L'Avenir de la science

Corpus:
FRANTEXT (E)
Nom de fichier:
L'Avenir de la science
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ATILF / Étienne Petitjean
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Type:
littérature
Modalité:
écrit
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Texte:
PRÉFACE L' année 1848 fit sur moi une impression extrêmement vive . Je n' avais jamais réfléchi jusque -là aux problèmes socialistes . Ces problèmes , sortant en quelque sorte de terre et venant effrayer le monde , s' emparèrent de mon esprit et devinrent une partie intégrante de ma philosophie . Jusqu'au mois de mai , j' eus à peine le loisir d' écouter les bruits du dehors . Un mémoire sur l' étude du grec au moyen âge , que j' avais commencé pour répondre à une question de l' académie des inscriptions et belles-lettres , absorbait toutes mes pensées . Puis je passai mon concours d' agrégation de philosophie , en septembre . Vers le mois d' octobre , je me trouvai en face de moi-même . J' éprouvai le besoin de résumer la foi nouvelle qui avait remplacé chez moi le catholicisme ruiné . Cela me prit les deux derniers mois de 1848 et les quatre ou cinq premiers mois de 1849 . Ma naïve chimère de débutant était de publier ce gros volume sur-le-champ . Le 15 juillet 1849 , j' en donnai un extrait à la liberté de penser , avec l' annonce que le volume paraîtrait " dans quelques semaines " . C' était là de ma part une grande présomption . Vers le temps , où j' écrivais ces lignes , * M. * Victor * Le * Clerc eut l' idée de me faire charger , avec mon ami * Charles * Daremberg , de diverses commissions dans les bibliothèques d' * Italie , en vue de l' histoire littéraire de la * France et d' une thèse que j' avais commencée sur l' averroïsme . Ce voyage , qui dura huit mois , eut sur mon esprit la plus grande influence . Le côté de l' art , jusque -là presque fermé pour moi , m' apparut radieux et consolateur . Une fée charmeresse sembla me dire ce que l' église , en son hymne , dit au bois de la croix : flecte ramos , arbor alta , tensa laxa viscera , et rigor lentescat ille quem dedit nativitas . une sorte de vent tiède détendit ma rigueur ; presque toutes mes illusions de 1848 tombèrent , comme impossibles . Je vis les fatales nécessités de la société humaine ; je me résignai à un état de la création où beaucoup de mal sert de condition à un peu de bien , ou une imperceptible quantité d' arome s' extrait d' une énorme caput mortuum de matière gâchée . Je me réconciliai à quelques égards avec la réalité , et , en reprenant , à mon retour , le livre écrit un an auparavant , je le trouvai âpre , dogmatique , sectaire et dur . Ma pensée , dans son premier état , était comme un fardeau branchu , qui s' accrochait de tous les côtés . Mes idées , trop entières pour la conversation , étaient encore bien moins faites pour une rédaction suivie . L' * Allemagne , qui avait été depuis quelques années ma maîtresse , m' avait trop formé à son image , dans un genre où elle n' excelle pas , im büchermachen . je sentis que le public français trouverait tout cela d' une insupportable gaucherie . Je consultai quelques amis , en particulier * M . * Augustin * Thierry , qui avait pour moi les bontés d' un père . Cet homme excellent me dissuada nettement de faire mon entrée dans le monde littéraire avec cet énorme paquet sur la tête . Il me prédit un échec complet auprès du public , et me conseilla de donner à la revue des deux mondes et au journal des débats des articles sur des sujets variés , où j' écoulerais en détail le stock d' idées qui , présenté en masse compacte , ne manquerait pas d' effrayer les lecteurs . La hardiesse des théories serait ainsi moins choquante . Les gens du monde acceptent souvent en détail ce qu' ils refusent d' avaler en bloc . * M. De * Sacy , peu de temps après , m' encouragea dans la même voie . Le vieux janséniste s' apercevait bien de mes hérésies ; quand je lui lisais mes articles , je le voyais sourire à chaque phrase câline ou respectueuse . Certes le gros livre d' où tout cela venait , avec sa pesanteur et ses allures médiocrement littéraires , ne lui eût inspiré que de l' horreur . Il était clair que , si je voulais avoir quelque audience des gens cultivés , il fallait laisser beaucoup de mon bagage à la porte . La pensée se présente à moi d' une manière complexe ; la forme claire ne me vient qu' après un travail analogue à celui du jardinier qui taille son arbre , l' émonde , le dresse en espalier . Ainsi je débitai en détail le gros volume que de bonnes inspirations et de sages conseils m' avaient fait reléguer au fond de mes tiroirs . Le coup d' état , qui vint peu après , acheva de me rattacher à la revue des deux mondes et au journal des débats , en me dégoûtant du peuple , que j' avais vu , le 2 décembre , accueillir d' un air narquois les signes de deuil des bons citoyens . Les travaux spéciaux , les voyages , m' absorbèrent ; mes origines du christianisme , surtout , pendant vingt-cinq ans , ne me permirent pas de penser à autre chose . Je me disais que le vieux manuscrit serait publié après ma mort , qu' alors une élite d' esprits éclairés s' y plairait , et que de là peut-être viendrait pour moi un de ces rappels à l' attention du monde dont les pauvres morts ont besoin dans la concurrence inégale que leur font , à cet égard , les vivants . Ma vie se prolongeant au delà de ce que j' avais toujours supposé , je me suis décidé , en ces derniers temps , à me faire moi-même mon propre éditeur . J' ai pensé que quelques personnes liraient , non sans profit , ces pages ressuscitées , et surtout que la jeunesse , un peu incertaine de sa voie , verrait avec plaisir comment un jeune homme , très franc et très sincère , pensait seul avec lui-même il y a quarante ans . Les jeunes aiment les ouvrages des jeunes . Dans mes écrits destinés aux gens du monde , j' ai dû faire beaucoup de sacrifices à ce qu' on appelle en * France le goût . Ici , l' on trouvera , sans aucun dégrossissement , le petit breton consciencieux qui , un jour , s' enfuit épouvanté de saint- * Sulpice , parce qu' il crut s' apercevoir qu' une partie de ce que ses maîtres lui avaient dit n' était peut-être pas tout à fait vrai . Si des critiques soutiennent un jour que la revue des deux mondes et le journal des débats me gâtèrent , en m' apprenant à écrire , c' est-à-dire à me borner , à émousser sans cesse ma pensée , à surveiller mes défauts , ils aimeront peut-être ces pages , pour lesquelles on ne réclame qu' un mérite , celui de montrer , dans son naturel , atteint d' une forte encéphalite , un jeune homme vivant uniquement dans sa tête et croyant frénétiquement à la vérité . Les défauts de cette première construction , en effet , sont énormes , et , si j' avais le moindre amour-propre littéraire , je devrais la supprimer de mon oeuvre , conçue en général avec une certaine eurythmie . L' insinuation de la pensée manque de toute habileté . C' est un dîner où les matières premières sont bonnes , mais qui n' est nullement paré , et où l' on n' a pas eu soin d' éliminer les épluchures . Je tenais trop à ne rien perdre . Par peur de n' être pas compris , j' appuyais trop fort ; pour enfoncer le clou , je me croyais obligé de frapper dessus à coups redoublés . L' art de la composition , impliquant de nombreuses coupes sombres dans la forêt de la pensée , m' était inconnu . On ne débute pas pas la brièveté . Les exigences françaises de clarté et de discrétion , qui parfois , il faut l' avouer , forcent à ne dire qu' une partie de ce qu' on pense et nuisent à la profondeur , me semblaient une tyrannie . Le français ne veut exprimer que des choses claires ; or les lois les plus importantes , celles qui tiennent aux transformations de la vie , ne sont pas claires ; on les voit dans une sorte de demi-jour . C' est ainsi qu' après avoir aperçu la première les vérités de ce qu' on appelle maintenant le darwinisme , la * France a été la dernière à s' y rallier . On voyait bien tout cela ; mais cela sortait des habitudes ordinaires de la langue et du moule des phrases bien faites . La * France a ainsi passé à côté de précieuses vérités , non sans les voir , mais en les jetant au panier , comme inutiles ou impossibles à exprimer . Dans ma première manière , je voulais tout dire , et souvent je le disais mal . La nuance fugitive , que le vieux français regardait comme une quantité négligeable , j' essayais de la fixer , au risque de tomber dans l' insaisissable . Autant , sous le rapport de l' exposition , j' ai modifié , à tort ou à raison , mes habitudes de style , autant , pour les idées fondamentales , j' ai peu varié depuis que je commençai de penser librement . Ma religion , c' est toujours le progrès de la raison , c' est-à-dire de la science . Mais souvent , en relisant ces pages juvéniles , j' ai trouvé une confusion qui fausse un peu certaines déductions . La culture intensive , augmentant sans cesse le capital des connaissances de l' esprit humain , n' est pas la même chose que la culture extensive , répandant de plus en plus ces connaissances , pour le bien des innombrables individus humains qui existent . La couche d' eau , en s' étendant , a coutume de s' amincir . Vers 1700 , * Newton avait atteint des vues sur le système du monde infiniment supérieures à tout ce qu' on avait pensé avant lui , sans que ces incomparables découvertes eussent le moins du monde influé sur l' éducation du peuple . Réciproquement , on pourrait concevoir un état d' instruction primaire très perfectionné , sans que la haute science fît de bien grandes acquisitions . Notre vraie raison de défendre l' instruction primaire , c' est qu' un peuple sans instruction est fanatique , et qu' un peuple fanatique crée toujours un danger à la science , les gouvernements ayant l' habitude , au nom des croyances de la foule et de prétendus pères de famille , d' imposer à la liberté de l' esprit des gênes insupportables . L' idée d' une civilisation égalitaire , telle qu' elle résulte de quelques pages de cet écrit , est donc un rêve . Une école où les écoliers feraient la loi serait une triste école . La lumière , la moralité et l' art seront toujours représentés dans l' humanité par un magistère , par une minorité , gardant la tradition du vrai , du bien et du beau . Seulement , il faut éviter que ce magistère ne dispose de la force et ne fasse appel , pour maintenir son pouvoir , à des impostures , à des superstitions . Il y avait aussi beaucoup d' illusions dans l' accueil que je faisais , en ces temps très anciens , aux idées socialistes de 1848 . Tout en continuant de croire que la science seule peut améliorer la malheureuse situation de l' homme ici-bas , je ne crois plus la solution du problème aussi près de nous que je le croyais alors . L' inégalité est écrite dans la nature ; elle est la conséquence de la liberté ; or la liberté de l' individu est un postulat nécessaire du progrès humain . Ce progrès implique de grands sacrifices du bonheur individuel . L' état actuel de l' humanité , par exemple , exige le maintien des nations , qui sont des établissements extrêmement lourds à porter . Un état qui donnerait le plus grand bonheur possible aux individus serait probablement , au point de vue des nobles poursuites de l' humanité , un état de profond abaissement . L' erreur dont ces vieilles pages sont imprégnées , c' est un optimisme exagéré , qui ne sait pas voir que le mal vit encore et qu' il faut payer cher , c' est-à-dire en privilèges , le pouvoir qui nous protège contre le mal . On y trouve également enraciné un vieux reste de catholicisme , l' idée qu' on reverra des âges de foi , où régnera une religion obligatoire et universelle , comme cela eut lieu dans la première moitié du moyen âge . Dieu nous garde d' une telle manière d' être sauvés ! L' unité de croyance , c' est-à-dire le fanatisme , ne renaîtrait dans le monde qu' avec l' ignorance et la crédulité des anciens jours . Mieux vaut un peuple immoral qu' un peuple fanatique ; car les masses immorales ne sont pas gênantes , tandis que les masses fanatiques abêtissent le monde , et un monde condamné à la bêtise n' a plus de raison pour que je m' y intéresse ; j' aime autant le voir mourir . Supposons les orangers atteints d' une maladie dont on ne puisse les guérir qu' en les empêchant de produire des oranges . Cela ne vaudrait pas la peine , puisque l' oranger qui ne produit pas d' oranges n' est plus bon à rien . Une condition m' était imposée , pour qu' une telle publication ne fût pas dénuée de tout intérêt , c' était de reproduire mon essai de jeunesse dans sa forme naïve , touffue souvent abrupte . Si je m' étais arrêté à faire disparaître d' innombrables incorrections , à modifier une foule de pensées qui me semblent maintenant exprimées d' une façon exagérée , ou qui ont perdu leur justesse , j' aurais été amené à composer un nouveau livre ; or le cadre de mon vieil ouvrage n' est nullement celui que je choisirais aujourd'hui . Je me suis donc borné à corriger les inadvertances , ces grosses fautes qu' on ne voit que sur l' épreuve et que sûrement j' aurais effacées si j' avais imprimé le livre en son temps . J' ai laissé les notes en tas à la fin du volume . On sourira en maint endroit ; peu m' importe , si l' on veut bien reconnaître en ces pages l' expression d' une grande honnêteté intellectuelle et d' une parfaite sincérité . Un gros embarras résultait du parti que j' avais pris d' imprimer mon vieux pourana tel qu' il est ; c' étaient les ressemblances qui ne pouvaient manquer de se remarquer entre certaines pages du présent volume et plusieurs endroits de mes écrits publiés antérieurement . Outre le fragment inséré dans la liberté de penser , qui a été reproduit dans mes études contemporaines , beaucoup d' autres passages ont coulé , soit pour la pensée seulement , soit pour la pensée et l' expression , dans mes ouvrages imprimés , surtout dans ceux de ma première époque . J' essayai d' abord de retrancher ces doubles emplois ; mais il fut bientôt évident pour moi que j' allais rendre ainsi le livre tout à fait boiteux . Les parties répétées étaient les plus importantes ; toute la composition , comme un mur d' où l' on retirait des pierres essentielles , allait crouler . Je résolus alors de m' en rapporter simplement à l' indulgence du lecteur . Les personnes qui me font l' honneur de lire mes écrits avec suite me pardonneront , je l' espère , ces répétitions , si la publication nouvelle leur montre ma pensée dans des agencements et des combinaisons qui ont pour elles quelque chose d' intéressant . Quand j' essaye de faire le bilan de ce qui , dans ces rêves d' il y a un demi-siècle , est resté chimère et de ce qui s' est réalisé , j' éprouve , je l' avoue , un sentiment de joie morale assez sensible . En somme , j' avais raison . Le progrès , sauf quelques déceptions , s' est accompli selon les lignes que j' imaginais . Je ne voyais pas assez nettement à cette époque les arrachements que l' homme a laissés dans le règne animal ; je ne me faisais pas une idée suffisamment claire de l' inégalité des races ; mais j' avais un sentiment juste de ce que j' appelais les origines de la vie . Je voyais bien que tout se fait dans l' humanité et dans la nature , que la création n' a pas de place dans la série des effets et des causes . Trop peu naturaliste pour suivre les voies de la vie dans le labyrinthe que nous voyons sans le voir , j' étais évolutionniste décidé en tout ce qui concerne les produits de l' humanité , langues , écritures , littératures , législations , formes sociales . J' entrevoyais que le damier morphologique des espèces végétales et animales est bien l' indice d' une genèse , que tout est né selon un dessin dont nous voyons l' obscur canevas . L' objet de la connaissance est un immense développement dont les sciences cosmologiques nous donnent les premiers anneaux perceptibles , dont l' histoire proprement dite nous montre les derniers aboutissants . Comme * Hegel , j' avais le tort d' attribuer trop affirmativement à l' humanité un rôle central dans l' univers . Il se peut que tout le développement humain n' ait pas plus de conséquence que la mousse ou le lichen dont s' entoure toute surface humectée . Pour nous , cependant , l' histoire de l' homme garde sa primauté , puisque l' humanité seule , autant que nous savons , crée la conscience de l' univers . La plante ne vaut que comme produisant des fleurs , des fruits , des tubercules nutritifs , un arome , qui ne sont rien comme masses , si on les compare à la masse de la plante , mais qui offrent , bien plus que les feuilles , les branches , le tronc , le caractère de la finalité . Les sciences historiques et leurs auxiliaires , les sciences philologiques , ont fait d' immenses conquêtes depuis que je les embrassai avec tant d' amour , il y a quarante ans . Mais on en voit le bout . Dans un siècle , l' humanité saura à peu près ce qu' elle peut savoir sur son passé ; et alors il sera temps de s' arrêter ; car le propre de ces études est aussitôt qu' elles ont atteint leur perfection relative , de commencer à se démolir . L' histoire des religions est éclaircie dans ses branches les plus importantes . Il est devenu clair , non par des raisons a priori , mais par la discussion même des prétendus témoignages , qu' il n' y a jamais eu , dans les siècles attingibles à l' homme , de révélation ni de fait surnaturel . Le processus de la civilisation est reconnu dans ses lois générales . L' inégalité des races est constatée . Les titres de chaque famille humaine à des mentions plus ou moins honorables dans l' histoire du progrès sont à peu près déterminés . Quant aux sciences politiques et sociales , on peut dire que le progrès y est faible . La vieille économie politique , dont les prétentions étaient si hautes en 1848 , a fait naufrage . Le socialisme , repris par les allemands avec plus de sérieux et de profondeur , continue de troubler le monde , sans arborer de solution claire . * M. De * Bismarck , qui s' était annoncé comme devant l' arrêter en cinq ans au moyen de ses lois répressives , s' est évidemment trompé , au moins cette fois . Ce qui paraît maintenant bien probable , c' est que le socialisme ne finira pas . Mais sûrement le socialisme qui triomphera sera bien différent des utopies de 1848 . Un oeil sagace , en l'an 300 de notre ère , aurait pu voir que le christianisme ne finirait pas ; mais il aurait dû voir que le monde ne finirait pas non plus , que la société humaine adapterait le christianisme à ses besoins et , d' une croyance destructive au premier chef , ferait un calmant , une machine essentiellement conservatrice . En politique , la situation n' est pas plus claire . Le principe national a pris depuis 1848 un développement extraordinaire . Le gouvernement représentatif est établi presque partout . Mais des signes évidents de la fatigue causée par les charges nationales se montrent à l' horizon . Le patriotisme devient local ; l' entraînement national diminue . Les nations modernes ressemblent aux héros écrasés par leur armure , du tombeau de * Maximilien à * Inspruck , corps rachitiques sous des mailles de fer . La * France , qui a marché la première dans la voie de l' esprit nationaliste , sera , selon la loi commune , la première à réagir contre le mouvement qu' elle a provoqué . Dans cinquante ans , le principe national sera en baisse . L' effroyable dureté des procédés par lesquels les anciens états monarchiques obtenaient les sacrifices de l' individu , deviendra impossible dans les états libres ; on ne se discipline pas soi-même . Personne n' a plus de goût à servir de matériaux à ces tours bâties , comme celles de * Tamerlan , avec des cadavres . Il est devenu trop clair , en effet , que le bonheur de l' individu n' est pas en proportion de la grandeur de la nation à laquelle il appartient , et puis il arrive d' ordinaire qu' une génération fait peu de cas de ce pourquoi la génération précédente a donné sa vie . Ces variations ont pour cause l' incertitude de nos idées sur le but à atteindre et sur la fin ultérieure de l' humanité . Entre les deux objectifs de la politique , grandeur des nations , bien-être des individus , on choisit par intérêt ou par passion . Rien ne nous indique quelle est la volonté de la nature , ni le but de l' univers . Pour nous autres , idéalistes , une seule doctrine est vraie , la doctrine transcendante selon laquelle le but de l' humanité est la constitution d' une conscience supérieure , ou , comme on disait autrefois , " la plus grande gloire de * Dieu " ; mais cette doctrine ne saurait servir de base à une politique applicable . Un tel objectif doit , au contraire , être soigneusement dissimulé . Les hommes se révolteraient , s' ils savaient qu' ils sont ainsi exploités . Combien de temps l' esprit national l' emportera -t-il encore sur l' égoïsme individuel ? Qui aura , dans des siècles , le plus servi l' humanité , du patriote , du libéral , du réactionnaire , du socialiste , du savant ? Nul ne le sait , et pourtant il serait capital de le savoir , car ce qui est bon dans une des hypothèses est mauvais dans l' autre . On aiguille sans savoir où l' on veut aller . Selon le point qu' il s' agit d' atteindre , ce que fait la * France , par exemple , est excellent ou détestable . Les autres nations ne sont pas plus éclairées . La politique est comme un désert où l' on marche au hasard , vers le nord , vers le sud , car il faut marcher . Nul ne sait , dans l' ordre social , où est le bien . Ce qu' il y a de consolant , c' est qu' on arrive nécessairement quelque part . Dans le jeu de tir à la cible auquel s' amuse l' humanité , le point atteint paraît le point visé . Les hommes de bonne volonté ont toujours ainsi la conscience en repos . La liberté , d' ailleurs , dans le doute général où nous sommes , a sa valeur en tout cas ; puisqu' elle est une manière de laisser agir le ressort secret qui meut l' humanité , et qui bon gré mal gré l' emporte toujours . En résumé , si , par l' incessant travail du XIXe siècle , la connaissance des faits s' est singulièrement augmentée , la destinée humaine est devenue plus obscure que jamais . Ce qu' il y a de grave , c' est que nous n' entrevoyons pas pour l' avenir , à moins d' un retour à la crédulité , le moyen de donner à l' humanité un catéchisme désormais acceptable . Il est donc possible que la ruine des croyances idéalistes soit destinée à suivre la ruine des croyances surnaturelles , et qu' un abaissement réel du moral de l' humanité date du jour où elle a vu la réalité des choses . à force de chimères , on avait réussi à obtenir du bon gorille un effort moral surprenant ; ôtées les chimères , une partie de l' énergie factice qu' elles éveillaient disparaîtra . Même la gloire , comme force de traction , suppose à quelques égards l' immortalité , le fruit n' en devant d' ordinaire être touché qu' après la mort . Supprimez l' alcool au travailleur dont il fait la force , mais ne lui demandez plus la même somme de travail . Je le dis franchement , je ne me figure pas comment on rebâtira , sans les anciens rêves , les assises d' une vie noble et heureuse . L' hypothèse où le vrai sage serait celui qui , s' interdisant les horizons lointains , renferme ses perspectives dans les jouissances vulgaires , cette hypothèse , dis -je , nous répugne absolument . Mais ce n' est pas d' aujourd'hui que le bonheur et la noblesse de l' homme reposent sur un porte-à-faux . Continuons de jouir du don suprême qui nous a été départi , celui d' être et de contempler la réalité . La science restera toujours la satisfaction du plus haut désir de notre nature , la curiosité ; elle fournira toujours à l' homme le seul moyen qu' il ait pour améliorer son sort . Elle préserve de l' erreur plutôt qu' elle ne donne la vérité ; mais c' est déjà quelque chose d' être sûr de n' être pas dupe . L' homme formé selon ces disciplines vaut mieux en définitive que l' homme instinctif des âges de foi . Il est exempt d' erreurs où l' être inculte est fatalement entraîné . Il est plus éclairé , il commet moins de crimes , il est moins sublime et moins absurde . Cela , dira -t-on , ne vaut pas le paradis que la science nous enlève . Qui sait d' abord si elle nous l' enlève ? Et puis , après tout , on n' appauvrit personne en tirant de son portefeuille les mauvaises valeurs et les faux billets . Mieux vaut un peu de bonne science que beaucoup de mauvaise science . On se trompe moins en avouant qu' on ignore qu' en s' imaginant savoir beaucoup de choses qu' on ne sait pas . J' eus donc raison , au début de ma carrière intellectuelle , de croire fermement à la science et de la prendre comme but de ma vie . Si j' étais à recommencer , je referais ce que j' ai fait , et , pendant le peu de temps qui me reste à vivre , je continuerai . L' immortalité , c' est de travailler à une oeuvre éternelle . Selon la première idée chrétienne , qui était la vraie , ceux -là seuls ressusciteront qui ont servi au travail divin , c' est-à-dire à faire régner * Dieu sur la terre . La punition des méchants et des frivoles sera le néant . Une formidable objection se dresse ici contre nous . La science peut -elle être plus éternelle que l' humanité , dont la fin est écrite par le fait seul qu' elle a commencé ? N' importe ; il n' y a guère plus d' un siècle que la raison travaille avec suite au problème des choses . Elle a trouvé des merveilles , qui ont prodigieusement multiplié le pouvoir de l' homme . Que sera -ce donc dans cent mille ans ? Et songez qu' aucune vérité ne se perd , qu' aucune erreur ne se fonde . Cela donne une sécurité bien grande . Nous ne craignons vraiment que la chute du ciel , et , même quand le ciel croulerait , nous nous endormirions tranquilles encore sur cette pensée : l' être , dont nous avons été l' efflorescence passagère , a toujours existé , existera toujours . CHAPITRE I Une seule chose est nécessaire ! J' admets dans toute sa portée philosophique ce précepte du grand maître de la morale . Je le regarde comme le principe de toute noble vie , comme la formule expressive , quoique dangereuse en sa brièveté , de la nature humaine , au point de vue de la moralité et du devoir . Le premier pas de celui qui veut se donner à la sagesse , comme disait la respectable antiquité , est de faire deux parts dans la vie : l' une vulgaire et n' ayant rien de sacré , se résumant en des besoins et des jouissances d' un ordre inférieur ( vie matérielle , plaisir , fortune , etc. ) ; l' autre que l' on peut appeler idéale , céleste , divine , désintéressée , ayant pour objet les formes pures de la vérité , de la beauté , de la bonté morale , c' est-à-dire , pour prendre l' expression la plus compréhensive et la plus consacrée par les respects du passé , * Dieu lui-même , touché , perçu , senti sous ses mille formes par l' intelligence de tout ce qui est vrai , et l' amour de tout ce qui est beau . C' est la grande opposition du corps et de l' âme , reconnue par toutes les religions et toutes les philosophies élevées , opposition très superficielle si on prétend y voir une dualité de substance dans la personne humaine , mais qui demeure d' une parfaite vérité , si , élargissant convenablement le sens de ces deux mots et les appliquant à deux ordres de phénomènes , on les entend des deux vies ouvertes devant l' homme . Reconnaître la distinction de ces deux vies , c' est reconnaître que la vie supérieure , la vie idéale , est tout , et que la vie inférieure , la vie des intérêts et des plaisirs n' est rien , qu' elle s' efface devant la première comme le fini devant l' infini , et que si la sagesse pratique ordonne d' y penser , ce n' est qu' en vue et comme condition de la première . En débutant par de si pesantes vérités , j' ai pris , je le sais , mon brevet de béotien . Mais sur ce point je suis sans pudeur ; depuis longtemps je me suis placé parmi les esprits simples et lourds qui prennent religieusement les choses . J' ai la faiblesse de regarder comme de mauvais ton et très facile à imiter cette prétendue délicatesse , qui ne peut se résoudre à prendre la vie comme chose sérieuse et sainte ; et , s' il n' y avait pas d' autre choix à faire , je préfèrerais , au moins en morale , les formules du plus étroit dogmatisme à cette légèreté , à laquelle on fait beaucoup d' honneur en lui donnant le nom de scepticisme , et qu' il faudrait appeler niaiserie et nullité . S' il était vrai que la vie humaine ne fût qu' une vaine succession de faits vulgaires , sans valeur suprasensible , dès la première réflexion sérieuse , il faudrait se donner la mort ; il n' y aurait pas de milieu entre l' ivresse , une occupation tyrannique de tous les instants , et le suicide . Vivre de la vie de l' esprit , aspirer l' infini par tous les pores , réaliser le beau , atteindre le parfait , chacun suivant sa mesure , c' est la seule chose nécessaire . Tout le reste est vanité et affliction d' esprit . L' ascétisme chrétien , en proclamant cette grande simplification de la vie , entendit d' une façon si étroite la seule chose nécessaire , que son principe devint avec le temps pour l' esprit humain une chaîne intolérable . Non seulement il négligea totalement le vrai et le beau ( la philosophie , la science , la poésie étaient des vanités ) ; mais , en s' attachant exclusivement au bien , il le conçut sous sa forme la plus mesquine : le bien fut pour lui la réalisation de la volonté d' un être supérieur , une sorte de sujétion humiliante pour la dignité humaine : car la réalisation du bien moral n' est pas plus une obéissance à des lois imposées que la réalisation du beau dans une oeuvre d' art n' est l' exécution de certaines règles . Ainsi la nature humaine se trouva mutilée dans sa portion la plus élevée . Parmi les choses intellectuelles qui sont toutes également saintes , on distingua du sacré et du profane . Le profane , grâce aux instincts de la nature plus forts que les principes d' un ascétisme artificiel , ne fut pas entièrement banni ; on le tolérait , quoique vanité ; quelquefois on s' adoucissait jusqu'à l' appeler la moins vaine des vanités ; mais , si l' on eût été conséquent , on l' eût proscrit sans pitié ; c' était une faiblesse à laquelle les parfaits renonçaient . Fatale distinction , qui a empoisonné l' existence de tant d' âmes belles et libres , nées pour savourer l' idéal dans toute son infinité , et dont la vie s' est écoulée triste et oppressée sous l' étreinte de l' étau fatal ! Que de luttes elle m' a coûtées ! La première victoire philosophique de ma jeunesse fut de proclamer du fond de ma conscience : tout ce qui est de l' âme est sacré . Ce n' est donc pas une limite étroite que nous posons à la nature humaine , en proposant à son activité une seule chose comme digne d' elle : car cette seule chose renferme l' infini . Elle n' exclut que le vulgaire , qui n' a de valeur qu' en tant qu' il est senti , et au moment où il est senti ; et cette sphère inférieure elle-même est bien moins étendue qu' on pourrait le croire . Il y a dans la vie humaine très peu de choses tout à fait profanes . Le progrès de la moralité et de l' intelligence amènera des points de vue nouveaux , qui donneront une valeur idéale aux actes en apparence les plus grossiers . Le christianisme , aidé par les instincts des races celtiques et germaniques , n' a -t-il pas élevé à la dignité d' un sentiment esthétique et moral un fait où l' antiquité tout entière , * Platon à peine excepté , n' avait vu qu' une jouissance ? L' acte le plus matériel de la vie , celui de la nourriture , ne reçut -il pas des premiers chrétiens une admirable signification mystique ? Le travail matériel , qui n' est aujourd'hui qu' une corvée abrutissante pour ceux qui y sont condamnés , n' était pas tel au moyen âge , pour ces ouvriers qui bâtissaient des cathédrales en chantant . Qui sait si un jour la vue du bien général de l' humanité , pour laquelle on construit , ne viendra pas adoucir et sanctifier les sueurs de l' homme ? Car , au point de vue de l' humanité , les travaux les plus humbles ont une valeur idéale , puisqu' ils sont le moyen ou du moins la condition des conquêtes de l' esprit . La sanctification de la vie inférieure par des pratiques et des cérémonies extérieures est un trait commun à toutes les religions . Les progrès du rationalisme ont pu d' abord , et cela sans grand mérite , déclarer ces cérémonies purement superstitieuses . Qu' en est -il résulté ? Privée de son idéalisation , la vie est devenue quelque chose de profane , de vulgaire , de prosaïque , à tel point que , pour certains actes , où le besoin d' une signification religieuse était plus sensible , comme la naissance , le mariage , la mort , on a conservé les anciennes cérémonies , lors même qu' on ne croit plus à leur efficacité . Un progrès ultérieur conciliera , ce me semble , ces deux tendances , en substituant à des actes sacramentels , qui ne peuvent valoir que par leur signification , et qui , envisagés dans leur exécution matérielle sont complètement inefficaces , le sentiment moral dans toute sa pureté . Ainsi , tout ce qui se rattache à la vie supérieure de l' homme , à cette vie par laquelle il se distingue de l' animal , tout cela est sacré , tout cela est digne de la passion des belles âmes . Un beau sentiment vaut une belle pensée ; une belle pensée vaut une belle action . Un système de philosophie vaut un poème , un poème vaut une découverte scientifique , une vie de science vaut une vie de vertu . L' homme parfait serait celui qui serait à la fois poète , philosophe , savant , homme vertueux , et cela non par intervalles et à des moments distincts ( il ne le serait alors que médiocrement ) , mais par une intime compénétration à tous les moments de sa vie , qui serait poète alors qu' il est philosophe , philosophe alors qu' il est savant , chez qui , en un mot , tous les éléments de l' humanité se réuniraient en une harmonie supérieure , comme dans l' humanité elle-même . La faiblesse de notre âge d' analyse ne permet pas cette haute unité ; la vie devient un métier , une profession ; il faut afficher le titre de poète , d' artiste ou de savant , se créer un petit monde où l' on vit à part , sans comprendre tout le reste et souvent en le niant . Que ce soit là une nécessité de l' état actuel de l' esprit humain , nul ne peut songer à le nier ; il faut toutefois reconnaître qu' un tel système de vie , bien qu' excusé par sa nécessité , est contraire à la dignité humaine et à la perfection de l' individu . Envisagé comme homme , un * Newton , un * Cuvier , un * Heyne , rend un moins beau son qu' un sage antique , un * Solon ou un * Pythagore par exemple . La fin de l' homme n' est pas de savoir , de sentir , d' imaginer , mais d' être parfait , c' est-à-dire d' être homme dans toute l' acception du mot ; c' est d' offrir dans un type individuel le tableau abrégé de l' humanité complète , et de montrer réunies dans une puissante unité toutes les faces de la vie que l' humanité a esquissées dans des temps et des lieux divers . On s' imagine trop souvent que la moralité seule fait la perfection , que la poursuite du vrai et du beau ne constitue qu' une jouissance , que l' homme parfait , c' est l' honnête homme , le frère morave par exemple . Le modèle de la perfection nous est donné par l' humanité elle-même ; la vie la plus parfaite est celle qui représente le mieux toute l' humanité . Or l' humanité cultivée n' est pas seulement morale ; elle est encore savante , curieuse , poétique , passionnée . Ce serait sans doute porter ses espérances sur l' avenir de l' humanité au delà des limites respectées par les plus hardis utopistes , que de penser que l' homme individuel pourra un jour embrasser tout le champ de la culture intellectuelle . Mais il y a dans les branches diverses de la science et de l' art deux éléments parfaitement distincts et qui , également nécessaires pour la production de l' oeuvre scientifique ou artistique , contribuent très inégalement à la perfection de l' individu : d' une part , les procédés , l' habileté pratique , indispensables pour la découverte du vrai ou la réalisation du beau ; de l' autre , l' esprit qui crée et anime , l' âme qui vivifie l' oeuvre d' art , la grande loi qui donne un sens et une valeur à telle découverte scientifique . Il sera à tout jamais impossible que le même homme sache manier avec la même habileté le pinceau du peintre , l' instrument du musicien , l' appareil du chimiste . Il y a là une éducation spéciale et une habileté pratique qui , pour passer au rang d' habitude irréfléchie et spontanée , exige une vie entière d' exercice . Mais ce qui pourra devenir possible dans une forme plus avancée de la culture intellectuelle , c' est que le sentiment qui donne la vie à la composition de l' artiste ou du poète , la pénétration du savant et du philosophe , le sens moral du grand caractère , se réunissent pour former une seule âme , sympathique à toutes les choses belles , bonnes et vraies , et pour constituer un type moral de l' humanité complète , un idéal qui , sans se réaliser dans tel ou tel , soit pour l' avenir ce que le christ a été depuis dix-huit cents ans , - un christ qui ne représenterait plus seulement le côté moral à sa plus haute puissance , mais encore le côté esthétique et scientifique de l' humanité . Au fond , toutes ces catégories des formes pures perçues par l' intelligence ne constituent que des faces d' une même unité . La divergence ne commence qu' à une région inférieure . Il y a un grand foyer central où la poésie , la science et la morale sont identiques , où savoir , admirer , aimer , sont une même chose , où tombent toutes les oppositions , où la nature humaine retrouve dans l' identité de l' objet la haute harmonie de toutes ses facultés et ce grand acte d' adoration , qui résume la tendance de tout son être vers l' éternel infini . Le saint est celui qui consacre sa vie à ce grand idéal , et déclare tout le reste inutile . * Pascal a supérieurement montré le cercle vicieux nécessaire de la vie positive . On travaille pour le repos , puis le repos est insupportable . On ne vit pas , mais on espère vivre . Le fait est que les gens du monde n' ont jamais , ce me semble , un système de vie bien arrêté , et ne peuvent dire précisément ce qui est principal , ce qui est accessoire , ce qui est fin , ce qui est moyen . La richesse ne saurait être le but final , puisqu' elle n' a de valeur que par les jouissances qu' elle procure . Et pourtant tout le sérieux de la vie s' use autour de l' acquisition de la richesse , et on ne regarde le plaisir que comme un délassement pour les moments perdus et les années inutiles . Le philosophe et l' homme religieux peuvent seuls à tous les instants se reposer pleinement , saisir et embrasser le moment qui passe , sans rien remettre à l' avenir . Un homme disait un jour à un philosophe de l' antiquité qu' il ne se croyait pas né pour la philosophie : " malheureux , lui dit le sage , pourquoi donc es -tu né ? " certes , si la philosophie était une spécialité , une profession comme une autre ; si philosopher , c' était étudier ou chercher la solution d' un certain nombre de questions plus ou moins importantes , la réponse de ce sage serait un étrange contre-sens . Et pourtant si l' on sait entendre la philosophie , dans son sens véritable , celui -là est en effet un misérable , qui n' est pas philosophe , c' est-à-dire qui n' est point arrivé à comprendre le sens élevé de la vie . Bien des gens renoncent aussi volontiers au titre de poète . Si être poète , c' était avoir l' habitude d' un certain mécanisme de langage , ils seraient excusables . Mais si l' on entend par poésie cette faculté qu' a l' âme d' être touchée d' une certaine façon , de rendre un son d' une nature particulière et indéfinissable en face des beautés des choses , celui qui n' est pas poète n' est pas homme , et renoncer à ce titre , c' est abdiquer volontairement la dignité de sa nature . D' illustres exemples prouveraient au besoin que cette haute harmonie des puissances de la nature humaine n' est pas une chimère . La vie des hommes de génie présente presque toujours le ravissant spectacle d' une vaste capacité intellectuelle jointe à un sens poétique très élevé et à une charmante bonté d' âme , si bien que leur vie , dans sa calme et suave placidité , est presque toujours leur plus bel ouvrage et forme une partie essentielle de leurs oeuvres complètes . à vrai dire , ces mots de poésie , de philosophie , d' art , de science , désignent moins des objets divers proposés à l' activité intellectuelle de l' homme , que des manières différentes d' envisager le même objet , qui est l' être dans toutes ses manifestations . C' est pour cela que le grand philosophe n' est pas sans être poète ; le grand artiste est souvent plus philosophe que ceux qui portent ce nom . Ce ne sont là que des formes différentes , qui , comme celles de la littérature , sont aptes à exprimer toute chose . * Béranger a pu tout dire sous forme de chansons , tel autre sous forme de romans , tel autre sous forme d' histoire . Tous les génies sont universels quant à l' objet de leurs travaux , et , autant les petits esprits sont insoutenables quand ils veulent établir la prééminence exclusive de leur art , autant les grands hommes ont raison quand ils soutiennent que leur art est le tout de l' homme , puisqu' il leur sert en effet à exprimer la chose indivise par excellence , l' âme , * Dieu . Il faut pourtant reconnaître que le secret pour allier ces éléments divers n' est pas encore trouvé . Dans l' état actuel de l' esprit humain , une trop riche nature est un supplice . L' homme né avec une faculté éminente qui absorbe toutes les autres est bien plus heureux que celui qui trouve en lui des besoins toujours nouveaux , qu' il ne peut satisfaire . Il lui faudrait une vie pour savoir , une vie pour sentir et aimer , une vie pour agir , ou plutôt il voudrait pouvoir mener de front une série d' existences parallèles , tout en ayant dans une unité supérieure la conscience simultanée de chacune d' elles . Bornée par le temps et par des nécessités extérieures , son activité concentrée se dévore intérieurement . Il a tant à vivre pour lui-même qu' il n' a pas le temps de vivre pour le dehors . Il ne veut rien laisser perdre de cette vie brûlante et multiple , qui lui échappe et qu' il dévore avec précipitation et avidité . Il roule d' un monde sur l' autre , ou plutôt des mondes mal harmonisés se heurtent dans son sein . Il envie tour à tour , car il sait comprendre tour à tour , l' âme simple qui vit de foi et d' amour , l' âme virile qui prend la vie comme un musculeux athlète , l' esprit pénétrant et critique , qui savoure à loisir le charme de manier son instrument exact et sûr . Puis quand il se voit dans l' impossibilité de réaliser cet idéal multiple , quand il voit cette vie si courte , si partagée , si fatalement incomplète , quand il songe que des côtés entiers de sa riche et féconde nature resteront à jamais ensevelis dans l' ombre , c' est un retour d' une amertume sans pareille . Il maudit cette surabondance de vie , qui n' aboutit qu' à se consumer sans fruit , ou , s' il déverse son activité sur quelque oeuvre extérieure , il souffre encore de n' y pouvoir mettre qu' une portion de lui-même . à peine a -t-il réalisé une face de la vie , que mille autres non moins belles se révèlent à lui , le déçoivent et l' entraînent à leur tour , jusqu'au jour où il faut finir , et où , jetant un regard en arrière , il peut enfin dire avec consolation : j' ai beaucoup vécu . C' est le premier jour où il trouve sa récompense . CHAPITRE II Savoir est le premier mot du symbole de la religion naturelle : car savoir est la première condition du commerce de l' homme avec les choses , de cette pénétration de l' univers qui est la vie intellectuelle de l' individu : savoir , c' est s' initier à * Dieu . Par l' ignorance l' homme est comme séquestré de la nature , renfermé en lui-même et réduit à se faire un non De là ce monde étrange où vit l' enfance , où vivait l' homme primitif . L' homme ne communique avec les choses que par le savoir et par l' amour : sans la science il n' aime que des chimères . La science seule fournit le fond de réalité nécessaire à la vie . En concevant l' âme individuelle , à la façon de * Leibnitz , comme un miroir où se reflète l' univers , c' est par la science qu' elle peut réfléchir une portion plus ou moins grande de ce qui est , et approcher de sa fin , qui serait d' être en parfaite harmonie avec l' universalité des choses . savoir est de tous les actes de la vie le moins profane , car c' est le plus désintéressé , le plus indépendant de la jouissance , le plus objectif pour parler le langage de l' école . C' est perdre sa peine que de prouver sa sainteté ; car ceux -là seuls peuvent songer à la nier pour lesquels il n' y a rien de saint . Ceux qui s' en tiennent aux faits de la nature humaine , sans se permettre de qualification sur la valeur des choses , ne peuvent nier au moins que la science ne soit le premier besoin de l' humanité . L' homme en face des choses est fatalement porté à en chercher le secret . Le problème se pose de lui-même , et en vertu de cette faculté qu' a l' homme d' aller au delà du phénomène qu' il perçoit . C' est d' abord la nature qui aiguise cet appétit de savoir ; il s' attaque à elle avec l' impatience de la présomption naïve , qui croit , dès ses premiers essais et en quelques pages , dresser le système de l' univers . Puis c' est lui-même ; bien plus tard , c' est son espèce , c' est l' humanité , c' est l' histoire . Puis c' est le problème final , la grande cause , la loi suprême qui tente sa curiosité . Le problème se varie , s' élargit à l' infini , suivant les horizons de chaque âge ; mais toujours il se pose ; toujours , en face de l' inconnu , l' homme ressent un double sentiment : respect pour le mystère , noble témérité qui le porte à déchirer le voile pour connaître ce qui est au delà . Rester indifférent devant l' univers est chose impossible pour l' homme . Dès qu' il pense , il cherche , il se pose des problèmes et les résout ; il lui faut un système sur le monde , sur lui-même , sur la cause première , sur son origine , sur sa fin . Il n' a pas les données nécessaires pour répondre aux questions qu' il s' adresse ; qu' importe ? Il y supplée de lui-même . De là les religions primitives , solutions improvisées d' un problème qui exigeait de longs siècles de recherches , mais pour lequel il fallait sans délai une réponse . La science méthodique sait se résoudre à ignorer ou du moins à supporter le délai ; la science primitive du premier bond voulait avoir la raison des choses . C' est qu' à vrai dire , demander à l' homme d' ajourner certains problèmes et de remettre aux siècles futurs de savoir ce qu' il est , quelle place il occupe dans le monde , quelle est la cause du monde et de lui-même , c' est lui demander l' impossible . Alors même qu' il saurait l' énigme insoluble , on ne pourrait l' empêcher de s' agacer et de s' user autour d' elle . Il y a , je le sais , dans cet acte hardi par lequel l' homme soulève le mystère des choses , quelque chose d' irrévérencieux et d' attentatoire , une sorte de lèse-majesté divine . Ainsi , du moins , le comprirent tous les peuples anciens . La science à leurs yeux fut un vol fait à * Dieu , une façon de le braver et de lui désobéir . Dans le beau mythe par lequel s' ouvre le livre des * Hébreux , c' est le génie du mal qui pousse l' homme à sortir de son innocente ignorance , pour devenir semblable à * Dieu par la science distincte et antithétique du bien et du mal . La fable de * Prométhée n' a pas d' autre sens : les conquêtes de la civilisation présentées comme un attentat , comme un rapt illicite fait à une divinité jalouse , qui voulait se les réserver . De là ce fier caractère d' audace contre les dieux que portent les premiers inventeurs ; de là ce thème développé dans tant de légendes mythologiques : que le désir d' un meilleur état est la source de tout le mal dans le monde . On comprend que l' antiquité , n' ayant pas le grand mot de l' énigme , le progrès , n' ait éprouvé qu' un sentiment de crainte respectueuse en brisant les barrières qui lui semblaient posées par une force supérieure , que , n' osant placer le bonheur dans l' avenir , elle l' ait rêvé dans un âge d' or primitif ( 1 ) , qu' elle ait dit : Audax Iapeti genus , qu' elle ait appelé la conquête du parfait un vetitum nefas . l' humanité avait alors le sentiment de l' obstacle et non celui de la victoire ; mais tout en s' appelant audacieuse et téméraire , elle marchait toujours . Pour nous , arrivés au grand moment de la conscience , il ne s' agit plus de dire : Caelum ipsum petimus stultitia ! et d' avancer en sacrilèges . Il faut marcher la tête haute et sans crainte vers ce qui est notre bien , et quand nous faisons violence aux choses pour leur arracher leur secret , être bien convaincus que nous agissons pour nous , pour elles et pour * Dieu . Ce n' est pas du premier coup que l' homme arrive à la conscience de sa force et de son pouvoir créateur . Chez les peuples primitifs , toutes les oeuvres merveilleuses de l' intelligence sont rapportées à la divinité ; les sages se croient inspirés , et se vantent avec une pleine conviction de relations mystérieuses avec des êtres supérieurs . Souvent ce sont les agents surnaturels qui sont eux-mêmes les auteurs des oeuvres qui semblent dépasser les forces de l' homme . Dans * Homère * Héphaestos crée tous les mécanismes ingénieux . Les siècles crédules du moyen âge attribuent à des facultés secrètes , à un commerce avec le démon , toute science éminente ou toute habileté qui s' élève au-dessus du niveau commun . En général , les siècles peu réfléchis sont portés à substituer des explications théologiques aux explications psychologiques . Il semble naturel de croire que la grâce vient d' en haut ; ce n' est que bien tard qu' on arrive à découvrir qu' elle sort du fond de la conscience . Le vulgaire aussi se figure que la rosée tombe du ciel et croit à peine le savant qui l' assure qu' elle sort des plantes . Quand je veux me représenter le fait générateur de la science dans toute sa naïveté primitive et son élan désintéressé , je me reporte avec un charme inexprimable aux premiers philosophes rationalistes de la * Grèce . Il y a dans cette ardeur spontanée de quelques hommes qui , sans antécédent traditionnel ni motif officiel , par la simple impulsion intérieure de leur nature , abordent l' éternel problème sous sa forme véritable , une ingénuité , une vérité inappréciable aux yeux du psychologue . * Aristote est déjà un savant réfléchi , qui a conscience de son procédé , qui fait de la science et de la philosophie comme * Virgile faisait des vers . Ces premiers penseurs , au contraire , sont bien autrement possédés par leur curiosité spontanée . L' objet est là devant eux , aiguisant leur appétit ; ils se prennent à lui comme l' enfant qui s' impatiente autour d' une machine compliquée , la tente par tous les côtés pour en avoir le secret , et ne s' arrête que quand il a trouvé un mot qu' il croit suffisamment explicatif . Cette science primitive n' est que le pourquoi répété de l' enfance , à la seule différence que l' enfant trouve chez nous une personne réfléchie pour répondre à sa question , tandis que là c' est l' enfant lui-même qui fait sa réponse avec la même naïveté . Il me semble aussi difficile de comprendre le vrai point de vue de la science sans avoir étudié ces savants primitifs , que d' avoir le haut sens de la poésie sans avoir étudié les poésies primitives . Une civilisation affairée comme la nôtre est loin d' être favorable à l' exaltation de ces besoins spéculatifs . La curiosité n' est nulle part plus vive , plus pure , plus objective que chez l' enfant et chez les peuples sauvages . Comme ils s' intéressent naïvement à la nature , aux animaux ( 2 ) , sans arrière-pensée , ni respect humain ! L' homme affairé , au contraire , s' ennuie dans la compagnie de la nature et des animaux ; ces jouissances désintéressées n' ont rien à faire avec son égoïsme . L' homme simple , abandonné à sa propre pensée , se fait souvent un système des choses bien plus complet et plus étendu que l' homme qui n' a reçu qu' une instruction factice et conventionnelle . Les habitudes de la vie pratique affaiblissent l' instinct de curiosité pure ; mais c' est une consolation pour l' amant de la science de songer que rien ne pourra le détruire , que le monument auquel il a ajouté une pierre est éternel , qu' il a sa garantie , comme la morale , dans les instincts mêmes de la nature humaine . On n' envisage d' ordinaire la science que par ses résultats pratiques et ses effets civilisateurs . On découvre sans peine que la société moderne lui est redevable de ses principales améliorations . Cela est très vrai ; mais c' est poser la thèse d' une façon dangereuse . C' est comme si , pour établir la morale , on se bornait à présenter les avantages qu' elle procure à la société . La science , aussi bien que la morale , a sa valeur en elle-même et indépendamment de tout résultat avantageux . Ces résultats , d' ailleurs , sont presque toujours conçus de la façon la plus mesquine . On n' y voit d' ordinaire que des applications , qui sans doute ont leur prix et servent puissamment par contre-coup le progrès de l' esprit , mais qui n' ont en elles-mêmes que peu ou point de valeur idéale . Les applications morales , en effet , détournent presque toujours la science de sa fin véritable . N' étudier l' histoire que pour les leçons de morale ou de sagesse pratique qui en découlent , c' est renouveler la plaisante théorie de ces mauvais interprètes d' * Aristote qui donnaient pour but à l' art dramatique de guérir les passions qu' il met en scène . L' esprit que j' attaque ici est celui de la science anglaise si peu élevée , si peu philosophique . Je ne sais si aucun anglais , * Byron peut-être excepté , a compris d' une façon bien profonde la philosophie des choses . Régler sa vie conformément à la raison , éviter l' erreur , ne point s' engager dans des entreprises inexécutables , se procurer une existence douce et assurée , reconnaître la simplicité des lois de l' univers et arriver à quelques vues de théologie naturelle , voilà pour les anglais qui pensent le but souverain de la science . Jamais une idée de haute et inquiète spéculation , jamais un regard profond jeté sur ce qui est . Cela tient sans doute à ce que , chez nos voisins , la religion positive , mise sous un séquestre conservateur , et tenue pour inattaquable , est considérée comme donnant encore le mot des grandes choses ( 3 ) . La science , en effet , ne valant qu' en tant qu' elle peut remplacer la religion , que devient -elle dans un pareil système ? Un petit procédé pour se former le bon sens , une façon de se bien poser dans la vie et d' acquérir d' utiles et curieuses connaissances . Misères que tout cela ! Pour moi , je ne connais qu' un seul résultat à la science , c' est de résoudre l' énigme , c' est de dire définitivement à l' homme le mot des choses , c' est de l' expliquer à lui-même , c' est de lui donner , au nom de la seule autorité légitime qui est la nature humaine tout entière , le symbole que les religions lui donnaient tout fait et qu' il ne peut plus accepter . Vivre sans un système sur les choses , c' est ne pas vivre une vie d' homme . Je comprends certes le scepticisme , c' est un système comme un autre ; il a sa grandeur et sa noblesse . Je comprends la foi , je l' envie et la regrette peut-être . Mais ce qui me semble un monstre dans l' humanité , c' est l' indifférence et la légèreté . Spirituel tant qu' on voudra , celui qui en face de l' infini ne se voit pas entouré de mystères et de problèmes , celui -là n' est à mes yeux qu' un hébété . C' est énoncer une vérité désormais banale que de dire que ce sont les idées qui mènent le monde . C' est d' ailleurs dire plutôt ce qui devrait être et ce qui sera , que ce qui a été . Il est incontestable qu' il faut faire dans l' histoire une large part à la force , au caprice , et même à ce qu' on peut appeler le hasard , c' est-à-dire à ce qui n' a pas de cause morale proportionnée à l' effet ( 4 ) . La philosophie pure n' a pas exercé d' action bien immédiate sur la marche de l' humanité avant le XVIIIe siècle , et il est beaucoup plus vrai de dire que les époques historiques font les philosophies , qu' il ne l' est de dire que les philosophies font les époques . Mais ce qui reste incontestable , c' est que l' humanité tend sans cesse , à travers ses oscillations , à un état plus parfait ; c' est qu' elle a le droit et le pouvoir de faire prédominer de plus en plus , dans le gouvernement des choses , la raison sur le caprice et l' instinct . Il n' y a pas à raisonner avec celui qui pense que l' histoire est une agitation sans but , un mouvement sans résultante . On ne prouvera jamais la marche de l' humanité à celui qui n' est point arrivé à la découvrir . C' est là le premier mot du symbole du XIXe siècle , l' immense résultat que la science de l' humanité a conquis depuis un siècle . Au-dessus des individus , il y a l' humanité , qui vit et se développe comme tout être organique , et qui , comme tout être organique , tend au parfait , c' est-à-dire à la plénitude de son être ( 5 ) . Après avoir marché de longs siècles dans la nuit de l' enfance , sans conscience d' elle-même et par la seule force de son ressort , est venu le grand moment où elle a pris , comme l' individu , possession d' elle-même , où elle s' est reconnue , où elle s' est sentie comme unité vivante ; moment à jamais mémorable que nous ne voyons pas , parce qu' il est trop près de nous , mais qui constituera , ce me semble , aux yeux de l' avenir , une révolution comparable à celle qui a marqué une nouvelle ère dans l' histoire de tous les peuples . Il y a à peine un demi-siècle que l' humanité s' est comprise et réfléchie ( 6 ) , et l' on s' étonne que la conscience de son unité et de sa solidarité soit encore si faible ! La révolution française est le premier essai de l' humanité pour prendre ses propres rènes et se diriger elle-même . C' est l' avénement de la réflexion dans le gouvernement de l' humanité . C' est le moment correspondant à celui où l' enfant , conduit jusque -là par les instincts spontanés , le caprice et la volonté des autres , se pose en personne libre , morale et responsable de ses actes . On peut , avec * Robert * Owen , appeler tout ce qui précède période irrationnelle de l' existence humaine , et un jour cette période ne comptera dans l' histoire de l' humanité , et dans celle de notre nation en particulier , que comme une curieuse préface , à peu près ce qu' est à l' histoire de * France ce chapitre dont on la fait d' ordinaire précéder sur l' histoire des * Gaules . La vraie histoire de * France commence à 89 ; tout ce qui précède est la lente préparation de 89 , et n' a d' intérêt qu' à ce prix . Parcourez en effet l' histoire , vous ne trouverez rien d' analogue à ce fait immense que présente tout le XVIIIe siècle : des philosophes , des hommes d' esprit , ne s' occupant nullement de politique actuelle , qui changent radicalement le fond des idées reçues , et opèrent la plus grande des révolutions , et cela avec conscience , réflexion , sur la foi de leurs systèmes . La révolution de 89 est une révolution faite par des philosophes . * Condorcet , * Mirabeau , * Robespierre offrent le premier exemple de théoriciens s' ingérant dans la direction des choses et cherchant à gouverner l' humanité d' une façon raisonnable et scientifique . Tous les membres de la constituante , de la législative et de la convention étaient à la lettre et presque sans exception des disciples de * Voltaire et de * Rousseau . Je dirai bientôt comment le char dirigé par de telles mains ne pouvait d' abord être si bien conduit que quand il marchait tout seul , et comment il devait aller se briser dans un abîme . Ce qu' il importe de constater , c' est cette incomparable audace , cette merveilleuse et hardie tentative de réformer le monde conformément à la raison , de s' attaquer à tout ce qui est préjugé , établissement aveugle , usage en apparence irrationnel , pour y substituer un système calculé comme une formule , combiné comme une machine artificielle ( 7 ) . Cela , dis -je , est unique et sans exemple dans tous les siècles antérieurs ; cela constitue un âge dans l' histoire de l' humanité . Certes une pareille tentative ne pouvait être de tout point irréprochable . Car ces institutions qui semblent si absurdes , ne le sont pas au fond autant qu' elles le paraissent ; ces préjugés ont leur raison , que vous ne voyez pas . Le principe est incontestable ; l' esprit seul doit régner , l' esprit seul , c' est-à-dire la raison , doit gouverner le monde . Mais qui vous dit que votre analyse est complète , que vous n' êtes point amené à nier ce que vous ne comprenez pas , et qu' une philosophie plus avancée n' arrivera point à justifier l' oeuvre spontanée de l' humanité ? Il est facile de montrer que la plupart des préjugés sur lesquels reposait l' ancienne société , le privilège de la noblesse , le droit d' aînesse , la légitimité , etc. , sont irrationnels et absurdes au point de vue de la raison abstraite , que dans une société normalement constituée , de telles superstitions n' auraient point de place . Cela a une clarté analytique et séduisante comme l' aimait le XVIIIe siècle . Mais est -ce une raison pour blâmer absolument ces abus dans le vieil édifice de l' humanité , où ils entrent comme partie intégrante ? Il est certain que la critique de ces premiers réformateurs fut , sur plusieurs points , aigre , inintelligente du spontané , trop orgueilleuse des faciles découvertes de la raison réfléchie . En général la philosophie du XVIIIe siècle et la politique de la première révolution présentent les défauts inséparables de la première réflexion : l' inintelligence du naïf , la tendance à déclarer absurde ce dont on ne voit point la raison immédiate . Ce siècle ne comprit bien que lui-même , et jugea tous les autres d' après lui-même . Dominé par l' idée de la puissance inventrice de l' homme , il étendit beaucoup trop la sphère de l' invention réfléchie . En poésie , il substitua la composition artificielle à l' inspiration intime , qui sort du fond de la conscience , sans aucune arrière-pensée de composition littéraire . En politique , l' homme créait librement et avec délibération la société et l' autorité qui la régit . En morale , l' homme trouvait et établissait le devoir , comme une invention utile . En psychologie , il semblait le créateur des résultats les plus nécessaires de sa constitution . En philologie , les grammairiens du temps s' amusaient à montrer l' inconséquence , les fautes du langage , tel que le peuple l' a fait , et à corriger les écarts de l' usage par la raison logique , sans s' apercevoir que les tours qu' ils voulaient supprimer étaient plus logiques , plus clairs , plus faciles que ceux qu' ils voulaient y substituer . Ce siècle ne comprit pas la nature , l' activité spontanée . Sans doute l' homme produit en un sens tout ce qui sort de sa nature ; il y dépense de son activité , il fournit la force brute qui amène le résultat ; mais la direction ne lui appartient pas ; il fournit la matière ; mais la forme vient d' en haut ; le véritable auteur est cette force vive et vraiment divine que recèlent les facultés humaines , qui n' est ni la convention , ni le calcul , qui produit son effet d' elle-même et par sa propre tension . De là cette confiance dans l' artificiel , le mécanique , dont nous sommes encore si profondément atteints . On croit qu' on pourra prévoir tous les cas possibles ; mais l' oeuvre est si compliquée qu' elle se joue de tous les efforts . On pousse si loin la sainte horreur de l' arbitraire qu' on détruit toute initiative . L' individu est circonvenu de règlements qui ne lui laissent la liberté d' aucun membre ; de sorte qu' une statue de bois en ferait tout autant si on pouvait la styler à la manivelle . La différence des individus médiocres ou distingués est ainsi devenue presque insignifiante ; l' administration est devenue comme une machine sans âme qui accomplirait les oeuvres d' un homme . La * France est trop portée à supposer qu' on peut suppléer à l' impulsion intime de l' âme par des mécanismes et des procédés extérieurs . N' a -t-on pas voulu appliquer ce détestable esprit à des choses plus délicates encore , à l' éducation , à la morale ( 8 ) ? N' avons -nous pas eu des ministres de l' instruction publique qui prétendaient faire des grands hommes au moyen de règlements convenables ? N' a -t-on pas imaginé des procédés pour moraliser l' homme , à peu près comme des fruits qu' on mûrit entre les doigts ! Gens de peu de foi à la nature , laissez -les donc au soleil . Excusable et nécessaire a donc été l' erreur des siècles où la réflexion se substitue à la spontanéité ( 9 ) . Bien que ce premier degré de conscience soit un immense progrès , l' état qui en est résulté a pu sembler par quelques faces inférieur à celui qui avait précédé , et les ennemis de l' humanité ont pu en tirer avantage pour combattre avec quelque apparence plausible le dogme du progrès ( 10 ) . En effet , dans l' état aveugle et irrationnel , les choses marchaient spontanément et d' elles-mêmes , en vertu de l' ordre établi . Il y avait des institutions faites tout d' une pièce , dont on ne discutait pas l' origine , des dogmes que l' on acceptait sans critique : le monde était une grande machine organisée de si longue main et avec si peu de réflexion , qu' on croyait que la machine venait d' être montée par * Dieu même . Il n' en fut plus ainsi , aussitôt que l' humanité voulut se conduire elle-même , et reprendre en sous-oeuvre le travail instinctif des siècles . Au lieu de vieilles institutions qui n' avaient pas d' origine et semblaient le résultat nécessaire du balancement des choses , on eut des constitutions faites de main d' hommes , toutes fraîches , avec des ratures , dépouillées par là du vieux prestige . Et puis , comme on connaissait les auteurs de l' oeuvre nouvelle , qu' on se jugeait leur égal en autorité , que la machine improvisée avait de visibles défauts , et que l' affaire étant désormais transportée dans le champ de la discussion , il n' y avait pas de raison pour la déclarer jamais close , il en est résulté une ère de bouleversements et d' instabilité , durant laquelle des esprits lourds mais honnêtes ont pu regretter le vieil établissement . Autant vaudrait préférer les tranchantes affirmations de la vieille science , qui n' était jamais embarrassée , aux prudentes hésitations et aux fluctuations de la science moderne . Le règne non contrôlé de l' absolu en politique comme en philosophie est sans doute celui qui procure le plus de repos , et les grands seigneurs qui se trouvent bien du repos doivent aimer un tel régime . L' oscillation , au contraire , est le caractère du développement véritablement humain , et les constitutions modernes sont conséquentes , quand elles se posent des termes périodiques auxquels elles peuvent être modifiées . Il ne faut donc pas s' étonner qu' après la disparition de l' état primitif et la destruction des vieux édifices bâtis par la conscience aveugle des siècles , il reste quelques regrets , et que les nouveaux édifices soient loin d' égaler les anciens . La réflexion imparfaite ne peut reproduire dès le premier essai les oeuvres de la nature humaine agissant par toutes ses forces intimes . La combinaison est aussi impuissante à reconstruire les oeuvres de l' instinct que l' art à imiter le travail aveugle de l' insecte qui tisse sa toile ou construit ses alvéoles . Est -ce une raison pour renoncer à la science réfléchie , pour revenir à l' instinct aveugle ? Non certes . C' est une raison pour pousser à bout la réflexion , en se tenant assuré que la réflexion parfaite , reproduira les mêmes oeuvres , mais avec un degré supérieur de clarté et de raison . Il faut espérer , marcher toujours , et mépriser en attendant les objections des sceptiques . D' ailleurs , le pas n' est plus à faire : l' humanité s' est définitivement émancipée , elle s' est constituée personne libre , voulant se conduire elle-même , et supposé qu' on profite d' un instant de sommeil pour lui imposer de nouvelles chaînes , ce sera un jeu pour elle de les briser . Le seul moyen de ramener l' ancien ordre de choses , c' est de détruire la conscience en détruisant la science et la culture intellectuelle . Il y a des gens qui le savent ; mais , je vous le jure , ils n' y réussiront pas . Tel est donc l' état de l' esprit humain en ce siècle . Il a renversé de gothiques édifices , construits on ne sait trop comment et qui pourtant suffisaient à abriter l' humanité . Puis il a essayé de reconstruire l' édifice sur de meilleures proportions , mais sans y réussir ; car le vieux temple élevé par l' humanité avait de merveilleuses finesses , qu' on n' avait pas d' abord aperçues , et que les modernes ingénieurs avec toute leur géométrie ne savent point ménager . Et puis l' on est devenu difficile ; on ne veut pas s' être fatigué en pure perte . Les siècles précédents ne se plaignaient pas de l' organisation de la société , parce que l' organisation y était nulle . Le mal était accepté comme venant de la fatalité . Ce qui maintenant ferait jeter les hauts cris n' excitait point alors une plainte . L' école néo-féodale a étrangement abusé de ce malentendu . Que faire ? Reconstruire le vieux temple ? Ce serait bien plus difficile encore , car , lors même que le plan n' en serait pas perdu , les matériaux le seraient à jamais . Ce qu' il faut , c' est chercher le parfait au-delà , c' est pousser la science à ses dernières limites . La science , et la science seule , peut rendre à l' humanité ce sans quoi elle ne peut vivre , un symbole et une loi . Le dogme qu' il faut maintenir à tout prix , c' est que la raison a pour mission de réformer la société d' après ses principes , c' est qu' il n' est point attentatoire à la providence d' entreprendre de corriger son oeuvre par des efforts réfléchis . Le véritable optimisme ne se conçoit qu' à cette condition . L' optimisme serait une erreur , si l' homme n' était point perfectible , s' il ne lui était donné d' améliorer par la science l' ordre établi . La formule : " tout est pour le mieux " ne serait sans cela qu' une amère dérision ( 11 ) . Oui , tout est pour le mieux , grâce à la raison humaine , capable de réformer les imperfections nécessaires du premier établissement des choses . Disons plutôt : tout sera pour le mieux , quand l' homme , ayant accompli son oeuvre légitime , aura rétabli l' harmonie dans le monde moral et se sera assujetti le monde physique . Quant aux vieilles théories de la providence , où le monde est conçu comme fait une fois pour toutes , et devant rester tel qu' il est , où l' effort de l' homme contre la fatalité est considéré comme un sacrilège , elles sont vaincues et dépassées . Ce qu' il y a de sûr , au moins , c' est qu' elles n' arrêteront point l' homme dans son oeuvre réformatrice , c' est qu' il persistera per fas et nefas à corriger la création , c' est qu' il poursuivra jusqu'au bout son oeuvre sainte : combattre les causes aveugles et l' établissement fortuit , substituer la raison à la nécessité . les religions de l' * Orient disent à l' homme : souffre le mal . La religion européenne se résume en ce mot : combats le mal . Cette race est bien fille de * Japet : elle est hardie contre * Dieu . Les clairvoyants remarqueront que c' est ici le noeud du problème , que toute la lutte a lieu en ce moment entre les vieilles et les nouvelles idées de théisme et de morale . Il suffit qu' ils le voient . Nous sommes ici à la ligne sacrée où les doctrines se séparent ; un point de divergence entre deux rayons partant du centre met entre eux l' infini . Retenez bien au moins que les théories du progrès sont inconciliables avec la vieille théodicée , qu' elles n' ont de sens qu' en attribuant à l' esprit humain une action divine , en admettant en un mot comme puissance primordiale dans le monde le pouvoir réformateur de l' esprit . le lien secret de ces doctrines n' est nulle part plus sensible que dans le dernier livre de * M . * Guizot , livre inestimable , et qui aura le rare privilège d' être lu de l' avenir , car il peint avec originalité un curieux moment intellectuel . Croira -t-on , dans cinq cents ans , qu' un des premiers esprits du XIXe siècle ait pu dire que , depuis l' émancipation des diverses classes de la société , le nombre des hommes distingués ne s' est point accru en * France , comme si la providence , ajoute -t-il , " ne permettait pas aux lois humaines d' influer , dans l' ordre intellectuel , sur l' étendue et la magnificence de ses dons " ( 12 ) . Les aristarques d' alors tiendront ceci pour une interpolation , et en apporteront des preuves péremptoires , une aussi étroite conception du gouvernement du monde , n' ayant jamais pu , diront -ils venir à la pensée de l' auteur de l' histoire de la civilisation . mais comment excuseront -ils le raisonnement que voici : la société a toujours présenté jusqu'ici trois types de situation sociale , des hommes vivant de leur revenu , des hommes exploitant leur revenu , des hommes vivant de leur travail ; donc cela est de la nature humaine , et il en sera toujours ainsi . Avec autant de raison on eût pu dire dans l' antiquité : la société a toujours compté jusqu'ici trois classes d' hommes : une aristocratie , des hommes libres , des esclaves ; donc cela est de la nature humaine , donc il en sera toujours ainsi . Avec autant de raison on eût pu dire en 1780 : l' état a toujours renfermé jusqu'ici trois classes d' hommes : les gouvernants , l' aristocratie limitant le pouvoir , la roture ; donc cela est de la nature humaine ; donc vous qui voulez changer cet ordre , vous êtes des fous dangereux , des utopistes . Certes , nul plus que moi n' est convaincu qu' on ne réforme pas la nature humaine . Mais les esprits étroits et absolus ont une singulière façon de l' entendre . La nature humaine est pour eux ce qu' ils voient exister de leur temps et dont ils souhaitent la conservation . Il y a de meilleures raisons pour soutenir qu' une noblesse privilégiée est de l' essence de toute société que pour soutenir qu' une aristocratie pécuniaire lui est nécessaire . Le vrai , c' est que la nature humaine ne consiste qu' en instincts et en principes très généraux , lesquels consacrent , non tel état social de préférence à tel autre , mais seulement certaines conditions de l' état social , la famille , la propriété individuelle par exemple . Le vrai , c' est qu' avec les éternels principes de sa nature , l' homme peut réformer l' édifice politique et social ; il le peut , puisqu' il l' a incontestablement fait , puisqu' il n' est personne qui ne reconnaisse la société actuelle mieux organisée à certains égards que celle du passé . C' est l' oeuvre des religions , direz -vous . Je vous l' accorde ; mais que sont les religions , sinon les plus belles créations de la nature humaine ? L' appel à la nature humaine est la raison dernière dans toutes les questions philosophiques et sociales . Mais il faut se garder de prendre cette nature , d' une façon étroite et mesquine , pour les usages , les coutumes , l' ordre que l' on a sous les yeux . Cette mer est autrement profonde ; on n' en touche pas si vite le fond , et il n' est jamais donné aux faibles yeux de l' apercevoir . Que d' erreurs dans la psychologie vulgaire par suite de l' oubli de ce principe ! Ces erreurs viennent presque toutes des idées étroites qu' on se fait sur les révolutions qu' a déjà subies le système moral et social de l' humanité , et de ce qu' on ignore les différences profondes qui séparent les littératures et la façon de sentir des peuples divers . Sans embrasser aucun système de réforme sociale , un esprit élevé et pénétrant ne peut se refuser à reconnaître que la question même de cette réforme n' est pas d' une autre nature que celle de la réforme politique , dont la légitimité est , j' espère , incontestée . L' établissement social , comme l' établissement politique , s' est formé sous l' empire de l' instinct aveugle . C' est à la raison qu' il appartient de le corriger . Il n' est pas plus attentatoire de dire qu' on peut améliorer la société , qu' il ne l' est de dire qu' on peut souhaiter un meilleur gouvernement que celui du schah de * Perse . La première fois qu' on s' est pris à ce terrible problème : réformer par la raison la société politique , on dut crier à l' attentat inouï . Les conservateurs de 1789 purent opposer aux révolutionnaires ce que les conservateurs de 1849 opposent aux socialistes : vous tentez ce qui n' a pas d' exemple , vous vous en prenez à l' oeuvre des siècles , vous ne tenez pas compte de l' histoire et de la nature humaine . Les faciles déclamations de la bourgeoisie contre la noblesse héréditaire peuvent se rétorquer avec avantage contre la ploutocratie . Il est clair que la noblesse n' est pas rationnelle , qu' elle est le résultat de l' établissement aveugle de l' humanité . Mais en raisonnant sur ce pied -là , où s' arrêter ? J' avoue que , tout bien pesé , la tentative des réformateurs politiques de 89 ne semble plus hardie , quant à son objet , et surtout plus inouïe que celle des réformateurs sociaux de nos jours . Je ne comprends donc pas comment ceux qui admettent 89 peuvent rejeter en droit la réforme sociale . ( quant aux moyens , je comprends , je le répète , la plus radicale diversité . ) on ne fait aucune difficulté générale aux socialistes qu' on ne puisse rétorquer contre les constituants . Il est téméraire de poser des bornes au pouvoir réformateur de la raison , et de rejeter quelque tentative que ce soit , parce qu' elle est sans antécédent . Toutes les réformes ont eu ce défaut à leur origine , et d' ailleurs ceux qui leur adressent un tel reproche le font presque toujours parce qu' ils n' ont pas une idée assez étendue des formes diverses de la société humaine et de son histoire . En * Orient , des milliers d' hommes meurent de faim ou de misère sans avoir jamais songé à se révolter contre le pouvoir établi . Dans l' * Europe moderne , un homme , plutôt que de mourir de faim , trouve plus simple de prendre un fusil et d' attaquer la société , guidé par cette vue profonde et instinctive que la société a envers lui des devoirs qu' elle n' a pas remplis . On trouve à chaque page , dans la littérature de nos jours , la tendance à regarder les souffrances individuelles comme un mal social , et à rendre la société responsable de la misère et de la dégradation de ses membres . Voilà une idée nouvelle , profondément nouvelle . On a cessé de prendre ses maux comme venant de la fatalité ( 13 ) . Eh bien , songez que l' humanité ne s' est jamais attachée à une façon d' envisager les choses pour la lâcher ensuite . Par toutes les voies nous arrivons donc à proclamer le droit qu' a la raison de réformer la société par la science rationnelle et la connaissance théorique de ce qui est . Ce n' est donc pas une exagération de dire que la science renferme l' avenir de l' humanité , qu' elle seule peut lui dire le mot de sa destinée et lui enseigner la manière d' atteindre sa fin . Jusqu'ici ce n' est pas la raison qui a mené le monde : c' est le caprice , c' est la passion . Un jour viendra où la raison éclairée par l' expérience ressaisira son légitime empire , le seul qui soit de droit divin , et conduira le monde non plus au hasard , mais avec la vue claire du but à atteindre . Notre époque de passion et d' erreur apparaîtra alors comme la pure barbarie , ou comme l' âge capricieux et fantasque qui , chez l' enfant , sépare les charmes du premier âge de la raison de l' homme fait . Notre politique machinale , nos partis aveugles et égoïstes sembleront des monstres d' un autre âge . On n' imaginera plus comment un siècle a pu décerner le titre d' habile à un homme comme * Talleyrand , prenant le gouvernement de l' humanité comme une simple partie d' échecs , sans avoir l' idée du but à atteindre , sans avoir même l' idée de l' humanité . La science qui gouvernera le monde , ce ne sera plus la politique . La politique , c' est-à-dire la manière de gouverner l' humanité comme une machine , disparaîtra en tant qu' art spécial , aussitôt que l' humanité cessera d' être une machine . La science maîtresse , le souverain d' alors , ce sera la philosophie , c' est-à-dire la science qui recherche le but et les conditions de la société . Pour la politique , dit * Herder , l' homme est un moyen ; pour la morale , il est une fin . La révolution de l' avenir sera le triomphe de la morale sur la politique . organiser scientifiquement l' humanité , tel est donc le dernier mot de la science moderne , telle est son audacieuse , mais légitime prétention . Je vais plus loin encore . L' oeuvre universelle de tout ce qui vit étant de faire * Dieu parfait , c' est-à-dire de réaliser la grande résultante définitive qui clora le cercle des choses par l' unité , il est indubitable que la raison , qui n' a eu jusqu'ici aucune part à cette oeuvre , laquelle s' est opérée aveuglément et par la sourde tendance de tout ce qui est , la raison , dis -je , prendra un jour en main l' intendance de cette grande oeuvre ( 14 ) , et après avoir organisé l' humanité , organisera * Dieu . je n' insiste pas sur ce point , et je consens à ce qu' on le tienne pour chimérique ; car aux yeux de plusieurs bons esprits à qui je veux plaire , ceci ne paraîtrait pas de bon aloi , et d' ailleurs , je n' en ai pas besoin pour ma thèse . Qu' il me suffise de dire que rien ne doit étonner quand on songe que tout le progrès accompli jusqu'ici n' est peut-être que la première page de la préface d' une oeuvre infinie . CHAPITRE III tenez , si vous voulez , ce qui précède pour absurde et pour chimérique ; mais , au nom du ciel , accordez -moi que la science seule peut fournir à l' homme les vérités vitales , sans lesquelles la vie ne serait pas supportable , ni la société possible . Si l' on supposait que ces vérités pussent venir d' ailleurs que de l' étude patiente des choses , la science élevée n' aurait plus aucun sens ; il y aurait érudition , curiosité d' amateur , mais non science dans le noble sens du mot , et les âmes distinguées se garderaient de s' engager dans ces recherches sans horizon ni avenir . Ainsi ceux qui pensent que la spéculation métaphysique , la raison pure , peut sans l' étude pragmatique de ce qui est donner les hautes vérités , doivent nécessairement mépriser ce qui n' est à leurs yeux qu' un bagage inutile , une surcharge embarrassante pour l' esprit . * Malebranche n' a pas été trop sévère pour ces savants " qui font de leur tête un garde-meuble , dans lequel ils entassent , sans discernement et sans ordre , tout ce qui porte un certain caractère d' érudition , et qui se font gloire de ressembler à ces cabinets de curiosités et d' antiques , qui n' ont rien de riche , ni de solide , et dont le prix ne dépend que de la fantaisie , de la passion et du hasard " . Ceux qui pensent que le vulgaire bon sens , le sens commun , est un maître suffisant pour l' homme , doivent envisager le savant à peu près comme * Socrate envisageait les sophistes , comme de subtils et inutiles disputeurs . Ceux qui pensent que le sentiment et l' imagination , les instincts spontanés de la nature humaine peuvent par une sorte d' intuition atteindre les vérités essentielles seront également conséquents en envisageant les recherches du savant comme de frivoles hors-d'oeuvre , qui n' ont même pas le mérite d' amuser . Enfin ceux qui pensent que l' esprit humain ne peut atteindre les hautes vérités , et qu' une autorité supérieure s' est chargée de les lui révéler , détruisent également la science , en lui enlevant ce qui fait sa vie et sa valeur véritable . Que reste -t-il , en effet , si vous enlevez à la science son but philosophique ? De menus détails , capables sans doute de piquer la curiosité des esprits actifs et de servir de passe-temps à ceux qui n' ont rien de mieux à faire , fort indifférents pour celui qui voit dans la vie une chose sérieuse , et se préoccupe avant tout des besoins religieux et moraux de l' homme . La science ne vaut qu' autant qu' elle peut rechercher ce que la révélation prétend enseigner . Si vous lui enlevez ce qui fait son prix , vous ne lui laissez qu' un résidu insipide , bon tout au plus à jeter à ceux qui ont besoin d' un os à ronger . Je félicite sincèrement les bonnes âmes qui s' en contentent ; pour moi , je n' en veux pas . Dès qu' une doctrine me barre l' horizon , je la déclare fausse ; je veux l' infini seul pour perspective . Si vous me présentez un système tout fait , que me reste -t-il à faire ? Vérifier par la recherche rationnelle ce que la révélation m' enseigne ? Jeu bien inutile , passe-temps bien oisif : car si je sais d' avance que ce qui m' est enseigné est la vérité absolue , pourquoi me fatiguer à en chercher la démonstration ? C' est vouloir regarder les astres à l' oeil nu quand on peut faire usage d' un télescope . C' est en appeler aux hommes quand on a à sa disposition le * Saint- * Esprit . Je ne connais qu' une seule contradiction plus flagrante que celle -ci : c' est un pape constitutionnel . Il reste un vaste champ , direz -vous , dans les vérités naturelles que * Dieu a livrées à la dispute des hommes . Vaste ! Quand vous prélevez * Dieu , l' homme , l' humanité , les origines de l' univers . Je le trouve bien étroit , bon tout au plus pour ceux qui au besoin de croire ajoutent celui de disputer . Vous croyez me faire une grâce en me permettant de m' exercer sur quelques points non définis , en me jetant le monde comme une matière à dispute , en m' avertissant bien par avance que du premier mot jusqu'au dernier je n' y entendrai rien . La science n' est pas une dispute d' esprits oisifs sur quelques questions laissées pour servir d' aliment à leur goût pour la controverse . Quel est l' esprit élevé qui voudrait consacrer sa vie à cet humble et abrutissant labeur ? J' hésite à le dire , car , pour prévenir les objections que l' on peut ici m' adresser , il faudrait de longues explications et de nombreuses restrictions : la science profane , dans un système quelconque de révélation franchement admis , ne peut être qu' une dispute ( 15 ) . L' essentiel est donné ; la seule science sérieuse sera celle qui commentera la parole révélée , toute autre n' aura de prix qu' en se rattachant à celle -là . Les orthodoxes ont en général peu de bonne foi scientifique . ils ne cherchent pas , ils tâchent de prouver , et cela doit être . Le résultat leur est connu d' avance ; ce résultat est vrai , certainement vrai . Il n' y a là rien à faire pour la science , qui part du doute sans savoir où elle arrivera , et se livre pieds et mains liés à la critique qui la mène où elle veut . Je connais très bien la méthode théologique , et je puis affirmer que ses procédés sont directement contraires au véritable esprit scientifique . * Dieu me garde de prétendre qu' il n' y ait eu parmi les plus sincères croyants des hommes qui ont rendu à la science d' éminents services ; et pour ne parler que des contemporains , c' est parmi les catholiques sincères que je trouverais peut-être le plus d' hommes sympathiques à mon esprit et à mon coeur . Mais , s' il m' était permis de m' entendre de bien près avec eux , nous verrions jusqu'à quel point leur ardeur scientifique n' est pas une noble inconséquence . Qu' on me permette un exemple . * Silvestre de * Sacy est à mes yeux le type du savant orthodoxe . Certes il est impossible de demander une science de meilleur aloi , si on ne recherche que l' exactitude et la critique de détail . Mais si on s' élève plus haut , quel étrange spectacle qu' un homme qui , en possession d' une des plus vastes éruditions des temps modernes , n' est jamais arrivé à une pensée de haute critique ! Quand je travaille sur les oeuvres de cet homme infiniment respectable , je suis toujours tenté de lui demander : à quoi bon ? à quoi bon savoir l' hébreu , l' arabe , le samaritain , le syriaque , le chaldéen , l' éthiopien , le persan , à quoi bon être le premier homme de l' * Europe pour la connaissance des littératures de l' * Orient , si on n' est point arrivé à l' idée de l' humanité , si tout cela n' est conçu dans un but religieux et supérieur ? La science vraiment élevée n' a commencé que le jour où la raison s' est prise au sérieux , et s' est dit à elle-même : tout me fait défaut ; de moi seule viendra mon salut . C' est alors qu' on se met résolument à l' oeuvre ; c' est alors que tout reprend son prix en vue du résultat final . Il ne s' agit plus de jouer avec la science , d' en faire un thème d' insipides et innocents paradoxes ( 16 ) ; il s' agit de la grande affaire de l' homme et de l' humanité : de là un sérieux , une attention , un respect que ne pouvaient connaître ceux qui ne faisaient de la science que par un côté d' eux-mêmes . Il faut être conséquent : si faire son salut est la seule chose nécessaire , on se prêtera à tout le reste comme à un hors-d'oeuvre , on n' y sera point à son aise ; si on y met trop de goût , on se le reprochera comme une faiblesse , on ne sera profane qu' à demi , on fera comme saint * Augustin et * Alcuin , qui s' accusent de trop aimer * Virgile . Mon dieu ! Ils ne sont pas si coupables qu' ils le pensent . La nature humaine , plus forte au fond que tous les systèmes religieux , sait trouver des secrets pour reprendre sa revanche . L' islamisme , par la plus flagrante contradiction n' a -t-il pas vu dans son sein un développement de science purement rationaliste ? * Képler , * Newton , * Descartes et la plupart des fondateurs de la science moderne étaient des croyants . étrange illusion , qui prouve au moins la bonne foi de ceux qui entreprirent cette oeuvre , et plus encore la fatalité qui entraîne l' esprit humain engagé dans les voies du rationalisme à une rupture absolue , que d' abord il repousse , avec toute religion positive ! Chez quelques-uns de ces grands hommes , cela s' expliquait par une vue bornée de la science et de son objet ; chez d' autres , comme chez * Descartes ( 17 ) , qui prétendait bien tirer de la raison les vérités essentielles à l' homme , il y avait superfétation manifeste , emploi de deux rouages pour la même fin . - je n' ai pas besoin , remarquez bien , de me poser ici en controversiste , de prouver qu' il y a contradiction entre la science et la révélation : il me suffit qu' il y ait double emploi pour prouver ma thèse actuelle . Dans un système révélé , la science n' a plus qu' une valeur très secondaire et ne mérite pas qu' on y consacre sa vie : car ce qui seul en fait le prix est donné d' ailleurs d' une façon plus éminente . Nul ne peut servir deux maîtres , ni adorer un double idéal . Pour moi , je le dirai avec cette franchise qu' on voudra bien , j' espère , me reconnaître ( qui n' est pas franc à vingt-cinq ans est un misérable ) , je ne conçois la haute science , la science comprenant son but et sa fin , qu' en dehors de toute croyance surnaturelle . C' est l' amour pur de la science qui m' a fait briser les liens de toute croyance révélée , et j' ai senti que , le jour où je me suis proclamé sans autre maître que la raison , j' ai posé la condition de la science et de la philosophie . Si une âme religieuse en lisant ces lignes pouvait s' imaginer que j' insulte : oh ! Non lui dirais -je , je suis votre frère . Moi , insulter quelque chose qui est de l' âme ! C' est parce que je suis sérieux et que je traite sérieusement les choses religieuses que je parle de la sorte . Si comme tant d' autres je ne voyais dans la religion qu' une machine , une digue , un utile préjugé , je prendrais ce demi-ton insaisissable qui n' est au fond qu' indifférence et légèreté . Mais comme je crois à la vérité , comme je crois que le christianisme est une chose grave et considérable , j' ai quasi l' air controversiste , et certains délicats vont crier , j' en suis sûr , à la renaissance du voltairianisme . Je suis bien aise de le dire une fois pour toutes : si je porte dans les discussions religieuses une franchise et une lourdeur qui ne sont plus de mode , c' est que je n' aborde jamais les choses de l' âme qu' avec un profond respect . Vous n' avez pas , messieurs , de plus dangereux ennemis que ces cauteleux adversaires à demi-mot . Le siècle n' est plus controversiste parce qu' au fond il est incrédule et frivole . Si donc je suis plus franc et si mes attaques sont plus à bout portant , sachez -le , c' est que je suis plus respectueux et plus soucieux de la vérité intrinsèque ... mais on va dire que je suis bien maladroit de prendre les choses de la sorte . Je parlerai souvent dans ma vie du christianisme , et comment n' en parlerais -je pas ? C' est la gloire du christianisme d' occuper encore la moitié de nos pensées et d' absorber l' attention de tous les penseurs , de ceux qui luttent , comme de ceux qui croient . J' ai longtemps réussi à penser et à écrire comme s' il n' y avait pas au monde de religions , ainsi que font tant de philosophes rationalistes , qui ont écrit des volumes sans dire un mot du christianisme . Mais cette abstraction m' est ensuite apparue comme si irrévérencieuse envers l' histoire , si partielle , si négative de tout ce qu' il y a de plus sublime dans la nature humaine , que , dussent les inquisiteurs et les philosophes s' en irriter , j' ai résolu de prendre l' esprit humain pour ce qu' il est , et de ne pas me priver de l' étude de sa plus belle moitié . Je trouve , moi , que les religions valent la peine qu' on en parle , et qu' il y a dans leur étude autant de philosophie que dans quelques chapitres de sèche et insipide philosophie morale . Le jour n' est pas loin où , avec un peu de franchise de part et d' autre , et en levant les malentendus qui séparent les gens les mieux faits pour s' entendre , on reconnaîtra que le sens élevé des choses , la haute critique , le grand amour , l' art vraiment noble , le saint idéal de la morale ne sont possibles qu' à la condition de se poser dès le premier abord dans le divin , de déclarer tout ce qui est beau , tout ce qui est pur , tout ce qui est aimable , également saint , également adorable ; de considérer tout ce qui est comme un seul ordre de choses , qui est la nature , comme la variété , l' efflorescence , la germination superficielle d' un fond identique et et vivant . La science vraiment digne de ce nom n' est donc possible qu' à la condition de la plus parfaite autonomie . La critique ne connait pas le respect ; pour elle , il n' y a ni prestige ni mystère ; elle rompt tous les charmes , elle dérange tous les voiles . Cette irrévérencieuse puissance , portant sur toute chose un oeil ferme et scrutateur , est , par son essence même , coupable de lèse-majesté divine et humaine . C' est la seule autorité sans contrôle ; c' est l' homme spirituel de saint * Paul , qui juge tout et n' est jugé par personne . La cause de la critique , c' est la cause du rationalisme , et la cause du rationalisme , c' est la cause même de l' esprit moderne . Maudire le rationalisme , c' est maudire tout le développement de l' esprit humain depuis * Pétrarque et * Boccace , c' est-à-dire depuis la première apparition de l' esprit critique . C' est en appeler au moyen âge ; que dis -je ? Le moyen âge a eu aussi ses hardies tentatives de rationalisme . C' est proclamer le règne sans contrôle de la superstition et de la crédulité . Il s' agit de savoir s' il faut refluer cinq siècles et blâmer un développement qui était évidemment appelé par la nécessité des choses . Or , a priori et indépendamment de tout examen , un tel développement se légitime par lui-même . Les faits accomplis ont eu raison d' être , et si l' on peut en appeler contre eux , c' est à l' avenir , jamais au passé . étudiez , en effet , depuis * Pétrarque et * Boccace , la marche de la critique moderne , vous la verrez , suivant toujours la ligne de son inflexible progrès , renverser l' une après l' autre toutes les idoles de la science incomplète , toutes les superstitions du passé . C' est d' abord * Aristote , le dieu de la philosophie du moyen âge , qui tombe sous les coups des réformateurs du XVe et du XVIe siècle , avec son grotesque cortège d' arabes et de commentateurs ; puis c' est * Platon , qui , élevé un instant contre son rival , prêché comme l' évangile , retrouve sa dignité en retombant du rang de prophète à celui d' homme ; puis c' est l' antiquité tout entière qui reprend son sens véritable et sa valeur d' abord mal comprise dans l' histoire de l' esprit humain ; puis c' est * Homère , l' idole de la philologie antique , qui , un beau jour , a disparu de dessus son piédestal de trois mille ans et est allé noyer sa personnalité dans l' océan sans fond de l' humanité ; puis c' est toute l' histoire primitive , acceptée jusque -là avec une grossière littéralité , qui trouve d' ingénieux interprètes , hiérophantes rationalistes , qui lèvent le voile des vieux mystères . Puis ce sont ces écrits tenus pour sacrés qui deviennent aux yeux d' une ingénieuse et fine exégèse la plus curieuse littérature . Admirable déchiffrement d' un superstitieux hiéroglyphisme , marche courageuse de la lettre à l' esprit , voilà l' oeuvre de la critique moderne ! L' esprit moderne , c' est l' intelligence réfléchie . La croyance à une révélation , à un ordre surnaturel , c' est la négation de la critique , c' est un reste de la vieille conception anthropomorphique du monde , formée à une époque où l' homme n' était pas encore arrivé à l' idée claire des lois de la nature . Il faut dire du surnaturel ce que * Schleiermacher disait des anges : " on ne peut en prouver l' impossibilité ; cependant , toute cette conception est telle qu' elle ne pourrait plus naître de notre temps ; elle appartient exclusivement à l' idée que l' antiquité se faisait du monde " ( 18 ) . La croyance au miracle est , en effet , la conséquence d' un état intellectuel où le monde est considéré comme gouverné par la fantaisie et non par des lois immuables . Sans doute , ce n' est pas ainsi que l' envisagent les supernaturalistes modernes , lesquels forcés par la science , qu' ils n' osent froisser assez hardiment , d' admettre un ordre stable de la nature , supposent seulement que l' action libre de * Dieu peut parfois le changer , et conçoivent ainsi le miracle comme une dérogation à des lois établies . Mais ce concept , je le répète , n' était nullement celui des hommes primitifs . Le miracle n' était pas conçu alors comme surnaturel . L' idée de surnaturel n' apparaît que quand l' idée des lois de la nature s' est nettement formulée et s' impose même à ceux qui veulent timidement concilier le merveilleux et l' expérience . C' est là une de ces pâles compositions entre les idées primitives et les données de l' expérience , qui ne réussissent qu' à n' être ni poétiques ni scientifiques . Pour les hommes primitifs , au contraire , le miracle était parfaitement naturel et surgissait à chaque pas , ou plutôt il n' y avait ni lois ni nature pour ces âmes naïves , voyant partout action immédiate d' agents libres . L' idée de lois de la nature n' apparaît qu' assez tard et n' est accessible qu' à des intelligences cultivées . Elle manque complètement chez le sauvage , et , aujourd'hui encore , les simples supposent le miracle avec une facilité étrange . Ce n' est pas d' un raisonnement , mais de tout l' ensemble des sciences modernes que sort cet immense résultat : il n' y a pas de surnaturel . Il est impossible de réfuter par des arguments directs celui qui s' obstine à y croire ; il se jouera de tous les raisonnements a priori . c' est comme si l' on voulait argumenter un sauvage sur l' absurdité de ses fétiches . Le fétichiste est inconvertissable ; le moyen de l' amener à une religion supérieure n' est pas de la lui prêcher directement ; car s' il l' accepte en cet état , il ne l' acceptera que comme une autre sorte de fétichisme . Le moyen , c' est de le civiliser , de l' élever au point de l' échelle humaine auquel correspond cette religion . De même le supernaturaliste orthodoxe est inabordable . Aucun argument logique ou métaphysique ne vaut contre lui . Mais si l' on s' élève à un degré supérieur du développement de l' esprit humain , le supernaturalisme apparaît comme une conception dépassée . Le seul moyen de guérir de cette étrange maladie qui , à la honte de la civilisation , n' a pas encore disparu de l' humanité , c' est la culture moderne . Mettez l' esprit au niveau de la science , nourrissez -le dans la méthode rationnelle , et sans lutte , sans argumentation , tomberont ces superstitions surannées . Depuis qu' il y a de l' être , tout ce qui s' est passé dans le monde des phénomènes a été le développement régulier des lois de l' être , lois qui ne constituent qu' un seul ordre de gouvernement , qui est la nature . Qui dit au-dessus ou en dehors de la nature dans l' ordre des faits dit une contradiction , comme qui dirait surdivin , dans l' ordre des substances . Vain effort pour monter au-dessus du suprême ! Tous les faits ont pour théâtre l' espace ou l' esprit . La nature , c' est la raison , c' est l' immuable , c' est l' exclusion du caprice . L' oeuvre moderne ne sera accomplie que quand la croyance au surnaturel , sous quelque forme que ce soit , sera détruite comme l' est déjà la croyance à la magie , à la sorcellerie . Tout cela est du même ordre . Ceux qui combattent aujourd'hui les supernaturalistes , seront , aux yeux de l' avenir , ce que sont à nos yeux ceux qui ont combattu la croyance à la magie , au XVIe et au XVIIe siècle . Certes , ces derniers ont rendu à l' esprit humain un éminent service ; mais leur victoire même les a fait oublier . C' est le sort de tous ceux qui combattent les préjugés d' être oubliés , sitôt que le préjugé n' est plus . La science positive et expérimentale , en donnant à l' homme le sentiment de la vie réelle , peut seule détruire le supernaturalisme . La spéculation métaphysique est loin d' atteindre ce but . L' * Inde nous présente le curieux phénomène du développement métaphysique le plus puissant peut-être qu' ait réalisé l' esprit humain , à côté de la mythologie la plus exubérante . Des spéculations de l' ordre de * Kant et de * Schelling ont coexisté dans des têtes brahmaniques , avec des fables plus extravagantes que celles qu' * Ovide a chantées . Quand je me rends compte des motifs pour lesquels j' ai cessé de croire au christianisme , qui captiva mon enfance et ma première jeunesse , il me semble que le système des choses , tel que je l' entends aujourd'hui , diffère seulement de mes premiers concepts en ce que je considère tous les faits réels comme de même ordre et que je fais rentrer dans la nature ce qu' autrefois je regardais comme supérieur à la nature . Il faut avouer qu' il y avait , dans le supernaturalisme primitif , dans celui qui a créé les systèmes mythologiques de l' * Inde et de la * Grèce , quelque chose d' admirablement puissant et élevé ( 19 ) ; à celui -là , je pardonne bien volontiers , et quelquefois je le regrette ; mais il n' est plus possible ; la réflexion est trop avancée , l' imagination trop refroidie pour permettre ces superbes contre-bon sens . Quant au timide compromis , qui cherche à concilier un surnaturalisme affaibli avec un état intellectuel exclusif de la croyance au surnaturel , il ne réussit qu' à faire violence aux instincts scientifiques les plus impérieux des temps modernes , sans faire revivre la vieille poésie merveilleuse , devenue à jamais impossible . Tout ou rien ; supernaturalisme absolu ou rationalisme sans réserve . La foi simple a ses charmes ; mais la demi-critique ne sera jamais que pesanteur d' esprit . Il y a autant de bonhomie et de crédulité , mais beaucoup moins de poésie , à discuter lourdement des fables qu' à les accepter en bloc . Nous traitons avec raison de barbares les hagiographes du XVIIe siècle , qui , en écrivant la vie des saints , admettaient certains miracles et en rejetaient d' autres comme trop excentriques ( il est clair qu' avec ce principe il eût fallu tout rejeter ) , et nous préférons , au point de vue artistique , la sainte * élisabeth de * M . De * Montalembert , par exemple , où tout est accepté sans distinction . La ligne entre tout croire et ne rien croire est alors bien indécise et pour le lecteur et pour l' auteur ; on peut incliner vers l' un ou vers l' autre , suivant les heures de rationalisme ou de poésie , et l' oeuvre conserve au moins un incontestable mérite comme oeuvre d' art. Telle était aussi la belle et poétique manière de * Platon ; tel est le secret du charme inimitable que l' usage demi-croyant , demi-sceptique des mythes populaires donne à sa philosophie . Mais accepter une partie et rejeter l' autre ne peut être que le fait d' un esprit étroit . Rien de moins philosophique que d' appliquer une demi-critique aux récits conçus en dehors de toute critique . L' oeuvre de la critique moderne est donc de détruire tout système de croyance entaché de supernaturalisme . L' islamisme qui , par un étrange destin , à peine constitué comme religion dans ses premières années , est allé depuis acquérant sans cesse un nouveau degré de force et de stabilité , l' islamisme périra par l' influence seule de la science européenne , et ce sera notre siècle qui sera désigné par l' histoire comme celui où commencèrent à se poser les causes de cet immense événement . La jeunesse d' * Orient , en venant dans les écoles d' * Occident puiser la science européenne , emportera avec elle ce qui en est le corollaire inséparable , la méthode rationnelle , l' esprit expérimental , le sens du réel , l' impossibilité de croire à des traditions religieuses évidemment conçues en dehors de toute critique . Déjà les musulmans rigides s' en inquiètent et signalent le danger à la jeunesse émigrante . Le scheich rifaa , dans l' intéressante relation de son voyage en * Europe , insiste vivement sur les déplorables erreurs qui déparent nos livres de science , comme le mouvement de la terre , etc. Et ne regarde pas encore comme impossible de les expurger de ce venin . Mais il est évident que ces hérésies ne tarderont pas à être plus fortes que le coran , dans des esprits initiés aux méthodes modernes . La cause de cette révolution sera non pas notre littérature , qui n' a pas plus de sens aux yeux des orientaux que n' en eut celle des grecs aux yeux des arabes du ixe et du xe siècle , mais notre science , qui , comme celle des grecs , n' ayant aucun cachet national , est une oeuvre pure de l' esprit humain ( 20 ) . Il y a , je le sais , dans l' homme des instincts faibles , humbles , féminins , si j' ose le dire , une certaine mollesse , qui a des analogies fort étendues qu' on devine sans vouloir se les définir , et dont le physiologiste aurait peut-être autant à s' occuper que le psychologue ( 21 ) , instincts qui souffrent de cette mâle et ferme tenue du rationalisme , laquelle ressemble parfois à une sorte de raideur ( 22 ) . Dans la vie des individus , comme dans celle de l' humanité , il y a des moyen âges , des moments où la réflexion se voile , s' obscurcit , et où les instincts reprennent momentanément le dessus . Il est certaines âmes d' une nature fort délicate qu' il sera à jamais impossible de plier à ce sévère régime et à cette austère discipline . Ces instincts étant de la nature humaine , il ne faut pas les blâmer , et le vrai système moral et intellectuel saura leur faire une part : mais cette part ne doit jamais être l' affaissement ni la superstition . Les grandes calamités , en humiliant l' homme et en émoussant la pointe de ses vives et audacieuses facultés , deviennent par là un véritable danger pour le rationalisme , et inspirent à l' humanité , comme les maladies à l' individu , un certain besoin de soumission , d' abaissement , d' humiliation . Il passe un vent tiède et humide , qui distend toute rigidité , amollit ce qui tenait ferme . On est presque tenté de se frapper la poitrine pour l' audace que l' on a eue en bonne santé ; les ressorts s' affaiblissent ; les instincts généreux et forts tombent ; on éprouve je ne sais quelle molle velléité de se convertir et de tomber à genoux . Si les calamités du moyen âge revenaient , les monastères se repeupleraient , les superstitions du moyen âge reviendraient . Les vieilles croyances n' ont plus d' autre ressource que l' ignorance et les calamités publiques ( 23 ) . La foi sera toujours en raison inverse de la vigueur de l' esprit et de la culture intellectuelle . Elle est là derrière l' humanité attendant ses moments de défaillance , pour la recevoir dans ses bras et prétendre ensuite que c' est l' humanité qui s' est donnée à elle . Pour nous , nous ne plierons pas ; nous tiendrons ferme comme * Ajax contre les dieux ; s' ils prétendent nous faire fléchir en nous frappant , ils se trompent . Honte aux timides qui ont peur ! Honte surtout aux lâches qui exploitent nos misères , et attendent pour nous vaincre que le malheur nous ait déjà à moitié vaincus . L' éternelle objection qui éloigne du rationalisme certaines âmes très distinguées , qui par suite même de leur délicatesse sont possédées d' un plus vif besoin de croire , c' est la brièveté de son symbole , la contradiction de ses systèmes , l' apparence de négation qui lui donne les airs du scepticisme . Peu douées du côté de l' intelligence et de la critique , elles voudraient un système tout fait , réunissant une grande masse de suffrages , et qu' on pût accepter sans examen intrinsèque . Comment croire ces philosophes , disent -elles ? Il n' y en a pas deux qui disent de la même manière ( 24 ) . Scrupules de petits esprits , incapables de discussion rationnelle , et désireux de pouvoir s' en tenir à des caractères extérieurs ; scrupules respectables pourtant , car ils sont honnêtes et supposent la foi à la vérité ! Répondre à ces belles et bonnes âmes que c' est bien dommage qu' il en soit ainsi , mais qu' après tout ce n' est pas la faute du rationalisme si l' homme peut affirmer peu de choses , qu' il vaut mieux affirmer peu avec certitude que d' affirmer ce que l' on ne sait pas légitimement , que si le meilleur système intellectuel était celui qui affirme le plus , aucun ne serait préférable à la crédulité primitive admettant tout sans critique ; répondre ainsi à ces âmes faciles et expansives , c' est comme si on raisonnait avec un appétit surexcité pour lui prouver que le besoin qu' il ressent est désordonné . Il faut répondre une seule chose , et cette chose est la vérité , c' est que la brièveté du symbole de la science n' est qu' apparente , que ses contradictions ne sont qu' apparentes , que sa forme négative n' est qu' apparente . Les esprits rationnels le plus souvent ne se contredisent que par malentendu , parce qu' ils ne parlent pas des mêmes choses , ou qu' ils ne les envisagent pas par le même côté . Il est certain que deux hommes qui auraient reçu exactement la même culture et fait les mêmes études verraient exactement de la même manière , bien qu' ils puissent sentir très différemment . Sans doute la science ne formule pas ses résultats comme la théologie dogmatique ; elle ne compte pas ses propositions , elle n' arrête pas à un chiffre donné ses articles de foi . Ses vérités acquises ne sont pas de lourds théorèmes , qui viennent poser à plein devant les esprits les plus grossiers . Ce sont de délicats aperçus , des vues fugitives et indéfinissables , des manières de cadrer sa pensée plutôt que des données positives , des façons d' envisager les choses , une culture de finesse et de délicatesse plutôt qu' un dogmatisme positif . Mais au fond telle est la véritable forme des vérités morales : c' est les fausser que de leur appliquer ces moules inflexibles des sciences mathématiques , qui ne conviennent qu' à des vérités d' un autre ordre , acquises par d' autres procédés . * Platon n' a pas de symbole , pas de propositions arrêtées , pas de principes fixes , dans le sens scolastique que nous attachons à ce mot ; c' est fausser sa pensée que de vouloir en extraire une théorie dogmatique . Et pourtant * Platon représente un esprit ; * Platon est une religion . Un esprit , voilà le mot essentiel . L' esprit est tout , le dogme positif est peu de chose , et c' est bien merveille s' il n' est contradictoire ; que dis -je ? Il sera nécessairement étroit , s' il ne semble contradictoire . Un esprit ne s' exprime pas par une théorie analytique , où chaque point de la science est successivement élucidé . Ce n' est ni par oui , ni par non , qu' il résout les problèmes délicats qu' il se pose . Un esprit s' exprime tout entier à la fois ; il est dans vingt pages comme dans tout un livre ; dans un livre comme dans une collection d' oeuvres complètes . Il n' y a pas un dialogue de * Platon qui ne soit une philosophie , une variation sur un thème toujours identique . Qui dit voltairien exprime une nuance aussi tranchée et aussi facile à saisir que cartésien ; et pourtant * Descartes a un système , et * Voltaire n' en a pas . * Descartes peut se réduire en propositions , * Voltaire ne le peut pas . Mais * Voltaire a un esprit , une façon de prendre les choses , qui résulte de tout un ensemble d' habitudes intellectuelles . Parcourez son oeuvre , et dites si cet homme n' a pas pris siège d' une manière bien fixe et bien arrêtée , pour dessiner à sa guise le grand paysage , s' il n' avait pas un système de vie , une façon à lui de voir les choses . Quand donc cesserons -nous d' être de lourds scolastiques et d' exiger sur * Dieu , sur l' âme , sur la morale , des petits bouts de phrases à la façon de la géométrie ? Je suppose ces phrases aussi exactes que possible , elles seraient fausses , radicalement fausses , par leur absurde tentative de définir , de limiter l' infini . Ah ! Lisez -moi un dialogue de * Platon , une méditation de * Lamartine , une page de * Herder , une scène de * Faust . voilà une philosophie , c' est-à-dire une façon de prendre la vie et les choses . Quant aux propositions particulières , chacun les arrange à sa guise , et c' est le moins essentiel . Cela démonte fort les petits esprits , qui n' aiment que des formules de deux ou trois lignes , afin de les apprendre par coeur . Puis , quand ils voient que chaque philosophe a les siennes , que tout cela ne coïncide pas , ils entrent dans une grande affliction d' esprit , et dans de merveilleuses impatiences : c' est la tour de * Babel , disent -ils ; chacun y parle sa langue ; adressons -nous à des gens qui aient des propositions mieux dressées et un symbole fait une fois pour toutes . Quand je veux initier de jeunes esprits à la philosophie , je commence par n' importe quel sujet , je parle dans un certain sens et sur un certain ton , je m' occupe peu qu' ils retiennent les données positives que je leur expose , je ne cherche même pas à les prouver ; mais j' insinue un esprit , une manière , un tour ; puis quand je leur ai inoculé ce sens nouveau , je les laisse chercher à leur guise et se bâtir leur temple suivant leur propre style . Là commence l' originalité individuelle , qu' il faut souverainement respecter . Les résultats positifs ne s' enseignent pas , ne s' imposent pas ; ils n' ont aucune valeur s' ils sont transmis et acceptés de mémoire . Il faut y avoir été conduit , il faut les avoir découverts ou devinés d' avance sur les lèvres de celui qui les expose . Les propositions positives sont l' affaire de chacun ; l' esprit seul est transmissible . Je le dis en toute franchise . Je n' ai pas , et je ne crois pas que la science puisse donner un ensemble de propositions délimitées et arrêtées , constituant une religion naturelle . Mais il y a une position intellectuelle , susceptible d' être exprimée en un livre , non en une phrase , qui est à elle seule une religion ; il y a une façon religieuse de prendre les choses , et cette façon est la mienne . Ceux qui une fois dans leur vie ont respiré l' air de l' autre monde , et goûté le nectar idéal , ceux -là me comprendront ( 25 ) . On ne tardera point , ce me semble , à reconnaître que la trop grande précision dans les choses morales est aussi peu philosophique qu' elle est peu poétique . Tous les systèmes sont attaquables par leur précision même ( 26 ) . Combien , par exemple , ces admirables oraisons funèbres , où * Bossuet a commenté la mort dans un si magnifique langage , sont loin de ce que réclamerait notre manière actuelle de sentir , à cause du cadre délimité et précis où la théologie avait réduit les idées de l' autre vie . Aujourd'hui nous ne concevrions plus de grande éloquence sur une tombe sans un doute , un voile tiré sur ce qui est au delà , une espérance , mais laissée dans ses nuages , doctrine moins éloquente peut-être , mais certainement plus poétique et plus philosophique qu' un dogmatisme trop défini , donnant , si j' ose le dire , la carte de l' autre vie . Le sauvage de l' * Océanie prend son île pour le monde . Plus téméraires encore sont ceux qui prétendent enserrer de lignes l' infini . Voilà pourquoi de toutes les études la plus abrutissante , la plus destructive de toute poésie et de toute intelligence , c' est la théologie . Un système c' est une épopée sur les choses . Il serait aussi absurde qu' un système renfermât le dernier mot de la réalité qu' il le serait qu' une épopée épuisât le cercle entier de la beauté . Une épopée est d' autant plus parfaite qu' elle correspond mieux à toute l' humanité , et pourtant , après la plus parfaite épopée , le thème est encore nouveau et peut prêter à d' infinies variations , selon le caractère individuel du poète , son siècle ou la nation à laquelle il appartient . Comment sentir la nature , comment aspirer en liberté le parfum des choses , si on ne les voit que dans les formes étroites et moulées d' un système ? Je sentis cela un jour divinement en entrant dans un petit bois . Une main m' en repoussa , parce que je me figurais en ce moment la nature sous je ne sais quel aspect de physique , et je ne me réconciliai qu' en me disant bien que tout cela n' était qu' un trait saisi dans l' infini , une vapeur sur un ciel pur , une strie sur un vaste rideau . Il faut renoncer à l' étroit concept de la scolastique , prenant l' esprit humain comme une machine parfaitement exacte et adéquate à l' absolu . Des vues , des aperçus , des jours , des ouvertures , des sensations , des couleurs , des physionomies , des aspects , voilà les formes sous lesquelles l' esprit perçoit les choses ( 27 ) . La géométrie seule se formule en axiomes et en théorèmes . Ailleurs le vague est le vrai . Telle est l' activité de l' intelligence humaine que c' est la forcer à délirer que de la renfermer dans un cercle trop étroit . La liberté de penser est imprescriptible : si vous barrez à l' homme les vastes horizons , il s' en vengera par la subtilité : si vous lui imposez un texte , il y échappera par le contre-sens . Le contre-sens , aux époques d' autorité , est la revanche que prend l' esprit humain sur la chaîne qu' on lui impose ; c' est la protestation contre le texte . Ce texte est infaillible ; à la bonne heure . Mais il est diversement interprétable , et là recommence la diversité , simulacre de liberté dont on se contente à défaut d' autre . Sous le régime d' * Aristote , comme sous celui de la bible , on a pu penser presque aussi librement que de nos jours , mais à la condition de prouver que telle pensée était réellement dans * Aristote ou dans la bible , ce qui ne faisait jamais grande difficulté . Le talmud , la masore , la cabbale sont les produits étranges de ce que peut l' esprit humain enchaîné sur un texte . On en compte les lettres , les mots , les syllabes , on s' attache aux sons matériels bien plus qu' au sens , on multiplie à l' infini les subtilités exégétiques , les modes d' interprétation , comme l' affamé , qui , après avoir mangé son pain , en recueille les miettes . Tous les commentaires des livres sacrés se ressemblent , depuis ceux de manou , jusqu'à ceux de la bible , jusqu'à ceux du coran . Tous sont la protestation de l' esprit humain contre la lettre asservissante , un effort malheureux pour féconder un champ infécond . Quand l' esprit ne trouve pas un objet proportionné à son activité , il s' en crée un par mille tours de force . Ce que l' esprit humain fait devant un texte imposé , il le fait devant un dogme arrêté . Pourquoi s' est -on si horriblement ennuyé au XVIIe siècle ? Pourquoi * Madame de * Maintenon mourait -elle d' ennui à * Versailles ? Hélas ! C' est qu' il n' y avait pas d' horizon . Un prisonnier enchaîné en face d' un mur , après en avoir compté les pierres , que lui restera -t-il à faire ? C' est par la même raison que ce siècle d' orthodoxie et de règle fut le siècle de l' équivoque . C' est la règle étroite qui fait naître l' équivoque . Pourquoi le droit est -il la science de l' équivoque ? C' est qu' on y est limité de toutes parts par des formules . Pourquoi a -t-on tant équivoqué au moyen âge ? C' est qu' * Aristote était là . Pourquoi la théologie est -elle d' un bout à l' autre une longue subtilité ? C' est que l' autorité y est toujours présente : on la coudoie sans cesse , on sent à chaque instant sa gênante pression . C' est une lutte perpétuelle de la liberté et du texte divin . Le jet d' eau laissé libre s' élève en ligne droite ; gêné , comprimé , il biaise , il gauchit . De même l' esprit laissé libre s' exerce normalement ; comprimé , il subtilise . Je suis persuadé que si les esprits cultivés par la science rationnelle s' interrogeaient eux-mêmes , ils trouveraient que , sans formuler aucune proposition susceptible d' être mise en une phrase , ils ont des vues suffisamment arrêtées sur les choses vitales , et que ces vues , diversement exprimées pour chacun , reviennent à peu près au même . Seulement elles ne sont pas fixées dans des formes dures et déterminées une fois pour toutes . De là la couleur individuelle de toutes les philosophies , et surtout des philosophies allemandes . Chaque système est la façon dont un esprit éminent a vu le monde , façon toujours profondément empreinte de l' individualité du penseur . Je ne doute pas que chacun de ces systèmes ne fût très vrai dans la tête de l' auteur ; mais par leur individualité même ils sont incommunicables et surtout indémontrables ( 28 ) . Ce sont de pures hypothèses explicatives , comme celles de la physique , lesquelles n' empêchent pas qu' il n' y ait lieu ultérieurement d' en essayer d' autre . Il ne faut pas dire absolument qu' il en est ainsi ; car nous ne pouvons avoir de conception adéquate aux causes primordiales ; mais que les choses se passent comme s' il en était ainsi ( 29 ) . Il est impossible que deux esprits bien faits envisageant le même objet en jugent différemment . Si l' un dit oui , l' autre non , c' est qu' évidemment ils ne parlent pas de la même chose , où qu' ils n' attachent pas le même sens aux mots ( 30 ) . C' est ce que * Hegel entendait dire , quand il avance que chaque penseur est libre de créer le monde à sa manière . Il n' est donc pas étonnant que l' orthodoxe puisse serrer ses croyances plus que le philosophe . L' orthodoxie met , si j' ose le dire , toute sa provision vitale dans un tube dur et résistant , qui est un fait extérieur et palpable , la révélation , sorte de carapace qui la protège , mais la rend lourde et sans grâce . La foi du philosophe au contraire est toujours à nu , dans sa simple beauté . Jugez combien elle prête à la brutalité . Mais un jour viendra où le stylet de la critique pénétrera à son tour les défauts de la carapace du croyant , et atteindra la chair vive . La vérité n' est aux yeux du penseur qu' une forme plus ou moins avancée , mais toujours incomplète ou du moins susceptible de perfectionnement . L' orthodoxie , au contraire , pétrifiée , stéréotypée dans ses formes , ne peut jamais se départir de son passé . Comme sa prétention est d' être faite du premier coup et tout d' une pièce , elle se met par là en dehors du progrès ; elle devient raide , cassante , inflexible , et , tandis que la philosophie est toujours contemporaine à l' humanité , la théologie à un certain jour devient arriérée . Car elle est immuable et l' humanité marche . Ce n' est pas que de force la théologie aussi n' ait marché comme tout le reste . Mais elle le nie , elle ment à l' histoire , elle fausse toute critique pour prouver que son état actuel est son état primitif , et elle y est obligée pour rester dans les conditions de son existence . Le philosophe , au contraire , ne conçoit en aucune circonstance ni la rétractation absolue ni l' immobilité prédécidée . Il veut que l' on se prête aux modifications successives amenées par le temps , sans jamais rompre catégoriquement avec son passé , mais sans en être l' esclave ; il veut que , sans le renier , on sache l' expliquer au sens nouveau , et montrer la part de vérité mal définie qu' il contenait . Qu' un philosophe se dépasse lui-même et use plusieurs systèmes ( c' est-à-dire plusieurs expressions inégalement parfaites de la vérité ) , cela n' a rien de contradictoire , cela lui fait honneur . Le problème de la philosophie est toujours nouveau ; il n' arrivera jamais à une formule définitive , et le jour où l' on s' en tiendrait aux assertions du passé , en les acceptant comme vérité absolue et irréformable , ce jour serait le dernier de la philosophie . L' orthodoxe n' est jamais plus agaçant que quand se targuant de son immobilité , il reproche au penseur ses fluctuations , et à la philosophie ses perpétuelles modifications ( 31 ) . Ce sont ces modifications qui prouvent justement que la philosophie est le vrai ; par là elle est en harmonie avec la nature humaine toujours en travail et heureusement condamnée à faire toutes ses conquêtes à la sueur de son front . Cela seul ne varie pas qui n' est pas progressif . Rien de plus immuable que la nullité , qui n' a jamais vécu de la vie de l' intelligence , ou l' esprit lourd , qui n' a jamais vu qu' une face des choses . Le moyen de ne pas varier , c' est de ne pas penser . Si l' orthodoxie est immuable , c' est qu' elle se pose en dehors de la nature humaine et de la raison . Et ne dites pas que c' est là le scepticisme ; c' est la critique , c' est-à-dire la discussion ultérieure et transcendante de ce qui avait d' abord été admis sans un examen suffisant , pour en tirer une vérité plus pure et plus avancée . Il est temps que l' on s' accoutume à appeler sceptiques tous ceux qui ne croient point encore à la religion de l' esprit moderne , et qui , s' attardant autour de systèmes usés , nient avec une haine aveugle les dogmes acquis du siècle vivant . Nous acceptons l' héritage des trois grands mouvements modernes , le protestantisme , la philosophie , la révolution , sans avoir la moindre envie de nous convertir aux symboles du XVIe siècle , ou de nous faire voltairiens , ou de recommencer 1793 et 1848 . Nous n' avons nul besoin de recommencer ce que nos pères ont fait . Libéralisme résume leur oeuvre ; nous saurons la continuer . En logique , en morale , en politique , l' homme aspire à tenir quelque chose d' absolu . Ceux qui font reposer la connaissance humaine et le devoir et le gouvernement sur la nature humaine ont l' air de se priver d' un tel fondement ; car le libre examen , c' est la dissidence , c' est la variété de vues . Il semble donc plus commode de chercher et à la connaissance et à la morale et à la politique une base extérieure à l' homme , une révélation , un droit divin . Mais le malheur est qu' il n' y a rien de tel , qu' une pareille révélation aurait besoin d' être prouvée , qu' elle ne l' est pas , et que , quand elle le serait , elle ne le serait que par la raison , que par conséquent la diversité renaîtrait sur l' appréciation de ces preuves . Mieux vaut donc rester dans le champ de la nature humaine , ne chercher l' absolu que dans la science , et renoncer à ces timides palliatifs qui ne font que faire illusion et reculer la difficulté . Il n' y a de nos jours que deux systèmes en face : les uns , désespérant de la raison , la croyant condamnée à se contredire éternellement , embrassent avec fureur une autorité extérieure et deviennent croyants par scepticisme ( système jésuitique : l' autorité , le directeur , le pape , substitués à la raison , à * Dieu ) . Les autres , par une vue plus profonde de la marche de l' esprit humain , au-dessous des contradictions apparentes , voient le progrès et l' unité . Mais , notez -le , ceci est essentiel : à moins de croire par instinct , comme les simples , on ne peut plus croire que par scepticisme : désespérer de la philosophie est devenu la première base de la théologie . J' aime et j' admire le grand scepticisme désespérant , dont l' expression a enrichi la littérature moderne de tant d' oeuvres admirables . Mais je ne trouve que le rire et le dégoût pour cette mesquine ironie de la nature humaine , qui n' aboutit qu' à la superstition , et prétend guérir * Byron , en lui prêchant le pape . On parle beaucoup de l' accord de la raison et de la foi , de la science et de la révélation , et quelques pédants qui veulent se donner une façon d' intérêt et se poser en esprits impartiaux et supérieurs , en ont fait un thème d' ambiguïtés et de frivoles non-sens . Il faut s' entendre . Si la révélation est réellement ce qu' elle prétend être , la parole de * Dieu , il est trop clair qu' elle est maîtresse , qu' elle n' a pas à pactiser avec la science , que celle -ci n' a qu' à plier bagage devant cette autorité infaillible , et que son rôle se réduit à celui de serva et pedissequa , à commenter ou expliquer la parole révélée . Dès lors aussi les dépositaires de cette parole révélée seront supérieurs en droit aux investigateurs de la science humaine , ou plutôt ils seront la seule puissance devant laquelle les autres disparaissent , comme l' humain devant le divin . Sans doute la vérité ne pouvant être contraire à elle-même , on reconnaîtra volontiers que la bonne science ne saurait contredire la révélation . Mais comme celle -ci est infaillible et plus claire , si la science semble la contredire , on en conclura qu' elle n' est pas la bonne science , et on imposera silence à ses objections . - que si , au contraire , le fait de la révélation n' est pas réel , ou du moins , s' il n' a rien de surnaturel , les religions ne sont plus que des créations tout humaines , et tout se réduit alors à trouver la raison des diverses fictions de l' esprit humain . L' homme dans cette hypothèse a tout fait par ses facultés naturelles : ici spontanément et obscurément ; là scientifiquement et avec réflexion ; mais enfin l' homme a tout fait : il se retrouve partout en face de sa propre autorité et de son propre ouvrage . Les théologiens ont raison quand ils disent qu' il faut avant tout discuter le fait : cette doctrine est -elle la parole de * Dieu ? Et qu' on réponde oui ou non , le problème prétendu de l' accord de la foi et de la raison , supposant deux puissances égales qu' il s' agit de concilier , n' a pas de sens ; car dans le premier cas , la raison disparaît devant la foi , comme le fini devant l' infini , et les orthodoxes les plus sévères ont raison ; dans le second , il n' y a plus que la raison , se manifestant diversement et néanmoins toujours identique à elle-même ( 32 ) . C' est vous qui êtes les sceptiques , et nous qui sommes les croyants . Nous croyons à l' oeuvre des temps modernes , à sa sainteté , à son avenir , et vous la maudissez . Nous croyons à la raison , et vous l' insultez ; nous croyons à l' humanité , à ses divines destinées , à son impérissable avenir , et vous en riez ; nous croyons à la dignité de l' homme , à la bonté de sa nature , à la rectitude de son coeur , au droit qu' il a d' arriver au parfait , et vous secouez la tête sur ces consolantes vérités , et vous vous appesantissez complaisamment sur le mal , et les plus saintes aspirations au céleste idéal , vous les appelez oeuvres de * Satan , et vous parlez de rébellion , de péché , de châtiment , d' expiation , d' humiliation , de pénitence , de bourreau à celui à qui il ne faudrait parler que d' expansion et de déification . Nous croyons à tout ce qui est vrai ; nous aimons tout ce qui est beau ( 33 ) ; et vous , les yeux fermés sur les charmes infinis des choses , vous traversez ce beau monde sans avoir pour lui un sourire . Le monde est -il un cimetière , la vie une cérémonie funèbre ? Au lieu de la réalité , vous aimez une abstraction . Qui est -ce qui nie , de vous ou de nous ? Et celui qui nie n' est -il pas le sceptique ? Notre rationalisme n' est donc pas cette morgue analytique , sèche , négative , incapable de comprendre les choses du coeur et de l' imagination , qu' inaugura le XVIIIe siècle ; ce n' est pas l' emploi exclusif de ce que l' on a appelé " l' acide du raisonnement " ; ce n' est pas la philosophie positive de * M . * Auguste * Comte , ni la critique irréligieuse de * M . * Proudhon . C' est la reconnaissance de la nature humaine , consacrée dans toutes ses parties , c' est l' usage simultané et harmonique de toutes les facultés , c' est l' exclusion de toute exclusion . * M. De * Lamartine est , à nos yeux , un rationaliste , et pourtant , dans un sens plus restreint , il récuserait sans doute ce titre , puisqu' il nous apprend lui-même qu' il arrive à ses résultats non par combinaison ni raisonnement , mais par instinct et intuition immédiate . La critique n' a guère été conçue jusqu'ici que comme une épreuve dissolvante , une analyse détruisant la vie ; d' un point de vue plus avancé on comprendra que la haute critique n' est possible qu' à la condition du jeu complet de la nature humaine , et que réciproquement le haut amour et la grande admiration ne sont possibles qu' à la condition de la critique . Les prétendues natures poétiques , qui auront cru atteindre au sens vrai des choses sans la science , apparaîtront alors comme chimériques ; et les austères savants , qui auront fait fi des dons plus délicats , soit par vertu scientifique , soit par mépris forcé de ce qu' ils n' avaient pas , rappelleront l' ingénieux mythe des filles de * Minée , changées en chauves-souris pour n' avoir été que raisonneuses devant des symboles auxquels il eût fallu appliquer des procédés plus indulgents . L' histoire semble élever contre la science , la critique , le rationalisme , la civilisation , termes synonymes , une objection qu' il importe de résoudre . Elle semble , en effet , nous montrer le peuple le plus lettré succombant toujours sous le peuple le plus barbare : * Athènes sous la * Macédoine , la * Grèce sous les romains , les romains sous les barbares , les chinois sous les mantchoux . La réflexion use vite . Nos familles bourgeoises , qui ne se possèdent que depuis une ou deux générations , sont déjà fatiguées . Le demi-siècle qui s' est écoulé depuis 89 les a plus épuisées que les innombrables générations de la nuit primitive . Trop savoir affaiblit en apparence l' humanité ; un peuple de philologues , de penseurs et de critiques serait bien faible pour défendre sa propre civilisation . L' * Allemagne , au commencement de ce siècle , a honteusement plié devant la * France , et combien pourtant l' * Allemagne de * Goethe et de * Kant était supérieure pour la pensée à la * France de * Napoléon . La barbarie , n' ayant pas la conscience d' elle-même , est obéissante et passive : l' individu ne se possédant pas lui-même se perd dans la masse , et obéit au commandement comme à la fatalité . L' obéissance passive n' est possible qu' à la condition de la stupidité . L' homme réfléchi , au contraire , calcule trop bien son intérêt , et se demande avec le positif qu' il porte en toute chose si c' est bien réellement son intérêt de se faire tuer . Il tient d' ailleurs plus profondément à la vie , et la raison en est simple . Son individualité est bien plus forte que celle du barbare ; l' homme civilisé dit moi avec une énergie sans pareille ; chez le barbare , au contraire , la vie s' élève à peine au-dessus de cette sensation sourde qui constitue la vie de l' animal . Il ne résiste pas , car il existe à peine . De là ce mépris de la vie humaine ( de la sienne comme de celle des autres ) qui fait tout le secret de l' héroïsme du barbare . L' homme cultivé , dont la vie a un prix réel , en fait trop d' estime pour la jouer au hasard ( 34 ) . La force brutale lui semble une telle extravagance qu' il se révolte contre d' aussi absurdes moyens , et ne peut se résoudre à se mesurer avec des armes qu' un sauvage manie mieux mieux que lui . Dans ces luttes grossières , la conscience la plus obscure est la meilleure ; la personnalité , la réflexion sont des causes d' infériorité . Aussi la liberté de penser a -t-elle été jusqu'ici peu favorable aux entreprises qui exigent que des masses d' individus renoncent à leur individualité pour s' atteler au joug d' une grande pensée et la traîner majestueusement par le monde . Qu' eût fait * Napoléon avec des raisonneurs ? C' est là une contradiction réelle , qui , comme tant d' autres , ne peut se lever qu' en reconnaissant que l' humanité est bien loin de son état normal . Tandis qu' une portion de l' humanité mènera encore la vie brutale , les malentendus et les passions pourront exploiter l' humanité barbare contre l' humanité civilisée , et lâcher ces bêtes féroces sur les hommes raisonnables . Les critiques ont raison ; qu' ils soient ou non les plus forts , cela ne les empêche pas d' avoir raison , et , s' ils succombent , cela prouve simplement que l' état actuel de l' humanité est loin d' être celui où la justice et la raison seront les seules forces réelles comme elles sont les seules légitimes . Observez bien , je vous prie , que ce n' est pas ici une vaine question , un rêve discuté à loisir . C' est la question même de l' humanité et de la légitimité de sa nature . Si l' humanité est ainsi faite qu' il y ait pour elle des illusions nécessaires , que trop de raffinement amène la dissolution et la faiblesse , que trop bien savoir la réalité des choses lui devienne nuisible , s' il lui faut des superstitions et des vues incomplètes , si le légitime et nécessaire développement de son être est sa propre dégradation , l' humanité est mal faite , elle est fondée sur le faux , elle ne tend qu' à sa propre destruction , puisque ceux qui ont vaincu grâce à leurs illusions sont ensuite entraînés forcément à se désillusionner par la civilisation et le rationalisme . Notre symbole est de la sorte détruit ; car notre symbole , c' est la légitimité du progrès . Or , dans cette hypothèse , l' humanité serait engagée dans une impasse , sa ligne ne serait pas la ligne droite , marchant toujours à l' infini , puisqu' en poussant toujours devant elle , elle se trouverait avoir reculé . La loi qu' on devrait poser à la nature humaine ne serait plus alors de porter à l' absolu toutes ses puissances ; la civilisation aurait son maximum , atteint par un balancement de contraires , et la sagesse serait de l' y retenir . Il s' agit de savoir , en un mot , si la loi de l' humanité est une expression telle qu' en augmentant toutes les variables , on augmente la valeur totale , ou si elle doit être assimilée à ces expressions qui atteignent un maximum , au delà duquel duquel une augmentation apportée aux éléments divers fait décroître la valeur totale . Heureux ceux qui auront dans une expérience définitive une réponse expérimentale à opposer à ces terribles appréhensions . Peut-être nos affirmations à cet égard ont -elles un peu du mérite de la foi , qui croit sans avoir vu , et à vrai dire , quand on envisage les faits isolés , l' optimisme semble une générosité faite à * Dieu en toute gratuité . Pour moi , je verrais l' humanité crouler sur ses fondements , je verrais les hommes s' égorger dans une nuit fatale , que je proclamerais encore que la nature humaine est droite et faite pour le parfait , que les malentendus se lèveront , et qu' un jour viendra le règne de la raison et du parfait . Alors on se souviendra de nous , et l' on dira : oh ! Qu' ils durent souffrir ! Il faut se garder d' assimiler notre civilisation et notre rationalisme à la culture factice de l' antiquité et surtout de la * Grèce dégénérée . Notre XVIIIe siècle est certes une époque de dépression morale , et pourtant il se termine par la plus grande éruption de dévouement , d' abnégation de la vie que présente l' histoire . étaient -ce de tremblants rhéteurs que ces philosophes , ces girondins , qui portaient si fièrement leur tête à l' échafaud ? étaient -ce de superstitieuses illusions qui raidissaient ces nobles âmes ? Il y a , je le sais , une génération d' égoïstes , qui a grandi à l' ombre d' une longue paix , génération sceptique , née sous les influences de * Mercure , sans croyance ni amour , laquelle , au premier coup d' oeil , a l' air de mener le monde . Oh ! Si cela était , il ne faudrait pas désespérer de l' humanité sans doute , car l' humanité ne meurt pas ; il faudrait désespérer de la * France . Mais quoi ? Sont -ce ces hommes qu' on peut de bonne foi opposer comme une objection à la science et à la philosophie ? Est -ce de trop savoir qui les a amollis ? Est -ce de trop penser qui a détruit en eux le sentiment de la patrie et de l' honneur ? Est -ce de trop vivre dans le monde de l' esprit qui les a rendus inhabiles aux grandes choses ? Eux , fermés à toute idée ; eux , n' ayant pour science que celle d' un monde factice ; eux , n' ayant pour philosophie que la frivolité ! Au nom du ciel , ne nous parlez pas de ces hommes , quand il s' agit de civilisation et de philosophie ! Lors même qu' il serait prouvé que le ton de la société qui devenait de plus en plus dominant sous * Louis- * Philippe allait à couper le nerf des grandes choses , certes rien ne serait prouvé contre la société qu' amèneront la raison et la nature humaine développée dans sa franche vérité . Lors même qu' il serait prouvé que le monde officiel est définitivement impuissant , qu' il ne peut rien créer d' original et de fort , il ne faudrait pas désespérer de l' humanité ; car l' humanité a des sources inconnues , où elle va sans cesse puiser la jeunesse . Est -ce trop de rationalisme qui a perdu cette malheureuse * Italie , qui nous offre en ce moment le lamentable spectacle d' un membre de l' humanité atteint de paralysie ! Est -ce trop de critique qui a desséché les vaisseaux qui lui portaient la vie ? N' était -elle pas plus belle et plus forte au XVe et dans la première moitié du XVIe siècle , alors qu' elle devançait l' * Europe dans les voies de la civilisation , et ouvrait ses ailes au plus hardi rationalisme ? Sont -ce les croyances religieuses qui lui ont maintenu sa vigueur ? L' * Italie païenne de * Jules * Ii et de * Léon * X ne valait -elle pas cette * Italie exclusivement catholique de * Pie * V et du concile de trente ? Renverser le * Capitole ou le temple de * Jupiter * Stateur eût été renverser * Rome . Il faut qu' il n' en soit plus ainsi chez les nations modernes , puisque le repos dans les cultes religieux suffit pour énerver une nation ( 35 ) . Il y a quelques mois les romains fondaient leurs cloches pour en faire de gros sous . Certes si la religion des modernes était comme celle des anciens , la moelle épinière de la nation elle-même , c' eût été là une grosse absurdité . C' est comme si l' on croyait enrichir la * France en convertissant la colonne en monnaie . Mais que faire quand les dieux s' en sont allés ? * Symmaque demandant le rétablissement de l' autel de la victoire faisait tout simplement acte de rhéteur . l' antiquité n' ayant jamais compris le grand objet de la culture lettrée , et l' ayant toujours envisagée comme un exercice pour apprendre à bien dire , il n' est pas étonnant que les âmes fortes de ce temps se soient montrées sévères pour la petite manière des rhéteurs et l' éducation factice et sophistique qu' ils donnaient à la jeunesse . Les hommes sérieux concevaient comme idéal de la vertu des caractères grossiers et incultes , et comme idéal de la société un développement tourné exclusivement vers le dévouement à la patrie et le bien faire ( * Sparte , l' ancienne * Rome , etc. ) . Or , comme on remarquait que la culture lettrée était subversive d' un tel état , on déclamait contre cette culture , qui rendait , disait -on , plus facile à vaincre . De là ces lieux communs , supériorité du bien faire sur le bien dire , de la vertu grossière sur la civilisation raffinée , mépris du graeculus , chargé de grammaire , etc. De nos jours , ce sont là des non-sens . à notre point de vue , en effet * Sparte et l' ancienne * Rome représentent un des états les plus imparfaits de l' humanité , puisqu' un des éléments essentiels de notre nature , la pensée , la perfection intellectuelle , y était complètement négligé . Sans doute la simple culture patriotique et vraie est supérieure à cette culture artificielle des derniers temps de l' empire , et si quelque chose pouvait inspirer des craintes sur l' avenir de la civilisation moderne , ce serait de voir combien l' éducation prétendue humaniste qu' on donne à notre jeunesse ressemble à celle de cette triste époque . Mais rien n' est supérieur à la science et à la grande civilisation purement humaine , et il n' y a qu' un esprit superficiel qui puisse comparer cette grande forme de la vie complète à ces siècles factices où l' on ne pouvait avoir un noble sentiment qu' avec une réminiscence de rhétorique , où l' on faisait venir un philosophe pour s' entendre lire une consolation quand on avait perdu un être cher , et où l' on tirait de sa poche en mourant un discours préparé pour la circonstance . Ainsi , lors même que la civilisation devrait sombrer encore une fois devant la barbarie , ce ne serait pas une objection contre elle . Elle aurait raison au delà . Elle vaincrait encore une fois ses vainqueurs , et toujours de même , jusqu'au jour où elle n' aurait plus personne à vaincre , et où , seule maîtresse , elle règnerait de plein droit . Qu' importe par qui s' opère le travail de la civilisation et le bien de l' humanité ? Aux yeux de * Dieu et de l' avenir , russes et français ne sont que des hommes . Nous n' en appelons au principe des nationalités que quand la nation opprimée est supérieure selon l' esprit à celle qui l' opprime . Les partisans absolus de la nationalité ne peuvent être que des esprits étroits . La perfection humanitaire est le but . à ce point de vue , la civilisation triomphe toujours ; or , il serait par trop étrange qu' un poids invincible entraînât en ce sens l' espèce humaine , si ce n' était qu' une dégénération . Il n' y a pas de décadence au point de vue de l' humanité . Décadence est un mot qu' il faut définitivement bannir de la philosophie de l' histoire . Où commence la décadence de * Rome ? Les esprits étroits , préoccupés de la conservation des moeurs anciennes , diront que c' est après les guerres puniques , c' est-à-dire précisément au moment où , les préliminaires étant posés , * Rome commence sa mission et dépouille les moeurs de son enfance devenues impossibles . Ceux qui sont préoccupés de l' idée de la république placeront la ligne fatale à la bataille d' * Actium ; pauvres gens qui se seraient suicidés avec * Brutus , ils croient voir la mort dans la crise de l' âge mûr . Cette décadence peut elle être mieux placée au ive siècle , alors que l' oeuvre de l' assimilation romaine est dans toute sa force , ou au Ve , alors que * Rome impose sa civilisation aux barbares qui l' envahissent ? Et la * Grèce ? ... des temps homériques à * Héraclius , où est sa décadence ? Est -ce à l' époque de * Philippe , alors qu' elle est à la veille de faire par * Alexandre sa brillante apparition dans l' oeuvre humanitaire ? Est -ce sous la domination romaine , alors qu' elle est le berceau du christianisme ? Tant il est vrai que le mot de décadence n' a de sens qu' au point de vue étroit de la politique et des nationalités , non au grand et large point de vue de l' oeuvre humanitaire . Quand des races s' atrophient , l' humanité a des réserves de forces vives pour suppléer à ces défaillances . Que si l' on pouvait craindre que l' humanité , ayant épuisé ses réserves , n' éprouvât un jour le sort de chaque nation en particulier , et ne fût condamnée à la décadence , je répondrai qu' avant cette époque l' humanité sera sans doute devenue plus forte que toutes les causes destructives . Dans l' état actuel , une extrême critique est une cause d' affaiblissement physique et moral ; dans l' état normal , la science sera mère de la force . La science n' étant guère apparue jusqu'ici que sous la forme critique , on ne conçoit pas qu' elle puisse devenir un mobile puissant d' action . Cela sera pourtant , du moment où elle aura créé dans le monde moral une conviction égale à celle qui produisait jadis la foi religieuse . Tous les arguments tirés du passé pour prouver l' impuissance de la philosophie ne prouvent rien pour l' avenir ; car le passé n' a été qu' une introduction nécessaire à la grande ère de la raison . La réflexion ne s' est point encore montrée créatrice . Attendez ! Attendez ! ... plusieurs en lisant ce livre s' étonneront peut-être de mes fréquents appels à l' avenir . C' est qu' en effet je suis persuadé que la plupart des arguments que l' on allègue pour faire l' apologie de la science et de la civilisation modernes , envisagées en elles-mêmes , et sans tenir compte de l' état ultérieur qu' elles auront contribué à amener , sont très fautifs et prêtent le flanc aux attaques des écoles rétrogrades . Il n' y a qu' un moyen de comprendre et de justifier l' esprit moderne : c' est de l' envisager comme un degré nécessaire vers le parfait ; c' est-à-dire vers l' avenir . Et cet appel n' est pas l' acte d' une foi aveugle , qui se rejette vers l' inconnu . C' est le légitime résultat qui sort de toute l' histoire de l' esprit humain . " l' espérance , dit * George * Sand , c' est la foi de ce siècle . " à côté d' un dogmatisme théologique qui rend la science inutile et lui enlève sa dignité , il faut placer un autre dogmatisme encore plus étroit et plus absolu , celui d' un bon sens superficiel , qui n' est au fond que suffisance et nullité , et qui , ne voyant pas la difficulté des problèmes , trouve étrange qu' on en cherche la solution en dehors des routes battues . Il est trop clair que le bon sens dont il est ici question n' est pas celui qui résulte des facultés humaines agissant dans toute leur rectitude sur un sujet suffisamment connu . Celui que j' attaque est ce quelque chose d' assez équivoque dont les petits esprits s' arrogent la possession exclusive et qu' ils accordent si libéralement à ceux qui sont de leur avis , cette subtile puérilité qui sait donner à tout une apparence d' évidence . Or il est clair que le bon sens ainsi entendu ne peut suppléer la science dans la recherche de la vérité . Observez d' abord que les esprits superficiels qui en appellent sans cesse au bon sens désignent par ce nom la forme très particulière et très bornée de coutumes et d' habitudes où le hasard les a fait naître . Leur bon sens est la manière de voir de leur siècle ou de leur province . Celui qui a comparé savamment les faces diverses de l' humanité aurait seul le droit de faire cet appel à des opinions universelles . Est -ce le bon sens d' ailleurs qui me fournira ces connaissances de philosophie , d' histoire , de philologie , nécessaires pour la critique des plus importantes vérités ? Le bon sens a tous les droits quand il s' agit d' établir les bases de la morale et de la psychologie ; parce qu' il ne s' agit là que de constater ce qui est de la nature humaine , laquelle doit être cherchée dans son expression la plus générale , et par conséquent la plus vulgaire ; mais le bon sens n' est que lourd et maladroit , quand il veut résoudre seul les problèmes où il faut deviner plutôt que voir , saisir mille nuances presque imperceptibles , poursuivre des analogies secrètes et cachées . Le bon sens est partiel ; il n' envisage son opinion que par le dedans , et n' en sort jamais pour la juger du dehors . Or presque toute opinion est vraie en elle-même , mais relative quant au point de vue où elle est conçue . Les esprits délicats et fins sont seuls faits pour le vrai dans les sciences morales et historiques , comme les esprits exacts en mathématiques . Les vérités de la critique ne sont point à la surface ; elles ont presque l' air de paradoxes , elles ne viennent pas poser à plein devant le bon esprit comme des théorèmes de géométrie : ce sont de fugitives lueurs qu' on entrevoit de côté et comme par le coin de l' oeil , qu' on saisit d' une manière tout individuelle , et qu' il est presque impossible de communiquer aux autres . Il ne reste d' autre ressource que d' amener les esprits au même point de vue , afin de leur faire voir les choses par la même face . Que vient faire dans ce monde de finesse et de ténuité infinie ce vulgaire bon sens avec ses lourdes allures , sa grosse voix et son rire satisfait ? je n' y comprends rien est sa dernière et souveraine condamnation , et combien il est facile à la prononcer ! Le ton suffisant qu' il se permet vis-à-vis des résultats de la science et de la réflexion est une des plus sensibles agaceries que rencontre le penseur . Elle le fait sortir de ses gonds , et , s' il n' est très intimement philosophe , il ne peut s' empêcher de concevoir quelque sentiment d' humeur contre ceux qui abusent ainsi de leur privilège contre sa délicate et faible voix . On n' est donc jamais recevable à en appeler de la science au bon sens , puisque la science n' est que le bon sens éclairé et s' exerçant en connaissance de cause . Le vrai est sans doute la voix de la nature humaine , mais de la nature convenablement développée et amenée par la culture à tout ce qu' elle peut être . CHAPITRE IV la science n' a d' ennemis que ceux qui jugent la vérité inutile et indifférente , et ceux qui , tout en conservant à la vérité sa valeur transcendante , prétendent y arriver par d' autres voies que la critique et la recherche rationnelle . Ces derniers sont à plaindre , sans doute , comme dévoyés de la droite méthode de l' esprit humain ; mais ils reconnaissent au moins le but idéal de la vie ; ils peuvent s' entendre et jusqu'à un certain point sympathiser avec le savant . Quant à ceux qui méprisent la science comme ils méprisent la haute poésie , comme ils méprisent la vertu , parce que leur âme avilie ne comprend que le périssable , nous n' avons rien à leur dire . Ils sont d' un autre monde , ils ne méritent pas le nom d' hommes , puisqu' ils n' ont pas la faculté qui fait la noble prérogative de l' humanité . Aux yeux de ceux -là , nous sommes fiers de passer pour des gens d' un autre âge , pour des fous et des rêveurs ; nous nous faisons gloire d' entendre moins bien qu' eux la routine de la vie , nous aimons à proclamer nos études inutiles ; leur mépris est pour nous ce qui les relève . Les immoraux et les athées , ce sont ces hommes , fermés à tous les airs venant d' en haut . L' athée , c' est l' indifférent , c' est l' homme superficiel et léger , celui qui n' a d' autre culte que l' intérêt et la jouissance . L' * Angleterre , en apparence un des pays du monde les plus religieux , est en effet le plus athée ; car c' est le moins idéal . Je ne veux pas faire comme les déclamateurs latins le convicium seculi . je crois qu' il y a dans les âmes du XIXe siècle tout autant de besoins intellectuels que dans celles d' aucune autre époque , et je tiens pour certain qu' il n' y a jamais eu autant d' esprits ouverts à la critique . Le malheur est que la frivolité générale les condamne à former un monde à part , et que l' aristocratie du siècle , qui est celle de la richesse , ait généralement perdu le sens idéal de la vie . J' en parle par conjecture ; car ce monde m' est entièrement inconnu , et je pourrais plus facilement citer d' illustres exceptions que dire précisément ceux sur qui tombe ici mon reproche . Il me semble toutefois qu' une société qui de fait n' encourage qu' une misérable littérature , où tout est réduit à une affaire d' aunage et de charpentage , qu' une société , qui ne voit pas de milieu entre l' absence d' idées morales et une religion qu' elle a préalablement désossée pour se la rendre plus acceptable , qu' une telle société , dis -je , est loin des sentiments vrais et grands de l' humanité . L' avenir est dans ceux qui , embrassant sérieusement la vie , reviennent au fond éternel du vrai , c' est-à-dire à la nature humaine , prise dans son milieu et non dans ses raffinements extrêmes . Car l' humanité sera toujours sérieuse , croyante , religieuse ; jamais la légèreté qui ne croit à rien ne tiendra la première place dans les affaires humaines . Il ne faut pas , ce semble , prendre trop au sérieux ces déclamations devenues banales contre les tendances utilitaires et réalistes de notre époque , et si quelque chose devait prouver que ces lamentations sont peu sincères , c' est l' étrange résignation avec laquelle ceux qui les font se soumettent eux-mêmes à la fatale nécessité du siècle . Presque tous en effet semblent assez disposés à dire en finissant : oh ! Le bon temps que le siècle de fer ! quelque opinion qu' on se fasse sur les tendances du XIXe siècle , il serait juste au moins de reconnaître que , la somme d' activité ayant augmenté , il a pu y avoir accroissement d' un côté , sans qu' il y eût déchet de l' autre . Il est parfaitement incontestable qu' il y a de nos jours plus d' activité commerciale et industrielle qu' au Xe siècle , par exemple . En conclura -t-on que ce dernier siècle fut mieux partagé sous le rapport de l' activité intellectuelle ? Il y a là une sorte d' illusion d' optique fort dangereuse en histoire . Le siècle présent n' apparaît jamais qu' à travers un nuage de poussière soulevé par le tumulte de la vie réelle ; on a peine à distinguer dans ce tourbillon les formes belles et pures de l' idéal . Au contraire , ce nuage des petits intérêts étant tombé pour le passé , il nous apparaît grave , sévère , désintéressé . Ne le voyant que dans ses livres et dans ses monuments , dans sa pensée en un mot , nous sommes tentés de croire qu' on ne faisait alors que penser . Ce n' est pas le fracas de la rue et du comptoir qui passe à la postérité . Quand l' avenir nous verra dégagés de ce tumulte étourdissant , il nous jugera comme nous jugeons le passé . La race des égoïstes qui n' ont le sens ni de l' art , ni de la science , ni de la morale , est de tous les temps . Mais ceux -là meurent tout entiers ; ils n' ont pas leur place dans cette grande tapisserie historique que l' humanité tisse et laisse se défiler derrière elle : ce sont les flots bruyants qui murmurent sous les roues du pyroscaphe dans sa course , mais se taisent derrière lui . Que ceux donc qui redoutent de voir les soins de l' esprit étouffés par les préoccupations matérielles se rassurent . La culture intellectuelle , la recherche spéculative , la science et la philosophie en un mot , ont la meilleure de toutes les garanties , je veux dire le besoin de la nature humaine . L' homme ne vivra jamais seulement de pain ; poursuivre d' une manière désintéressée la vérité , la beauté et le bien , réaliser la science , l' art et la morale , est pour lui un besoin aussi impérieux que de satisfaire sa faim et sa soif . D' ailleurs l' activité qui , en apparence , ne se propose pour but qu' une amélioration matérielle a presque toujours une valeur intellectuelle . Quelle découverte spéculative a eu autant d' influence que celle de la vapeur ? Un chemin de fer fait plus pour le progrès qu' un ouvrage de génie , qui , par des circonstances purement extérieures , peut être privé de son influence . On ne peut nier que le christianisme , en présentant la vie actuelle comme indifférente et détournant par conséquent les hommes de songer à l' améliorer , n' ait fait un tort réel à l' humanité . Car bien que " ce soit l' esprit qui vivifie , et que la chair ne serve de rien " , le grand règne de l' esprit ne commencera que quand le monde matériel sera parfaitement soumis à l' homme . D' ailleurs la vie actuelle est le théâtre de cette vie parfaite que le christianisme reléguait par delà . Il n' y a rien d' exagéré dans le spiritualisme de l' évangile ni dans la prépondérance exclusive qu' il accorde à la vie supérieure . Mais c' est ici-bas et non ans un ciel fantastique que se réalisera cette vie de l' esprit . Il est donc essentiel que l' homme commence par s' établir en maître dans le monde des corps , afin de pouvoir ensuite être libre pour les conquêtes de l' esprit . Voilà ce qu' il y a d' injuste dans l' anathème jeté par le christianisme sur la vie présente . Toutes les grandes améliorations matérielles et sociales de cette vie se sont faites en dehors du christianisme et même à son préjudice . De là , cette mauvaise humeur que les représentants actuels du catholicisme montrent contre toutes les réformes les plus rationnelles des abus du passé , réforme de la justice , réforme de la pénalité , etc . Ils sentent bien que tout cela se tient , et qu' un pas fait dans cette voie entraîne tous les autres . L' avenir n' approuvera pas sans doute entièrement nos tendances matérialistes . Il jugera notre oeuvre comme nous jugeons celle du christianisme , et la trouvera également partielle . Mais enfin il reconnaîtra que sans le savoir nous avons posé la condition des progrès futurs , et que notre industrialisme a été , quant à ses résultats , une oeuvre méritoire et sainte . On reproche souvent à certaines doctrines sociales de ne se préoccuper que des intérêts matériels , de supposer qu' il n' y a pour l' homme qu' une espèce de travail et qu' une espèce de nourriture et de concevoir pour tout idéal une vie commode . Cela est malheureusement vrai ; il faut toutefois observer que , si ces systèmes devaient avoir réellement pour effet d' améliorer la position matérielle d' une portion notable de l' humanité , ce ne serait pas là un véritable reproche . Car l' amélioration de la condition matérielle est la condition de l' amélioration intellectuelle et morale , et ce progrès comme tous les autres devra s' opérer par un travail spécial : quand l' humanité fait une chose , elle n' en fait pas une autre . Il est évident qu' un homme qui n' a pas le nécessaire , ou est obligé pour se le procurer de se livrer à un travail mécanique de tous les instants , est forcément condamné à la dépression et à la nullité . Le plus grand service à rendre à l' esprit humain , au moment où nous sommes , ce serait de trouver un procédé pour procurer à tous l' aisance matérielle . L' esprit humain ne sera réellement libre , que quand il sera parfaitement affranchi de ces nécessités matérielles qui l' humilient et l' arrêtent dans son développement . De telles améliorations n' ont aucune valeur idéale en elles-mêmes ; mais elles sont la condition de la dignité humaine et du perfectionnement de l' individu . Ce long travail par lequel la classe bourgeoise s' est enrichie durant tout le moyen âge est en apparence quelque chose d' assez profane . On cesse de l' envisager ainsi quand on songe que toute la civilisation moderne , qui est l' oeuvre de la bourgeoisie , eût été sans cela impossible . La sécularisation de la science ne pouvait s' opérer que par une classe indépendante et par conséquent aisée . Si la population des villes fût restée pauvre ou attachée à un travail sans relâche , comme le paysan , la science serait encore aujourd'hui le monopole de la classe sacerdotale . Tout ce qui sert au progrès de l' humanité , quelque humble et profane qu' il puisse paraître , est par le fait respectable et sacré . Il est singulier que les deux classes qui se partagent aujourd'hui la société française se jettent réciproquement l' accusation de matérialisme . La franchise oblige à dire que le matérialisme des classes opulentes est seul condamnable . La tendance des classes pauvres au bien-être est juste , légitime et sainte , puisque les classes pauvres n' arriveront à la vraie sainteté , qui est la perfection intellectuelle et morale , que par l' acquisition d' un certain degré de bien-être . Quand un homme aisé cherche à s' enrichir encore , il fait une oeuvre au moins profane , puisqu' il ne peut se proposer pour but que la jouissance . Mais quand un misérable travaille à s' élever au-dessus du besoin , il fait une action vertueuse ; car il pose la condition de sa rédemption , il fait ce qu' il doit faire pour le moment . Quand * Cléanthe passait ses nuits à puiser de l' eau , il faisait oeuvre aussi sainte que quand il passait les jours à écouter * Zénon . Je n' entends jamais sans colère les heureux du siècle accuser de basse jalousie et de honteuse concupiscence le sentiment qu' éprouve l' homme du peuple devant la vie plus distinguée des classes supérieures . Quoi ! Vous trouvez mauvais qu' ils désirent ce dont vous jouissez . Voudriez -vous prêcher au peuple la claustration monacale et l' abstinence du plaisir , quand le plaisir est toute votre vie , quand vous avez des poètes qui ne chantent que cela ! Si cette vie est bonne , pourquoi ne la désireraient -ils pas ? Si elle est mauvaise , pourquoi en jouissez -vous ? La tendance vers les améliorations matérielles est donc loin d' être préjudiciable au progrès de l' esprit humain , pourvu qu' elle soit convenablement ordonnée à sa fin . Ce qui avilit , ce qui dégrade , ce qui fait perdre le sens des grandes choses , c' est le petit esprit qu' on y porte ; ce sont les petites combinaisons , les petits procédés pour faire fortune . En vérité , je crois qu' il vaudrait mieux laisser le peuple pauvre que de lui faire son éducation de la sorte . Ignorant et inculte , il aspire aveuglément à l' idéal , par l' instinct sourd et puissant de la nature humaine , il est énergique et vrai comme toutes les grandes masses de consciences obscures . Inspirez -lui ces chétifs instincts de lucre , vous le rapetissez , vous détruisez son originalité , sans le rendre plus instruit ni plus moral . La science du bonhomme * Richard m' a toujours semblé une assez mauvaise science . Quoi ! Un homme qui résume toute sa vie en ces mots : faire honnêtement fortune ( et encore on pourrait croire qu' honnêtement n' est là qu' afin de la mieux faire ) , la dernière chose à laquelle il faudrait penser , une chose qui n' a quelque valeur qu' en tant que servant à une fin idéale ultérieure ! Cela est immoral ; cela est une conception étroite et finie de l' existence ; cela ne peut partir que d' une âme dépourvue de religion et de poésie . Eh grand dieu ! Qu' importe , je vous prie ? Qu' importe , à la fin de cette courte vie , d' avoir réalisé un type plus ou moins complet de félicité extérieure ? Ce qui importe , c' est d' avoir beaucoup pensé et beaucoup aimé ; c' est d' avoir levé un oeil ferme sur toute chose , c' est en mourant de pouvoir critiquer la mort elle-même . J' aime mieux un iogui , j' aime mieux un mouni de l' * Inde , j' aime mieux * Siméon * Stylite mangé des vers sur son étrange piédestal , qu' un prosaïque industriel , capable de suivre pendant vingt ans une même pensée de fortune . Héros de la vie désintéressée , saints , apôtres , mounis , solitaires , cénobites , ascètes de tous les siècles , poètes et philosophes sublimes qui aimâtes à n' avoir pas d' héritage ici-bas ; sages , qui avez traversé la vie ayant l' oeil gauche pour la terre , et l' oeil droit pour le ciel , et toi surtout , divin * Spinoza , qui resta pauvre et oublié pour le culte de ta pensée et pour mieux adorer l' infini , que vous avez mieux compris la vie que ceux qui la prennent comme un étroit calcul d' intérêt , comme une lutte insignifiante d' ambition ou de vanité ! Il eût mieux valu sans doute ne pas abstraire si fort votre * Dieu , ne pas le placer dans ces nuageuses hauteurs où pour le contempler il vous fallut une position si tendue . * Dieu n' est pas seulement au ciel , il est près de chacun de nous ; il est dans la fleur que vous foulez sous vos pieds , dans le souffle qui vous embaume , dans cette petite vie qui bourdonne et murmure de toutes parts , dans votre coeur surtout . Mais que je retrouve bien plus dans vos sublimes folies les besoins et les instincts suprasensibles de l' humanité , que dans ces pâles existences que n' a jamais traversées le rayon de l' idéal , qui , depuis leur premier jusqu'à leur dernier moment , se sont déroulées jour par jour exactes et cadrées , comme les feuillets d' un livre de comptoir ! Certes , il ne faut pas regretter de voir les peuples passer de l' aspiration spontanée et aveugle à la vue claire et réfléchie ; mais c' est à la condition qu' on ne donne pas pour objet à cette réflexion ce qui n' est pas digne de l' occuper . Ce penchant qui , aux époques de civilisation , porte certains esprits à s' éprendre d' admiration pour les peuples barbares et originaux , a sa raison et en un sens sa légitimité . Car le barbare , avec ses rêves et ses fables , vaut mieux que l' homme positif qui ne comprend que le fini . La perfection , ce serait l' aspiration à l' idéal , c' est-à-dire la religion , s' exerçant non plus dans le monde des chimères et des créations fantastiques , mais dans celui de la réalité . Jusqu'à ce qu' on soit arrivé à comprendre que l' idéal est près de chacun de nous , on n' empêchera pas certaines âmes ( et ce sont les plus belles ) de le chercher par delà la vie vulgaire , de faire leurs délices de l' ascétisme . Le sceptique et l' esprit frivole hausseront à loisir les épaules sur la folie de ces belles âmes ; que leur importe ? Les âmes religieuses et pures les comprennent ; et le philosophe les admire , comme toute manifestation énergique d' un besoin vrai , qui s' égare faute de critique et de rationalisme . Il nous est facile , avec notre esprit positif , de relever l' absurdité de tous les sacrifices que l' homme fait de son bien-être au suprasensible . Aux yeux du réalisme , un homme à genoux devant l' invisible ressemble fort à un nigaud , et , si les libations antiques étaient encore d' usage , bien des gens diraient comme les apôtres : utquid perditio haec ? pourquoi perdre ainsi cette liqueur ? Vous auriez mieux fait de la boire ou de la vendre , ce qui vous eût procuré plaisir ou profit , que de la sacrifier à l' invisible . Sainte * Eulalie , fascinée par le charme de l' ascétisme , s' échappe de la maison paternelle ; elle prend le premier chemin qui s' offre à elle , erre à l' aventure , s' égare dans les marais , se déchire les pieds dans les ronces . - elle était folle , cette fille ! -folle tant qu' il vous plaira . Je donnerais tout au monde pour l' avoir vue à ce moment -là . Les jugements que l' on porte sur la vie ascétique partent du même principe : l' ascète se sacrifie à l' inutile ; donc il est absurde ; ou si l' on essaye d' en faire l' apologie , ce sera uniquement par les services matériels qu' il a pu rendre accidentellement , sans songer que ces services n' étaient nullement son but et que ces travaux dont on lui fait honneur , il n' y attachait de valeur qu' en tant qu' ils servaient son ascèse . Assurément , un homme qui embrasserait une vie inutile non par un besoin contemplatif , mais pour ne rien faire ( et ce fut ce qui arriva , dans l' institution dégénérée ) serait profondément méprisable . Quant à l' ascétisme pur , il restera toujours , comme les pyramides , un de ces grands monuments des besoins intimes de l' homme , se produisant avec énergie et grandeur , mais avec trop peu de conscience et de raison . Le principe de l' ascétisme est éternel dans l' humanité ; le progrès de la réflexion lui donnera une direction plus rationnelle . L' ascète de l' avenir ne sera pas le trappiste , un des types d' homme les plus imparfaits ; ce sera l' amant du beau pur , sacrifiant à ce cher idéal tous les soins personnels de la vie inférieure . Les anglais ont cru faire pour la saine morale en interdisant dans l' * Inde les processions ensanglantées par des sacrifices volontaires , le suicide de la femme sur le tombeau du mari . étrange méprise ! Croyez -vous que ce fanatique qui va poser avec joie sa tête sous les roues du char de * Jagatnata n' est pas plus heureux et plus beau que vous , insipides marchands ? Croyez -vous qu' il ne fait pas plus d' honneur à la nature humaine en témoignant , d' une façon irrationnelle sans doute mais puissante , qu' il y a dans l' homme des instincts supérieurs à tous les désirs du fini et à l' amour de soi-même ! Certes si l' on ne voyait dans ces actes que le sacrifice à une divinité chimérique , ils seraient tout simplement absurdes . Mais il faut y voir la fascination que l' infini exerce sur l' homme , l' enthousiasme impersonnel , le culte du suprasensible . Et c' est à ces superbes débordements des grands instincts de la nature humaine que vous venez tracer des limites , avec votre petite morale et votre étroit bon sens ! ... il y a dans ces grands abus pittoresques de la nature humaine une audace , une spontanéité que n' égalera jamais l' exercice sain et régulier de la raison , et que préféreront toujours l' artiste et le poète . Un développement morbide et exclusif est plus original , et fait mieux ressortir l' énergie de la nature , comme une veine injectée qui saille plus nette aux yeux de l' anatomiste . Allez voir au louvre ce merveilleux musée espagnol : c' est l' extase , le surhumain , saints qui ne touchent pas la terre , yeux caves et aspirant le ciel ; vierges au cou allongé , aux yeux hagards ou fixes ; martyrs s' arrachant le coeur ou se déchirant les entrailles , moines se torturant , etc. Eh bien , j' aime ces folies , j' aime ces moines de * Ribeira et de * Zurbaran , sans lesquels on ne comprendrait pas l' inquisition . C' est la force morale de l' homme exagérée , dévoyée , mais originale et hardie dans ses excès . L' apôtre n' est certainement pas le type pur de l' humanité , et pourtant dans quelle plus puissante manifestation le psychologue peut -il étudier l' énergie intime de la nature humaine et de ses élans divins ? Il faut faire à toute chose sa part . Il y a une incontestable vérité dans quelques-uns des reproches que les ennemis de l' esprit moderne adressent à notre civilisation bourgeoise . Le moyen âge , qui assurément entendait moins bien que nous la vie réelle , comprenait mieux à quelques égards la vie suprasensible . L' erreur de l' école néo-féodale est de ne pas s' apercevoir que les défauts de la société moderne sont nécessaires à titre de transition , que ces défauts viennent d' une tendance parfaitement légitime , s' exerçant sous une forme partielle et exclusive . Et cette forme partielle est elle-même nécessaire ; car c' est une loi de l' humanité qu' elle parcoure ses phases les unes après les autres et en abstrayant provisoirement tout le reste ; d' où l' apparence incomplète de tous ses développements successifs . Si quelque chose pouvait inspirer des doutes au penseur sur l' avenir de la raison , ce serait sans doute l' absence de la grande originalité , et le peu d' initiative que semble révéler l' esprit humain , à mesure qu' il s' enfonce dans les voies de la réflexion . Quand on compare les oeuvres timides que notre âge raisonneur enfante avec tant de peine aux créations sublimes que la spontanéité primitive engendrait , sans avoir même le sentiment de leur difficulté ; quand on songe aux faits étranges qui ont dû se passer dans des consciences d' hommes pour créer une génération d' apôtres et de martyrs , on serait tenté de regretter que l' homme ait cessé d' être instinctif pour devenir rationnel . Mais on se console en songeant que , si sa puissance interne est diminuée , sa création est bien plus personnelle , qu' il possède plus éminemment son oeuvre , qu' il en est l' auteur à un titre plus élevé ; en songeant que l' état actuel n' est qu' un état pénible , difficile , plein d' efforts et de sueurs , que l' esprit humain aura dû traverser pour arriver à un état supérieur ; en songeant enfin que le progrès de l' état réfléchi amènera une autre phase , où l' esprit sera de nouveau créateur , mais librement et avec conscience . Il est triste sans doute pour l' homme d' intelligence de traverser ces siècles de peu de foi , de voir les choses saintes raillées par les profanes et de subir le rire insultant de la frivolité triomphante . Mais n' importe ; il tient le dépôt sacré , il porte l' avenir , il est homme dans le grand et large sens . Il le sait , et de là ses joies et ses tristesses : ses tristesses , car pénétré de l' amour du parfait , il souffre que tant de consciences y demeurent à jamais fermées ; ses joies , car il sait que les ressorts de l' humanité ne s' usent pas , que pour être assoupies , ses puissances n' en résident pas moins au fond de son être , et qu' un jour elles se réveilleront pour étonner de leur fière originalité et de leur indomptable énergie et leurs timides apologistes et leurs insolents contempteurs . Je suppose une pensée aussi originale et aussi forte que celle du christianisme primitif apparaissant de nos jours . Il semble au premier coup d' oeil qu' elle n' aurait aucune chance de fortune . L' égoïsme est dominant , le sens du grand dévouement et de l' apostolat désintéressé est perdu . Le siècle paraît n' obéir qu' à deux mobiles , l' intérêt et la peur . à cette vue , une profonde tristesse saisit l' âme : c' en est donc fait ! Il faut renoncer aux grandes choses ; les généreuses pensées ne vivront plus que dans le souvenir des rhéteurs ; la religion ne sera plus qu' un frein que la peur des classes riches saura manier . La mer de glace s' étend et s' épaissit sans cesse . Qui pourra la percer ? âmes timides , qui désespérez ainsi de l' humanité , remontez avec moi dix-huit cents ans . Placez -vous à cette époque où quelques inconnus fondaient en * Orient le dogme qui depuis a régi l' humanité . Jetez un regard sur ce triste monde qui obéit à * Tibère ; dites -moi s' il est bien mort . Chantez donc encore une fois l' hymne funèbre de l' humanité : elle n' est plus , le froid lui a monté au coeur . Comment ces pauvres enthousiastes rendraient -ils la vie à un cadavre , et sans levier soulèveraient -ils un monde ? Eh bien ! Ils l' ont fait : trois cents après , le dogme nouveau était maître , et quatre cents ans après , il était tyran à son tour . Voilà notre triomphante réponse . L' état de l' humanité ne sera jamais si désespéré que nous ne puissions dire : bien des fois déjà on l' a crue morte ; la pierre du tombeau semblait à jamais scellée , et le troisième jour , elle est ressuscitée ! CHAPITRE V ce n' est pas sans quelque dessein que j' appelle du nom de science ce que d' ordinaire on appelle philosophie . philosopher est le mot sous lequel j' aimerais le mieux à résumer ma vie ; pourtant ce mot n' exprimant dans l' usage vulgaire qu' une forme encore partielle de la vie intérieure , et n' impliquant d' ailleurs que le fait subjectif du penseur solitaire , il faut , quand on se transporte au point de vue de l' humanité , employer le mot plus objectif de savoir . oui , il viendra un jour où l' humanité ne croira plus , mais où elle saura ; un jour où elle saura le monde métaphysique et moral , comme elle sait déjà le monde physique ; un jour où le gouvernement de l' humanité ne sera plus livré au hasard et à l' intrigue , mais à la discussion rationnelle du meilleur et des moyens les plus efficaces de l' atteindre . Si tel est le but de la science , si elle a pour objet d' enseigner à l' homme sa fin et sa loi , de lui faire saisir le vrai sens de la vie , de composer , avec l' art , la poésie et la vertu , le divin idéal qui seul donne du prix à l' existence humaine , peut -elle avoir de sérieux détracteurs ? Mais , dira -t-on , la science accomplira -t-elle ces merveilleuses destinées ? Tout ce que je sais , c' est que si elle ne le fait pas , nul ne le fera , et que l' humanité ignorera à jamais le mot des choses ; car la science est la seule manière légitime de connaître , et si les religions ont pu exercer sur la marche de l' humanité une salutaire influence c' est uniquement par ce qui s' y trouvait obscurément mêlé de science , c' est-à-dire d' exercice régulier de l' esprit humain . Sans doute , si l' on s' en tenait à ce qu' a fait jusqu'ici la science sans considérer l' avenir , on pourrait se demander si elle remplira jamais ce programme , et si elle arrivera un jour à donner à l' humanité un symbole comparable à celui des religions . La science n' a guère fait jusqu'ici que détruire . Appliquée à la nature , elle en a détruit le charme et le mystère , en montrant des forces mathématiques là où l' imagination populaire voyait vie , expression morale et liberté . Appliquée à l' histoire de l' esprit humain , elle a détruit ces poétiques superstitions des individus privilégiés où se complaisait si fort l' admiration de la demi-science . Appliquée aux choses morales , elle a détruit ces consolantes croyances que rien ne remplace dans le coeur qui s' y est reposé . Quel est celui qui , après s' être livré franchement à la science , n' a pas maudit le jour où il naquit à la pensée , et n' a pas eu à regretter quelque chère illusion ? Pour moi , je l' avoue , j' ai eu beaucoup à regretter ; oui , à certains jours , j' aurais souhaité dormir encore avec les simples , je me serais irrité contre la critique et le rationalisme , si l' on s' irritait contre la fatalité . Le premier sentiment de celui qui passe de la croyance naïve à l' examen critique , c' est le regret et presque la malédiction contre cette inflexible puissance , qui , du moment où elle l' a saisi , le force de parcourir avec elle toutes les étapes de sa marche inéluctable , jusqu'au terme final où l' on s' arrête pour pleurer . Malheureux comme la * Cassandre * De * Schiller , pour avoir trop vu la réalité , il serait tenté de dire avec elle : rends -moi ma cécité . Faut -il conclure que la science ne va qu' à décolorer la vie , et à détruire de beaux rêves ? Reconnaissons d' abord que s' il en est ainsi , c' est là un mal incurable , nécessaire , et dont il ne faut accuser personne . S' il y a quelque chose de fatal au monde , c' est la raison et la science . De murmurer contre elle et de perdre patience , il est mal à propos , et les orthodoxes sont vraiment plaisants dans leurs colères contre les libres penseurs , comme s' il avait dépendu d' eux de se développer autrement , comme si l' on était maître de croire ce que l' on veut . Il est impossible d' empêcher la raison de s' exercer sur tous les objets de croyance ; et tous ces objets prêtant à la critique , c' est fatalement que la raison arrive à déclarer qu' ils ne constituent pas la vérité absolue . Il n' y a pas un seul anneau de cette chaîne qu' on ait été libre un instant de secouer ; le seul coupable en tout cela , c' est la nature humaine et sa légitime évolution . Or , le principe indubitable , c' est que la nature humaine est en tout irréprochable , et marche au parfait par des formes successivement et diversement imparfaites . C' est qu' en effet la science n' aura détruit les rêves du passé que pour mettre à leur place une réalité mille fois supérieure . Si la science devait rester ce qu' elle est , il faudrait la subir en la maudissant ; car elle a détruit , et elle n' a pas rebâti ; elle a tiré l' homme d' un doux sommeil , sans lui adoucir la réalité . Ce que me donne la science ne me suffit pas , j' ai faim encore . Si je croyais à une religion , ma foi aurait plus d' aliment , je l' avoue ; mais mieux vaut peu de bonne science que beaucoup de science hasardée . S' il fallait admettre à la lettre tout ce que les légendaires et les chroniqueurs nous rapportent sur les origines des peuples et des religions , nous en saurions bien plus long qu' avec le système de * Niebuhr et de * Strauss . L' histoire ancienne de l' * Orient , dans ce qu' elle a de certain , pourrait se réduire à quelques pages ; si l' on ajoutait foi aux histoires hébraïques , arabes , persanes , grecques , etc. , on aurait une bibliothèque . Les gens chez lesquels l' appétit de croire est très développé peuvent se donner le plaisir d' avaler tout cela . L' esprit critique est l' homme sobre , ou , si l' on veut , délicat ; il s' assure avant tout de la qualité . Il aime mieux s' abstenir que de tout accepter indistinctement ; il préfère la vérité à lui-même ; il y sacrifie ses plus beaux rêves . Croyez -vous donc qu' il ne nous serait pas plus doux de chanter au temple avec les femmes ou de rêver avec les enfants que de chasser sur ces âpres montagnes une vérité qui fuit toujours . Ne nous reprochez donc pas de savoir peu de choses ; car vous , vous ne savez rien . Le peu de choses que nous savons est au moins parfaitement acquis et ira toujours grossissant . Nous en avons pour garant la plus invincible des inductions , tirée de l' exemple des sciences de la nature . Si , comme * Burke l' a soutenu , " notre ignorance des choses de la nature était la cause principale de l' admiration qu' elles nous inspirent , si cette ignorance devenait pour nous la source du sentiment du sublime , " on pourrait se demander si les sciences modernes , en déchirant le voile qui nous dérobait les forces et les agents des phénomènes physiques , en nous montrant partout une régularité assujettie à des lois mathématiques , et par conséquent sans mystère , ont avancé la contemplation de l' univers , et servi l' esthétique , en même temps qu' elles ont servi la connaissance de la vérité . Sans doute les impatientes investigations de l' observateur , les chiffres qu' accumule l' astronome , les longues énumérations du naturaliste ne sont guère propres à réveiller le sentiment du beau : le beau n' est pas dans l' analyse ; mais le beau réel , celui qui ne repose pas sur les fictions de la fantaisie humaine , est caché dans les résultats de l' analyse . Disséquer le corps humain , c' est détruire sa beauté ; et pourtant , par cette dissection , la science arrive à y reconnaître une beauté d' un ordre bien supérieur et que la vue superficielle n' aurait pas soupçonnée . Sans doute ce monde enchanté , où a vécu l' humanité avant d' arriver à la vie réfléchie , ce monde conçu comme moral , passionné , plein de vie et de sentiment , avait un charme inexprimable , et il se peut qu' en face de cette nature sévère et inflexible que nous a créée le rationalisme , quelques-uns se prennent à regretter le miracle et à reprocher à l' expérience de l' avoir banni de l' univers . Mais ce ne peut être que par l' effet d' une vue incomplète des résultats de la science . Car le monde véritable que la science nous révèle est de beaucoup supérieur au monde fantastique créé par l' imagination . On eût mis l' esprit humain au défi de concevoir les plus étonnantes merveilles , on l' eût affranchi des limites que la réalisation impose toujours à l' idéal , qu' il n' eût pas osé concevoir la millième partie des splendeurs que l' observation a démontrées . Nous avons beau enfler nos conceptions , nous n' enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses . N' est -ce pas un fait étrange que toutes les idées que la science primitive s' était formées sur le monde nous paraissent étroites , mesquines , ridicules , auprès de ce qui s' est trouvé véritable . La terre semblable à un disque , à une colonne , à un cône , le soleil gros comme le * Péloponnèse , ou conçu comme un simple météore s' allumant tous les jours , les étoiles roulant à quelques lieues sur une voûte solide , des sphères concentriques , un univers fermé , étouffant , des murailles , un cintre étroit contre lequel va se briser l' instinct de l' infini , voilà les plus brillantes hypothèses auxquelles était arrivé l' esprit humain . Au delà , il est vrai , était le monde des anges avec ses éternelles splendeurs ; mais là encore , quelles étroites limites , quelles conceptions finies ! Le temple de notre * Dieu n' est -il pas agrandi , depuis que la science nous a découvert l' infinité des mondes ? Et pourtant on était libre alors de créer des merveilles ; on taillait en pleine étoffe , si j' ose le dire ; l' observation ne venait pas gêner la fantaisie ; mais c' était à la méthode expérimentale , que plusieurs se plaisent à représenter comme étroite et sans idéal , qu' il était réservé de nous révéler , non pas cet infini métaphysique dont l' idée est la base même de la raison de l' homme , mais cet infini réel , que jamais il n' atteint dans les plus hardies excursions de sa fantaisie . Disons donc sans crainte que , si le merveilleux de la fiction a pu jusqu'ici sembler nécessaire à la poésie , le merveilleux de la nature , quand il sera dévoilé dans toute sa splendeur , constituera une poésie mille fois plus sublime , une poésie qui sera la réalité même , qui sera à la fois science et philosophie . Que si la connaissance expérimentale de l' univers physique a de beaucoup dépassé les rêves que l' imagination s' était formés , n' est -il pas permis de croire que l' esprit humain , en approfondissant de plus en plus la sphère métaphysique et morale , et en y appliquant la plus sévère méthode , sans égard pour les chimères et les rêves désirables , s' il y en a , ne fera que briser un monde étroit et mesquin pour ouvrir un autre monde de merveilles infinies ? Qui sait si notre métaphysique et notre théologie ne sont pas à celles que la science rationnelle révélera un jour , ce que le cosmos d' * Anaximène ou d' * Indicopleustès au cosmos de * Herschell et de * Humboldt ? Cette considération est bien propre , ce me semble , à rassurer sur les résultats futurs et éventuels de la science , comme aussi à justifier toute hardiesse et à condamner toute restriction timide . Quelque destructive que paraisse une critique , il faut la laisser faire , pourvu qu' elle soit réellement scientifique ; le salut n' est jamais en arrière . Il est trop clair d' abord que la seule conscience d' avoir reculé devant la saine méthode , et le sentiment permanent d' une objection non réelle jetteraient sur toute la vie ultérieure un scepticisme plus désolant que la négation même . Il faut ou ne discuter jamais ou discuter jusqu'au bout . D' ailleurs , il est certain que le vrai système moral des choses est infiniment supérieur aux misérables hypothèses que renverse la sévère raison , qu' un jour la science retrouvera une réalité mille fois plus belle , et qu' ainsi la critique aura été un premier pas vers des croyances plus consolantes que celles qu' elle semble détruire . Oui , je verrais toutes les vérités qui constituent ce qu' on appelle la religion naturelle , * Dieu personnel , providence , prière , anthropomorphisme , immortalité personnelle , etc. , je verrais toutes ces vérités , sans lesquelles il n' y a pas de vie heureuse , s' abîmer sous le légitime effort de l' examen critique , que je battrais des mains sur leur ruine , bien assuré que le système réel des choses que je puis encore ignorer , mais vers lequel cette négation est un acheminement , dépasse de l' infini les pauvres imaginations sans lesquelles nous ne concevions pas la beauté de l' univers . Les dieux ne s' en vont que pour faire place à d' autres . Elle est , elle est , cette beauté infinie que nous apercevons dans ses vagues contours , et que nous essayons de rendre par de mesquines images . Elle est plus belle , plus consolante mille fois que celle que j' ai pu rêver . Quand la vieille conception anthropomorphique du monde disparut devant la science positive , on put dire un instant : adieu la poésie , adieu le beau ! Et voilà que le beau a revécu plus illustre . De même , loin que le monde moral ait reçu un coup mortel de la destruction des vieilles chimères , la méthode la plus réaliste est celle qui nous mènera aux plus éblouissantes merveilles , et jusqu'à ce que nous ayons découvert d' ineffables splendeurs , d' enivrantes vérités , de délicieuses et consolantes croyances , nous pouvons être assurés que nous ne sommes pas dans le vrai , que nous traversons une de ces époques fatales de transition , où l' humanité cesse de croire à de chimériques beautés pour arriver à découvrir les merveilles de la réalité . Il ne faut jamais s' effrayer de la marche de la science , puisqu' il est sûr qu' elle ne mènera qu' à découvrir d' incomparables beautés . Laissons les âmes vulgaires crier avec * Mika , ayant perdu ses idoles : " j' ai perdu mes dieux ! J' ai perdu mes dieux ! " laissons -les dire avec * Sérapion , l' anthropomorphiste converti du mont- * Athos : " hélas ! On m' a enlevé mon dieu , et je ne sais plus ce que j' adore ! " pour nous , quand le temple s' écroule , au lieu de pleurer sur ses ruines , songeons aux temples qui , plus vastes et plus magnifiques , s' élèveront dans l' avenir , jusqu'au jour où , l' idée enfonçant à tout jamais ces étroites murailles , n' aura plus qu' un seul temple , dont le toit sera le ciel ! La science doit donc poursuivre son chemin , sans regarder qui elle heurte . C' est aux autres à se garer . Si elle paraît soulever des objections contre les dogmes reçus , ce n' est pas à la science , c' est aux dogmes reçus à se mettre en garde et à répondre aux objections . La science doit se comporter comme si le monde était libre d' opinions préconçues , et ne pas s' inquiéter des difficultés qu' elle soulève . Que les théologiens s' arrangent entre eux pour se mettre d' accord avec elle . Il faut bien se figurer que ce qui est surpasse infiniment en beauté tout ce qu' on peut concevoir , que l' utopiste qui se met à créer de fantaisie le meilleur monde n' imagine qu' enfantillage auprès de la réalité , que , quand la science positive semble ne révéler que petitesse et fini , c' est qu' elle n' est pas arrivé à son résultat définitif . * Fourier , répandant à pleines mains les ceintures , les couronnes et les aurores boréales sur les mondes , et plus près du vrai que le physicien qui croit son petit univers égal à celui de * Dieu , et pourtant un jour * Fourier sera dépassé par les réalistes qui connaîtront de science certaine la vérité des choses . Qu' on me permette un exemple . La vieille manière d' envisager l' immortalité est à mes yeux un reste des conceptions du monde primitif et me semble aussi étroite et aussi inacceptable que le * Dieu anthropomorphique . L' homme , en effet , n' est pas pour moi un composé de deux substances , c' est une unité , une individualité résultante , un grand phénomène persistant , une pensée prolongée . D' un autre côté , niez l' immortalité d' une façon absolue , et aussitôt le monde devient pâle et triste . Or , il est indubitable que le monde est beau au delà de toute expression . Il faut donc admettre que tout ce qui aura été sacrifié pour le progrès se retrouvera au bout de l' infini , par une façon d' immortalité que la science morale découvrira un jour , et qui sera à l' immortalité fantastique du passé ce que le palais de * Versailles est au château de cartes d' un enfant . On en peut dire autant de tous les dogmes de notre religion naturelle et de notre morale , si pâle , si étroite , si peu poétique , que je craindrais d' offenser * Dieu en y croyant . Les vieux dogmes peuvent être comparés à ces hypothèses des sciences physiques qui offrent des manières suffisamment exactes de se représenter les faits , bien que l' expression en soit très fautive et renferme une grande part de fiction . On ne peut dire qu' il en soit ainsi ; mais on peut dire que les choses vont comme s' il en était ainsi . En calculant dans ces hypothèses , on arrivera à des résultats exacts , parce que l' erreur n' est que dans l' expression et l' image , non dans le schema et la catégorie elle-même . Il y a des siècles condamnés , pour le bien ultérieur de l' humanité , à être sceptiques et immoraux . Pour passer du beau monde poétique des peuples naïfs au grand cosmos de la science moderne , il a fallu traverser le monde atomique et mécanique . De même , pour que l' humanité se crée une nouvelle forme de croyances , il faut qu' elle détruise l' ancienne , ce qui ne peut se faire qu' en traversant un siècle d' incrédulité et d' immoralité spéculative . Je dis spéculative , car nul n' est admissible à rejeter son immoralité personnelle sur le compte de son siècle ; les belles âmes sont dans l' heureuse nécessité d' être vertueuses , et le XVIIIe siècle a prouvé que l' on peut allier les plus laides doctrines avec la conduite la plus pure et le caractère le plus honorable . C' est une inconséquence si l' on veut . Mais il n' y a pas d' état de l' humanité qui n' en exige , et le premier pas de celui qui veut penser est de s' enhardir aux contradictions , laissant à l' avenir le soin de tout concilier . Un homme conséquent dans son système de vie est certainement un esprit étroit . Car je le défie , dans l' état actuel de l' esprit humain , de faire concorder tous les éléments de la nature humaine . S' il veut un système tout d' une pièce , il sera donc réduit à nier et exclure . La critique mesquine et absolue vient toujours de ce qu' on envisage chaque développement de l' histoire philosophique en lui-même , et non au point de vue de l' humanité . Tous les états que traverse l' humanité sont fautifs et attaquables . Chaque siècle court vers l' avenir , en portant dans le flanc son objection comme le fer dans la plaie . La ruine des croyances anciennes et la formation des croyances nouvelles ne se fait pas toujours dans l' ordre le plus désirable . La science détruit souvent une croyance alors qu' elle est encore nécessaire . En supposant qu' un jour vienne où l' humanité n' aura plus besoin de croire à l' immortalité , quelles angoisses la destruction prématurée de cette foi consolante n' aura pas causées aux infortunés sacrifiés au destin durant notre âge de douleur . Dans la constitution définitive de l' humanité , la science sera le bonheur ; mais , dans l' état imparfait que nous traversons , il peut être dangereux de savoir trop tôt . Ma conviction intime est que la religion de l' avenir sera le pur humanisme , c' est-à-dire le culte de tout ce qui est de l' homme , la vie entière sanctifiée et élevée à une valeur morale . soigner sa belle humanité sera alors la loi et les prophètes , et cela , sans aucune forme particulière , sans aucune limite qui rappelle la secte et la confraternité exclusive . Le trait général des oeuvres religieuses est d' être particulières , c' est-à-dire d' avoir besoin , pour être comprises , d' un sens spécial que tout le monde n' a pas : croyances à part , sentiments à part , style à part , figures à part . Les oeuvres religieuses sont pour les adeptes ; il y a pour elles des profanes . C' est assurément un admirable génie que saint * Paul ; et pourtant , sont -ce les grands instincts de la nature humaine pris dans leur forme la plus générale qui font la beauté de ses lettres , comme ils font la beauté des dialogues de * Platon , par exemple ? Non . * Sénèque ou * Tacite , en lisant ces curieuses compositions , ne les eussent pas trouvées belles , du moins au même degré que nous , initiés que nous sommes aux données de l' esthétique chrétienne . Plusieurs sectes religieuses de l' * Orient , les druzes , les mendaïtes , les ansariens , ont des livres sacrés qui leur fournissent un pain très substantiel et qui , pour nous , sont ridicules ou parfaitement insignifiants . Le sectaire est fermé à la moitié du monde . Toute secte se présente à nous avec des limites ; or , une limite quelconque est ce qu' il y a de plus antipathique à notre étendue d' esprit . Nous en avons tant vu que nous ne pouvons nous résigner à croire que l' une possède plus que l' autre la vérité absolue . Tout en reconnaissant volontiers que la grande originalité a été jusqu'ici sectaire ou au moins dogmatique , nous ne percevons pas avec moins de certitude l' impossibilité absolue de renfermer à l' avenir l' esprit humain dans aucun de ces étaux . Avec une conscience de l' humanité aussi développée que la nôtre , nous aurions bien vite fait le rapprochement , nous nous jugerions comme nous jugeons le passé , nous nous critiquerions tout vivants . Le dogmatisme sectaire est inconciliable avec la critique ; car comment s' empêcher de vérifier sur soi-même les lois observées dans le développement des autres doctrines , et comment concilier avec une telle vue réfléchie la croyance absolue . Il faut donc dire sans hésiter qu' aucune secte religieuse ne surgira désormais en * Europe , à moins que des races neuves et naïves , étrangères à la réflexion , n' étouffent encore une fois la civilisation ; et alors même , on peut affirmer que cette forme religieuse aurait beaucoup moins d' énergie que par le passé , et n' aboutirait à rien de bien caractérisé . On ne se convertit pas de la finesse au béotisme . On se rappelle toujours avoir été critique , et on se prend parfois à rire , ne fût -ce que de ses adversaires . Or les apôtres ne rient pas ; rire , déjà du scepticisme , car après avoir ri des autres , si l' on est conséquent , l' on ira aussi de soi-même . Pour qu' une secte religieuse fût désormais possible , il faudrait un large fossé d' oubli , comme celui qui fut creusé par l' invasion barbare , où vinssent s' abîmer tous les souvenirs du monde moderne . Conservez une bibliothèque , une école , un monument tant soit peu significatif , vous conservez la critique ou du moins le souvenir d' un âge critique . Or , je le répète , il n' y a qu' un moyen de guérir de la critique comme du scepticisme , c' est d' oublier radicalement tout son développement antérieur , et de recommencer sur un autre pied . Voilà pourquoi toutes les sectes religieuses qui ont essayé , depuis un demi-siècle , de s' établir en * Europe sont venues se briser contre cet esprit critique qui les a prises par leur côté ridicule et peu rationnel , si bien que les sectaires , à leur tour , ont pris le bon parti de rire d' eux-mêmes . Le siècle est si peu religieux qu' il n' a pas même pu enfanter une hérésie . Tenter une innovation religieuse c' est faire acte de croyant , et c' est parce que le monde sait fort bien qu' il n' y a rien à faire dans cet ordre , qu' il devient de mauvais goût de rien changer au statu quo en religion . La * France est le pays du monde le plus orthodoxe , car c' est le pays du monde le moins religieux . Si la * France avait davantage le sentiment religieux , elle fût devenue protestante comme l' * Allemagne . Mais n' entendant absolument rien en théologie , et sentant pourtant le besoin d' une croyance , elle trouve commode de prendre tout fait le système qu' elle rencontre sous sa main , sans se soucier de le perfectionner ; car tenter de le perfectionner ce serait le prendre au sérieux , ce serait se poser en théologien ; or , il est de bon ton , parmi nous , de déclarer qu' on ne s' occupe pas de ces sortes de choses . Rien de plus voisin que l' indifférence et l' orthodoxie . L' hérésiarque n' a donc rien à espérer de nos jours , ni des orthodoxes sévères , qui l' anathématiseront , ni des libres penseurs , qui souriront à la tentative de réformer l' irréformable . Il y a une ligne très délicate au delà de laquelle l' école philosophique devient secte : malheur à qui la franchit ! à l' instant , la langue s' altère , on ne parle plus pour tout le monde , on affecte les formes mystiques , une part de superstition et de crédulité apparaît tout d' un coup , on ne sait d' où , dans les doctrines qui semblaient les plus rationnelles , la rêverie se mêle à la science dans un indiscernable tissu . L' école d' * Alexandrie offre le plus curieux exemple de cette transformation . Le saint-simonisme l' a renouvelé de nos jours . Je suis persuadé que si cette école célèbre fût restée dans la ligne de saint- * Simon , qui , bien que superficiel par défaut d' éducation première , avait réellement l' esprit scientifique , et sous la direction de * Bazard , qui était bien certainement un philosophe dans la plus belle acception du mot , elle fût devenue la philosophie originale de la * France au XIXe siècle . Mais du moment où des esprits moins sérieux y prennent le dessus , les scories de la superstition apparaissent , l' école tourne à la religion , n' excite plus que le rire et va mourir à * Ménilmontant , au milieu des extravagances qui ferment l' histoire de toutes les sectes . Immense leçon pour l' avenir ! La science large et libre , sans autre chaîne que celle de la raison , sans symbole clos , sans temples , sans prêtres , vivant bien à son aise dans ce qu' on appelle le monde profane , voilà la forme des croyances qui seules désormais entraîneront l' humanité . Les temples de cette doctrine ce sont les écoles , non pas comme aujourd'hui enfantines , étriquées , scolastiques , mais comme dans l' antiquité de lieux de loisir ( scholae ) où les hommes se réunissent pour prendre ensemble l' aliment suprasensible . Les prêtres ce sont les philosophes , les savants , les artistes , les poètes , c' est-à-dire les hommes qui ont pris l' idéal pour la part de leur héritage et ont renoncé à la portion terrestre . Ainsi reviendra le sacerdoce poétique des premiers civilisateurs . D' excellents esprits regrettent souvent que la philosophie n' ait pas ses églises et ses chaires . Rien de mieux , pourvu qu' il soit bien entendu qu' on n' y enseignera pas autre chose qu' à la * Sorbonne ou au collège de * France , que ce seront en un mot des écoles dépouillées de leur vernis pédagogique . L' école est la vraie concurrence du temple . Si vous élevez autel contre autel , on vous dira : " nous aimons mieux les anciens ; ce n' est pas que nous y croyions davantage , mais enfin nos pères ont ainsi adoré . " on nous chargerait de l' éducation religieuse du peuple , que nous devrions commencer par son éducation dite profane , lui apprendre l' histoire , les sciences , les langues . Car la vraie religion n' est que la splendeur de la culture intellectuelle , et elle ne sera accessible à tous que quand l' éducation sera accessible à tous . C' est notre gloire à nous d' en appeler toujours à la lumière ; c' est notre gloire qu' on ne puisse nous comprendre sans une haute culture , et que notre force soit en raison directe de la civilisation . Le XVIIIe siècle demeure ici notre éternel modèle , le XVIIIe siècle qui a changé le monde et inspiré d' énergiques convictions , sans se faire secte ou religion , en restant bien purement science et philosophie . Le réforme religieuse et sociale viendra , puisque tous l' appellent ; mais elle ne viendra d' aucune secte ; elle viendra de la grande science commune , s' exerçant dans le libre milieu de l' esprit humain . La question de l' avenir des religions doit donc être résolue diversement , suivant le sens qu' on attache à ce mot . Si on entend par religion un ensemble de doctrines léguées traditionnellement , revêtant une forme mythique , exclusive et sectaire , il faut dire , sans hésiter , que les religions auront signalé un âge de l' humanité , mais qu' elles ne tiennent pas au fond même de la nature humaine et qu' elles disparaîtront un jour . Si au contraire on entend par ce mot une croyance accompagnée d' enthousiasme , couronnant la conviction par le dévouement et la foi par le sacrifice , il est indubitable que l' humanité sera éternellement religieuse . Mais ce qui ne l' est pas moins , c' est qu' une doctrine n' a désormais quelque chance de faire fortune qu' en se rattachant bien largement à l' humanité , en éliminant toute forme particulière , en s' adressant à tout le monde , sans distinction d' adeptes et de profanes . C' est pour moi une véritable souffrance de voir des esprits distingués déserter le grand auditoire de l' humanité , pour jouer le rôle facile et flatteur pour l' amour-propre de grands prêtres et de prophètes , dans des cénacles , qui ne sont encore que des clubs . Quelle différence du philosophe qui s' est appelé autrefois * Pierre * Leroux , au patriarche d' une petite église , entouré d' affiliés dont on se demande parfois avec hésitation : sont -ils assez béotiens pour être des croyants ? Au nom du ciel , si vous possédez le vrai , adressez -vous donc à l' humanité tout entière . L' homme des sociétés secrètes est toujours étroit , soupçonneux , partiel . L' habitude de ce petit monde déshabitue du grand air ; on en vient à se défier de la nature humaine et à fonder l' espérance du succès sur des moyens factices , sur d' obscures manoeuvres . Les belles choses se font en plein jour . Je n' insulte pas ceux que la nécessité des temps force à se renfermer dans des cénacles ; souvent , il faut le dire , ce n' est pas leur faute . Quand la majorité du public est égoïste et immorale , il faut pardonner à ceux qui se forment en comité secret , quelque préjudice qu' une telle vie doive porter à leur développement intellectuel . Qui peut blâmer les premiers chrétiens de s' être fait un monde à part dans la société corrompue de leur temps ? Mais une telle nécessité est toujours un malheur . Si mes études historiques ont eu pour moi un résultat , c' est de me faire comprendre l' apôtre , le prophète , le fondateur en religion ; je me rends très bien compte de la sublimité et des égarements inséparables d' une telle position intellectuelle . Il me semble que parfois j' ai réussi à reproduire en moi par la réflexion les faits psychologiques qui durent se passer naïvement dans ces grandes âmes . Eh bien ! Je n' hésite pas à le dire , le temps de ces sortes de rôles est passé . l' universel , c' est-à-dire l' humain , tel doit être désormais le critérium extérieur d' une doctrine qui s' offre à la foi du genre humain . Tout ce qui est secte doit être placé sur le même rang que ces chétives littératures qui ont besoin , pour vivre , de l' atmosphère du salon où elles sont écloses . Il faut se défier des gens qui ne peuvent être compris que d' un comité . Le bon sens a fait justice de cette singulière école esthétique de l' ironie , mise en vogue par * Schlegel , où l' artiste , se drapant fièrement dans sa virtuosité et sa génialité , faisait exprès de ne présenter que des choses fades et insignifiantes , puis haussait les épaules sur le sens obtus du public , qui ne pouvait goûter ces platitudes . à cet excès doit aboutir tout ce qui est monopole dans le monde de la pensée , tout ce qui exige pour être compris une sorte de révélation particulière , un sens à part que n' a pas l' humanité . La science est donc une religion ; la science seule fera désormais les symboles ; la science seule peut résoudre à l' homme les éternels problèmes dont sa nature exige impérieusement la solution . CHAPITRE VI pourquoi donc la science , dont les destinées tiennent de si près à celles de l' esprit humain , est -elle en général si mal comprise ? Pourquoi ne semble -t-elle qu' un passe-temps ou un hors-d'oeuvre ? Pourquoi l' érudit est -il en * France , je ne dis pas l' objet de la raillerie des esprits légers , - ce serait pour lui un titre d' honneur , - mais un meuble inutile aux yeux de bien des esprits délicats , quelque chose d' analogue à ces vieux abbés lettrés , qui faisaient partie de l' ameublement d' un château au même titre que la bibliothèque . La littérature en effet est bien mieux comprise . Il n' est personne qui , à un point de vue plus ou moins élevé , n' avoue qu' il est nécessaire qu' il y ait des gens pour faire des pièces de théâtre , des romans et des feuilletons . Bien peu de personnes , il est vrai , conçoivent le côté sérieux de la littérature et de la poésie ; le littérateur n' est , aux yeux de la plupart , qu' un homme chargé de les amuser , et le savant n' ayant pas ce privilège , est par là même déclaré inutile et ennuyeux . On se figure volontiers que c' est parce qu' il ne peut produire , qu' il recherche , édite et commente les oeuvres des autres . Il est d' ailleurs si facile de tourner en ridicule ses patientes investigations . Il faudrait avoir l' imagination bien malheureuse pour ne pas trouver quelque fade plaisanterie contre un homme qui passe sa vie à déchiffrer de vieux marbres , à deviner des alphabets inconnus , à interpréter et commenter des textes qui , aux yeux de l' ignorance , ne sont que ridicules et absurdes . Ces plaisanteries ont ce faux air de bon sens si puissant en * France , et qui y règle trop souvent l' opinion publique . Un journaliste , un industriel sont des hommes sérieux . Mais le savant ne vaut quelque chose s' il n' est professeur . La science ne doit pas sortir du collège ou de l' école spéciale ; le public n' a rien à faire avec elle . Que le professeur s' en occupe , à la bonne heure , c' est son métier . Mais tout autre qui y consacre sa vie se mêle de ce qui ne le regarde pas , à peu près comme un homme qui apprendrait les procédés d' un métier , sans vouloir jamais l' exercer . De là le discrédit où est tombée toute branche d' études qui ne sert pas directement à l' instruction classique et pédagogique , dont on accepte de confiance la nécessité , sans trop en savoir la raison . Les meilleurs juges reconnaissent que de toutes les branches des études philologiques , l' * Orient , l' * Inde surtout , peuvent offrir pour l' histoire de l' esprit humain les plus précieux ses données . Pourquoi donc cette * Californie est -elle si peu exploitée ? Hélas ! Disons le mot dans sa dureté prosaïque , c' est qu' il n' y a pas de débouché . D' où peut venir cette ignoble méprise ? Reconnaissons d' abord que l' enthousiasme de la science est beaucoup plus rare et plus difficile dans un siècle comme le nôtre , où toutes les branches de la connaissance humaine ont fait d' incontestables progrès , qu' à une époque où toutes les sciences étaient en voie de création . La conquête et la découverte supposent un éveil et amènent une exertion de force qui ne peuvent connaître ceux qui n' ont qu' à marcher dans une voie déjà tracée . Quel est le philologue de nos jours qui apporte dans ses recherches l' ivresse des premiers humanistes , * Pétrarque , * Boccace , le * Pogge , * Ambroise * Traversari , ces hommes si puissamment possédés par l' ardeur de savoir , portant jusqu'à la mysticité la plus exaltée le culte des études nouvelles dont ils enrichissaient l' esprit humain , souffrant les persécutions et la faim pour la poursuite de leur objet idéal ? Quel est l' orientaliste qui délire sur son objet comme * Guillaume * Postel ? Quel est l' astronome capable des extases de * Kepler , le physicien capable des transports prophétiques des deux * Bacon ? C' était alors l' âge héroïque de la science , quand tel philologue comptait parmi ses anecdota * Homère , tel autre * Tite- * Live , tel autre * Platon . Il est commode de jeter sur ces nobles folies le mot si équivoque de pédantisme ; il est plus facile encore de montrer que ces amants passionnés de la science n' avaient ni le bon goût ni la sévère méthode de notre siècle . Mais ne pourrions -nous pas aussi leur envier leur puissant amour et leur désintéressement ? Il n' entre pas dans mon plan de rechercher jusqu'à quel point le système d' instruction publique adopté en * France est responsable du dépérissement de l' esprit scientifique . Il semble pourtant que le peu d' importance que l' on attache parmi nous à l' enseignement supérieur , le manque total de quelque institution qui corresponde à ce que sont les universités allemandes en soit une des principales causes . Ce n' est pas moi qui calomnierai l' enseignement des facultés : l' * Allemagne n' a rien à comparer à la * Sorbonne ni au collège de * France . Je ne sais s' il existe ailleurs qu' à * Paris un établissement où des savants et des penseurs viennent à peu près sans programme entretenir régulièrement un public attiré uniquement par le charme ou l' importance de leurs leçons . Ce sont là deux admirables institutions , éminemment françaises ; mais ce ne sont pas les universités allemandes . Elles les surpassent , mais ne les remplacent pas . à part quelques cours d' un caractère tout spécial , le manque d' un auditoire constant et obligé ne permet pas une exposition d' un caractère bien scientifique . En face d' un public dont la plus grande partie veut être intéressée , il faut des aperçus , des vues ingénieuses , bien plus qu' une discussion savante . Ces aperçus sont , je le reconnais , le but principal qu' il faut se proposer dans la recherche ; mais quelle , que soit l' excellence avec laquelle ils sont proposés , n' est -il pas vrai que les cours qui attirent à juste titre un grand nombre d' auditeurs et qui exercent la plus puissante influence sur la culture des esprits , ne contribuent qu' assez peu à répandre l' esprit scientifique ? Une foule de théories ne peuvent ainsi trouver place que dans l' enseignement des lycées , où la science ne saurait avoir sa dignité . Comment l' opinion publique serait -elle favorable à la science , quand la plupart ne la connaissent que par de vieux souvenirs de collège , qu' on se hâte de laisser tomber et qui ne pourraient d' ailleurs la faire concevoir sous son véritable jour ? Les livres sérieux et les études paraissent ainsi n' avoir de sens qu' en vue de l' éducation , tandis que l' éducation ne devrait être qu' une des moindres applications de la science . Ce ridicule préjugé est une des plus sensibles peines que rencontre celui qui consacre sa vie à la science pure . Ainsi , par un étrange renversement , la science n' est chez nous que pour l' école , tandis que l' école ne devrait être que pour la science . Sans doute , si l' école était dans les temps modernes ce qu' elle était dans l' antiquité , une réunion d' hommes poussés par le seul désir de connaître et réunis par une méthode commune de philosopher , on permettrait à la science de s' y renfermer . Mais l' école ayant en général chez nous un but pédagogique ou pratique , réduire la science à ces étroites proportions , supposer par exemple que la philologie ne vaut quelque chose que parce qu' elle sert à l' enseignement classique , c' est la plus grande humiliation qui se puisse concevoir et le plus absurde contre-bon sens . Le département de la science et des recherches sérieuses devient ainsi celui de l' instruction publique , comme si ces choses n' avaient de valeur qu' en tant qu' elles servent à l' enseignement . De là l' idée que , l' éducation finie , on n' a point à s' en occuper et qu' elles ne peuvent regarder que les professeurs . En effet , il serait , je crois , difficile de trouver chez nous un philologue qui n' appartienne de quelque manière à l' enseignement , et un livre philologique qui ne se rapporte à l' usage des classes ou à tout autre but universitaire . étrange cercle vicieux ; car si ces choses ne sont bonnes qu' à être professées , si ceux -là seuls les étudient qui doivent les enseigner , à quoi bon les enseigner ? à * Dieu ne plaise que nous cherchions à rabaisser ces nobles et utiles fonctions qui préparent des esprits sérieux à toutes les carrières ; mais il convient , ce semble , de distinguer profondément la science de l' instruction , et de donner à la première , en dehors de la seconde , un but religieux et philosophique . Le savant et le professeur diffèrent autant que le fabricant et le débitant . La confusion qu' on en a faite a contribué à jeter une sorte de défaveur sur les branches les plus importantes de la science , sur celles -là même qui , à cause de leur importance , ont mérité d' être choisies pour servir de bases aux études classiques . La mode n' est pas aussi sévère contre des études d' une moindre portée , mais qui n' ont pas l' inconvénient de rappeler autant le collège . Il faudrait donc s' habituer à considérer l' application que l' on fait de certaines parties de la science , et en particulier de la philologie , aux études classiques comme quelque chose d' accessoire et d' assez secondaire au point de vue de la science . Ce n' est que par rapport à la philosophie positive que tout a son prix et sa valeur . La légèreté d' esprit , que ne comprend pas la science , le pédantisme , qui la comprend mal et la rabaisse , viennent également de l' absence d' esprit philosophique . Il faut s' accoutumer à chercher le prix du savoir en lui-même , et non dans l' usage qu' on en peut faire pour l' instruction de l' enfance ou de la jeunesse . Sans doute , par la force des choses , les hommes les plus éminents dans chaque branche de la science seront appelés à les professer , et réciproquement les professeurs auront toujours un don à part . Il est même à remarquer que les noms les plus illustres de la science moderne sont tous ceux de professeurs ; on chercherait en vain parmi les libres amateurs des * Heyne , des * Bopp , des * Sacy , des * Burnouf . Ce n' est pas toutefois sans un grave danger que la science deviendrait trop exclusivement une affaire d' écoles . Elle y prendrait des habitudes de pédantisme , qui , en lui donnant une couleur particulière , la tireraient du grand milieu de l' humanité . Plus que personne , nous pensons que la science ne peut exister sans ce qu' on appelle le technique ; moins que personne nous avons de sympathie pour cette science de salon énervée dans sa forme , visant à être intéressante , science de revues demi-scientifiques , demi-mondaines . La vraie science est celle qui n' appartient ni à l' école , ni au salon , mais qui correspond directement à un besoin de l' homme ; celle qui ne porte aucune trace d' institution ou de coutume factice ; celle en un mot qui rappelle de plus près les écoles de la * Grèce antique , qui en ceci comme en tout nous a offert le modèle pur du vrai et du sincère . Voyez * Aristote ; certes l' appareil scientifique occupe chez lui une plus grande place que chez aucun savant moderne , * Kant peut-être excepté . Il est clair que l' esprit humain , enchanté de la découverte de ces casiers réguliers de la pensée que révèle la dialectique , y attacha d' abord trop d' importance , et crut naïvement que toute pensée pouvait avec avantage se mouler dans ces formes . Et pourtant * Aristote , si éminemment technique , est -il précisément scolastique ? non . Comparez sa rhétorique aux rhétoriques modernes qui n' en sont pourtant au fond que la reproduction affaiblie , vous aurez , d' une part , un ouvrage original , quoique d' une forme bizarre , une analyse vraie , quoique un peu vaine , d' une des faces de l' esprit humain ; de l' autre des livres profondément insignifiants , et parfaitement inutiles en dehors du collège . Comparez les analytiques aux logiques scolastiques de la vieille école , vous retrouverez le même contraste . En défendant à la science les airs d' école , nous ne faisons donc point une concession à l' esprit superficiel , qu' il ne faut jamais ménager . Nous la rappelons à sa grande et belle forme , que l' esprit français sait du reste si bien comprendre . Il y a pour la science , comme pour la littérature , un bon goût , que nos compatriotes ont su parfois saisir avec une délicatesse supérieure . La science allemande n' est pas obligée sous ce rapport à autant de précautions . Elle peut se permettre des airs d' école et s' entourer d' un parfum de scolasticité , qui chez nous passeraient pour scandaleux . Faut -il l' en féliciter ? Les esprits sérieux excusent volontiers le pédantisme . Ils savent que cette forme du travail intellectuel est souvent nécessaire , toujours excusable . Personne ne s' en offense chez les humanistes de la restauration carlovingienne , ni chez ceux de la renaissance : il faut que l' esprit humain s' amuse d' abord quelque temps de ses découvertes et des résultats nouveaux qu' il introduit dans la science , qu' il s' en fasse un plaisir , quelquefois même un jouet , avant d' en faire un objet de méditation philosophique . Le même ton devra se retrouver et pareillement s' excuser chez l' érudit exclusif et absorbé , qui creuse sa mine avec passion , surtout si un puissant esprit ne vient pas animer ses patientes recherches , et si la simplicité de sa vie extérieure le réduit à n' être jamais qu' érudit . La haute philosophie , le commerce de la société ou la pratique des affaires peuvent seuls préserver la science du pédantisme . Mais longtemps encore il faudra pardonner aux savants de n' être ni philosophes , ni hommes du monde , ni hommes d' état , même quand ils s' intitulent , comme en * Allemagne , conseillers de cour . notre susceptibilité à cet égard est peut-être une des causes pour lesquelles la philologie , bien que représentée en * France par tant de noms illustres , est toujours retenue par je ne sais quelle pudeur , et n' ose s' avouer franchement elle-même . Nous sommes si timides contre le ridicule , que tout ce qui peut y prêter nous devient suspect ; or les meilleures choses , en changeant légèrement de nom et de nuance , peuvent être prises par ce côté . Le nom de pédantisme , qui , si on ne le définit nettement , peut être si mal appliqué , et qui pour les esprits légers est à peu près synonyme de toute recherche sérieuse et savante , est ainsi devenu un épouvantail pour les esprits fins et délicats , qui ont souvent mieux aimé rester superficiels que de donner prise à cette attaque , la plus sensible pour nous . Ce scrupule a été poussé si loin , qu' on a vu des critiques de l' esprit le plus distingué rendre à dessein leur expression incomplète , plutôt que d' employer le mot de l' école , alors qu' il était le mot propre . Le jargon scolastique , quand il ne cache aucune pensée , ou qu' il ne fait que servir de parade à d' étroits esprits , est fade et ridicule . Mais vouloir bannir le style exact et technique , qui seul peut exprimer certaines nuances délicates ou profondes de la pensée , c' est tomber dans un purisme aussi peu raisonnable . * Kant et * Hegel , ou même des esprits aussi dégagés de l' école que * Herder , * Schiller et * Goethe , n' échapperaient point à ce prix à notre terrible accusation de pédantisme . Félicitons nos voisins de n' avoir point ces entraves , qui pourtant , il faut le dire , leur seraient moins nuisibles qu' à nous . Chez eux , l' école et la science se touchent ; chez nous , tout enseignement supérieur qui , par sa manière , sent encore le collège , est déclaré de mauvais ton et insupportable ; on croit faire preuve de finesse en se mettant au dessus de tout ce qui rappelle l' enseignement des classes . Chacun se passe cette petite vanité , et croit prouver par là qu' il a bien dépassé son époque de pédagogie . Croira -t-on que , dans des cérémonies analogues à nos distributions de prix , où les frais d' éloquence sont chez nous de rigueur , les allemands se bornent à des lectures de dissertations grammaticales du genre le plus sévère et toutes hérissées de mots grecs et latins ? Comprendrions -nous des séances solennelles et publiques occupées par les lectures suivantes : sur la nature de la conjonction . - sur la période allemande . - sur les mathématiciens grecs . - sur la topographie de la bataille de * Marathon . - sur la plaine de * Crissa . - sur les centuries de * Servius * Tullius . -sur les vignes de l' * Attique . - classification des prépositions . - éclaircissement sur les mots difficiles d' * Homère . - commentaire sur le portrait de * Thersite dans * Homère , etc. ? Cela suppose chez nos voisins un goût merveilleux pour les choses sérieuses , et peut-être aussi quelque courage à s' ennuyer bravement , quand cela est de règle . * Madame * De * Staël dit que les viennois de son temps s' amusaient méthodiquement et pour l' acquit de leur conscience . Peut-être le public de l' * Allemagne est -il aussi plus patient que le nôtre , quand il s' agit de s' ennuyer cérémonieusement et sur convocation officielle . Bientôt ce sera chez nous un acte méritoire d' assister à une séance solennelle de l' académie des inscriptions , et cela sans qu' il y ait aucunement de la faute de l' académie . Notre public est trop difficile ; il exige de l' intérêt et même de l' amusement , là où l' instruction devrait suffire ; et de fait , jusqu'à ce qu' on ait conçu le but élevé et philosophique de la science , tant qu' on n' y verra qu' une curiosité comme une autre , on devra la trouver ennuyeuse et lui faire un reproche de l' ennui qu' elle peut causer . Jeu pour jeu , pourquoi prendre le moins attrayant ? * Montaigne , qui à tant d' égards est le type éminent de l' esprit français , le représente surtout par son horreur pour tout ce qui rappelle le pédantisme . C' est plaisir de le voir faire le brave et le dégagé , l' homme du monde qui n' entend rien aux sciences et sait tout sans avoir jamais rien appris . " ce ne sont ici , dit -il , que resveries d' homme qui n' a gousté des sciences que la crouste première en son enfance , et n' en a retenu qu' un général et informe visage : un peu de chaque chose , et rien du tout , à la * Françoise . Car , en somme , je sçay qu' il y a une médecine , une jurisprudence , quatre parties en la mathématique , et grossièrement ce à quoy elles visent . Et à l' adventure encore sçay -je la prétention des sciences en général , au service de nostre vie : mais d' y enfoncer plus avant , de m' estre rongé les ongles à l' estude d' * Aristote , monarque de la doctrine moderne , ou opiniastré après quelque science , je ne l' ay jamais faict : ny n' est art de quoy je puisse peindre seulement les premiers linéaments . Et n' est enfant des classes moyennes , qui ne se puisse dire plus savant que moy : qui n' ay seulement pas de quoy l' examiner sur sa première leçon . Et s' y l' on m' y force , je suis contraint , assez ineptement , d' en tirer quelque matière de propos universels , sur quoy j' examine son jugement naturel : leçon qui leur est autant incognue , comme à moi la leur . " il a bien soin pourtant de montrer qu' il s' y entend aussi bien qu' un autre , et de relever les traits d' érudition qui peuvent faire honneur à son savoir ; pourvu qu' il soit bien entendu qu' il n' en fait aucun cas , et qu' il est au-dessus de ces pédanteries . Il se vante de n' avoir aucune rétention et d' être excellent en oubliance ( je n' ay point de gardoire ) ; car c' est par là que brillent les érudits . Enfin , c' est toute une petite manière de faire fi des qualités du savant , pour se relever par celles de l' homme de sens et de l' homme d' esprit , qui caractérise supérieurement l' esprit français , et que * Madame * De * Staël a si finement appelé le pédantisme de la légèreté . CHAPITRE VII de même qu' au sein des religions , une foule d' hommes manient les choses sacrées sans en avoir le sens élevé , et sans y voir autre chose qu' une manipulation vulgaire ; de même , dans le champ de la science , des travailleurs , fort estimables d' ailleurs , sont souvent complètement dépourvus du sentiment de leur oeuvre et de sa valeur idéale . Hâtons -nous de le dire : il serait injuste d' exiger du savant la conscience toujours immédiate du but de son travail , et il y aurait mauvais goût à vouloir qu' il en parlât expressément à tout propos ; ce serait l' obliger à mettre en tête de tous ses ouvrages des prolégomènes identiques . Prenez les plus beaux travaux de la science , parcourez l' oeuvre des * Letronne , des * Burnouf , des * Lassen , des * Grimm , et en général de tous les princes de la critique moderne ; peut-être y chercherez -vous en vain une page directement et abstraitement philosophique . C' est une intime pénétration de l' esprit philosophique , qui se manifeste , non par une tirade isolée , mais par la méthode et l' esprit général . Souvent même cette prudente abstention est un acte de vertu scientifique , et ceux -là sont les héros de la science qui , plus capables que personne de se livrer à de hautes spéculations , ont la force de se borner à la sévère constatation des faits , en s' interdisant les généralités anticipées . Des travaux entrepris sans ce grand esprit peuvent même servir puissamment au travail de l' esprit humain , indépendamment des intentions plus ou moins mesquines de leurs auteurs . Est -il nécessaire que l' ouvrier qui extrait les blocs de la carrière ait l' idée du monument futur dans lequel ils entreront ? Parmi les laborieux travailleurs qui ont construit l' édifice de la science , plusieurs n' ont vu que la pierre qu' ils taillaient , ou tout au plus la région limitée où ils la plaçaient . Semblables à des fourmis , ils apportent chacun leur tribut individuel , renversent quelque obstacle , se croisent sans cesse , en apparence dans un désordre complet et ne faisant que se gêner les uns les autres . Et pourtant il arrive que , par les travaux réunis de tant d' hommes , sans qu' aucun plan ait été combiné à l' avance , une science se trouve organisée dans ses belles proportions . Un génie invisible a été l' architecte qui présidait à l' ensemble , et faisait concourir ces efforts isolés à une parfaite unité . En étudiant les origines de chaque science , on trouverait que les premiers pas ont été presque toujours faits sans une conscience bien distincte , et que les études philologiques entre autres doivent une extrême reconnaissance à des esprits très médiocres , qui les premiers en ont posé les conditions matérielles . Ce n' étaient certes pas des génies que * Hervas , * Paulin * De * Saint- * Barthélémi , * Pigafetta , qui peuvent être regardés comme les fondateurs de la linguistique . Quel fait immense dans l' histoire de l' esprit humain que l' initiation du monde latin à la connaissance de la littérature grecque ! Les deux hommes qui y contribuèrent le plus , * Barlaam et * Léonce * Pilati , étaient , au dire de * Pétrarque et de * Boccace , qui les pratiquèrent de si près , deux hommes aussi nuls que bourrus et fantasques . La plupart des grecs émigrés qui ont joué un rôle si important dans le développement de l' esprit européen étaient des hommes plus que médiocres , de vrais manoeuvres , qui tiraient parti , per alcuni denari , de la connaissance qu' ils possédaient de la langue grecque . Pour un * Bessarion , on avait cent * Philelphes . Les lexicographes ne sont pas en général de très grands philosophes , et pourtant le plus beau livre de généralités n' a pas eu sur la haute science une aussi grande influence que le dictionnaire très médiocrement philosophique par lequel * Wilson rendu possible en * Europe les études sanskrites . Il est des oeuvres de patience , auxquelles s' astreindraient difficilement des hommes travaillés de besoins philosophiques trop exigeants . Des esprits vifs et élevés auraient -ils mené à fin ces immenses travaux sortis des ateliers scientifiques de la congrégation de saint- * Maur ? Tout travail scientifique , conduit suivant une saine méthode , conserve une incontestable valeur , quelle que soit l' étendue des vues de l' auteur . Les seuls travaux inutiles sont ceux où l' esprit superficiel et le charlatanisme prétendent imiter les allures de la vraie science , et ceux où l' auteur , obéissant à une pensée intéressée ou aux rêves préconçus de son imagination , veut à tout prix retrouver partout ses chimères . Bien qu' il ne soit pas nécessaire que l' ouvrier ait la connaissance parfaite de l' oeuvre qu' il exécute , il serait pourtant bien à souhaiter que ceux qui se livrent aux travaux spéciaux eussent l' idée de l' ensemble qui seul donne du prix à leurs recherches . Si tant de laborieux travailleurs , auxquels la science moderne doit ses progrès , eussent eu l' intelligence philosophique de ce qu' ils faisaient , s' ils eussent vu dans l' érudition autre chose qu' une satisfaction de leur vanité ou de leur curiosité , que de moments précieux ménagés , que d' excursions stériles épargnées , que de vies consacrées à des travaux insignifiants l' eussent été à des recherches plus utiles . Quand on pense que le travail intellectuel de siècles et de pays entiers , de l' * Espagne , par exemple , s' est consumé lui-même , faute d' un objet substantiel , que des millions de volumes sont allés s' enfouir dans la poussière sans aucun résultat , on regrette vivement cette immense déperdition des forces humaines , qui a lieu par l' absence de direction et faute d' une conscience claire du but à atteindre . L' impression profondément triste que produit l' entrée dans une bibliothèque vient en grande partie de la pensée que les neuf dixièmes des livres qui sont là entassés ont porté à faux , et , soit par la faute de l' auteur , soit par celle des circonstances , n' ont eu et n' auront jamais aucune action directe sur la marche de l' humanité . Il me semble que la science ne retrouvera sa dignité qu' en se posant définitivement au grand et large point de vue de sa fin véritable . Autrefois il y avait place pour ce petit rôle assez innocent du savant de la restauration ; rôle demi-courtisanesque , manière de se laisser prendre pour un homme solide , qui hoche la tête sur les ambitieuses nouveautés , façon de s' attacher à des * Mécènes ducs et pairs , qui pour suprême faveur vous admettaient au nombre des meubles de leur salon ou des antiques de leur cabinet ; sous tout cela quelque chose d' assez peu sérieux , le rire niais de la vanité , si agaçant quand il se mêle aux choses sérieuses ! ... voilà le genre qui doit à jamais disparaître ; voilà ce qui est enterré avec les hochets d' une société où le factice avait encore une si grande part . C' est rabaisser la science que de la tirer du grand milieu de l' humanité pour en faire une vanité de cour ou de salon ; car le jour n' est pas loin où tout ce qui n' est pas sérieux et vrai sans ridicule . Soyons donc vrais , au nom de * Dieu , vrais comme * Thalès quand , de sa propre initiative et par besoin intime , il se mit à spéculer sur la nature ; vrais comme * Socrate , vrais comme * Jésus , vrais comme saint * Paul , vrais comme tous ces grands hommes que l' idéal a possédés et entraînés après lui ! Laissons les gens du vieux temps dire petitement pour l' apologie de la science : elle est nécessaire comme toute autre chose ; elle orne , elle donne du lustre à un pays , etc ... niaiserie que tout cela ! Quelle est l' âme philosophique et belle , jalouse d' être parfaite , ayant le sentiment de sa valeur intérieure , qui consentirait à se sacrifier à de telles vanités , à se mettre de gaieté de coeur dans la tapisserie inanimée de l' humanité , à jouer dans le monde le rôle des momies d' un musée ! Pour moi , je le dis du fond de ma conscience , si je voyais une forme de vie plus belle que la science , j' y courrais . Comment se résigner à ce qu' on sait être le moins parfait ? Comment se mettre soi-même au rebut , accepter un rôle de parade , quand la vie est si courte , quand rien ne peut réparer la perte des moments qu' on n' a point donnés aux délices de l' idéal ? ô vérité , sincérité de la vie ! ô sainte poésie des choses , avec quoi se consoler de ne pas te sentir ? Et à cette heure sérieuse à laquelle il faut toujours se transporter pour apprécier les choses à leur vrai jour , qui pourra mourir tranquille , si , en jetant un regard en arrière , il ne trouve dans sa vie que frivolité ou curiosité satisfaite ? La fin seule est digne du regard ; tout le reste est vanité . Vivre , ce n' est pas glisser sur une agréable surface , ce n' est pas jouer avec le monde pour y trouver son plaisir ; c' est consommer beaucoup de belles choses , c' est être le compagnon de route des étoiles , c' est savoir , c' est espérer , c' est aimer , c' est admirer , c' est bien faire . Celui -là a le plus vécu , qui , par son esprit , par son coeur et par ses actes a le plus adoré ! Ne voir dans la science qu' une mesquine satisfaction de la curiosité ou de la vanité , c' est donc une aussi grande méprise que de ne voir dans la poésie qu' un fade exercice d' esprits frivoles , et dans la littérature l' amusement dont on se lasse le moins vite et auquel on revient le plus volontiers . Le curieux et l' amateur peuvent rendre à la science d' éminents services ; mais ils ne sont ni le savant ni le philosophe . Ils en sont aussi loin que l' industriel . Car ils s' amusent , ils cherchent leur plaisir , comme l' industriel cherche son profit . Il y a , je le sais , dans la curiosité des degrés divers ; il y a loin de cet instinct mesquin de collection , qui diffère à peine de l' attachement de l' enfant pour ses jouets , à cette forme plus élevée , où elle devient amour de savoir , c' est-à-dire instinct légitime de la nature humaine , et peut constituer une très noble existence . * Bayle et * Charles * Nodier ne sont que des curieux , et pourtant ils sont déjà presque des philosophes . Il est même bien rare qu' à l' exercice le plus élevé de la raison ne se mêle un peu de ce plaisir , qui , pour n' avoir aucune valeur idéale , n' en est pas moins utile . Combien de découvertes en effet ont été amenées par la simple curiosité ? Combien de compilations , précieuses pour les recherches ultérieures , n' eussent point été faites sans cet innocent amour du travail , par lequel tant d' âmes doucement actives réussissent à tromper leur faim ? Ce serait une barbarie de refuser à ces humbles travailleurs , ce petit plaisir mesquin , peu élevé , mais fort doux , que * M . * Daunou appelait si bien paperasser . nous nous sommes tous bien trouvés d' avoir éprouvé cette innocente jouissance , pour nous aider à dévorer les pages arides de la science . Les premières études que l' on consacre à apprendre le bagage matériel d' une langue seraient sans cela insupportables , et grâce à ce goût , elles deviennent des plus attrayantes qui se puissent imaginer . On peut affirmer que sans cet attrait , jamais les premiers érudits des temps modernes , qui n' étaient soutenus ni par une haute vue philosophique , ni par un motif immédiatement religieux , n' eussent entrepris ces immenses travaux , qui nous rendent possibles les recherches de haute critique . Celui qui , avec nos besoins intellectuels plus excités , ferait maintenant un tel acte d' abnégation , serait un héros . Mais ce qu' il importe de maintenir , c' est que cette curiosité n' a aucune valeur morale immédiate , et qu' elle ne peut constituer le savant . Il y a des industriels qui exploitent la science pour leur profit ; ceux -ci l' exploitent pour leur plaisir . Cela vaut mieux sans doute ; mais enfin il n' y a pas l' infini de l' un à l' autre . Le plaisir étant essentiellement personnel et intéressé , n' a rien de sacré , rien de moral . Toute littérature , toute poésie , toute science , qui ne se propose que d' amuser ou d' intéresser , est par ce fait même frivole et vaine , ou pour mieux dire , n' a plus aucun droit à s' appeler littérature , poésie , science . Les bateleurs en font autant , et même y réussissent beaucoup mieux . D' où vient que l' on regarde comme une occupation sérieuse de lire * Corneille , * Goethe , * Byron , et que l' on ne se permet de lire tel roman , tel drame moderne , qu' à titre de passe-temps ? De la même raison qui fait que la revue d' * édimbourg ou la quarterly review sont des recueils sérieux , et que le magasin pittoresque est un livre frivole . C' est donc humilier la science que de ne la relever que comme intéressante et curieuse . L' ascétisme chrétien aurait alors parfaitement raison contre elle . Le seul moyen légitime de faire l' apologie de la science , c' est de l' envisager comme élément essentiel de la perfection humaine . Le livre chrétien par excellence , l' imitation , après avoir débuté comme le maître de ceux qui savent par ces mots : " tout homme désire naturellement savoir , " avait toute raison d' ajouter : " mais qu' importe la science sans l' amour ? Mieux vaut l' humble paysan qui sert * Dieu , que le superbe philosophe qui considère le cours des astres et se néglige lui-même . Qu' importe la connaissance des choses dont l' ignorance ne nous fera point condamner ? Tout est vanité , excepté aimer * Dieu et le servir . " cela est indubitable , si la science est conçue comme une simple série de formules , si le parfait amour est possible sans savoir . Si l' on met d' un côté la perfection , de l' autre la vanité , comment ne pas suivre la perfection ? Mais c' est précisément ce partage qui est illégitime . Car la perfection est impossible sans la science . La vraie façon d' adorer * Dieu , c' est de connaître et d' aimer ce qui est .