L'Humanité

Corpus:
Chambers-Rostand (E)
Filename:
L'Humanité
Contact:
Angela Chambers, Séverine Rostand, Université de Limerick, Irlande
Annotation tiers:
Annotation automatique
Annotation status:
automatique
Type:
presse écrite
Text type:
presse quotidienne nationale
Modality:
écrit
Sample address:
/annis-sample/chambers-rostand/1_H_C_281002.html
Text:
Théâtre . Découvert cet automne au théâtre de la Bastille , Fabrice Melquiot est un jeune dramaturge qui questionne la langue et le monde . La position d' un auteur vivant C' est une des révélations de la rentrée théâtrale . Avec ses deux pièces , mises en scène par Emmanuel Demarcy Motta , le public a découvert un jeune auteur , Fabrice Melquiot , à peine âgé de trente ans . Jean-Pierre Léonardini soulignait , dans ces mêmes colonnes le 23 septembre dernier , " son juste lyrisme " et parlait d' un " poète qui ne se paie pas de mots " . Rencontre avec un jeune homme bien sous tous rapports . A la fin du Diable en partage , vos deux personnages disent : " Il faut bien une chute . " Je vais tricher parce qu' il faut bien un début . Si l' on faisait les présentations ? Fabrice Melquiot . J' ai commencé le théâtre accidentellement à dix-sept ans . J' accompagnais un copain à un cours d' art dramatique , j' ai bricolé un peu et la prof m' a encouragé à bricoler . J' ai suivi une formation d' acteur à dix-huit ans et j' ai rencontré assez rapidement Emmanuel Demarcy Motta ( le metteur en scène ) lors d' une audition pour Léonce et Léna . Nous avons travaillé ensemble pendant six ans . Vous étiez donc acteur avant d' être auteur ? Fabrice Melquiot . Pendant une dizaine d' années , puis j' ai arrêté , il y a deux , au moment où Emmanuel préparait Marat-Sade . J' avais déjà écrit deux pièces , publiées à l' École des loisirs , et il m' a semblé évident que je ne pouvais plus continuer à faire les deux . J' avais moins le désir de jouer , et l' impression qu' il y avait beaucoup de choses à écrire . Je suis donc parti pendant deux ans , j' alternais voyages et périodes d' écriture , et j' ai écrit une quinzaine de textes . Comment vous est venu le désir d' écriture ? Fabrice Melquiot . Depuis toujours , mais après avoir traversé comme acteur des grands auteurs et des mots qui n' étaient pas les miens , après avoir porté ces mots , j' ai eu envie de creuser ma langue et mon rapport au monde . Le travail d' acteur n' était pas assez satisfaisant , j' éprouvais le besoin de construire une pensée , d' établir un rapport plus personnel aux mots ... C' est sûrement aussi l' envie de dire des choses sur le monde . Je crois qu' il faut être un petit peu inconscient pour partir écrire alors que tout se passait bien , qu' il existait un accord artistique profond avec Emmanuel . Mais voilà . J' ai passé deux ans sans vraiment savoir si un jour ce que j' écrivais toucherait quelqu' un , et puis si . Vous parlez de votre langue . Quel rapport justement entretenez -vous avec l' écriture ? Fabrice Melquiot . Il faut beaucoup écrire . J' ai écrit énormément , énormément de choses affreuses parce qu' il faut se vider de beaucoup de langues invitées à l' intérieur de soi et qui ne sont pas tout à fait votre propre langue . C' est une première étape avant de trouver ce rapport qui , pour moi , est une énigme absolue . Je n' ai pas le culte du secret quant à la particularité de mon écriture mais cela doit rester une chose mystérieuse . Je sais que tout ça se construit , mais je n' ai pas de rapport de technicien à l' écriture , plutôt un rapport intuitif . Cela a été ma manière d' aborder le travail de l' acteur , c' est ma manière d' aborder l' écriture , faire davantage confiance à des choses qu' on ne s' explique pas forcément . Dans le Diable en partage , la noirceur côtoie la tendresse , l' amour comme dans un combat étrange ... Fabrice Melquiot . L' idée de départ était d' écrire non pas une pièce de guerre mais une pièce d' amour , une pièce d' amitié , une pièce où la dignité résiste à la guerre qui est là et qui rôde , hors champ , hors du cadre , mais jamais vraiment à l' intérieur . Ce qui est donné à voir dans les scènes du Diable en partage , c' est la résistance à tout ça . Cette mère qui tricote pour boucher les impacts de balles de la maison ; ce père qui prend frénétiquement des notes dans son petit carnet pour surtout ne pas oublier comment c' était avant ... C' est l' endroit de résistance à tout prix , là où l' amour , la tendresse , l' amitié , la famille , la cellule résistent au monde qui se désagrège . J' ai eu l' idée de cette pièce en lisant une coupure de presse qui racontait l' histoire d' un déserteur serbe réfugié à Paris qui , en attendant qu' on lui accorde son statut de réfugié politique , vivait de petits jobs au noir . Cette figure -là m' a fasciné et en même temps , j' ai compris , a posteriori , à quel point j' étais passé à côté du conflit des Balkans au moment même de la guerre . J' avais vingt ans , j' étais en plein dans ma formation d' acteur , et je ne pensais qu' à ça . Je n' ai pris conscience de la guerre qu' après , et là , j' ai éprouvé le besoin de partir en Bosnie . J' ai rencontré Lorco et Elma , deux personnes qui ont inspiré la pièce . Ils vivaient une histoire d' amour très puissante . Lorco , qui est devenu un ami , est croate , donc catholique , Elma , sa fiancée , est musulmane bosniaque . Leur histoire , qui rappelle celle de Roméo et Juliette avec leurs familles opposées à leur union , m' a donné envie d' écrire sur eux , pour eux et à partir d' eux . Vous êtes passé à côté de ce conflit dites -vous , mais comme beaucoup d' entre nous . Comme si personne n' avait voulu voir cette guerre si proche et pourtant si loin , ressentir dans sa chair l' horreur . Votre pièce met le doigt sur cette attitude , cet aveuglement collectif ... Fabrice Melquiot . Quand j' ai découvert la coupure de presse sur ce témoignage -là , j' ai commencé à lire énormément , à revoir beaucoup de documents d' archives , et là , tu peux comprendre les mécanismes , les faits objectifs de la guerre . Cela dit , il y a tout un champ imaginaire et un champ sensoriel que je n' arrivais pas à investir avec juste des témoignages de papier . La rencontre physique avec ce territoire -là , avec ces gens -là a été ma manière d' ancrer ce conflit en moi . J' ai d' abord une compréhension plus intuitive qu' intellectuelle . Ma démarche était de ne pas porter de jugement ni de prendre une quelconque position critique . Il s' agissait d' éviter d' écrire comme un Français sur cette guerre -là mais de me considérer comme un passager clandestin de la mémoire de cette guerre -là . C' est une pièce qui parle de la perte d' humanité , traque les failles des humanités . Ces personnes , déshumanisées , qui en arrivent à se comporter comme des bêtes ... Tout est dans la parole , on ne voit rien mais tout est suggéré . Comme dans cette scène où une vieille dame est obligée de boire le sang de son mari ... Fabrice Melquiot . Je suis parti d' un témoignage réel mais comment déplacer la violence au théâtre ? Comment donner à voir la barbarie d' un tel acte sur une scène de théâtre ? J' ai écrit cette scène , la Berceuse , c' est-à-dire la petite histoire qu' on raconte aux enfants pour qu' ils s' endorment . L' un des deux jeunes soldats représente tout un pan de la jeunesse qui , soudain , s' est retrouvée pris dans cet engrenage sans savoir vraiment pourquoi elle se battait . Un personnage qui se fait complètement avoir par la guerre et devient finalement une bête de guerre . Alors il raconte à son ami cette petite histoire comme une sorte de rêve , mais c' est la seule scène où on les retrouve tous les deux sur la ligne de front : c' est un rêve éveillé . Tout comme je n' avais pas envie de représenter un viol parce que c' est là que le faux-semblant est le plus évident au théâtre quand , soudain , la sexualité , la violence sont montrées de manière très brute . Je suis persuadé que c' est dans la poésie que la violence doit se retrouver . La force de suggestion du théâtre est ailleurs ... Fabrice Melquiot . Je crois . Alors une jeune fille qu' on oblige à quitter sa robe au théâtre c' est une métaphore et cette métaphore porte en elle toute la violence d' un viol . C' est effectivement davantage la poésie qui porte ça , la manière dont ça prend des chemins de traverse , le chemin de l' intimité et de la délicatesse , parce que l' image du réel est toujours finalement plus puissante que ce qu' on peut représenter sur une scène . C' est donc dans la langue et dans la poésie que réside la puissance . Votre écriture travaille la langue , la poésie et le sens comme si le théâtre pouvait être le dernier refuge ou le dernier acte de résistance devant la perte des idéaux ... Fabrice Melquiot . J' ai l' impression d' être dans un monde , une société , qui ne ressemble pas à ce que j' attends de la vie . Dans le théâtre , par la proposition du poème , j' essaie de reconstituer une sorte de micro société qui me correspondrait davantage . Le théâtre est l' espace d' une aventure collective , avec un groupe de personnes qui se met à croire à un rêve ensemble . J' ai tellement le sentiment d' être dans une société où chacun ne pense qu' à sa gueule et pousse sa petite bulle en avant pour pas trop se prendre de coups ... Je crois que l' écriture est motivée par rapport à l' existence , mais c' est insuffisant , la vie ne suffit pas . D' où ce besoin de solitude aussi pour écrire mais si je fais du théâtre , c' est bien que j' éprouve le besoin que ma solitude rencontre la solitude d' autres gens , que l' on puisse se dire : là , il y a un poème , un rêve , allons -y , faisons exister cette chose -là et partageons -la avec d' autres . Le Diable en partage bouleverse car il nous plonge dans une actualité immédiate . Alors que nous avons été abreuvés de milliers d' images et de commentaires via les médias , le théâtre parvient à se glisser dans un tout petit espace et à nous faire entendre autre chose ... Fabrice Melquiot . Par rapport à ce conflit , j' ai le sentiment qu' on est dans cette brèche dont vous parlez . C' est une actualité suffisamment proche pour ne pas être encore dans l' histoire avec un grand " H " . C' est exactement dans cette brèche que le théâtre peut dire des choses . Si l' on regarde la place consacrée au procès de Milosevic ou aux élections en Serbie , elle est infime aujourd'hui . Pourtant , c' est un pays en stand by , qui se reconstruit petit à petit mais qui ne sait pas faire avec la démocratie , qui n' a jamais quasiment fait avec la démocratie . C' est à cet endroit que le théâtre doit prendre des risques . L' actualité est toujours plus forte qu' une fiction et je n' ai pas envie de jouer une pièce sur la Bosnie . Le théâtre peut semer , à la manière du Petit Poucet , les cailloux pour ne pas se perdre . A Sarajevo les théâtres vont rouvrir leurs portes pour accueillir des spectacles qui sont là pour construire la mémoire de ce pays -là de la même manière qu' un film comme No Man's Land participe de cette démarche . Évidemment , c' est un risque et le sujet est casse-gueule mais encore une fois je suis inconscient . Je ne calcule pas mais si ça s' impose , il faut le faire ; si une rencontre a lieu avec une mémoire , un imaginaire , un champ sensoriel , j' ai envie de m' y abandonner . Beaucoup de jeunes gens qui ont vu la pièce en ressortent bouleversés parce qu' on est en présence d' un théâtre de personnages où les traits sont assez précis et que , plus on va dans le détail et dans la précision , plus on touche à l' universalité de cette histoire -là . Cette pièce me rend la perception du conflit israélo-palestinien soudain plus intime . On rit dans cette pièce . Comment ressentez -vous ces rires ? Fabrice Melquiot . Il est vrai que les gens rient . L' endroit du rire croise celui de la violence . Le spectateur éclate de rire et tout de suite après regrette d' avoir éclaté de rire . Cela arrive sur les choses les plus graves comme le suicide du père . Je suis curieux de constater comment la cruauté se déplace jusque dans le public . Ce rire met le spectateur dans une position inconfortable constante , car il ne peut jamais s' installer dans une émotion . En tant que spectateur j' aime ces moments où tu commences à rire et , l' instant d' après , quelque chose de très grave vient te clouer . C' est une sorte d' idéal qu' il faut viser , faire que le spectateur se retrouve sur un radeau sans savoir s' il va toucher terre . On sent une vraie complicité avec Emmanuel Demarcy Motta qui se poursuit puisque vous êtes de l' aventure à la Comédie de Reims ? Fabrice Melquiot . Oui . Emmanuel a constitué à Reims un collectif artistique de direction auquel j' appartiens et dans lequel je me suis engagé parce que cela m' intéressait de réfléchir à la position d' un auteur vivant dans un théâtre aujourd'hui . Cela ne peut pas juste être un auteur qui écrit dans sa chambre des textes et qui les envoie à un metteur en scène qui les monte . Il faut inventer , et inventer des choses liées à l' écriture . J' ai mis en place un comité de lecture , c' est un des axes du travail . On invite des auteurs à nous envoyer des textes , on les recueille et on les proposera à des comités de lecture lycéens . Ainsi une classe de lycée prendra un texte en main et travaillera toute une année sur ce texte . Travailler pendant une année , c' est imaginer par exemple des réalisations plastiques inspirées par le texte , c' est rencontrer l' auteur et c' est , en fin de saison , organiser une grande journée au théâtre où tous les comités de lecture se réuniraient avec tous les auteurs pour proposer une vingtaine de minutes de lecture de la pièce , mise en voix par le prof et par les lycéens . Nous proposons qu' un autre comité , rattaché au théâtre évidemment , retienne cinq textes qui seraient présentés lors d' une journée consacrée aux écritures contemporaines . Quant à la question de la transmission , des ateliers de pratiques artistiques , que ce soit sur du théâtre ou sur de l' écriture , il s' agit d' installer des rencontres avec les auteurs . J' ai longtemps expérimenté cela en Seine-Saint-Denis , et j' avoue que , pour moi , ces rencontres sont extrêmement enrichissantes . Il est très stimulant d' organiser des rencontres d' auteurs car trop souvent les auteurs se réunissent autour de textes déjà écrits . Je voudrais juste savoir s' il est possible que des auteurs se réunissent autour d' une écriture qui n' existe pas encore , sans que cela soit une écriture collective , mais une envie partagée d' inventer un souvenir commun sur une écriture qui serait entre guillemets " made in Reims " . J' ai contacté une quinzaine d' auteurs qui sont très ouverts , ils sont partants pour cette aventure . Il s' agit de remettre un petit peu en danger la position d' écriture . Le Diable en partage et l' Inattendu ont été présentés d' abord au Théâtre de la Bastille . Actuellement à la Comédie de Reims , jusqu'au 15 novembre ( renseignements au 03 26 48 49 00 ) , puis au Forum culturel du Blanc-Mesnil , les 5 , 6 et 7 décembre ( renseignements au 01 48 14 22 22 ) .