dit de tuer le prince , on ne t' a pas dit d' assassiner ses enfants ! " en effet , * Pierre * Alexandrovitch , dans le traîneau , avait sur ses genoux les deux petites princesses âgées de sept et huit ans . La cour avait voulu récompenser cet acte héroïque . * Annouchka avait craché à la figure de l' envoyé du grand maître de la police qui lui avait parlé d' argent . à l' ermitage de * Moscou , où elle chantait alors , quelques-uns de ses admirateurs lui avaient fait prévoir des représailles de la part des révolutionnaires . Ceux -ci lui firent savoir aussitôt qu' elle n' avait rien à redouter . Ils approuvaient son geste et lui firent savoir qu' ils comptaient sur elle pour tuer le grand-duc , un jour où il serait tout seul , ce qui , du reste , avait bien fait rire * Annouchka . C' était une enfant terrible à laquelle on ne connaissait pas d' " ami " , qui passait pour sage et dont on n' aurait pu dire le jeu . Elle se plaisait dans les cabinets particuliers à faire tout à coup frissonner les soupeurs . Un jour , elle avait jeté en pleine figure à l' un des plus puissants tchinownicks de * Moscou : " toi , mon vieux , tu es président de telle centaine noire ; ton compte est bon . Hier , tu as été condamné à mort par les délégués du comité central à * Presnia . Fais ta prière " . L' autre buvait du champagne ( de première marque ) . Il n' acheva pas son verre . Les schelaviecks l' emportèrent frappé d' apoplexie . Depuis qu' elle avait sauvé les petites grandes-duchesses , la police avait ordre de la laisser faire et dire . Elle tenait des propos terribles contre le gouvernement . Ceux qui souriaient à ces propos et qui n' étaient point de la police disparaissaient de la circulation . Leurs amis , même , n' osaient plus demander de leurs nouvelles . On se doutait seulement qu' ils devaient travailler maintenant quelque part , du côté des mines , passé les monts * Ourals . * Annouchka avait , au moment de la révolution , un frère qui était mécanicien sur la ligne de * Kazan- * Moscou . Ce * Volkouski était un des plus âpres travailleurs du comité de grève . On l' avait " à l' oeil " . éclata la révolution . Il accomplit , aidé de sa soeur , un de ces faits formidables qui font passer les héros à la mémoire de la plus lointaine postérité . Leur chef-d'oeuvre accompli , ils furent pris par les soldats de * Trébassof . Tous deux furent condamnés à mort . * Volkouski exécuté le premier , la soeur attendait son tour quand un officier arriva juste , au galop de son cheval , pour faire relever les fusils . Le tsar , informé , venait d' envoyer télégraphiquement l' ordre de grâce . Après cette histoire elle disparut . On la croyait partie pour quelque tournée , comme elle en avait l' habitude , à travers l' * Europe , dont elle parlait toutes les langues , ainsi qu' une vraie bohémienne . Et puis , voilà qu' elle réapparaissait dans sa gloire joyeuse , à * Krestowsky . On pouvait être sûr cependant qu' elle n' avait pas oublié son frère . Les malins prétendaient que , si le gouvernement et la police se montraient si longanimes , c' est qu' ils y trouvaient leur intérêt . La vie au grand jour d' * Annouchka les renseignait davantage que ses pérégrinations cachées . Dans cet ordre d' idées , les bas policiers qui entouraient le chef de l' okrana de * Pétersbourg , le fameux * Gounsovski , avaient des sourires entendus . Entre eux , ils avaient donné à * Annouchka ce surnom ignoble : papier à mouches . * Rouletabille devait être très au courant de toutes ces particularités concernant * Annouchka , car il ne s' étonnait nullement de la grande curiosité et de la forte émotion qu' elle soulevait . De l' endroit où il était placé il n' entrevoyait qu' un petit coin de scène et il se soulevait sur la pointe des pieds pour apercevoir la chanteuse , quand il se sentit tiré par son veston . Il se retourna . C' était le joyeux avocat , bien connu pour son solide coup de fourchette , * Athanase * Georgevitch , en compagnie du joyeux conseiller d' empire , * Ivan * Pétrovitch , qui lui faisait signe de descendre : - venez donc ! Nous avons une loge ! * Rouletabille ne se fit pas prier et bientôt il était installé au premier rang d' une loge d' où il pouvait voir à la fois la scène et le public . Dans le moment , le rideau venait de se baisser sur la première partie du numéro d' * Annouchka . Les amis étaient bientôt rejoints par * Thadée * Tchichnikof , le gros marchand de bois , qui arrivait des coulisses . - j' ai vu la belle * Onoto , qui passait ses bas , annonça le lithuanien avec un large rire satisfait . Voilà au moins des jambes . Vous m' en direz des nouvelles . Mais la demoiselle boude à cause du succès d' * Annouchka . - qui donc t' a fait entrer dans la loge de la belle * Onoto ! Demanda * Athanase . - eh ! * Gounsovski lui-même , mon cher . Il est très amateur , tu sais ? -comment ! Tu fréquentes * Gounsovski ? -ma parole , je vous dirai , chers amis , que ce n' est pas une mauvaise connaissance ... il m' a rendu un petit service l' année dernière à * Bakou ! ... bonne connaissance dans les moments de troubles publics ... - tu travailles donc dans le pétrole , maintenant ? ... - eh ! Eh ! Un peu de tout ... pour gagner sa vie ... j' ai un petit puits là-bas ... oh ! Pas grand'chose ... et une petite maison , une toute petite maison pour mon petit commerce ... - quel accapareur , ce * Thadée ! Déclara * Athanase * Georgevitch en lui claquant la cuisse d' une tape formidable de son énorme main . * Gounsovski est venu lui-même surveiller les débuts d' * Annouchka , hein ? Seulement , il entre dans la loge d' * Onoto , le gros malin ! -bah ! Si tu crois qu' il se gêne ! ... sais -tu avec qui il soupe ce soir ? Avec * Annouchka , mon cher , et nous sommes invités ! -comment cela ? Demanda le gai conseiller d' empire . - il paraît que c' est * Gounsovski qui a décidé le ministre à permettre le " numéro " d' * Annouchka en affirmant qu' il répondait de tout ; seulement , il a exigé d' * Annouchka , pour sa récompense , qu' elle accepterait de souper avec lui le soir de ses débuts . - et * Annouchka a consenti ? -c'était la condition , il paraît ... du reste , on raconte qu' * Annouchka et * Gounsovski ne sont pas si mal ensemble ... * Gounsovski a rendu bien des services à * Annouchka . On le dit amoureux . - il a l' air d' un marchand de parapluies ! émit * Athanase * Georgevitch . - tu l' as donc vu de si près ? Demanda * Ivan . - j' ai dîné chez lui , ça n' est pas pour me vanter , ma parole ! -c'est ce qu' il m' a dit , reprit * Thadée . Quand il a su que nous étions ensemble , il m' a dit : " amenez -le , c' est un charmant garçon qui a un solide coup de fourchette . Et amenez aussi ce cher seigneur * Ivan * Pétrovitch et tous vos amis . Plus on est de fous , plus on rit . " -oh ! Je n' ai dîné chez lui , grogna * Athanase , que parce qu' il l' a voulu pour me rendre un service absolument ! -il rend donc des services à tout le monde , cet homme -là ? Fit observer * Ivan * Pétrovitch . - parfaitement , ma parole ! Il le faut donc bien ! Regrogna * Athanase . Comment voulez -vous qu' un chef de l' okrana existe s' il ne rend pas de services à tout le monde ... à tout le monde , mes chers amis , croyez -moi , et " le verre à la main " encore ! Il faut qu' un chef de l' okrana soit bien avec tout le monde , avec tout le monde et son père , comme dit le joyeux * La * Fontaine ( on connaît ses auteurs ) , s' il tient à son poste sur cette terre ! Vous m' avez compris , s' il vous plaît ! Ah ! Ah ! énorme rire d' * Athanase enchanté de son esprit bien français ; coup d' oeil à * Rouletabille pour savoir si le petit apprécie tout le sel de la conversation d' * Athanase * Georgevitch ; mais * Rouletabille est trop occupé à découvrir tout là-bas , au fond d' une loge , un profil très enveloppé d' une mantille de dentelle noire , à l' espagnole , pour répondre par un sourire conscient aux mines d' * Athanase . - tenez ! Vous êtes des enfants ! ... des enfants ! ... vous croyez qu' un chef de la police secrète , reprend l' avocat en baissant la tête au milieu de ses amis , doit être un ogre ! ... eh bien , non ! ... il faut , dans ce cher poste de confiance , un mouton ! Vous entendez bien , un mouton ! ... * Gounsovski est doux comme un mouton . Une fois , j' ai dîné avec lui . C' est un mouton plein de suif ! Il a une mine de suif . Je suis sûr qu' on l' ouvrirait qu' on ne trouverait que du suif . Quand on lui serre la main , on a l' impression de toucher du suif . Ma parole ! Et , quand il mange , il remue des joues de suif . Il est chauve avec cela ! Un crâne de saindoux ! Il parle tout doucement en vous regardant avec des yeux de petit agneau qui demande à téter sa mère ! - ... mais ... mais ... c' est * Natacha , murmurent les lèvres du jeune reporter . - mais parfaitement , c' est * Natacha ! * Natacha elle-même , s' exclama * Ivan * Pétrovitch , qui a mis son binocle en or pour mieux voir ce que regarde le jeune journaliste français . Ah ! La belle enfant , il y a longtemps qu' elle voulait la voir , son * Annouchka ! -comment , * Natacha ? ... mais oui , * Natacha ! ... * Natacha ! Firent les autres . Elle est avec les parents de * Boris * Mourazof . - mais * Boris n' est pas là ! Ricana * Thadée * Tchichnikof . -eh ! Il ne doit pas être loin . S' il était là , on aurait déjà vu * Michel * Korsakof ! Ils se surveillent tous les deux ! ... - comment a -t-elle quitté le général ? Elle disait qu' elle ne voulait plus sortir ! -excepté pour voir * Annouchka ! Reprit * Ivan . Elle en avait une envie qui lui valut , devant moi , la belle colère de * Féodor * Féodorovitch et les rudes remontrances de * Matrena * Pétrovna . Mais , ce que fille veut , * Dieu le veut ! Ainsi soit -il ! -en vérité , je sais , reprit * Athanase , * Ivan * Pétrovitch a raison ! La petite ne tenait plus en place depuis qu' elle avait lu qu' * Annouchka allait débuter à * Krestowsky . Elle disait qu' elle ne mourrait pas sans avoir vu cette grande artiste . - son père lui a presque flanqué des claques , affirma * Ivan ; ça a été tout juste . Elle a dû arranger l' affaire avec * Boris et les parents de celui -ci . - oh ! Oh ! ... certainement que * Féodor ignore que sa fille est venue applaudir l' héroïne de la gare de * Kazan ! C' est tout de même raide , mes amis , ma parole ! Dit encore * Athanase . - * Natacha , il faut bien le dire , est une étudiante , fit * Thadée , en hochant la tête . Une vraie étudiante . Il y a des malheurs comme cela , maintenant , dans toutes les familles . Je me rappelle aujourd'hui , à propos de ce qu' a dit * Ivan , tout à l' heure , qu' elle a demandé devant moi à * Michel * Korsakof de l' avertir du jour où chanterait * Annouchka . Bien mieux , elle lui a dit qu' elle voudrait parler à cette artiste , si c' était possible . * Michel lui a fait honte devant moi . Mais * Michel , pas plus que les autres , ne sait rien lui refuser . Il est mieux placé que quiconque pour approcher d' * Annouchka . Il ne faut pas oublier que c' est lui qui est accouru à temps pour apporter la grâce de cette femme-démon ; elle ne doit pas l' avoir oublié , certainement , si elle aime la vie . - qui connaît * Michel * Nikolaïevitch sait qu' il a accompli là son devoir tout court , émit doctoralement * Athanase * Georgevitch . Il n' aurait pas fait un pas de plus pour sauver une * Annouchka . Et , maintenant , il ne compromettrait point sa carrière en se montrant chez une femme que ne quittent pas des yeux les agents de * Gounsovski et qui n' a point été surnommée pour rien " papier à mouches " ! -eh ! Qu' allons -nous faire , ce soir , à souper avec l' * Annouchka ? Dit * Ivan . - pas la même chose ! ... pas la même chose ! ... nous autres , sommes invités par * Gounsovski ; ne l' oublions pas , s' il y avait un jour des histoires , mes petits pères , dit * Thadée . - à la vérité , * Thadée , j' accepte l' invitation de l' honorable chef de notre admirable okrana parce que je ne veux pas lui faire injure ... déjà , j' ai dîné chez lui ... en me rasseyant à table en face de lui , c' est comme si je lui rendais sa politesse . Ah ! Ah ! Que dis -tu de celle -là ? ... - puisque tu as dîné chez lui , dis -nous bien quel homme il est , à part le suif , questionna le très curieux conseiller d' empire . On a raconté sur lui tant de choses ! Tant de choses ! C' est un homme certainement avec qui il est préférable d' être bien que mal . J' accepte aussi son invitation . Comment refuser son invitation ? je ne l' avais jamais approché . Un agent de la police secrète était venu m' inviter à dîner par ordre , ou du moins , j' ai compris que j' aurais tort de refuser cette invitation -là , comme tu penses , * Ivan * Pétrovitch ! En allant chez lui , je croyais que j' allais entrer dans une forteresse ! Là ! Là ! Chez un marchand de parapluies ! ... il y avait des parapluies partout dans l' antichambre , et des galoches . Il est vrai que c' était un jour de pluie de déluge . Ce qui m' a frappé , c' est qu' il n' y avait pas un gardavoï avec un bon revolver au côté , dans l' antichambre . Il y avait là un petit schwitzar tout timide , qui m' a pris mon parapluie en me murmurant des " barine " et en faisant des courbettes . Il me fit traverser des pièces banales nullement gardées , un appartement de petit bourgeois à son aise et tranquille . Nous avons dîné avec * Mme * Gounsovski qui paraissait en suif , elle aussi , et trois ou quatre messieurs que je n' ai jamais vus nulle part . Nous étions servis par un seul domestique . Ma parole ! Au dessert , * Gounsovski m' a pris à part et m' a dit que j' avais tort , réellement tort de plaider comme ça . J' ai voulu qu' il s' expliquât sur ce qu' il entendait par là . Il m' a pris la main entre ses mains de suif et m' a répété : " non , non , il ne faut plus plaider comme ça ! " je n' ai pas pu en tirer autre chose . Du reste , j' avais compris , et , ma foi , depuis ce jour , je me suis débarrassé de certains hors-d'oeuvre bien inutiles dans mes plaidoiries et qui m' avaient fait une réputation de tête libre dans les journaux . ça n' est plus de mon âge . Ah ! Ce sacré * Gounsovski ! Au café , je lui ai demandé s' il ne trouvait point que le pays traversait des temps bien rudes . Il m' a répondu qu' il avait eu , en effet , un peu d' ouvrage ( c' est son mot que je répète ) et qu' il attendait avec impatience le mois de mai pour aller se reposer dans une modeste propriété ornée d' un petit jardin qu' il a aux environs d' * Asnières , près * Paris ! Ah ! Nous avons bien ri tous , les messieurs inconnus et moi , quand il a dit avec ses lèvres de suif : j' ai eu un peu d' ouvrage ! Mais lui il resta figé dans sa cire ! Quand on parla de sa maison de campagne , * Mme * Gounsovski soupira à cette évocation d' un prochain bonheur champêtre . Le mois de mai lui mettait les larmes aux yeux . Le mari et la femme se regardèrent alors avec un réel attendrissement . Ils n' avaient pas l' air une seconde de penser : demain ou après-demain , avant le cher petit bonheur champêtre , on nous trouvera peut-être étripés devant notre padiès . Non ! Non ! Ma parole ! Ils étaient sûrs de leurs bonnes vacances et rien ne paraissait les inquiéter sous leur suif . * Gounsovski a rendu tant de services qu' on ne lui voudrait pas de mal , au pauvre cher homme ! Du reste , avez -vous remarqué , mes chers , mes vieux amis , qu' on ne fait jamais de mal à messieurs les chefs de la police secrète ? Jamais ! On fait sauter les maîtres de police , les préfets de police , les ministres , les grands-ducs , et même on s' attaque à plus haut , mais jamais , jamais on ne s' attaque aux chefs de la police secrète ... ils peuvent se promener bien tranquillement dans les rues ou dans les coulisses de * Krestowsky , ou respirer en paix l' air pur de la campagne suisse , finlandaise , ou même de la campagne parisienne ... ici et là , chez les uns et chez les autres , ils ont rendu tant de services que les uns et les autres , ici et là , ne voudraient pas leur faire la moindre peine . et les uns pensent toujours que les autres ont été moins bien servis qu' eux-mêmes . tout le secret de la chose ! Mes amis , tout le secret de la chose est là ! Qu' en dites -vous ? Les autres firent : - ah ! Ah ! Ce bon * Gounsovski ! ... il la connaît ... il la connaît ... ma foi , acceptons son souper . Avec * Annouchka , ça peut être drôle . - messieurs , demanda * Rouletabille qui continuait à faire des découvertes dans l' assistance , connaissez -vous cet officier qui est assis tout au bout , là-bas , au bout des fauteuils d' orchestre . Tenez , il se lève . - ça ! Mais c' est le prince * Galitch ! Qui fut un des plus riches seigneurs de la terre noire . Aujourd'hui , il est presque ruiné . - merci , messieurs , c' est bien cela , je le connais , fit * Rouletabille , en s' asseyant et en maîtrisant son émotion . - on le dit grand admirateur d' * Annouchka , hasarda * Thadée . Tout à l' heure , il sortait de sa loge . - le prince s' est ruiné avec les femmes ! Annonça * Athanase * Georgevitch qui prétendait n' ignorer rien de la chronique galante de l' empire . - il a serré aussi la main de * Gounsovski , continua * Thadée . -il passe pourtant à la cour pour une mauvaise tête . Il a fait jadis un long séjour chez * Tolstoï . - bah ! * Gounsovski aura rendu aussi quelque signalé service à cet imprudent prince ! Conclut * Athanase . Mais toi-même , * Thadée , tu ne nous as pas dit ce que tu faisais avec * Gounsovski à * Bakou ! ( * Rouletabille ne perd pas un mot de ce qui se dit autour de lui , mais il ne perd pas non plus de vue le profil caché sous la mantille noire à l' espagnol , - ni ce prince * Galitch , son ennemi personnel , qui réapparaît , lui semble -t-il , dans un moment bien critique . ) -je revenais de * Balakani en drojki , racontait * Thadée * Tchichnikof , et je rentrais à * Bakou , après avoir vu les débris de mon puits brûlé par les tatars , quand je rencontrai en chemin * Gounsovski qui , avec deux de ses amis , se trouvait fort en peine à la suite de la rupture d' une roue de sa calèche . Je m' arrêtai . Il m' expliqua qu' il avait un cocher tatar et que celui -ci ayant aperçu , sur la route , devant lui , un arménien , n' avait rien trouvé de mieux mieux que de lancer à toute volée son équipage sur l' arménien . Il avait passé dessus et lui avait brisé les reins , mais il avait aussi brisé une roue de la voiture . ( * Rouletabille tressaille , car il vient de saisir un coup d' oeil d' intelligence entre le prince * Galitch et * Natacha qui s' est penchée sur le bord de sa loge . ) ... donc , j' offris mon char à * Gounsovski et nous rentrâmes tous ensemble à * Bakou , après toutefois que * Gounsovski , qui pense toujours à rendre service , comme dit * Athanase * Georgevitch , eut recommandé à son cocher tatar de ne pas achever l' arménien . ( le prince * Galitch , au moment où l' orchestre attaque " l' entrée " du nouveau numéro d' * Annouchka , profite de ce que tous les yeux sont tournés vers le rideau pour se lever et passer près de la loge de * Natacha . Cette fois , il n' a pas regardé * Natacha , mais * Rouletabille est sûr que ses lèvres ont remué quand il a touché la loge . ) * Thadée continue : - il faut vous dire qu' à * Bakou ma petite maison est une des premières avant d' arriver sur le quai . J' ai là quelques employés arméniens . En arrivant devant ma maison , qu' est -ce que je vois ? Une troupe avec du canon , oui , avec un canon , ma parole ! Tourné contre ma maison , et des officiers , et le pristaf qui disait bien tranquillement : " c' est là ! Tirez ! " ( * Rouletabille vient de faire encore une découverte , deux , trois découvertes . Debout , derrière la loge de * Natacha , se tient une figure qui n' est pas inconnue au jeune reporter ... et là , aux fauteuils d' orchestre , un peu en retrait de la loge , voici , ma foi , deux autres visages qu' il a croisés le matin même sur les paliers de * Koupriane ! Ce que c' est que d' avoir la mémoire des physionomies ! * Rouletabille n' ignore plus qu' il n' est pas le seul , ce soir , à surveiller * Natacha . ) en entendant ce que disait le pristaf , terminait hâtivement * Thadée , vous pensez si je sautai du drojki ! Je courus au commissaire de police . Il ne fut pas long à m' expliquer la chose et je ne fus pas long à comprendre . Pendant mon absence , un de mes employés arméniens avait tiré sur un tatar qui passait . Il l' avait , du reste , tué . Le gouverneur , informé , avait ordonné au pristaf de faire canonner ma maison , pour l' exemple , comme on avait fait déjà à quelques autres . Je me précipitai vers ma voiture où se trouvait encore * Gounsovski et lui dis en deux mots l' affaire . Il me répondit qu' il n' avait pas à intervenir dans cette fâcheuse histoire et que je n' avais qu' à m' entendre avec le pristaf : " donnez -lui un bon nachaï , cent roubles , et il laissera votre maison tranquille " . Je recourus au pristaf et le pris à part ; cet homme me répond qu' il voudrait bien m' être agréable , mais qu' il a l' ordre absolument de canonner la maison . Je rapporte la réponse à * Gounsovski qui me dit : " dites -lui donc qu' il retourne la gueule du canon et qu' il fasse canonner la maison du pharmacien d' en face , il pourra toujours raconter qu' il s' est trompé . Ce soir , je verrai le gouverneur " . Je retournai auprès du pristaf et il fit retourner le canon . Ils ont donc canonné la maison du pharmacien et moi j' en ai été quitte pour cent roubles ... * Gounsovski , ce cher seigneur , a beau être en suif et ressembler à un marchand de parapluies , je lui ai toujours été reconnaissant du fond du coeur , tu entends , * Athanase * Georgevitch ! " -ce prince * Galitch , à la cour , demanda tout à coup * Rouletabille , quelle réputation a -t-il ? -oh ! Oh ! Firent les autres en riant , depuis qu' il est allé ostensiblement chez * Tolstoï , il ne va plus à la cour ! ... - et ... ses opinions ? ... quelles opinions a -t-il ? ... - oh ! Oh ! Les opinions de tout le monde sont si mélangées maintenant ... on ne sait pas ! ... on ne sait pas ! * Ivan * Pétrovitch fit : - il passe auprès de certains pour très avancé ... et ... très compromis ... - et on ne l' inquiète pas ? Demanda encore * Rouletabille . -peuh ! Peuh ! Reprit le gai conseiller d' empire ... c' est plutôt lui qui est inquiétant ... * Thadée se baissa pour dire : - on raconte qu' on ne peut pas le toucher parce qu' il tient et qu' il tient bien un très gros personnage de la cour ... ce serait un scandale ! ... un scandale ! -tais -toi , * Thadée ! Interrompit rudement * Athanase * Georgevitch ... on voit bien que tu arrives de ta province pour être si bavard ... mais si tu continues je te laisse la place ... - * Athanase * Georgevitch a raison , couds ta bouche , * Thadée , conseilla * Ivan * Pétrovitch . Les bavards se turent , car le rideau se levait . Dans l' assistance on parlait mystérieusement de la seconde partie du numéro d' * Annouchka , mais personne n' eût pu dire de quoi il se composait , et , en fait , ce fut très simple . Après le tourbillon des danses et des choeurs et tout l' éclat dont elle s' était tout d' abord accompagnée , * Annouchka parut en pauvre paysanne russe dans un décor de steppe et de misère , et , tout simplement , elle vint se mettre à genoux devant la scène , joignit les mains et chanta sa prière du soir . * Annouchka était singulièrement belle . Son nez aquilin aux narines palpitantes , le dessin hardi de ses bruns sourcils , son regard tantôt tendre , tantôt menaçant , toujours bizarre , la pâleur de ses joues bien arrondies du bas , et toute l' expression de sa physionomie trahissaient l' indépendance des idées , la spontanéité , la résolution et surtout la passion . Sa prière fut passionnée . Elle avait une voix admirable de contralto qui remuait étrangement le public dès les premières notes . Elle eut une façon de demander à * Dieu le pain quotidien pour tous ceux de l' immense terre russe , - le pain quotidien de la chair et de l' esprit qui fit jaillir les larmes de tous ceux qui étaient là , à quelque parti qu' ils appartinssent . Et quand , sa dernière note envolée sur la steppe infini , elle se releva pour rentrer dans sa misérable isba , des bravos sans fin lui traduisirent frénétiquement l' émotion prodigieuse d' une assistance en délire . Le petit * Rouletabille qui , s' il n' entendait pas les paroles , comprenait le sens de cette prière pleurait . Tout le monde pleurait . * Ivan * Pétrovitch , * Athanase * Georgevitch , * Thadée * Tchichnikof étaient debout , tapant des pieds et des mains comme des gamins enthousiastes . Les étudiants , dont la troupe se reconnaissait à l' uniforme sombre liséré de vert , poussaient des cris insensés . Et soudain s' élevèrent les premiers rythmes de l' hymne national . Il y eut d' abord une hésitation , un flottement . Mais ce ne fut pas long . Ceux qui avaient redouté une contre-manifestation comprirent qu' on peut mettre tous les espoirs dans une prière pour le tsar . Toutes les têtes se découvrirent et le bodje tsara krari monta , unanime , vers les étoiles . à travers ses larmes , le jeune reporter n' avait cessé de regarder * Natacha . Celle -ci s' était à demi soulevée , et , défaillante , s' appuyait au bord de la loge . Sa bouche entr'ouverte répétait sans fin un nom que * Rouletabille n' entendait pas , mais qu' il devinait : * Annouchka ! * Annouchka ! ... " la malheureuse ! " murmura * Rouletabille , et , profitant de l' émoi général , il sortit de la loge sans qu' on s' en fût même aperçu . Il fit le tour du public et se dirigea vers cette * Natacha qu' il avait tant cherchée depuis le matin . Le public , qui avait réclamé en vain une répétition de la prière d' * Annouchka , commençait de se disperser , et le reporter fut , pendant quelques instants , entraîné malgré lui dans son remous . Quand il se trouva à hauteur de la loge , il ne put que constater la disparition de * Natacha et de la famille qui l' accompagnait . Il tourna la tête de tous côtés sans apercevoir celle qu' il cherchait et , comme un insensé , il allait se mettre à courir dans les allées , quand une idée lui rendit tout à coup son sang-froid . Il demanda où se trouvait la sortie des loges des artistes et , aussitôt qu' on la lui eut indiquée , il s' y rendit à pas précipités . Il ne s' était pas trompé . Au premier rang de tout le public qui attendait la sortie d' * Annouchka , il reconnut * Natacha à la mantille noire qui enveloppait sa tête , car on ne voyait plus rien de son visage . Et puis , cet endroit du jardin était assez sombre . Des gardiens faisaient la police . Il ne put approcher de * Natacha aussi près qu' il l' aurait voulu . Et cependant il se glissait comme un serpent entre les groupes . Il n' était plus séparé de * Natacha que par quatre ou cinq personnes , quand une bousculade se produisit . C' était * Annouchka qui sortait . Des cris l' accueillirent : " * Annouchka ! * Annouchka ! ... " * Rouletabille se jeta à genoux , et , à quatre pattes , parvint à glisser sa tête dans l' espace réservé par les agents à la sortie d' * Annouchka . Celle -ci , enveloppée d' un immense manteau rouge , se hâtait au bras d' un homme que * Rouletabille reconnut immédiatement . C' était le prince * Galitch . On voyait qu' ils étaient pressés d' échapper à l' étreinte de la foule . Cependant * Annouchka , en passant près de * Natacha , suspendit sa marche une seconde- mouvement qui n' échappa pas à * Rouletabille-et , tournée vers elle , dit ce seul mot : " caracho " . Puis elle passa . * Rouletabille se redressa , bouscula , ayant une fois encore perdu * Natacha . Il la chercha encore . Il courut à la sortie . Il arriva juste à temps pour la voir monter en calèche avec la famille * Mourazof . La calèche s' éloigna aussitôt du côté d' * élaguine , vers la datcha des îles . Le jeune homme resta planté là , réfléchissant . Il eut un geste qui abandonnait le cours des choses au destin . " au fond , dit -il , cela vaut peut-être mieux ainsi . " et à lui-même : " allons , viens souper , mon garçon ! ... " il retourna sur ses pas et se retrouva bientôt dans la lumière éclatante du restaurant . La gaieté régnait là en maîtresse , arrosée de champagne . Des officiers , debout , le verre en main , se saluaient de table en table et s' envoyaient mille compliments avec une grâce presque féminine . Il s' entendit héler joyeusement et il reconnut la voix d' * Ivan * Pétrovitch . Les trois compères étaient assis devant une bouteille de champagne qui refroidissait dans le seau à glace et se faisaient servir des petits pâtés en attendant l' heure du souper qui ne pouvait tarder . * Rouletabille se laissa inviter sans difficulté et les suivit quand un maître d' hôtel vint avertir * Thadée qu' on demandait ces messieurs en cabinet particulier . Ils montèrent au premier étage et on les fit entrer dans un cabinet assez vaste , dont la grande fenêtre-balcon donnait sur la salle du théâtre d' hiver , vide dans le moment . Mais le cabinet était déjà habité . Devant une table couverte d' un service étincelant , * Gounsovski faisait les honneurs . Il les reçut comme un domestique , le front bas , le sourire obséquieux , l' échine courbée , s' inclinant à plusieurs reprises à chaque présentation . * Athanase l' avait à peu près décrit en le modelant en suif ; mais ce suif encore était jaune . Sous le vaste front penché , on apercevait à peine les yeux qui apparaissaient et disparaissaient tout à coup comme pris en faute derrière des lunettes noires toujours prêtes à tomber à cause de l' inclinaison trop accentuée de cette tête vile d' affranchi timide et tout-puissant . Quand il parlait de sa petite voix de fausset , le menton gras collé au plastron de la chemise , il avait un geste continu de la main droite , du pouce et de l' index écarté pour retenir les grosses lentilles glissantes au long de son nez court et fort ; et ce geste le cachait encore . Derrière lui on apercevait la fine et hautaine silhouette du prince * Galitch . * Gounsovski paraissait le majordome honteux , gangrené de vices , paillard et voleur , valet à recevoir les coups de bottes de cette seigneurie . Le prince * Galitch était l' invité d' * Annouchka qui n' avait consenti à se risquer dans ce repaire qu' avec trois ou quatre de ses amis , des officiers qui n' avaient pas besoin de la consécration de cette soirée pour être " tenus à l' oeil " par l' okrana , en dépit de leur haute naissance . * Gounsovski les avait vus venir avec un ricanement sinistre et leur avait prodigué toutes les marques de son dévouement sans borne , en attendant mieux . Il aimait * Annouchka . Il suffisait d' avoir surpris une fois la hideur glauque de son regard au-dessus de ses lunettes , quand il fixait la chanteuse , pour comprendre les sentiments qui l' agitaient devant la belle fille de la terre noire . * Annouchka était assise ou plutôt accroupie à l' orientale sur le canapé qui longeait la muraille , derrière la table . Elle ne prêtait d' attention à personne . Sa figure était méprisante et hostile . Elle se laissait , avec indifférence , caresser les cheveux , des cheveux noirs merveilleux qui tombaient en deux nattes sur ses épaules , par les mains parfumées de la belle * Onoto , qui l' avait entendue ce soir pour la première fois et qui d' enthousiasme était allée se jeter dans ses bras , dans sa loge . La belle * Onoto était , elle aussi , une artiste , et l' humeur qu' elle avait eue tout d' abord du succès d' * Annouchka n' avait pas tenu contre l' émotion de la prière du soir devant la pauvre isba . - viens souper , lui avait dit * Annouchka . - avec qui ? Avait demandé l' artiste espagnole . - avec * Gounsovski . - jamais ! -viens donc , tu m' aideras à payer ma dette et il peut t' être utile . Il est utile à tout le monde . Décidément la belle * Onoto ne comprenait rien à ce pays où les pires ennemis soupaient ensemble . Elle vint cependant parce qu' elle n' avait jamais vu au monde de plus belles nattes que celles d' * Annouchka et qu' elle adorait les cheveux . * Rouletabille avait été accaparé tout de suite par le prince * Galitch , qui , le conduisant dans un coin , lui avait dit : - qu' est -ce que vous faites ici ? -je vous gêne ? Avait demandé le gamin . L' autre avait eu un sourire amusé de grand seigneur : - pendant qu' il est encore temps , avait -il ajouté , croyez -moi , vous devriez partir , quitter ce pays . Ne vous a -t-on pas assez averti ? -si , répondit le reporter . Aussi vous pouvez vous en dispenser désormais . Et il lui avait tourné le dos . - eh mais ! C' est le petit français de la villa * Trébassof , avait commencé la voix de fausset de * Gounsovski en poussant un siège au jeune homme et en le priant de s' asseoir entre lui et * Athanase * Georgevitch qui , déjà , faisait honneur aux zakouskis . - bonjour , * Monsieur * Rouletabille , fit la voix belle et grave d' * Annouchka . * Rouletabille salua : - je vois que je suis en pays de connaissance , dit -il , sans se démonter . Et il tourna un fort joli compliment à l' adresse d' * Annouchka , qui lui envoya un baiser . - * Rouletabille ! S' écria la belle * Onoto , mais alors c' est le petit du mystère de la chambre jaune ! -lui-même ! -qu'est -ce qu' il fait ici ? -il est venu pour sauver la vie du général * Trébassof , ricana , en sourdine , le * Gounsovski . C' est un brave petit jeune homme donc déjà ! -la police sait tout ! Répliqua froidement * Rouletabille qui avait entendu . Et il demanda du champagne , lui qui ne buvait jamais . Et le champagne commença son oeuvre . Pendant que * Thadée et les officiers se racontaient des histoires de * Bakou ou faisaient des compliments aux femmes , * Gounsovski qui avait fini de railler se penchait vers * Rouletabille et lui donnait , avec onction , des conseils de père : - vous avez entrepris -là , jeune homme , une noble tâche et d' autant plus difficile que le général * Trébassof est condamné non seulement par ses ennemis , mais encore et surtout par l' ignorance de * Koupriane . Comprenez -moi bien : * Koupriane est un ami et c' est un homme que j' estime beaucoup . Il est bon , brave à la guerre , mais je n' en donnerais pas un kopeck pour la police . Il se mêle , depuis quelque temps , de faire de la police secrète , il a son okrana dont je ne veux pas médire . Il nous amuse . Du reste , c' est une mode nouvelle . Tout le monde maintenant veut avoir sa police secrète . Et vous-même , jeune homme , qu' est -ce que vous faites ici ? Du reportage ? Non : de la police ! Où cela nous mènera -t-il et où cela vous mènera -t-il , vous ? Je vous souhaite bonne chance , mais je n' y crois guère . Remarquez que , si je puis vous aider , je le ferai volontiers . J' aime à rendre service . Et je ne voudrais pas qu' il vous arrivât malheur ! -vous êtes bien aimable , monsieur , se borna à répondre * Rouletabille et il redemanda du champagne . Plusieurs fois * Gounsovski avait adressé la parole à * Annouchka qui mangeait du bout des dents et lui répondait du bout des lèvres . Il lui dit brusquement : - savez -vous qui vous a le plus applaudie , ce soir ? -non ! Fit * Annouchka , indifférente . - la fille du général * Trébassof ! -ça , c' est vrai , ma parole , s' écria * Ivan * Pétrovitch . -oui ! Oui ! * Natacha était là ! Reprirent les commensaux de la villa des îles . - moi , je l' ai vue pleurer , dit * Rouletabille en fixant * Annouchka . Mais * Annouchka répondit sur un ton glacé : - je ne la connais pas ! -elle a grand tort d' avoir un père ... laissa glisser entre ses dents le prince * Galitch . - prince , pas de politique ! Ou laissez -moi aller porter ma démission , gloussa * Gounsovski ... à votre santé , belle * Annouchka . - à la vôtre ! * Gounsovski . Mais vous ne ferez pas cela ! -pourquoi ? Demanda * Thadée * Tchichnikof d' une façon assez malhonnête . - parce qu' il est trop utile au gouvernement ! S' écria * Ivan * Pétrovitch . - non ! Répliqua * Annouchka ... aux révolutionnaires ! Tous éclatèrent de rire . * Gounsovski retint , d' un geste précipité , ses lunettes qui glissaient et ricana dans sa graisse molle , le menton dans le potage : - on le dit ! Et c' est ma force ! -il est son propre agent provocateur ! Déclara * Athanase avec un énorme éclat de rire . - son système est excellent , gronda le prince . Comme il est bien avec tout le monde , tout le monde est de la police sans le savoir . - on dit ... ah ! Ah ! ... on dit ... ah ! Ah ! ( * Athanase s' étranglait avec un petit four qu' il trempait dans son potage ) ... on dit qu' il a embauché tous les kouliganes et jusqu'aux mendiants de l' église de * Kazan ... on dit ! ... là-dessus , ils se lancèrent dans des histoires de kouliganes , brigands des rues qui , depuis les derniers troubles politiques , avaient envahi * Saint- * Pétersbourg et dont on ne pouvait se débarrasser qu' avec un geste généreux . * Athanase * Georgevitch disait : - il y a des kouliganes que l' on devrait inventer s' ils n' existaient pas . L' un d' eux arrête une jeune fille devant la gare de * Varsovie . La jeune fille , effrayée , lui tend immédiatement son porte-monnaie , dans lequel il y avait deux roubles cinquante . Le kouligane prend tout : " mon dieu ! S' écrie la jeune fille , je ne vais plus pouvoir prendre mon train ! -combien vous faut -il ? Demande le kouligane . - soixante kopecks ! -soixante kopecks ! Que ne le disiez -vous ! ... " et le bandit , gardant les deux roubles , rend la pièce de cinquante kopecks à la tremblante enfant et y ajoute une pièce de dix kopecks de sa poche . - il m' est arrivé , à moi , plus beau que ça , il y a deux hivers , à * Moscou , dit la belle * Onoto . Je sortais de la patinoire et je fus abordée par un kouligane : " donne -moi vingt kopecks , dit le kouligane . " j' étais tellement effrayée que je ne parvenais pas à ouvrir mon sac à main : " plus vite " , dit -il . Enfin , je lui donne ses vingt kopecks . " maintenant , m' a -t-il fait , embrasse ma main ! " et il a fallu que je lui embrasse la main , car dans l' autre il avait son couteau . - oh ! Ils sont forts avec leur couteau ! Dit * Thadée . C' est en sortant du * Gastini- * Dvor que j' ai été arrêté par un kouligane qui me mit sous le nez un magnifique couteau de cuisine . " il est à vous pour un rouble cinquante ! " vous pensez si je lui ai acheté tout de suite ! Et j' ai fait une très bonne affaire . Il valait au moins trois roubles . à votre santé , belle * Onoto ! * Athanase . C' est plus prudent . Je le dis devant la police . Mais j' aime mieux être arrêté par les gardavoïs que lardé par les kouliganes . - on ne trouve plus à acheter de revolver , déclara * Ivan * Pétrovitch . Les armuriers n' en ont plus ! * Gounsovski assura ses lunettes , se frotta ses mains grasses et dit : - il y en a encore chez mon serrurier . La preuve en est que , hier , dans la petite * Kaniouche , mon serrurier , qui a nom * Schmidt , est entré chez l' épicier du coin et a proposé un revolver au patron . Il lui a sorti un browning : " une arme de toute sûreté , a -t-il dit , qui ne rate jamais son homme et dont le fonctionnement est des plus faciles " . Ayant prononcé ces mots , le serrurier * Schmidt a fait fonctionner son revolver et a logé une balle dans le ventre de l' épicier . L' épicier en est mort , mais pas avant d' avoir acheté le revolver . " vous avez raison , a -t-il dit au serrurier . C' est une arme terrible ! " et là-dessus il expira . Les autres s' esclaffèrent . Ils la trouvaient bien bonne ! Décidément ce sacré * Gounsovski avait toujours le mot pour rire . Comment n' aurait -on pas été son ami ? * Annouchka avait daigné sourire . * Gounsovski , reconnaissant , lui tendit sa main comme un mendiant . La jeune femme la lui toucha du bout des doigts , comme si elle eût déposé une pièce de vingt kopecks dans la main d' un kouligane , avec dégoût . Et les portes s' ouvrirent devant les bohémiennes . Leur troupe basanée emplit bientôt la pièce . Tous les soirs , hommes et femmes , dans leurs costumes populaires , venaient du vieux derevnia où ils vivaient tous dans une antique communauté patriarcale , selon des moeurs qui n' ont pas varié depuis des siècles ; ils se répandaient dans les lieux de plaisir , dans les restaurants à la mode , où ils ramassaient un large butin , car c' était un luxe de plus que de les faire chanter à la fin des soupers , et on ne manquait jamais de se l' offrir pour peu que l' on fît partie de la riche société et que l' on tînt à sa réputation . Ils s' accompagnaient de guzlas , de castagnettes , de tambourins , et faisaient entendre des vieux airs dolents et langoureux , ou précipités , haletants comme la poursuite et la fuite des premiers nomades à l' aurore du monde . Quand ils étaient entrés , on leur avait fait place , et * Rouletabille qui , depuis quelques instants , montrait les marques d' une fatigue et d' un étourdissement bien compréhensibles chez un bon petit jeune homme qui n' a point l' habitude du champagne ( premières marques ) en profita pour se laisser affaler sur un coin du canapé , non loin du prince * Galitch qui occupait la place à la droite d' * Annouchka . - tiens ! * Rouletabille qui dort ! Remarqua la belle * Onoto . -pauvre gosse ! Dit * Annouchka . Et , se tournant du côté de * Gounsovski : - tu ne vas pas bientôt nous en débarrasser ? J' ai entendu des frères , l' autre jour , qui en parlaient de façon à causer de la peine à ceux qui s' intéressent à sa santé . - oh ! ça , répondit * Gounsovski en hochant la tête , c' est une affaire qui ne me regarde pas . Adresse -toi à * Koupriane . à votre santé , belle * Annouchka ! Mais les bohémiennes préludaient à leurs chants par quelques accords et les choeurs prirent l' attention de tout le monde , - de tout le monde à l' exception du prince * Galitch et d' * Annouchka qui , à demi tournés l' un vers l' autre , échangeaient quelques propos à l' abri de tout ce retentissement musical . Quant à * Rouletabille , il devait dormir bien profondément pour ne point être réveillé par tout ce bruit , si mélodieux fût -il . Il est vrai qu' il avait-ostensiblement- beaucoup bu et que chacun sait , en * Russie , que l' ivresse assassine ceux qui ne la peuvent supporter . Quand les choeurs se furent fait entendre trois fois , * Gounsovski leur fit signe qu' ils pouvaient aller charmer d' autres oreilles et glissa entre les mains du chef de la bande un billet de vingt-cinq roubles . Mais * Onoto voulut donner son obole et une vraie quête commença . Chacun jeta des roubles dans le plateau que présentait une petite noiraude de bohémienne dont les cheveux , couleur aile de corbeau , mal peignés , lui tombaient sur le front , sur les yeux , sur le visage , d' une si drôle de façon qu' on eût dit de cette petite un saule pleureur trempé dans l' encre . Le plateau arriva devant le prince * Galitch qui fouilla vainement ses poches : - bah ! Fit -il , en grand seigneur , je n' ai plus de monnaie . mais voici mon portefeuille : je te le donne en souvenir de moi , * Katharina ! * Katharina fit disparaître le petit sac de cuir à bank-notes et la troupe disparut . * Thadée et * Athanase s' extasiaient sur la générosité du prince , mais * Annouchka dit : - le prince a bien fait ; mes amis ne paieront jamais assez cher l' hospitalité que cette petite m' a donnée dans son taudis quand je me cachais , dans l' attente de ce que l' on déciderait de moi à votre fameuse section , * Gounsovski ? -eh ! Répliqua * Gounsovski , je vous ai fait savoir qu' il ne tenait qu' à vous d' avoir un beau quartir ( appartement ) en ville et richement meublé encore ! * Annouchka , comme un charretier , cracha par terre , et * Gounsovski de jaune devint vert . - mais pourquoi te cachais -tu ainsi , * Annouchka ? Demanda la belle * Onoto en caressant les lourdes tresses de la belle chanteuse . - tu ne sais donc pas que j' avais été condamnée à mort et graciée ; j' avais pu fuir * Moscou , je ne tenais pas à être reprise ici pour goûter aux joies de la * Sibérie ! -mais pourquoi avais -tu été condamnée à mort ? -mais elle ne sait donc rien ! S' exclamèrent les autres . - seigneur ! J' arrive de * Londres et de * Paris , je ne peux donc pas tout savoir ... mon dieu ! Avoir été condamnée à mort ! Comme ça doit être amusant ! -très amusant ! Fit * Annouchka , glacée . Et si tu as un frère que tu aimes , * Onoto ! Songe combien ce doit être plus amusant encore si on le fusille devant toi ! -oh ! Pardon , mon âme ! ... - pour que vous soyez instruite et que vous ne fassiez plus de peine à votre * Annouchka , à l' avenir , je vais vous dire , madame , ce qui lui est arrivé , à la chère amie , dit le prince * Galitch . - nous ferions mieux de chasser ces vilains souvenirs ! émit timidement * Gounsovski en clapotant des paupières derrière ses lunettes ; mais il baissa la tête aussitôt : * Annouchka le brûlait de la flamme de son regard . - parle , * Galitch ! Le prince prit la parole : - * Annouchka avait un frère , * Vlassof , mécanicien sur la ligne de * Kazan , que le comité de grève avait chargé de conduire un convoi destiné à sauver de * Moscou les principaux membres et les chefs de la milice révolutionnaire , quand les soldats de * Trébassof , aidés du régiment * Semenowsky , furent devenus maîtres de la ville . La dernière résistance s' était réfugiée dans la gare . Et il fallait partir . Toutes les voies étaient gardées par des mitrailleuses ... des soldats partout ! ... * Vlassof dit à ses camarades : " je vous sauverai ! " et les camarades le virent monter sur sa machine avec une femme . Cette femme , la voilà ! Le chauffeur de * Vlassof avait été tué la veille , sur une barricade . C' était * Annouchka qui le remplaçait . Ils se mirent à la besogne et le train partit , comme une fusée . Sur cette ligne courbe , tout à fait découverte , facile à attaquer , sous une pluie de balles , * Vlassof développa une vitesse de quatre-vingt-dix verstes à l' heure ... il a poussé la pression de vapeur dans la chaudière jusqu'à quinze atmosphères , jusqu'au point d' explosion ... madame , que voilà , continuait de gorger de charbon cette fournaise ! Le danger venait maintenant moins des mitrailleuses que de la possibilité de sauter , dans l' instant ! Au milieu des balles , * Vlassof ne perdait pas son sang-froid . Il marchait , non seulement le cendrier ouvert , mais avec un travail forcé du siphon . Ce fut miracle que toute cette machine en furie n' allât pas se briser contre la courbe du talus . Et l' on passa ! Pas un homme ne fut atteint ! Il n' y eut qu' une femme de blessée : elle reçut une balle en pleine poitrine . - là ! S' écria * Annouchka . Et , d' un geste magnifique , elle découvrit sa blanche , son orgueilleuse poitrine , - et mit le doigt sur une cicatrice que * Gounsovski , dont le suif commençait à fondre en lourdes gouttes de sueur au long des tempes , n' osa pas regarder . - quinze jours plus tard , continua le prince , * Vlassof entrait dans une auberge , à * Lubetszy . Il ne savait pas qu' elle était pleine de soldats . Sa mine ne plut pas . On le fouilla . On trouva sur lui un revolver et des papiers . On sut à qui on avait affaire . La prise était bonne , * Vlassof fut ramené à * Moscou et condamné à être fusillé . Sa soeur , blessée , qui avait appris son arrestation , le rejoignit . " je ne veux pas , lui dit -elle , te laisser mourir tout seul . " elle aussi fut condamnée . Avant l' exécution on leur offrit de leur bander les yeux , mais ils refusèrent , disant qu' ils voulaient rencontrer la mort face à face . L' ordre était de fusiller d' abord tous les autres révolutionnaires condamnés , puis * Vlassof , puis sa soeur . C' est en vain que * Vlassof demanda à mourir le dernier . Les camarades d' exécution se mettaient à genoux , sanglotaient avant de mourir . * Vlassof embrassa sa soeur et vint se mettre à sa place de mort . Là , il s' adressa aux soldats : " tout à l' heure , vous aurez à remplir votre devoir selon le serment que vous avez prêté . Remplissez -le honnêtement , comme j' ai rempli le mien ! ... capitaine , commandez ! " la salve retentit . * Vlassof est debout , les bras croisés sur la poitrine , sain et sauf : pas une balle ne l' a atteint ! Les soldats ne voulaient pas tirer sur lui . Il dut les sommer encore d' accomplir leur devoir , d' obéir à leur chef . Alors ils tirèrent , et il tomba . Il regardait sa soeur avec des yeux pleins d' horribles souffrances . Voyant qu' il vivait , et voulant paraître charitable , le capitaine , sur la prière d' * Annouchka , s' approcha et coupa court aux souffrances du malheureux en lui tirant un coup de revolver dans l' oreille . Et ce fut le tour d' * Annouchka . Elle se plaça d' elle-même auprès du cadavre de son frère , l' embrassa sur ses lèvres sanglantes , se releva et dit : " je suis prête ! " au moment où les fusils s' abaissaient , un officier accourait , apportant la grâce du tsar . Elle n' en voulait pas , et , elle que l' on n' avait pas attachée pour mourir , il fallut la lier pour qu' elle vécût ! Le prince * Galitch , au milieu du silence angoissé de tous , allait ajouter quelques paroles de commentaire à son sinistre récit , mais * Annouchka l' interrompit : - l' histoire finit là ! Dit -elle . Plus un mot , prince . Si je vous ai prié de la rapporter dans toute son horreur , si j' ai voulu devant vous revivre la minute atroce de la mort de mon frère , c' est pour que monsieur ( son doigt désignait * Gounsovski ) sache bien , une fois pour toutes , que si j' ai dû à certaines heures subir une promiscuité qui m' a été imposée ... maintenant que j' ai payé ma dette , en acceptant cet abominable souper , je n' ai plus rien à faire avec le pourvoyeur de bagne et de corde qui est ici ! Tous les convives s' étaient levés à cette invective . Seul , * Rouletabille continuait son somme de brute . * Gounsovski tremblait de rage et faisait un effort surhumain pour ne pas laisser échapper des paroles qu' il eût peut-être regrettées . - elle est folle ! ... murmurait -il . Elle est folle ! ... qu' est -ce qu' il lui prend ? ... qu' est -ce qu' il lui prend ? Hier encore , elle était si ... si aimable ... et il bégayait , désolé , avec un rire affreux : - ah ! Les femmes ! ... les femmes ! ... et celle -ci , qu' est -ce que je lui ai fait ? -qu'est -ce que tu m' as fait , misérable ? Où sont * Belachof ? * Bartowsky ? Et * Strassof ? Et * Pierre * Slütch ? Tous les camarades qui avaient juré avec moi de venger mon frère ? Où sont -ils ? à quel gibet les as -tu fait pendre ? ... au fond de quelles mines les as -tu enfouis ? Mais encore tu faisais ton métier d' esclave ! ... mais , mes amis , mes amis à moi , les pauvres camarades de ma vie d' artiste , les jeunes gens inoffensifs qui n' avaient commis d' autre crime que de venir me dire trop souvent que j' étais jolie et de croire qu' ils pouvaient converser en liberté dans ma loge ! ... où sont -ils ? ... pourquoi m' ont -ils , tour à tour , quittée ? ... pourquoi ont -ils disparu ? ... c' est toi , misérable , qui les guettais ! ... qui les espionnais ... me faisant , sans que je m' en doute , ton horrible complice ... m' associant à ta besogne . Fils de chienne ! ... tu sais comment on m' appelle ? ... tu le sais depuis longtemps et tu dois bien en rire ! ... mais , moi , je ne le sais que de ce soir ... comme je n' ai appris que ce soir tout ce que je te dois ... papier à mouches ! ... papier à mouches ! ... moi ! ... horreur ! ... ah ! Ta mère , tu entends ! ... chien , fils de chienne ! ... ta mère , quand tu es venu au monde ... ta mère ... ( là , elle lui lança l' injure la plus effroyable qu' un russe peut jeter à la face d' un de la race homme . ) elle tremblait et sanglotait de rage , crachait sa fureur , debout , prête à partir , enveloppée de son manteau comme d' un grand drapeau rouge . Elle était la statue de la haine et de la vengeance . Elle était horrible et terrible . Elle était belle . à la dernière suprême injure , * Gounsovski tressaillit et sursauta comme s' il avait reçu , matériellement , un coup de fouet . Il ne regardait plus * Annouchka , il fixait le prince * Galitch . Et sa main le désigna : - c' est celui -ci , dit -il d' une voix sifflante , qui t' a appris toutes ces belles choses . - c' est moi ! Fit le prince tranquillement . - caracho ! Glapit * Gounsovski qui reconquit instantanément tout son sang-froid . - ah ! Mais celui -là ... tu n' y toucheras pas ! Clama l' ardente fille de la terre noire . Tu n' es pas assez fort pour cela . - je sais que monsieur a beaucoup d' amis à la cour , avança avec un calme stupéfiant le chef de l' okrana . Je ne veux pas de mal à monsieur . Vous parlez , madame , du sacrifice que l' on a dû faire de quelques-uns de vos amis . J' espère qu' un jour vous serez mieux renseignée et que vous comprendrez que j' en ai sauvé le plus que j' ai pu ! -partons ! Gronda * Annouchka . Je lui cracherais à la figure ... - oui , le plus que j' ai pu , reprit l' autre avec le geste habituel qui retenait ses lunettes . Et je continuerai . Je vous promets de ne pas causer plus de désagrément au prince qu' à sa petite amie , la bohémienne * Katharina , avec laquelle il s' est montré si généreux tout à l' heure , sans doute parce que * Boris * Mourazof lui paie trop peu les petites courses qu' elle fait chaque matin à la villa de * Kristowsky * Ostrow ! ... à ces mots , le prince et * Annouchka changèrent de physionomie . Leur colère tomba . * Annouchka détourna la tête comme pour arranger le pli de son manteau . * Galitch se contenta de hausser les épaules avec mépris en murmurant : - encore quelque abomination que vous nous ménagez , monsieur , mais à laquelle nous saurons répondre . Après quoi il salua la société , prit le bras d' * Annouchka et la fit passer devant lui . La porte , derrière eux , était restée ouverte . * Gounsovski saluait , courbé en deux , longuement . Quand il se releva , il vit devant lui les trois figures ahuries et consternées de * Thadée * Tchichnikof , * Ivan * Pétrovitch et * Athanase * Georgevitch . - messieurs , leur annonça -t-il , d' une voix blanche qui semblait ne pas lui appartenir , le moment est venu de nous séparer . Je n' ai pas besoin de vous dire que nous avons soupé en amis et que , si nous voulons le rester , nous devons tous oublier ce qui s' est dit ici ! Les trois autres , effarés , protestaient déjà de leur discrétion . Il ajouta avec rudesse , cette fois : " service du tsar ! " et les trois bégayèrent : " que * Dieu conserve le tsar ! " après quoi , il les mit à la porte . Et la porte refermée : " ma petite * Annouchka , on ne se venge pas sans moi " . il s' en fut tout de suite vers le canapé où gisait * Rouletabille oublié . Il lui donna une tape sur l' épaule : - allons , debout ! Ne faites pas celui qui dort ! Pas un instant à perdre . c' est ce soir qu' ils vont régler son affaire à * Trébassof ! ... * Rouletabille était déjà sur ses jambes . - eh ! Monsieur ! Fit -il , je ne vous attendais point pour m' apprendre cela ! ... merci tout de même et bonsoir ! ... il fila . * Gounsovski sonna . Un schelavieck se présenta . - dites que l' on peut ouvrir tous les cabinets des corridors , je ne les retiens plus ! ( ainsi furent délivrés les amis de * Gounsovski qui veillaient près de là sur sa sécurité . ) resté seul , le maître de l' okrana s' épongea le front , se versa un grand verre d' eau glacée qu' il vida d' un trait . Après quoi , il dit : - * Koupriane aura de l' ouvrage ce soir , je lui souhaite bonne chance . Quant à eux , quoi qu' il arrive , je m' en lave les mains . Et il se les frotta . X drame dans la nuit à la porte de * Krestowsky , * Rouletabille qui cherchait un isvotchik sauta dans une calèche dans laquelle venait de monter la belle * Onoto . La danseuse le reçut sur ses genoux . - à * élaguine , à fond de train , cria pour toute explication le reporter . - scari ! Scari ! ( vite ! Vite ! ) répéta * Onoto . Elle était accompagnée d' un vague personnage auquel ni l' un ni l' autre ne prêtait la moindre attention . - quelle soirée ! Que se passe -t-il ? Vous ne dormez donc plus ? Interrogea la belle actrice ... mais , * Rouletabille , debout , derrière l' énorme cocher , pressait les chevaux , dirigeait la course de l' équipage qui s' enfonçait dans la nuit à une allure vertigineuse . Au coin d' un pont , il ordonna d' arrêter . Les chevaux stoppèrent , fumants , hennissants , cabrés . Il remercia , sauta dans les ténèbres , disparut . - quel pays ! Quel pays ! Caramba ! ... fit l' artiste espagnole . L' équipage attendit quelques minutes , puis retourna vers * Pétersbourg . * Rouletabille était descendu le long de la berge , et , lentement , prenant des précautions infinies pour ne pas dévoiler sa présence par le moindre bruit , il s' avança du côté de la plus grande largeur du fleuve . Bientôt , sur le noir de la nuit , la masse plus noire de la villa * Trébassof apparut comme une énorme tache . Il s' arrêta . Il s' était glissé jusque -là comme une couleuvre , parmi les roseaux , les herbes , les fougères . Il était sur les derrières de la villa , près de la rive , non loin du petit sentier où il avait découvert le passage de l' assassin , grâce aux fils de la vierge brisés . Dans le moment , la lune se montra et les bouleaux du chemin qui , tout à l' heure , étaient de grands bâtons noirs , devinrent des cierges blancs qui semblaient éclairer cette inquiétante solitude . Le reporter voulut profiter immédiatement de cette clarté soudaine pour savoir si l' on avait tenu compte de ses avertissements et si les abords de la villa , de ce côté , étaient gardés . Il ramassa un petit caillou , et le lança assez loin de lui , sur le sentier . à ce bruit insolite , trois ou quatre ombres de têtes se dessinèrent soudain sur le sol blanchi par la lune , mais redisparurent aussitôt , mêlées à nouveau aux grandes herbes touffues . Il était renseigné . L' oreille très fine du reporter perçut un glissement qui venait à lui , un léger craquement de branches , puis , tout à coup , une ombre s' allongea à son côté et il sentit le froid d' un canon de revolver sur la tempe . Il dit : " * Koupriane ! " et aussitôt une main prit la sienne , la lui serra . La nuit était redevenue opaque . Il murmura : - comment êtes -vous là , en personne ? Le maître de police répondit à son oreille : - on m' a fait savoir qu' il y aurait quelque chose cette nuit . * Natacha est allée à * Krestowsky et a échangé quelques paroles avec * Annouchka . Le prince * Galitch serait dans l' affaire , et c' est une affaire d' état . - * Natacha est rentrée ? Demanda * Rouletabille . - oui , il y a longtemps ! Elle doit être couchée . Dans tous les cas elle fait celle qui est couchée . La lumière de sa chambre , à la fenêtre du jardin , est éteinte . - avez -vous prévenu * Matrena * Pétrovna ? -oui , je lui ai fait savoir qu' il lui fallait se tenir , cette nuit , sur ses gardes . - vous avez eu tort ; moi , je ne lui aurais rien dit ; elle va prendre des précautions telles que les autres seront renseignés tout de suite . - je lui ai fait savoir qu' il fallait qu' elle ne descendît point de toute la nuit au rez-de-chaussée et qu' elle ne devait pas quitter la chambre du général . - c' est parfait , si elle vous obéit . - vous voyez que j' ai profité de tous vos renseignements . J' ai suivi toutes vos instructions ... le chemin de la datcha de * Kristowsky est un peu surveillé ! -peut-être trop . Comment allez -vous opérer ? -nous le laisserons pénétrer ... je ne sais pas à quel personnage j' ai affaire ... je veux agir à coup sûr ... le prendre sur le fait ... pas d' histoires après , fiez-vous -en à moi . - adieu ! ... - où allez -vous ? -me coucher ! ... j' ai payé ma dette à mon hôte ... j' ai le droit d' aller me reposer . Bonne chance ! Mais * Koupriane lui avait saisi la main : - écoutez ! En effet , avec un peu d' attention , on distinguait un léger clapotis de l' eau . Si une barque glissait à cette heure à cet endroit de la * Néva et qu' elle voulût rester cachée , elle avait bien choisi son moment . Un nuage énorme couvrait la lune ; le vent était faible . La barque aurait le temps d' aller d' une rive à l' autre sans se trouver à découvert . * Rouletabille n' attendit pas davantage . à quatre pattes , il courait comme une bête , rapide et silencieux , et se relevait derrière le mur de la villa dont il faisait le tour , arrivait à la grille , se heurtait aux dvornicks , demandait * Ermolaï qui lui ouvrit aussitôt la grille . - barinia ? Prononçait -il . * Ermolaï lui montrait du doigt le premier étage . - caracho ! * Rouletabille avait déjà traversé le jardin , se hissait à la force des poignets à la fenêtre donnant sur la chambre de * Natacha et écoutait . Il entendit parfaitement * Natacha qui marchait , se déplaçait , dans sa chambre obscure . Il retomba légèrement sur ses pieds , gravit le perron de la véranda et en ouvrit la porte , puis la referma sur lui avec une telle habileté qu' * Ermolaï qui le regardait faire du dehors , à deux pas de là , ne put entendre le moindre grincement sur les gonds . à l' intérieur de la villa , * Rouletabille s' avança à tâtons . Il trouva la porte du grand salon ouverte . La porte du petit salon , non plus , n' avait pas été fermée ou avait été réouverte . Il revint sur ses pas , tâta dans l' ombre un fauteuil , s' y assit , attendant les événements qui ne devaient plus tarder , prêt à tout , la main sur son revolver , dans sa poche . En haut , il entendait distinctement glisser de temps à autre les pas de * Matrena * Pétrovna . Et ceci devait évidemment donner de la sécurité à ceux qui avaient besoin quelquefois , la nuit , que le rez-de-chaussée fût libre . * Rouletabille imagina que les portes des pièces du rez-de-chaussée avaient été laissées ouvertes pour qu' il fût plus facile à ceux qui se trouvaient en bas d' entendre ce qui se passait en haut . Et peut-être n' avait -il pas tort . Soudain , il y eut une barre verticale de lumière pâle à la fenêtre qui donnait du petit salon sur la * Néva . Il en déduisit deux choses : d' abord que la fenêtre était déjà légèrement ouverte , ensuite que la lune venait de se dévoiler à nouveau . La barre de lumière s' éteignit presque tout de suite , mais les yeux de * Rouletabille , maintenant habitués à l' obscurité , distinguaient encore la ligne d' ouverture de la fenêtre ... là , l' ombre était moins opaque . Et il sentit tout à coup son sang lui battre les tempes à gros coups sourds , car la ligne d' ouverture de la fenêtre s' élargissait ... s' élargissait ... et l' ombre d' un homme se dressa debout sur le balcon . * Rouletabille sortit son revolver . L' homme se dressa immédiatement derrière l' un des volets entr'ouverts et frappa un petit coup sec sur la vitre . Placé comme il était là , maintenant , on ne le voyait plus . Son ombre se confondait avec l' ombre du volet . Au bruit du carreau , la porte de * Natacha fut ouverte avec précaution . Et * Natacha pénétra dans le petit salon . Marchant sur la pointe des pieds , elle alla vivement à la fenêtre qu' elle ouvrit et l' homme entra . Le peu de lumière qui commençait alors de se répandre sur les choses éclairait suffisamment * Natacha pour que * Rouletabille pût voir qu' elle avait encore la toilette de ville qu' il avait remarquée le soir même à * Krestowsky . Quant à l' homme , c' est en vain que l' on eût voulu le reconnaître : ce n' était qu' une masse sombre enveloppée d' un manteau . Il s' inclina pour embrasser la main de * Natacha . Celle -ci prononça ce seul mot : scari ! ( vite . ) mais elle n' avait pas plus tôt dit cela que , sous un effort vigoureux , les volets et les deux battants de la fenêtre étaient rapidement écartés et que des ombres silencieuses surgissaient , rapides , sur le balcon , sautaient dans la villa ... * Natacha poussa un cri déchirant où * Rouletabille crut entendre encore plus de désespoir que de terreur ... et les ombres se ruèrent sur l' homme ; mais celui -ci , à la première alerte , s' était jeté sur le tapis , et leur avait glissé entre les jambes ; et maintenant il était revenu au balcon qu' il enjambait pendant que les autres se retournaient vers lui . Du moins , ce fut ainsi que * Rouletabille crut voir se dérouler la lutte mystérieuse dans la demi-ténèbre , au milieu du plus impressionnant silence , après le cri effrayant de * Natacha . L' affaire avait duré quelques secondes et l' homme était encore suspendu au-dessus du vide quand , du fond de la salle , un nouveau personnage surgit : c' était * Matrena * Pétrovna . Prévenue par * Koupriane que quelque chose allait se passer cette nuit -là , et prévoyant que cette chose se passerait au rez-de-chaussée puisqu' on lui en défendait l' approche , elle n' avait rien trouvé de mieux mieux que de faire monter en secret sa gniagnia au premier étage et de lui ordonner de marcher là-haut , toute la nuit , pour faire croire à sa propre présence auprès du général , tandis qu' elle resterait cachée en bas , dans la salle à manger . * Matrena * Pétrovna s' était donc ruée sur le balcon , criant , en russe : " tirez ! Tirez ! " et c' est ce qui arriva dans le moment que l' homme hésitait à sauter , quitte à se rompre le cou ou à redescendre par le chemin moins rapide de la gouttière . Un agent tira , le manqua , et l' homme , après avoir tiré à son tour et fait basculer l' agent , disparut . Il faisait encore trop petit jour pour que l' on pût facilement distinguer ce qui se passait en bas où le claquement sec des brownings se faisait seul entendre . Et il n' y avait rien de plus sinistre que ces coups de revolver qui n' étaient pas accompagnés de cris , au fond de la petite buée du matin . L' homme , avant de disparaître , n' avait eu que le temps de jeter bas d' un coup de pied l' une des deux échelles qui avaient servi à l' escalade des agresseurs ; et ceux -ci , même l' agent blessé , étaient redescendus en grappe au long de celle qui leur restait , glissant , tombant , se relevant , courant derrière l' ombre qui fuyait toujours en déchargeant son browning à répétition ; et d' autres ombres , accourues de la rive , s' agitaient dans le brouillard . Et tout à coup on entendit la voix de * Koupriane qui donnait des ordres , excitait ses agents à la curée , ordonnait de rapporter le gibier mort ou vivant . Au balcon , * Matrena * Pétrovna se mit à crier aussi , comme une sauvage . * Rouletabille , à ses côtés , voulait en vain la faire taire . Elle était délirante , à la pensée que l' autre pouvait échapper encore . Elle tira un coup de revolver , elle aussi , dans le tas ... ne sachant pas qui elle pouvait atteindre ... * Rouletabille lui arracha son arme et , comme elle se retournait sur lui avec des injures , elle aperçut * Natacha qui , penchée à tomber , sur le balcon , les lèvres tremblantes d' un murmure insensé , suivait autant qu' elle le pouvait les phases de la lutte , essayait de comprendre ce qui se passait là-bas , sous les arbres , près de la * Néva où le tumulte de la course s' éteignait . * Matrena * Pétrovna la releva à la poignée . Oui , elle la prit à la gorge et la rejeta dans le salon comme un paquet . Alors , comme elle allait peut-être étrangler sa belle-fille , * Matrena * Pétrovna s' aperçut que le général était là ! ... il apparaissait dans le premier petit jour comme un spectre . Par quel miracle * Féodor * Féodorovitch avait -il pu descendre jusque -là ? Comment s' y était -il traîné ? On le sentait trembler de colère ou de douleur sous l' ample capote de soldat qui flottait sur lui . Il demanda d' une voix rauque : " qu' y a -t-il ? " * Matrena * Pétrovna se jeta à ses pieds , fit le signe orthodoxe de la croix , comme si elle voulait mettre * Dieu dans son témoignage et , désignant * Natacha , elle la dénonça à son mari comme elle l' eût désignée à un juge : - il y a , * Féodor * Féodorovitch , qu' on a voulu , une fois de plus , t' assassiner ! ... et que celle qui a ouvert , cette nuit , la datcha à ton assassin , est ta fille ! " le général se retint de ses deux mains au mur contre lequel il glissait , et , regardant * Matrena et * Natacha qui , toutes deux , maintenant , se traînaient par terre , en suppliantes , il dit à * Matrena : - c' est toi qui m' assassine ! -c'est moi ! Par le * Dieu vivant , gémit désespérément * Matrena * Pétrovna ... si j' avais pu te cacher cela , * Jésus aurait été bon ! ... mais je ne parlerai plus pour ne point te crucifier ... * Féodor * Féodorovitch ! ... questionne ta fille ... et si ce que j' ai dit n' est pas vrai ... tue -moi ! ... tue -moi comme une bête malfaisante et maudite ... je te dirai merci ! Merci ! ... et je mourrai bien heureuse si ce que j' ai dit n' est pas vrai ! ... ah ! Je voudrais être morte ! Tue -moi ! * Féodor * Féodorovitch la repoussait de son bâton comme une pourriture écartée du chemin . Sans rien ajouter , farouche , terrible , elle se redressa sur ses genoux et chercha de ses yeux hagards , de son regard de folle , l' arme que * Rouletabille lui avait arrachée . Si elle l' avait eue encore entre les mains elle n' aurait pas hésité une seconde à se faire justice puisqu' elle avait eu le malheur de s' attirer le mépris de * Féodor ! Et il semblait à * Rouletabille épouvanté qu' il assistait à l' une de ces horribles scènes de famille à l' issue desquelles , au temps du grand * Pierre , le père ou l' époux réclamait l' intervention du bourreau . Le général ne daigna même point considérer plus longtemps le délire de * Matrena . Il dit à sa fille qui sanglotait éperdument sur le parquet : " relève -toi , * Natacha * Féodorovna . " et la fille de * Féodor comprit que son père ne pourrait jamais croire à sa culpabilité . Elle se glissa jusqu'à lui et lui baisa les mains comme une esclave heureuse . à ce moment , la porte de la véranda résonna sous des coups répétés . * Matrena , bête de garde , prête à mourir du mépris de * Féodor , mais à son poste , courut à ce qu' elle pouvait croire être un nouveau danger . Mais elle reconnut la voix de * Koupriane qui priait qu' on lui ouvrît . Elle l' introduisit elle-même : - eh bien , implora -t-elle . - eh bien ! il est mort ! un cri lui répondit . * Natacha avait entendu . - et qui ? ... qui ? ... qui ? ... questionnait , haletante , * Matrena . * Koupriane s' avança jusque devant * Féodor et lui étreignit les mains : - général , lui dit -il , il y avait un homme qui avait juré votre perte et qui s' était fait l' instrument de vos ennemis . Cet homme , nous venons de le tuer ! -est -ce que je le connais ? Demanda * Féodor . - c' était un de vos amis , vous le traitiez comme un fils . - son nom ? -demandez -le à votre fille , général ! * Féodor se retourna vers * Natacha qui brûlait de son regard * Koupriane , tâchant à deviner ce qu' il apportait avec lui , la vérité ou le mensonge . - tu connais l' homme qui voulait me tuer ? * Natacha ? -non ! Répondit -elle à son père , avec un véritable accent de fureur ... non ! Cet homme -là , je ne le connais pas ! ... - mademoiselle , dit * Koupriane d' une voix ferme , terriblement hostile , vous lui avez , vous-même , de vos propres mains , ouvert , cette nuit , cette fenêtre ! ... ainsi , du reste , que vous la lui avez ouverte déjà maintes fois ! Alors que chacun ici faisait son devoir et veillait à ce que personne au monde ne pût pénétrer de nuit dans une maison où reposait le général * Trébassof , gouverneur de * Moscou , condamné à mort par le comité central révolutionnaire réuni à * Presnia , voilà ce que vous faisiez , vous ; vous introduisiez l' ennemi dans la place . - réponds , * Natacha , réponds si , oui ou non , tu as introduit dans cette maison quelqu' un la nuit . - père , c' est vrai ! * Féodor , comme un lion , rugit : - son nom ? -monsieur vous le dira lui-même , fit * Natacha , d' une voix que la terreur maintenant rendait rauque , et elle désignait * Koupriane . Pourquoi ne vous dit -il pas lui-même le nom de cet homme . Il le connaît puisqu' il l' a fait tuer ! -et si cet homme n' était pas mort , reprit * Féodor qui , visiblement , se domptait , si cet homme , que tu faisais entrer , la nuit , chez moi , avait réussi à s' échapper comme tu sembles l' espérer , nous dirais -tu son nom ? -je ne le pourrais pas , père ! -et si je t' en priais ? * Natacha secoua farouchement la tête . - et si je te l' ordonnais ? -vous pourriez me tuer , père , mais je ne prononcerais pas ce nom -là ! -malheureuse ! Et il leva son bâton sur elle . Ainsi * Ivan * Le * Terrible avait tué son fils d' un coup d' épieu . Mais * Natacha , au lieu de courber la tête sous le coup qui la menaçait , s' était retournée vers * Koupriane et lui jetait avec l' accent du triomphe : - il n' est pas mort ! ... si tu avais réussi à le prendre , mort ou vivant , tu aurais déjà dit son nom . * Koupriane fit deux pas vers elle , lui mit la main à l' épaule et dit : - * Michel * Nikolaïevitch ! - * Michel * Korsakof ! S' écria le général . * Matrena * Pétrovna , comme soulevée par cette révélation , se redressa pour répéter : - * Michel * Korsakof ! Le général qui ne pouvait en croire ses oreilles allait protester , quand il aperçut sa fille qui défaillait et tentait de fuir vers sa chambre . Il l' arrêta d' un geste terrible : - * Natacha ! Tu vas nous dire ce que * Michel * Korsakof venait faire la nuit , ici ! ... - * Féodor * Féodorovitch , il venait t' empoisonner ! ... c' était * Matrena qui parlait maintenant et que rien n' aurait pu faire taire , car elle voyait dans la fuite de * Natacha le plus sinistre aveu . Comme une furie vengeresse , elle raconta avec des cris , avec des terreurs qu' elle ressentait encore comme si , encore , s' allongeait devant elle la main armée du poison , la main mystérieuse , au-dessus du chevet du cher malade , du cher affreux tyran ... elle raconta la nuit précédente et toutes ses affres ... et sur ses lèvres , bavardes et glapissantes , cette lugubre évocation prenait un relief saisissant . Enfin , elle dit tout ce qu' ils avaient fait , elle et le petit français , pour ne se point trahir devant l' autre , pour prendre enfin au piège celui qui , depuis tant de jours et tant de nuits , sans qu' on pût le surprendre , tournait autour de la mort de * Féodor * Féodorovitch . En terminant , elle montra * Rouletabille à * Féodor et cria : " voilà celui qui t' a sauvé ! " * Natacha , en entendant ce tragique récit , se retint à plusieurs reprises pour ne point l' interrompre ... et * Rouletabille , qui la regardait , voyait qu' elle faisait pour arriver à cela des efforts surhumains . Toute l' horreur de ce qui semblait être pour elle comme pour * Féodor une révélation du crime de * Michel ne l' abattit point , mais parut , au contraire , lui rendre ses forces , toute la vie qui , quelques secondes plus tôt , la fuyait . * Matrena eut à peine achevé son cri : " voilà celui qui t' a sauvé ! " qu' elle s' écriait , à son tour , en face du reporter sur lequel elle jetait d' effroyables regards de haine : " voilà celui qui a fait tuer un innocent ! " ... et , tournée vers son père : " ah ! Papa ! ... laisse -moi , laisse -moi dire que * Michel * Nikolaïevitch qui est venu ce soir ici , je l' avoue , et que j' ai introduit cette nuit ici , c' est vrai ! ... que * Michel * Nikolaïevitch n' est pas venu ici hier ! ... et que l' homme qui a voulu t' empoisonner , c' était un autre ! " à ces mots , * Rouletabille pâlit , mais il ne se laissa pas démonter . Il répondit simplement : - non , mademoiselle , c' était le même . Et * Koupriane crut devoir ajouter : - nous avons , du reste , trouvé la preuve des relations de * Michel * Nikolaïevitch avec les révolutionnaires . - où cela ? Questionna la jeune fille , en tendant vers le maître de la police un visage atrocement angoissé . - à la villa de * Kristowsky , mademoiselle . Elle le regarda longuement comme si elle eût voulu aller jusqu'au fond de sa pensée : - quelles preuves ? Implora -t-elle . - une correspondance que nous avons mise sous scellés . - était -elle bien adressée à lui ? Quelle sorte de correspondance ? -si cela vous intéresse , nous la dépouillerons devant vous . - mon dieu ! Mon dieu ! Gémit -elle . Où l' avez -vous trouvée , cette correspondance ? Dites -moi bien où ? Où ? -je vous dis : à la villa , dans sa chambre . Nous avons fait sauter le tiroir de son bureau . Elle sembla respirer , mais son père lui prit brutalement le bras ! -allons , * Natacha , tu vas nous dire ce que venait faire ici cet homme , la nuit ! -dans sa chambre ! S' écria * Matrena * Pétrovna . * Natacha se retourna vers * Matrena : - que croyez -vous donc , vous , dites -le ? ... dites -le donc ! ... - et moi , que dois -je croire ? Gronda * Féodor . Tu ne me l' as pas encore dit ! Tu ignorais que cet homme avait des relations avec mes ennemis ! Tu as été peut-être innocente de cela ! Je veux le penser ! Je le veux ! Au nom du ciel , je le veux ! Mais pourquoi le recevais -tu ? Pourquoi ? ... pourquoi l' introduisais -tu ici , comme un voleur , ou comme ... - ah ! Papa ! Tu sais que j' aime * Boris ! Que je l' aime de tout mon coeur ! Et que je ne serai jamais à un autre qu' à lui ! -alors ! ... alors ! ... alors , parleras -tu ? La jeune fille eut une véritable crise : - ah ! Père ! Père ! Ne me questionne pas ! ... toi , toi surtout , ne me questionne pas ! Je ne puis rien te dire ! Rien te dire ! Sinon que je suis sûre , tu entends , sûre , que * Michel * Nikolaïevitch n' est pas venu la nuit dernière ici ! -il y est venu , affirma encore la voix légèrement troublée de * Rouletabille . - il y est venu avec le poison . Il y est venu pour empoisonner ton père , * Natacha ! Gémit * Matrena * Pétrovna , qui se tordait les mains avec des gestes de naïve et sincère tragédie . - et moi , répéta , ardente , la fille de * Féodor , avec un accent de conviction qui fit frémir tous ceux qui étaient là , et en particulier * Rouletabille ... et moi , je vous dis que ce n' est pas lui ! Que ce n' est pas lui ! Que ce ne peut pas être lui ! ... je vous jure que c' est un autre ... un autre ! -mais , alors , cet autre , c' est vous également qui l' avez introduit ? Fit * Koupriane ... - eh bien , oui ! C' est moi ! C' est moi ! ... c' est moi qui avais laissé la fenêtre et le volet entr'ouverts ... oui ! C' est moi qui ai fait cela ! ... mais je n' attendais pas l' autre ! ... l' autre qui est venu pour assassiner ... quant à * Michel * Nikolaïevitch , je vous jure , mon père , sur tout ce qu' il y a de plus sacré au ciel et sur la terre qu' il ne pouvait pas commettre le crime que vous dites ! ... et maintenant , tuez -moi , car je ne puis vous en dire davantage ! Ce raisin avait été remis par le maréchal , qui avait recommandé de le laver , à * Michel * Nikolaïevitch et à * Boris * Alexandrovitch . Ce raisin a disparu . Si * Michel est innocent , accusez -vous * Boris ? * Natacha , qui semblait tout à coup perdre la force de se défendre , gémit , exténuée , mourante , râlante : - non ! Non ! N' accusez pas * Boris ! Il ne manquerait plus que ça ! ... n' accusez pas * Michel ... n' accusez personne puisque vous ne savez pas ! ... puisqu' on ne sait pas ! ... mais ces deux -là sont innocents ... croyez -moi ! Croyez -moi ! ... ah ! Comment vous dire ! Comment vous dire ! Je ne puis rien vous dire ! ... et vous avez tué * Michel ! ... ah ! Qu' est -ce que vous avez fait ? ... qu' est -ce que vous avez fait ? ... - nous avons supprimé un homme , fit la voix glacée de * Koupriane , qui n' était que l' exécuteur des basses oeuvres du nihilisme ! Elle parvint à se redresser avec une énergie nouvelle dont , arrivée à ce degré de désespoir , on l' eût crue incapable ... elle leva les poings sur * Koupriane : - ça n' est pas vrai ! ... ça n' est pas vrai ! ... des mensonges ! Des infamies ! ... des horreurs de la police ! ... des papiers fabriqués ... pour le perdre . Il n' y avait rien de tout ce que vous dites chez lui ! ... ça n' est pas possible ! ... ça n' est pas vrai ! ... - où sont -ils , ces papiers ? Demanda la voix brève de * Féodor . Apportez-les -moi tout de suite , * Koupriane , je veux les voir ... * Koupriane se troubla légèrement , mais ce mouvement ne passa pas inaperçu de * Natacha qui s' écria : - oui ! Oui ! Qu' il les donne donc ! Qu' il les apporte , s' il les a ! ... mais il ne les a pas ! ... clama -t-elle , avec une joie sauvage ... il n' a rien ! Tu vois bien , papa , qu' il n' a rien . Sans cela , il me les aurait déjà jetés à la figure ... il n' a rien . Je te dis qu' il n' a rien ... ah ! Il n' a rien ! Il n' a rien ! Et elle s' affala sur le plancher , pleurant , sanglotant , il n' a rien , il n' a rien ! On eût dit qu' elle pleurait de joie ... - c' est vrai ? Demanda * Féodor * Féodorovitch , de son air le plus sombre . C' est vrai , * Koupriane , que vous n' avez rien ? -c'est vrai , mon général , nous n' avons rien trouvé ... on avait déjà tout enlevé . Mais * Natacha poussait un véritable hurlement d' allégresse ... - il n' a rien trouvé ! ... et il l' accuse d' avoir partie liée avec les révolutionnaires ... pourquoi ? Pourquoi ? ... parce que je le recevais , moi ? ... mais moi , suis -je une révolutionnaire ? Dites ? ... ai -je juré de tuer papa ? ... moi ? ... moi ? ... ah ! Il ne sait plus quoi dire ! ... tu vois bien , papa , qu' il se tait ... il a menti ! ... il a menti ! ... - pourquoi , * Koupriane , nous avez -vous trompés ? -oh ! Nous soupçonnions * Michel depuis quelque temps ... et vraiment , après ce qui vient de se passer , nous ne pouvons plus avoir aucun doute ! ... - oui , mais vous affirmiez avoir des papiers et vous n' en avez pas . Ce sont là des procédés abominables , * Koupriane , répliqua d' un ton de plus en plus sombre * Féodor ... des expédients que je vous ai entendu , maintes fois , condamner . - général ! Nous sommes sûrs , vous entendez , nous sommes absolument sûrs que l' homme qui a voulu vous empoisonner hier et l' homme d' aujourd'hui , celui qui est mort , ne font qu' un ! -et à cause de quoi donc êtes -vous si sûr de cela ? Il faudrait nous le dire ! ... insista le général qui tremblait de détresse et d' impatience . - oui ! Qu' il le dise donc , à quoi ? -demandez -le à monsieur ! Fit * Koupriane . Ils se tournèrent vers * Rouletabille . Le reporter répliqua , en affectant un sang-froid dont il ne jouissait peut-être pas entièrement en réalité : - je puis affirmer devant vous , comme je l' ai déjà fait devant monsieur le préfet de police , qu' une seule et même personne a laissé les traces de ses différentes escalades sur ce mur et sur ce balcon . - insensé ! Interrompit * Natacha avec une fougue haineuse contre le jeune homme . Et cela vous suffit ? Le général saisit brutalement le poignet du reporter : - écoutez -moi , monsieur ! ... un homme est venu ici , cette nuit ... ceci ne regarde que moi ... et n' a le droit d' étonner que moi ... et de ceci je fais mon affaire ... une affaire entre ma fille et moi ... mais vous , vous venez nous dire que vous êtes sûr que cet homme est un assassin ... alors , voyez -vous , c' est autre chose ! ... cela , il faudrait les preuves , et les preuves tout de suite ... vous parlez de traces , eh bien , nous allons les examiner ensemble , ces traces ! ... et je souhaite pour vous , monsieur , que je sorte de cela aussi convaincu que vous l' êtes ... * Rouletabille dégagea doucement son poignet et répondit avec un calme parfait : - maintenant , monsieur , je ne puis plus rien vous prouver . - pourquoi ? -parce que l' escalade des agents a passé par-dessus ma preuve , monsieur ! -et , en vérité , il ne nous reste que votre parole ! Que votre foi en vous-même ! ... et si vous vous étiez trompé ? -il ne l' avouera jamais , papa , s' écria * Natacha ... ah ! C' est lui qui mériterait , à cette heure , le sort de * Michel * Nicolaïevitch ! ... n' est -ce pas ! N' est -ce pas que vous le savez ! Et que ce sera votre éternel remords ! ... n' est -ce pas qu' il y a quelque chose qui vous empêchera toujours de dire que vous vous êtes trompé ! ... c' est que vous avez fait tuer un innocent ! ... enfin ! Vous le savez bien ! Vous savez bien que je n' aurais pas introduit ici * Michel * Nikolaïevitch si j' avais su qu' il était capable de vouloir empoisonner mon père ! -ça , mademoiselle , répliqua * Rouletabille , en ne baissant pas les yeux sous le regard de foudre de * Natacha , ça , j' en suis sûr ! Et il mit un tel ton à dire cela que * Natacha continua de le fixer dans une angoisse incompréhensible . Ah ! Le croisement de ces deux regards ! La scène muette entre ces deux jeunes gens dont l' un voulait se faire comprendre et dont l' autre semblait redouter par-dessus tout d' avoir été comprise ! * Natacha murmura : - comme il me regarde ! ... voyez ! ... c' est le démon ... oui , oui , le domovoï ... le vrai domovoï ... mais prenez garde , malheureux , vous ne savez pas ce que vous avez fait ! Elle se tourna brusquement du côté de * Koupriane : - où est le corps de * Michel * Nikolaïevitch ? Dit -elle . Je veux le voir . Il faut que je le voie . * Féodor * Féodorovitch s' était laissé tomber , comme assommé , sur un fauteuil . * Matrena * Pétrovna n' osait se rapprocher de lui . Le géant paraissait frappé à mort , abattu à jamais . Ce que n' avaient pu faire ni les bombes , ni les balles , ni le poison , l' idée seule de la coopération de sa fille dans l' oeuvre d' horreur qui se tramait autour de lui , ou plutôt l' impossibilité où il était de comprendre l' attitude de * Natacha , sa mystérieuse conduite , le chaos de ses explications , ses cris insensés , ses protestations d' innocence , ses accusations , ses menaces , ses prières et tout son désordre , enfin , devant le fait certain , avoué de son entremise nocturne dans cette tragique aventure où * Michel * Nikolaïevitch avait trouvé la mort , l' avaient brisé , lui , * Féodor * Féodorovitch comme un fétu . Un instant , il s' était raccroché à quelque vague espoir en constatant que * Koupriane était moins assuré qu' il ne l' avait prétendu tout d' abord contre son officier d' ordonnance . Mais quoi ! Ceci n' était qu' un détail sans importance à ses yeux . Ce qui importait seul , c' était la signification de l' acte de * Natacha ; et la malheureuse ne paraissait même point se préoccuper de ce que lui , * Féodor , pouvait en penser . Pas une parole vraie pour le rassurer . Elle était là à se débattre entre * Koupriane , * Rouletabille et * Matrena * Pétrovna , défendant son * Michel * Nikolaïevitch pendant que lui , le père , après avoir failli la broyer tout à l' heure , était là , dans un coin , à agoniser . * Koupriane s' avança vers le malheureux et lui dit : - écoutez -moi bien , * Féodor * Féodorovitch . Celui qui vous parle est le grand maître de police par la volonté du tsar , et votre ami par la grâce de * Dieu . Si vous ne demandez pas devant nous , qui sommes au courant de tout et qui saurons garder le secret nécessaire , si vous ne demandez pas à votre fille la raison de sa conduite avec * Michel * Nikolaïevitch , et si elle ne nous répond pas , en toute sincérité , je n' ai plus rien à faire ici ! On a déjà chassé mes hommes de cette maison , comme indignes de garder le plus loyal sujet de sa majesté : je n' ai point protesté ; mais je viens à mon tour vous supplier de me prouver que l' ennemi le plus redoutable que vous ayez eu dans votre maison n' est point votre fille . Ces paroles qui résumaient nettement l' horrible situation furent comme un soulagement pour * Féodor . Oui , il fallait savoir . * Koupriane avait raison . Il fallait qu' elle parlât . Et il somma sa fille de s' expliquer , de tout dire ! De tout dire ! * Natacha fixa encore * Koupriane de son regard de " haine à mort " , puis se détourna de lui et répéta d' une voix ferme : - je n' ai rien à dire ! Gronda alors * Koupriane , le bras tendu . * Natacha poussa un cri de bête blessée et se roula aux pieds de son père . Elle l' entoura de ses bras suppliants . Elle le pressa sur sa poitrine . Elle sanglota sur son coeur . Et l' autre , ne comprenant toujours pas , la laissait faire , lointain , hostile , sombre . Alors , elle gémit , éperdue , et pleura avec éclat , et l' emphase dramatique dont elle enveloppa * Féodor sonnait comme des cris d' autrefois quand , au fond de l' appartement des femmes , le père tout-puissant s' apprêtait à châtier la coupable . - mon père ! Père chéri ! Regarde -moi ! ... regarde -moi ! ... aie pitié de moi ! Et ne demande pas que s' ouvre ma bouche qui doit rester close à jamais ... et crois -moi . Ne crois pas ces hommes ! Ne crois pas * Matrena * Pétrovna ! Est -ce que tu ne sens pas mon coeur contre ton coeur , mes larmes sur tes joues ! Est -ce que je ne suis pas ta fille ? ... ta fille très pure ! Ta * Natacha * Féodorovna ! ... je ne puis pas t' expliquer , non ! Non ! Sur la vierge , mère de * Jésus , je ne puis pas t' expliquer ? ... sur les saintes icones ... je ne puis pas ... sur ma mère que je n' ai pas connue , et que tu as remplacée , ô mon père ... ne me demande rien ! ... ne me demande plus rien ! ... mais serre -moi dans tes bras comme lorsque j' étais toute petite ... embrasse -moi , père chéri ! ... aime -moi ... je n' ai jamais autant eu besoin d' être aimée ! Aime -moi ! ... je suis malheureuse ! une malheureuse qui ne peut même pas se tuer sous tes yeux pour te prouver son innocence et son amour ! ... papa ! Papa ! ... à quoi te serviraient tes bras dans les jours qui te restent à vivre si tu ne veux plus me serrer sur ton coeur ! ... papa ! Papa ! ... elle roulait sa tête sur les genoux de * Féodor . Ses cheveux s' étaient dénoués et pendaient derrière elle dans un désordre noir , magnifique ... - regarde dans mes yeux ! ... regarde dans mes yeux ! ... vois comme ils t' aiment , batouchka ! ... batouchka ! ... mon batouchka chéri ! " maintenant * Féodor pleurait . Ses lourdes larmes venaient se mêler aux pleurs de * Natacha . Il lui releva la tête et lui demanda simplement , d' une voix brisée : - tu ne peux rien me dire maintenant ? mais quand me diras -tu ? * Natacha leva les yeux vers lui , puis son regard continua sa route vers le ciel et ses lèvres laissèrent échapper ce mot dans un souffle : - jamais ! * Matrena * Pétrovna , * Koupriane et le reporter frémirent dans l' attente auguste et terrible de ce qui allait se passer . * Féodor avait pris la tête de sa fille entre ses deux mains . Il considérait longuement ces yeux qui s' étaient levés vers le ciel , cette bouche qui venait de prononcer ce " jamais ! ... " puis , lentement , ses rudes lèvres vinrent se poser sur les lèvres pâles de la jeune fille . Et il la tint étroitement embrassée . Elle releva la tête triomphante , égarée , et le bras tendu vers * Matrena * Pétrovna : - il me croit , lui ! Il me croit ! Et vous m' auriez crue aussi si vous aviez été ma mère ! ... ayant dit , elle pencha la tête à la renverse et tomba sur le plancher , inanimée . * Féodor était déjà à genoux , la soignant , la dorlotant , chassant les autres : - allez-vous -en ! Allez-vous -en tous ! ... tous ! ... toi aussi , * Matrena * Pétrovna ! ... va -t'en ... ils disparurent épouvantés , balayés par son geste sauvage . Dans la petite datcha de * Kristowsky , il y a un cadavre . Des agents le veillent en attendant le retour de leur chef . Frappé à mort , * Michel * Nikolaïevitch est venu mourir là et les autres l' ont suivi jusqu'à son dernier soupir . Ils étaient derrière lui quand , râlant , il a pénétré sur les genoux , dans sa chambre . La petite * Katharina , la bohémienne , était là . Elle pencha sa petite tête énigmatique sur sa rapide agonie . Les autres fouillaient déjà partout , saccageant tout , faisant sauter les serrures et les tiroirs des meubles , mettant à sac les placards . Et leurs investigations firent tout le tour de la maison , s' en allèrent jusqu'au fond des paillasses éventrées , ne respectèrent point le logis de * Boris * Mourazof , absent cette nuit -là . Ils fouillent ... ils fouillent ... et s' ils n' ont rien , absolument rien trouvé chez * Michel , ils ont déniché une multitude de paperasses chez * Boris : des livres d' * Occident , des essais d' économie politique , une histoire de la révolution française , des vers capables de le faire pendre . Ils ont tout mis en tas sous scellés . Pendant ce temps , * Michel expirait entre les bras de * Katharina qui lui avait ouvert , sur la poitrine , sa tunique , arraché sa chemise sans doute pour lui faciliter ses derniers soupirs . Le malheureux avait reçu , en nageant , car il s' était jeté dans la * Néva , une balle derrière la tête . C' était miracle qu' il eût pu se traîner jusque -là . Il espérait sans doute pouvoir mourir en paix dans cette maison . Il croyait évidemment pouvoir l' atteindre , après avoir éventé ses limiers . Il ne savait pas que son dernier refuge avait été dénoncé . Et maintenant les agents ont terminé leur besogne , de la cave au grenier . * Koupriane , de retour de la villa * Trébassof , les rejoint . Il est suivi par * Rouletabille . Le reporter ne peut supporter la vue de ce cadavre encore chaud , aux yeux grand ouverts qui semblent le regarder , lui reprocher sa mort . Il se détourne avec dégoût et peut-être avec effroi . * Koupriane a saisi ce mouvement : - des regrets ? Lui demande le maître de police . - oui ! Fait * Rouletabille . Il faut toujours regretter un mort . Et , cependant , celui -là était un bandit , un bandit de droit commun . Mais je regrette sincèrement qu' il soit mort avant qu' il ait été confondu . - à la solde des nihilistes ? C' est toujours votre avis ? Interrogea * Koupriane . - oui . -vous savez que l' on n' a rien découvert chez lui . On n' a trouvé de papiers intéressants que chez * Boris * Mourazof . -ah ! -que dites -vous de cela ? -rien ! * Koupriane interroge encore ses hommes . Ceux -ci lui répondent : non , on n' a rien découvert , rien chez * Michel . Et soudain * Rouletabille constate que la conversation des agents et de leur chef devient plus animée . * Koupriane se montre en colère , violent , leur fait des reproches . Les uns se sauvent , vivement , avec des paroles précipitées . * Koupriane sort . * Rouletabille le suit . Que se passe -t-il ? Il ne peut l' arrêter , mais , arrivant derrière lui , il le lui demande . Alors , en quelques mots brefs , et en marchant toujours devant lui , * Koupriane , sans tourner la tête , lui dit qu' il vient d' apprendre que ses agents ont laissé un instant la petite bohémienne , * Katharina , seule avec l' officier expirant . * Katharina était la petite femme de ménage de * Michel et de * Boris . Elle devait connaître les secrets de l' un et de l' autre . Il était élémentaire que l' on eût l' oeil sur elle ; or , on ne sait ce qu' elle est devenue . Il faut la chercher , la retrouver absolument , car elle a ouvert la tunique de * Michel et c' est peut-être là la raison pour laquelle on n' a trouvé aucun papier sur le moribond , quand les agents l' ont fouillé ! Cette absence de papiers , de portefeuille , n' est pas naturelle . La chasse commence dans le petit jour rose des îles , déjà teinté de sang . Quelques agents crient des indications . On court sous les arbres , car on est presque certain qu' elle a pris le petit sentier conduisant au pont qui joint * Kristowsky à * Kameny * Ostrow . Quelques nouveaux renseignements jetés par d' autres agents qui accourent , qui surgissent à droite et à gauche de la route , confirment cette hypothèse . Et pas une voiture ! On court . * Koupriane est un des premiers . * Rouletabille ne le quitte pas d' une semelle . Mais il ne le dépasse pas . Tout à coup des cris , des appels entre agents . On se montre quelque chose là-bas qui glisse sur une pente . C' est la petite . Elle file comme le vent . Course éperdue . On traverse * Kameny * Ostrow . " ah ! Une voiture ! Un cheval ! Soupire * Koupriane qui a laissé son équipage à * élaguine . La preuve est là ! C' est la preuve de tout qui nous échappe ! ... le terrain maintenant est découvert . On distingue très bien * Katharina qui est arrivée au pont * élaguine . La voilà dans * élaguine * Ostrow . Que fait -elle ? Se rend -elle à la villa * Trébassof ? Que veut dire ceci ? Non , elle se rejette sur la droite . Les agents galopent derrière elle ! Elle est encore loin . Elle paraît infatigable . Maintenant elle a disparu , sous les arbres , dans les futaies , toujours sur la droite . * Koupriane pousse un cri de joie . Où qu' elle aille , elle est prise . Il donne quelques ordres haletants pour qu' on barre l' île . Elle ne peut plus s' échapper ! Elle ne peut plus s' échapper ! Mais où va -t-elle ? * Koupriane connaît cette île -là mieux mieux que personne . Il prend un plus court chemin pour rejoindre l' autre rive vers laquelle * Katharina semblait se diriger et tout à coup il tombe presque sur la petite qui s' est laissé surprendre , qui jette un cri et qui se sauve à nouveau , à toutes jambes . - arrête , ou je tire ! Crie * Koupriane en russe . Et il sort son revolver . Mais une main le lui a arraché . - pas ça ! Fait * Rouletabille , qui jette l' arme loin de lui . * Koupriane , jurant , reprend sa course . La fureur décuple ses forces , son agilité ; il va atteindre * Katharina à bout de souffle ; mais * Rouletabille s' est jeté dans ses jambes et tous deux roulent sur l' herbe . Quand le grand maître de police se relève , c' est pour voir * Katharina gravir en toute hâte l' escalier qui conduit à la * Barque , le restaurant flottant de la * Strielka . * Koupriane , maudissant * Rouletabille , mais croyant enfin tenir facilement sa proie , se dirige à son tour vers la barque , à l' intérieur de laquelle la petite vient de s' engouffrer . Il met le pied sur la première marche de l' escalier . Sur la dernière , descendant du petit navire de fête , une silhouette se dresse : c' est celle du prince * Galitch . * Koupriane en reçoit comme un coup qui l' arrête net dans son ascension . * Galitch a un air rayonnant auquel le maître de police ne saurait se tromper . évidemment * Koupriane arrive en retard . Il en a le sentiment profond , la certitude . Et cette présence du prince sur la barque lui explique d' une façon définitive le pourquoi de la course de * Katharina . Si la bohémienne a chipé les papiers ou le portefeuille du mort , c' est maintenant le prince qui a le tout dans sa poche . * Koupriane , en voyant le prince passer devant lui , frémit . Le prince le salue et s' amuse avec quelque ironie de sa mine interloquée : - eh bien ? Lui dit -il , comment vous portez -vous , mon cher monsieur * Koupriane . Votre excellence est levée de bien bonne heure , me semble -t-il . à moins que ce ne soit moi qui me couche trop tard . - prince , fait * Koupriane , mes hommes sont à la poursuite d' une petite bohémienne , une nommée * Katharina , bien connue dans les restaurants où elle chante . Nous l' avons vue monter dans la barque . L' auriez -vous rencontrée par hasard ? -ma foi , * Monsieur * Koupriane , je ne suis point le concierge de la barque et je n' ai rien remarqué du tout , ni personne . Du reste , je suis d' un naturel un peu rêveur . Pardonnez -moi . - prince , il n' est point possible que vous n' ayez point vu * Katharina . - eh ! Monsieur le maître de police , si je l' avais vue , je ne vous en dirais rien , puisque vous la poursuivez . Me prenez -vous pour quelqu' un de vos limiers ? On dit que vous en avez dans tous les mondes , mais je vous affirme que je n' ai pas encore passé à votre caisse . Il y a erreur , * Monsieur * Koupriane . Et le prince resalua . Mais * Koupriane l' arrêta encore : - prince , songez que ceci est très grave . * Michel * Nikolaïevitch , l' officier d' ordonnance du général * Trébassof , est mort , et cette petite a volé ses papiers sur son cadavre . Toutes les personnes qui auront parlé à * Katharina seront soupçonnées . C' est une affaire d' état , monsieur , qui peut mener très loin . Pouvez -vous me jurer que vous n' avez pas vu * Katharina , que vous ne lui avez pas parlé ? Le prince regarda * Koupriane avec un air d' insolence tel que le maître de police pâlit de rage . Ah ! S' il avait pu ! ... s' il avait pu ... mais on ne touchait pas à celui -là ! ... * Galitch s' éloigna sans ajouter un mot et ordonna au schwitzar de lui faire avancer sa voiture . - c' est bien ! Fit * Koupriane , je ferai mon rapport au tsar . * Galitch se retourna . Il était aussi pâle que * Koupriane . -en ce cas , monsieur , fit -il , n' oubliez pas d' y ajouter que je suis le plus humble sujet de sa majesté ! L' équipage avançait . Le prince monta . Koupriane le regarda s' éloigner , la rage dans le coeur et les poings crispés . à ce moment , ses hommes le rejoignaient : - allez ! Cherchez ! Leur fit -il brutalement en leur montrant la barque . Ils se précipitèrent dans l' établissement , pénétrèrent dans les salles intérieures . On entendit des cris de méchante humeur , des protestations . Certainement , les derniers soupeurs ne se montraient point enchantés de cette invasion soudaine de la police . Les agents faisaient lever tout le monde , regardaient sous les tables , sous les banquettes , sous les nappes pendantes . Ils visitèrent l' office , la cale , tout . Pas de * Katharina . Soudain * Koupriane , qui attendait le résultat de la perquisition , appuyé au bastingage , en regardant vaguement l' horizon , tressaillit . Là-bas , tout là-bas , de l' autre côté du large fleuve , entre un petit bois et le staraia derevnia , une légère embarcation abordait . Et un petit point noir en sautait , comme une puce . * Koupriane reconnut , dans ce petit point noir , * Katharina . Elle était sauvée . Maintenant , il ne pouvait l' atteindre . C' était bien inutile de la chercher dans ce quartier bizarre où ses congénères de * Bohême vivaient en maîtres avec des coutumes , des libertés , des franchises qui n' avaient jamais été violées . Toute la population bohémienne de la capitale se serait soulevée . Et puis , à quoi bon maintenant * Katharina ? C' est le prince * Galitch qu' il aurait fallu prendre . Un de ses hommes s' approcha de lui : - malheur ! Fit -il . Nous n' avons point trouvé * Katharina et cependant elle est venue ici . Elle s' est rencontrée , une seconde , avec le prince * Galitch , lui a remis quelque chose , et est descendue dans le canot du bord . - parbleu ! Fit le maître de police en haussant les épaules , j' en étais sûr . Il était de plus en plus exaspéré . Il descendit sur la rive et la première personne qu' il vit fut * Rouletabille qui l' attendait sans impatience , philosophiquement assis sur un banc . - je vous cherchais , cria -t-il . Nous l' avons manquée par votre faute ! Si vous ne vous étiez pas jeté dans mes jambes ! -je l' ai fait exprès ! Déclara le reporter . - hein ? ... qu' est -ce que vous dites ? ... vous l' avez ... vous l' avez fait exprès ? * Koupriane suffoquait . - excellence ! Fit * Rouletabille , en le prenant par le bras , calmez -vous , on nous regarde . Allons prendre une tasse de thé chez * Cubat . Tout doucement , là ... en nous promenant ... - m' expliquerez -vous ? ... - mon dieu ! Excellence , rappelez -vous que je vous ai promis , en échange de la vie de votre prisonnier , la vie du général * Trébassof . Eh bien , en me jetant dans vos jambes et en vous empêchant de joindre * Katharina , je lui ai sauvé la vie , au général ! ... c' est bien simple ! ... - vous voulez rire ? Est -ce que vous vous moqueriez de moi ? Mais le maître de police vit bien que * Rouletabille ne riait pas du tout et qu' il ne se moquait de personne . - monsieur , insista -t-il , puisque vous parlez sérieusement , je voudrais bien comprendre ... - c' est inutile ! Dit * Rouletabille ... il est même nécessaire que vous ne compreniez pas ... - mais enfin ... - non , non , je ne puis rien vous dire ... - quand donc me direz -vous quelque chose qui me fera comprendre votre invraisemblable conduite ? * Rouletabille l' arrêta et , solennellement , lui déclara : - * Monsieur * Koupriane , rappelez -vous ce que * Natacha * Féodorovna , en levant ses beaux yeux au ciel , a répondu à son père , qui , lui aussi , voulait comprendre : jamais ! XI le poison continue à dix heures du matin , * Rouletabille se présenta à la villa * Trébassof qui avait retrouvé sa garde d' agents secrets , garde doublée , car * Koupriane était persuadé que les nihilistes ne tarderaient pas à vouloir venger la mort de * Michel . * Rouletabille ne fut reçu que par * Ermolaï qui ne le laissa pas entrer . L' intendant lui donna en russe des explications que le jeune homme ne comprit pas , ou plutôt * Rouletabille comprit très bien que , désormais , la porte de la villa , pour lui , était consignée . En effet , il demanda vainement à voir le général , * Matrena * Pétrovna et * Mlle * Natacha . L' autre ne savait répondre que niet , niet , niet . Le reporter s' en retourna donc sans avoir vu personne . Son air était des plus mélancoliques . Il revint dans la ville , à pied , longue promenade pendant laquelle il agita les pensers les plus sombres . En passant près du département de la police , il résolut de revoir * Koupriane , entra et se fit annoncer . Introduit tout de suite auprès du grand maître , il le trouva penché sur un long rapport qu' il finissait de compulser avec une certaine agitation . - voici ce que m' envoie * Gounsovski , fit -il de sa voix la plus rude en montrant le rapport . * Gounsovski , " pour me rendre service " , veut bien me faire savoir qu' il n' ignore rien de ce qui s' est passé , cette nuit , à la datcha * Trébassof . Il m' avertit que les révolutionnaires ont décidé d' en finir au plus tôt avec le général et que deux d' entre eux ont reçu la mission de s' introduire sous n' importe quel prétexte dans la datcha . Le mode d' attentat serait le suivant : ils porteraient sur eux les bombes , qu' ils feraient exploser sur eux et avec eux quand ils se trouveraient aux côtés du général . Quelles sont les deux victimes désignées de cette horrible vengeance et qui ont accepté de gaieté de coeur cette mort par l' explosion ? Voilà ce que nous ne savons pas . Voilà ce que nous saurions peut-être si vous ne m' aviez pas empêché de saisir les papiers qui se trouvent maintenant en possession du prince * Galitch , termina * Koupriane en se tournant avec hostilité du côté de * Rouletabille . Celui -ci était devenu très pâle . - ne regrettez point ces papiers -là , fit le reporter , c' est moi qui vous le dis . Mais ce que vous m' annoncez ne me surprend pas . ils doivent croire que * Natacha les a trahis ! -ah ! Vous voyez donc bien qu' elle est sciemment leur complice ! -je n' ai pas dit ça et je ne puis le croire ... mais je me comprends , et vous , vous ne pouvez pas me comprendre . Seulement , sachez bien une chose , c' est que , en ce moment , je suis le seul à pouvoir vous sauver de cette horrible situation . Pour cela , il faut que je voie * Natacha tout de suite . Faites-le -lui savoir ; je ne quitte pas mon hôtel . Et * Rouletabille , après avoir salué * Koupriane , s' en alla . Deux jours se passèrent pendant lesquels * Rouletabille ne reçut aucune nouvelle ni de * Natacha , ni de * Koupriane et tenta en vain de les voir . Il fit un voyage de quelques heures en * Finlande , alla jusqu'à * Pergalowo , s' isola du côté de la frontière , sur des chemins et dans un pays que l' on disait fréquentés des révolutionnaires ; puis revint , très inquiet , à son hôtel , après avoir écrit une dernière lettre à * Natacha , implorant une entrevue . Les minutes s' écoulaient très lentes pour lui , dans le vestibule de l' hôtel dont il semblait avoir fait sa demeure définitive . Installé sur une banquette , il semblait faire partie du personnel de l' hôtel et plus d' un voyageur le prit pour un interprète . D' autres pensèrent à un agent de la police secrète chargé de surveiller la mine des entrants et des sortants . Qu' attendait -il donc ? Qu' * Annouchka revînt déjeuner ou dîner en cet endroit qu' elle fréquentait quelquefois ? Et , en même temps , surveillait -il l' habitation d' * Annouchka dont le quartir se trouvait juste en face ? En ce cas , il devait être très à plaindre , car * Annouchka n' avait reparu ni chez elle , ni à l' hôtel , ni même à l' établissement * Krestowsky qui avait été obligé de supprimer son numéro de chant . * Rouletabille pensait naturellement , à ce propos , qu' il devait y avoir là-dessous quelque vengeance de * Gounsovski , lequel ne pouvait avoir oublié la façon dont il avait été traité . Et le reporter voyait déjà la pauvre chanteuse , malgré toutes ses protections et la reconnaissance de la famille impériale , prendre le chemin des steppes sibériens ou des cachots de * Schlusselbourg . " tout de même , quel pays ! " murmurait -il . Mais sa pensée quittait vite * Annouchka pour revenir à l' objet de son unique préoccupation . Il n' attendait , il ne voulait qu' une chose , et le plus rapidement possible : voir * Natacha . Quand le facteur entrait , le coeur du pauvre * Rouletabille battait bien fort . C' est que , de la réponse qu' il persistait à attendre , dépendait la partie formidable qu' il était décidé à jouer avant de quitter la * Russie . Il n' avait encore rien fait jusqu'ici , s' il ne gagnait pas cette partie -là ! Et la lettre n' arrivait pas . Et le facteur s' en allait , et le schwitzar , après avoir examiné toutes les adresses , lui faisait un signe négatif ? Ah ! Les chasseurs qui entraient ! Et les commissionnaires ! Comme il les dévisageait ! Mais ils ne venaient jamais pour lui . Enfin , le deuxième jour , à six heures du soir , un homme vêtu d' un paletot au col de faux astrakan se présenta et remit au concierge une lettre pour * Gaspadine * Rouletabille . Le reporter sauta dessus . Pendant que l' homme disparaissait , il décacheta et lut . D' abord , une immense déception ; la lettre n' était pas de * Natacha . Elle était de * Gounsovski . Voici ce qu' il disait : " mon cher * Monsieur * Joseph * Rouletabille , si cela ne vous dérange point , voulez -vous venir dîner , aujourd'hui , avec moi ... je viens de recevoir des gélinottes dont vous me direz des nouvelles . Je vous attendrai jusqu'à neuf heures . * Mme * Gounsovski sera enchantée de faire votre connaissance . Croyez -moi votre tout dévoué . * Gounsovski . " * Rouletabille réfléchit et dit : " j' irai . Il doit avoir vent de ce qui se prépare , et moi je ne sais pas où est passée * Annouchka . J' ai plus à apprendre de lui , que lui de moi . Enfin , comme dit * Athanase * Georgevitch , on peut toujours regretter de ne pas avoir accepté l' honnête invitation du chef de l' okrana . " de six heures à sept heures , il attendit vainement encore la réponse de * Natacha . à sept heures , il songea à faire sa toilette . Or , comme il se levait , un commissionnaire survint . C' était encore une lettre pour * Gaspadine * Rouletabille ; et , cette fois , elle était de la jeune fille , qui lui disait : " le général * Trébassof et ma belle-mère seraient très heureux de vous avoir aujourd'hui à dîner . Quant à moi , monsieur , vous me pardonnerez la consigne qui vous a fermé , pendant quelques jours , une demeure où vous avez rendu des services que je n' oublierai de ma vie . " ceci se terminait par une vague formule de politesse . Le reporter , la lettre entre les mains , resta pensif . Il avait l' air de se demander : " est -ce de la chair ou du poisson ? " cette lettre était -elle un remerciement ou une menace ? Voilà ce qu' il n' aurait su dire . Enfin , il serait bientôt renseigné , car il était tout à fait décidé à accepter cette invitation . Tout événement qui le rapprochait , dans le moment , de * Natacha était d' un intérêt capital . Une demi-heure plus tard il donnait l' adresse de la villa d' * élaguine à un isvotchick ; et bientôt il descendait devant la grille où * Ermolaï semblait l' attendre . * Rouletabille était si bien pris par la pensée de l' entretien qu' il allait avoir avec * Natacha qu' il en avait complètement oublié cet excellent * M * Gounsovski et son invitation . Le reporter trouva tous les agents de * Koupriane faisant une chaîne infranchissable autour de la maison et se surveillant les uns les autres . * Matrena n' avait voulu aucun agent dans la maison . Il montra le mot de * Koupriane et passa . * Ermolaï vint à la rencontre de * Rouletabille , le visage épanoui . Il semblait tout heureux de le revoir . Il le salua au plus bas et lui adressa des compliments auxquels le reporter ne comprit goutte et qui eurent presque le don de l' agacer . * Rouletabille passa outre , pénétra dans le jardin , et là aperçut , tout de suite , * Matrena * Pétrovna qui se promenait avec sa belle-fille . Elles semblaient au mieux toutes les deux . Toute la propriété avait un air de tranquillité parfaite et ses habitants semblaient avoir complètement oublié la sombre tragédie de l' autre nuit . * Matrena et * Natacha s' en vinrent en souriant au-devant du jeune homme qui demanda des nouvelles du général . Elles se retournèrent toutes deux et lui montrèrent * Féodor * Féodorovitch qui lui adressait des signes d' amitié du haut du kiosque où il semblait bien qu' on eût déjà transporté tout le service des zakouskis ; on allait sans doute dîner dehors par cette belle nuit blanche . - il va très bien , très bien , cher petit domovoï , disait * Matrena . Comme il va être content de vous voir et de vous remercier ! Et moi donc ! Si vous saviez comme j' ai souffert de votre absence , moi , qui savais combien ma fille était injuste envers vous . Cette chère * Natacha ! Elle sait ce qu' elle vous doit , allez , maintenant ! Elle ne doute plus de votre parole , ni de votre chère intelligence , petit envoyé du bon * Dieu ! Ce * Michel * Nikolaïevitch était un monstre et il a été puni comme il le méritait . Vous savez qu' on a maintenant la preuve à la police que c' était un des plus dangereux agents du comité central . Lui , un officier ! à qui se fier , maintenant , à qui se fier ? -et * M * Boris * Mourazof , vous l' avez revu ? Demanda * Rouletabille . - * Boris est revenu nous voir hier pour nous faire ses adieux , mais nous ne l' avons pas reçu , suivant les ordres de la police . * Natacha lui a écrit pour lui faire part de la consigne de * Koupriane . Nous avons reçu des lettres de lui . Il quitte * Pétersbourg . -comment cela ? -oui , après l' affreux drame qui a ensanglanté sa petite demeure de * Kristowsky , quand il eut appris dans quelles circonstances * Michel * Nikolaïevitch avait trouvé la mort , et après qu' il eut subi lui-même un sérieux interrogatoire de la police , et qu' il eut constaté que cette police avait pillé sa bibliothèque et saccagé ses papiers , il a donné sa démission et il a résolu de vivre , désormais , au fond des champs , sans plus voir personne , comme un philosophe et comme un poète qu' il est . En ce qui me concerne , je lui donne absolument raison . Quand on est poète , il est bien inutile de vivre comme un soldat . Quelqu' un l' a dit , dont je ne sais plus le nom , et , quand on a des idées qui peuvent froisser tout le monde , il est préférable , en vérité , de vivre tout seul . * Rouletabille regarda * Natacha , qui était aussi pâle que sa guimpe et qui n' ajouta rien au verbiage de sa belle-mère . Ils étaient arrivés près du kiosque . * Rouletabille salua le général qui lui cria de monter . Et , comme le jeune homme lui tendait la main , il l' attira rudement à lui et l' embrassa . Pour montrer à * Rouletabille comment il commençait à être ingambe , * Féodor * Féodorovitch marcha dans le kiosque avec le seul appui d' une petite canne . Il allait , venait , avec une sorte de gaieté maladive et furieuse : - ils ne m' auront pas , les c ... ! Ils ne m' auront pas ! en voilà un ( il pensait à * Michel * Nikolaïevitch ) qui me voyait tous les jours , qui était là pour ça ! ... eh bien , je vous demande où il est maintenant ! Et moi , je suis toujours là ! Oui ... oui ... d' attaque ! ... toujours là ! ... bon oeil et je commence à avoir bon pied ! Ah ! On verra ! ... tenez ! Je me rappelle ... quand j' étais à * Tiflis ... il y a eu une insurrection dans le * Caucase ... on s' est battu . Plusieurs fois , j' ai été littéralement passé par les armes ! Autour de moi , mes camarades tombaient comme des mouches ! Moi , rien ! Pas ça ! ... et allez donc ! ... ils ne m' auront pas ! Ils ne m' auront pas ! ... vous savez qu' ils doivent maintenant venir à moi comme des bombes vivantes ! Oui , ils ont encore trouvé celle -là ... je ne puis plus serrer la main d' un ami sans craindre de le voir exploser ! ... comment " la " trouvez -vous ? Mais ils ne m' auront pas ! ... allons , buvons à ma santé ! Un petit verre de votka pour nous mettre en appétit ! ... vous voyez , jeune homme , nous allons prendre les zakouskis ici ... quel panorama merveilleux ! On domine tout d' ici ! ... si l' ennemi vient , ajouta -t-il , avec un gros rire singulier , on ne manquera pas de le découvrir ! En effet , le kiosque s' élevait au-dessus du jardin et il était isolé , ne s' appuyant à aucun mur . Et il était à claire-voie . Son toit ne laissait tomber aucune branche de feuillage . Aucun arbre ne masquait la vue . Sur la table champêtre de bois grossier on avait étendu une courte nappe que couvraient déjà les zakouskis . C' était un dîner servi en plein ciel . Une assiette et un verre dans l' azur . Le temps était d' une douceur charmante . Et , comme le général était gai , le repas aurait pu s' annoncer des plus agréables si * Rouletabille ne s' était aperçu déjà que * Matrena * Pétrovna et * Natacha étaient lugubres . Et même le reporter ne tarda pas à constater que toute la jovialité du général était un peu excessive pour n' être point forcée . On eût dit que * Féodor * Féodorovitch parlait pour s' étourdir , pour ne point penser . Ce dont il était , du reste , fort excusable , après le drame inouï de l' autre nuit . * Rouletabille remarqua encore que le général ne regardait jamais sa fille , même en lui parlant . Il y avait entre eux un trop formidable mystère pour que cette gêne n' allât point , chaque jour , en s' accentuant ; et * Rouletabille , involontairement , secoua la tête , très triste à son tour . Ce mouvement fut surpris par * Matrena * Pétrovna qui lui serra la main en silence . - eh bien , fit le général , eh bien , mes enfants , et cette votka ? Où est -elle ? De fait , parmi toutes les bouteilles qui garnissaient la table aux zakouskis , le général cherchait en vain le flacon de votka . Et comment dîner si on ne s' était pas préparé à cet acte important par l' absorption rapide de deux ou trois petits verres d' eau-de-vie blanche , entre deux ou trois tartines de caviar ? - * Ermolaï l' aura oublié dans la cave aux liqueurs , fit * Matrena . La cave aux liqueurs était dans la salle à manger . Elle se disposait déjà à l' aller chercher , quand * Natacha descendit rapidement le petit escalier en criant : - reste ici , mama , j' y vais . - mais ne vous dérangez donc pas , je sais où c' est , s' écria * Rouletabille . Et il s' était déjà élancé derrière * Natacha . Celle -ci n' avait pas suspendu sa course . Les deux jeunes gens arrivèrent en même temps dans la salle à manger . Ils étaient seuls . C' est bien ce qu' avait prévu * Rouletabille . Là , il arrêta * Natacha et , se plaçant bien en face d' elle : - pourquoi , mademoiselle , ne m' avez -vous pas répondu plus tôt ? -parce que je ne veux avoir aucun entretien avec vous ! ... - s' il en était ainsi , vous ne seriez pas venue jusqu'ici où vous étiez sûre que je vous rejoindrais . Elle hésita , dans un émoi incompréhensible pour tout autre peut-être que * Rouletabille . - eh bien oui ! ... j' ai voulu pouvoir vous dire : ne m' écrivez plus ! Ne me parlez plus ! Ne me voyez plus ! Partez , monsieur , partez ! ... il y va de votre vie ! Et si vous avez deviné quelque chose , oubliez -le ! Ah ! Sur la tête de votre mère , oubliez -le ou vous êtes perdu ! Voilà ce que je voulais vous dire ... et maintenant : allez-vous -en ! Elle lui prit la main dans un véritable mouvement de sympathie , qu' elle sembla regretter aussitôt ... - allez-vous -en ! Répéta -t-elle . * Rouletabille la retint encore malgré elle . Elle se détournait de lui , elle ne voulait plus l' entendre . - mademoiselle , fit -il , vous êtes plus surveillée que jamais ! ... qui est -ce qui remplacera * Michel * Nikolaïevitch ? ... - malheureux ! Taisez -vous ! ... taisez -vous ! -je suis là , moi ! ... il avait dit ça si bravement qu' elle en eut tout de suite les larmes aux yeux : - mon petit ! ... mon petit ! ... mon brave petit ! ... elle ne savait plus que dire . L' émotion empêchait les mots de passer ... et cependant il fallait , il fallait qu' elle lui fît comprendre qu' il n' y avait rien à faire , rien à faire pour lui , dans cette triste histoire ... - jamais ! ... s' ils savaient ce que vous venez de me dire , de me proposer là , vous seriez mort demain ! ... qu' ils ne se doutent jamais ... et surtout ne tentez plus de me revoir ... rejoignez papa tout de suite ... il y a trop longtemps que vous êtes ici ... s' ils le savaient ... car ils savent tout ... et ils sont partout et ils ont des oreilles partout ! ... - mademoiselle ! Encore un mot , un seul ... doutez -vous maintenant que * Michel ait voulu empoisonner votre père ? - ah ! Je veux le croire ! Je veux le croire ! ... je veux le croire pour vous , mon pauvre enfant ! * Rouletabille demandait ou plutôt attendait autre chose . Ce " je veux le croire pour vous , mon pauvre enfant ! " ... était loin de le satisfaire . Elle le vit blêmir . Elle tenta de le rassurer , tandis que ses mains tremblantes soulevaient le couvercle de la cave à liqueurs : - ce qui me fait croire que vous avez tout à fait raison , c' est que je me suis rendu compte moi-même qu' il n' y a qu' une seule et même personne , comme vous dites , qui soit montée par la fenêtre du petit balcon ... oui ... oui ... de cela on ne peut pas douter et vous avez bien raisonné ... mais l' autre la harcelait déjà : - et , cependant , malgré cela , vous n' êtes point tout à fait sûre , puisque vous dites : je veux le croire , mon pauvre enfant . - * Monsieur * Rouletabille , on peut avoir tenté d' empoisonner mon père et n' être point venu par la fenêtre ! -ah ! Non ! Cela ... c' est impossible ! ... - rien ne leur est impossible ! Et elle détourna la tête encore ... - tiens ! Tiens ! Tiens ! ... fit -elle avec une voix toute changée et toute indifférente , comme si elle voulait ne plus être pour le jeune que " la demoiselle de la maison " ... tiens ! La votka n' est pas dans la cave à liqueurs ! Qu' en a donc fait * Ermolaï ? Elle courut au buffet et trouva le flacon : - ah ! La voilà , papa va être content ! ... * Rouletabille était déjà redescendu dans le jardin . " si elle n' a que cela pour son doute , se disait -il , je puis me rassurer . on ne pouvait venir que de la fenêtre . Et il n' en est venu qu' un , et c' était celui -là ! ... la jeune fille l' avait rejoint avec son flacon . Ils rejoignirent le général qui , en attendant sa votka , s' amusait à expliquer à * Matrena * Pétrovna ce que c' était que la constitution " . Il avait vidé une boîte d' allumettes sur la table et il la rangeait avec soin . - venez ! Cria -t-il à * Natacha et à * Rouletabille ... venez que je vous explique aussi ce que c' est que la constitution . Curieux , les jeunes gens se penchèrent sur la démonstration , et tous les yeux , dans le kiosque , étaient sur les allumettes . - vous voyez cette allumette , disait * Féodor * Féodorovitch , c' est l' empereur ... et cette autre allumette , c' est l' impératrice ... et celle -ci , c' est le tsarewitch ... et celle -là , le grand-duc * Alexandre * Nikolaïevitch ... et celles -là , les autres grands-ducs ... voilà maintenant les ministres , et puis les principaux des tchinownicks , et puis les généraux ... là , ce sont les métropolites . Toute la boîte d' allumettes y avait passé , et chaque allumette était à sa place comme il convient dans un empire où l' étiquette n' a pas perdu ses droits ... - eh bien , continuait le général , veux -tu savoir , * Matrena * Pétrovna , ce que c' est qu' une constitution ? ... voilà ! ... voilà ce que c' est que la constitution ! ... et le général , d' un tour de main , mêla toutes les allumettes . * Rouletabille riait , mais la bonne * Matrena * Pétrovna dit : - je ne comprends pas , * Féodor * Féodorovitch . - eh ! Cherche l' empereur , maintenant ! Cette fois * Matrena * Pétrovna comprit . Elle rit bien , elle rit aux éclats , et * Natacha aussi rit . Enchanté de son succès , * Féodor * Féodorovitch saisit un des petits verres que * Natacha avait remplis de votka en arrivant . - écoutez , mes enfants , fait -il , nous allons toujours commencer les zakouskis ... * Koupriane devrait déjà être ici . Ce disant , tenant toujours un petit verre d' une main , il cherche de l' autre sa montre dans la poche de son gilet et en sort un magnifique oignon dont on entend distinctement le tic tac : - ah ! Ah ! La montre est revenue de chez l' horloger ! Fait remarquer * Rouletabille en souriant à * Matrena * Pétrovna . à ce qu' il paraît , elle est magnifique ! -elle est d' un fort joli travail ! Fit le général . Elle me vient de mon grand-père , voyez ! Elle marque les secondes et les phases de la lune et elle sonne l' heure et les demi-heures . * Rouletabille , penché sur la montre , admira . - vous attendiez * M * Koupriane à dîner ? Demanda le jeune homme , toujours en regardant la montre . - oui , mais , puisqu' il est si en retard , tant pis ! à votre santé , mes enfants ! Dit le général en remettant dans sa poche l' oignon que lui rendait * Rouletabille . -à votre santé , * Féodor * Féodorovitch , reprit , avec sa tendresse accoutumée , * Matrena * Pétrovna . * Rouletabille et * Natacha ne firent que tremper leurs lèvres dans la votka , mais * Féodor et * Matrena burent leur eau-de-vie à la russe , d' un seul coup , haut le coude , la vidant à fond et en envoyant carrément le contenu au fond de la gorge . Ils n' avaient point plutôt accompli ce geste que le général poussait un juron formidable et s' essayait à rejeter ce qu' il venait d' avaler de si bon coeur . De son côté , * Matrena crachait aussi , regardant avec épouvante le général . - qu' est -ce qu' il y a ? Qu' est -ce qu' on a mis dans la votka ? S' écria * Féodor . - qu' est -ce qu' on a mis dans la votka ? Répétait * Matrena * Pétrovna d' une voix sourde et les yeux hors de la tête . Les deux jeunes gens s' étaient précipités sur les deux malheureux . Le masque de * Féodor prenait un air d' atroce souffrance . - nous sommes empoisonnés ! ... s' écria le général , entre deux hoquets ... je brûle ! Prête à devenir folle , * Natacha avait pris la tête de son père dans ses mains ; elle lui criait : - vomis , papa ! Vomis ! ... - il faut envoyer chercher un vomitif , clama * Rouletabille , qui soutenait le général , lequel lui avait glissé dans les bras ... * Matrena * Pétrovna , dont on entendait les efforts rauques , se jeta au bas du kiosque , traversa le jardin en courant comme si elle avait le feu à ses jupes , bondit dans la véranda ... pendant ce temps , le général parvenait à se soulager , grâce à * Rouletabille qui lui avait enfoncé une cuiller dans la bouche . * Natacha ne savait plus que gémir : " mon * Dieu ! ... mon * Dieu ! ... mon * Dieu ! ... " * Féodor * Féodorovitch se tenait les entrailles , en répétant : " je brûle , je brûle ! ... " la scène était effroyablement tragique et burlesque à la fois . Pour ajouter à ce burlesque , la montre du général se mit à sonner huit heures dans sa poche . Et * Féodor * Féodorovitch se dressa dans un effort suprême : " oh ! C' est épouvantable ! " * Matrena * Pétrovna accourait le visage rouge , violacé . Elle étouffait ... sa bouche râlait ; mais elle tendait quelque chose , un petit sac qu' elle agitait , dont elle versa la poudre , en tremblant affreusement , dans les deux premiers verres vides qui étaient à sa portée et qui étaient ceux où elle et le général avaient déjà bu . Et c' est elle encore qui eut la force de les remplir d' eau , car * Rouletabille était annihilé par le général qu' il tenait toujours dans ses bras ; et * Natacha ne considérait , ne regardait que son père , penchée sur lui , comme pour suivre le progrès du terrible poison ... pour lire dans ses yeux si c' était le salut ou la mort : " de l' ipéca ! " râla * Matrena * Pétrovna , et ce fut elle qui fit boire le général . Elle ne but qu' après lui . L' héroïque femme avait dû dépenser une force surhumaine pour aller chercher elle-même , dans sa pharmacie , l' antidote salutaire , cependant que la douleur commençait à lui tenailler les entrailles ... quelques minutes plus tard , on pouvait les considérer comme sauvés tous les deux . Les serviteurs , * Ermolaï en tête , étaient enfin accourus . Réunis dans la loge , ils n' avaient point , paraît -il , entendu le commencement du drame , les cris de * Natacha et de * Rouletabille . Et * Koupriane aussi venait d' arriver . C' est lui qui s' occupa avec * Natacha de faire coucher les deux malades . Il chargea ensuite un de ses agents de courir chercher des médecins les plus proches que l' on trouverait . Puis le maître de police se dirigea vers le kiosque où il avait laissé * Rouletabille . Mais * Rouletabille ne s' y trouvait plus et le flacon de votka et les verres dans lesquels on avait bu avaient également disparu . * Ermolaï se trouvait à quelques pas de là ; il lui demanda où était le jeune français . L' intendant lui répondit qu' il venait de partir en emportant le flacon et les verres . * Koupriane jura . Il bouscula * Ermolaï et voulut même lui donner du poing pour avoir permis qu' une chose pareille se fût passée devant ses yeux sans qu' il eût osé protester . * Ermolaï , qui était d' une grande fierté , esquiva le poing de * Koupriane et répondit qu' il avait voulu s' opposer à l' acte du jeune français , mais que celui -ci lui avait montré un papier de la police sur lequel , lui , * Koupriane , avait déclaré à l' avance que tout ce que ferait le jeune français serait bien fait . XII le père * Alexis * Koupriane étant monté dans sa calèche qui l' attendait à la porte , donna des ordres pour que la voiture rentrât immédiatement à * Pétersbourg . Il eut , en route , l' occasion de parler à trois agents dont il était peut-être seul à connaître la présence en cet endroit d' * élaguine . Ces agents lui donnèrent le renseignement qu' il désirait sur le chemin suivi par * Rouletabille . Le reporter était certainement rentré en ville . La voiture vola vers le pont * Troïtsky . Là , au coin de la * Naberjnaïa , * Koupriane fut assez heureux pour apercevoir le reporter au fond d' un isvo . * Rouletabille donnait des coups de poing à la russe dans le dos de son cocher pour lui faire hâter sa course . En même temps , il criait de toutes ses forces un des rares mots qu' il avait eu le temps d' apprendre : " naleva ! Naleva ! ... " ( à gauche ) . L' isvotchick dut , en fin de compte , comprendre , car , en vérité , il ne pouvait tourner que sur sa gauche . S' il avait tourné à droite , naprava , il se serait jeté dans le fleuve . Et la petite voiture se rua sur les cailloux pointus d' un quartier qui aboutit à une petite rue : aptiekarski-pereoulok , au coin du canal * Kathrine . Cette ruelle des pharmaciens n' en possédait aucun ; mais il y avait là une curieuse enseigne d' herboriste devant laquelle * Rouletabille fit arrêter son isvotchick . Presque en même temps la calèche venait se ranger sous la voûte . * Rouletabille reconnut * Koupriane ; il ne suspendit même pas sa course ; il lui cria : - ah ! Vous voilà , eh bien , suivez -moi ! ... il tenait dans ses mains le flacon et les verres . * Koupriane ne put s' empêcher de remarquer la singulière physionomie qu' il avait . Il pénétra avec lui au fond d' une cour , dans un magasin sordide . - comment ! Lui disait * Koupriane . Vous connaissez le père * Alexis ! Ils étaient au centre d' un capharnaüm peu ordinaire . Au plafond , entre des herbes sèches qui pendaient , il y avait des guirlandes de vieilles bottes en cuir gras , des peaux raidies , de vieilles casseroles , de la ferraille , puis des peaux de mouton , des touloupes inutilisables , et , par terre , toute une friperie de vieux habits , de blouses hors d' usage , de fourrures chauves , de peaux de mouton dont n' aurait pas voulu un moujick des marécages . çà et là des détritus de dentelles , de chiffons , de chapeaux de femmes , et puis d' étranges herbes dans des bocaux rangés sur de plus étranges meubles boiteux , chancelants , fourbus depuis des siècles ; un comptoir où s' étalait , entre une paire de balances et un abaque à gros grains de bois pour aider à faire les comptes de ce singulier commerce , des icones dédorées , des croix d' argent oxydé , des peintures byzantines représentant des scènes du vieux et du nouveau testament ; et encore des flacons emplis d' alcool où semblaient nager des squelettes de grenouilles . Enfin , dans un coin de la vaste pièce sombre , sous une voûte de pierre moussue , il y avait un petit autel où brûlait , devant les saintes images , un lumignon dans un verre d' huile ... et , devant l' autel , un homme priait . Il portait le vieux costume russe , le caftan de drap vert fermé d' un bouton près de l' épaule , serré à la taille par une étroite ceinture . Il avait une barbe touffue et de longs cheveux qui lui tombaient sur les épaules . Quand il eut fini sa prière il se releva , aperçut * Rouletabille et vint lui serrer la main . Il lui dit en français : - tiens , te voilà encore , petit . M' apportes -tu encore du poison , aujourd'hui ? Tu verras que ça finira par se savoir , et que la police ... à ce moment , il distingua dans la pénombre * Koupriane , s' avança jusque sous son nez , le reconnut et tomba à genoux ... * Rouletabille voulait le relever , mais il continuait de se prosterner ... il était persuadé que le grand maître de la police venait chez lui pour le faire pendre . Enfin , il se rassura devant les bonnes paroles de * Rouletabille et le rire de * Koupriane . Le maître de la police voulut savoir comment le jeune homme connaissait le rebouteux des gardavoïs . En quelques mots * Rouletabille le mit au courant . Maître * Alexis , au temps de sa jeunesse , était venu en * France à pied , pour faire ses études en pharmacie , car il se sentait un singulier goût pour la chimie . Mais il était resté très paysan , très petit russien , très ours d' * Orient , et la science officielle ne fut pas son fait . Il prit quelques inscriptions , mais ne parvint jamais à passer ses examens . Et , jusqu'à cinquante ans passés , il vécut misérablement comme aide-pharmacien , au fond d' une louche officine du quartier notre-dame . Le patron de cette officine fut compromis dans la fameuse affaire des lingots d' or , qui commença la réputation de * Rouletabille , et envoyé au dépôt avec son garçon * Alexis . C' est * Rouletabille qui put prouver , clair comme le jour , que le pauvre * Alexis était innocent et qu' il avait toujours ignoré les crapuleries de son maître , se bornant , au fond de son laboratoire , à se livrer à une naïve alchimie qui avait cessé de compromettre son monde depuis le moyen âge . Au procès , * Alexis fut acquitté , mais se trouva sur le pavé . Il pleura ce qui lui restait de larmes dans le gilet du reporter , lui promettant le paradis s' il le faisait rapatrier , car il ne désirait plus qu' une chose , maintenant : revoir son cher pays , avant de mourir . * Rouletabille fit les démarches nécessaires et * Alexis fut expédié à * Saint- * Pétersbourg . Là , il fut ramassé au bout de deux jours par les gardavoïs , dans quelque rafle , et jeté en prison , où il trouva immédiatement l' occasion de faire montre de ses talents . Il guérit quelques compagnons de misère et même ses gardiens . Un gardavoï , qui avait une plaie à la jambe , dont il n' espérait plus se débarrasser , fut guéri à son tour . Au fond , on n' avait rien à lui reprocher , au père * Alexis . On le lâcha et mieux on le remercia . On lui procura un petit emploi dans le stchoukine-dvor , prodigieux bazar populaire qui correspondrait , là-bas , à notre " temple " , si nous avions encore " le temple " . Il économisa quelques roubles et vint s' installer à son compte au fond d' une cour d' aptiekarski-pereoulok où il entassa un tas de vieilleries dont on ne voulait même plus au stchoukine-dvor . Mais il était heureux , car , derrière son magasin , il avait installé un petit laboratoire où il continuait pour son plaisir ses expériences d' alchimie et son étude des plantes . C' est qu' il se proposait d' écrire un livre dont il avait parlé déjà en * France à * Rouletabille , pour prouver la vérité du " traitement empirique des simples , de la science des rebouteux , de la vieille expérience séculaire des sorciers " . Entre temps , il continuait à guérir tous ceux qui se présentaient à ses soins , en général , et la police en particulier . Les gardavoïs avaient appris le chemin de son antre . Le bonhomme avait des emplâtres souverains pour " après le scandale " . Si bien que , lorsque les médecins du quartier essayèrent de le poursuivre pour exercice illégal de leur métier , une députation de gardavoïs alla trouver * Koupriane qui prit tout sur son compte et arrangea l' affaire . On le mit sous la protection des saints et le père * Alexis ne tarda pas à être lui-même quelque chose comme un saint homme . Il ne manquait jamais , à la noël et à la paques russe , d' envoyer ses plus belles images à * Rouletabille en lui souhaitant mille prospérités et en lui disant que , s' il venait jamais à * Pétersbourg , il se ferait un plaisir de le recevoir à aptiekarski-pereoulok où il était honnêtement établi herboriste . Le père * Alexis , comme tous les vrais saints , était un modeste . Quand le père * Alexis fut un peu revenu de son émoi , * Rouletabille lui dit : - père * Alexis , c' est encore du poison que je vous apporte , mais vous n' avez rien à craindre puisque son excellence le maître de police est avec moi . Voilà ce que vous allez faire . Vous allez nous dire quel poison ont contenu ces quatre verres et contiennent encore ce flacon et cette petite fiole . - quelle est cette petite fiole ? Demanda * Koupriane en voyant sortir de la poche de * Rouletabille une petite bouteille bouchée . Le reporter lui répondit : - j' ai mis dans cette petite bouteille la votka que contenaient le verre de * Natacha et le mien et à laquelle nous n' avons pour ainsi dire pas touché ! -c'est donc vous que l' on veut empoisonner , seigneur * Jésus ! S' écria le père * Alexis . - non ! Ce n' est pas moi ! Répliqua * Rouletabille très énervé , ne vous occupez pas de ça . Faites simplement ce que je vous dis . Enfin vous analyserez également ces deux serviettes . Et il sortit de son pardessus deux linges maculés . - très bien ! Fit * Koupriane , vous avez pensé à tout . - ce sont les serviettes du général et de sa femme ! -bien , bien , j' ai compris ... , dit le maître de police . - et toi , * Alexis , as -tu compris ? Interrogea le reporter . Quand aurons -nous le résultat de tes analyses ? -dans une heure , au plus tard . - c' est parfait ! Fit * Koupriane , maintenant je n' ai point besoin de te dire de retenir ta langue . Je vais te laisser ici un de mes hommes . Tu nous écriras un mot que tu cachetteras et qu' il m' apportera à la police . C' est bien entendu ? Dans une heure ? -dans une heure , excellence ! ... ils sortirent pendant qu' * Alexis les suivait en se courbant jusqu'à terre . * Koupriane fit monter * Rouletabille dans sa voiture . Le jeune homme se laissa emmener . On eût dit qu' il ne savait plus où il était ni ce qu' il faisait . Il ne répondait pas aux questions du grand maître de la police . - ce père * Alexis , reprenait * Koupriane , c' est une figure ... une vraie figure ! ... et , pour moi , un rude malin ... il a vu que le père * Jean * De * Cronstadt réussissait et il s' est dit : " puisque les marins ont leur père * Jean * De * Cronstadt , pourquoi les gardavoïs n' auraient -ils pas leur père * Alexis d' aptiekarski-pereoulok ? Mais * Rouletabille ne répondait toujours point . * Koupriane finit par lui demander " ce qu' il avait " . - j' ai , répondit * Rouletabille , qui ne parvenait plus à cacher son angoisse ... j' ai que le poison continue ... - ça vous étonne ? Constata * Koupriane : moi , pas ! * Rouletabille regarda et secoua la tête . Il dit , avec des lèvres qui tremblaient : - je connais votre pensée . Elle est abominable . Mais ce que j' ai fait est certainement plus abominable encore ... - qu' avez -vous donc fait , * Monsieur * Rouletabille ? -j'ai peut-être fait tuer un innocent ! -tant que vous n' en serez pas sûr , ne vous désolez donc pas , mon cher ami . - c' est assez que la question se pose pour que je n' en puisse plus respirer , fit le reporter ... et il exhala un soupir si douloureux que cet excellent * M * Koupriane eut pitié de cet enfant . Il lui tapota le genou . - allons ! Allons ! Jeune homme , il faut que vous sachiez donc une chose . Déjà , on ne fait pas d' omelette sans casser des oeufs ... c' est comme cela que l' on dit , je crois , à * Paris . * Rouletabille se détourna de lui , le coeur plein d' épouvante : ah ! Si c' était un autre ! Un autre que ce * Michel ! Si c' était une autre main que la sienne qui leur était apparue , à * Matrena et à lui , * Rouletabille , dans la nuit mystérieuse ! ... si * Michel * Nikolaïevitch était innocent ! ... ah ! Il se tuerait , bien sûr ! ... et les terribles paroles qu' il avait échangées avec * Natacha lui revenaient à la mémoire , sonnaient à ses oreilles à l' assourdir ... " doutez -vous maintenant , avait -il demandé , que * Michel ait voulu empoisonner votre père ? " et * Natacha avait répondu : " je veux le croire ! Je veux le croire pour vous , mon pauvre enfant ! ... " et ceci qui lui revenait encore et qui était plus effrayant que tout : " on peut avoir tenté d' empoisonner mon père et n' être point venu par la fenêtre ? " il avait fait le brave devant une pareille hypothèse ... mais maintenant , maintenant que le poison continuait ... continuait à l' intérieur de cette maison dont il croyait si bien connaître les êtres et les choses ... continuait maintenant que * Michel * Nikolaïevitch était mort ! ... ah ! D' où pouvait -il venir , ce poison ? Et quel était -il ? ... que père * Alexis se presse donc dans son analyse ... s' il a quelque reconnaissance pour le pauvre * Rouletabille ! Douter , lui ... * Rouletabille ... et dans une affaire où il y avait un cadavre par sa faute ! ... douter , mais c' était pour lui un supplice pire que la mort ! ... quand ils arrivèrent à la police , * Rouletabille sauta de la voiture de * Koupriane et , sans lui dire un mot , héla un isvo qui passait à vide . Il se faisait reconduire chez le père * Alexis . C' était plus fort que lui ; il ne pouvait pas attendre . Sous la voûte d' aptiekarski-pereoulok , il revit l' agent que * Koupriane avait placé avec l' ordre de lui apporter le pli du père * Alexis ; l' agent le regarda avec étonnement . * Rouletabille traversa la cour ; il pénétra à nouveau dans le capharnaüm . Le père * Alexis ne s' y trouvait naturellement point , occupé qu' il était dans son laboratoire . Mais un personnage qu' il ne reconnut pas tout d' abord attira l' attention du reporter . Dans la demi-ténèbre du magasin , une ombre était mélancoliquement penchée sur les vieilles icones du comptoir . Ce n' est que lorsqu' elle se redressa avec un profond soupir et qu' un peu de la lumière du dehors , salie et jaunie d' avoir passé à travers des vitres qui n' avaient point connu le coup de torchon depuis qu' elles avaient été posées là , vint l' éclairer doucement au visage , que * Rouletabille devina qu' il se trouvait en face de * Boris * Mourazof . Eh quoi ! C' était là le brillant officier dont il avait admiré l' élégance et le charme , aux pieds de la belle * Natacha , dans la datcha d' * élaguine . Maintenant , plus d' uniforme ; il avait jeté sur ses épaules courbées un mauvais paletot dont les manches pendaient à ses côtés , désespérées ; et un chapeau de feutre aux bords rabattus cachait à moitié sa mauvaise mine . En quelques jours , en quelques heures , comme il était changé ! Mais , tel qu' il était , il gênait encore * Rouletabille . Que faisait -il là ? Est -ce qu' il n' allait pas s' en aller ? Il avait ramassé sur le comptoir une icone dont il alla faire briller l' argent oxydé près de la fenêtre , en la considérant avec assez d' attention pour que le reporter pût espérer atteindre la porte du laboratoire sans être aperçu . Déjà il avait la main sur la poignée de cette porte qui se trouvait derrière le comptoir , quand il s' entendit interpeller par son nom . - c' est vous , * Monsieur * Rouletabille , demanda la voix triste de * Boris . Qu' est -ce qui vous amène donc par ici ? -tiens ! Tiens ! * Monsieur * Boris * Mourazof , si je ne me trompe ! ... ah ! Bien , je ne m' attendais pas à vous trouver chez le père * Alexis ! -pourquoi donc ? * Monsieur * Rouletabille ... on trouve tout chez le père * Alexis ... tenez ! ... voici deux vieilles petites icones en bois , ornées de ciselures , qui viennent directement de l' * Athos et dont on ne trouverait point les pareilles , je vous assure , au gastini-dvor , ni même au stchoukine-dvor ! -oui , oui , c' est bien possible , fit * Rouletabille , impatient ... vous êtes amateur ? Ajouta -t-il , pour dire quelque chose . - mon dieu ! Comme tout le monde ... non , je vais vous dire , * Monsieur * Rouletabille ... j' ai donné ma démission d' officier ... je suis résolu à me retirer du monde ... je vais faire un long voyage ... ( * Rouletabille pensait : pourquoi ne part -il pas tout de suite ? ) ... et , avant de partir , je suis venu ici , me munir de quelques petits cadeaux à laisser à ceux de mes amis au bon souvenir desquels je tiens plus particulièrement ... bien que , maintenant , mon cher * Monsieur * Rouletabille , je ne tienne plus à grand'chose ... - oui , vous avez l' air tout à fait désolé ... * Boris poussa un soupir d' enfant ... - comment ne le serais -je point ? Fit -il . J' aimais et je croyais être aimé ... mais il n' en était rien , hélas ! ... - on s' imagine quelquefois des choses ... dit * Rouletabille , dont la main tourmentait toujours la poignée de la porte . - oui , oui , fit l' autre , de plus en plus mélancolique , l' homme souffre ; lui-même est son tourmenteur ; lui-même est l' ouvrier de la roue sur laquelle , lui-même bourreau , il s' attache ! ... - il ne faut pas ! Monsieur ! Il ne faut pas ! ... conseilla le reporter ... - écoutez ! ... implora * Boris dont la voix se mouillait de larmes ... vous êtes encore un enfant , mais enfin vous savez voir les choses ... croyez -vous que * Natacha m' aime ? ... - j' en suis sûr , * Monsieur * Boris , j' en suis sûr ! ... - moi aussi , j' en suis sûr ... mais , maintenant , je ne sais plus que penser ... elle m' a laissé partir ... sans essayer de me retenir ... sans une parole d' espoir ... - et où allez -vous comme cela ? ... - je retourne en * Orel où je l' ai |