L'Enfant d'Austerlitz

Corpus:
FRANTEXT (E)
Filename:
L'Enfant d'Austerlitz
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ATILF / Étienne Petitjean
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Type:
littérature
Modality:
écrit
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/annis-sample/frantext/LEnfantDAusterlitz_PaulAdam_1902_P1.html
Text:
Les canards des bassins furent les premiers ennemis véritables d' * Omer * Héricourt ; lorsqu' il commença de s' éveiller au monde , dans les bras d' une picarde en bonnet noir , et à fichu de * Madras . Certain jour , il étrennait une robe de nankin toute neuve , pour une promenade dans le jardin du tribunat . Inquiète , sans doute , de le savoir triste , malgré les bruits de la foule , * Céline demanda : " ch'est -y que tu veux vir chès militaires min p'tiot , chès militaires qui sont comme papa ! Comme papa ! Papa ! Il voyage fin loin , va , mon pauv'p'tiot , tin papa ... avec l' impéreur * Napolion ... à c' t' heure ... marchons vir chès militaires , min fieu ! ... " puis l' avait porté jusqu'aux tuileries , à travers les périls de la rue , les tumultes des cavaliers , les équipages aux cochers étincelant de chamarrures . Sans catastrophe , l' enfant et sa bonne atterrirent parmi les chaises des élégants tassées à l' ombre des marronniers . Le grand édifice en zinc fixé à l' échine du marchand de coco brillait , tout papillotant de drapeaux tricolores . L' homme agitait la sonnette . Le tablier blanc éblouissait depuis le menton jusqu'à la jambe de bois . Un joueur d' orgue étonna . Tant de musiques vivantes sortaient de sa boîte somptueuse à panneaux de soie rouge , entre lesquels une image exposait un cheval blanc sous un homme . - tu vois , mon gros fieu , ch'est l' impéreur * Napolion ! ... là l' impéreur , dis ... vive l' impéreur ! " ainsi le nom du maître s' associait à l' impression d' un bruit splendide et joyeux qui vibrait aux oreilles , au coeur , au ventre , qui s' élançait vers le ciel de juin , et les lumières radieuses . Pendu à la main de la picarde , * Omer écouta longtemps sa nouvelle idée dont les harmonies , là-bas , finissaient de décroître . Ensuite , il examina les lorgnons braqués aux visages des dames , il voulut se rappeller des souvenirs concernant les yeux mobiles que les mains plaçaient , déplaçaient . Mais alors parurent les gerbes d' eau jaillies au centre du bassin . La picarde l' entraîna . Les rides de la surface le réjouirent ; et surtout les canards se détournant à sa vue , parce qu' il brandissait une arme audacieuse , le bâton du cerceau . Une explosion d' orgueil intérieur exagéra la force de son rire . Elles fuyaient sa victoire , les bêtes ! Leurs courtes queues frétillaient d' effroi sûrement . Poursuivre , dompter , vaincre . Tout un désir l' exalta , titubant , et il se penchait sur la margelle , avec des cris de chasse . - ce moutard , c' est donc le fils du colonel , plaisantait une lourde voix . Boucles de métal aux souliers , bas blancs , culotte jaune , habit bleu chevronné d' or , bicorne en bataille , et pompon écarlate , un soldat causait avec * Céline . Chatouilleuse , elle le repoussa du coude . * Omer se devina plus libre . Tandis qu' anxieux de réussir , il levait le bâton sur la queue du canard inattentif et béat au soleil , la main de la bonne , mieux occupée là haut , s' amollissait , le suivait , fléchissante . Chasseur , il asséna le coup . Ailes claquantes , flaques jaillies aux yeux , essor éperdu ; l' enfant sentit choir son propre poids , giflé par l' eau , éclaboussé . Ses bras plongèrent . Un cri et une fureur l' en tirèrent . Debout , secoué , ruisselant , il craignit tous les hasards . La douleur grandit vite en lui , l' étrangla . Elle s' enfuit de sa gorge en sanglots précipités . Le soleil , les arbres , les eaux , * Céline et le soldat tremblèrent par delà l' éclosion des larmes . On le bousculait . On l' essuyait . On se lamentait . Pris à bras , emporté , * Omer vainement en appela aux pigeons du ciel . Les cimes des arbres se balancèrent . Les cerf-volants planèrent . Les façades de maisons demeuraient impassibles . Rien ne le consolait de l' injustice . Rien ne le vengerait d' un canard féroce . Les fillettes continuaient leur ronde , comme si l' enfant n' eut pas été abominablement noyé par la malice du monstre . Elles chantaient même . Musique enfuie de l' orgue , l' empereur montait toujours dans les lumières radieuses . Tout se moquait du pauvre vaincu . Et la rustaude en outre l' accablait de menaces injurieuses . Elle le frotta brutalement avec les durs plis d' un mouchoir . Elle râclait la peau . Il sentit le sang brûler dans ses paupières , dans ses joues salées par les pleurs , et dans ses oreilles . à la maison seulement , il trouva des larmes égales aux siennes . Maman * Virginie le serra fort contre son coeur . Elle ne le grondait point . Elle répétait : - tu ne sais pas ? Tu ne verras plus ton père jamais ... jamais ... mon pauvre petit , jamais , tu ne le verras plus . Oh ! Je t' aimerai va ... oui , je t' aimerai comme je l' aime ... et puis elle enfouit sa tête en sanglots dans la petite robe de nankin souillé . La tante * Aurélie , toute maigre , se mordait cruellement un poing , les yeux terribles et fixes . * Omer eut peur davantage . Pourquoi donc maman * Virginie le baignait -elle de grosses larmes tièdes ; pourquoi tante * Aurélie se mangeait -elle la main , en regardant les vitres ? Le canard les avait -il noyées aussi . Le dos de la tante frissonnait par moments , et puis elle riait de coin , d' une manière stridente , comme les diables doivent rire . Qu' elle ne quittât point cette attitude sévère pour l' embrasser , cela lui fit une peine . Sa mère ne cessait pas non plus de tressaillir le long de lui . Il pensa qu' elles le jugeaient trop méchant , et que ne plus voir son père , serait la punition . Alors il étouffa . Quel irréparable avait -il commis ? - maman ! Maman ! S' écria -t-il ne pleure plus . Je n' irai plus au bassin des canards . Maman ! Mais elle secoua la tête et le mit à terre pour être emmené par la bonne qui ordonna le silence , dans la cuisine même . * Denise , la grande soeur , soufflait sur une cuiller pleine de panade qu' on lui tendait . " tu sais , papa est au ciel ! " annonça -t-elle , fière de savoir . * Omer admit ce fait sans autre inquiétude , car il désirait le goût de beurre sur la tartine . En mangeant , il songeait que son père pouvait bien connaître , au ciel , les personnages d' importance que sont les anges et les saints . Ne voyageait -il pas avec l' empereur déjà ? Quand furent avalées la tartine et la panade , la nourrice fit répéter la prière au petit * Jésus , bien que ce ne fut pas l' heure . Dociles , tous deux , articulaient convenablement les syllabes . * Omer se trompa parce qu' il écoutait l' oncle * Cavrois dire dans l' antichambre à des visiteurs : - veuillez excuser ma belle-soeur de ne pas vous recevoir . Un grand malheur nous accable . Le colonel * Héricourt a été tué en poursuivant l' ennemi , devant * Presbourg ... depuis le jour néfaste du canard , maman * Virginie cacha ses cheveux sous une coiffe de veuve , et chacun s' habilla de noir . Des ouvriers accrochèrent , au salon , le portrait d' un soldat en culottes blanches , en bottes géantes , et le torse drapé dans un manteau vert . Il en sortait une main formidable dont le gantelet de cuir jaune empoignait un sabre . à ses pieds , une grenade fumait . Les cheveux se plaquaient à son grand front . Plus loin , dans le tableau c' était la neige , des lignes d' infanterie sombre , et les feux dardés des canons . - voilà votre père , petits . Attirant * Denise et * Omer devant ses genoux , maman * Virginie les questionnait sur leurs souvenirs du colonel , et ils tâchaient de répondre . Le fils se rappelait ceci . Un soir d' autrefois , le père traversait la lueur ronde du quinquet éclairant le billard de la chaussée d' * Antin . Malgré le tumulte de * Paris assaillant les fenêtres , il cria sa colère . L' empereur lui refusait le titre de général cette fois encore . La main du colonel contenait les palpitations du coeur à travers la ruche du jabot , le pouce s' enfonçait dans l' entournure du gilet gris . Toute sa haute personne soufflait . Il jeta son chapeau . Sourcils froncés , il apparut un peu chauve au-dessus du front tout blanc , protégé seul par la visière du casque contre l' air qui avait bruni la figure entre les deux touffes de cheveux , aux tempes . Son poing tapa la console . Deux plis de peau tirèrent sa face depuis les narines jusqu'à la bouche écumante . Tante * Aurélie fit alors sortir les enfants . * Denise toute rouge , s' étranglait pour l' effroi de la nourrice . * Omer se représentait ces choses ; mais il ignorait les mots qui décrivent . La mère se désolait parce qu' il ne pouvait pas . Comment savoir les sons ? Et c' était un dur travail de la jeune intelligence pour traduire l' image mémorable , entière et vivante , qui devenait de piteux lambeaux épars dans son bégaiement . * Virginie le pressait de questions anxieuses . Fouillé par les yeux cruellement clairs , l' enfant cachait dans la grosse poitrine chaude , sa honte d' impuissance . La veuve le redressait brusquement . Si , las de l' effort mental , il s' intéressait au moucheron en valse dans le rai de soleil , elle l' empoignait aux épaules , elle ramenait le visage distrait dans la lumière de son visage pour mieux scruter encore la petite âme incapable . à la sentir obstinée , sévère et nerveuse , il craignait . Les pleurs lui montaient aux yeux . Elle l' écartait alors , furieuse . - cet enfant n' a pas de coeur ! Il ne se rappelle rien ! ... mon dieu ! Mon dieu ! ... et dans le mouchoir toujours humide elle enfouissait la douleur de sa face . Tante * Aurélie agissait de même envers * Denise qui savait un peu mieux , étant plus âgée d' un an . Des saisons illuminèrent l' appartement , d' autres l' obscurcirent . à la fenêtre , dans les bras de la picarde , * Omer apprenait la vie de la rue , les magnificences des équipages avec leurs chasseurs empanachés , leurs laquais debout entre les ressorts , sur le porte-coffre de l' arrière , et tous les cris des artisans qui offrent de réparer la fontaine et la porcelaine , de montrer la lanterne magique , de vendre les chansons , la marée bien fraîche , les allumettes , les herbes et salades , d' acheter la ferraille , les bouteilles cassées , les tonneaux , les chiffons et les peaux de lapin . * Céline connaissait tout , l' expliquait abondamment pour lui seul , car la tante * Aurélie emmenait toujours la soeur jouer avec les petits cousins , le grand * émile qui avait dix ans et possédait une armure romaine en cuivre , le petit * édouard que sa mère habillait comme * Denise et qui donnait des coups méchants , * Delphine , dite * Mme * Quiquengrogne ; elle tirait les cheveux quand on touchait aux robes de ses belles poupées , une impératrice avec un manteau de velours plein d' abeilles d' or , un pape de satin blanc avec une tiare à trois couronnes d' argent , et beaucoup d' autres vêtues en dames , en reines , en poissardes . Quand * Omer regrettait de n' en pas recevoir de semblables , * Céline lui vantait celles en chair et en os de la rue . N' avait -il pas les quatre petites modistes d' en face qui lui riaient entre les chapeaux profonds plantés dans la devanture . Par le moyen de leurs bras nus agités en mille postures , ces filles imitaient , à son intention , le jeu des marionnettes . Comment ne pas les juger aussi belles que l' impératrice du théâtre quand elles sortaient , le carton enfilé au coude , la figure enfouie dans le cornet d' une capote . Les fourreaux de percaline flottaient autour de leur démarche preste . Les muscadins riaient à leurs gorges nues dans le carré du décolletage . Les friponnes écartaient les mains audacieuses par des tapes lestes ; puis se sauvaient jusque à la planche de l' auvergnat recevant un liard pour leur faire passer à sec la boue de la chaussée . * Céline s' amusait d' elles , * Omer aussi , un peu surpris , quelquefois , de voir tant de gaieté à la grosse picarde , si un vélite de la garde plantait dans le corsage de la petite , qui fuyait , une rose épanouie . Telle succulente odeur issue de la cuisine , donnait faim aussitôt . * Céline permettait qu' il écornât discrètement la pâte de la tourte ou qu' il goûtât le marasquin en suçant le bouchon de la fiole . La cuisinière tournait des sauces au fond des casseroles . Hors de la léchefrite , s' il gouttait de la graisse , * Omer avait le droit de la recevoir sur une croûte . Les flammes enveloppaient le rissolement des poulardes . Des crèmes se figeaient à l' air dans des pots historiés d' or . Au passage de la pelle rougie qui étalait du caramel , le flanc grésillait . Comme il s' instruisait du monde par les figures des passants aperçus au cadre de la fenêtre , dans la chaussée d' * Antin , il s' instruisait de son être intime par les sensations que valait à sa bouche la gastronomie . Il se parut une individualité précieuse que les sauces transformaient selon leurs essences . Il s' estima d' abord perfectible . Les bonbons du fidèle berger excitaient en lui des jouissances imprévues . Les savourant , il se connut , tout autre qu' à l' heure du simple lait sucré . Un enfant nouveau , tout différent de lui , sentait , dans son corps , fondre les cristaux de la praline . L' * Omer habituel était moins fertile en impressions ; plus isolé , fruste et endormi . Qu' un macaron de * Frascati fut moulu entre les mâchoires , s' émiettât , transmît à cent points de la langue et du palais telles satisfactions imprévues , le gourmand se croyait un * Omer centuple ; car l' esprit s' augmentait alors de cent manières d' être affecté . Un * Omer paisible avalait la soupe aux pommes de terre , content de cette chaleur emplissante . Un * Omer astucieux rongeait l' os de veau avec science afin de détacher le vernis de graisse sublimée par la cuisson et collée en suc croustillant le long de la côtelette . Un * Omer vorace et puissant mastiquait le boeuf , triturait , réduisait et mâchait , victorieux enfin de la proie conquise , puis adjointe à sa force . Un * Omer cupide mordait une pêche , la prenait toute , chair et peau , l' eût voulue renaissante à mesure qu' il l' absorbait . En dégustant il s' étudiait sans peine . à chaque repas , il prenait conscience de ses vertus bien mieux qu' en aucune heure du jour . Parce que sa dent avait vaincu la résistance d' un biscuit oublié longtemps au fond de l' armoire , il risquait de saisir le cou du chat , puis de l' étreindre à bras le corps ; ayant jugé d' abord la mesure de sa vigueur , au goûter . Sûr d' une malice qui lui avait permis de découvrir la noix au coeur de la gaine , il tentait d' ouvrir une porte close au verrou , et il y parvenait en appliquant les principes observés naguère pour l' apaisement de la faim . Très vite il sut , par ces motifs , démontrer , les roues de ses chariots , et détacher le chapeau de son polichinelle . Vautré sur le tapis d' une chambre , il déduisait de ses connaissances gustatives , les lois nécessaires aux entreprises d' une curiosité fureteuse . Ainsi le sens du goût l' éduqua , lui enseigna les valeurs de son ingéniosité . Pour l' éprouver , il aima faire des niches . Caché entre le battant d' une porte béante et la muraille , il laissait la mère ou * Céline le chercher par toute la pièce ; et n' appelait qu' à l' instant de leur inquiétude manifeste . De rire alors , triomphant . Une grande personne était , par sa ruse , trompée . Cette minute , il avait eu le sens de la suprématie . Telle lui vint l' ambition première . * Céline fut sujette et victime . Appelée chez madame , elle trouvait , au retour , les mailles du tricot sans aiguilles . * Omer feignait gravement d' approfondir au moyen d' un clou les yeux du pantin , * Denise somnolente derrière le guéridon à ouvrage , serait crue la coupable . Il en advenait ainsi . Alors le frère s' admirait . Le résultat était positif . Dans le coin , et le nez au mur , en punition , la soeur longuement pleurnichait à sa place . Pour se couler , sans être aperçu , dans les chambres interdites , pour toucher aux choses délicates et précieuses qu' on défendait de son approche , * Omer employait mille allures secrètes . Il rampait , se couchait , s' effaçait , glissait invisible , habile à reconnaître des minutes où la conversation absorbait les gens . Point de surveillance qu' il ne déjouât , moins avide peut-être , de dévorer le gâteau atteint sournoisement , que de se féliciter , l' ayant atteint . Maintes fois , avant de porter à sa bouche la friandise , il la montra , pour que sa mère ou * Céline s' étonnassent bruyamment de la lui voir aux mains ... - comment qu' t' as fait , dis donc ? ... il en a du vice , ch'tiot ! Les mines ahuries des gardiennes lui donnaient des joies d' orgueil intérieur . Grimpé contre la fenêtre , il lui semblait ensuite que jamais il n' eut comme ce vieillard mis de travers la perruque sur un col crasseux . Ouvrir le parapluie lui eut coûté moins de peine qu' au valet , piétinant , sans les voir , les flaques qui l' éclaboussaient jusqu'en haut des bas bleus . L' enfant se moquait de tant de maladresse , et de la dame qui relevait trop la draperie de sa traîne sur ses grosses jambes , et de l' homme qu' abritait le chapeau de haute forme extravagante , et de la fille perdant un chausson . Il s' estimait supérieur à ceux -là , l' égal au moins des personnes penchées aux portières de leurs calèches , ou des soldats brillants , de son père le colonel , de l' empereur , musique triomphale . De bonne heure , * Omer * Héricourt eut de ses moyens une opinion avantageuse . En beaucoup de choses , il réunissait . Une seule fois le sens d' infériorité devant un égal en âge s' imposa . C' était un jour de carnaval . Selon l' ordinaire , * Denise se promenait avec la tante * Aurélie de * Praxi- * Blassans , les cousins , * émile , * édouard , * Delphine , maman * Virginie ne sortait pas . à la main de la picarde , * Omer partit assez tôt pour admirer toute la fête dont la servante promettait merveilles . Un clair et pâle soleil leur caressa les yeux , d' abord . La foule s' emmêlait le long des hôtels ayant des figures à toutes les fenêtres , par delà les arbres nus des jardins . Enfouis dans les trois pélerines de leurs carricks , et abrités de chapeaux bas à ailes courbes , les messieurs souriaient à travers leur lorgnon pour des créatures en vitchouras de zibeline . Ce pelage inquiétait * Omer . Quel magicien avait ainsi transformé les corps de ces figures gracieuses . Jusqu'alors les fourrures lui étaient apparues sous l' aspect d' étroites palatines , de boas onduleux , de pèlerines propres aux cochers . Il n' avait point vu de personnes aussi velues du col aux pieds . Cet extérieur les différencia fort de la société habituelle . Pour la première fois , il réfléchit que des adultes pouvaient ne pas lui être parents , dévoués ou favorables . Des femmes étrangères , par l' espèce , les coutumes et les goûts lui étaient soudain présentées , ce jour -là . Il pensa les redouter . La vieille dame qui voulut lui sourire , affublée de la sorte , l' effaroucha même . à la toucher il eut pu devenir sénile et velu comme elle . Cherchant refuge dans le tablier de la picarde , il y voila sa crainte . Que son erreur provint seulement d' une mode nouvelle inaugurée cet hiver -là , il le comprit mal à travers les explications patientes de * Céline . Ces gens lui semblèrent d' autres races ; les ennemis . En son petit coeur , le sang affluait trop vite , et l' air sortait difficilement de sa gorge étrécie par l' angoisse de découvrir l' immensité de la vie extérieure , tout hostile . Plus il marchait , plus s' accumulaient maintes preuves de cette vérité subite . Souvenir des récits évoquant les régions lointaines , irréelles , où l' on tue les petits chrétiens , où l' on adore un autre dieu que * Jésus , ce souvenir l' obséda quand il eut croisé le turc muni d' un croissant métallique au turban , et d' un soleil au dos . * Céline se vantait de savoir tout . La notion de l' étendue planétaire s' établissait dans les chambres auparavant exiguës de la mentalité . Elle disjoignait les limites , elle enfonçait les cloisons , elle amenait dans l' univers de la chaussée d' * Antin , des peuples , des pays , des océans . Et l' âme d' * Omer s' effraya d' être amoindrie par comparaison . Elle se jugea faible . Ce fut , en lui , un effondrement de ses gloires . Chétif , il redouta comme un meurtrier , l' apothicaire blémi , qui , la seringue à la main , menaçait d' aspersion les badauds et les élégants assis sur quatre rangées de chaises , entre les platanes . Pourquoi tant de gaîté accueillait -elle cette menace ? Pourquoi tant de visages s' illuminaient -ils de cris joyeux ? Pourquoi tant de gestes , brandissant les cannes , les manchons ? Convenaient -ils à ce personnage livide , de noir habillé , et qui hurlait lugubrement ? Seuls les petits se devaient -ils épouvaner ? Il ne sut . La complicité de la foule et du masque dérouta son intelligence . * Céline eut pitié , l' emmena . Contre les jupes il se colla mieux ; il risquait à peine un oeil pour reconnaître le succès d' un couple travesti . La servante montrait et discourait . à sa gauche , l' homme portait l' habit de l' ancien temps , dit -elle , la culotte et l' épée de cour ; à sa droite , le spencer actuel de drap vert , le demi-pantalon jusqu'au mollet , la botte à coeur et la canne du muscadin . - ravise : d' un côté l' homme est vêtu comme bon papa * Lyrisse ; et , de l' autre comme ton oncle * Augustin ! De même , la femme offrait , à droite , sa coiffure poudrée , mais taillée à la * Titus , sur l' autre tempe ; une épaule couverte du fichu à la * Marie- * Antoinette ; une épaule nue sous la gaze ; une robe mi-partie sombre à l' ancienne mode , mi-partie blanche à la mode nouvelle . Autour la foule s' égayait , approuvait . à droite le couple saluait . à gauche il amplifiait des révérences et des courbettes . * Céline fit concevoir qu' ils ressuscitaient les grands-pères et les grand'mères , d' un côté ; et de l' autre , les oncles et les tantes ; un siècle passé , une époque nouvelle . Ce fut encore une idée troublante . Avant cela , tout paraissait vivre aujourd'hui . Quand on parlait de jadis , * Omer logeait cette date à l' heure précédente . Voici que le temps se prolongeait indéfini , dans l' obscur des choses ignorées . Il écarquilla les yeux , triste de toucher partout l' inconnu , qu' éclaircit peu , malgré la démonstration de * Céline , la bruyante parade menée par l' écuyer d' un cheval en carton et à housse longue . L' homme émergeait depuis la taille , hors de la selle pourvue de jambes fausses . Il riait , dansait , distribuait des coups de son tricorne , criait : " place ! Place ! à * Monsieur * De * Coblenz ! ... " mille injures l' assaillaient . Un soldat tirait la queue de la perruque à marteaux . La picarde parlait de princes en exil . Ensuite on se précipita sous les platanes ; on escalada les bornes qui protégeaient des voitures la foule . Des trompes meuglèrent . Par la chaussée , une grande berline avança , remplie de masques . Des nez verruqueux s' offrirent aux portières ; des crânes étrangement bleus . Sur le toit du véhicule , * Arlequin aux joues noires frappait de sa batte la bosse jaune de * Polichinelle . Stupéfait , * Omer reconnut ses pantins en vie . * Cassandre buvait le vin que lui versait * Paillasse . Ils n' étaient plus ces chiffes galonnées que le poing de l' enfant assénait contre les tapis , contre les murailles . Ils n' étaient plus ces esclaves dont se jouait sa vigueur . Ils eussent pu se défendre et lui nuire , comme il leur avait nui . Ils échappaient à sa victoire . Et tous ces fantoches l' ahurirent qu' il avait vus seulement inanimés . Puissances réelles , vindicatives , ne le voudraient -elles pas aussi battre , pierrots qui secouaient leurs longues manches vides du haut des marchepieds ; poissarde en fanchon , qui , de l' arrière , à la place des laquais et des malles , caressait du plumeau les enfants acharnés à lui tirer les jupons ; romains en manteaux rouges et en casques qui menaient les chevaux lents ; fille qui jetait des chansons du bout de ses bras en mitaines . Celle -ci était une grâce venue de l' autre pays , des contrées étrangères . On s' attrista de la voir disparaître au milieu des acclamations , des visages levés dans les chapeaux vol-au-vent , des mouchoirs agités par des mains jeunes . Sur ces gens , * Omer eût voulu l' emporter et conquérir l' affection de la fille . Ainsi , brusquement , il apprit les rivaux , et leurs crimes . Alors des tambours grondèrent . Le tumulte ébranla son être . Sa mémoire reconnut un air : " l' empereur ! " espéra -t-il . Ce furent plutôt des empereurs . Sous les panaches abondants et tricolores de leurs chapeaux , ils chevauchèrent enrichis de manteaux écarlates brodés en métal . De larges coursiers balançaient la magnificence de ces potentats . * Omer s' éblouit à les voir . Les musiques l' étourdirent aussi . Toutes proches , elles retentissaient dans son ventre . Plusieurs cohortes défilèrent somptueuses par les habits dorés , par les éclairs des armes , par l' immensité de leurs plumages versicolores , par les caparaçons des montures . Trop lentement * Céline désignait et nommait , dissertait . Au milieu de ses commentaires , de nouvelles cavaleries lumineuses , des infanteries étonnantes survenaient , dignes d' être à leur tour apprises , et bien vite . Mameluks de velours vert à hautes aigrettes ; bruns visages peinturlurés ; espagnols de soie jaune et de satin noir ; coureurs à toquets de pourpre ; turcs aux larges culottes ; géant capable de jeter au ciel une canne enrubannée d' argent ; tambours antiques , nus aux bras et aux jambes , cuirassés de bronze ; chinois surmontés de chapeaux biscornus à clochettes et qui jouaient du fifre ; schapskas et brandebourgs polonais sur les porteurs de lances ; cela se succédait , derrière les rangs de platanes , le champ de la foule , ses têtes avides , ses lorgnons aux yeux , les rubans de ses coiffures , ses bébés établis sur les épaules paternelles ou dans les bras des mères , et qui se trémoussaient au son des fanfares . Miraculeuse , héroïque , la vie de ce cortège parut l' avenir même , au fort de quoi , il faudrait prendre quelque jour , un rôle difficile . Et le sens de l' effort nécessaire déçut la faiblesse d' * Omer . Comment triompherait -il jamais à l' exemple de cette gent prestigieuse , de ces musiques ? Une force infinie naissait devant sa malice . Il en ignorait tout . Ses petites mains se tendirent pour atteindre , toucher , posséder et comprendre . Il désira , de toute son angoisse , la beauté du spectacle . Des bras de la picarde , il s' élançait , douloureux d' être retenu . Les trompettes criaient . La grosse caisse tonnait . * Céline indiquait à grand'peine les dignitaires hérissés de plumes , au crâne . Les sauvages haussaient des bannières , soufflaient dans les cors . * Polichinelle tapait un immense tambourin . Au dos caparaçonné d' un boeuf parut un enfant ailé d' or qui trônait sous un baldaquin à panaches ... - tu vois : l' amour ! Avertit * Céline . Au tumulte de ce triomphe , et parmi tant de seigneurs le maître se montrait . Or , c' était un enfant comme * Omer , un * Bel enfant frisé pourvu d' ailes d' ange , tenant à la main une flèche lumineuse . Enfant plus malin , empereur déjà , qui l' humiliait par la splendeur de son destin . Enfant qui avait pour jouets mille polichinelles et arlequins vivants , des poissardes parlantes , des mameluks sur de vrais chevaux , des sauvages nombreux , ornés de plumes et de bannières , beuglant à travers des trompes . * Omer l' envia , lui son boeuf roux chargé de guirlandes , ses fous à grelots , sa suite en manteaux de broderies , les turbans multicolores de ses gardes . L' enfant-dieu passait déjà ; son sourire et ses frisures , ses ailes . Balancé selon le pas du boeuf roux , le dais aux grands panaches de couleurs , s' effaça même derrière un nouvel escadron de turcs . Alors la picarde refoulée par une bousculade , s' écarta de la chaussée . * Omer ne vit plus rien , qu' un vaste chapeau de dame et la visière chargée de rubans . Il se plaignit . Il trépigna . Il secoua l' étreinte des bras solides . On l' emportait inexorablement . De ce jour , * Omer réfléchit au monde extérieur , et à l' avenir . Des puissants existaient : les rois , les fées des contes , l' empereur des musiques , cet enfant ailé . Les seuls dominateurs n' étaient pas les oncles , les tantes , la mère , la soeur , la bonne . Il s' inquiéta . Dans l' histoire sainte lue à haute voix , chaque matin , pour lui , la victoire du petit * David sur le géant * Goliath l' émerveilla . Se pouvait -il que le plus faible vainquit le fort . Curieusement il interrogeait l' éducatrice . Elle assura qu' avec la protection divine , cela se pouvait . * Omer étudia l' art de lancer des cailloux , et , à leur défaut , des noix , des bouchons , mille objets menus dont il essayait le poids accru par l' effet des trajectoires . * Minos , le chat gris , ne garda plus la quiétude habituelle , au faîte du secrétaire où il s' était jusqu'à ce temps réfugié , souple et silencieux . Si , parfois , la fenêtre demeurait ouverte , rien n' empêchait d' assaillir le passant , avec une pelote de fil . Ce pour quoi , * Denise fut tancée vertement , son frère ayant vite couru dans la pièce voisine , le coup fait , afin de paraître y compter , sage , les losanges du plancher . Cependant il ne négligeait pas d' accroître la science de soi-même . Dans la maison de tante * Aurélie , à l' hôtel de * Praxi- * Blassans , des messieurs en bas de soie et des dames à traînes câlinaient les enfants bien propres . Là , sous le vêtement masculin endossé pour la fête de son cinquième anniversaire , large culotte rayée , courte veste à revers pointus , casquette à grande visière et à gland rouge , * Omer timide se crut d' abord fâcheusement travesti . La tante , au contraire , le complimenta devant ses amis : - oui , voilà les cheveux mêmes de mon frère , lorsqu' il était enfant , les cheveux et les yeux de * Bernard * Héricourt , son menton carré . Oui , ce sont les boucles mêmes que mon père se plut à flatter doucement jadis ! Aussitôt chacun le caressa . Vite l' enfant assuma l' orgueil d' égaler ainsi le héros si religieusement vanté par tous . De hauts soldats lui permirent un peu de jouer avec leurs boutons d' argent , leurs dragonnes , de toucher leurs sabres . On le persuada de nommer " mon oncle * Augustin " l' officier à la mine sévère et à la voix douce qui , frère du mort , l' avait suivi de bataille en bataille . La femme d' * Augustin était odorante et somptueuse ; elle fit présent à son neveu d' un petit cimeterre doré . - n' oublie jamais la bravoure de ton père ! Dit -elle , mon * Bel enfant ! - et imite -la , surtout , quand tu seras grand ! Ajouta l' oncle * Edme que grand-père * Lyrisse promenait à travers les salons . Il le tenait par le col , en disant à tous : - voilà mon gredin de fils revenu d' * Allemagne ... a -t-il assez belle mine ! ... croyez -vous ? Il repart pour l' * Espagne ; il se rend à franc étrier auprès de * Masséna ... je n' aurai pas gardé longtemps auprès de moi mes deux enfants , * Edme et * Virginie . Ah ! Pas longtemps ... la gloire m' enlève celui -ci ; et quant à ma pauvre * Virginie , elle veut aller vivre dans notre château de * Lorraine , chez mon père , avec son tourment . Enfin ! ... elle a son petit pour la consoler ! Et ce fut alors l' inoubliable triomphe pour * Omer , que ce monde de fées et de capitaines entourait . Même l' oncle * Edme l' embrassa très fort , comme s' il partait déjà pour la guerre . La splendide femme de l' oncle * Augustin lui caressa les joues . Et pour la remercier , * Omer tendit vers elle ses petits bras . - ô mon petit , mon petit-fils ! ... veux -tu bien être mon fils à moi , un peu , dis ? Maman * Virginie et moi nous sommes tes deux mères , tu sais ? Il réfléchit , pendant que de bonnes paroles le dorlotaient . Sa mère vivait en deuil , triste et morose , toujours priante , amie d' un * Jésus trop grave et trop puissant pour les petits . Le père demeurait au ciel . Il était mort , le grand dragon qu' autrefois l' enfant avait vu , dont il avait touché le plastron rouge , le casque luisant et froid , le sabre immense , les bottes lourdes . La soeur grandissait là , chez l' oncle et la tante de * Praxi- * Blassans , dans les mêmes salons pleins de soldats magnifiques , de dames ou de reines qui brillaient à tous les plis de leurs robes , à tous les joyaux de leurs cous . Puis * Denise recevait en cadeau tant de poupées ! S' il acceptait la tante * Malvina pour deuxième mère , comme * Denise avait élu sa tante * Aurélie , * Omer ne recevrait pas moins de présents . * Denise serait moins fière à son égard ; et lui donnerait moins de claques , s' il froissait , en jouant le linon de leurs tabliers . - dis , veux -tu bien être mon fils à moi ? Répétait la belle parente . - mais oui , répondit -il . Tante * Aurélie est l' autre maman de ma soeur * Denise ... * Denise a deux mamans ! J' en aurai deux aussi ! Il fut glorieux d' acquérir une seconde mère vêtue de velours orange . Cette magnifique tante * Malvina lui devint un sujet d' orgueil . Seulement alors il sut avoir souffert de la préférence marquée par les * Praxi- * Blassans envers * Denise . Tout un jour , il s' étonna d' avoir mal conçu les causes de sa tristesse , lorsqu' on emmenait sa soeur à l' hôtel du faubourg saint- * Honoré . à son tour , il se prévalait d' une double affection , d' autant plus sensible que maman * Virginie , drapée dans ses crêpes , le câlinait à peine , inattentive , fâchée sans doute à jamais . Elle pleurait jusqu'à l' émouvoir au milieu de combinaisons mécaniques pour dévisser la roue d' un chariot , ou réintroduire dans l' épaule le bras amputé d' * Arlequin . Enclore de ses petits bras le cou de sa mère , lui mettre de gros baisers aux joues rougies , râpeuses , cela ne pouvait -il réussir à la consoler enfin du crime inconnu ? Au moins tante * Malvina s' égayait de lui . Elle augmenta les perceptions de l' enfant par ses cadeaux . Elle l' emmena même à la promenade . Tandis que , dans la berline de tante * Aurélie , les cousins et * Denise ne paradaient qu' avec un chasseur derrière et un cocher devant , * Omer , dans la calèche de * Malvina , se vit traîné par la manoeuvre d' un svelte jockey , couvert d' un gland d' or vif et montant l' une des postières blanches ; puis , à la descente , c' était l' empressement de deux laquais marrons sautés du porte-malle , afin de recueillir le jeune voyageur . En outre , le chasseur galonné veillait au milieu du siège , par devant . D' autre part , * Malvina savait paraître très belle dans le velours orange de sa redingote ; la doublure et les bords d' hermine s' épanchaient royalement . Un coqueluchon de même fourrure encadrait la tête blonde et prête à rire des cavaliers la saluant au large , le long des boulevards , ou bien à * Longchamps . Leurs charivaris de breloques pendues à la ceinture offraient des motifs admirables de surprise , quand ces gentilshommes s' attardaient le long de la portière , au pas de leurs coursiers , pour quelques propos . Petits poissons d' or articulés , pantins de pierres précieuses , montres à paysages d' émail , flacons d' argent guilloché , fleurs d' ivoire et de nacre , * Omer eût voulu les saisir . Mais , sur ce point , la sévérité de tante * Malvina ne fléchissait guère . Il fallait se tenir sage . D' ailleurs , ils en imposaient par le prestige de leurs habits bruns sanglés jusqu'à la cravate , sur deux rangs de boutons métalliques , et par leurs culottes collant à toutes les formes des muscles . Plus beaux étaient les soldats , sous les grands bicornes . Des torsades de brandebourgs , des cols brodés en or , des revers d' habits écarlates ou jaunes , des bottes à l' écuyère , des aiguillettes brillantes les distinguaient des hommes . * Omer n' ignorait pas qu' ils triomphaient du monde . à remarquer leur soudaine gentillesse à son égard , quand * Malvina le désignait pour le fils du colonel * Héricourt , il espéra confusément participer de leur nature semi-divine . Au nom du colonel , un mystère dangereux obligeait chacun à parler bas . * Omer se posait néanmoins une question . Mourir , n' était -ce pas l' aveu de la défaite ? Un plus fort a terrassé , vaincu . Les vrais triomphants vivent . Ils passent à cheval dans les promenades publiques . Leurs sabres tintent . à leurs compliments , les jolies dames aiment rire . Qu' au ciel , des ambitions supérieures fussent apparemment satisfaites , * Omer n' en doutait pas ; mais le fait d' avoir été tué à la guerre , au lieu de vaincre , diminuait , au sens du fils , le mérite du père . Cela gâtait peu le plaisir qu' il prenait aux taquineries des élégants hussards , des dragons roides , des hauts cuirassiers en escorte près la calèche de tante * Malvina , sur tant de chevaux robustes et dociles . Vers ce temps , * Omer se promit de ne pas mourir . Il acquit la notion d' exister , actif et avide . Dès la première dragée mordue , son imagination se peuplait immédiatement d' espérances curieuses . Il lui semblait que chaque bonbon de la boîte apporterait un plaisir différent à sa bouche . D' une joie , il concluait à mille autres joies analogues , toutes possibles , et nuancées . Rien ne le déçut davantage que de constater la similitude entre la troisième dragée et la première , entre la septième et la cinquième . L' univers était infécond pour l' ampleur de son appétit . Les allées du jardin , à * Tivoli , devinrent trop étroites pour les évolutions de sa balle , et les brouettes pour les ouvrages de terrassement . Au drap tendu dans la chambre obscurcie , l' homme de la lanterne magique ne montrait plus assez de légendes . Si vite se succédaient les scènes , que l' enfant n' admit guère la possibilité d' apercevoir presque en même temps compère le loup dévorer la vieille , revêtir la camisole et la coiffe , puis répondre au petit * Chaperon * Rouge , déjà parvenu jusqu'à la chevillette de la porte . * Omer désira une logique meilleure . La brièveté du spectacle magique dans le cercle de lumière , gâchait l' espoir du positif , c' est-à-dire la vérité de la victoire du loup , seule chose qui l' intéressât dès la troisième représentation . Un fait ne valut que par son résultat . Ainsi mécontentait la mort du père , défaite certaine , pour glorieuse qu' on la louât . Désormais , lorsque le tambourin du montreur retentit entre les bruits de la rue , l' enfant ne réclama plus la présence du miracle . Ce fut de la sorte que se fanèrent , à * Paris , les premiers plaisirs . Bientôt , il s' ennuya même dans la calèche . Le boulevard le déçut . Les caractères bizarres historiant les deux obélisques dressés devant les bains chinois sollicitèrent moins ses regards ; il eût fallu apprendre des choses difficiles réservées à sa future science . Il finit par connaître trop les pays des panoramas . Leurs horizons circulaires intéressaient mal ses regards dans les deux tours flanquant les colonnes blanches du théâtre des variétés . Cependant , * Malvina s' ingéniait à dire les merveilles de la mer et des ports , les exploits des matelots . Que la chaîne d' or coulant sur la douce proéminence de la gorge elle l' eût gagnée par les voyages des navires allant chercher , à * Java , des épices , cela paraissait un conte . * Omer aimait le parfum tiède de l' ample poitrine mouvante , que ses joues frôlaient , heureuses , au vague souvenir de sa nourrice , d' une ancienne existence goulue , chaude , endormie , protégée . Sans la singulière certitude de honte et d' offense , il eût demandé qu' elle lui donnât le sein , cette magnifique tante . En ces minutes , il souhaitait même qu' elle se déclarât soudain sa mère véritable , à la place de maman * Virginie , l' éternelle pleureuse . Alors le sens de la volupté naquit aux battements de son petit coeur . En l' honneur de la belle dame , il rêva d' efforts qui l' égaleraient aux dragons et aux hussards de * Longchamps . Elle leur riait toujours , elle flattait les chevaux écumeux par de fines claques en mitaines de soie jaune dépassant le bord capitonné de la calèche . Tel soir , dans le salon , nerveuse , en une robe de mousseline pailletée recouverte par les feuillages d' or changeant , et par les pans aigus d' une tunique de satin clair , ses épaules découvertes , * Malvina cerclait ses bras de bracelets lourds . Tout brillait de sa figure malicieuse que bordaient les bouclettes blondes serrées dans une étroite capote de rubans à trois plumes bleues , adamantines . La tante s' apprêtait au départ . * Omer connut la douleur qui étrangle et qui mord les entrailles . Elle refusait gentiment de le prendre avec elle . La picarde l' arracha des glands auxquels il s' attachait , à genoux ; car la magnifique inexorable criait , d' une voix tout à coup méchante : - mais enlève -le donc , * Céline ; il me déchire ! Au bruit , l' oncle * Augustin arrivait dans l' or de son uniforme . En vain embrassait -il son neveu avant de le jeter en l' air et de le rattraper dans ses bras , à plusieurs reprises . * Omer ne fut pas distrait de sa peine , comme à l' ordinaire , par cet exercice . - est -ce curieux vraiment ? Je crois , parole , qu' il avait les yeux de son père , et toute sa physionomie , quand il me suppliait , le pauvre , avec ses gros sanglots , ... confiait * Malvina , le lendemain , à son mari pendant qu' elle berçait du mouvement de ses jambes , le petit ami réconcilié . Et tous deux d' étouffer un rire , en rappelant une aventure de berline , par la forêt dans un pays lointain . * Omer se souvint exactement de ce qu' il entendit là . Sa volonté se promit d' en apprendre la signification plus tard . Mais le major * Augustin l' intimidait trop pour qu' il questionnât . Il feignit le sommeil . Boulevard du temple , quand * Bobêche reçoit de * Galimafré les lourds coups de bottes , quand il se frotte le derrière , en faisant la bouche " en cul-de-poule " et les " yeux de merlan frit " selon les mots de la picarde , c' est un ennemi commode qu' * Omer souhaite à sa force , à sa ruse . Victorieux comme * Galimafré de l' homme à la queue de perruque où voltige un papillon obstiné , l' enfant posséderait la gloire même de l' oncle * Augustin . * Malvina garderait toujours dans ses luxes , au milieu des succulences , le triomphateur . Aussi ne permet -il pas à * Céline de quitter la foule des badauds réunie devant la parade . Que la grosse caisse tonne , que le singe tire la corde de la cloche , que * Paillasse souffle dans le trombone , que le discours de * Bobêche penché à la barre de l' estrade invite à entrer la picarde elle-même rougissante et gênée , * Omer persiste à vouloir demeurer là . Il verra tout à l' heure se rejouer les péripéties de son espoir . Chaque soufflet claquant la joue fardée du pître , il l' aura presque allongé lui-même . Chaque coup de pied arrivant parmi les basques du ridicule habit à ramages , il l' aura presque lui-même envoyé . Cela l' extasie qu' aucune riposte n' atteigne jamais l' agresseur . Voilà ce qu' il faut , et non point mourir , ainsi que le père , comparable , en somme , à ce * Bobêche imbécile toujours écorniflé , giflé , secoué . L' oncle * Augustin ne se laisse pas tuer , lui , ni l' empereur ! Il raisonnait de même quand , faubourg saint- * Honoré la tante * Aurélie le complimentait de sa ressemblance avec le colonel * Héricourt . Très fier malgré cela , l' enfant se laissait conduire par la main jusqu'au médaillon qui figurait un colonel * Héricourt embrouillé dans ses mèches brunes , entre deux épaulettes d' argent . Ces épaulettes ! Il se souvenait de les avoir aperçues une fois , bien auparavant , désignées par maman * Virginie lors d' une revue , au carrousel . Parmi tant de soldats , * Omer avait mal reconnu le dragon qu' elle indiquait du bout de l' ombrelle à franges bleues . Quel que fût le souhait de son respect filial , * Omer se représentait mieux les poitrines en or des maréchaux , les aigrettes des mameluks , les oursons des grenadiers à cheval . Il pouvait même écouter retentir encore les musiques , galoper un peloton étincelant , sous les cris innombrables de : " vive l' empereur ! " l' élan de l' escorte avait alors effacé la prestance immobile et lointaine du colonel enserré dans les roides lumières des escadrons . Au château de * Lorraine , le mystère , c' était , pour * Omer * Héricourt , son parrain si vieux qu' on le disait même père du grand-père * Lyrisse , ce soldat doré , aux favoris gris . L' ancêtre jabotait seul au fond d' un haut fauteuil pourvu d' oreillettes . Les flocons de boucles blanches couvraient d' une neige mouvante les épaules de sa redingote spacieuse . Ses rides bien rasées dans un gros visage enfantin se crispaient fréquemment pour une grimace de malice . Verts et rouges , des perroquets , des palmes historiaient la moire du gilet sur les replis du ventre . Hors du jabot très ouvert , de vieilles peaux , rouges et plissées comme celles des dindons , allaient , venaient , du menton à la poitrine . Le bisaïeul tapotait avec la canne les guêtres d' épais drap bleu boursouflées autour de ses jambes ; et , de ses narines énormes , un liquide noirci dégouttait dans la poudre de tabac qu' il essuyait aux ramages de son foulard . L' enfant vénérait un si grand âge parce que tous les parents le respectaient aussi . Devant le bisaïeul , il fallait toujours prendre soin d' ôter sa casquette à gland , et de la tenir proprement par la visière , de ne point mettre les mains aux poches de sa veste , ni laisser les bas glisser sur les talons , même quand s' était défait le bouton de la culotte , à la hauteur du genou . L' enfant observait ces règles minutieuses . Le vieillard l' appelait en criant : " petit ! .. , petit ! ... " ainsi la fermière appelait les poules . Souvent immobile comme la nature , il portait au crâne nu et au visage tant de signes incompréhensibles , changeants ! Quels pouvoirs cet esprit ne savait -il pas détenir ? * Omer personnifiait en lui ce que sa nourrice picarde contait du génie gardien des trésors , et , sous son regard , jouait , silencieux . Soudain le bisaïeul , contre son nez en bourgeons , fixait de lourdes besicles , puis formait à terre un mot avec des lettres en bois tirées d' une cassette et que sa canne poussait : - lis ça , petit ... - f. . . r. . . a ... fra ... , t. . . e ... r. . . ter ... , n. . . i ... ni ... , t. . . é ... té ... - dis -moi ce que ça fait ... hein ? ... non pas ... non pas ... attention , sabre de bois ! ... cela fait ? ... hé ! Picarde , le fouet ! Dieu me damne ! Je corrigerai cet ignorant ... allons ... du leste , s' il vous plaît , monsieur ! ... fra ... ter ... répétez avec moi , je vous prie . Fra ... ter ... ni ... té . Fraternité ... parfaitement ... fraternité ! ... et que signifie ce mot , monsieur ? ... un effort , donc ! Ne vous l' expliquai -je point mille fois ? ... ah ! Petit ... je vais me fâcher ... pistolet de paille ! ... laissez -moi votre ajustement , et me regardez en face ... là ! Non sans peine , * Omer cherchait aux détours de sa mémoire les sons de la phrase à dire . Il voulait cependant plaire au bisaïeul qui s' obstinait , anxieux , à l' interrogation . " fraternité " , cela représentait à l' enfant une série de petites maisons dont chaque façade était un rectangle de buis avec sa lettre . Il imaginait une rue ainsi construite . Les portes et les fenêtres s' ouvriraient dans les jambages . Mais il faudrait , devant , quelques bornes , ainsi que sur les boulevards de * Paris . - eh bien , petit ... ça ne veut pas venir ? ... voyons ... la fraternité est l' art ... - est l' art , - répétait l' enfant , - est l' art ... l' art , lard : du lard grillé aux choux . On lui en laissait prendre quelquefois à la cuisine . Cela croquait sous la dent , il l' aimait beaucoup ... aimer ! Ah ! ... - la fraternité ... est l' art d' aimer tous les hommes ! ... - bien , petit ... bien ... le sourire du parrain se plissa , multiplia les rides dans la grosse face . * Omer sauta deux fois . Aux limbes du souvenir , il retrouvait une autre phrase ; il la prononça , glorieux . - la fraternité contient toutes les vertus : elle fait entendre que les hommes , égaux et libres les uns devant les autres , se doivent l' aide réciproque et l' exemple des mérites utiles à la nation . De longtemps il ne découvrit le sens , et ne le cherchait point . Il se contentait d' avoir psalmodié les sons pour le plaisir du bisaïeul qui tirait un napoléon de sa poche . La pièce d' or luisait entre les doigts tremblants . - tu vois , petit ? ... tu l' auras , dimanche , pour t' acheter des fariboles , si tu ne manques pas un jour à me réciter cette maxime ... ah ! Ah ! Tu louches , sacripant ! Quelquefois le bisaïeul prêtait les breloques pendues à son ruban de montre . C' étaient , en or , les diminutifs des instruments qu' il nommait : - avec la truelle le maçon étale le ciment , lie les pierres des édifices ... voici le marteau qui cloue les poutres et les chevrons ... l' équerre et le fil à plomb donnent la direction de la ligne afin que le mur ne penche point ; ceci est l' étoile à cinq pointes , image de l' univers créateur et de l' homme qui s' unit à la création ... vois -tu , petit ? ... ce sont les instruments du bon ouvrier , de l' homme qui construit et ne détruit pas ... tu seras aussi plus tard un bon ouvrier ; un maçon digne de rétablir l' édifice de la liberté ... si tu es sage , petit ... si tu ne joues pas trop avec tes sabres et tes trompettes ! ... petit guerrier bruyant ! ... ha ! Ha ! Ha ! ... il riait gras et frappait , de sa canne , les losanges du plancher . Maintes fois , ensemble , tous deux s' amusèrent , les après-midi , à des combinaisons d' architecture . Le menuisier , à l' occasion de noël , avait apporté une boîte contenant de petites colonnes , de petits moellons de bois , des fenêtres , des portes , des pièces de toiture . On pouvait , à sa fantaisie , construire de la sorte une maison , une église , une ferme , et , à la fin , un monument aussi beau que ceux de * Paris . Avant d' entreprendre ce dernier ouvrage , le vieux bourrait de tabac ses larges narines grêlées ; il clignait ses yeux rougis , puis examinait * Omer de coin : c' était si drôle que l' âme de l' enfant bondissait , rieuse ... il pensait à tous les pantins de ses anniversaires , de ses étrennes ; nul n' avait offert jamais une grimace aussi burlesque . - * Polichinelle ! Polichinelle ! - criait * Omer victorieux d' avoir reconnu dans ce visage un souvenir de joie ; - fais encore * Polichinelle ! ... fais encore ! Complaisant , l' architecte recommençait à tordre sa bouche ; il poussait à droite le nez grossi , et gonflait , de la langue , sa joue gauche . Le contraste de cette face avec les figures ordinaires était la cause d' une surprise infinie . Afin de savoir comment s' opérait une telle transformation , la sagacité inquiète d' * Omer s' évertuait . Alors les mots lui manquaient pour traduire ses remarques et les faire comprendre . Il sentait son esprit vivre davantage , très rapide . Tout lui-même s' agitait , âme et membres . Et l' étonnement vif de constater sa propre intelligence le mettait en fête . Sur ses jambes , * Omer sautait . Il battait des mains . Il applaudissait à l' étonnante transfiguration . - et maintenant , - proposait le bisaïeul , - élevons le temple de la liberté ! Comment appelles -tu cette colonne ? - * Iakin ... on la met ici . - et celle -ci ? - * Boas ... on la met là . C' étaient les colonnes qui soutenaient le temple de * Salomon . - bien , petit ! ... et qui a construit le temple de * Salomon ? - * Hiram , maître des apprentis et des compagnons - recommençons l' oeuvre d' * Hiram , alors . * Omer plantait * Iakin à droite , * Boas à gauche ; et soigneusement , à l' endroit qu' indiquait la canne , il emboîtait les uns dans les autres les carreaux noirs et blancs du parvis . Ensuite il élevait la muraille . Maniant la minuscule truelle d' or , il feignait d' étendre le ciment . Il usait de l' équerre , du fil à plomb . Il joignait les poutres aux chevrons en les frappant du marteau . Dès que le fronton surmontait les deux colonnes , il ne manquait pas d' y suspendre l' étoile à cinq pointes par l' anneau que recevait un clou . - et voilà ! Le petit * Omer a terminé l' ouvrage du grand * Hiram ! Il aura , dimanche , un beau napoléon ... une seconde fois le bisaïeul donnait la représentation de sa grimace , puis cessait . Où le songe de ses regards atteignait -il ? Loin , sans doute , très loin vers les nuages noirs qui se poursuivaient entre les restes de feuillage , entre les branches nues , ruisselantes , fouettées par l' averse ... * Omer ne comprenait pas que son parrain l' eût abandonné tout à coup , bien que le grand corps s' appuyât contre une oreillette du fauteuil . Même , certain jour , l' enfant ressentit de la frayeur , comme s' il Les mouches tournaient si bêtement autour du lustre que cela faisait mal au coeur ! à la fois présent et absent , le mystérieux vieillard paraissait un être surnaturel , dans le silence subit . Sa main tremblait mollement à la pomme de la canne . L' oeil , plus grave , s' enfonçait aux creux des sourcils en broussailles . Quelles choses , quels cortèges , quels régiments , quels peuples invisibles aux autres gens , le magicien voyait -il passer dans le ciel obscur ? Il oubliait même de reprendre ses breloques d' or , la truelle un peu bosselée , le marteau un peu déformé , l' équerre un peu faussée , l' étoile un peu écornée , qu' * Omer n' osait pas fourbir avec le coin de sa veste . Des miasmes de chagrin s' élevaient de partout . Une lourde nuée couvrit d' ombre la façade du temple en bois . L' enfant craignit un péril inconnu , mais prochain . Il se conçut trop débile pour l' écarter au moyen de sa force . Il eut peur . Ses os gelèrent en lui . Derrière son dos , des silhouettes menacèrent , qu' il ne voulut pas voir . Confesser à haute voix sa terreur lui parut dangereux : les puissances mauvaises eussent hâté leur action prématurément découverte . Alors il inventa de crier : - parrain , parrain ! Et l' histoire ! ... tu n' as pas dit l' histoire ! Et sa ruse l' emporta , puisqu' on ne parut pas deviner le malaise de sa peur . - ah ! Oui , l' histoire ... la vieille figure s' égayait . Elle rassura . L' ancêtre puisait en sa tabatière d' ivoire , où la belle dame était peinte dans un ovale de pierres brillantes . Il s' accouda plus commodément , sourit , et regardant * Omer dont il prit les menottes entre ses doigts , il narra : - il était une fois ... jadis ... oh ! Il y a longtemps ... il y a près de cent années ... , un petit garçon comme toi : mon père ... sans doute me croyais -tu mon propre aïeul hein ? En me voyant si vieux ... eh bien , pas du tout ! ... mon père fut aussi un petit garçon , avec de bonnes joues pleines , et des boucles longues ... à dix ans , il touchait du clavecin le plus habilement du monde ... si bien qu' on venait de toute la ville pour l' entendre , chez ses parents , dans leur cabinet de musique . On l' admirait autant que l' on admire ta tante * Aurélie de * Praxi- * Blassans , tu sais , quand chacun se tait pour écouter sa harpe ... et quand tu t' amuses en silence avec les bijoux de ma montre ... or il arriva que les parents de mon père furent ruinés ; et devinrent pauvres , pauvres comme ceux qui mendient devant la grille ... - pourquoi ? Dis pourquoi ! ... - supplia l' enfant consterné de ce qu' un pareil malheur lui pût échoir . - parce qu' il vint à * Paris en ce temps -là , un mauvais génie qui s' appelait * Law . Il promit des montagnes d' or à quiconque lui remettrait ses écus contre un papier . Il charma beaucoup de gens par son éloquence et ses maléfices . Aussi lui donnèrent -ils leurs bourses ; d' autres vendirent leurs champs , leurs maisons , leurs meubles , leurs carrosses pour offrir davantage , afin de recevoir en échange le centuple . Un jour , le mauvais génie disparut . Et mes grands-parents restèrent avec un méchant bout de papier inutile ... mais le petit garçon , quand il apprit ça , que penses -tu qu' il fît ? ... il s' en fut de ville en ville , offrant de jouer du clavecin devant les amateurs de musique . Il était si * Bel à voir , et il s' en tirait si habilement , qu' on se pressait dans les auberges où il annonçait sa venue , dans les châteaux où il était mandé par les seigneurs désireux de réjouir leur compagnie . En récompense , on donnait à son père des bourses bien remplies ... agirais -tu de même , toi , si nous devenions pauvres ? Non ... alors , comment s' accommoderait maman * Virginie ? - je ne sais pas ! - avouait l' auditeur , tout confus . ça l' humiliait de ne pas savoir . Boudeur en face de celui qui l' acculait à un aveu d' impuissance , il traînait son doigt au bord de la console . Ce garçon exemplaire ressemblait au * Petit * Poucet , dont les exploits surpassent toute imagination . Que d' heures * Omer avait envié son astuce ! La picarde pouvait indéfiniment recommencer le conte où ce héros substitue les couronnes des filles de l' ogre aux bonnets de ses soeurs endormies , les sauve ainsi du monstre . C' était une joie sans limites et toujours nouvelle d' apprendre qu' il dérobait les bottes de sept lieues au sommeil du géant , et s' en servait ensuite pour le bafouer . N' étant guère plus petit , * Omer pourrait de même bafouer les cruels , les méchants , les forts . Capable de semer son chemin de cailloux pour le retrouver , il l' était aussi ; mais jouer convenablement du clavecin dépassait encore ses prétentions . - il était plus grand que moi , dis ? - oui ... il avait dix ans . - moi , quand j' aurai dix ans , je jouerai du clavecin , pas ? - sans doute ! ... - continue l' histoire ... - voilà donc mon petit garçon qui gagne tous les coeurs dans les villes et dans les châteaux par sa gentillesse et son savoir-faire . Mais quand il avait fini sa musique , il étonnait en outre l' assistance en rapportant très bien l' histoire d' * Hiram , l' architecte ... tu sais ? ... - dis tout de même comment parlait le petit garçon . Et le parrain développait encore le récit merveilleux : * Hiram , l' architecte du roi * Salomon , bâtissait le temple de * Jérusalem pour abriter les tables de la loi selon laquelle tous les hommes devaient vivre frères , ni plus ni moins qu' en paradis . Or , pendant que discourait le vieillard , voici comment les choses apparaissaient à l' imagination d' * Omer * Héricourt . D' abord , le temple de bois posé à terre , tel qu' il venait d' être construit , grandissait peu à peu dans le rêve où se formait un pays de vitrail , aux arbres cernés de plomb ; il y avait en un coin , le puits de * Rébecca , et les chameaux d' * éliézer semblables à ceux d' une gravure qui ornait une page de l' histoire sainte . * Salomon portait la longue barbe blanche du bon * Dieu , il étendait aussi des mains bénissantes ; * Hiram était vêtu de la robe écarlate et du manteau brun que saint * Joseph avait étrenné dans la crèche du plus récent noël , à l' église du village . Les maîtres et les apprentis des maçons , * Omer les voyait pareils aux couvreurs qui réparaient naguère la toiture du château . Gens aux courtes vestes de ratine , aux pantalons tachés de suie , ils s' accroupissaient au faîte du temple ; d' ailleurs , l' enfant ne s' arrêtait guère à l' évocation de ces vils comparses . * Hiram leur commandait de gravir les échelles . Ils le saluaient profondément , soigneux de tenir à la main leurs casquettes plates en velours . Les trois mauvais compagnons étaient : l' un , cet escogriffe d' * Arlequin au visage masqué de noir ; l' autre , ce géant d' ogre chaussé des bottes légendaires ; le troisième , * Polichinelle ; car * Omer se demandait si le bisaïeul n' avait point assisté lui-même à toute l' affaire ... il la contait trop chaleureusement ; il modifiait trop facilement sa voix , selon la parole de * Salomon , celle d' * Hiram , celles des mauvais compagnons . Certes le vieux les avait entendus ... et sa canne ! Il savait la tenir droite sur son genou comme le sceptre du roi ; ou bien il mesurait les largeurs du temple dans l' air , comme avec la coudée d' * Hiram ; ou bien il menaçait , terrible , en la brandissant , comme les mauvais compagnons avaient dû brandir la règle , l' équerre et le marteau sur le front du sage architecte . Et quelle tragique histoire ! * Omer apercevait * Hiram majestueux dans sa lourde robe écarlate , arrivant du sanctuaire pour clore les portes du temple . Mais le premier des compagnons maudits se dresse contre lui et réclame le mot de passe , le mot du maître , qui lui vaudra une augmentation de salaire , quand il le prononcera plus tard , à l' heure de la paye . * Hiram refuse , en levant les bras qui soutiennent le manteau brun . * Arlequin oppose la grimace de son mufle noir , et , de sa règle , il assène , en ricanant , un coup ... * Hiram fuit à la porte d' * Orient , sans prévoir * Polichinelle caché derrière la colonne . Le mufle noir du scélérat retient l' attention de l' architecte , qui court en guettant par-dessus l' épaule . Et voici que * Polichinelle , narquois , la langue enflant la joue gauche , le nez grossi vers la droite , sa bosse rouge en avant , sa bosse bleue frétillante , * Polichinelle , enfin , réclame aussi d' * Hiram le mot du maître . " non ! " et pan ! De son équerre en fer le mauvais compagnon a frappé ... * Hiram vole à la porte d' * Occident ... , le front fendu ... là se blottissait l' ogre , qui se dresse et barre le passage : " le mot du maître , donne-le -moi ? - tu ne dois pas connaître le mot divin , toi qui sais peu des mystères de la nature ! Répondait * Hiram . - tu mourras donc ! ... " et * Hiram s' enfuit de nouveau . Mais l' ogre a les bottes de sept lieues ! Il rejoint vite le martyr . De son maillet , le maudit assomme * Hiram . Alors tous trois l' emportent , et cachent le cadavre sous les pierres réunies là pour l' achèvement du temple . Au faite des pierres , les meurtriers plantent une branche d' acacia , afin de reconnaître la place , et de n' y rien remuer . Espérant soudain qu' une branche d' acacia signale aussi le tombeau de son père , le colonel tué dans les * Allemagnes , par les boulets des tyrans , * Omer interroge là-dessus . Réponse négative . Il s' attriste . Pourtant chacun vante son père autant que le bisaïeul vante * Hiram . Envers ces deux victimes , les hommes de la famille affectent une égale dévotion . Pourquoi donc le tombeau du père ne fut -il point paré d' un acacia ? ... mais le vieillard passe outre , et le récit continue . Maintenant le roi * Salomon part à la recherche du bon architecte , dans le pays de vitrail . Il rencontre le puits de * Rébecca , les chameaux d' * éliézer . Sa robe blanche et sa barbe blanche flottent entre les plis de la chasuble étoilée d' or , celle du curé . Le fils de * David allonge les bénédictions de ses mains , à droite et à gauche , vers les femmes étriquées dans leurs fichus à ramages et leurs cornettes de soie noire . Les maîtres , les compagnons , les apprentis quêtent avec ardeur . Et celui qui , sur l' échelle du château , gardait une longue pipe à la bouche , celui -là trouve la branche d' acacia , les pierres , le doigt qui se détache d' une main quand il le tire à lui , puis la main , le poignet , le bras . ôtant sa pipe des lèvres , il avertit : - * Mac- * Benac ! La chair quitte les os ! Chose horrible . * Omer se plaît à des frissons , cependant que le bisaïeul le saisit aux épaules , pour dire : - et le petit garçon , mon père , ajoutait : " voilà comment , par avarice , les mauvaises gens , les barbares , les vainqueurs , les monarques tuèrent * Hiram pour empêcher l' achèvement du temple de l' égalité et de la fraternité humaines ... mais ne voulez -vous pas , mes-seigneurs , et messieurs , reprendre la tâche de notre maître * Hiram et la mener à sa fin ? Ne consentirez -vous pas à construire ici même un temple à l' image de celui conçu par * Hiram , pour y cultiver sa mémoire et vous y assembler dans l' intention de rétablir l' égalité , la fraternité et la liberté originelles entre les hommes ? " à ces mots , le père du petit garçon étalait devant les amateurs de musique le plan du temple , et il leur apprenait aussitôt des vérités si merveilleuses que beaucoup s' engageaient parmi les maçons du nouvel oeuvre comme apprentis , compagnons ou maîtres , selon la mesure de leur savoir ... ainsi le petit garçon voyagea dans les villes , fondant partout , en * Italie , en * Allemagne , des temples à la gloire du grand architecte de l' univers , qui est aussi nommé le bon * Dieu ... as -tu compris ... , apprenti ? * Omer riait de l' assonance et de la grimace malicieuse que répétait le parrain * Polichinelle . En vérité , ces dernières phrases lui semblèrent longtemps fort obscures . Exactement , il retenait ceci : un petit garçon , fameux comme le * Petit * Poucet et comme le petit * Jésus , avait enrichi ses parents ruinés en jouant du clavecin de ville en ville , en racontant l' histoire d' * Hiram et en élevant des temples que les amateurs de musique l' aidaient à construire . à la suite de quoi , d' effroyables changements étaient advenus qu' on appelait la révolution , et pour lesquels , à l' exemple d' * Hiram , son père le colonel * Héricourt était mort , tué peut-être par les valets des tyrans , peut-être par d' autres mauvais compagnons . Cette idée s' affermit tandis qu' avançait l' hiver . On ne pouvait sortir de la maison . Les allées d' eau gelèrent jusqu'à la naïade voilée de glace dans sa grotte . Le chat * Minos dormait sous l' éclat rose de l' âtre , aux pieds de la nourrice , qui remuait les vingt bobines de son tambour à broder la dentelle . Pour sa picarde , l' enfant éprouva de l' amour attentif , le soir , quand il fallait se tenir sage , pendant l' heure où le parrain , au reçu du volumineux courrier , lisait les missives et les gazettes , les brochures et les livres , après avoir relevé la mèche du quinquet de bronze . Alors le vieillard haussait les épaules , pestait et jurait à voix basse , ou bien discutait avec grand-père * Lyrisse , dont le domestique retirait difficilement les grosses bottes à l' écuyère , si le général rentrait de ses inspections aux marchés de la remonte . * Céline , la brodeuse , chantonnait tout bas : je voudrais que la rose fût encore au rosier , que mon amant fidèle fût encore à mes pieds ... lala , lala , lalaire , lala , lala , tralala ! et ses doigts allaient , séparaient les bobines , plantaient les épingles à tête de couleur , croisaient , décroisaient , nouaient les fils , pour l' émerveillement d' * Omer accoudé sur la tiède hanche de * Céline amie . chante , rossignol , chante , si tu as le coeur gai . pour moi , je ne l' ai guère : mon amant m' a quittée ... lala , lala , lalaire , lala , lala , tralala ! lente et douce plainte , qu' elle psalmodiait ainsi en un murmure , le long des heures . Les bûches , parfois , croulaient dans un pétillement ; le chat bâillait , étirait ses griffes hors de sa fourrure , dressait la queue , puis se léchait la cuisse , méticuleusement . * Omer , plus observateur , acheva de distinguer les cheveux blonds en mèches lisses sous la coiffe de toile , un visage rond fleuri de bons yeux bleuâtres , et de grosses lèvres capables de l' embrasser fort s' il grognait dans la torpeur que donne l' imminence du sommeil . Au réveil , sa joue reposait dans la chaleur du giron qu' enveloppait un tricot de laine noire . Il s' étonnait de n' être pas dans son lit , d' avoir dormi si peu de temps , mais il trouvait un rire , deux mains pour le mettre debout sur la robe , pour le secouer doucement , une voix pour lui chanter ... c' est le petit * Jésus qui allait à l' école en portant sa croix sur les deux épaules . quand il savait sa leçon , on lui donnait du bonbon , une pomme douce pour mettre à sa bouche , un bouquet de fleurs pour mettre à son coeur ... c' est pour vous , c' est pour moi que * Jésus est mort en croix ! et le monde avec son * Dieu , avec * Jésus , avec ses pareils , les petits enfants de miracle , avec le * Poucet , le claveciniste , le monde renaissait au son du cantique . Le monde , c' étaient les boiseries grises de la salle vide , la table du bisaïeul tout éclairée par la lueur du quinquet , ses paperasses en tas , ses livres , l' écritoire d' argent noirci , les plumes d' oie éparses , la lourde montre bavardant au fond d' une coupe , la tabatière d' ivoire , son ovale de pierres étincelantes où paradait la belle dame peinte , entre les sceaux de cire verte attachés aux rouleaux de plusieurs parchemins . Parmi l' ombre , se dessinaient les lyres formant le dossier des chaises , les tentures de velours jaune tirées devant les fenêtres , la nymphe en marbre sur la cime de la demi-colonne . Par delà , les fourchettes des dîneurs frappaient les assiettes . C' étaient le gloussement d' une bouteille qu' on vidait dans un verre , la voix maîtresse du grand-père , le ton criard et saccadé de l' ancêtre , une odeur de rôti que tout à coup l' appétit désirait : " j' ai faim " . - allons manger la bonne sousoupe , promettait * Céline ; la bonne sousoupe du petit garçon qu' on va débarbouiller ... et * Denise ? Où elle est , ma soeur * Denise ? - elle est à * Paris , chez tante * Aurélie ... elle se laisse débarbouiller ... ah ! Qu' elle sera donc étonnée de voir un petit frère qui se laisse débarbouiller aussi , sans pleurer , comme un grand ... hébété de sommeil encore , * Omer se résignait au supplice de l' éponge dans l' office . Les servantes s' injuriaient à voix basse , en portant les plats . L' épaisse cuisinière ressemblait à une grosse poule dont le plumage se fût gonflé au-dessus des pattes , à la manière de cotillons troussés , dont la crête n' eût guère différé du foulard ceignant la tête . Avec vigueur elle découvrait la fournaise et tisonnait les flammes , elle enfournait les poêlons tout grésillants de la colère des sauces . * Omer écarquillait les narines et les yeux . On le posait à terre . Alors la rudesse de l' éponge humide assaillait sa figure immédiatement frottée , raclée , essuyée , avant ses mains . Impitoyable , * Céline tirait chaque doigt dans le torchon . Ensuite , la nourrissante odeur du potage fumait sur l' assiette . La picarde mangeait près de lui . Elle coupait fins les morceaux . Du buffet de chêne , le parfum du pain s' évadait , entraînant celui des pommes . à sentir vaguement ainsi les essences de la terre le pénétrer , l' enfant était heureux de vaincre la résistance des chairs que broyaient ses mâchoires , qu' engloutissait la gorge . Il triomphait inconsciemment avec tous les efforts mémorables de la race qui avait asservi les bêtes , cultivé les fruits , écrasé les minéraux salins , conquis la planète pour les descendances . C' était l' heure de joie parfaite et grandiose . * Omer s' estimait riche en forces , après s' être repu , communion de l' homme et de la nature . Sans qu' un mot , sans qu' une image précise vinssent même signifier à son esprit ces raisons , l' âme à l' aise chantait un hymne reconnaissant . Elle jouissait de sa chaleur intime , des goûts demeurés à la langue , elle se complaisait en soi qui contenait les prémices du monde , et se félicitait de l' antique labeur humain . à ce moment de la soirée entrait * Mme * Héricourt . Les joues pâles étaient serrées dans la cornette que l' usage provincial imposait aux veuves . Que restait -il d' elle , autrefois si rieuse à * Paris , avec ses enfants , * Omer et * Denise ? Là-bas avait disparu sa joie , depuis l' heure de sanglots qu' il se rappelait toujours en suivant sa mère par les longs corridors , jusqu'à l' oratoire où elle l' emmenait pour la prière quotidienne . Que restait -il de maman * Virginie , de son fourreau de satin vert , de ses bas de soie chinés , des mitaines gantant les beaux bras jusqu'au bouffant de l' épaule , de sa collerette évasée à la nuque , de ses chaînes d' or roulant sur la gorge , de son diadème émaillé , de sa chevelure aux boucles aplaties contre les yeux joyeux ? Une autre , elle était : une autre , morose et austère , semblable aux religieuses qui font peur à cause de la corde pendue à leur taille pour flageller . Elle était une autre depuis cette mort du père , en l' honneur de qui toute la famille subissait il ne sut jamais bien quelle punition . à l' oratoire , * Mme * Héricourt l' asseyait d' abord , docile et timide , sur ses genoux . Chaque soir , l' embrassant , elle répétait qu' il se trouverait seul au monde quand elle aurait rejoint au ciel le défunt . Il faudrait alors obéir , très sage , à tante * Aurélie . Ces paroles navraient * Omer : c' était moins la peur de perdre maman * Virginie que celle de subir , un jour , s' il retournait à * Paris , les façons colériques de son oncle , le comte de * Praxi- * Blassans . Ce parent terrible distribuait de rudes pichenettes aux mains caressant les vases bleus , les statuettes d' ivoire , les cent objets précieux en apparat dans les salons de l' hôtel , au faubourg saint- * Honoré . De l' en préserver * Omer suppliait * Jésus , lorsque , les doigts joints sur le prie- * Dieu , il redisait mot à mot l' oraison de la mère . Sa confiance ne doutait pas d' être exaucée . Qu' un enfant comme lui , que * Jésus , des genoux de la sainte vierge pût conduire les destins , il s' en étonnait , il s' émerveillait et adorait , mais ne soupçonnait pas l' évidence d' une foi que démontraient au dehors les images séculaires , la splendeur des églises , la richesse des chasubles et des dalmatiques , l' or des ostensoirs , et surtout la puissance des orgues . Si le mot " empereur " signifiait pour lui le son glorieux des clairons entendus au passage des troupes , le mot " * Jésus " signifiait l' harmonie versée par les voix célestes des orgues liturgiques . La musique paraissait la force mystérieuse qui produit les miracles . Bien qu' * Omer lui-même soufflât dans les trompettes et les flûtes , il croyait que les ondes sonores émanent de certains êtres invisibles , répandus partout , supérieurs et angéliques . * Jésus devant les docteurs avait dû les surprendre par une sagesse chantée en musique de cathédrale . D' ailleurs , * Omer ne parlait pas de ses opinions sur le divin : il avait la terreur superstitieuse d' encourir un châtiment maintes fois annoncé par l' ombre des corridors obscurs , la solitude d' une vaste pièce , les cauchemars du sommeil , s' il révélait sa certitude . Aussi bien les mots lui demeuraient inconnus qui eussent expliqué ce sentiment . Mais il le savait : le père du bisaïeul , cet enfant prodige qui attirait à son clavecin les gens de * France et d' * Allemagne , et qui fondait en toutes villes des temples à la fraternité , cet enfant -là s' exprimait en musique aussi . C' était la preuve de sa mission . De même les trompes du carnaval , à * Paris , consacrent l' omnipotence de l' enfant amour aux ailes d' or , quand il trône sous les panaches d' un dais que balance l' échine du boeuf gras , au milieu du cortège . Au cours des oraisons , * Jésus revêtait successivement ces formes diverses , dans l' esprit d' * Omer . Triomphateur chevauchant un boeuf , claveciniste jouant parmi les maçons qui bâtissaient un temple avec des truelles et des équerres d' or ; simple poupon rose que flairait l' âne de la crèche , qu' encensaient les rois mages ; enfant grave qui levait deux doigts de la main jusque devant son auréole mêlée à l' auréole de la sainte vierge ; * Petit * Poucet semant de cailloux le chemin de la forêt , ou tirant les bottes de l' ogre endormi : c' étaient là plusieurs faces du même * Dieu . N' enseigne -t-on pas que * Jésus vit dans toutes les âmes , qu' il voit tout , qu' il est partout , qu' il remplit l' univers et les consciences des hommes ? * Omer * Héricourt se promit d' imiter cet enfant sublime , égal en âge à lui-même . S' avouant inférieur par l' intelligence , le courage et le savoir , il déplorait pieusement son ignorance de la musique . C' est pourquoi maman * Virginie excitait en lui une vénération sincère quand elle touchait l' harmonium . Il restait immobile et silencieux sur le carreau , non loin de la robe noire . Le miracle s' opérait . La voix de l' être invisible et puissant jaillissait vers les petites flammes tremblotant à la cime des cierges ; elle se heurtait aux murs de pierre et aux vitraux colorés par la lune . L' ancien oratoire de la duchesse de * Lorraine vibrait ; et l' autel étroit , son minuscule tabernacle de bois peint se transfiguraient alors pour l' enfant dont les oreilles ronflaient , dont la poitrine s' émouvait aux chocs continus des ondes chassées dans l' espace . Son corps lui paraissait une frêle chose qu' elles traversaient facilement et qu' elles imprégnaient d' une âme enthousiaste , vague , prête à pleurer , à crier , à aimer . Maman * Virginie chantait en latin . Ce langage inconnu augmentait le mystère . Son fils la regardait sérieuse , virile , pleine de douleurs qui se lamentaient en ces mots inconnus . Il pensait , à ces moments , la voir grandir . Les joues frémissaient autour de la bouche émue ; les yeux bleus visaient une apparition fort triste , sans doute , par delà ; les doigts refoulaient sur les touches , comme au fond du pauvre coeur même , les peines toujours victorieuses . En même temps , les sons le pénétraient , lui , chétif . Leur force le saisissait , emportait sa raison lasse de vouloir comprendre et qui s' abandonnait aux essors harmonieux vers des gloires vagues . Soudain , il désirait avidement voir des personnes radieuses , ailées , en or , celles aussi que désirait certainement l' hymne de sa mère . En lui un élan cherchait son but , s' épuisait à vouloir : un élan qui n' avait pu s' envoler parmi les sons , qui battait de l' aile , comme un oiseau blessé , à terre . * Omer souffrait d' être le seul qui ne partît point vers les espaces . à voir sa mère éperdue laisser les finales mourir , il la devinait éprise de cet inconnu qu' il aimait en elle plus savante pour le concevoir . Alors , s' il courait aux genoux de la veuve , s' il se hissait entre les bras accueillants , s' il écrasait sa bouche contre la joue offerte , s' il se pouvait blottir dans la chaleur du corps , s' il sentait deux lèvres à son front , cet élan trouvait le but dans l' étreinte maternelle , apaisante et consolatrice . Sa mère lui fut apprise ainsi , pendant les soirs d' hiver , dans l' oratoire du château . Elle fut le terme de ses aspirations violentes , l' abri sûr contre les souffrances , un lieu de satiété où les désirs s' endorment . - m' aimes -tu bien ? - oh ! Oui , maman ! Tout autre que la picarde , elle inspirait plus d' affection . Au bras de la servante , * Omer se trouvait à l' aise : des heurts et du froid , on le protégeait ; on lui servait de véhicule pour avancer sans fatigue , et de perchoir pour découvrir au loin ; de siège pour être vêtu , dévêtu , lavé , peigné , bercé . Il aimait * Céline ainsi qu' une part de lui-même , un autre corps , de vigueur et de stature mieux appropriés aux besoins de la vie . Maman * Virginie , il l' admirait , ainsi qu' un être très différent de tous , supérieur . En elle aboutissait le voeu d' un bonheur obscur , mais certain ; d' elle tout dépendait : l' ordre de la maison et la succulence du repas , la promenade , la prière , la musique et la joie d' être chéri , non comme un animal amusant , mais comme une vie précieuse . * Omer concevait clairement ces idées , bien qu' il n' eût pu les dire . Dans les mains de * Céline , il jouissait mieux des choses ; dans les mains de sa mère , il jouissait mieux de soi . Il goûtait en la compagnie de celle -ci ses fiertés , et de celle -là ses plaisirs . Cela l' eût intimidé que maman * Virginie lui ingurgitât la soupe au lait . Avec * Céline , il oubliait les mots de la prière ; il s' en distrayait presque complètement , les soirs de réception , quand * Madame * Héricourt demeurait au milieu des convives . Alors * Jésus ne se divinisait point . Il restait un petit garçon qu' on négligeait pour le tic tac de la pendule , le pétillement du foyer , ou le ronron du chat * Minos . Dès le printemps , le divin fils récupéra , tout seul , le prestige de sa domination . En jupon tissé d' or , le chef couronné de diamants et la main tenant le sceptre , il apparut , au faîte du petit autel , sur le bras droit d' une sainte vierge également couronnée de pierreries , vêtue d' une ample robe d' or et d' un manteau de velours : les instruments de la passion y étaient brodés entre des coeurs flambants . Au retour d' un pays lointain , l' * Espagne , l' oncle * Edme rapportait cette magnificence . * Omer eut quelque peine à se souvenir que le voyageur était le frère de maman * Virginie , le fils du grand-père * Lyrisse ; mais il comprit mieux qu' il eût bataillé . Le capitaine de cavalerie souleva par la taille son neveu , le considéra longtemps , lui mit aux doigts le métal de sa dragonne . La mère aux joues pâles pleurait comme à l' ordinaire quand survenaient des visites . Grand-père * Lyrisse parlait des chevaux qu' il achetait dans toute la * Lorraine pour la remonte des régiments . Il embrassait son fils qui le nommait en riant : " mon général ! " qu' ils étaient forts , ces parents ! Le casque du dragon fleurait à l' intérieur le cuir et le fer quand le petit , dedans , introduisait la tête , pour le rire de tous ; et la longue crinière traînait derrière lui sur le plancher . Les éperons cliquetaient sur les carreaux des corridors , où grinçaient aussi les fourreaux de sabres . Le grand-père endossait fréquemment un habit à plastron d' or ; il sortait devant deux soldats , celui montant la bête rouge , celui montant le gros pommelé . Quelquefois , le grand-père et l' oncle se montraient vêtus de longues redingotes à brandebourgs . Ils étaient alors d' autres gens . Leurs allures inquiétaient . Sans armes , sans revers de couleur à la poitrine , sans culottes de peau et sans épaulettes , ils semblaient de graves messieurs qui refusaient de se travestir pour jouer . * Omer se tenait à l' écart , fort sage . D' ailleurs , il avait bien raison , puisqu' un jour ils se disputèrent , attaquant de gestes et de cris le bisaïeul assis dans le fauteuil à oreillettes . Lui déclamait à vingt reprises : - j' affirme que le général * Oudet et nos frères les * Philadelphes n' ont pas été tués par l' ennemi , le soir de * Wagram ... j' affirme que * Napoléon leur a fait transmettre l' ordre de passer les avant-postes , sous prétexte d' une reconnaissance ; j' affirme que cet ordre leur prescrivait d' atteindre le lieu du guet-apens . Les gendarmes de * Savary , déguisés en kaiserlicks , les y fusillèrent ... - c' est une calomnie ! - ripostait le général * Lyrisse , secouant , à la faire tomber , la pomme ridée de sa petite tête blanche , au bout du long cou . - l' empereur avait signé , la veille , la promotion d' * Oudet au grade de général . Eût -il fait cela , s' il l' eût voulu perdre ? - pourquoi pas ? Criait l' oncle * Edme , se croisant les bras et avançant une figure rouge et furieuse d' où s' envolaient ses mèches . - * Bonaparte , en le nommant d' abord , écartait ainsi les soupçons des braves gens , simples et loyaux , comme vous , incapables de croire aux nécessités d' état ! ... - à d' autres , blanc-bec ! - mais , mon père , tous les états-majors l' ont compris . à * Schoenbrunn , à * Vienne , on parlait d' un soulèvement de l' arrière-garde . Par malheur , messieurs les sublimes chevaliers , les maîtres du grand * Orient , nous envoyèrent message sur message dans les loges militaires , pour nous interdire de répondre à l' appel des jacobins . - oui , notre devoir , - interrompait le bisaïeul , - était , à cette époque , d' épargner l' homme que les soldats considéraient comme leur fétiche de victoire . Il fallait consommer , avant tout , la ruine des monarques , cela malgré l' avis de * Bernadotte et de * Fouché . - vous n' avez réussi qu' à rétablir plus solidement un nouveau trône ... , qu' à soumettre au despote les forces suprêmes de la république , hurla l' oncle revenu d' * Espagne , les bras au ciel . Et il perdit la respiration . - la république ... , les monarques l' eussent écrasée mieux encore , en restaurant ici la féodalité , s' ils étaient entrés avec des troupes triomphantes ... - non , mon père ! Parce que le peuple aurait aperçu clairement la vérité . Il eût repoussé le joug ! Tandis qu' en * Napoléon , il voit toujours le soldat de la convention , l' admirateur de * Robespierre , l' ami des terroristes , canonnant à * Toulon les partisans des girondins ... et la nation laisse tuer une à une les libertés , au nom de la liberté ! Le capitaine se précipita vers le bisaïeul . Autour de son corps maigre , les os de ses bras , les os de ses jambes trépignaient ... il proféra : - et vous , les chefs de la maçonnerie ... vous les sublimes maîtres du royal secret , vous-même , grand inquisiteur de la stricte observance , vous avez trahi l' ordre et la république , en obligeant à l' obéissance les états-majors d' * Espagne , le lendemain de l' assassinat d' * Oudet . Six mille philadelphes , tous officiers , eussent mené leurs troupes contre les valets du despote ... et proclamé à * Madrid la constitution de l' an III . Tous les vieux jacobins du * Midi nous ouvraient les villes . Les loges de * Toulouse , de * Bordeaux , de * Nantes nous appelaient ... vous avez anéanti la république ... - * Napoléon défend le camp d' * Hiram contre les barbares . Il faut qu' il achève son oeuvre ... après , l' on verra ! ... - répondait le général . Mais l' oncle * Edme agitait ses bras , disant : - oui ... si les loges obéissaient toutes à vos avis ! Il n' en est rien . En * Espagne , depuis deux années , on nous ferme les ateliers du grand architecte . Quand nous nous présentons en visiteurs , les experts refusent l' entrée ... le tuileur déclare qu' il pleut dans le temple . Nous sommes traités en profanes , en séides de la tyrannie ... l' état-major anglais reçoit ses renseignements de tous les frères . Ce sont eux qui firent cerner le général * Dupont à * Baylen . * Wellington put marcher sûrement . Apprentis et compagnons le nomment le libérateur . Nous ne sommes plus les armées de la république , apportant aux intelligences de l' * Europe la lumière et la liberté , nous sommes les complices d' un traître que son mariage avec * Marie- * Louise d' * Autriche a fait entrer dans le complot des rois contre les nations ! ... voilà ce que nous sommes , aujourd'hui ; voilà pourquoi nous évacuons l' * Espagne , vaincus et honteux , sous les huées des peuples ! ... le bisaïeul l' apaisait , levant sa vieille main tremblante et molle . Atroce était la peur d' * Omer * Héricourt . Tapi dans l' angle de la cheminée , il écoutait ces mots , ces phrases cent fois répétées depuis une heure , sans qu' il les comprît . Il s' efforçait de tout entendre , pour interroger ensuite , méditer , savoir les détails du péril prochain . Un instant , il attendit que le vieil homme dans son fauteuil fût frappé par le dragon d' * Espagne , tant celui -ci jetait au ciel ses poings maigres issus de dentelles chiffonnées . Grand-père * Lyrisse haussait les épaules au faîte de son immense échine courbée sous la flasque redingote olive . L' oncle * Edme grattait ses favoris avec rage . Grand-père * Lyrisse répétait toujours la même chose : - philadelphes , nous jurons d' employer uniquement la force des armées françaises à la défense des droits de l' homme , mais il importe de les protéger d' abord contre les ennemis extérieurs ; il importe d' interdire , par tous les moyens , aux barbares le camp d' * Hiram ! à quoi le bisaïeul répondait , hochant sa large tête flétrie et les anneaux de ses boucles neigeuses , enfin condamnant d' une voix solennelle : - * Napoléon sera châtié à notre heure , après les autres tyrans ... ah ! Au nom d' * Hiram , * Omer se rappelait , combinait ses souvenirs et les paroles de la dispute . * Arlequin , l' ogre et * Polichinelle , les mauvais compagnons , menaçaient donc encore les amis du bon architecte , puisqu' il fallait défendre son camp , qui était sans doute la région des temples construits par le petit claveciniste au loin , il y avait cent ans ! Mille leçons oubliées ressuscitèrent . Une clarté soudaine illumina sa mémoire ... les rois assaillaient les temples d' * Hiram , les temples d' égalité , de fraternité , comme l' en avait maintes fois averti le bisaïeul . Et le grand-père * Lyrisse , l' oncle * Edme , si beau entre les mèches de sa chevelure , tous deux étaient les soldats du bon architecte , qui revivait dans les enfants de la veuve , dans le parrain savant ! Pourquoi se querellaient -ils ainsi ? ... * Omer ne put arriver à le connaître . à l' exemple du * Petit * Poucet , il aima mieux rester coi . Questionner lui eût peut-être valu d' extraordinaires punitions . Son coeur tressautait aux paroles violentes . Il contenait malaisément les larmes de sa peur . L' angoisse enflait dans sa gorge frêle ; et il craignit qu' un sanglot n' attirât sur lui la fureur du capitaine . Il se recroquevillait en soi , vaguement sûr de voir tout à l' heure s' abattre sur lui la salle , le château , et le temple même d' * Hiram , qu' on disait immense comme la terre . Cependant le général * Lyrisse obtenait qu' on refrénât les colères . Il conseilla de penser aux équipages , aux chevaux , aux voitures de campagne et aux harnais indispensables . On partirait bientôt . L' oncle et le bisaïeul se turent un instant . Ils écoutèrent ses chiffres . Puis , les voyant plus calmes , le grand-père ajouta : - allez , allez , tout se passera comme d' habitude . Nous nous divertissons à des histoires de sociétés secrètes ; mais nous ne changerons rien au monde . Les peuples aiment les victoires et les empereurs plus que les libertés et les républiques , et * Napoléon , qui étonne l' * Europe , va la réunir définitivement sous une seule autorité , comme le firent * César et * Charlemagne avant lui . Vous aurez beau vous ceindre de tabliers en soie dans les loges , et brandir les épées flamboyantes devant les colonnes , vous ne transformerez pas l' âme éternelle des peuples , qui aiment l' esclavage . Le joug de * Napoléon leur plaît . Il triomphera par nos armes , puissantes pour le servir , impuissantes à l' ébranler . Là-dessus , les deux autres se récrièrent et nièrent avec d' épouvantables vociférations . Le bisaïeul se dressa : - * Bonaparte a trahi son serment , que nous avons reçu dans les loges de * Valence et de * Malte . Le monde maçonnique sera relevé de ses obligations envers lui ... je l' affirme : encore un peu de temps , et les ateliers de toute l' * Europe refuseront leur concours aux armées impériales . Bientôt vous heurterez en vain au seuil des temples , en * Allemagne , en * Autriche , en * Pologne . Les aigles éprouveront le vent de la déroute , parce que tous les enfants de la veuve se lèveront contre elles ... parce que les prétoriens ont permis à leur maître de renier l' oeuvre jacobine ... parce que le sang de * Jacques * Molay crie contre eux ... comme celui d' * Hiram ! Ainsi hurla le parrain , tout droit hors du fauteuil . Sa canne fendait l' air . Il crachait les mots . Il chancelait sur ses grosses jambes boursouflées ; il piétinait obstinément le sol . L' oncle * Edme récrimina : - il fallait m' écouter en 1806 ! Il fallait soutenir * Oudet , les * Philadelphes de * Milan ! ... il fallait m' écouter en 1809 , suivre * Fouché et * Bernadotte ! Nous serons châtiés avec notre maître ! Nous avons été les mauvais compagnons du temple ! Hélas ! Maintenant , ce sont les fils des illuminés allemands , les amis de la vertu , qui vont anéantir le nouvel assassin d' * Hiram et la * France avec lui ! Au bruit , la picarde entra , recueillit * Omer , l' emporta jusque dans la cour d' honneur . L' ordonnance de l' oncle * Edme y nettoyait une selle poudreuse , des mors ternis , des courroies sèches ... et il fredonnait : veillons au salut de l' empire , veillons au maintien de nos droits ; si le despotisme conspire , conspirons la perte des rois ! liberté , que tout mortel te rende hommage ! tremblez , tyrans , vous allez expier vos forfaits . plutôt la mort que l' esclavage ! les hommes libres sont français . * Omer s' amusa de le voir fourbir . Hors de ses mains , les anneaux glissaient brillants et magnifiques . Le gland du bonnet de police rabattu dansait contre son oreille . - partez -vous aussi , * Monsieur * Omer ? - demanda -t-il . - faut venir , donc ! Je vous tiendrai tout votre fourniment bien propre , vous savez ... et puis nous allons loin cette fois , * Mam'selle * Céline ! ... on dit que le petit tondu , il nous emmène chez le grand mogol , quoi ! Au fin fond des * Asies , en passant par chez les cosaques et le grand turc ... ah ! La la , on va en voir du pays ; on va en manger des drôles de soupes ... faut venir , que je vous dis . Si vot'papa était encore de ce monde , * Monsieur * Omer , allez , il se ferait pas dire deux fois : " guide à gauche ! ... " c' était un dur , un fameux ... et qu' on peut le dire ... je l' ai suivi à * Essling , moi qui vous parle ... ah ! Tonnerre ! C' était un dragon que le colonel * Héricourt ... liberté ! Que ce nom sacré nous rallie ! poursuivons les tyrans , punissons leurs forfaits ! on ne voit plus qu' une patrie quand on a l' âme d' un français ! * Omer eut envie d' aller aussi jusque là-bas ... n' était -ce pas en * Asie qu' * Hiram avait élevé le temple de * Salomon et toutes les splendeurs assemblées avec la truelle d' or , l' équerre et le marteau ? ... quand furent partis le capitaine et le général dans la chaise de poste raccommodée par le charron , repeinte , tout éblouissante de ses roues neuves ; quand l' ordonnance du grand-père eut éperonné la jument géante ; quand le bruit des grelots et du fouet se fut éteint , maman * Virginie demeura , toute une matinée , assise sur les marches du perron , à larmoyer . * Omer s' ennuyait bien . Le ciel bas frôlait les murailles de verdure , le long du parc . Le vent poussait des nuages lourds , inclinait les branches , éparpillait les feuilles jusqu'aux vitres de la maison blafarde . Les ardoises s' envolaient du toit . Aux premières gouttes de pluie , le bisaïeul vint relever la pleureuse et la consoler en ses bras . L' orage tonnait dans le lointain . Puis des saisons passèrent ; et la maison fut morose . Le vieillard s' acharna mieux encore à l' éducation du descendant . Seul le chien * Médor égayait de ses abois , de sa queue battante , de ses ruses pour pénétrer dans la cuisine , puis ressortir , la gueule pleine , en fuyant les coups du torchon que brandissait la cuisinière injurieuse . Hirsute et roux , l' audacieux chassait les merles des taillis ; il réussissait presque à les atteindre en bondissant à la manière d' une bête ailée . Il effarouchait le vol tumultueux des canards . Le pleur discret de ses narines appelait par les fentes des portes lorsqu' on oubliait la promenade . Il osait franchir les plates-bandes . Très habilement il esquivait les corrections . Aux genoux de maman * Virginie , * Médor , attentif à la possibilité d' un fâcheux accueil , posait doucement deux lourdes pattes fauves ; il aplatissait là son museau de berger à poil rude . Il fût resté des heures immobiles , confit dans la satisfaction de mêler à la chaleur humaine celle de son corps , noir et gris sur le dos , blond sur les cuisses . D' autres heures , étendu contre une marche du perron , il veillait au soleil , pour aboyer terriblement vers les loqueteux , les colporteurs et les courriers . Si * Médor eût permis qu' on l' enfourchât , tel qu' un cheval , les prévenances de son amitié eussent été complètes . Mais il se dérobait , d' un brusque mouvement , ou s' accroupissait , le malicieux , afin que le cavalier glissât . Même , après une insistance trop impérieuse , le chien grogna des menaces avant de se retirer à pas majestueux , l' oeil de coin . Donc , * Omer apprit que la suprématie trouve des bornes devant les meilleures volontés . Il s' en étonna . Le chien , cet ami des premiers temps , lui devint un sujet parfois rebelle et hostile qu' il craignit de dompter , à cause des crocs visibles sous les babines barbues . Ce fut , dans le parc d' été , une défaite qui lui blessa l' orgueil profondément . Il se jugea diminué . Plusieurs jours , près de son théâtre , il décousait machinalement le galon des marionnettes , par revanche de sa honte qui avait connu la révolte d' un inférieur , et ne l' avait pu soumettre . L' idée de vengeance naquit en sa méditation . Marquer sa puissance par le mal , faire comprendre la réalité de sa force en infligeant une peine , ce lui parut juste . * Céline ne le secouait -elle pas à l' heure où il était surpris avec un sarrau tout sali par la terre des plates-bandes , une collerette froissée , des mains grasses ? Le bisaïeul ne privait -il pas son élève de gâteaux , certains jours où le texte de l' ancien testament cessait , par magie , de se laisser lire , ne présentait plus aux yeux d' * Omer qu' une série de minuscules dessins noirs alignés au long de la page jaunie , régulièrement , et dépourvus de toute signification possible ? Il avait beau frotter l' un contre l' autre ses souliers , il avait beau tordre sa veste dans ses doigts en sueur , il avait beau implorer du regard craintif la grosse tête blême si dure à l' abri des besicles d' argent , la punition était sévèrement proclamée ; maman * Virginie l' exécutait , inexorable . C' était la loi . Maintenant il connaissait le plaisir de * Céline et du bisaïeul , celui de sa mère quand ils le châtiaient pour avoir répondu mal aux questions du catéchisme . Ceux -là se vengeaient , comme lui se vengeait de * Médor . Toutefois , les crocs du chien annonçaient une vigueur certaine . Et sa faiblesse , devant l' animal aussi , contraignit * Omer à des réflexions profondes . Très souvent , * Médor se glissait , par l' entrebâillement d' une porte latérale , vers l' office . D' ordinaire , pareil manège avait l' enfant pour complice . Dans l' intérieur , les insultes de la cuisinière ne tardaient pas à chasser l' intrus . Au galop , celui -ci repassait , la gueule pleine et poursuivi par les coups vains du torchon . L' inutile fureur du cordon bleu ne réjouissait pas moins * Omer que celle de * Galimafré recevant , aux tréteaux du boulevard , à * Paris , la claque invisible de * Bobèche . C' était une victoire impromptue , de la faiblesse adroite renversant tout à coup la réalité des apparences . Cela changeait l' ordre de la vie ; et le spectacle inattendu causait plusieurs sensations vives , dont le jeu se transformait en joie saine . Mais vers ce temps -là , dans le salon , un matin , il changea son âme : dès qu' il eut vu le chien pénétrer dans le lieu de délices culinaires , il se hâta de crier : " * Céline ! * Céline ! * Médor vole à la cuisine ! " * Omer savoura le désir de sa vengeance . échapperait -il ou non , le rebelle qui ne permettait point à l' enfant de le monter comme un cheval ? Le coeur d' * Omer gonfla . Ses doigts s' arquèrent contre les vitres . Tout lui-même vécut avec la convoitise de voir panteler . Les abois , bientôt , hurlèrent et gémirent . Enveloppé dans les cinglements du fouet , l' animal s' élança , la queue sous le ventre , le corps dardé pour la fuite . Deux fois la lanière lui coupa le poil roux . * Omer crut mordre comme mordait le cuir du fouet . Il serra les dents . Un long cri du chien se lamenta . L' enfant trépigna de bonheur . Il était la cause de ce qui domptait . Dorénavant son astuce ménagea de semblables sanctions à ses rancunes . * Céline le rudoyait -elle parce qu' il courait au bord des pièces d' eau , il demandait obstinément , au retour dans la maison , le bol qu' elle avait naguère cassé devant lui . à la voir gronder fort il éprouvait une satisfaction extrême , celle de sa puissance qui de loin agissait , par intermédiaires et tout aussi terriblement qu' une autre . Mille fois , il réussit de la sorte à créer des destins fâcheux aux adversaires . Mais son triomphe , parmi tant d' expériences , fut celui -ci . Le bisaïeul une fois maugréait fort parce que le disciple récitait sans exactitude la leçon de l' ancien testament relative à la tour de babel . L' enfant ne se rappelait guère les paroles du vieillard qui tenait beaucoup à lui apprendre comment * Babel avait été la première loge maçonnique centrale , propre à réunir les hommes de toutes langues dans une même patrie et pour une même oeuvre de fraternité . * Omer savait mal la signification , et pourquoi les chefs ambitieux , s' étant disputé le pouvoir , entraînèrent les races diverses dans leurs querelles , rompirent le pacte , et défendirent l' usage de la langue universelle alors en honneur , afin d' obliger leurs partisans à se distinguer les uns des autres . Chaque race reprit le patois des ancêtres sauvages . Le peuple de * Babel se dispersa . Depuis lors , jamais les nations ne se purent défaire de la haine mutuelle , ni de la guerre ; car les rois et les empereurs les maintinrent dans l' ignorance de ce bien , ignorance qui assurait à chacun des monarques , la suprématie dans leurs royaumes , au lieu d' être seulement les égaux des autres hommes , élus par eux , pour une besogne de justice . Réciter cela mot à mot , l' enfant n' y put réussir . - tu ne veux pas apprendre , petit paresseux , dit le vieillard ... apprends toujours . Plus tard , tu comprendras la leçon ; et ton intelligence en recueillera les fruits . Fais -moi plaisir , * Omer ... apprends bien ce que je te dis . Je veux que tu continues notre oeuvre , celle de tant de siècles ! Nous aussi , nous avons tenté de reconstruire * Babel , et pour cela de renverser les tyrans qui séparent les nations . Nous avons entrepris cela , nos pères et nous-mêmes , petit ! Et cela s' est appelé la révolution française ... et c' est pour l' idéal de la révolution que mourut ton père , petit , en combattant les valets des monarques ! ... cela ne te persuade point ? Tu ne m' écoutes pas . Tu suis le vol de la mouche , et tu comptes les losanges du parquet , méchant ! ... ne veux -tu pas m' entendre ? Je t' engage à devenir un homme libre . Je t' affranchis ... je t' arrache à l' esclavage des traditions mensongères ... écoute -moi donc , * Omer ! écoute -moi , te dis -je ! ... tu ne veux pas , sacripant ! ... m' écouteras -tu enfin ! Et comme * Omer s' échappait , la canne l' atteignit aux ongles . Or , sur la plaque du secrétaire , s' amoncelaient des missives de tous pays . Le bisaïeul nommait leur origine , car il connaissait les villes des * Allemagnes , des * Hollandes , des * Espagnes et des * Siciles . - voilà , disait -il , un message qui arrive de * Hambourg . La loge de la concorde se tient à l' enseigne du nègre-des-îles , dans une rue voisine du port , chez le restaurateur * Hans * Hüttich qui sert d' excellente soupe au poisson , pour les adeptes , dans son arrière-boutique . Ah ! Nous avons bu là des brocs de bière en espérant la liberté . C' est un nègre en bois brun ; aussi grand qu' un homme et juché à la hauteur des fenêtres , il étonne les voyageurs par son caleçon peint de raies rouges et vertes ... ah ! Le drôle de nègre que c' est , avec ses grosses lèvres rouges , avec sa pipe plantée dans un trou fait à la vrille entre ses dents blanches ! ... ah ! Ce qu' il ouït d' histoires merveilleuses , quand nos frères débarquaient de leurs bricks , après un tour de cabotage sur les côtes d' * Angleterre , de * France et d' * Espagne ... ah ! Ah ! Dès que tu seras grand , nous retournerons ensemble à * Hambourg , et je te mènerai voir rire le nègre-des-îles ; petit ! ... si tu es sage . Ainsi dans chaque cité lointaine , fabuleuse , il savait une taverne , son enseigne , et son plat le meilleur . Il avait mangé dans toutes , autrefois , quand il propageait en mille lieux les idées dont naquit la révolution . à présent la malle-poste sans cesse lui apportait les messages de ces villes . Il décachetait soigneusement . Il équilibrait ses besicles ; il ratissait la poudre de tabac collée à l' encre des mots ; il secouait de pichenettes le vélin , puis lisait avant que de rédiger les réponses d' une grosse écriture qu' écrasait le grincement de la plume d' oie . Certains jours le bisaïeul réunissait toutes ses lettres afin de les cacheter à la file . La cloche du dîner , vers une heure , interrompait ce travail qu' il abandonnait épars sur la planche du secrétaire . Il en fut de même le lendemain du coup de canne aux doigts . Justement , le chat * Minos ayant dormi dans la suie du ramoneur , marquait les dalles à l' effigie de ses pattes . * Omer le vit . Attirer la bête dans le cabinet du vieillard par l' appât d' une friandise fut commode . à son habitude , le chat sautait sur le secrétaire pour y faire sa toilette . L' enfant l' effraya par des gestes fous qui le repoussèrent dans les lettres où il piétina , scellant chacune selon les formes de sa patte noircie . Le bisaïeul eût pleuré à la vue des dégâts . Il lui fallut recommencer les missives , et , tout un après-midi , se hâter pour finir avant le passage de la malle-poste . Quelle volupté intime * Omer connut , dans le fauteuil où il feignit d' épeler , très sage , son ancien testament , jusqu'au soir ! Sans avoir rien commis d' évidemment punissable , il obligeait à une tâche fastidieuse le brutal qui essuyait , sous les lunettes , sa larme de vieillesse , et qui toussait parmi les paperasses innombrables . Astucieuse , la justice d' * Omer ne laissa nul méfait impuni , touchant sa personne . Pour cela , son estime envers lui-même s' exagérait . D' ailleurs l' histoire lui prêta maints exemples qui l' encourageaient à l' éducation de cette puissance dissimulée . * Omer souhaita de l' obtenir . L' ancêtre n' assurait -il pas que * Mizraïm légua la science aux sociétés des maçons , et qu' à * Paris , en d' autres villes , les adeptes s' en instruisent mutuellement sous le sceau d' un secret rigoureux . Quand il serait grand , * Omer les pourrait savoir ; et sa canne aussi fendrait les eaux , ferait jaillir les sources des rochers , les grenouilles des ruisseaux , les poux de la poussière , afin de nuire à ses ennemis . Fuyant les sauts de grenouilles acharnées à ses bas , ce hargneux comte de * Praxi- * Blassans ferait une drôle de figure qui vengerait * Omer des pichenettes . Le voeu d' égaler * Moïse changea beaucoup de sa vie . Au premier orage , il refusa de quitter la fenêtre où se cassaient les promptes lueurs des éclairs , car * Moïse les avait affrontés , avant d' être reçu à la porte des hommes par l' hiérophante de * Thèbes , et de prononcer , l' épée sur la gorge , son serment de discrétion . Tout ce jour d' orage , * Omer s' imagina revivre les actes du prophète . Il se fabriqua le bonnet pyramidal d' initié au moyen d' une vieille gazette , et feignit d' étudier dans les livres la physique , la médecine , la pharmacie , l' écriture , le calcul relatif aux inondations du * Nil , la géométrie , l' architecture et la mathématique , que * Moïse avait approfondis durant ses années de néocore . à * Céline l' interrogeant sur la profession future , il répondit souvent , dès lors : " je serai magicien comme * Moïse . J' arrêterai par des enchantements la poursuite du pharaon et il sera noyé dans la mer avec tous ses soldats ... je serai plus malin que les forts ... , et leur épée se brisera contre ma baguette ... les chevaliers meurent dans les combats , mais les magiciens ne sont -ils pas immortels ? " il pensait à son père , pendant cette phrase . Il prétendit éviter le sort ridicule d' être tué . Dans aucune légende le chevalier ne parvient à occire ceux qui charment la forêt , ou qui suscitent des dragons . La fée règne sans conteste . Elle récompense . Elle châtie . Son pouvoir ingénieux dompte l' orgueil de tous les courages . Maintenant qu' il savait le moyen d' acquérir la science de * Mizraïm , rien autre que la magie ne le tentait plus . Un message annonça la visite de la tante * Cavrois . Lorsque * Céline et * Omer lui remirent la lettre , maman * Virginie s' étonna fort dans le lit où elle souffrait de ses névralgies , durant les mois humides : - eh bien ! * Caroline sort de ses moulins d' * Arras ! Ciel ! Qu' arrive -t-il ? Tu vas donc revoir ta tante , * Omer : te la rappelles -tu ? ... comment , tu ne te souviens pas ? Tu étais alors si petit ! ... * Caroline , pourtant ! La soeur de * Bernard , la soeur de ton père infortuné ! ... tu sais bien , une grosse , en noir , qui avait toujours des coiffes de soie , et un réticule plein de mouchoirs bleus ... et qui faisait chauffer tes petits pieds nus devant les bûches , et qui te faisait prendre tes panades en soufflant sur la cuiller ? ... c' est elle qui t' a donné le beau couvert d' argent , pour ton baptême . Mais oui , c' est elle . Il n' y a pas si longtemps ! Il faudra te montrer bien respectueux envers ta tante ... son mari , ce pauvre * Cavrois , avait la tutelle de tes biens . Hélas , il est mort aussi ! Maintenant * Caroline et le comte de * Praxi- * blassans gouvernent ton patrimoine : car , ma foi , tu es propriétaire ... mais oui , monsieur , tu possèdes une part des moulins * Héricourt ... la part de ton père ! Tu en partages les revenus avec tante * Caroline , l' oncle * Augustin , tante * Aurélie et le comte , que tu aimes tant ! ... ah ! Ah ! Dame ! ... c' est beaucoup de souris pour un seul gâteau ... n' importe , * Caroline veut , cette fois , te remettre elle-même ton quartier . Elle m' écrit qu' elle désire connaître son neveu , puisque le voilà parvenu à l' âge de raison . Elle pense à nous et à notre chagrin depuis le départ de mon père et de mon frère * Edme . * Omer espéra le quartier d' une tarte et demanda quelle serait la taille du gâteau . Sa mère le railla . * Caroline apportait , non pas un quartier de tarte , mais un quartier de rentes à son pupille qui ne voulut pas en démordre , se figurant mieux la friandise que l' argent . Le matin où l' on fut au relais , pour recevoir la voyageuse , * Céline dut faire emplette de la pâtisserie chez le boulanger du village . Le gourmand y trouva moins de plaisir qu' il n' en attendait ; la pâte était lourde et les prunes sèches . Aussi vilaine que la tarte , * Caroline ne le surprit guère par la laideur de son gros visage rouge , de sa vieille redingote anglaise bouffant au dos , quand elle descendit le marchepied du coche sans rabattre ses jupes sur une jambe épaisse en bas de laine grise . * Omer se laissa froidement baiser les joues . Il y avait tant de bruit , tant de choses curieuses ! ... la veste du postillon et ses bottes énormes , - celles de sept lieues sans doute , - sa queue de cheveux tressée avec des fils d' archal , l' immense voiture , jaune à la caisse , verte à l' impériale , bossuée par les colis en tas sous la bâche , et la malle qu' on fit glisser le long de l' échelle ; et les gens qui regardaient aux vasistas ; enfin le joli jeune homme du coupé , svelte en son carrick et qui , froissant les ruches de son jabot , contempla maman * Virginie . Trois petites filles faisaient des " bouches " sur les vitres , à l' intérieur , puis les effaçaient de leurs mains rouges . On regarda disputer un gros homme dont l' habit bleu dépassait , en dessous , la blouse de serge , dont le bonnet de coton débordait le chapeau de castor , dont le pantalon court flottait à mi-botte . Et l' étranger si drôlement affublé d' un manteau et d' un capuchon , d' un bonnet de drap , de guêtres en toile crottées ; et les poules accourant picorer le crottin vers le timon sans chevaux ! Sous le vaste écu d' or qui décorait l' enseigne de l' auberge , plusieurs dames jasaient en présentant les doigts au réchaud . Des hommes , afin d' allumer leurs pipes , soufflaient sur les braises parmi la cendre d' un pot de cuivre . Les chiens se flairaient entre les roues du véhicule . On amena les cinq chevaux pommelés ; on les attela . Les voyageurs se rassirent . Le conducteur sonna du cor , et toute la machine s' ébranla , traversant la déroute des poules , les abois des chiens , les saluts des palefreniers qui vérifièrent la générosité des pourboires . Alors seulement * Omer remarqua les attentions de la tante * Caroline . Elle s' efforçait de lui plaire , inclinait jusqu'à lui son visage , qu' il jugea fort pareil à celui du chat * Minos . Elle avait les joues pleines , le nez étroit , rosé , la lèvre supérieure saillante et bourrelée , le menton bref ; et , dans les façons , un air de se vouloir caresser à vous . Quant aux yeux , ils devinaient , ronds et graves , l' âme de l' enfant . Il l' estimait , à la fois , redoutable et amie . Dans la voiture elle déballa des pains d' épices en forme de coeur , saupoudrés d' anis , que l' on croquait . Elle exhalait la même odeur de farine , d' épicerie sucrée , de colle et d' angélique un peu chancie . Large et ventrue , elle occupait de la place . Les réticules , les cabas et les sacs pendus à ses bras l' augmentaient encore . Elle parlait continûment , interrogeait et répondait elle-même , habile à lire , sur la physionomie , les paroles , devant qu' elles fussent prononcées . - certainement , il ressemble à * Bernard ; mais bien plus à mon père , * Virginie ! Regarde -le donc ton fils . C' est à croire , mon dieu , qu' il va peser de l' or au trébuchet dans le bureau des farines , comme le pauvre défunt . Avise -le quand il rit . Avise : c' est tout le père * Héricourt , ma chère ! Tu l' as connu trop vieux pour le retrouver dans ce minois ... mais c' est tout son aïeul . Voilà sa façon de porter la tête et de secouer les mèches de sa perruque ... ah ! Ma bonne , je n' en reviens pas ... embrasse -moi , mon gros ... veux -tu encore un coeur d' * Arras ? Aimes -tu ça ? Elle tirait de son cabas d' autres douceurs . Il fut assuré de plaire à cause de cette ressemblance avec le mort inconnu . D' ailleurs , * Caroline attira son neveu , l' assit sur ses genoux entre les sacs qu' elle écartait , le serra contre sa poitrine , sans vouloir le remettre à sa mère avant l' entrée au château . De tout le jour , il ne quitta point sa nouvelle amie . Contre les gronderies des parents , il la devinait protectrice . La robe de velours brun déteint lui parut un chaud refuge . Les mains grasses le palpaient sous les bras . La visiteuse fit don , quand la malle fut débouclée , d' une corvette munie de ses caronades , de ses cordages et de ses poulies , de ses chaloupes , de tous ses agrès vernis . Des poupées minuscules portaient des pantalons de matelot en toile véritable et des chapeaux de cuir . Cent objets menus , rivés soigneusement au pont du bateau , justifiaient qu' on les admirât . C' était le modèle de la belle-ariadne , le navire de * Joseph * Héricourt armé en corsaire pour enlever les sucres des galiotes anglaises , et qu' on n' avait plus revu depuis trois ans déjà . Le frère de * Caroline languissait -il sur les pontons , prisonnier des " queues rouges " , ou bien la tempête l' avait -elle broyé ? La tante l' ignorait . Perdus corps et biens , captifs ou tués dans un combat naval , jamais sans doute les matelots de * Joseph ne reparaîtraient en * France , ni lui-même . Elle le dit , d' une voix triste , tandis que sa main caressait les boucles d' * Omer . Plus tard , elle fouilla ses paquets ; ils encombraient les chaises ; elle choisit un écrin , l' ouvrit . Une large timbale y brillait . - c' est du vermeil ! - * O . * H. ! Ses initiales gravées . - mais , * Caroline , tu me gâtes l' enfant ... on se récriait . La timbale passa dans les mains . Ahuri de sa fortune , * Omer , longuement y savoura le laitage du goûter . Ses narines flairaient la lueur du vermeil ; et il mirait , à la surface concave , ses traits élargis . Il posséda toute la splendeur du métal . De la tante * Caroline , il ne devinait rien . Pourquoi faisait -elle de magnifiques cadeaux , la dame en robe usée , aux bas de tricot gris comme ceux des servantes ? Pourquoi était -elle riche , cette dame à figure épaisse , sournoise , encadrée de cheveux déjà grisonnants et rares entre les peignes qui retenaient des frisures ridicules ? Le soir , dans son lit , il écouta * Céline et sa mère rire des modes antiques , du haut chapeau enrubanné de jaune , des mitaines déteintes , des souliers à cordons , de la mante trop courte , du fichu écossais . Voilà donc la voyageuse qui réalisait le miracle de la mendiante prête à devenir magicienne , en se révélant semeuse d' or , donatrice de corvettes coûteuses et de timbales en vermeil ! Vraiment , elle devait être cette fée des contes . Il s' endormit accru d' un espoir , celui de la voir , le lendemain ou un peu plus tard , offrir une calèche , une chape d' évêque . Qu' elle eût dissimulé sa fortune sous les apparences sordides , cela lui semblait un art excellent , qui la faisait double , la rendait mystérieuse , lointaine , un peu divine . à quelques jours de là , comme maman * Virginie discutait de ses fermages en compagnie des métayers , dans le salon aux colonnes blanches , * Omer se trouvant avec le bisaïeul et la tante * Caroline , l' entendit déplorer qu' un bouton pendillât par le fil à la guêtre du vieillard . Négligeait -on les soins nécessaires ? * Mme * Cavrois promit de gronder sa belle-soeur . Aussitôt , du réticule pendu à sa chaise , elle tira une aiguillée , puis s' agenouilla pesamment , auprès de la jambe . Malgré les représentations du parrain , elle entreprit de recoudre . Attentive et lente , elle étalait un large dos marron ; la ceinture entourant les aisselles écourtait le buste ; le reste du corps était comme un sac de velours trop rempli . D' abord elle vanta son frère cadet , le colonel * Augustin . Elle excusa l' enfance du mauvais diable qui jadis avait fait sauter avec de la poudre le bénitier de l' église , à * Sainte- * Catherine- * Les- * Arras . Plus tard , le démon s' était enfui des moulins , pour rejoindre leur aîné * Bernard , et s' engager à seize ans dans le corps de * Lecourbe ! La providence avait choyé le scélérat . Il avait épousé une hollandaise opulente . Maintenant il entrait à * Moscou , colonel de trente ans . à quelle gloire n' atteindrait -il pas " si ... * Dieu nous garde ! " gémit * Caroline en se signant . * Omer se rappelait l' oncle à la mine sévère et à la voix douce , et sa belle femme qui lui avait donné le petit cimeterre turc , aujourd'hui brisé . Ayant étendu sur une chaise la jambe du podagre , la tante recousait le bord de la guêtre . Elle enfonça l' aiguille , continua de parler . à l' en croire , * Augustin * Héricourt écrivait des choses fâcheuses , sur la situation des troupes : l' empereur les menait trop loin de leurs appuis naturels par delà les sables et les forêts de * Lithuanie . Rarement * Augustin avait commis des erreurs en instruisant des probabilités utiles aux spéculations de la compagnie * Héricourt et aux fournitures militaires . Il avait prévu les chances d' * Iéna , la prise de * Lübeck et les négociations de * Tilsitt , avant le comte de * Praxi- * Blassans lui-même . Tous deux niaient qu' à * Moscou la paix se pût conclure . Donc , l' armée devant rester de longs mois en campagne , ne serait -il pas habile de faire parvenir là-bas , pour les vivres , quelques convois de blé ? Poussive , elle s' arrêta . Le parrain souriait en jouant avec ses breloques maçonniques . * Caroline pêcha dans son réticule une lettre , et pria le vieillard de lire , pendant qu' elle s' attardait à fixer le bouton de guêtre par mille points . - oui , oui , * Augustin et moi , - répondit -il , - nous pensons de la même façon là-dessus ... envoyez du blé en * Russie , * Mme * Cavrois . Envoyez vos blés d' * Artois ! Elle se moucha longuement ; puis , la tête baissée vers l' ouvrage , elle exposa en phrases brèves et simples l' essentiel de son désir . Elle souhaitait que le bisaïeul , aidé de * Virginie , achetât la moisson du pays lorrain . On leur livrerait à meilleur compte : une personne étrangère est aussitôt soupçonnée de spéculation par les paysans . En outre , * Caroline manquait d' argent , à cette heure . Sur le conseil du chimiste * Balthazar * Claës , son ami de * Douai , elle avait voulu cristalliser le jus de betterave , et le vendre comme le sucre de canne que les navires n' apportaient plus des * Antilles , depuis le blocus . à * Paris déjà , beaucoup de cafés , de tavernes débitaient ce produit . Toutefois les frais de l' usine étaient considérables , bien qu' un associé , * M. * Crespel , y participât . * Caroline avait dû récemment payer la maçonnerie , les alambics , les chaudières et les fours , toute une machinerie coûteuse , qui mangeait du combustible . La compagnie * Héricourt ne pouvait donc acquérir seule assez de grains pour la consommation des armées impériales . Elle présenterait bien un tiers de la garantie , en effets à prompte échéance et en bons du trésor ; elle acquitterait d' avance le prix du transport par bateaux jusqu'à * Rotterdam , et le fret des navires jusqu'à * Dantzig ; mais elle avait besoin dans cette affaire d' une commandite . Or , le château de * Lorraine constituait un gage excellent . La banque d' * Artois en formation prêterait là-dessus de bon argent liquide . * Caroline en répondit . Le projet de contrat était même dans son portemanteau : il n' y manquait que les signatures et le parafe d' un tabellion . Elle avait fini de coudre . Tenant le fil et l' aiguille attachés encore à la guêtre , elle s' assit sur les talons . Sa grosse tête de chatte blême visait le sourire malin du vieillard , qui secoua ses breloques et dit : - ma bonne amie , vous savez , je soupçonne aussi qu' * Alexandre ne signera point la paix à * Moscou . C' est l' avis de * Fouché . * Napoléon devra quérir à * Saint- * Pétersbourg son traité , en plein hiver russe , et à deux cents lieues de ses lignes de soutien , avec une multitude de soldats divers , espagnols , italiens , polonais , prussiens et bataves , fatigués par cinq mois d' une rude guerre , affamés , dépourvus de tout . Il vaincra , parbleu ! Mais ensuite ? ... imaginez , je vous prie , le retour de ces hordes à travers l' * Allemagne entière , l' * Allemagne lassée de nourrir les troupes impériales et de subir leurs bravades . La révolte couve dans toutes les cités que , depuis un siècle , l' illuminisme exhorte à la liberté . Oui : quand ils croyaient que les divisions françaises apportaient , avec elles , la république et la ruine des rois , les illuminés d' * Allemagne et les francs-maçons , la bourgeoisie , les artisans , accueillirent nos drapeaux . Mais * Napoléon est seulement un monarque plus fort qui les opprime , un tyran qui les pille et qui les outrage , qui fusille les apôtres de la liberté , qui dément la * France de * Valmy . Aussi en * Bavière et en * Saxe , l' esprit de la république se réveille . Les philadelphes , dans chaque état-major français , excitent les mécontents ; et les illuminés , dans chaque ville de * Prusse ou d' * Autriche ... eh bien ! Pour rétablir les choses comme les avait établies la convention nationale , il faut des ressources ... toutes les miennes seront consacrées à cette tâche . Aussi ne puis -je en rien détourner , ma bonne amie , pour votre commerce ... pardonnez -moi , je vous prie ... d' abord la tante * Cavrois ne répondit rien . Elle coupa le fil avec ses dents , reboutonna soigneusement la guêtre , reposa la jambe à terre , l' aiguille dans l' étui , l' étui dans le réticule . * Omer la regardait qui se releva péniblement et vint le prendre entre ses bras . Avec elle , sur le sofa de velours d' * Utrecht , elle l' assit , puis le couchant contre le mol oreiller de sa poitrine , elle l' embrassa très étroitement . - tu es mon petit * Omer , mon petit neveu chéri ; je t' aime autant déjà que mon fils * Dieudonné ... tu ne connais pas * Dieudonné ! ... c' est un poupard qui a dix ans . Un gros patapouf ! ... il faudra venir à * Sainte- * Catherine jouer ensemble , si * Dieu le permet . Mon * Dieudonné récite par coeur la table de * Pythagore ? Six fois six ? ... trente-six ... si tu vois un panier de six pommes , et que je te donne six paniers comme celui -là , dis -moi , combien auras -tu de pommes ? ... mais non ! ... cherche ... six paniers de six pommes ... six fois six pommes ? ... eh bien ... tu viens de le dire ... six fois six , trente-six ... trente-six ... tu auras trente-six pommes , quand je te donnerai six paniers de six pommes ... * Omer ! ... mon dieu , comme tu ressembles à mon papa ! ... il comptait lui ! ... demande à ton parrain . Apprends à compter , mon pauvre petit ... autrement , plus tard ... car tu ne seras pas un gros richard , toi , si ton parrain ne veut pas nous aider à garnir ta part des moulins * Héricourt ... il ne veut pas , tu sais , ton parrain . Il veut que tu restes pauvre ... il refuse d' augmenter ta part ... à * Dieu ne plaise ! ... - point du tout ! - protesta le bisaïeul ; - point du tout , * Omer ! - si fait , si fait ! ... il feint de t' adorer , mon pauvre petit , mais il se défend de t' enrichir , quand il le pourrait en signant l' acte que j' ai dans ma valise ... - voyons , ma chère dame , ne donnez pas des idées fausses à cet enfant ... - n' est -il pas vrai que vous vous obstinez à ne le pas enrichir , alors que vous admettez vous-même le bon aloi de mon entreprise ? Donc vous n' aimez pas votre filleul , puisque vous immolez son avenir au succès de vos ambitions particulières ... - * Madame * Cavrois , la passion vous égare ... je vous saurais gré ... - je veux mettre en garde cet innocent . - et contre qui , s' il vous plaît ? - contre vous . Je connais vos machinations infernales et celles de vos amis . Elles aboutissent à faire monter sur l' échafaud des milliers d' honnêtes gens ... * Omer écarquillait les yeux et s' alanguissait dans la tiédeur des jupes . La tante * Caroline imputait des crimes au bisaïeul . La sévérité de l' éducateur ne justifiait -elle pas l' accusation de meurtres ? ... cependant il témoignait de la tendresse , il choyait son élève ; il le contemplait avec des yeux pleins de larmes . à qui fallait -il entendre ? L' enfant écoutait la grosse chatte qui perpétua ses reproches d' une voix geignante et parfois sifflante . - * Virginie m' a confié ses chagrins ... elle tremble que vous ne gâtiez le coeur de son fils . Notre * Bernard était un caractère droit , qui répugnait aux allures hypocrites et secrètes de la maçonnerie ... que faites -vous de son enfant ? ... - * Bernard * Héricourt était un fils de la révolution . Il est mort pour les droits de l' homme ... c' est au même culte qu' * Omer sacrifiera , s' il m' écoute . Le vieil homme , debout , proférait les mots distinctement . Il assurait sa canne devant lui . Ses mains s' y appuyèrent . Il regarda les yeux ronds de la tante . Il se redressait en son habit vert qui tombait de ses hautes épaules jusqu'aux guêtres . Il épousseta son jabot moucheté de tabac . Il releva une tête large , blafarde et fière , entre les flocons de sa chevelure . Au coin de sa narine , la verrue était plus rouge . - vous me demandez des comptes , madame , ce me semble ... et sa grosse lèvre inférieure tremblait . - * Praxi- * Blassans est le tuteur ; je le représente ici ; je représente mon frère mort ; et je vous demande ce que vous faites de son enfant . - j' en fais un être libre ... - un jacobin par l' esprit , c' est-à-dire un homme impie , un homme de sang et de crimes ; et un pauvre hère , par la bourse ... voilà ce que je sais de votre éducation ... de sa voix lamentable , elle gémit cela , sans arrêter les caresses dont elle flattait les boucles d' * Omer . Même elle rajustait , en la tirant , la petite veste ; elle remontait machinalement , par le pont , la culotte rayée . Interdit , * Omer ne bougea point . Le besoin de pleurer l' étouffa . En même temps , il s' enorgueillissait de conquérir cette importance que deux personnes redoutables se disputaient ainsi , pour lui , la haine aux lèvres . - en effet , - reprit le parrain , - vous êtes la tante de l' orphelin : je vous dois de m' expliquer ... - plaise à * Dieu ! ... j' aimerais apprendre vos raisons ... elle n' acheva point , mais se baissa pour ramasser une épingle échappée de sa robe . L' oncle marchait , insensible au mal qui d' habitude affligeait ses jambes . Il revint brusquement vers elle , et dit : - que celui -ci recommence notre oeuvre ! Je veux le rendre riche de gloire et d' immortalité , plutôt que de le faire riche d' argent ... - billevesées , monsieur ! L' empereur règne jusqu'à ce que * M . * De * Lille rentre dans ses carrosses à * Paris . Avant peu , la révolution ne sera plus qu' un souvenir ; oui , plus tôt qu' on ne pense ... je relisais , hier soir , la lettre d' * Augustin . L' état-major de * Davout est aux cent coups . Une masse de moscovites qui revient de combattre le turc , marche du * Danube au flanc de la grande armée ! ... gare là ! De tout l' empire il ne restera point ça ... vous m' écoutez ? Pas ça ! ... et alors : " vive le roi ! " * Praxi- * Blassans me mande comment tout le faubourg saint- * Germain est en effervescence . Les chouans s' organisent en * Vendée , en * Anjou ... ils arrêtent en * Normandie les convois qui transportent l' argent de l' impôt ... et ce n' est pas d' aujourd'hui ... - ouais ! Ce n' est pas d' aujourd'hui non plus que mes philadelphes et nos jacobins travaillent les régiments de * Paris ... apparemment , je puis dire que je suis au courant de quelque chose , moi , hein ? Il y a trois ans , nous avons tenu les gardes nationales avec * Bernadotte et * Fouché . Notre belle amie * Mme * De * Staël a pu croire que nous allions déplanter la branche d' acacia et réveiller le cadavre de la révolution . Aujourd'hui tout sert autant nos desseins ... les philadelphes ont un chef ... et le colonel * Oudet un successeur digne de lui . Nos braves suivront leur * Léonidas . - * Léonidas ! Peuh ! ... vous allez compromettre de braves gens , pour les bleuses-vues de vos adeptes ... - corbleu , je sais mon affaire ! - * Praxi- * Blassans me l' a dit : le général * Malet ... - * Léonidas ! - rectifia le bisaïeul . Et , violemment , il tapa le plancher de sa canne . - bon , bon , - sourit * Caroline , - ce n' est pas moi qui préviendrai les gendarmes ... d' abord , mon pauvre * Cavrois était des vôtres . * Fouché l' avait embobeliné ... moi , je ne veux rien savoir de toutes vos diableries , que le ciel confonde ! ça fait , au reste , plus de peur que de mal ... le général * Malet ! Ouste ! Un fou qui ne sortira jamais de son hôpital ! - j' ai nommé * Léonidas ; je ne veux connaître que notre frère * Philadelphe * Léonidas . - vous me la baillez belle ... il y a six semaines que * Praxi- * Blassans l' avertit en sous main de se tenir coi ! ... la police n' attend qu' un geste de lui pour se débarrasser des gens dangereux . C' est un complot qui finira dans la plaine de * Grenelle ... sa femme a pour sigisbée un mouchard , et ne s' en doute point . - mais les philadelphes s' en doutent ! Je ne veux pas vous prier de lire ces cinquante messages ... vous y verriez que la police du despote ignore le principal , qu' elle guette inutilement et qu' elle se laisse prendre à toutes nos diversions . Dès que * Bonaparte quittera * Moscow pour marcher sur * Saint- * Pétersbourg ... le roi de * Rome d' abord sera proclamé à * Paris , puis , en temps voulu , la république ... le peuple réclame la paix . Il se fatigue de mourir . Il hait le dévoreur d' hommes ... il saluera d' une seule acclamation le régime de la liberté ... nous rétablirons alors l' acte constitutionnel ... - la montagne , la commune , la guillotine en permanence et le triomphe d' un autre * Marat ! ... * Dieu nous en préserve , monsieur ! J' étais une petite fille lorsque vos abominations s' accomplirent ... mais j' ai tout vu , et j' ai gardé la saine horreur de ces temps . - il ne s' agit pas de revenir aux excès de la révolution , mais à ses bienfaits . Ma petite fortune y servira ; et j' estime qu' en élevant * Omer dans l' amour de la liberté et de la fraternité humaines , j' accomplis mieux le devoir de parrain qu' en gonflant sa bourse par des spéculations sur la disette de l' armée et sur le malheur public ... - vous l' entendez , seigneur ! Mais pensez -vous que je suis une bête ? ... n' est -ce pas vous qui avez , à * Berlin , circonvenu , lors de sa mission , ce * Mirabeau , perdu de dettes et de crimes , comme * Catilina , qui l' avez affilié aux sectaires , et qui l' avez conduit dans les antres maçonniques de * Paris ? Cruel vieillard , n' avez -vous pas fondé cette loge impie des " neuf soeurs " , où * Danton , * Camille * Desmoulins , * Marat , * Robespierre , tant d' autres scélérats se rencontraient et préparaient les malheurs du royaume ... avant que de transporter leur officine de forfaits au couvent des jacobins ! ... vous étiez l' âme satanique de cette loge ... vous étiez le guide mystérieux de ces régicides par qui le sang le plus noble de * France a coulé sur l' échafaud ... mon dieu ! Et ils excitèrent une telle réprobation par le monde que , depuis , l' * Europe entière nous combat . Et pour quel résultat ces violences ? La famine et le chômage à * Paris ! ... le commerce ruiné par le blocus continental ... toutes les familles en deuil ... miserere nobis , domine ! ses mains jointes se levèrent au ciel . - ah ! Madame , n' invoquez point les dieux contre nous . Ce n' est pas sous l' ancien régime que j' aurais pu acquérir , pour ma petite-fille * Virginie et pour son fils , avec l' argent de mes comptoirs aux * Indes , le domaine des ducs de * Lorraine , quand leur héritier eut émigré à * Coblentz dès l' appel de * Brunswick et de * Bourbon- * Condé ! Ce n' est pas sous l' ancien régime , que les moulins * Héricourt se fussent accrus de tant de biens nationaux , ni vos caisses comblées de l' argent que vous avez gagné en fournissant de cuirs et de farines les demi-brigades de la république ... laissez * Dieu en paix ; et contentez -vous de mener à bien vos négoces ... - j' y réussirai sans vous , monsieur , si * Dieu m' aide ... - j' en suis bien sûr , madame ... et je vous le souhaite de bon coeur ! ... là-dessus , l' un et l' autre se turent . Alternativement , * Omer les examinait , celle -ci les coudes aux genoux et le visage en avant , des larmes aux billes de ses yeux tenaces ; celui -là dans le fond du fauteuil , l' allure aisée , la main pendante , et le regard malin . Qui des deux avait raison ? La douceur des jupes en velours et la caresse lente de * Caroline retenaient * Omer entre ses genoux . L' abandonner au milieu de la querelle lui sembla périlleux . Comme punition , ne lui eût -elle pas repris la corvette ? D' autre part , elle retournerait bientôt en * Artois ; alors le vieux , s' il conservait de la rancune , infligerait peut-être des leçons très longues et des pénitences sévères ; il confisquerait les bois du petit temple ; il ne prêterait plus les outils en or du maçon . Assurément , c' était un homme terrible , doué de puissance et qui avait prescrit le supplice de bien des gens . Toutes les histoires d' ogres et de loups mangeurs d' enfants affluèrent en souvenirs , parmi ceux des images où du vermillon épars désigne le sang des victimes . Un tel homme ne pourrait -il tuer aussi le filleul récalcitrant ? * Omer le craignit et se pressa de courir jusqu'à la vieille main noueuse quand elle lui fut tendue par le bisaïeul debout : - * Omer , allons voir les poules ensemble ! Près d' être quittée , la tante * Caroline épousseta sa robe et pleura tout à fait : - mon dieu , que dirai -je au tuteur de mon neveu , que dirai -je au comte ? Lui écrirai -je donc que cet enfant est dans vos mains pour toujours , et que vous le corrompez par des fables dangereuses , que vous l' appauvrissez pour vos ambitions de fou ? - s' il vous plaît , madame , écrivez -lui de la sorte ! - répondit le vieillard , incliné en un salut profond . Avec sa mère , dans le parc rayé de soleil , * Omer se promena sous les branches dévêtues par les souffles . Novembre commençait . De suprêmes beaux jours luisaient doucement depuis une semaine . Les feuilles mortes craquaient sous le pas , dans les sentes . Après les avenues de verdure cuivrée , l' étang apparut que ridait la bise . Les roseaux secs s' affaissaient autour . L' enfant contempla sa mère en longs vêtements sombres et qu' entourait aux épaules un shawl de cachemire agité par le vent . Sa chevelure noire emmêlée de gris s' élevait en forme de casque au cimier tordu . Comme pour y revoir des images anciennes , ses yeux indécis , lassés de tristesse , regardaient la joie puérile . Son visage était d' un homme jeune et mélancolique , plutôt que d' une femme . Cette apparence virile surprit * Omer qui la constatait pour la première fois . Pourquoi le teint de sa mère brunissait -il ainsi , se piquait -il de grains ? Pourquoi la peau se collait -elle à l' ossature de la face ? Et que cherchait -elle en son fils , la triste veuve ? - si tu savais ! - gémit -elle ; - mon frère * Edme est tombé sous son cheval , qu' un éclat de bombe avait éventré ... très loin , au fond de la * Russie ... le régiment de ton oncle * Augustin a été détruit ... et toute l' armée française revient de là-bas ... que de batailles avant qu' ils arrivent ici ! * Edme doit -il souffrir dans la charrette qui le ramène ! ... mon dieu ! ... et grand-père restera -t-il en * Prusse avec la brigade de cavalerie ? Sans doute il va courir là-bas , lui aussi ... ses reins lui font mal , à présent ... mon dieu ! ... ah ! C' est trop de peine ... c' est trop de peine ... toujours trembler ! Toujours pleurer ! C' est mal de faire tuer tant d' hommes sains et braves pour la gloire d' un seul . Ah ! Ce * Napoléon ! ... lui échapperas -tu , toi , du moins , mon petit ... à ce monstre qui extermine les peuples ? ... elle tendit le poing fermé vers l' horizon , puis entoura l' enfant de son bras . Il ne savait que répondre , enclin à jouer avec le ballon ; mais il jugea qu' il ne fallait point . Elle ne finissait pas de se lamenter : - ton père était ma félicité , mon coeur et mon espoir . Te le rappelles -tu ? Sa taille dominait les autres . Sa force domptait tout . Son âme demeurait noble même dans les événements infimes . * Omer démêlait , timide , les effilés rouges , verts et blancs du shawl , il comparait les vignettes de la bordure , - un ovale blanc avec une palme jaune , un ovale rouge avec une palme blanche , - et il cherchait quelles choses étranges représentaient les dessins de l' étoffe hindoue . La mère insistait : - crois -moi , mon enfant , les hommes sont pervers . Ton bisaïeul assurait autrefois que la révolution changerait tout et tous , que les gens s' aimeraient et s' aideraient ensuite . Quelle rêverie ! * Napoléon semble plus dur et plus méchant que les rois , et il fait périr bien plus de monde ... sur terre il n' y a que la terreur et la mort ! La seule consolation , c' est d' espérer la vie du ciel , l' immortalité de nos âmes , que * Dieu sauve ! Nous sommes ici-bas afin d' obtenir notre rédemption par la douleur . Puisqu' on ne peut aimer autrui , il faut adorer * Jésus , mon enfant . Oh ! Prie donc , prie sans cesse avec moi ! Tu verras , plus tard : seul * Jésus essuie les larmes et donne l' amour véritable , l' amour que ne finit pas la mort , que ne corrompt aucun des vices humains ... * Jésus qui voulut périr sur la croix afin que nous puissions espérer en lui ! à ce sujet , * Omer ne possédait pas d' idées lucides . Il se doutait bien de la méchanceté humaine ; cependant il s' estimait nanti de moyens pour la vaincre dans l' avenir . En somme , * Mme * Héricourt régnait sur le château , les domestiques , les fermiers et les marchands . Cela ne suffisait -il point ? D' ailleurs , il ne négligeait pas les prières : elles assurent l' accès du ciel où l' on trône , certainement , parmi les musiques des anges ... il rattrapa le ballon et le fit rebondir . On entendit * Médor aboyer à la grille , furieux , derrière le bruit d' une voiture côtoyant le saut-de-loup . * Omer pensa qu' une berline , sans doute , ramènerait de * Russie l' oncle * Edme . Ce serait effrayant de voir le malade près de mourir , peut-être . Le ballon roula . Maman * Virginie lisait . On se trouva loin du château , dans le bas du terrain . Les pelouses montaient de là jusqu'aux bâtiments . Au loin , les fenêtres monumentales des étages supérieurs recueillaient les rayons du soleil entre leurs croisillons de pierre . Et la façade paraissait toute claire à distance . Vers elle , les statues de nymphes , souillées par les oiseaux , indiquaient le chemin dans les carrefours des allées , au milieu des pièces d' eau que recouvraient les lenticules et les nénuphars sauvages , aux ronds-points des bosquets circulaires , aux angles des taillis que trouaient les sentes . De l' une , * Médor accourut la langue pendante et les yeux fous . Il vint aux pieds d' * Omer s' allonger en haletant , puis repartit , malgré les caresses et les appels . Alors l' enfant aperçut plusieurs traces sur le sol , une flaque s' élargissant hors de la place où * Médor s' assit pour se lécher ... c' était du sang . C' était la mort . L' effroi prit * Omer , le glaça : - maman ! ... il montrait les taches . En lappant sa blessure la langue du chien rougissait . Et sur tout le poil rude , * Omer distinguait maintenant les mêmes traînées pourpres . La bête revint à * Mme * Héricourt , qui l' attira : - où est -ce ? Où est -ce ? * Médor se débattait sur le dos , en agitant ses grosses pattes rousses . L' inquiétude effarait ses yeux d' or . Sa langue dégouttait de sang et il teignait , autour de lui , la terre , l' herbe , les feuilles d' un arbuste . - c' est à la patte . Un tesson l' aura entaillée , sans doute . Donne ton mouchoir , * Omer ... vite ! En effet la blessure lançait , par intermittences , un jet vif et vermeil . Maman * Virginie se jetait à genoux pour serrer le mouchoir au-dessus ; et le mouchoir aussitôt devint une loque écarlate ... la bête ne geignait pas . Elle pantelait en silence , couchée ainsi qu' un homme , et sa robuste poitrine fauve , ses cuisses blondes , ses pattes rousses , restaient immobiles : elle avait confiance en sa maîtresse qui la pansait . Cela semblait étrange , non terrible à l' animal ; il s' épouvantait moins qu' * Omer , que maman * Virginie . Ses bons yeux d' or guettaient les gestes dont il eût voulu deviner la signification . Mais le sang ne cessait de jaillir , coup sur coup . La robe se tachait d' éclaboussures , et les mains de * Mme * Héricourt aussi . - pauvre bête ! ... pauvre * Médor ? ... comment faire ? La maison est loin ! Elle enveloppait de son fichu la patte , et serrait davantage . Une douleur fit se redresser le chien tout à coup . Il apparut droit , grand comme la mère qui le maintenait , et le poil rougi , et la langue sanglante ... puis , d' un effort , il se débarrassa , s' enfuit , semant des flaques marquant le terrain de ses traces . Il croyait maintenant que la douleur était une punition infligée par les maîtres : car , la queue basse , les oreilles abattues , il fuyait éperdument . - courons ! - dit la mère . - tu me rejoindras ... alerte , elle disparut dans sa robe envolée , elle cria : - * Médor ! * Médor ! * Omer pleura : * Médor allait -il périr , l' ami joyeux de leurs promenades ? Le fantôme hideux de la mort envahit son imagination , en dépit de la lumière radieuse . Il approchait dans les bois d' automne . était -ce sa menace , ou bien le vent , qui sifflait à travers les branches ? * Omer courut de toutes ses forces , sur les vestiges de sang ; et il lui parut que , sans défense , solitaire ainsi dans le vaste parc , il pouvait mourir de même façon que le chien . - maman ! Maman ! - appela -t-il , désespéré . Elle ne répondit point , lointaine , déjà . Essoufflé , toussant , il courut encore . Au lieu de s' animer pour compatir , les nymphes en marbre , du haut des socles , s' amusaient à retenir paisiblement leurs draperies linéaires . Il précipita sa hâte . Et sa frayeur croissait . Il se rappela tous les meurtres , celui d' * Hiram et celui du colonel * Héricourt , celui des filles de l' ogre égorgées au fond de leur lit , celui de * Léonidas , ce général * Malet que les bourreaux de l' empereur venaient de fusiller à * Paris , et de qui le bisaïeul vantait les vertus , en insultant aux assassins , en répétant qu' une fois encore * Hiram succombait avec la personne de * Léonidas sous les coups des mauvais compagnons . La colère de ce deuil emplissait la maison . Tel que * Médor , * Léonidas avait ruisselé de sang , après la première décharge , qui ne l' avait point terrassé . Et dans l' esprit de l' enfant , l' image affreuse s' élargit , ainsi que la décrivait l' ancêtre , détail par détail , depuis cinq jours . Dans une plaine couverte de peuple , et aux arbres chargés de faces humaines , de corps entrelacés aux branches , treize officiers , en uniformes , essuient , rigides , le feu des vétérans ... tous tombés , le général reste seul , droit , sous un plastron de sang qui s' écoule de plusieurs blessures , au cou , aux épaules , qui noie l' or de ses boutons , de ses broderies , qui ruisselle jusqu'au creux de ses mains tendues , pendant que sa forte voix réclame : " et moi donc , mes amis , vous m' avez oublié ? " puis , au lâche seulement blessé , et criant : " vive l' empereur ! " par espoir d' être épargné , elle riposte : " va , pauvre soldat , ton empereur a reçu comme toi le coup mortel ! " enfin elle ordonne : " à moi , le peloton de réserve ! " et c' est trente tonnerres qui éclatent , qui voilent de fumée le héros . Il chancelle , s' écroule la face contre terre ... mais , pour l' enfant qui songe , il se relève aussitôt , dégouttant de liquide rouge , comme * Médor , éperdu comme lui de se voir mourir . * Omer court plus vite , et la vision se développe devant les perspectives . Difficilement , le petit garçon peut reconnaître , au travers des fantômes , les perrons larges , les portes de chêne , les bâtiments de l' aile droite et la croix de fer qui domine , au pinacle de l' oratoire , deux poivrières enveloppées de vigne , les bâtiments de l' aile gauche et la tour massive pointant sa girouette dans l' azur . La maison entière se devine mal parmi les larmes et la transparence du général * Malet qui rit comme la mort . Il s' oppose à ce que l' enfant , sans le toucher lui-même , atteigne au bassin de la cour d' honneur . Le fantôme veut lui faire goûter le sang de ses doigts , et les offre aux lèvres déjà saumâtres comme si elles l' avaient bu . à la cuisine , * Omer trouva * Médor , couché , la patte dans des toiles propres , et une mère consolatrice qui cajola son fils , qui l' emmena dans sa chambre , où elle changea de robe . De ce jour , il cessa d' être indifférent au chagrin qu' inspire la mort des autres . Il examina plus soigneusement le portrait de son père dans le salon des colonnes . Une haine germa du fond du coeur contre l' homme au nom de qui le colonel * Héricourt , le général * Malet avaient expiré dans leur sang répandu . L' empereur , peu à peu , ne fut plus le héros d' une musique de gloire ; il devint le mauvais compagnon , tueur d' * Hiram , l' ogre égorgeur des petits , le pharisien crucifiant le bon * Jésus . La faiblesse de l' enfant se révolta contre la puissance qui distribue la mort , qui désespère les veuves , les mères , qui fait geindre les vieux savants dans leurs fauteuils à oreillettes de velours . Les pluies de l' hiver battirent les vitres . Morne fut la saison . Les boiseries du cabinet jaune s' assombrirent encore . Tant de nuages épais et noirs roulèrent à la cime des arbres dépouillés , qu' * Omer n' espéra plus le retour du soleil . Et soudain la neige tourbillonna entre les halliers bruns . Elle couvrit les pelouses d' un drap immaculé . Dans quelles routes froides la charrette russe traçait -elle ses ornières , avant de ramener l' oncle * Edme ? Par un midi glacé de janvier 1813 , * Omer vit la tante * Malvina sauter d' une chaise de poste boueuse sur le perron du château . Elle l' étonnait par ses gestes éperdus , par ses exclamations larmoyantes . Elle était dépouillée de ses élégances admirables et habituelles . Sa " vitchoura " de velours vert et d' hermine parut flétrie , loqueteuse même . Elle découvrit son visage , enveloppé d' une marmotte de fourrure grossière . Cette face jadis superbe était affreusement hâve . Tout de suite elle se jetait aux bras de maman * Virginie et pleurait longuement ; puis , calmée , assise , racontait le malheur . Elle avait fui * Smolensk en poste , sur l' ordre exprès de son mari , au moment où il y arrivait , derrière la garde . De toute la grande armée , il restait une cohue de mendiants blessés , vêtus de lambeaux , redevenus des sauvages poussés aux pires crimes par la faim et le désespoir ... c' était une immense déroute , * Moscow brûlé et perdu , * Murat battu par * Kutusow , * Latour- * Maubourg ramenant à peine quinze cents des trente-sept mille cavaliers qui avaient franchi le * Niemen , au printemps . Les cosaques avaient poursuivi la tante depuis * Krasnoïé jusqu'aux avant-postes de * Gouvion * Saint- * Cyr , sur la * Dwina . Elle leur avait échappé , grâce à la vitesse de son traîneau et des coursiers moscovites achetés après la bataille de * Borodino , par chance , à des voltigeurs qui les avaient conquis de bonne prise sur un état-major russe ... heureusement , elle n' avait même pas gardé les chevaux à * Smolensk . Ils eussent été dévorés par les soldats du duc de * Bellune ; car , à la fin du siège , les rues étaient pleines de squelettes d' animaux rongés jusqu'aux moelles par la famine des troupes ... prévoyante , elle avait mis les bêtes en pâture à cinq lieues de là , pour qu' elles regagnassent du poil et de la mine , pour que leurs écorchures se pussent cicatriser , parmi les postières réquisitionnées que l' on soignait précieusement afin de remonter l' artillerie de la garde ... par bonheur ! Sans quoi , les baskirs l' eussent rejointe , dépouillée , outragée , tuée sans doute ? Et * Augustin ! Où était -il maintenant ... grand dieu ! à plusieurs reprises , elle fondit en larmes ; elle étalait un mouchoir sale , mouillé , à tordre , et ses belles mains se crispaient , crasseuses ... * Omer entendait confusément ; il la regardait , elle , puis sa mère qui interrogeait avidement sur le sort d' * Edme , puis le parrain qui , debout , tremblait de toute sa taille sur les boursouflures de ses jambes . L' oncle * Edme , croyait -on , devait être alors dans les hôpitaux de * Smolensk . Il n' avait que de fortes écorchures et des douleurs dans la poitrine . Mieux valait cela qu' une blessure , car faute de linge , les chirurgiens bandaient les membres avec les parchemins trouvés aux archives de la ville . à ces mots , maman * Virginie leva les mains au ciel . Et chacun poussa des exclamations . * Napoléon en était là . Oui , en vingt-cinq jours , en vingt-cinq jours seulement , répétait * Malvina , les français , partis cent mille de * Moscou , avaient été réduits à trente-six mille par les défaites partielles , la maladie , les désertions et les massacres ... - voilà ! Les enfants de la veuve se lèvent contre le tyran , s' écria le bisaïeul . On venge * Hiram sur le mauvais compagnon ... c' est * Stein , le chef des illuminés , qui conseille le tsar * Alexandre , entendez -vous ! On verra , on verra ... cependant , jamais je n' aurais cru ... jamais ! - ah ! Je les ai vus , moi ! Soupirait la tante * Malvina . Durant plusieurs jours , elle déclama ses terreurs , les yeux hagards et les gestes fous . * Omer écoutait l' épouvante des récits qui lui demeurèrent à la mémoire , comme les leçons de catéchisme , mot à mot . Avec le souvenir des phrases , l' image de la voyageuse éperdue occupa , de longues semaines , son esprit . Sans cesse , il se la représentait , contant : " je les ai vus revenir , moi ! " j' ai vu revenir à * Smolensk ces multitudes effroyables et en lambeaux . La plupart portaient des pelisses de peau de mouton volées dans les isbas . Et quelles figures noircies à l' âcre fumée des bivouacs ! Ils allaient , ils allaient en désordre , autour de longs chariots remplis de meubles , d' étoffes , de tableaux , de vases pris aux palais de * Moscou . Tous pliaient sous le faix de leur butin ! Et leurs loques encroûtées par la boue ! ... et leurs mains enveloppées de chiffons ignobles , mais préservant à demi du froid ! ... et , dans les chariots , des femmes , des malheureuses , accroupies , paquets de chiffons mêlés aux damas et aux velours des riches étoffes ! Elles grelottaient au haut des charrettes ou au ras des traîneaux ... on vit cela couvrir les rives du * Borysthène , tout à coup ... en avant , un attelage de vingt chevaux efflanqués tiraient au pas une charrette dans laquelle branlait , debout , la statue d' un saint . Des cordes , liées aux bras , à l' auréole , aux épaules , le maintenaient entre des ballots et des vaisselles de cuivre , d' argent , accumulées au hasard : car on avait sans doute brûlé les planches des caisses et des coffres . Autour de leurs montures attelées ainsi , des hussards marchaient , sous des sacs de fantassins courbant leurs épaules . Il y en eut un pour les dépasser , courir vers les remparts et la porte de * Smolensk , sans voir que le pont-levis ne s' abaissait pas et qu' on fermait les poternes , que l' infanterie de la garnison couronnait les glacis afin d' en interdire l' approche . Il vint par un sentier . Ses mains s' abritaient dans un bonnet à poil , en guise de manchon . Son colback et son sabre étaient ficelés contre le havresac . Il gardait cependant sa carabine sous l' aisselle . Des haillons verts enveloppaient ses joues creuses , hérissées de barbe brune , et j' aperçus que ses yeux , gonflés , rougis , pleuraient un pus ignoble ... oh ! Ma bonne , quel fantôme hideux ! Quelle atroce image de la plus funeste défaite . La sentinelle l' écarta du geste et de la voix ... il voulut passer outre , hurlant qu' il n' avait point mangé depuis l' avant-veille . Mais la garde vint barrer le sentier et un sergent le repoussa . L' infortuné chancela , tomba sur les genoux ; et il resta de la sorte à pleurer , étranglé par les hoquets , sans défaire ses pauvres doigts du manchon ... " alors , un autre le rejoignit . Celui -là se protégeait d' une admirable mante d' hermine , mais trouée , fendue , presque autant que le vieux manteau de cavalerie qu' il avait en-dessous , que les débris de ses bottes ligotées dans plusieurs bandes sanguinolentes en peau de cheval . Sa barbe et ses cheveux roux le masquaient jusqu'aux yeux enfoncés à demi dans un bonnet cosaque en mouton noir . Il voulut passer . Il annonça qu' il était le colonel du 18e régiment de hussards , et qu' il devait toucher , à * Smolensk , la ration pour les trente-huit hommes restant de ses escadrons . Il tira d' une sabretache pendue à son cou un papier . Il le déplia . Mais un officier de la place répéta les termes de sa consigne . Elle défendait qu' aucun homme de troupe , officier ou non , entrât dans * Smolensk avant la garde impériale . On pouvait seulement leur permettre d' établir le bivouac sur les côtes de la route jusqu'au soir . Le colonel jura , et s' emporta . Rien ne fit . D' autres misérables arrivaient , en horde . Quelle lamentation ! Mille sarcasmes étaient adressés à cette garde pour qui l' état-major réserve , il faut bien le dire , tous les coups glorieux les jours de bataille , et tous les bons cantonnements . Si tu avais vu , ma bonne , ces figures violettes de froid , noires de crasse , hurler ensemble , injurier * Dieu , les hommes et l' empereur ! Les uns se laissaient choir à terre en tas ; et ils pleuraient dans leurs manches , comme des petites filles ! Les autres frappaient le sol de leurs pieds presque gelés , en poussant des clameurs de vengeance ! ... les soldats de la place restaient impassibles devant le colonel et sa mante d' hermine : " nous " sommes une troupe organisée , nous avons nos armes " et nos chevaux . De quel droit refuserez -vous le " gîte de l' étape au 8e régiment de hussards , " criait son colonel . Voici mon brevet , ma " commission et mes pouvoirs ! " ah ! Le pauvre homme ... son haleine fumait ... il trépignait devant l' officier du gouverneur , qui , d' abord , s' excusa ... puis demeura muet , derrière la barricade de briques brûlées prises aux décombres de l' incendie d' août , celui qui détruisit les faubourgs et la moitié de la ville , lors de l' assaut . Ah ! Ma chérie , ma chérie ! C' était à fendre l' âme ... et quel froid ! ... quel ciel de plomb sur le paysage de neige et de boue , sur les flots verdâtres et rapides du * Borysthène , entraînant des glaçons sales ! Mon dieu ! Et le chariot que tiraient malaisément les vingt chevaux de hussards parvint aussi . Au dernier effort pour le sortir de l' ornière , une des bêtes butta et s' abattit . Aussitôt la foule des sauvages se rua sur elle . On s' évinçait à coups de poing . On dégaina . On se jetait à genoux sur la proie . Les femmes descendaient agilement du chariot pour prendre leur part ; et le colonel , qui s' était précipité , sortit de la mêlée avec un morceau de viande sanglante , tandis que le saint chancelait aux cahots , qu' une corde se rompait , que la paille et les guenilles de l' emballage glissaient . Alors je vis la statue revêtue de plaques d' or , et des joyaux incrustés dans l' auréole . Il y avait un coeur de rubis dans une cavité de sa poitrine ; et sa face émaillée de bistre regardait par deux yeux d' émeraude . C' était le butin des escadrons , peut-être du colonel , ce grand saint précieux que les derniers chevaux du régiment traînaient vers la * France ... les hussards ne s' en préoccupaient guère . Ils s' appelaient , se demandaient du bois pour allumer des feux ... il y en avait bien plus . Un vieux avec une barbe grise , courait dans une dalmatique de pope en étoffe d' argent souillée de crottin . Un autre s' était fait un turban d' un habit bleu dont les basques à retroussis rouges lui battaient la nuque , dont les manches nouées ensemble formaient deux cornes molles ... même il trébucha dans son sabre , et donna du nez contre terre ... la neige entière se couvrait alors de gens innombrables , désarmés , informes sous les haillons et rendus plus hideux encore par la clarté blanche du sol . Ils accouraient de toutes parts entre les voitures qu' amenaient de nouvelles dizaines d' animaux étiques , fourbus et moribonds . Berlines , landaus , télègues , coucous , calèches , chaises de poste et diligences , on avait tiré de * Moscou tous les véhicules possibles ... ils se suivaient à la file , emplis de ballots , chargés de vivandières , qui grelottaient , de nourrices cachant leurs petits entre leurs seins dans la chaleur du corps . Non , jamais , jamais on n' a lu ça , dans aucun livre ! Ma bonne ! Comment te dire , ces pauvres nez violets , ces joues où la plus effroyable angoisse était peinte , ces teints sinistres balafrés de suie , et de morve gelée aux narines ? Les genoux cagneux des hommes flageolaient dans les culottes rapiécées de morceaux disparates et ficelées de cordes ! Ils salissaient la neige , partout . Leurs haleines restaient en vapeurs contre leurs figures ... soudain , ils se précipitèrent jusqu'à la maison du péage , qui était devant les glacis ; ils l' entourèrent , l' assaillirent , grimpèrent au toit et , à coups de hache , de serpe , de sabre , de crosses , ils la démolirent . Ceux d' en haut jetaient à ceux d' en bas les planches . En un instant , on avait ôté de leurs gonds les portes et les volets , déboîté les croisillons des fenêtres . Cela flambait déjà par tourbillons de fumée noirâtre , autour de quoi se couchaient les malades à peine abrités contre les coupures de la bise par les voitures . De la maison qui était en bois , il ne resta bientôt que la place . Mais une trentaine de feux pétillaient au milieu de la foule , devant les chariots . Alors toute cette misérable multitude s' accroupit là en attendant la venue de la garde impériale . Il y en avait jusqu'à l' horizon . Ils râclaient la neige de leurs ongles et la mangeaient . Les plus heureux rongeaient les os du cheval abattu , dont il ne demeurait que la carcasse et les sabots parmi une mare rouge ; des chiens léchaient le sang . En peu de temps , ils parurent s' endormir tous . Je les entendis ronfler . Cela faisait comme un bourdonnement de moustiques . " je voyais cela de ma fenêtre . Elle dominait le rempart en ruines , dans la maison où m' avait installée * Augustin au mois d' août . Des maraudeurs en avaient , aux premières nuits d' hiver , arraché la porte et les auvents pour leurs foyers ; personne n' avait cependant osé rien entreprendre à l' étage , car plusieurs commis d' un munitionnaire étant venus , par réquisition , habiter les combles avec des paperasses et leur caisse , ils avaient voulu qu' un planton veillât toujours dans le corridor . " mon dieu ! Que de mois affreux j' ai passés dans ces trois chambres nues avec une polonaise qui avait suivi son frère , capitaine de chevau-légers dans la garde . Nous pleurions ensemble . Elle chantait à merveille , et je l' accompagnais au clavecin , un méchant clavecin , trouvé là entre le divan de cuir et la table de chêne , si lourde qu' on ne la pouvait remuer . " les murs étaient peints de raies jaunes . Sous l' image de cuivre et d' étain qui représentait un * Christ , la veilleuse empestait les pièces ; mais les servantes s' en allaient quand nous l' éteignions , en nous appelant impies et cannibales , dans leur langage de moscovites . " tant que la bonne saison dura , nous nous promenions à cheval sur les bords du * Borysthène , où sont des paysages d' une mélancolie charmante . On y rencontrait souvent des officiers achevant de se guérir du typhus , ou bien d' une blessure , et l' on organisait des parties de campagne d' assez bon genre . " l' un des plus aimables était le capitaine * Aimery * De * Tourange , qui avait émigré dans le temps de la révolution , puis était revenu prendre du service au camp de * Boulogne , quand * Napoléon rappela les ci-devant pour commander ses nouveaux escadrons . " il avait la taille bien prise et les mains nettes , un visage en rapport avec son coeur généreux . Il ne tarda point à me découvrir ses sentiments à mon égard dans le langage le plus propre à séduire une femme sensible . Je l' étais alors ; mais l' image de mon cher * Augustin occupait toute mon âme , que bouleversaient mille angoisses affreuses . Où était -il , à cette heure ? Peut-être , durant que nous découpions tous les quatre un pâté de * Strasbourg sur l' herbette , au bord de l' eau , peut-être conduisait -il son régiment à l' assaut d' une batterie russe ; peut-être le fer des bombes menaçait -il la vie du héros ; peut-être gisait -il sanglant au coin d' un mur écroulé ? ô tableaux atroces de ma détresse , comme vous me gâtiez les plus innocents des plaisirs . L' ami de ma polonaise jouait gracieusement de la flûte . On eût dit * Apollon prêt à vaincre * Midas , quand il s' adossait à un sapin pour nous charmer par les accents d' une tendre musique . Les oiseaux se taisaient pour ouïr . Il ne semblait plus un farouche guerrier , sinon par les brandebourgs de son uniforme de hussard , qui collait aux plus belles formes viriles qu' on pût voir . " nos chevaux paissaient non loin de là . Le capitaine * Aimery attachait une escarpolette à deux branches basses et nous balançait tour à tour . " il nous envoyait au ciel , disait -il . Parfois , la face barbue d' un moujik regardait par les trous du buisson , comme un faune antique . ô jours heureux ! Si la crainte la plus cruelle n' avait terni mon bonheur . " je crains que ma polonaise n' ait accordé quelque faveur à son ami . Pour moi , je me défendis de toute légèreté . * Aimery , cependant , ne manquait pas d' éloquence en exprimant l' ardeur de ses feux , quand nous revenions au pas de nos chevaux , le long des rives du * Borysthène . " - ah ! Charmante * Malvina , disait -il , pourriez -vous oublier un instant le noble époux que vous adorez , si , la main sur les yeux , pensant à lui , vous vous abandonniez , un seul moment à mes transports . Vous chérissez en votre héros la vaillance et l' honneur communs à toute l' armée du grand * Napoléon ... écoutez -moi , ce n' est pas * Aimery qui parle , mais cette vaillance et cet honneur , qui , par mon humble voix , réclament de vos beautés la plus douce récompense , * Malvina . Un guerrier qui demain sans doute affrontera la mort , ne saurait -il justement solliciter les grâces de lui tresser auparavant une couronne . Ah , * Malvina ! Laissez -moi cueillir non pas toutes les fleurs d' une couronne , mais la rose que vous gardez si jalousement ... * Malvina ! " " au plus , lui abandonnais -je ma main quand il devenait trop pressant . Deux ou trois fois , je permis qu' il me serrât longuement contre son coeur dans une clairière que baignait la lueur de la lune , et qu' il fallait passer avant d' atteindre les portes de la ville . Je m' imaginais à ces moments qu' * Augustin rêvait de moi devant les tisons du bivouac , et qu' il souhaitait de m' étreindre ainsi . Non , soupirs qui m' enivriez alors , vous n' étiez pas ceux d' * Aimery . Vous étiez ceux d' * Augustin . Bras fiévreux qui enlaciez ma taille , vous étiez ceux de mon époux , et non pas ceux de mon galant . Front brûlant , qui rouliez sur mon épaule nue , vous étiez le front de celui qui rêvait là-bas , dans la plaine inconnue , à l' amour de sa chaste * Malvina ! Lèvres , qui rongiez mes lèvres , vous étiez celles du songe qu' * Augustin poursuivait endormi dans son manteau , sur la paille glorieuse du camp , au bord de la * Moskova ! Non , vous n' étiez pas le front d' * Aimery , ni les lèvres de ce beau fils , en uniforme de dragon vert . Vous étiez toute la passion de mon héros , et toute la vie de mon cher époux , lèvres et bras de l' autre ! " jamais je ne t' aimai tant , mon * Augustin , qu' aux heures de ces haltes . à travers les yeux d' * Aimery , j' apercevais ton âme plus qu' en mon espoir de ton retour et qu' en ma mémoire de ton adieu . " cependant que le capitaine m' embrassait , mon imagination recevait tous les baisers que tu me donnas , celui de nos accordailles secrètes , dérobé derrière la grande porte de mon parrain , et ton cheval qui piaffait dehors , aux mains du soldat , t' en souvient -il ? Celui de nos fiançailles , dans le salon de mon père , devant la compagnie et la parenté en tous ses atours , et n' eus -tu pas l' audace d' appliquer longuement tes lèvres au coin de ma bouche jusqu'à me faire frémir ? ... et celui de nos épousailles , quand la berline nous emmenait au tapage des grelots et des grands trots , aux claquements de fouet , aux cris du postillon rouge , entre les abois des chiens . Et celui où nos corps se touchèrent pour la première fois en un seul frisson délicieux qui supprima tout l' univers , hormis notre désir d' être un seul soupir en deux bouches éperdues ! ... avec le caprice de ce passant , j' ai revécu l' amour de mon époux adoré que j' ai tant attendu sur les ruines affreuses de cette ville maudite . Hélas ! Bientôt * Aimery et le hussard de la polonaise durent rejoindre l' armée sur les bords de la * Moskova . " depuis ce temps , les chemins furent infestés de traînards , de déserteurs , de soldats égarés et pillards , des allemands surtout , qui s' étaient établis dans les châteaux , dans les villages de bois , et qui volaient tout sous prétexte de réquisitions . Maintes fois ils prétendirent nous prendre nos montures . Le gouverneur de * Smolensk dut nous offrir une escorte de six irlandais qui n' avaient pu rejoindre leur régiment . Ces braves garçons ne savaient pas un mot de français ; mais , pour honorer leur uniforme vert , ils faisaient le coup de feu dès qu' un homme s' approchait de nous . Un soir , ils furent assaillis par toute une bande de wurtembergeois , que commandait un sergent gascon . Je l' ai reconnu à ses cadédis ! ... nous eûmes juste le temps de fuir au galop ... on ne revit plus les irlandais à * Smolensk , et force nous fut dès lors de rester dans la ville . Aussi bien , ne paraissait -elle guère plus sûre que la grande route . Des détachements de fuyards , appartenant à tous les corps , arrivaient sans cesse . à coups de baïonnette et de sabre , ils se battaient devant la porte des magasins militaires , où l' intendance leur distribuait de la farine d' avoine ; puis ils bivouaquaient , contre les murs des maisons incendiées , parmi les ruines . " il y en avait de toutes les nations : des espagnols capturés à * Somo- * Sierra et enrôlés plus tard dans la grande armée ; des allemands de * Wrède , qui avaient déserté les postes de * Gouvion- * Saint- * Cyr pour se rendre au pillage de * Moscow , mais qu' on retenait là sous les canons de la ville et les fusils des patrouilles ; des suisses rouges , qui s' amusaient à fabriquer de petites horloges ... mais tout ce monde mourait de faim . Les convois restaient embourbés , disait -on , dans les sables de * Lithuanie . J' ai vu tout de même des chariots comtois amener les fournitures de la compagnie * Héricourt dans les manutentions . J' ai reconnu le c . * H. Sur les sacs et les caisses . On réservait le pain pour les quinze mille blessés et malades du duc de * Bellune . Comme il ne restait pas de place dans les bâtiments intacts , on poussait seulement leurs chariots à l' abri de murs encore debout , et les chirurgiens les visitaient là . Les amputés remplissaient l' air de leurs gémissements . L' odeur des cadavres sortait des maisons noircies , sans toitures ... ce fut la peste ... lorsque le vent arrivait du sud , nous fermions les croisées . Une horrible senteur de décomposition et d' excréments soufflait sur la ville ... alors parut une nuée de juifs roux ! Oh ! Les boucles grasses qui flottaient sur leurs cous , sur leurs lévites sombres ! Ils se répandirent par la ville , achetant les uniformes et les armes , vendant du pain et du lard , de l' eau-de-vie au petit verre . De bivouac en bivouac , ils poussaient de singulières brouettes , chargées de vivres ignobles . On commença de tuer les chevaux , et leurs carcasses , raclées au couteau , encombrèrent les rues , que les corvées de soldats nettoyaient mal . Personne ne se souciait plus de son devoir ni de sa tâche ... " on apprit l' entrée de l' empereur à * Moscow . Les soldats qui purent marcher , qui possédaient encore un shako et un fusil , s' assemblèrent , et partirent dans l' espoir de participer à la conquête d' un pays plus riche ... la ville ne fut plus qu' un amas de ruines désertes , de briques écroulées et noircies , de maisons éventrées , avec des fenêtres béantes , des couloirs ouverts , des immondices et des pourritures en tas . " des légions de rats couraient les ruisseaux . Ils mordaient cruellement les pauvresses en quête d' une croûte , d' un os à demi rongé , d' un morceau à brûler . " quant à nous , depuis longtemps , nous ne sortions plus de la maison . Nous vivions sur le grand poêle en saillie dans le salon , couchées dessus à la mode russe . Un maigre feu de bois s' y consumait , car l' hiver brusquement arriva . Les neiges tombèrent , tombèrent sans fin . Pour avoir plus chaud , nous restions embrassées , la polonaise et moi , dans les couvertures ... nous nous sommes bien aimées , en pleurant là , perdues , sans rien savoir . Mon mari , son frère , n' agonisaient -ils pas à l' heure même dans le fossé d' un champ ? Nos lèvres buvaient nos larmes ... nous sanglotions ensemble ... aussi , quand nous sûmes que l' armée de * Moscow revenait , qu' elle allait atteindre * Smolensk , nous ne cessâmes plus de guetter aux fenêtres les avant-coureurs ... et ce que nous vîmes , à la place de troupes glorieuses d' avoir atteint les extrémités de l' * Europe , victoire à victoire , ce fut cette multitude affreuse , qui se ruait aux barricades et aux remparts , en implorant , qui s' affaissa , morne , autour de ses chariots et de ses tristes feux , qui s' engourdit là , très vite , immobile dans ses haillons souillant l' étendue de la neige ... " je me souviens . Nous regardions une sentinelle que la patrouille quittait , après l' échange du mot d' ordre . Le pauvre garçon ! Si petit dans sa capote bleue ! Il gardait une barricade fermant un passage , entre deux murs . Il grelotta tout de suite , et tâcha de marcher . Il s' éclaboussa de neige en tapant ses semelles contre la terre . Un instant , il leva le visage vers notre fenêtre , un visage d' enfant hâve et famélique , un visage recouvert d' un énorme shako vert , d' un pompon rouge , d' une visière bordée de cuivre , et serré dans une jugulaire , par-dessus le lambeau de drap protégeant les oreilles . Il nous examina longuement . Nous vîmes les larmes soudaines jaillir de ses yeux , comme si nous lui rappelions son bonheur perdu . Peut-être , après tout , pleurait -il seulement de froid ; son nez devint blanc , entre ses joues violettes ; ses lèvres saignaient ... il tenait l' arme au bras et cachait ses poings sous les deux baudriers de buffleterie . Il essaya de courir de long en large , puis s' arrêta , comme suffoqué , dans une nuée d' haleine ... il ne bougea plus , il se roidissait . Tout à coup , il tomba d' une pièce , à la renverse , dans la neige ... des chiffons sortaient de ses chaussures fendues , qui s' agitèrent , au bout des jambes en convulsions ... et puis le corps se tendit ... il devint immobile ... nous ne comprenions pas ; nous le pensions évanoui ... du bivouac le plus proche , cinq ou six hommes se dégagèrent , avec une femme qui avait noué , sous le menton , ses lourdes mèches blondes en noeud de cravate . Elle se baissa vers la sentinelle et lui tâta le coeur , lui retroussa les paupières . Quand elle eut fait signe que c' était la fin , un chevau-léger polonais ... je le vois encore avec ses basanes et son charivari bleu , outre une pelisse de hussard et une toque de cosaque , enleva les baudriers du mort , et le shako , pour déboutonner la capote ... un autre , vêtu de peaux de mouton ficelées à ses jambes et à son torse , défit les souliers ; la femme rejeta les pans de sa pèlerine pour dégrafer la culotte et la tirer ... mais elle trouva , là-dessous , une ceinture que le plus fort , un cuirassier en manteau blanc , obtint , car il écarta les autres à grands coups de bottes ; ses bottes dont il avait coupé le haut des tiges ... cependant , il leur remit quelque chose de l' argent qui garnissait le cuir . Puis ils se hâtèrent , et s' enfuirent . Il restait seulement un pauvre corps osseux , jaune et violâtre , sur la neige gelée ... avec des ongles noirs et des mains sales , une bouche sanglante , des yeux opaques , contemplant le ciel . Là-bas , devant une calèche , le chevau-léger endossait la capote , la femme , assise , enfilait les chaussures fendues ; l' homme vêtu de peaux de mouton s' arrangeait en turban la culotte du mort ; le cuirassier comptait les pièces de son aubaine ... puis dansa comme les clodoches du bal d' * Idalie ... " enfin , les clairons annoncèrent au loin l' arrivée de la garde . D' un bond cette foule se dressa , escalada ses charrettes , ses traîneaux et ses calèches , afin de recevoir l' élite . Tous se réveillaient , s' appelaient , abandonnaient les feux mêmes . " le premier peloton déboucha au milieu d' insultes . On lui montrait le poing ... on l' accusait de ne plus jamais paraître à la bataille , sinon quand la besogne était faite , pour recueillir les lauriers conquis par la valeur et le sang des autres troupes . Pourquoi mangeraient -ils avant les autres , ces histrions de l' armée ? ... " les vieux soldats ne daignèrent répondre . Ils marchaient en rangs et au pas dans leur tenue de route , le pantalon de corvée rabattu sur la guêtre , le bonnet à poil dans son enveloppe de serge et la capote lâche . Leurs officiers commandèrent le silence . Aussitôt , les injures cessèrent ; un murmure continua quelque peu , puis la foule se tut . Elle admirait ces hommes que ni la défaite , ni le froid , ni la faim , ni l' or gonflant leurs havresacs n' avaient détournés de leur devoir militaire . Leurs capitaines et leurs lieutenants criaient , ainsi qu' à la parade , des ordres exécutés aussitôt avec précision . Ils portaient leurs chapeaux dans des étuis de toile cirée verte , et leurs plumets dans des feuilles de parchemin liées au fourreau du sabre , comme s' ils devaient , à l' instant , sortir ces insignes de leurs gaines et paraître à une revue du carrousel . Presque tous avaient enveloppé le cuivre de leurs boutons ; leurs épaulettes pendaient au ceinturon dans un mouchoir soigneusement fermé pour empêcher l' or de se ternir . Les tambours avaient leur caisse au dos et les sapeurs leurs tabliers roulés à l' envers sur le sac . Les blessés , dans les charrettes , ne se plaignaient point . Ils se succédèrent longtemps au milieu du silence des bouches . On entendait seulement sonner la cadence régulière des mille pas . Et voici , n' est -ce pas , ce qui montre leur discipline . Un de leurs sergents , sans doute à bout de fatigue , ou tué par le froid , tomba hors du rang à la porte même de * Smolensk . Il ne se releva plus . Un chirurgien constata la mort , et s' en fut . Eh bien ! Aucun d' eux ne s' arrêta pour dépouiller le cadavre géant . Quand la première division d' infanterie eut défilé , un intervalle s' établit entre elle et l' artillerie de la garde , qui entraînait difficilement ses canons à travers la pente de glace . à ce moment , plusieurs se précipitèrent , s' écrasèrent sur le corps du grenadier , et déchirèrent le sac , d' où coulèrent des centaines de rouleaux , aussitôt éventrés . Plus de mille pièces d' or roulèrent , que les pillards se disputaient à coups de poing et à coups de dents , jusqu'à la minute où deux guides les dispersèrent par le trot de leurs chevaux . Mais , au lieu d' un cadavre , il y en avait neuf à la même place , quand la foule se fut retirée . " derrière la garde , la multitude entra dans * Smolensk enfin . Quel soir ! Une charrette pleine de moribonds s' embourba devant nos fenêtres , sans que nul s' inquiétât d' eux . Ils se tordaient de douleur dans la paille et les vêtements qui recouvraient leurs membres ... las de geindre , l' un d' eux se redressa , enjamba les barreaux et descendit par la roue ; mais il tomba rudement à terre , et y resta , dans une mare rouge , en insultant l' être suprême ... des gens fuyaient , tout blanchis de la farine qu' ils dévoraient crue . Je vis une escouade rouler un baril d' eau-de-vie sous notre porte , le défoncer à coups de crosses , remplir ses gamelles et boire avidement . Les soldats bientôt chancelèrent , s' étendirent l' un auprès de l' autre , au bas de la muraille , ivres-morts ... des cris de femmes étaient déchirants . Des hommes marchaient le sabre à la main , pour sauvegarder le morceau de lard qu' un juif venait de leur vendre au prix d' un joyau . Des fous gesticulaient et chantaient autour de brasiers immenses allumés partout et qu' on alimentait avec les bois des fusils , les carcasses d' animaux . Très tard , des patrouilles d' artilleurs à cheval refoulèrent les mutins en armes qui déchargèrent leurs pistolets . Une balle brisa notre vitre . Nous nous réfugiâmes derrière le poêle , la terreur nous rendit stupides . Nous entourions nos têtes avec nos mouchoirs pour ne plus rien entendre . " nous restâmes ainsi jusqu'au matin . C' est dans cette posture qu' * Augustin nous découvrit . Je ne le reconnaissais pas , tant la fièvre me brouillait les esprits . D' ailleurs , sa barbe le défigurait . Ses lèvres craquées formaient deux tumeurs horribles à voir . Le capuchon de sa pelisse lui cachait les sourcils ... il me conjura de partir aussitôt . Il accourait de l' arrière-garde , au galop . Pour m' avertir , il avait obtenu de porter à l' empereur les rapports de * Davoust . Si je ne fuyais , les cosaques me couperaient la route . Il ferma lui-même mon nécessaire de voyage et mon porte-manteau . Il me glissa dans le corset une liasse de bons du trésor . Car il avait changé l' or et l' argent de ses prises heureusement vendues aux juifs de * Wiazma , dès qu' il avait prévu le mauvais état de nos affaires et que jamais son convoi de quatre voitures pleines n' arriverait en * France . Je quittai donc * Smolensk immédiatement . Notre kibitka , comme ils disent , traversa cette ville maudite , cette ville de décombres fumeux et d' odeurs cadavériques . Les gens restaient à l' abri des ruines , derrière les tas de briques , mais non dans les maisons qui exhalaient la puanteur des tombeaux . Au milieu de la place d' armes , nous retrouvâmes le saint doré debout dans la charrette parmi tant de vaisselle . Son coeur de rubis avait été arraché du creux de la poitrine . Il dominait les bivouacs établis là . Il semblait les bénir de son geste saint ; deux doigts levés jusque son auréole . Comme ça ... oui ... comme ça ! " sur cette place , des femmes russes en jupons rouges vendaient cher des gobelets qu' elles remplissaient avec le kwass de leurs cruches , une sorte de bière aigre dont se contentaient les moins pauvres des soldats errants . Quelques-uns gardaient encore , passée dans la ganse du bonnet de police , leur cuiller d' ordonnance , leur cuiller d' étain , et , moyennant un rouble , des moujiks la remplissaient de vodka , amenée de loin en barils dans leurs traîneaux . Hors de la ville , le camp continuait . C' était la même suite de calèches , de cabriolets , de chariots , remplis de militaires engourdis entre les ballots , de blessés qui hurlaient sous leurs haillons . Je vis un homme qui ôtait les boyaux au ventre d' un cheval mort . Près de lui , des misérables attendaient la distribution de viande . Une femme le suppliait ; même elle se dégrafa , elle lui montra sa poitrine pour tenter ... malgré l' épouvantable froid . Au loin , des cadavres d' hommes , dépouillés , absolument nus , gisaient sur la neige boueuse , autour de tisons éteints . Les corps étiques étaient bleus , les faces comme des abcès noirs et sanguinolents hérissés de barbe ... plus les trois chevaux de la kibitka s' éloignaient des faubourgs , plus on rencontrait de ces malheureux , morts dans la nuit , de désespoir , de faim et de froid ; car toutes les foules avaient cru trouver à * Smolensk des vivres , un abri . Il leur avait fallu reprendre la marche , sans l' espoir de finir leurs tourments ; et cette effroyable certitude les avait tués en grand nombre . " à trois lieues de la ville , au dépôt de l' artillerie de la garde , * Augustin eut beaucoup de peine à me faire rendre mes chevaux , qu' un courrier de l' empereur venait de choisir pour sa voiture et son sac de dépêches . Ce * M . * De * Sonis était par bonheur un galant homme , qui nous proposa de faire route avec lui ; mon mari crut pouvoir me confier à son honneur . Nous n' avions pas le temps de respecter beaucoup les convenances . On avait vu les cosaques rôder déjà sur la route de * Krasnoë . Je me jetai dans les bras d' * Augustin . Il me porta jusqu'au traîneau , tout éperdue . Et l' attelage partit au galop dans la plaine de neige . Huit jours nous avons couru , nous arrêtant juste pour manger ou pour nous réchauffer en buvant le thé du samovar commun , dans les maisons de poste . Quelle affreuse odyssée , ma bonne ! ... rien qu' un pays de neige ... de temps en temps , les maisons de bois d' un village et son église , dont le clocher a toujours la forme d' un gros oignon , la tige en l' air ... nous filions très vite , parce que les rustres déguisés en cosaques , armés de piques et montés sur leurs bidets de carrioles , sortaient des fermes pour nous donner la chasse ... quelles transes ! Il n' y avait de consolant que l' éclat incomparable des nuits étoilées et de la lune éclairant la neige des paysages ... " * M . * De * Sonis est un gentilhomme de grand coeur et de manières parfaites . Son âme poétique sut parler à la mienne de ces spectacles sublimes ... en quelque sorte , il me consola de mes malheurs ... il prit congé vers * Koenigsberg , pour achever la route à cheval . Moi , j' avais hâte de vous revoir , d' apprendre des nouvelles . J' accourus de poste en poste ... j' ai traversé beaucoup de villes sans retenir leurs noms même ... " à l' écouter , dans sa mémoire , * Omer eut froid à l' âme et au corps . Comment parlait -elle là , celle qui avait connu tant d' épouvante ! Il craignit que le fléau ne vînt jusqu'à lui . Déjà , comme un avant-coureur , le froid posait aux vitres son masque de givre . On se rapprochait des arbres incendiés dans l' âtre . Le bisaïeul déclamait contre l' empereur , qui n' avait rien prévu des hasards d' une pareille campagne . Maman * Virginie nommait * Jésus . La tante * Malvina recommençait les phrases de son récit ... et , de nouveau , l' enfant imaginait cette foule de soldats piétinant au loin la neige russe , et mordant la chair crue qu' ils arrachaient du cheval avec les dents . Ils peuplaient les cauchemars de ses nuits . Une fois , lui-même se croyait dans la viande d' une bête ainsi dévorée par l' oncle * Edme , qui l' avait saisi dans sa charrette , et qui lui disait : " mais oui , je te reconnais bien , tu es mon neveu , mon petit * Omer * Héricourt ... seulement , j' ai grand'faim . ça m' attriste fort de te manger , mais il le faut ... il le faut ... prépare -toi à être mangé , mon petit * Omer . Va , je ne te ferai pas de mal , pas de mal du tout ... j' irai tout doucement ... ne pleure donc pas . Tu me fais de la peine ... à quoi bon , puisqu' il faut que je te mange ? ... " et le capitaine se pencha vers lui . Mais voilà les dents et la figure de l' ogre subitement ... * Omer se débattit . L' ogre disparut pour laisser place au triste visage de l' oncle , obstiné cependant à se repaître . Et cela prenait d' autant plus d' apparence véritable qu' il répétait sa promesse de ne pas faire mal , de s' y prendre très doucement , ainsi qu' il convient à un parent pitoyable . Cette répugnante aménité convainquit le dormeur d' une certitude . Et la tête de l' ogre encore remplaça celle du capitaine pour se pencher . * Omer voulut crier . Il ne put . à l' issue de sa gorge contractée , aucun son ne vint . Toute sa chair se crispa sous la dent froide du monstre ... enfin , il put quasi beugler , se réveilla devant * Céline en chemise , qui le touchait au front . L' ogre ou l' oncle n' étaient -ils pas dans la chambre ? ... bien qu' il ne les aperçût point , il sanglota . Sa voix convulsive dénonça l' horreur du songe à la servante qui l' enleva des couvertures , mit sa joue contre la joue en larmes , qui consentit à la prière de le coucher avec elle . Au giron de sa nourrice , il se crut en sécurité dans la chaleur féminine . Il cessa de craindre . La veilleuse éclairait nettement les poignées en cuivre de la commode ventrue , les dossiers concaves des chaises , les rideaux de lit accrochés à la hampe d' une grosse pomme de pin dorée , le guéridon et le pot à tisane , la vaste image même de la sainte vierge plaçant la colombe sur le doigt du petit * Jésus . * Céline le dorlota contre sa molle poitrine . Gémissant toujours , il s' inquiéta de savoir si la nourrice l' avait allaité de même que la fermière allaitait le petit * Georges . Sans rien dire de sa curieuse envie , * Omer chercha l' entrée de la chemise rude . Il passa la main et ce lui fut exquis de toucher la robuste mamelle tendue ... il écouta trembler en soi le désir de happer la chair qui fleurait la chaleur . Pourquoi tremblait -il ainsi d' une impatience douloureuse , pendant que les doigts dénouaient le cordon de coulisse , écartaient la toile et en faisaient surgir l' énorme sein branlant . " tu ne pleureras plus , mon chéri ? ... ne mords pas ... tu mords ... rentre tes quenottes , au moins ... attends , goulu ! ... puisqu' il n' y a rien dedans ! " honteux , il suçait la chair un peu salée . C' était exquis au goût . Mais , à son âge , un garçon ne devait plus faire cela . Cependant il se calmait ainsi , parce que sa bouche engloutissait de la bonne chair chaude ; et , par là , * Céline entrait en lui , comme il se blottissait en elle , surpris de tant de bonheur voluptueux . La savourant , il s' endormit , frais , placide . Quelques jours après , tante * Malvina fut très belle . Baignée , coiffée , elle parut en douleur , pimpante , rafraîchie par un spencer de velours orange à épaulettes et qu' un cordon de soie fixait sous l' opulente poitrine . Ces appas , non moins que le courage marqué par cette transformation féerique , décidèrent l' amitié du petit garçon . Le dimanche , elle le conduisit à la messe . Il n' aima guère voir les paysannes du bourg se retourner , moqueuses , sur la dame . En effet , elle portait un chapeau de haute forme , pareil à celui de l' oncle * Edme , quand il n' était point vêtu en dragon , un chapeau luisant , piqué d' une cocarde verte , et qu' elle appelait vaniteusement : " mon jockey ! " elle l' avait reçu de * Paris dans une caisse , par la malle-poste . La tante ne semblait pas s' apercevoir des ironies rustiques , des sourires malins qu' échangeaient les hommes en ôtant , pour cracher , la pipe de leurs bouches . Mais elle s' avançait toute fière et joyeuse , sûre de soi . * Omer jugea qu' elle avait raison . Ces rustaudes en tablier de soie noire , à lourde cornette tuyautée , roide , ignoraient certainement " le bon genre " . De la tante , il chérissait de nouveau les parfums . Qu' elle modulât de sa bouche délicate l' air de la reine * Hortense en secouant les lumières de sa belle face et les topazes oblongues pendues à ses fines oreilles , * Omer sentait la vie grandir . Et lui-même , à tue-tête , criait : faites , reine immortelle , lui dit -il en partant , que j' aime la plus belle et sois le plus vaillant ! l' hiver finit . Ensemble ils coururent , chantant ainsi par le chemin de gazon nouveau , de renoncules écloses en or . Elle le tenait à la main ; elle sautait fort dans ses jupes d' organdi brodé de rouge . Ils étaient deux ivresses printanières que persiflaient les moqueries des oiseaux dans les arbres . Elle l' amusait mieux mieux que ne l' amusaient les gamins du village . Comme sa jolie taille fléchissait avec grâce . Comme son teint rafraîchissait les lèvres , quand elle le prenait à bras pour l' embrasser vigoureusement . Elle lançait le ballon à des distances parfaites , ni trop loin ni trop près ; et il revenait de lui-même dans les mains . Et le diable donc , comme elle était adroite pour le faire ronfler sans trêve au centre de la ficelle que mettaient en branle ses jolis poignets . Sa personne portait une collection de breloques hollandaises en vieil argent : un remouleur activant sa roue , un minuscule moulin aux ailes mobiles , un coeur qu' on pouvait ouvrir . à son bras quatre camées romains unis par des maillons d' or , représentaient la course d' un char à trois chevaux , une jeune fille élevant la coupe près d' une petite colonne , un homme à jambes de bouc qui versait d' une corne dans une autre une courbe de liquide , une danseuse croisant ses pieds pointus , et entourée par le vol de son écharpe . Ces personnages , taillés sur champ d' agathe pourpre , dans un filon de pierre blonde , ne lassaient point l' admiration d' * Omer . Ils lui représentaient le temps d' autrefois . était -il possible que l' artisan eût travaillé ces joyaux , dix-huit siècles avant le sourire et la parole diserte de * Malvina ? Quoi , l' on pouvait ainsi toucher , sans dévotion particulière , ces objets dignes de foi ? Des heures , il les palpait docile et pieux , durant que * Malvina parlait à * Virginie . Couchée dans le lit de la chambre ducale , la mère écrivait ses comptes et ses lettres sur un portefeuille en maroquin cramoisi , à doublure verte . Songeant aux prestiges de la tante * Malvina , le sens de la richesse prêta quelques opinions nouvelles . Qu' elle possédât des attelages et les livrées magnifiques des laquais ; qu' elle vécût d' habitude à * Paris , dans une somptueuse maison , entre ses voyages ; qu' elle fût saluée par tant de messieurs , qu' elle parfumât la pièce où elle s' asseyait , rieuse et les gestes luisants de bagues , de bracelets , de joyaux : c' était le résultat de l' opulence . Maman * Virginie pouvait moins de luxe . L' appartement de la chaussée * D' * Antin , on l' avait abandonné définitivement . Avant son départ pour l' * Allemagne , le général * Lyrisse disait aux visiteurs avoir demandé ce poste , non loin de * Nancy , afin de surveiller le domaine et d' en tirer la subsistance . Voilà pourquoi maman * Virginie courait elle-même les champs , tous les jours , enveloppée de sa grosse mante , les socques aux pieds , avec la fermière * Eulalie l' abritant d' un parapluie rouge . à l' écurie deux chevaux somnolaient . Les chiens de chasse occupaient les autres stalles . Parfois , les ardoises enlevées du toit par le vent jonchaient , tout un mois , les avenues , faute de manoeuvre pour les ramasser . Depuis que la chaise de poste était partie pour la guerre , avec l' oncle * Edme on ne montait plus en voiture , car l' essieu de la berline reposait , à gauche , sur un tréteau , une roue s' étant rompue . De beaux habits , chamarrés aux coutures , n' habillaient pas les deux domestiques , mais de vieux spencers de chasse , à boutons de cuivre , qu' ils enfilaient par-dessus leurs culottes mêmes de cuirassiers . Les bas de coton se drapaient à gros plis autour de leurs jambes , et ils portaient des escarpins sans boucles . Sur le fauteuil du parrain , le velours d' * Utrecht jaune était verdi à la place de la tête , et les fleurages s' effaçaient parmi l' usure des accoudoirs . Devant l' âtre de ce salon , où l' enfant vivait surtout , quatre morceaux du plancher se déboîtaient aisément ; un autre restait entamé par la brûlure d' une bûche ancienne . * Omer s' amusait encore à défaire ces plaques de bois , pour voir , en dessous , le ciment , puis à les juxtaposer de nouveau , sans erreur . Devant les portes des chambres , dans les corridors , les tentures pendaient en loques , et partout la peinture des boiseries s' écaillait au long des fentes , se noircissait à l' endroit où les mains touchent les portes , où le balai heurte les plinthes . Chez tante * Aurélie , faubourg saint- * Honoré , chez tante * Malvina , faubourg saint- * Germain , tout au contraire , les murs brillent , sans tache , entre les cannelures des colonnes . Les planchers égaux mirent les griffes de bronze terminant les sièges et les tables . De légères tentures de soie verte ou bleue , présentent les dessins de leurs damas ; mille bibelots précieux , statuettes de métal et d' ivoire , assiettes peintes , pendules en forme de temples ou de lyres , intéressent les yeux . Chez elles , * Omer concevait mieux l' obligation de se tenir sage pour ne rien écorner ou tacher de ces choses admirables . Au château de * Lorraine , tout se flétrissait . * Omer ne pensa point que les rares amis venus en visite , le curé surtout , pussent être moins bien logés . De * Nancy , les maisons lui semblaient seulement les annexes des boutiques , et les marchands des domestiques spéciaux empressés de satisfaire et de servir , * Virginie maugréait trop . à la grille , les mendiants chargés de lourdes besaces se lamentaient . Ceux -là seuls lui parurent des pauvres . Il leur devait , heureusement , le respect du malheur inscrit dans la saleté de leurs figures et la crasse des haillons . Cependant , il les croyait capables de tout un mystère qu' ils dérobaient sous leur apparence humble . Il ne l' eût point surpris que , de leurs surtouts , un roi couronné , une fée adamantine fussent brusquement sortis , majestueux . Donnant un liard et une tranche de pain bis , il souhaitait ce spectacle d' apparition . Maman * Virginie confirmait l' espoir ; elle conseillait la bienveillance et la vénération envers les misérables pour le cas où s' opérerait le miracle . Il approuvait cette prudence excellente , et ne s' en fût pas départi . Alors une hiérarchie lui devint évidente . Ceux tachés de plâtre , noirs de suie et de limaille , ceux portant des échelles et des fardeaux , les paysans aux hardes terreuses et au geste tardif , ceux qui traînent des brouettes et se courbent sous des hottes , ceux qui accompagnent des chevaux énormes , lents , barbus aux pieds , lui parurent la multitude des méprisables , toujours résignés à l' insulte , et incapables de paroles faciles . Les marchands et les domestiques , c' étaient des mains qui offraient les victuailles et les friandises , des bras qui portaient , des gestes qui s' empressaient de satisfaire ; c' étaient de benoîtes personnes soucieuses de ne pas encourir les reproches , un peu parentes et qu' on protégeait . Les soldats lui représentaient le peuple , qui dans l' histoire agit , qui proclame les rois , qui se révolte , qui court , qui vit . Il croyait que les hommes de la révolution portaient tous l' uniforme militaire . Leur risque d' être tués les maintenait à l' étiage inférieur , tandis que la splendeur du costume les élevait sans conteste , au-dessus des castes précédentes . Seuls , les mendiants , pour le mystère de leurs allures et les fées qu' ils recèlent parfois en eux , inspiraient de la crainte . * Jésus lui-même lave leurs pieds . Comme les portraits des magiciens et de * Moïse , la plupart se paraient de barbes épaisses . Peut-être , encore qu' ils fussent pauvres , auraient -ils pu dominer tout . L' oncle * Augustin , l' oncle * Edme , le colonel * Pithouet , grand-père * Lyrisse , tous les officiers , il les comptait pour inférieurs au prêtre , le confident de * Dieu , ce gros homme bedonnant , ami de la belle tante , et qui montait du village au château , le dimanche , après vêpres , en redingote marron . Mais * Omer l' avait aperçu vêtu d' or pendant la messe , et debout devant la foule agenouillée , silencieuse , confondue . Envers celui -là , maman * Virginie abdiquait son pouvoir . Et les évêques , à la fête- * Dieu , sous un dais de brocart ! Les cloches tintent par toute la ville . Les rues se jonchent d' herbes . Les filles en blanc suivent , avec des voix angéliques ... voilà les puissants ; ceux qui ne vont pas mourir dans les boues lointaines . à leur passage l' humanité se prosterne . De peur de déplaire à un maître si fort , * Omer , dès le salut au prêtre , s' enfuyait du salon . Au même rang social , il plaça les tantes * Aurélie et * Malvina . Des hommages presque pareils les accueillaient . En outre , elles étaient belles . Leurs équipages valaient , certes , le dais de la procession , et leurs salons l' intérieur des chapelles . Leurs maris comptaient pour rien . En son rêve d' avenir , il se voulait sous la dalmatique épiscopale , dans la calèche de tante * Malvina , les cavaliers saluant , le peuple adorant , les soldats présentant les armes . Au-dessus des tantes et des princes de l' église , peut-être existait -il un empereur au nom de qui sonnaient les fanfares , les orgues , au nom de qui battaient les tambours . Peut-être . Semblable à un prêtre en petite tenue , le bisaïeul parlait aussi de religion , pouvait beaucoup . * Omer essayait de comprendre ce que maman * Virginie et la tante * Caroline s' expliquaient du vieillard . Sans paraître laisser le livre d' images , ni son troupeau de bois , il écoutait . Malheureusement , les dames parlaient trop vite . L' opération était , pour lui , lente et difficile qui tâchait de fournir leur sens aux mots entendus , et surtout leur pensée juste aux phrases . De même qu' il méditait sans réussir à exprimer sa méditation , de même les discours des grandes personnes lui suggéraient mal très peu de choses . Il se méfia de ses interrogations auxquelles il lui parut qu' on répondait par des mensonges moqueurs . à la mine des gens , il devinait fort bien qu' ils leurraient son innocence . Plus il avançait dans la vie , moins il questionna , car toute une catégorie de préoccupations relatives à l' argent , aux amis , à la parenté , à sa soeur * Denise , lui était soigneusement interdite par la raillerie sournoise des siens . Néanmoins , il apprit que le bisaïeul possédait la fortune de la maison et qu' il la lui transmettrait un jour , à condition d' étudier . Le souvenir de telles paroles retenues bien qu' on eût cru les prononcer hors de son attention , lui était une preuve agréable de sa malice . Aussi devint -il expert dans l' art d' écouter tout , sans éveiller la prudence de ceux qui le contemplaient alors chevauchant le coursier de bois à bascule . Des propos , même obscurs , il ne perdait rien . Il les ressassait en soi , les comparait à d' autres , finissait par entrevoir leur signification , au bout de quelques semaines ou de quelques mois . Une fois l' idée conquise , et en réserve , il oubliait rapidement les phrases et même les circonstances de leur apparition . Par là ses assurances augmentèrent . Il acquit des sentiments à l' égard de chacun . Vers ce temps -là , * Omer * Héricourt s' aperçut que sa mère , sa tante * Caroline lui demeuraient lointaines , imprécises et caressantes , grondeuses un peu . C' était tout d' elles . Du vieillard éducateur , au contraire , il savait beaucoup de choses : un esprit acharné à instruire , une largesse en cadeaux somptueux , la sévérité de ses brusques colères , lui rougissant les joues et les oreilles , injectant de lumière les gros yeux furieux . La vie de l' enfant dépendait entière de celle -ci , sa vie présente et future , l' avenir de sa fortune . * Caroline * Cavrois , méticuleuse et triste , plutôt bougonnante , laide en outre , ne paraissait pas s' occuper de son pupille ! De cette négligence , il concluait qu' elle ne le pourrait enrichir . Ainsi l' avait toujours craint grand-père * Lyrisse . D' ailleurs la tante * Caroline était sournoise , même hostile quand elle demeurait tout un après-midi sur les coussins d' une bergère , en répétant le geste machinal de savonner ses mains grasses , garnies d' anneaux en or nu , sans pierreries . * Omer l' aima peu : elle l' interrogeait sur la table de * Pythagore dès qu' elle pouvait lui prendre l' oreille dans un coin . Pourtant , certain jour , elle le mena voir l' escamoteur qui dressait son tréteau devant la grille , au milieu d' écoliers et de badauds narquois . Un jeune homme en longue redingote appelait dans un clairon . Une grosse femme battait le tambour énergiquement , inattentive aux soubresauts de son ample châle vert et jaune . Entre eux , l' opérateur se dépouillait d' une houppelande incolore , pour laisser voir la sincérité de ses bras nus et poilus hors d' un gilet à carreaux marrons et blancs , comme ceux du pantalon qui serrait la bedaine . Sa faconde invoquait les traditions de l' art magique , pendant qu' il plaçait des balles en drap de couleurs sur les trois gobelets devant recouvrir la muscade . Que ne fit -il point de surprenant ? La muscade passait sous une timbale d' étain , sous une autre , d' après l' ordre de la baguette , à travers la table , probablement . D' un chapeau , il extirpa deux tourterelles vivantes cueillies dans la coiffe . Les miracles succédaient aux miracles . Un rustre doutait -il ? L' escamoteur lui donnait à tenir dans la main le fichu écarlate qui , la main rouverte , paraissait un chiffon bleu en loques , mais , la main ayant été refermée , rouverte encore , la soie écarlate et neuve en sortait intacte , comme devant . * Omer , incrédule d' abord , cherchait à découvrir le subterfuge . Peu à peu la franchise du bateleur le convainquit . N' avait -il pas fait tenir au petit * Bertrand * Lefebvre le chapeau dans lequel fut confectionnée l' omelette ; et * Bertrand affirmait n' avoir rien vu d' insolite , rien autre que des oeufs cassés , battus par la fourchette et qui fumèrent , s' épaissirent , devinrent la solide omelette lancée en l' air , rattrapée dans le couvre-chef . Certainement cet homme trapu possédait la puissance artificieuse qu' il prétendait tenir du roi * Salomon , à en croire son intarissable discours . * Mme * Cavrois s' ébahit même jusqu'à donner une pièce blanche quand la dame au châle vert et jaune tendit le plateau de la quête . Avant cette heure de révélation , les histoires du bisaïeul , touchant la vie des mages , d' * Hiram , l' architecte des chevaliers du temple , des rose-croix , des illuminés d' * Allemagne , de * Cagliostro , de * Cazotte , semblaient certes avoir été véridiques , dans les temps fort anciens , mais * Omer soupçonnait le siècle actuel de ne point souffrir aisément la répétition de leurs réalités singulières . Que jadis * Moïse eût fendu la mer avec sa verge sacrée , c' était sûr . Cependant l' empereur * Napoléon lui-même n' eût pu , estimait -il , recommencer le prodige , bien qu' il fît tomber les murs des villes au son des canons , comme * Josué les fit s' abattre au son des trompettes ; lesquelles , selon le bisaïeul , pouvaient bien avoir été des canons d' une sorte particulière , ainsi nommés pour le bruit spécial de leurs détonations . Aujourd'hui la preuve des miracles existait . Ce bateleur arrogant et misérable avait accompli les choses contraires à l' ordre naturel . Si un pauvre hère pouvait tant , que ne réussirait pas un magicien de haut parage , quelqu' un entre ces sublimes chevaliers de l' art royal qui correspondaient avec le vieux parrain . * Omer s' en convainquit fermement . Dès lors , il s' appliqua mieux à concevoir les enseignements donnés dans le salon jaune . Maman * Virginie , toujours malade , n' interrompait plus les leçons . * Malvina était en promenade avec le curé , au loin . à certaines heures le château tombait dans le silence , et le disciple n' entendait que la voix du bisaïeul , le pressant de répondre au questionnaire . Sans doute parce qu' il flairait les approches de la mort , le vieil homme hâtait davantage l' éducation d' * Omer . - petit , petit , il est temps que tu recueilles ma volonté et mon savoir : tu les garderas en toi , dans les retraites de ton esprit , jusqu'à ce que ta raison ait appris à les rendre utiles , par les moyens de tes actes et de tes discours ... je suis l' outil émoussé , brisé , dont se servit * Dieu , soixante ans , pour améliorer le sort des peuples ... tu seras l' outil neuf et solide qui terminera la tâche ... petit , petit , ne regarde pas en l' air la toile que tisse l' araignée à l' angle du plafond ... , ne regarde pas les oiseaux du ciel , ni les branches du parc ... regarde avec les yeux du coeur les images de ma pensée ... il est temps , il est grand temps de ne te plus distraire pendant mes leçons ... car pourrai -je encore , un an , te les donner ? Apparemment j' irai bientôt dormir au sein de notre mère la terre , en me transformant par les mille vies de la corruption ... écoute , petit , écoute ... vois combien ma vieillesse t' implore . Immole ta jeune impatience des jeux au désir de réaliser le plus beau voeu d' un triste moribond ... et je te laisserai , par héritage , ma truelle , mon marteau , tous mes bijoux de maçon ... si tu veux apprendre sagement ce que j' enseigne ... allons , petit , ouvre ce volume de l' ancien testament ... et parlons de * Moïse qui connut la lumière divine ... c' était encore un petit enfant comme les autres héros , un petit enfant sauvé des eaux par la fille du pharaon , à l' heure du bain . Cette parité d' âge entre eux prévenait * Omer favorablement . Il était tout oreilles pour écouter la merveilleuse histoire . Dix fois l' ancêtre recommençait l' explication . Sa large face ravinée , touffue de sourcils blancs et noirs , excavée autour des yeux profonds et si vivants parmi les fines loques des paupières , semblait alors le plan même du pays d' * Israël . Dans les creux de ses rides , que de pasteurs avaient dû pousser leurs moutons gris , comme les bergers de * Lorraine dans les chemins encaissés du voisinage ! ... il disait aussi les légendes des pays étranges dessinés sur les pages des albums , où les dieux avaient quatre têtes sereines , et quatre mains qui tenaient des emblèmes . Indéfiniment , l' ancêtre tournait d' autres feuilles , nommait tous les héros et tous les fondateurs , celui qui déroba le feu du ciel , et celui qui dressa les premières cités en assemblant les chasseurs aux sons de sa lyre . Dès le printemps du parc , * Omer fut un jeune * Brahma ravi de sa création . Son haleine attirait les fleurs sur les rameaux encore nus du cerisier ; son regard faisait éclore les parfums des violettes parmi le gazon . De sa bouche heureuse s' était envolée , sans doute , la fauvette grise qui fendait l' air . Chacun de ses pas ressuscitait le perce-neige et les renoncules . L' enfant se dérobait à la raison , quand elle dénonçait l' erreur du rêve : - * Céline ! C' est moi qui appelle au bout de la branche les clochettes du lilas . Tu vois ? ... j' ai dit : " sois un lilas , " et j' ai soufflé . Et voici . - vraiment ? - répondait la bonne * Céline en levant ses mains dévotes . - ah ! Vraiment ! - oui , je suis * Brahma , l' initié , qui transformait la nature et qui soutenait le monde sur une chaîne . Tu sais , j' ai quatre visages ; et chacun est une des saisons . Aujourd'hui , j' ai mon visage de printemps , * Céline ! Cueillons un bouquet de lilas pour maman * Virginie , un bouquet de violettes pour tante * Caroline ... vite , * Céline ! ... et maintenant , regarde comme je saute ... une , deux , trois ... je saute jusque dans le soleil . As -tu vu ? ... j' étais devenu le soleil , comme * Ammon . - * Ammon ? - * Ammon , qui sut attirer le soleil dans les miroirs de son temple , des miroirs grands comme d' ici la ville , des miroirs de cuivre poli où toute la chaleur des fluides restait et que les pèlerins venaient adorer en voyageant à travers les sables , longtemps , longtemps . Et quand ils avaient bien appris toute la sagesse d' * Ammon , quand ils connaissaient toute la lumière , on leur donnait une corne ... écoute , * Céline , écoute ! ... on leur donnait une corne qui était en lumière aussi , et qu' ils portaient sur la tête ... tu n' écoutes pas , * Céline ! * Céline tricotait en marchant , et fredonnait son air favori : chante , rossignol , chante , si tu as le coeur gai . pour moi , je ne l' ai guère : mon amant m' a quittée ... lala lala lalaire , lala lala lalala ! il ne la persuadait pas toujours de prêter une attention assidue , même lorsqu' il put dire comment * Orphée , le mage , avait réuni par les prodiges de son éloquence les chasseurs épars aux bois , comment il les avait instruits dans l' art de bâtir les villes , abri des existences fraternelles . En récompense de ses progrès , l' enfant reçut de * Paris une belle lyre en bois dont la base contenait des pralines : car le parrain honorait le savoir , généreusement . Les pralines mangées , l' instrument demeura , prétexte de danses et de postures gracieuses , devant les glaces des trumeaux . * Omer pensa charmer , lui aussi , les bêtes féroces , * Médor et les hommes semblables à lui-même , toute l' assistance des miroirs . Une glace suffisait pour qu' il fût deux : le maître et le disciple , le prophète et le peuple . Dans l' ancienne chambre de la duchesse de * Lorraine , ordinairement interdite à ses ébats , le triptyque de la psyché lui donnait même trois auditeurs , s' il parvenait à se tenir là pendant les lectures de sa mère . Muet par crainte d' interrompre la savante , il s' amusait à vivre la gloire des bardes . Ou bien , il se voyait , à la cime d' un roc , * Prométhée farouche et orgueilleux d' avoir dérobé au ciel le secret du feu qui modifie les choses , réchauffe les membres , qui rôtit les viandes et qui rassemble la famille autour de l' âtre , fond les métaux . D' autres jours , fouillant , de sa pelle , le terreau des plates-bandes , puis le moulant à la forme du petit seau , il se louait de construire les maisons de vastes cités , de reprendre la tâche d' * Osiris en * égypte , d' élever les pyramides et les sanctuaires , où * Moïse viendrait tout à l' heure , avant * Thalès et * Pythagore , apprendre les sciences et les lois . * Omer en promulguait quelques-unes pour l' usage des bestioles qui fuyaient la fourmilière ouverte . Le matin , dans sa chambre , à demi nu , entre les genoux de * Céline qui l' épongeait , pourquoi se fût -il distingué de ces premiers sages prêchant , ainsi dévêtus , autrefois , les principes de l' art sublime , au bord des fleuves de l' * Inde et de l' * égypte , au long des routes marchandes , au parvis des temples , et qui portaient le nom impossible à retenir , le nom pour lequel la canne du bisaïeul cognait les doigts cruellement : " gym-no-so-phistes ... " dans les bois , dès la vue du gui , l' enfant se plaisait au rôle du druide . Couronné de feuilles , il était habile à manier la faucille d' or plus puissante qu' un sceptre ou qu' un glaive pour courber en adoration les têtes d' un peuple . * Caroline riait , l' embrassait , disant : - alors , tu es un druide ... tu n' es donc plus * Moïse , à présent ? - c' est la même chose . - bah ! - ils commandaient les nations , tous , * Moïse et les druides , avec les lois d' * égypte ... - ma chère belle , ton grand-père le rendra sot , ce petit ! ... - ah ! Ma bonne , - répondait * Mme * Héricourt , - * Dieu le sait : ce vieux jacobin empeste l' âme de mon enfant ... patience , j' y porterai remède , quelque jour . Le pouvait -elle , puisqu' elle demeura couchée de longs mois dans la chambre ducale ? Le médecin montait souvent l' escalier , et , après sa visite , * Céline emportait un bassin rempli de sang . Maman * Virginie ne semblait pas chagrine au milieu du grand lit blanc magnifique , qu' entouraient des rideaux en damas cramoisi . Ses beaux cheveux argentés , ses longues mains brunies , la douceur riante de son visage , enfoui dans les dentelles des oreillers et des draps , ne conseillaient pas aux visiteurs de s' apitoyer trop . * Omer apprit que le mal siégeait au ventre . Lui-même souffrait parfois d' indigestions : c' était pareille misère , sans doute . Il priait * Jésus de guérir sa mère , chaque soir et chaque matin . Bien des dimanches se succédèrent avant qu' elle l' emmenât au village , pour assister à la grand'messe . La mère s' occupait de * Dieu , de ses maux et d' économies ; * Caroline , de ses commerces , de ses voyages entre l' * Artois et la * Lorraine . On la voyait revenir souvent , grognante , active . Alors , elle s' installait au salon des colonnes pour y recevoir toute espèce de gens malotrus , fermiers , propriétaires , convoyeurs et rouliers , tandis que , dans le parc , les fouets , autour des attelages , claquaient entre les cris des essieux et des cailloux rompus par les lourdes roues des chariots . Elle écrivait en appuyant ; la plume d' oie , sous la main blême grinçait . Les villageois empochaient les titres de vente . Bientôt , la tante se hâtait de repartir dans un haut cabriolet jaune à la capote lépreuse , et couvert de crotte . Elle menait elle-même la jument grise , très rapide . Tant qu' il en put contenir , elle engrangea dans le château la moisson d' août . Ensuite , des filles et des gars en sueur édifièrent tant de meules sur les pelouses qu' on dut se priver d' y cueillir les fleurs . Cent voitures dételées et munies de vastes bâches restaient à la file dans les ornières des avenues , le long des allées d' eau . On déménagea les meubles vermoulus des mansardes afin d' y pouvoir hisser les gerbes à la poulie , contre la façade . * Médor haletait , aboyait à la tête des percherons , menaçait tout ce tumulte inquiétant . Le grand-père , les deux oncles , * Augustin , * Edme , étaient à la guerre , avec la légende , radieuse à nouveau , tout épanouie dans le soleil de juin . Les cuirassiers du général avaient chargé à * Bautzen , et ses lettres annonçaient en triomphe la * Saxe reconquise . Leur ami le général * Pithouët data ses missives de * Hambourg et de * Lübeck , villes françaises . La nouvelle d' un armistice promit la paix . * Malvina chantait la gloire de l' empire , parce que son mari , prisonnier sur parole à * Riga , ne s' en trouvait pas mal , écrivait -il . - eh bien , * Bel oiseau de malheur , riait -elle devant le vieux , sourcillant parmi ses paperasses , où besognent donc vos ja ... coquins ? à vous entendre , tous les suppôts de la révolution , les admirateurs de * Marat et de * Robespierre , les francs-maçons et les philadelphes devaient faire lever les * Allemagnes contre l' empereur , et lui construire son tombeau dans la forêt de * Germanie , pour le bonheur de cette pimbêche de * Mme * De * Staël ! Que n' agissent -ils ? ... elle a besoin d' être consolée , la femme à turbans ! * Benjamin * Constant promène publiquement tout le long du * Rhin le bonheur de la * Charlotte * Dutertre , qui est le sien , de par la loi conjugale . Et sa chère * Allemagne ne venge pas au moins le bas-bleu sur * Napoléon ! Qu' est -ce à dire ? Voyons , monsieur le grand inquisiteur de la stricte observance ... il me semble que les frères sommeillent ... et notre tugendbund ... un coup de clairon français a suffi pour disperser cette force imposante ... ah ! Vraiment , que cela est fâcheux , et comme je vous fais ici ma condoléance ! Elle s' inclinait profondément et se pinçait les jupes pour un salut à la vieille mode . Le bisaïeul souriait , répétant : - patience ! ... patience ! ... que votre maître signe la paix d' abord ... ensuite nous causerons avec lui et l' * Europe . Son crédit politique arrive à échéance . Le péril passé et les tyrans vaincus , il faudra qu' il rende des comptes aux fondateurs de la république , aux idéologues et à la nation . * Paris gronde ... son index frappa le papier verdâtre d' une lettre dépliée . La jeune femme exécuta , gracieuse , deux pirouettes dont le mouvement gonfla son écharpe ; elle sortit fredonnante . Après sa maladie , maman * Virginie quitta la chambre et descendit aux salons . Qu' elle était différente ! Une raie large divisait les cheveux au sommet de sa tête , et au lieu d' une masse épaisse , ils formaient un mince tissu diaphane . - * Dieu ! Que tu as grossi , ma chère , remarquait , en joignant les mains , * Caroline * Cavrois . Te voilà presque aussi empotée que moi ! Elles comparaient leurs tailles , leurs hanches . - va , tu peux laisser la coquetterie maintenant . Le fils vit la tristesse changer la physionomie de sa mère , qui marchait mal , s' appuyant aux chaises . Il jugea qu' elle restait belle du visage et de la taille , et que la tante était loin de l' égaler . D' abord maman * Virginie portait autour du visage des boucles brunes touffues qui voltigeaient . Ses traits droits comme ceux du grand-père semblaient nobles . Grande , elle portait facilement l' embonpoint , tandis que * Caroline , trop courte , donnait exactement l' aspect d' une " pomme sur une cloche " , selon la plaisanterie de l' office . Celle -ci n' en trottait pas moins de meule en meule , en notant ses tablettes . Les fétus et les brindilles se piquaient au nansouk de sa robe toute ronde . Elle intriguait * Médor hostile à ses investigations . Le chien la surveillait à la piste . Il grondait si , de la maison , elle sortait , un paquet sous le bras ; et il ne permit jamais qu' elle approchât de la cuisine . Le poil se hérissait à son échine , ses abois devenaient furieux . * Caroline battait en retraite , non sans lui dire quelques invectives , pour rire ensuite de son long rire sec . Au cours des plus fortes chaleurs , les volets clos , après dîner , ces dames poursuivaient leurs ouvrages . * Malvina piquait délicatement sa tapisserie , * Caroline hâtait machinalement son tricot , * Virginie ourlait patiemment quelques mouchoirs et serviettes . Autour des visages sucrés par la transpiration , les moustiques tournaient . La carafe de limonade fraîche était tout embue . * Omer feuilletait , indolent , les albums confiés à son attention par le bisaïeul . La figure du perse * Djemschid s' y trouvait peinte , avec , au-dessus , une banderole indiquant ses titres d' initié à * Memphis , fondateur de * Persépolis " en laquelle cité furent admis les adeptes qu' il instruisait dans la science des astres ... " . * Djemschid plaisait à * Omer par l' extravagance de son oeil comme émaillé de blanc , piqué d' une pupille ronde entre de longs cils espacés . Jusqu'aux genoux du maître , vêtu d' une robe bleue , se superposaient les cubes de sept bâtiments diminués en volume , et qui étaient son temple . à l' autre page de l' album , * Mithra , coiffé d' un bonnet phrygien , sacrifiait au feu le taureau , sans que le geste énergique dérangeât l' allure sereine de sa figure , ni les plis du manteau bien agrafé sur l' épaule . Se succédaient l' emblémature du roi * Salomon , héritier de ces sages , celles d' * Hiram * Adoniram pourvu d' une barbe terriblement noire , celle du temple de * Jérusalem et de ses deux colonnes , * Jakin , * Bohas , encadrant un parvis à damier noir et blanc que diminuaient les lignes de la perspective roidement étrécie ; celle d' * Esdras , qui portait dans un pli de sa lévite les rouleaux de la loi moïsiaque , et qui purifiait , une torche au poing , le sanctuaire ; celle de * Zoroastre , que surmontait une tiare cornue et qui foulait aux pieds le dragon d' * Ahriman , tandis qu' il élevait dans sa droite le soleil , nommé * Ormuzd ; celle du temple d' * éleusis devant celle de * Dionysos- * Bacchus menant les tigres de son char au moyen de rênes en feuillages , chose invraisemblable , encore que le grand-oncle attribuât à ce miracle la signification du sage apte à diriger sans violence les forces terribles de la nature ; celle du roi * Numa remettant les outils maçonniques aux architectes militaires des légions qui prêtaient serment , les mains étendues ; celle de saint * Joseph le charpentier , mesurant au compas et à l' équerre le globe du monde que haussait vers lui un enfant ailé ; celle de saint * Jean- * Baptiste , debout , maigre et nu , parmi les flammes de trois foyers qu' alimentaient des faneuses avec leurs gerbes ; celle de notre-seigneur * Jésus- * Christ ressurgissant du tombeau parmi des branches d' acacia ; celle affreuse de * Manès l' hérésiarque , tenant à la main sa peau d' écorché vif ; celle de * Godefroy * De * Bouillon recevant au milieu du temple de * Jérusalem la truelle des chrétiens " ayant persévéré secrètement en la sainte religion dans l' habit mahométan , et malgré les soupçons des infidèles , par les mystères et moyens de la franc-maçonnerie " ; celle de * Jacques * Molay , grand maître de la chevalerie du temple , à cheval , et casqué de fer , haussant un gonfalon où était inscrit : " charité taille les pierres . Amitié les lie de ciment . Discrétion et fidélité supportent l' édifice . " et , de fait , l' on apercevait au fond de la gravure des dames qui maintenaient et façonnaient un petit temple . Il y avait encore d' autres images singulières , dans l' album relié en cuir , colorié d' écarlate aux tranches , et portant pour titre : portraits et emblèmes des sages francs-maçons . pendant qu' il feuilletait , les tantes et sa mère déploraient cette éducation . Lui , feignait de ne pas les entendre , attentif cependant aux propos dont il était , au profit de son orgueil intime , le sujet . Aussi , loin de mettre un terme à l' examen de l' instant , il s' attardait de page en page . - pfftt ! Murmurait la tante * Malvina ... qu' importent ces balivernes à un enfant de son âge . Il s' amuse de cela comme de contes de la mère l' oye . ce ne l' empêchera guère de devenir un * Bel officier plus tard ... - on lui fausse l' esprit , gémissait la mère . - pas plus qu' en lui apprenant l' histoire de * Cadet- * Roussel . - il n' est jamais trop tôt pour donner aux enfants des idées justes ... ainsi , mon * Dieudonné , qui approche de ses huit ans , je le laisse chez * M. * Balthazar * Claës quand je vais à * Douai . Il regarde les appareils de chimie et de physique et il demande le nom de chaque objet à mon vieil ami . Eh bien , si * Dieu le veut , il lui en restera quelque goût des sciences ou de la mécanique , ce dont il aura grand besoin plus tard pour nos moulins et nos charbonnages ... et , puisque * Omer doit être en quelque sorte son associé , je pense qu' il sera bon de le tourner de bonne heure vers les études de la jurisprudence ; car la compagnie * Héricourt devra soutenir quelques procès et signer quelques contrats , si la providence le veut bien : domine exaudi orationem meam ! - vous n' allez pas faire de cet enfant un tabellion à lunettes , j' imagine , * Caroline ! Le fils du colonel * Héricourt basochien et grimaud ! Fi donc ! - et pourquoi pas , je vous prie , ma chère ? - mais , parce que , il aura , j' aime à croire , l' âme noble et généreuse de son père , parce qu' il sera , comme ses oncles , insatiable de gloire ... - à * Dieu ne plaise ! S' écria maman * Virginie ... notre famille n' a donné que trop de son sang au monstre de la guerre ... j' espère bien garder * Omer près de moi ... , et ne pas trembler à chaque heure pour sa vie , comme je tremble pour celle d' un père et d' un frère , depuis la mort de mon pauvre * Bernard ! Là-dessus , elle larmoya fort , ainsi qu' à l' ordinaire . La tante * Malvina haussait les épaules , grommelait : - nous ne sommes plus des mères spartiates ... apparemment ! - oh ! Vous , * Malvina , du moment où votre ambition est satisfaite ... - plaît -il ? - mais vous n' avez pas le coeur très sensible , ma bonne ... , ce me semble ? - je suis une épouse antique , moi ... je suis une antique ... mon père m' a élevée à l' antique , vous dis -je ... - et moi , je ne suis qu' une pauvre veuve qui pleure à la moderne ! Ne vous en déplaise ! ... - trêve , donc ! ... paix , là , mes chéries ... point de querelles ! Attendez qu' * Omer ait du poil au menton ... alors , vous le conseillerez pertinemment ... - c' est vous , * Caroline , qui , déjà , prétendez en faire un petit clerc ... , comme vous faites de votre * Dieudonné un olibrius de savant ... - sans doute , et que * Dieu m' entende ! ... tout n' en ira que mieux . - la compagnie * Héricourt a donc besoin d' aller mieux ? - j' ai mis ma confiance en notre-seigneur . - et en vos calculs ... , et dans les oracles des relations extérieures ! - sans la grâce , ils ne me serviraient de rien ... - amen ! Dit * Malvina , qui éclatait de rire ... priez donc la sainte vierge d' accroître le prix du blé ! - je le fais sans cesse , ma belle impie ! Et je prie , en outre , pour vos épices de * Java , et pour vos caravelles que la tempête épargne ! - grand merci ! * Dieu vous le rende ; et qu' il protège votre spéculation de telle sorte que vos chariots et vos meules débarrassent , céans , les allées et les pelouses ... - souhaitez -le pour moi , et pour cet enfant ... , ma belle . Ainsi devisaient -elles , aigres-douces , en nouant la laine du tricot , en tirant celle de la tapisserie , en piquant l' ourlet du mouchoir . * Omer * Héricourt s' effrayait un peu de son avenir . * Malvina proposait ce qu' il eût voulu , si le risque de la mort ne l' avait point détourné des triomphes . Mais il aimait qu' elle lui attribuât du magnifique dans l' âme . * Caroline le décourageait , promettant mille études ennuyeuses et longues . Se blottir pour toujours aux bras tendres de maman * Virginie , passer les heures de la vie dans une affection mutuelle qui le protégerait , le calmerait , qui consolerait aussi la triste pleureuse , cela lui parut le meilleur . Depuis que , plus malade , elle marchait avec précaution , il s' apitoyait sur elle , ses maux et ses peines . La voyait -il mordant sa lèvre à une minute de douleur , il sentait aussitôt les larmes lui poindre aux paupières et chatouiller ses narines , bien que son esprit ne le tourmentât guère . L' appréhension d' une mort certaine même l' affectait peu . Il pensait vivre ensuite dans le luxe de * Malvina . Le changement lui serait plutôt favorable . Au pis , il demeurerait dans le château du bisaïeul avec * Médor et * Céline . Malgré cette indifférence morale , il surprenait sa chair à frémir de chagrin , subitement , lorsque sa mère réprimait mal des grimaces de souffrance . Qu' elle provoquât cette émotion en lui l' étonnait fort . Rien ou peu de chose de sa raison répondait à l' émoi de ses yeux . Ce mystère le troubla , lui rappelant la parole de * Dieu : tes père et mère honoreras , afin de vivre longuement . il redouta de pécher en son âme , et de se vouer ainsi au diable . Cela lui fit aimer davantage sa mère . Même , puisqu' elle l' engageait à choisir , quand il serait grand , l' état ecclésiastique , cette carrière parut agréable et glorieuse à l' enfant . Ne jouirait -il pas des prestiges afférents au rôle de * Moïse ? Vêtu de la chasuble magnifique , ne courberait -il pas les foules au signe de son doigt , et ne livrerait -il pas à l' essor divin les voix des orgues ? Cela le séduisait aussi bien que sa mère . Il ne la quitterait pas , il n' encourrait pas la mort de la bataille . Au séminaire il apprendrait certainement la science des miracles , comme aux temples de l' ancienne * égypte que le bisaïeul décrivait . Déjà , dans une atmosphère pareille , il se pouvait mouvoir . Interrogé , il répondit : " je veux être prêtre " . Alors chacune de se récrier et de servir leurs ironies au bisaïeul , présent , vers cette heure -là , pour boire de la limonade , dans l' attente de son courrier volumineux . - et pourquoi non ? Répondit le vieillard . L' abbé * Grégoire fût des nôtres . Il a présidé la convention . Il a dit au sénat des vérités courageuses devant le maître qui écrase l' * Europe ... en attendant que l' * Europe l' écrase . - ah ! Ah ! Ricanait la tante * Malvina . Je voudrais bien voir cette aventure -là ... - vous le verrez , belle dame , vous le verrez ... les carbonari des * Siciles , le * Tugendbund des * Allemagnes châtieront l' homme oublieux de ses promesses ... quelque chose de formidable se lève contre lui ... - rafraîchissez -vous le sang avec cette limonade , monsieur , et laissez -moi l' empereur , qui se moque de vos conspirations ... les hommes n' ont pu le vaincre . En * Russie , il a fallu les cataclysmes les plus atroces de la nature pour l' abattre un instant ... mais ... depuis ! ... ah ! - il se peut , concéda * Mme * Héricourt , que son étoile le sauve ... - voyons , il est fou d' y contredire ... il va conclure une paix glorieuse . - oh ! La paix ! ... douta * Caroline . - ciel ! Dit * Virginie en lâchant son ouvrage . - * Praxi- * Blassans m' écrit qu' on ne s' accorde pas sur les conditions . On a donné l' ordre aux troupes d' avancer au 10 août la fête de l' empereur , comme si , cinq jours plus tard , on devait être en campagne . Cela est un signe . - eh bien , tant pis pour les autres ! L' armée du duc de * Reggio menace * Berlin par le sud . De * Lübeck , le prince d' * Eckmühl y marchera par le nord . * Bernadotte sera battu . Je comprends que * Napoléon veuille châtier l' orgueil de l' ingrat . Et ce * Moreau qui revient d' * Amérique pour passer à l' ennemi ! - * Bernadotte et * Moreau ont refusé , quand * Sieyès et * Talleyrand le proposèrent , d' étouffer la république au moyen d' un coup de force . * Bonaparte accepta , lui , la besogne de * Brumaire . Il a trahi les idées de ses collègues restés fidèles à leurs convictions . Voilà pourquoi ils répondent à l' appel du * Tugendbund et des carbonari ! - il fallait bien en finir avec les jacobins . - et pourquoi donc ? * Malvina répondit par un haussement d' épaules et fut aux vitres battre une marche militaire en regardant le parc . Habituellement , * Omer * Héricourt n' aimait pas les camarades qu' on imposait à ses ébats . Interdits , ceux -là n' osaient courir d' abord . Bientôt leur force et leur adresse de rustres l' humiliaient . Le cuir ou bien l' ail les parfumaient trop en outre . Ils se réjouissaient impudemment de le distancer dans les poursuites . Même ils finissaient par l' omettre , lors de la distribution des rôles . Un jour , ils arrachèrent , se la disputant , la tête du pantin vêtu en général qui chevauchait * Médor , sur une vraie selle de cuir . On la sanglait aux flancs du chien . Ce présent était dû à l' invention de maman * Virginie pour consoler * Omer de ne pouvoir lui-même monter l' animal indocile . L' enfant éprouva une grosse peine . Mais quand les sacs de la tante * Caroline eurent été déchargés , roulés , portés , empilés partout , la présence des gamins fut une joie . Pourvus de baguettes et d' éclats de bûches , n' étaient -ils pas les français conquérant * Moscow , escaladant les monts de blé , se jetant du haut en bas des piles , ainsi que du haut des remparts ... * Omer s' intitulait empereur sans discussion , puisqu' il avait sur la tête un vieux bonnet de police brodé en or , couvre-chef de son grand-père . La fureur de ces exploits dura jusqu'à la fin de l' hiver dans l' immense orangerie tiède après l' heure de soleil . Que de sacs dégringolèrent avec les grappes d' acharnés ! En ce temps * Omer développa la puissance de son action . Il put attirer les ennemis en des places où telle pile menaçait de choir , et les faire s' abîmer avec elle . Terrassé par un grand garçon , il savait réunir ses vigueurs entières pour déboîter la jambe rivale de son point d' appui , et faire tout à coup chanceler , s' abattre le vainqueur , eût -il fallu pour cela souffrir l' étranglement , étouffer sous le poids d' un corps , en silence , pendant la préparation du geste libérateur . Bientôt ils l' estimèrent dangereux , ces garçons aux rageuses étreintes , et qui rompaient d' un seul coup les bâtons . De la lutte , * Omer se relevait toujours , hargneux , prêt à mordre , les poings devant , et il pouvait reconquérir le bonnet de police , son insigne , enlevé par l' insolence d' un faquin . Sa tête saisie dans un bras , et si étroite que fût la serrée , * Omer parvint toujours à l' en sortir grâce à d' adroits mouvements du cou , à des souplesses bien calculées , à l' effort définitif donné juste vers le moment où il percevait des signes de lassitude dans les membres de l' adversaire . * Jacques se distinguait de * Bertrand , * Oscar de * Théodore par les valeurs des forces qu' ils opposaient aux ruses d' * Omer . Ainsi le gros * Cyprien , hercule de huit ans , rouge de joues et qui soulevait déjà les poids de la balance , savait mal éviter un croc-en-jambe infaillible pour le mettre à bas . Au contraire , le petit * Edgard aveuglait de gifles prestes et méchantes , puis se dérobait , alerte , insaisissable , si long que flottât hors de sa culotte , le pan d' une chemise poussiéreuse . * Omer protégeait difficilement la confiture de sa tartine contre la langue impromptue d' * étienne qui léchait d' un seul coup . Mais , en le chatouillant de manière vigoureuse , le petit * Héricourt obligeait * César , qui l' écrasait de son poids , à se relever , lâche , rieur , et sans courage . Néanmoins le triomphe d' * Omer était l' éloquence . S' émerveillant , ils l' écoutaient redire les fables du bisaïeul , l' histoire des magiciens , celle d' * Hiram et de * Moïse , et quelles épreuves ces héros affrontèrent avant de gagner leur pouvoir . Il enseigna donc aux écoliers sa science propre quand la fatigue arrêtait le simulacre de la guerre . Du haut des sacs il descendait à grands pas nobles , tel * Moïse revenant du mont * Sinaï , vers les hébreux des tentes . Sur la cime , il avait appris , disait -il , qu' un seul * Dieu existe . Il se nomme tout . Il comprend les astres , le monde , la terre et les hommes mêmes . Et lui , son prophète , instruit dans les sciences secrètes des sanctuaires égyptiens , apportait la loi devant laquelle s' abaissent les glaives et les armes . Souvent les partenaires refusaient d' abattre les baguettes . à l' instar des anciens mages , * Omer imitait alors le bruit du tonnerre et des éclairs , puis se fâchait , menaçant d' appeler * Céline qui priverait de crêpes les incrédules . Alors ceux -ci consentaient à le reconnaître législateur , à voir les sources jaillir de sa baguette , et flamboyer les nuages , et pousser en un clin d' oeil l' herbe de la manne sur le sol de l' orangerie . Manne imaginaire bientôt remplacée par les noisettes et les tartines du goûter réel . Ainsi triomphait la loi sur la force , en persuadant les foules au moyen des tentations de la paix . Las de les convaincre , * Omer * Héricourt préféra jouer seul au salon des colonnes . Certain soir , le parrain entra précipitamment . Il montrait une lettre du volumineux courrier retenu dans le pli de son bras gauche . - * Edme est sauf à * Grodno ! Cria -t-il . La loge de la croix de fer me le fait savoir . Nos frères prussiens ont pu se renseigner auprès de l' armée russe . à * Krasnoë , les cosaques ont réquisitionné sa charrette dans une ferme , avec les fourgons d' autres blessés ... ils ont voulu fusiller les moins valides , ceux qui ne pouvaient plus marcher , pour mettre dans les voitures leurs propres malades ... au moment du danger , * Edme , à tout hasard , fit notre signe maçonnique de détresse . Les barbares l' ont compris , et ils l' ont épargné ... le bisaïeul , radieux , vantait l' excellence de l' illuminisme , aspirait à convaincre * Virginie et * Caroline heureuses . Des larmes mouillèrent les yeux . Quel homme était ce vieillard qui arrêtait le bras des guerriers à une telle distance et dans un pareil temps ! * Omer le révéra plus . Il lui parut que sa vie entière appartenait au magicien généreux , parfois sévère et brusque , mais bienveillant malgré ces colères qui multipliaient les lueurs de ses regards . Lorsque l' enfant tomba malade , il attendit de lui sa guérison , et fut étonné de sentir brûler encore ses joues , après la première visite du parrain dans sa chambre . Les chariots qui partaient avec les blés de * Lorraine vers les bateaux du * Rhin ébranlèrent la tête douloureuse du petit fiévreux pendant que l' automne roussissait les feuilles , que s' épanchaient les pluies au long des journées interminables . * Omer * Héricourt souffrit de la soif dans son lit . Des rougeurs ponctuaient ses membres moites . * Céline remplissait de tisane les bols . Même dans la timbale de la tante , la magnésie répugnait . Aucun julep n' amollissait les peaux rêches de la bouche . * Médor et * Minos bâillaient dans la chambre en s' étirant . Maman * Virginie cousait , silencieuse ; elle s' égaya le jour qu' il se put lever . Un matin de convalescence , sur le perron du château , il encourageait les chiens de chasse à se battre dans la cour d' honneur . La tante et la mère étaient à la messe , * Céline tricotait debout . La boule de laine dégringola de la poche du tablier bleu . Le sable assourdit le trot d' un attelage . Derrière deux chevaux trempés de sueur , une chaise de poste parut , arriva , tourna . à la portière ce fut une petite tête ronde drôlement hérissée de barbe grise ; et la voix du grand-père salua : - bonjour , * Omer ! ... * Céline se précipita : - ma mère ! ... monsieur le général , quelle mine vous avez donc ! Un soldat sortit de la voiture . - c' est monsieur ! - annonçait la picarde aux gens de l' office . Des servantes nouèrent leurs tabliers en se hâtant . - je suis bien malade , ma pauvre * Céline ... enfin , m' y voilà toujours ... et * Virginie ? * Omer se fit embrasser par la barbe piquante ... - le général a le typhus , - murmura le militaire qui soutenait son chef enveloppé dans un manteau de cavalerie . Péniblement , le malade gravit les marches ... - qu' on prépare mon lit ... vite ! Implorait -il , comme s' il eût craint de mourir avant de s' y coucher . On l' étala sur la bergère . - mon père est là ? ... qui peut me donner des nouvelles du capitaine ? * Omer ânonna ce qu' il savait . - ah ! Tant mieux ! ... au moins , vous ne resterez pas seuls dans la vie , ta maman et toi ! ... l' enfant s' enorgueillit d' avoir pu renseigner sans faute . En lui-même il répétait sa phrase , qu' il admirait claire , précise , complète . Avant le départ du général , jamais il n' eût pu , tout seul , l' avertir d' une chose si difficile à dire . Mais pourquoi grand-père avait -il une botte crevée sous l' orteil , et sa culotte tachée de cambouis ? Il soufflait en gonflant ses petites joues hirsutes . Fréquemment , les yeux s' éteignaient dans des paupières cernées de halos bruns et flétris . Au col de l' habit , l' or des feuillages était rougi , et l' enfant remarquait , à la manche , un accroc raccommodé grossièrement . La tante * Caroline rentra la première . Elle se récria , commanda qu' on fît chauffer de la camomille . - où est votre portemanteau ? - à * Leipzig . - comment ? - mais , ma chère , on a fait sauter le pont trop tôt : tous les fourgons de ma brigade , 20000 hommes et 200 pièces de canon demeurent aux mains de l' ennemi . - alors vous avez perdu votre nécessaire d' argent ! ... ô * Dieu ! Avec tous les flacons à votre chiffre ! ... et votre linge ? ... aussi ? ... votre trousseau tout entier ... mon dieu ! Quelle déroute ! ... vous êtes fait comme un voleur ! ... c' est ça vos bottes , grand dieu ! ... vous n' avez donc rien pu sauver de vos équipages ? ... quel malheur ! ... où souffrez -vous ? ... le bisaïeul entra . Son fils lui tendit les bras , puis laissa déclamer la fièvre : - ah ! Mon père , vous l' aviez bien prévu , les enfants de la veuve livrent l' empereur ! En pleine bataille , les saxons passent à l' ennemi ... mes hommes ont pris un officier cosaque : dans sa giberne , il avait plusieurs copies des ordres de * Berthier relatifs à notre marche , étape par étape . En haut de la pièce , j' ai reconnu le diagramme de la loge " la croix de fer " , le fil à plomb des adeptes ! ... * Napoléon est perdu ... ça ne lui sert à rien que * Moreau , devant * Dresde , ait eu les jambes emportées ... à son défaut , c' est * Bernadotte ou son fils que vos philadelphes et le tugendbund des illuminés proclament pour tenir la place de * Bonaparte , comme empereur des français . Le tsar * Alexandre leur obéit à la lettre . Vos frères bavarois ont failli nous prendre tous devant * Hanau . Heureusement , * Drouot a sauvé l' empereur et la grande armée . Son artillerie a fait brèche ... quelle nuit ! ... songez -y : j' étais couché dans ma voiture , incapable de mouvements , et avec une fièvre ! ... des boulets vinrent s' amortir entre les roues , et ils ont enlevé la malle bouclée à l' arrière-train ... un éclat de bombe a traversé le cuir de la capote ... quelle nuit ! Les feux d' infanterie ressemblaient aux lueurs des éclairs livides , dans l' ombre , à l' horizon . Et le vent cassait les branches de la forêt . Elles tombaient sur la multitude des blessés étendus partout . Ils hurlaient alors sans fin ... j' ai vu l' empereur pour la dernière fois , le lendemain , en prenant la route de * Francfort . Il avait son chapeau sous le bras . L' air relevait les quelques cheveux qui lui restent de sa mèche , et qu' il applique d' habitude contre le front ... ils flottaient tout droits en haut de son énorme crâne pâle et nu , pendant qu' il se frottait les mains devant le feu de bivouac allumé au bord du champ ... quel spectacle ! Le maître du monde , tassé , vieilli , trop large dans sa redingote étroite ... et ruminant la fureur contenue qui le forçait , par dérision , à siffler ... il n' avait plus que l' allure d' un petit bourgeois engoncé ... il battait le sol de la semelle , son chapeau sous le bras ... il sifflait l' air : " bon voyage , * Monsieur * Dumollet ! " comme s' il se moquait de lui-même , en s' appliquant les paroles de la chanson . Ma chaise s' était arrêtée dans un embarras d' artillerie . Je restai une bonne demi-heure à la même place . Toute la garde défilait à gauche de la route . Lui la regardait avec l' intelligence profonde de son oeil ; et il se frottait encore les mains ; et il haussait les épaules ; et il sifflait ... le prince de * Wagram , ni le duc de * Bassano , qui s' entretenaient à quelques pas , n' osèrent lui parler ... je me rappellerai ça ! ... et la garde piétinant , ses uniformes enduits de boue , ses tambours au dos , ses aigles à l' épaule ; les blessés grognons ; les sergents sévères ; les têtes grises des vétérans salis de poudre et de crotte . Et lui , lui qui sifflait , qui sifflait tout le temps : " bon voyage , * Monsieur * Dumollet ! " j' ai encore les notes dans les oreilles ... j' ai encore devant moi ses quatre cheveux qui flottaient en haut de son front ! Et cet épais menton bleu dans sa cravate ... ce n' était plus notre empereur . C' était un petit marchand de la rue bourg -l'abbé qui a manqué son échéance et qui chauffe un ventre en boule dans une culotte sanglée . - allons , taisez -vous , dit * Caroline ... vous augmentez votre fièvre , en bavardant ... est -il permis de divaguer à ce point ? Montez chez vous . Tout est prêt . * Omer alla voir la chaise de poste sous la remise . Aux jardiniers et aux servantes , le soldat montrait les éraflures des balles dans le cuir , deux accrocs triangulaires par lesquels était entré , puis sorti l' éclat de bombe . Les montants où se bouclent les courroies de la malle étaient fraîchement sciés au ras du train . * Céline hochait sa bonne tête . En expliquant tout , le cavalier , parfois , levait son bonnet de police , pour se gratter . Des galons d' or historiaient la manche de son habit bleu , et il se balançait sur de très hautes jambes en pantalon charivari , mi-drap , mi-cuir . Deux doigts de sa main gauche manquaient à l' opposé du pouce . En * Russie un baskir les lui avait coupés d' un coup de faux . Par contre , il avait " donné une commission pour l' autre monde " à ce vilain tartare . Le geste tranchait l' espace . Le brave clignait son oeil malicieux . On l' emmena boire à l' office . Le lendemain , trois docteurs arrivèrent de * Nancy . Après leur examen du général , * Virginie les questionna , les larmes aux yeux , dans le salon des colonnes . Ils ne savaient pas . L' un se tenait raide et sec , une main entre deux boutons de son habit noir ; il portait les cheveux en queue , et des guêtres à l' anglaise jusqu'au mollet : - c' est une inflammation du sang ... grave affaire ! Répétait -il , en se suçant les lèvres . L' autre endossait lentement un carrick sur sa corpulente personne : - avec un traitement antiphlogistique , on peut encore sauver le général ... mais il est faible ... ses tissus sont bien malades ... hé , hé ! Ce sont des tissus de soixante ans . Le troisième , élégamment vêtu de noir , garda le silence d' abord ; il remettait ses gants de daim . Questionné , il avoua dans un joli sourire , en tapotant ses frisures au-dessus de l' oreille : - j' appréhende qu' il y ait peu d' espoir madame ! ... et il se courba dans une grande révérence . Alors maman * Virginie tomba dans le fauteuil et joignit les mains devant son visage . Les messieurs s' éclipsèrent , au lit , grand-père bougonnait , gourmandait . Sa petite figure velue de gris s' exaspérait , crachait au milieu de grands mouchoirs . Par moments , il considérait sur la peau de ses bras musclés ou de sa poitrine osseuse , certaines érosions violâtres ; il les frottait doucement avec le besoin de les faire ainsi disparaître . Le bisaïeul et lui causaient à voix basse . Gravement , * Omer guettait là , curieux de la mort . Qu' était -elle ? N' allait -elle pas se trahir dans les regards du vieil homme au chef déplumé , en ce crâne de squelette déjà ? L' enfant attendit qu' elle se révélât aux prunelles de ces petits yeux enfoncés dans les halos de bistre . Elle tardait . Lors des étrennes , en 1814 , * Omer reçut pour cadeau un âne complètement harnaché que * Céline guidait par la bride . Ce fut la plus vive joie que le petit garçon eût jamais ressentie . D' abord il se comparait à notre-seigneur lorsqu' il entra dans * Jérusalem . Mais au bout de quelques jours il se plut à l' exercice de sa volonté sur une bête docile . Et il se connut alors une âme de maître . Mener , conduire , arrêter , pousser en avant , faire tourner à droite et à gauche une vie résistante : quelle cause nouvelle de surprises , d' essais , de triomphes ! * Minos et * Médor échappaient , l' un subtil et souple , souvent perché hors d' atteinte ; l' autre , indépendant et fugace . L' âne pouvait moins . Il fut dompté . Il palpita entre les jarrets du robuste garçon . Le désir vint de parader sur la route du village dans toute la majesté équestre . * Omer , un matin , franchit la grille . * Céline allait à grands pas . * Médor aboyait devant . Le soleil fondait lentement le givre des prairies ; il luisait aux ardoises humides qui recouvraient la toiture de l' église , aux tuiles des maisons en groupe dans la vallée . Après les semaines monotones de neige et de dégel , succédait une lumière pure . L' âne trottina . * Céline le fouettait avec une baguette . Elle s' amusait autant qu' * Omer . Elle se retroussa les jupes dans le cordon du tablier noué sous la croupe ; rien ne l' embarrassa pour courir . Ses galoches claquaient les flaques de boue ; sa fraîche figure s' animait de cris drôles entre les mèches blondes échappées de la coiffe . Du talon l' enfant éperonnait l' animal , afin qu' elle ne pût les rejoindre . Mais la nourrice galopait tout à coup . En quelques bonds elle rattrapait la bride et se garait avec le coude des gifles qu' allongeait * Omer . Ils aperçurent , à l' endroit où le chemin du château croisait la route impériale , un étrange cavalier qui la suivait pour descendre au village . * Omer * Héricourt se redressa , désireux de paraître bien en selle . La monture du passant ne sembla guère plus haute que l' âne ; et , sous la boue sèche qui cachait le pelage , on distingua mal sa couleur . Elle boitait un peu en trottant . Chose bizarre , une perche pointue , liée au bras de l' homme , oscillait avec ses mouvements . Plus près , il laissa voir son mufle barbu et tout encadré de longs cheveux gras . à cause des étriers , attachés court par des cordes , ses genoux relevaient la longue crinière du cheval . * Omer * Héricourt méprisa le pitoyable cavalier et sa houppelande rapiécée de draps divers , ses pantalons de cuir écorché , sa toque en poil de mouton . L' enfant consulta * Céline de l' oeil ; tous deux éclatèrent de rire . Elle dût même s' appuyer à la selle de l' âne : - ravise , min p'tiot , qué sauvage ! Ah ! Ma mère ! I'r'vient du marché , le papa ... c' est -y pas des oies qu' il a après sa ceinture ! ... à c' t' heure ! Qué pratique ! La quinte de son rire gras n' en finissait plus ; elle mit les poings aux hanches , pour joindre à sa raillerie une attitude arrogante . * Omer eut crainte que l' individu ne se fâchât , mais n' osa le dire . Il fit signe à sa nourrice , dont la gaieté remua fougueusement l' ample poitrine , le ventre et la gorge , le fichu à ramages et les cotillons troussés . Ce que voyant , * Médor s' arc-bouta sur ses quatre pattes , puis aboya furieusement , les poils de l' échine hérissés . L' homme fut tout proche . Il arrêta le petit cheval d' un coup de bride . Sous les broussailles des sourcils , deux pupilles noires s' amusèrent de la rieuse et du chien . Le nez court renifla trois ou quatre fois . Une large bouche s' ouvrit dans la barbe pour articuler difficilement : - naan-zéï ? ... son doigt rugueux et noir montrait la direction de la route par delà le village . Il renifla ; puis répéta sa question : - naan-zéï ? ... alors seulement * Omer découvrit un sabre accroché à la gauche du sauvage , puis le fer aigu de la perche liée au bras . - * Céline , - murmura -t-il , - c' est un soldat ... la nourrice fut alors immobile et silencieuse . Les genoux du petit garçon tremblèrent avant qu' il eût réfléchi suffisamment aux motifs de sa peur . - ma mère ! ... avec ce qu' on dit des cosaques ! ... - naan-zéï ? - recommença d' interroger l' intrus . Deux crosses de pistolets parurent dans les pochettes du ceinturon . Et presque aussitôt , une dizaine de pareils loqueteux débouchèrent d' une traverse , au galop de petites bêtes qu' ils fouettaient . Certains avaient des pelisses de hussards craquées aux coutures . L' un , coiffé en arrière d' un casque à chenille , portait en sautoir une giberne d' infanterie à baudrier blanc . Plusieurs , outre la lance et le sabre , maintenaient , en travers de la selle , des fusils pourvus de baïonnettes . Barbus et criards , ils s' arrêtèrent aussi , gesticulant vers le lointain . Un gros jeune homme , ceint d' une écharpe à franges d' argent par-dessus la redingote , ôta sa casquette verte en ralentissant l' allure de son beau cheval . D' un signe de tête , il rejeta les boucles qui lui cachaient les oreilles , et demanda poliment : - déjà , est -il * Nanzy ? - * Nancy ... c' est ... tout droit , - répondit très vite * Omer , parce qu' il indiquait souvent aux voyageurs la direction de la ville . - donc , merci . Le gros jeune homme commanda les cosaques en langue incompréhensible ; ensuite il fit sonner sa montre . - rentrons vite ! Supplia * Céline , très pâle . D' une lourde tape sur le garrot , elle mit l' âne en marche et lui fit tourner la croupe à la route impériale . * Omer n' osa voir la horde à cheval dont il entendit retentir les sabots et les armes , en arrière . Et il commença de céder à son épouvante . Le fourrier du grand-père attribuait tant de crimes affreux aux cosaques et aux baskirs , qui tuent les blessés pour les mieux dépouiller , qui pillent les bagages , et emmènent les femmes par troupeaux ! à la pointe de la lance , ils poussent les prisonniers , sans miséricorde , vers leurs ignobles bivouacs . * Omer devinait des abominations : des têtes fraîchement coupées , toutes saignantes , des assassins mordant leurs victimes et leur trouant le coeur . Quelles cruautés le pourraient atteindre , lui qui s' avouait chétif et tremblant , à califourchon sur l' âne ! Sa gorge se rétrécit ; ses entrailles grognèrent . * Céline , muette , courait en soufflant à côté de la bête . Quand ils revirent le château , ils écoutèrent un paysan avertir des femmes entassées dans une charrette : - v'là les cosaques ! ... la voiture cessa de rouler derrière le bidet blanc . Une vieille se leva de la banquette et dit : - alors , les valets des tyrans rentrent en * France comme du temps de la république ? C' est donc vrai , seigneur ! Mais le paysan galopa par les labours , les coudes au corps , droit au village ... - les avez -vous vus ? - demanda la vieille à * Céline . - ah ! Oui , je les ai vus ! ... ils sont au sentier de la briqueterie ... et quels brigands ! Ils font peur ! La charrette tourna pour rebrousser chemin . De son parapluie , la vieille frappa l' échine du bidet , et les autres femmes de la voiture se disputèrent . * Omer avisa le fourrier du général * Lyrisse , qui se précipitait au-devant d' eux . Il avait revêtu une limousine de charretier par-dessus l' uniforme , et remplacé par une toque de fourrure son bonnet de police . - vite , vite ! ... * Mme * Héricourt craint que vous ne rencontriez cette vermine ... je suis déguisé , hein ? Je n' ai pas envie de pourrir dans leurs forteresses ! ... le général va partir pour * Châlons sur l' heure ! Il entraînait l' âne par la bride vers les sombres sapins du parc , le fossé du saut-de-loup , son parapet de pierre et la haute grille blanche . * Omer réussit à ne pas pleurer ; il exigea de soi que le fils du colonel * Héricourt fût digne devant l' ennemi . En son coeur étreint par l' effroi , l' héroïsme naquit soudain , sublime . Il ravala des sanglots ; il se raffermit en selle , et passa fier non loin de trois cosaques qui s' arrêtaient à vingt pas de la grille , sans permettre à leurs montures d' avancer plus . Sur le perron , * Mme * Héricourt embrassait le général . Rapidement , il boutonnait son carrick à trois pèlerines . Un chapeau de castor ombrait l' énergie d' un regard extraordinaire . Dégageant sa petite figure crispée , il dit : - adieu ! J' ai le temps à peine de défiler , si je ne veux pas retourner en * Prusse , sous escorte ... et il enfourcha le cheval qu' un domestique amenait en achevant de boucler la sangle . - au trot ! ... au revoir ... du courage ! Le fourrier sauta sur un rouan ; et ils éperonnèrent , lancèrent leurs montures à travers le parc pour gagner une porte ouvrant sur la campagne . Au détour de l' avenue , ils s' enfoncèrent entre les ondulations du terrain ... maman * Virginie rentra dans la maison : elle s' appuyait aux murs . épuisé d' inquiétude , * Omer la suivit avec * Céline , qui versa du vulnéraire dans l' eau sucrée de la timbale : - ils ne te feront pas de mal , petit sot ... va ... ils ont aussi chez eux des petits garçons ! Bientôt résonnèrent dehors les pas de chevaux nombreux , les cliquetis de sabres et de gourmettes . Un ordre rauque fit arrêter l' escadron dans le parc : - pleure plus , mon fieu ! Ils n' ont pas l' air méchant , - affirma * Céline , qui s' approchait de la fenêtre . - l' officier salue ton parrain ! Et puis voilà l' escadron qui repart ... viens donc ! Ils s' en vont ... * Omer reprit courage pour apercevoir les petits chevaux en marche . Ils contournaient déjà le parterre oblong de la cour d' honneur , le bassin du jet d' eau . Leurs cavaliers , au moins , arboraient tous le même bonnet en poil de mouton , avec un fond cramoisi , et de longues blouses presque pareilles en drap parsemé de boue . L' enfant s' étonna de reconnaître , au flanc de quelques-uns , les carquois et les flèches des images représentant les archers antiques . Leur colonne se divisa pour enfiler les avenues qui menaient aux étangs . Mais une quinzaine s' alignèrent devant le perron , descendirent de leurs chevaux que chargeait du foin ; plusieurs furent heurter à la fenêtre basse de la cuisine . à pied , ils se dandinèrent . Leurs pantalons de cuir brut formaient de gros plis sur les éperons et les bottes . Ils haussaient vers les carreaux des mufles barbus de chiens timides . Un domestique les mena dans la buanderie . Ils lièrent leurs montures aux barreaux des croisées , et puis débarrassèrent leurs selles des ballots informes qu' y fixaient cent cordes . - * Céline ! - appela quelqu' un , de l' office ; - * Mme * Cavrois dit que vous ouvriez la porte du fournil pour qu' ils puissent y faire cuire leur soupe ... avez -vous la clef ? Bâillez -la ... * Dieu ! Qu' ils sont drôles avec leurs barbes pouilleuses ! ... vite ! ... * Omer accompagna la nourrice . Sa frayeur diminuait . Ces grotesques aux cheveux gras , aux faces plates trouées par de larges narines lui donnaient la joie d' une moquerie . Ils ne semblaient guère des soldats cruels , mais de piteux jocrisses dignes de recevoir le coup de pied de * Bobèche sur les tréteaux du boulevard . D' ailleurs , lingère , laveuse et cuisinière riaient dans l' office . Cela le rassura . Il résolut d' obéir à sa curiosité . - les parfums du sérail ! As -tu senti qu' ils en viennent ? - ils m' ont volé ma frangipane , que j' dis ! - prête -leur ta chemise , * Agnès : faut qu' ils se changent . Et la joie courbait les échines des femmes , qui se claquaient les genoux . - et c' est de pareils iroquois qui battent l' empereur * Napoléon ! ... ça , jamais que je le croirai ! - marche au fournil , leur ouvrir , qu' ils n' empestent plus par ici ... ces brocards engageaient au courage le fils du colonel * Héricourt . Derrière les jupes de * Céline , sans trop de terreur , il aborda les sauvages à mufles de gros chiens , si frères de * Médor . En vérité , les uns accroupis , les autres étendus parmi la paille fraîche dont le jardinier apporta la dernière gerbe , ils ne différaient guère du bétail . évitant de leur parler , * Céline fut ouvrir le fournil , pendant qu' ils se distribuaient du pain , et que , voraces , ils y mordaient . Quand ils virent , à l' intérieur de l' âtre , le feu que la nourrice allumait , ils gloussèrent ensemble de satisfaction . Tout de suite , ils se montrèrent les paquets de chandelles et d' oignons pendus aux clous de la solive . Un gros homme poilu de gris jusqu'aux oreilles se leva . Déplaçant un escabeau , il grimpa , détacha prestement oignons et chandelles . Vingt poignes crasseuses se tendirent vers l' aubaine . De leurs couteaux , les cosaques écrasèrent le suif sur les tartines , hachèrent l' oignon , salèrent et mangèrent le tout , si promptement , que des bribes de chandelle se collèrent à leurs moustaches de barbets . - pouah ! Grognait * Céline . Les sales garçons ! ... ça nous ferait rendre le coeur . Allons-nous -en ... héroïque , * Omer exagérait par son rire la vaillance de sa bravade devant les vainqueurs . Il fallut que * Céline le pinçât afin qu' il réprimât sa gaieté . La horde repue enlevait ses haillons , rejetait ses loques boueuses , délaçait les courroies , et ôtait les bottes . La plupart se plantaient déjà sur d' énormes pieds nus , rouges , écorchés ou striés de cicatrices . Leurs chemises de couleur flottèrent par-dessus leurs pantalons , et ils s' avançaient vers le feu , en se taquinant avec des coups de poing . Pour la remercier de sa complaisance , ils saluaient * Céline . L' un voulut danser , les bras en l' air , et tourbillonna sur les orteils . Un autre gigotta vis-à-vis . Crinières flottantes , les deux sauvages heurtaient le sol du talon , projetaient en dehors la pointe du pied , faisaient claquer leurs doigts noirs . Dans un coin gémit un accordéon dépaqueté . Aussitôt ils se battirent la poitrine en mesure . Leurs petits yeux étincelèrent . Deux couples prétendirent sauter en cadence . Et une âcre odeur de transpiration émana . * Omer s' amusait , à l' exemple de sa nourrice . Les barbares bondissaient , choquaient leurs paumes en mesure , criaient , bramaient et barrissaient , en proie à un délire bonasse : - vodka ! Vodka ! - répétaient -ils en simulant le geste qui porte vers les lèvres un verre à boire . Quelques-uns fermèrent la porte bâillant sur la cour ; ils se bousculaient , sournois , hilares , prêts à une farce . * Céline voulut alors entraîner l' enfant . Il résista , curieux de ce que méditaient évidemment les gaillards dans un conciliabule coupé d' interjections et de bourrades réciproques . Les couples dansaient toujours selon le rythme haletant de l' accordéon que manoeuvrait un garçon noiraud . Les pieds nus battaient la terre . Les loques de couleur volaient autour des hanches où les poings se plaçaient . Les corps se balancèrent au milieu d' un cercle d' amis approuvant de la voix leur ensemble . Mais s' approchèrent , humblement ricaneurs , deux compagnons trapus , celui -ci en chemise rouge , celui -là en chemise verte . Leurs sourires doucereux et malins s' adressèrent à * Céline : vers elle ils penchaient leurs mufles avides . Un troisième , haut et maigre , dans un habit incolore fourré de mouton , toucha la poitrine de la nourrice avec sa main hérissée de poils roux . L' homme à la chemise verte empoigna * Céline aux deux bras , et lui appliqua sur le cou un baiser . Elle se débattit . - laissez -moi , que je vous dis ! Sauvages ! Mais le gars à la chemise rouge enserra la taille ... * Omer s' aperçut que * Céline se fâchait vraiment . Très robuste , elle rua . Les agresseurs l' appliquèrent contre la muraille , qui lui tenant les bras , qui l' épaule , qui les mains . - * Omer ! * Omer ! Appelle donc , toi ! ... * Agnès ! - pleura -t-elle désespérément , * Louis ! De sa main , le grand bâillonna la bouche , et la voix ne rendit plus que des râles étouffés . Tout étourdis , les danseurs tournaient , s' amusaient de cette lutte , sans intervenir . * Omer n' hésita plus à croire qu' on voulait du mal à * Céline . Anxieux , il appela : - maman ! Il sauta jusqu'à la porte ; mais ses dents furent ébranlées par une formidable taloche qui sonna dans son oreille . Il chancela . Ses mains chaviraient . Démesurément enflait la douleur brûlante de la joue ; le sel des larmes piquait les paupières ; tandis qu' au fond de la poitrine nerveuse toute la vigueur de l' être , refoulée par l' effroi , se contractait . Et bientôt elle gonfla , s' amplifia jusqu'à la gorge , l' étouffa : il fallut qu' * Omer laissât jaillir hors de soi l' éruption de cette rage , toute l' orgueilleuse colère des ancêtres outragés en lui . Déjà la chair ennemie , puante et fauve , il la mord à pleines mâchoires ; il serre à pleines griffes quelque chose qui se dérobe , se tord , hurle . * Omer n' est plus lui seul , mais encore le pouvoir d' une vengeance héréditaire qui l' oblige à frapper et à déchirer jusqu'à ce que des poings maîtres le poussent dehors . Et il vibre des pieds aux cheveux , les muscles noués , la gorge étroite , le regard fixé sur les ennemis : ils lâchent * Céline enfin . Elle se rajuste et fuit par la cour d' honneur . Lui refuse de se hâter , s' en va lentement à reculons , sans répondre aux appels de * Mme * Héricourt . Plutôt retournerait -il aux cosaques pour se battre encore . D' ailleurs il s' admire parce qu' il a lutté , comme son père , le dragon glorieux ... en vain sa mère l' attrape , le retient , le questionne et s' indigne . Il lui veut échapper , courir sus à l' ennemi dont le goût souille encore sa langue et ses gencives . Il ne voit rien du château , des arbres ni du givre , mais seulement la chemise rouge et le groin ironique de la brute qui , les mains aux genoux , joyeuse de cette faible fureur , le nargue du seuil du fournil . être celui qui dompte , qui piétine et qui tue ! Oh ! Vaincre ! Passe l' image de son père au galop , sabrant les russes vers les étangs d' * Austerlitz que décrivit l' oncle * Edme , bien des fois , à l' oreille inattentive . * Omer , à ce moment , perçoit tous les sons ressuscités de cette voix militaire . Oh ! Vaincre aussi ! Apaiser et détendre , dans la satisfaction de la victoire , l' angoisse de sa colère ! - * Omer , mon petit * Omer , je t' en prie , calme -toi ... nous allons partir pour * Paris ... va , nous ne resterons pas ... calme -toi ... embrasse -moi , mon petit * Omer . ça te fait mal , hein ? ... embrasse -moi ... viens ... le consolant ainsi , * Mme * Héricourt l' entraîne difficilement au perron du château . L' enfant veut tuer sinon maintenant , au moins plus tard . Le désir de tuer l' affole . Et il mesure un nouvel ennemi . Sur le perron , un géant ventru en capote grise et en bottes , saluait * Caroline . Son bicorne à plumet blanc balayait les marches que heurtait son sabre . Attestant le ciel de ses mains aux bagues nues , la tante déclamait : - * Dieu ! ... allez -vous , monsieur , ruiner la famille ? ... votre reçu , monsieur , qu' en puis -je faire , je vous prie ? Si je ne vends pas mon blé contre espèces , je ne pourrai faire face à mes échéances ... c' est le déshonneur de la compagnie * Héricourt , monsieur ! Le déshonneur d' une famille à laquelle appartiennent le général * Lyrisse , le capitaine * Edme * Lyrisse , prisonnier à * Grodno , le colonel * Augustin * Héricourt , assiégé à * Dantzig ... vous êtes soldat , monsieur : condamnerez -vous à la ruine et au déshonneur une famille de soldats ? - excepté ça , madame , j' ai donc le regret , croyez -moi , le vrai regret ... j' ai des ordres de son excellence . Voulez -vous , je vous prie , faire ouvrir les magasins ? ... - ciel ! - gémit la tante * Caroline , dont tous les traits changèrent . - ciel ! * Omer , mon pauvre enfant , te voilà sans pain ! ... - annonça -t-elle dans une pose d' affliction digne des gravures . Et elle vint embrasser * Omer vibrant de haine , sa belle-soeur * Virginie , puis : - n' aurez -vous pas pitié de la veuve et de l' orphelin ? Voici l' épouse du colonel * Héricourt , mort à * Wagram pour sa patrie ! ... * Omer se révolta de se prêter à cette lamentation vile . Il étreignit la main de sa mère . Le russe salua de nouveau . Redressant sa haute corpulence , il proféra des ordres ... six cosaques se précipitèrent du fournil , pieds nus , et munis de hachettes . Ils gagnèrent l' orangerie . à travers les vitres on voyait les piles de sacs bruns ; les vainqueurs commencèrent à forcer la serrure : le fer grinça . * Caroline continuait ses protestations derrière le géant à bicorne qu' elle accompagnait vers sa richesse . à contempler la scène , l' enfant trembla . Il se félicitait de ce que nulle larme ne flétrît son visage courageux . Pour la première fois , étant battu , il ne pleurait point , malgré que des sanglots convulsifs l' ébranlassent depuis les reins jusqu'aux dents . Il se connaissait tout autre que la veille ou que le matin . Il se félicita d' être noblement roidi dans le désastre . * Mme * Héricourt murmurait seulement les noms de * Marie et de * Jésus et baisait les joues de son fils . Enfin ils rentrèrent . Avec l' eau d' une carafe répandue sur un mouchoir , maman * Virginie pansait la figure d' * Omer . Elle l' avait assis près d' elle , au salon des colonnes . Après quelques minutes , ils entendirent se combattre deux voix hautaines et querelleuses au vestibule du cabinet jaune : la porte venait d' en être ouverte . à l' instant de congédier , la voix du bisaïeul protestait avec noblesse : - je désire , monsieur que vous sauviez de la ruine mon petit-fils ... vous le pouvez certainement , ... et je vous y invite au nom des liens qui unissent tous les enfants de la veuve , dont vous êtes . - hé ! Monsieur , - répondait l' autre aigrement . - l' ignorez -vous ? Le suprême conseil de la stricte observance a suspendu les obligations de tous nos ateliers envers les loges françaises à l' obédience du grand * Orient , qui tolère l' exécrable tyrannie de * Buonaparte . L' ordre du suprême conseil exige que la ligue de la vertu arme tous les adeptes contre la fortune de * Napoléon . Le roi de * Prusse , l' empereur d' * Autriche et mon maître le tsar * Alexandre , tous trois illuminés comme nous , ont obtenu que la sentence d' interdit frappe celui dont l' ambition monstrueuse opprime l' * Allemagne depuis huit années , ravageait hier les champs de * Moscou , et poursuit le massacre de millions d' hommes . Déjà * Bernadotte et * Moreau ont obéi aux prescriptions du suprême conseil . Tous vos maréchaux philadelphes supplièrent eux-mêmes * Buonaparte à * Wilna , il y a deux ans , d' arrêter sa course sanglante à travers notre sainte * Russie . Dès le mois de juin dernier , lors de l' armistice , ils ont renouvelé leurs remontrances ! En vain , * Buonaparte renie les serments qu' il prononça entre les mains d' un vénérable dignitaire , dans la loge de * Malte . Le roi * Murat , son beau-frère , vient de se soumettre aux injonctions supérieures et marche contre vos armées . La lutte n' est plus entre les souverains et les peuples , entre les monarques et la république , entre les tyrans et la liberté . Elle est entre le suprême conseil qui sauvegarde les principes sacrés de la maçonnerie , et le grand * Orient de * France qui , traître à ses engagements , permit le triomphe d' une tyrannie nouvelle édifiée sur les débris de la révolution ... voilà , mon frère , les explications qui vous étaient dues . L' armée du suprême conseil entre sur le territoire français pour rétablir les choses dans l' ordre instauré par la constitution de l' an VIII , et introniser aux tuileries un maçon fidèle , * Bernadotte , prince royal de * Suède ... ou son fils , sous la tutelle de * M . * Benjamin * Constant . - vous reconnaissez donc , monsieur , l' autorité du suprême conseil ? - je la reconnais . - eh bien ... un silence succéda ... on entendit marcher le bisaïeul , puis une cassette s' ouvrir , des parchemins se déplier . Ayant reconnu le bruit des charnières criardes , * Omer pensa que l' on développait certain rouleau de soie bleue sur une face , blanche sur l' autre face estampée d' une croix écarlate , d' une balance d' or , d' une couronne , de deux oiseaux d' or . à maintes reprises , le vieillard avait montré ces insignes à son filleul , ainsi que d' autres symboles , des rubans et des sceaux . - maître sublime , - dit la voix étrangère , - votre serviteur ne peut qu' obéir , dans la mesure permise par ses engagements militaires , au grand inquisiteur-commandeur de l' ordre ... pardonnez -moi , monsieur ; je vous croyais dignitaire du grand * Orient de * France . Sa majesté le tsar , mon maître , recommande de favoriser les requêtes du suprême conseil , lorsqu' elles ne se trouvent pas en désaccord avec les nécessités de la guerre . - prenez donc le blé , monsieur , pour vos troupes ; mais , s' il est possible , évitez la ruine de mon filleul , en faisant payer par le trésor impérial . - j' en référerai , monsieur , à son excellence , qui ne manquera point de vous satisfaire ... j' en suis sûr ... - voulez -vous passer par ici , maintenant ? ... - à votre volonté . Alors pénétra dans le salon des colonnes un officier dont la fine épée relevait , par-dessous , un manteau vert , galonné d' argent au col ; il tenait à la main un tricorne piqué d' une cocarde mi-partie blanche et noire . Il salua , surpris de rencontrer une dame , et fut sur le perron prononcer à voix haute quelques phrases russes auxquelles répondirent de loin les exclamations vexées du colosse ventru . Ensuite , le bisaïeul et lui allèrent dans le parc . - mon dieu , je vous rends grâces , - murmura * Mme * Héricourt , - si le bonheur de mon enfant lui est assuré ... par les voies secrètes de votre providence ... glissée à genoux , elle s' abîma dans la prière , et cacha sous les mains jointes les frémissements de son visage . N' osant interrompre l' oraison , * Omer demeura comme seul dans l' immense pièce aux lambris lézardés , aux consoles déteintes , aux sofas de brocart fané . Comment tout cela n' était -il point enrichi soudain par la gloire souveraine du vieillard qui commandait , de son titre occulte , aux officiers des empereurs et des rois ? Comment ne se dorait -elle point de gloire souveraine , l' humble quenouille de la feue grand'mère debout au coin de la cheminée , dans le trou du rouet terni ? Qu' il était apparu sublime , le bisaïeul , indiquant du doigt le chemin du parc à l' ennemi respectueux ! Rien de son pouvoir n' était plus discutable . Et quelle beauté n' avaient pas les flocons de ses boucles blanches autour du vaste visage raviné ! * Moïse lui-même devait être tel quand il revint du * Sinaï avec le prestige de la loi . Un mot du vieillard avait soumis le chef des barbares victorieux , vengé son descendant de l' insulte ignoble . L' enfant s' enivrait de cette force propre aux siens . Outre la sagesse du maître , il savait devoir un jour la posséder . Les siens étaient grands . Leur sang précieux battait dans son coeur hardi . Dirigeant les yeux vers la seule chose neuve et somptueuse de la salle , il adora le portrait de son père . " c' est donc toi-pensa -t-il confusément . - toi qui vainquis ... toi qui terrassais les hommes hideux dont ma figure éprouva la lourde injure , ô mon père ! ... ta fureur les aurait détruits comme je voulais les détruire en mordant . C' est toi qui tressaillis en moi , certainement , et qui te rebellas sous l' outrage . Cher héros ! Que ton visage est fier , et que puissant est ton regard d' où jaillit l' énergie de ton âme ! Si tu n' étais pas mort là-bas , jamais ces brutes de l' * Asie n' eussent foulé le sol de * France ; si tu n' étais pas mort , toi , ni les autres pareils à toi ... mais es -tu mort , ô mon père ? N' est -ce pas ta vigueur qui vient à l' instant d' éveiller ma vengeance ? On prétend que je te ressemble trait pour trait . Oui , oui , tu viens de renaître en ma chair d' enfant , force de mon père ! Je suis autre qu' hier , je suis un homme qui ne pleure pas devant l' ennemi . Je serai toi . Je grandirai pour devenir ton égal ; et , comme toi , je chasserai les barbares qui se lèveront contre le drapeau de la fraternité et de l' égalité . Cela est magnifique et digne de notre race , ô père que j' ignorais jusqu'à ce jour ! Voici que tous les propos louant ton caractère et ta vertu s' assemblent en ma mémoire pour te faire vivre dans mon corps chétif , dans mon âme riche de vaillance . Je ne suis plus un petit enfant ridicule et peureux , tu sais ! Je suis capable de devenir , moi aussi , l' homme qui triomphe ! Yeux du portrait , regardez -moi sans honte ! " ainsi chanta la volonté d' * Omer * Héricourt au moment où son être prit conscience de sa race , pour la première fois . Il garda cet orgueil . Ses adieux au parrain , quelques belles paroles entre eux échangées , le lendemain , au départ , ennoblirent encore ce sentiment . * Omer médita là-dessus , dans la chaise de poste qui l' emportait à travers la campagne illuminée d' incendies au loin , explorée par des cavaliers au trot , la lance haute , et qu' on redoutait . Bientôt il salua quelques troupes de conscrits français en marche , adolescents imberbes affublés de vieux shakos , de bandoulières tordues et de sarraus de labour . Ceux -ci , le postillon les saluait d' un cri fervent : " vive les * Marie- * Louise ! " * Omer le répétait de tout son coeur à la portière . Maman * Virginie et tante * Caroline distribuaient des sous aux pauvres mains sales qui se tendaient hors du rang . Plus loin , sous la pluie , des cuirassiers en manteaux blancs défilèrent dans les flaques . Des fourgons sautaient les ornières , retentissaient . Un bruit d' armes et d' hommes en tumulte sonnait lugubrement sur les routes . - qui veut entendre le testament de * Buonaparte ? ... travesti par un habit jaune et un vieux chapeau militaire , le violoneux prolongea des gémissements ridicules , en faisant grincer à faux l' archet le long des cordes . Il chanta sur un ton comiquement lugubre : je lègue aux enfers mon génie , mes exploits aux aventuriers , à mes partisans l' infamie , le grand livre à mes créanciers ... au bout de chaque rime , le banquiste mimait une grimace différente , solennelle , aigrefine , puis , funèbre . aux français l' horreur de mes crimes , mon exemple à tous les tyrans ... la * France à ses rois légitimes et l' hôpital à mes parents . feignant de mourir alors dans une convulsion hideuse , il provoqua le rire d' * Omer * Héricourt attentif au balcon , et la joie du populaire que rançonnait incontinent une maritorne vendeuse de complaintes : - trois pour six liards ! Dans l' attente de l' entrée royale , l' enfant écoutait mugir , jusqu'aux lointains de * Paris , la foule en fête et grouillant sous les folioles de mai suspendues comme mille points d' or vert aux arbres du boulevard . Derrière les rangs de la garde nationale , alignée entre les bornes protectrices des piétons , s' accroissait une affluence énorme de bourgeois bottés à neuf . Ils donnaient le bras à leurs femmes toutes fraîches sous les chapeaux de pâques , hautes formes de mousseline que fronçaient des rubans clairs . Les façades encaissaient le cours de la multitude pimpante et tumultueuse , le remous des épaules innombrables , et le ruissellement continu des voix . De l' autre côté du boulevard , presque en face , il y avait des gamins juchés sur le tonneau de la ravaudeuse , sur l' échoppe du savetier , sur les socles de la porte saint- * Denis offrant les dieux de ses reliefs à la lumière pure du printemps . Et , l' une après l' autre , s' élevaient les strophes des vendeurs de brochures . - holà ! Qui veut lire l' histoire invraisemblable mais véridique du nabot * Paré , lequel dévora cinq millions d' hommes et quinze milliards d' impôts ! ... holà ! ... qui veut lire ? ... une autre psalmodiait : - c' est le sénatus-consulte proclamant la déchéance absolue et définitive de * Napoléoné * Buonaparte , pour avoir : primo , établi des taxes autrement qu' en vertu de la loi , contre la teneur de son serment ; secundo , fait supprimer comme criminels les rapports du corps législatif ; tertio , entrepris une suite de guerres en violation de l' article 30 de l' acte des constitutions de frimaire ; enfin , avoir violé de toutes manières les lois constitutionnelles ; détruit l' indépendance des corps judiciaires ; soumis à la censure arbitraire de sa police la liberté de la presse , droit essentiel de la nation ; altéré les actes et rapports du sénat ; abandonné les blessés sans pansements , secours , ni subsistances ; ruiné les villes ; dépeuplé les campagnes ; suscité la famine et les maladies conta-gi-eu-ses ! ... deux liards seulement , le sénatus-consulte , imprimé sans fautes ... ni omissions ... c' est le sénatus-consulte ! ... tel brandissait une image d' * épinal barbouillée d' indigo et de garance : - achetez le nouveau * Robespierre à cheval , lequel massacra plus d' honnêtes gens que l' autre par la guillotine ! Au-dessous des drapeaux et des oriflammes , les libelles voletaient aux souffles de la brise , se balançaient à bout de perches . Ils ne tardaient pas à être acquis , avec des paroles emphatiques , par des troupes de singuliers personnages que désignait l' oncle * Praxi- * Blassans , penché au même balcon , en compagnie d' * émile , * Denise , * édouard et * Delphine . - celui -là ? ... celui qui porte un sacré-coeur cousu à sa redingote grise ... , c' est un ancien combattant de la * Vendée , un officier de * La * Rochejaquelein ... là-bas ? Celui qui descend de cabriolet ? ... oui , les jambières en peau de bique et le sarrau de toile rousse , et le brassard blanc ... c' est un chouan du * Maine ... ah ! Tenez , mes enfants , regardez là , là , ce gentilhomme en frac bleu ciel avec des tresses d' argent , oui , celui qui a la perruque poudrée ... c' est un capitaine de * Condé ... hé ! Voilà le comte de * Morlaix lui-même , qui s' est battu à * Quiberon ... à la bonne heure ! Il n' a point changé d' allure , ni sacrifié aux nouvelles idées de l' empereur * Alexandre . * Malepeste ! ... la coiffure en ailes de pigeon et l' épée en verrou , les épaulettes à torsades et le gilet de satin , on dirait , ma foi , qu' il va prendre le service chez monsieur ... point de hâte , belles amies ! Vous pouvez croquer en paix vos friandises : sa majesté passe à peine la barrière ... en bas défilaient des ribambelles de curieux bonshommes poudrés jusqu'aux épaules , et qui sautillaient singulièrement de pavé en pavé , soigneux pour le vernis de leurs souliers à boucles . Il en descendait de vieilles berlines à capote de cuir craqué et disjoint , traînées par des haridelles blanches que menaient de vénérables cochers . Chacun se retournait , moqueur . Les longues basques de leurs habits trop clairs enchantaient les enfants . * Denise * Héricourt , de ses menottes en mitaines répétait des applaudissements farceurs ; et * Omer l' imitait , tandis qu' * édouard de * Praxi- * Blassans disait : - faut pas ! ... faut pas rire des vaillants serviteurs du roi ... faut pas , * Omer , tu sais ... mais le rire parcourait même les files de la garde nationale , majestueuse cependant sous d' immenses bicornes en bataille , des revers immaculés et boutonnés d' or , et roide en culottes blanches , en grandes guêtres brunes . Facétieuse , une marchande d' oublies présenta sa pâtisserie à un gentilhomme coiffé du lampion à cocarde blanche : - en voulez -vous ... , mon ci-devant ? Et la foule , secouée de joie railleuse , suivit : - il faut en prendre un peu tout de même , marquis ! - le roi oublie , puisqu' il accepte la constitution ! - il la garantit dans sa charte . - lisez l' affiche blanche , monsieur . - et on ne rendra pas les biens nationaux . - oublie ton bien , marquis ! - mes amis , pria le gentilhomme , crions ensemble : " vive le roi ! " - vive le roi ! - proclamèrent des enfants , des femmes . Un hère , qui vendait la brochure de * M . * De * Chateaubriand , * Bonaparte et les bourbons , lança même en l' air son piteux chapeau , jadis neuf , au temps des incroyables et qui arriva jusque vers les mains décemment jointes de la silencieuse * Delphine . Il le rattrapa , puis entonna de toute sa force l' air des alliés : vive * Guillaume et ses guerriers vaillants ! de ce royaume il sauve les enfants . par sa victoire il nous donne la paix , et compte sa gloire par ses nombreux bienfaits . - veux -tu te taire , royaliste à trente-six sols ! - lui reprocha brusquement un ouvrier en veste bleue , les mains dans les poches ... - de quoi ? - où que tu touches ton argent ? Chez la police ? ... - tout doux , s' il vous plaît , l' homme à la casquette ! - tu travailles dans les mouches ... ça se voit ... acclamer l' ennemi ! ... t' as pas de coeur , salaud ! - là ! Là ! - prends garde à te taire ... si tu ne veux pas que je t' apprenne à danser la moscovite ... as -tu compris , mon ami ? ... - mossieur est des amis de * Buonaparte ! ... - si je veux ... et décampe un peu vite , ouste ! ... par file à gauche , ou je t' indique le chemin de la poterne , en deux temps ... - mossieur a poussé les cailloux ... ça se voit ... cent personnes déjà formaient le cercle autour de la dispute , mais un garde civil s' approcha . Dès qu' on aperçut sa redingote boutonnée et son gourdin municipal , les gens se dispersèrent en murmurant . - la tarte , mes enfants ! - annonçait en arrière , dans le salon , la voix délicieuse de la tante * Aurélie . Le marmiton de * Frascati retira de la corbeille ses gâteaux que disposèrent , sur la nappe , les laquais à la livrée brune des * Praxi- * Blassans . Ensuite , la tante * Aurélie continua d' expliquer , pour quelques dames , sa peine à louer un logis ayant vue sur le parcours du cortège royal . On avait dû faire plusieurs démarches pour obtenir cet appartement d' un bonapartiste furieux , parti vers le * Cotentin , où il fuyait le spectacle des armées russe et prussienne maîtresses à * Paris . Encore avait -il fallu jurer qu' on ne fixerait au balcon ni drapeau , ni bannière , ni pancarte , ni banderole . La tante montrait aux murs de la chambre des sabres et des fusils ramassés certainement sur les champs de bataille , un chapeau d' infanterie troué par un biscaïen , un guidon mi-partie jaune et vert qu' un monsieur déclarait appartenir aux uhlans autrichiens . Le comte , renversé dans le fauteuil * Voltaire , et la main sous le jabot , prétendait que ces couleurs étaient suédoises : elles avaient dû être arborées à * Gross- * Beeren contre les troupes du duc de * Reggio . Alors , entre les dames et les messieurs , les propos prirent un ton assez vif : - le diable soit de ce fâcheux * Bernadotte ! Savez -vous que s' il avait un peu mieux conduit sa barque , en fin de compte , je pense que sa majesté ne rentrerait pas encore aux tuileries cette fois , hein ? - l' empereur * Alexandre est infecté de jacobinisme . - moi , je l' ai entendu , ce tsar ... je l' ai entendu , rue saint- * Florentin , proposer * Bernadotte à * Talleyrand parce que , disait -il , un général qui avait refusé à * Sieyès de faire le 18 brumaire devait être sympathique aux français . - cet autocrate pue l' esprit de * Mme * De * Staël et de son genevois . - * Dieu est témoin que si * Bernadotte avait su le prix de * Talleyrand et l' eût acheté , les bourbons n' auraient pas eu à franchir le détroit ... par bonheur , il a cru le prince de * Bénévent trop cher pour sa bourse ... comment ignorait -il le tarif , dans sa situation de prétendant recommandé par le tugend-bund ? - peuh ! ... * M. * Benjamin * Constant est un brouillon si fâcheux ! - dédaigna un chef de division aux relations extérieures . Les mains sous les basques de l' habit vert , il pivota , roide , devant les gravures encadrées , dont la plus fraîche représentait un enfant à front large , en collerette , et qui cravachait son cheval tenu à la bride par un jockey de l' empereur : sa majesté le roi de * Rome recevant sa première leçon d' équitation . - au fait , quelle lubie de choisir un tel conseiller que ce * Constant ! ... et l' on assure que * Mme * Récamier lui demandera d' écrire le mémoire pour défendre à * Vienne les intérêts de * Murat . - eh bien , voilà un monarque sûr de perdre sa couronne ! - holà ! Les gobe-mouches ! - commandait la tante , - de grâce , asseyez -vous donc ! ... * édouard de * Praxi- * Blassans et * Denise * Héricourt s' attablèrent l' un près de l' autre . * Omer les contempla réunis . Leur mariage avait été le voeu suprême de son père . De même taille et de même âge , ils étaient jolis , avec des yeux pareils , très clairs , d' une nuance plus grise chez le garçon , plus bleue chez la fille . Tous deux ressemblaient à maman * Virginie : ils avaient ainsi qu' elle les cils sombres et veloutés . Malgré son beau spencer , le petit mari , vif , souple , ardent , se démenait fort : il renversa son verre , encore vide , par chance . Il exigeait le gâteau de * Savoie ; on le lui refusa : dès lors il se tint coi , tout pâle , et repoussa * Denise du coude , assez brusquement . Déjà glissée de la chaise , elle sautait , comme à la corde , en son fourreau d' organdi . Elle avait de gracieux bras potelés , un fichu de cachemire à palmes noué dans le dos , et un rond de dentelles au sommet de ses longues boucles brunes . * Omer admira les petits fiancés . Par leur aînesse , par le désir qu' avait eu son père de les unir , par la faculté de vivre dans le somptueux hôtel de * Praxi- * Blassans , ils lui semblaient des supérieurs . Sa soeur lui parut une étrangère habile et souveraine . Il avait tout de suite admis qu' elle l' écartât de ses poupées , à l' exemple de * Delphine , et qu' elle le traitât de vilain , malpropre s' il touchait par mégarde à ses narines , ou se rongeait un ongle éraillé . D' ailleurs elle fut à l' instant même charmante et drôle quand une dame , la baronne de * Cavanon , traînant ses falbalas et agitant sa vieille tête , fardée aux pommettes , la pria de réciter sa fable . * Denise pinça les plis de sa robe pour imiter les révérences de personnes polies qui s' abordent : deux puces se rencontrèrent où ? ... dans une basse-cour , et là , tout le long du jour , ces demoiselles jasèrent . comme elle sut contrefaire la puce vaniteuse qui couche au château , pourchassée toute la nuit par la veille inquiète des puissants , et qui maigrit : puis la puce avisée qui engraisse à la ferme , dans le lit des métayers incapables d' interrompre leur somme pour la piqûre d' un insecte audacieux ! Merveilleusement , * Denise gonflait ses petites joues avant de dire : quand le gros fermier et la grosse fermière ont clos leur lourde paupière ... chacun éclatait de rire , même le sec monsieur qui retirait la main de sa poche , même * Mme * Héricourt , qu' enchantait sa fille transformée , grandie , futée , spirituelle . L' enfant le fit voir lorsque , par le signe de son index arqué , elle convia la puce vaniteuse à changer de séjour . L' oeillade fut riche en promesses et en ironie blâmant l' erreur de la pimbêche : venez , venez à la ferme ; on y dort mieux qu' au château ! dix exclamations vantèrent la délicieuse . - mais elle est à ravir ! Répétait la baronne , qui s' éventa le menton . - et voici donc son époux ... * édouard , un peu maussade , embrassa la promise . Le grand * émile de * Praxi- * Blassans , qui reconnaissait à leurs uniformes les soldats alliés félicita vivement * Omer d' avoir une soeur pareille , toujours gentille , bien meilleure camarade que cette péronnelle de * Delphine . Revêche , jalouse , au point de rester seule à la fenêtre , celle -ci n' assistait pas du moins au triomphe de sa cousine . - demandons -lui ce qu' elle pense de la fable ; elle répondra qu' elle n' a rien entendu , je gage ... il en fut ainsi ; et tous deux se réjouirent . * émile déclara : - moi , quand je serai grand , je serai capitaine et , après , général . - moi , je le voulais aussi . Maman aime mieux mieux que je sois d' abord abbé , ensuite évêque . - c' est cela que tu veux devenir ? - pour faire plaisir à maman ... et puis un évêque est tout-puissant comme * Moïse . - alors , tu seras évêque ! C' est une bonne idée , ça ... * émile réfléchit longuement . - qu' est -ce que tu feras quand tu seras évêque ? - je bénirai les gens ; on se prosternera quand je passerai dans les rues , sous le dais ... - oui , oui , tu es un malin . à la bonne heure ! ... moi je gagnerai des batailles , comme * Napoléon ... et comme ton père . - c' est beau , ça ! Tu sais : mon grand-père , le général * Lyrisse , il s' est battu contre les anglais avec le maréchal * Soult ... mon oncle * Edme est prisonnier à * Grodno , tu sais ? En * Russie ; et mon oncle * Augustin en revient . Il est colonel dans la garde , à présent ... nous allons le voir passer avec le roi ! N' est -ce pas , ma tante ? * émile était un peu vain de son père , qui , prétendait -il , avait , lui seul , rappelé le roi en * France . - ah ! - fit * Omer , mal enclin à chérir ce petit homme trapu . Cependant la voix cassante du comte proposait à un long vieillard des opinions que l' autre éludait , auxquelles discrètement il opposait une moue , un geste caressant l' air . Les deux garçons inspectèrent les murs de l' officier bonapartiste . Ce n' était que panoplies et gravures de batailles . Orgueilleux de l' amitié de son cousin , * Omer n' osa dire que cela le divertissait à peine . Il entendit sa mère vanter le chapeau à la prussienne de tante * Aurélie , lequel était haut , conique et pourvu d' un plumet retombant sur le galon . * Mme * De * Praxi- * Blassans répondit par des sourires indifférents ; elle semblait désireuse de chuchoter à l' oreille de * Virginie telles choses graves ou tristes , qu' annonçaient les soupirs de sa poitrine et les regards éperdus de ses yeux au plafond . Ensuite elles décrivirent leurs maladies . Pour une affection du foie , * Mme * Héricourt pressait du citron dans son breuvage . Elle ne pouvait se tenir debout à la fenêtre , tant son ventre lui pesait . Les vapeurs étaient le lot de la baronne qui léchait , en minaudant , sa cuiller à sorbet ... mais la rue chanta : vive * Henri * Quatre ! vive ce roi vaillant ! ce diable à quatre a le triple talent de boire et de se battre et d' être vert-galant ... les enfants se précipitèrent à la fenêtre . Vingt jeunes hommes et jeunes filles , se tenant par les bras , criaient à tue-tête , fendaient la foule et sa rumeur . Au-dessus des chevelures féminines , maints rubans , des rosettes blanches , ornaient les étages en soie cabossée des chapeaux cylindriques . Sous les visières en paille d' * Italie , les visages des demoiselles dardaient la joie , offraient des bouches en fleurs . Leurs jambes en bas blancs soulevaient , à chaque bond , les plis du nansouk et les flots de levantine jaune . Le délire du bruit les agitait au milieu des groupes ; ils répondaient par mille exclamations royalistes . Un adolescent manchot , qui montrait au public son infirmité militaire , hurla de toutes ses forces : - plus de conscription ! Plus de guerre ! Vive le roi ! Et les voix nerveuses de femmes en deuil lui répondirent : - plus de conscription ! Vive le roi ! Alors un gros monsieur se hissa sur le rebord d' une devanture , et , s' agriffant aux barreaux écarlates qui défendaient la vitrine , il brandit sa canne pour mugir . - plus de droits réunis ! Vive le roi ! Il restait là , pâli de son audace . Petit vieillard gras , la bedaine enflée dans la culotte de nankin , il ressemblait à un oeuf énorme , accru par en bas de bottes à revers , par en haut d' une face ronde que flanquaient des favoris gris . - vive le roi ! Vive le roi ! Plus de droits réunis ! Plus de blocus continental ! ... plus de ruines ! Plus de faillites , plus de misère ! Vive le roi ! Quasi fou , il répétait cela , ne sachant rien dire en outre , tandis que les faces levées de la foule attendaient de son embarras un discours . Enfin elle lui rit au nez : les groupes murmurèrent et s' en furent . Lui n' osait descendre . Il soufflait . Narquois , les commis du marchand se plantèrent au seuil de la boutique . En ce moment , quelqu' un nouait au balcon d' un troisième étage , une vaste pancarte où était inscrit le mot vive . à la fenêtre voisine du même rang s' appliquait ensuite le mot le . Tous les regards se dirigèrent vers cet appartement ; et une clameur d' approbation émut le champ des visages . Enfin le mot roi fut attaché sous la dernière croisée de la maison : les applaudissements prirent essor . Au sommet d' une échelle double , se posait , bras nus , épaules nues , coiffée à la chinoise et le chapeau de paille pendu au coude , une svelte femme vêtue de rose vif , qui lançait les blancheurs de son écharpe et les faisait habilement onduler au zéphyr : on l' acclama . Sous la voûte de la porte saint- * Denis , une gigantesque couronne dorée oscillait lentement , au bout de guirlandes en fleurs et en feuillages . - a va tomber ! Nargua le cri d' un maçon . - déjà ! Oh ! Oh ! Répondit là-bas une voix farceuse . Sur la chaussée remplie d' hommes en vestes et en casquettes molles , un ricanement courut : - v'là la couronne de cotillon qui bronche ! - oh ! Oh ! Oh ! Oh ! ... et des rires se propagèrent , sillages étroits dans la foule muette qui , de * Popincourt comme de bonne-nouvelle , descendait par vagues noires , grises et blanches , au vallon saint- * Denis . Des abbés en bande ripostèrent , ôtant leurs tricornes : - vive le roi ! Plus de conscription ! Et la multitude reprit : - plus de conscription ! - à bas le tyran ! - vivent les bourbons ! Dans l' appartement , les causeurs jugeaient . - ils renient leur gloire ! Dit un officier en civil . - parbleu ! Ils se sont fait mal en jouant à la guerre . ça saigne trop . - triste chute pour le grand * Napoléon ! Nota la baronne . - fatale erreur ! - affirma * Praxi- * Blassans . - une nation seule ne triomphe pas éternellement du monde entier ... n' empêche , j' avais quelque sympathie pour ce petit corse . Donner son nom à des aventures au lieu de le donner à son siècle ! Peuh ! ... il promettait mieux , à * Tilsitt . - hé ! Mon père ! ... voilà le baron de * Cavanon ! Reconnut * émile . Le visiteur entra , superbe et grandi par sa culotte tirée jusqu'aux aisselles , par ses bottes à l' écuyère , son habit noir à feuillages d' or , ses lourdes épaulettes rondes ... pour le contempler , les enfants laissèrent le spectacle grouillant de la rue . - eh bien , baron ! - salua * Praxi- * Blassans , - nous tenons le désiré . - ah ! Comte , ce ne fut pas sans mal ! J' en souffle encore ... j' étais de la manifestation , le 31 mars ... hélas ! Depuis je ne vous ai point fait visite , c' est que j' ai dû me rendre à * Londres , et joindre le roi , le 2 avril , après la déclaration du sénat . Excusez -moi , de grâce , si je ne fus point vous saluer ! ... vous pensez comment l' on m' accueillit là-bas ... Mme la duchesse d' * Angoulême a failli m' embrasser ... a failli ! ... dis -je ... ( il fit un geste de répulsion comique ) . j' aimerais mieux embrasser la reine * Hortense ... ( on rit ) ... après la baronne ! ( il s' inclina devant elle ) ... oui , madame , * Sosthène de * La * Rochefoucauld était venu me quérir au ministère , dans le cabinet même de * Clarke , le 29 , quand le canon tonnait , pendant l' attaque de * Romainville ... hein ! Quel toupet de gentilhomme ! ... il m' a dit : " baron , il faut en finir avec ce petit tondu ... c' est l' avis de * Talleyrand : je l' ai persuadé de ne pas suivre la maison impériale à * Fontainebleau ... convenu : il reste ... on va traiter avec * Alexandre pour ramener le roi ... " ne connaissez -vous pas mon * Sosthène ? Vous le voyez d' ici . Il burinait déjà l' histoire ... enfin , nous tombâmes d' accord pour conclure qu' une démonstration royaliste était furieusement nécessaire , si l' on voulait prendre de l' influence sur ce benêt d' * Alexandre , et lui abîmer son idéal de perruquier franc-maçon ... * Sosthène se chargeait d' abattre la statue de la colonne * Vendôme , et ses amis d' attacher à la queue de leurs chevaux leurs croix de la légion d' honneur , puis de paraître ainsi à la rencontre des alliés . Moi , je devais , avec une vingtaine d' autres cavaliers me promener sur les boulevards , la cocarde blanche au chapeau , et enthousiasmer la foule : pénible besogne ! ... mais , depuis qu' il avait persuadé * Clarke d' oublier au champ-de-mars les deux cents pièces de canon qu' on aurait pu mettre en batterie à montmartre contre les prussiens , depuis qu' il l' avait obligé à laisser dans les arsenaux les deux cent mille fusils que réclamait la populace impérialiste pour défendre les faubourgs . * Sosthène était sûr de son fait . - eh bien , il avait tort : sans la fuite du roi * Joseph et ces bonnes dispositions de * Clarke les alliés auraient pu reprendre le chemin de la * Belgique ! - affirma le comte . - je vous l' assure : c' était l' avis d' * Alexandre . Il n' avait pas assez de monde pour déloger les soixante-quinze mille hommes qu' on a laissés dans les casernes de la banlieue et dans les postes de la garde nationale ... surtout commandés par le duc de * Trévise et le duc de * Raguse . - parbleu ! ... or donc , le 30 au matin , nous débouchons , à six gentilshommes , du pont de la concorde , et ... au trot sur un bataillon de la garde nationale qui traversait la place . Nous crions : " vive le roi ! " on répond : " va cuver ton vin ! " comme j' ai l' honneur de vous le dire ... premier succès ! ... et même le sergent du dernier peloton menace de nous emmener au corps de garde , disant qu' il est immoral d' être ivres de si bonne heure ... nous poursuivons . Devant la mairie , un peu plus loin , le poste avait pris les armes . Nous recommençons la parade ... un seul des gardes nationaux répond : " vive le roi ! " les autres nous lancent mille brocards impossibles à redire devant les dames ... " vivent les bourbons ! Criai -je ... - quels bourbons ? Me demande un caporal . Qu' est -ce que c' est que cette bête -là ... ? " et voilà le tambour qui entonne à plein gosier la chanson sur la * Du * Barry , vous savez : " la belle bourbonnaise ... ah ! Qu' elle était bien aise ! " et toute l' escouade d' approuver . Alors le caporal nous invite à passer notre chemin , parce que " ce n' est pas l' instant de rire quand l' ennemi entre dans la capitale . " deuxième succès ! ... nous poussons nos chevaux sur le boulevard . Avez -vous vu cette foule , ces paysans de la banlieue qui fuyaient les cosaques et qui avaient amené leurs chariots et leur déménagement dans les cours de toutes les maisons ? Ils piétinaient en masse , derrière les bornes du boulevard , la mine longue ... cette fois , je change et je crie de ma plus belle voix : " à bas le tyran ! " pour mémoire : je n' avais pas endossé mon uniforme : on ne sait jamais ce qui peut arriver , et je n' avais pas envie de finir mes jours dans la plaine de * Grenelle ... quelques braves gens répètent avec moi : " à bas le tyran ! " mais voilà * Oscar * De * Doutteville qui entreprend de proclamer le roi avec son ton de fausset . Aussitôt un marchand de gâteaux s' explique en répondant : " à bas le tyran moscovite ! " c' était un bénêt qui n' entendait rien à nos principes ... nous passons , criant , de -ci , de -là . Mais n' éveillons aucun écho . La populace nous examinait stupidement . Depuis vingt-quatre ans elle n' avait plus de nouvelles de ses rois , sinon par la caricature ... et encore ! ... à la hauteur des bains chinois , nous saluons la cavalcade du marquis de pas , qui se joint à nous , et nous confie que " çà n' a pas l' air de mordre " . Et , comme on rencontre partout des gens courageux , j' avise * M . * De * Bellieron et le comte de * Vermeux qui arrachaient leurs cocardes et les glissaient en poche , fort prudemment ... cela semblait devoir finir en une simple promenade à cheval , devant une foule silencieuse et morose , qui flânait au hasard , lorsque les sonneries de trompettes annoncent l' arrivée des russes ... un temps de galop , et nous les abordons . * Doutteville se fait reconnaître par un aide de camp ; nous nous rangeons derrière la fanfare , et nous voilà poussant de bon coeur mille exclamations : " vivent les alliés ! ... vivent nos libérateurs ! ... à bas le tyran ! ... vivent les bourbons ! " les fenêtres s' ouvraient , dans les maisons , et nos belles amies , paraissant aux balcons , nous apportèrent quelque renfort , soit par le jeu de leurs mouchoirs blancs , soit en jetant sous les pas de l' état-major cent petits bouquets de myrte et de laurier ... tout s' adressait d' ailleurs , semblait -il , au tsar * Alexandre , à son * Bel uniforme vert , aux plumes de coq de son chapeau et à sa figure avenante . Lui souriait aux dames , saluait à l' aise ... là-dessus , nous fûmes chacun chez soi , assez mal contents . Après le défilé et la revue des champs-élysées , nous nous empressâmes néanmoins d' aller attendre le tsar , rue saint- * Florentin , à la porte de l' hôtel * Talleyrand . Nous avions lié des mouchoirs à nos cannes , et recommençâmes le manège ... il y avait du monde , et j' entendis une vieille femme dire à son mari : " as -tu remarqué ? Tous les soldats " russes ont le brassard blanc , aux couleurs de * Capet ... ils vont remettre les bourbons aux tuileries ! " or , mesdames , ces brassards servaient uniquement à distinguer les alliés des troupes françaises , dont ils avaient pris les uniformes dans les magasins militaires des villes conquises , afin de remplacer les leurs en lambeaux ... voilà tout ce que j' ai ouï dire des sentiments royalistes de la foule ... - monsieur , - reprit la comtesse -l'empereur * Alexandre a donc pris pour des emblèmes royalistes les mouchoirs blancs qu' on agitait en réponse à ces brassards blancs ? Mais ignorez -vous que les bourgeoises faisaient de pareils signaux parce que c' est la couleur des parlementaires . Elles voulaient simplement approuver la fin de la bataille ... le baron rit à gorge déployée . - en sorte , - conclut la tante * Malvina , qui arrivait en retard à la fin du récit , - que le russe imposait les bourbons sans le savoir ; le parisien les réclamait sans le savoir , et * Louis le désiré y arrive contre le gré des uns et des autres ... c' est à mourir ! ... parole ! - les desseins de la providence sont mystérieux ! - conclut un vieillard , l' index en l' air et le sourire aux lèvres . - ainsi se fabrique l' histoire ! - ajouta le baron - pardon ! ... comment je fabrique l' histoire ... et il imita l' attitude pompeuse d' un triomphateur antique . - je vous demande mille pardons , messieurs les libertins , objectait la baronne . Dès que la nouvelle du départ de * Marie- * Louise fut connue et dès que la censure de l' empereur n' eut plus le pouvoir d' interdire l' expression des bons sentiments , la presse entière a réclamé le retour du roi ! C' est un fait . - ah ! Ma chère amie , si le comte de * Praxi- * Blassans voulait nous dire comment il dépêcha le marquis de * La * Grange auprès du général * Sacken , nommé le matin , par les alliés , gouverneur de * Paris , et comment le marquis , pour avoir connu en * Allemagne ce brave mangeur de choucroute , le persuada de signer un ordre militaire qui soumettait tous les journaux à son contrôle ; si le comte voulait nous dire comment le marquis dans chaque bureau de rédaction posta un censeur pour dicter les articles , comment il y fit annoncer que toute la population de * Paris , la cocarde blanche au chapeau , avait accueilli les alliés en criant : " vivent les bourbons ! " et comment il fit composer par les typographes les principaux passages de la brochure due au zèle de * M . * De * Chateaubriand , vous ne vous étonneriez plus , ma chère , d' avoir lu , le 1er avril , des invectives contre le corse et les louanges des bourbons , dans les gazettes qui , le 30 mars , exaltaient le génie de l' empereur et le dévouement à l' empire ... mais le comte ne vous avouera rien de cela , parce que c' est le plus discret des gentilshommes , un fin diplomate ... - ha ! Ha ! La fable est jolie ! - ricana * M. * De * Praxi- * Blassans , qui rougissait jusqu'à la poudre de ses cheveux . - oh ! Un diplomate qui rougit ! - remarquait la baronne . - fi donc ! - mon frère , vous vous vendez ! Accusa * Virginie . - point ! - si fait ! - quelle histoire ! - ne vous en cachez pas , mon cher ! S' écria le baron . Vous avez donné de votre main un bourbon à la * France . - vous me la baillez belle ! ... à supposer que votre conte se tînt debout , quel rôle laissez -vous au sénat ! ... - mais le sénat a voté la déchéance par peur de l' opinion , c' est-à-dire des gazettes ! - et aussi , parce que ces messieurs ont obtenu comme prix de leur adhésion la reconnaissance , par le nouveau souverain , de l' hérédité de leurs charges et dotations : elles ne seront plus simplement viagères . - peuh ! Sans la pression des journaux , ils n' auraient point rappelé * Louis ... monsieur le comte de * Praxi- * Blassans , à vous seul , vous rendez un royaume aux bourbons . - tu vois ! - souffla * émile dans l' oreille d' * Omer ; - mon père a rappelé le roi . Le baron le dit comme tout le monde . Mais * M . * De * Praxi- * Blassans sautillait sur ses pointes , se débattait , protestait de sa voix criarde , que démentaient son sourire et la joie de voir approuver sa manoeuvre . - allons , allons ! - reprit * Malvina , - ne vous défendez plus . La cause est jugée ... la ruse a vaincu la force , et lui succède ... - vive le roi ! Proclamait la rue . On courut aux fenêtres . La garde nationale rectifiait promptement ses lignes au long des bornes ; la digue humaine s' immobilisa , sous les baïonnettes au soleil , pour contenir les flots de peuple . De toutes parts , les musiques éclatèrent . Au loin , il tonna . Le canon saluait . Et les carillons des églises sonnèrent l' allégresse . Dans la multitude , le piétinement cessa ; la rumeur acheva de mourir . Au sommet de son échelle double , la jeune femme en rose , plus timidement , confiait à la brise l' ondulation de son écharpe blanche . En toutes les fenêtres , des bouquets de figures s' épanouirent . L' artillerie grondait . Les cloches acclamaient . Des banderoles flottèrent . Les dames grimpaient sur des chaises qu' on tirait des boutiques . Les élégantes tenaient d' une main les visières de leurs grands chapeaux . Des commandements furent criés . Les lumières verticales des fusils barrèrent la hauteur des uniformes et des bicornes en bataille . On entendit tinter encore la sonnette du marchand de coco , et grincer la crécelle de la vendeuse d' oublies . Enfin ce bruit même s' interrompit net . Et ce furent des trompettes de cavalerie , un escadron de carabiniers étincelants , colossaux , cuirassés de cuivre , casqués d' énormes chenilles rouges . Ensuite caracola un essaim de gentilshommes en frac bleu , coiffés du lampion à cocarde blanche ; ils montaient des bêtes fines à queue longue , avant les huit chevaux blancs de l' attelage que guidaient à la main les écuyers de l' empereur en livrée verte chamarrée d' or sur les courbes des coutures ; ceux -ci marchaient à la tête des animaux solennels franchissant au pas la voûte de la porte , l' ombre de la couronne immense . " le voilà ! Le voilà ! ... " murmurèrent les visages innombrables . Un monsieur hissa sur ses épaules une femme qui secouait son mouchoir . " vive le roi ! " proférèrent quelques voix isolées parmi l' attention muette . Ce furent dans la calèche , deux dos traversés d' une moire azur , deux perruques poudrées , et , vis-à-vis , l' ombrelle blanche inclinée devant la toilette neutre d' une dame , à côté d' un gros vieillard au large dans un habit bleu , figure enfouie entre deux monstrueuses épaulettes d' or . " la duchesse d' * Angoulême ! ... le roi ! ... vive le roi ! " cent tricornes de prêtres s' élevèrent de la foule , parmi les lampions à cocardes blanches , les chapeaux à la façon de * La * Rochejaquelein , les feutres bretons enrubannés de noir , et les têtes vociférantes ... " vive le roi ! " le vieillard saluait , se pliant contre ses énormes cuisses culottées de satin blanc ; on apercevait ses guêtres en velours rouge liséré d' or . " vive le roi ! " proclamèrent , aux premiers étages des maisons , les bouquets de figures . Le canon approuva . Les cloches prolongèrent la bienvenue . La calèche avançait suivie par la chevauchée des maréchaux à poitrines d' or . " à l' île d' * Elbe , * Berthier ! à l' île d' * Elbe ! " rugirent soudain mille fureurs écloses aux figures ouvrières . Le boulevard était coupé par la garde nationale depuis la porte jusqu'à la rue saint- * Denis . Derrière le rang , au milieu de la chaussée , la houle de la multitude s' exaspéra ; les haines s' excitaient ; des poings se levèrent et s' abattirent , des casquettes volèrent : " à l' île d' * Elbe ! à l' île d' * Elbe ! " scanda cette foule . " vive le roi ! " ripostaient , moins nombreuses , les indignations des bourgeois massés vers les boutiques . Mais tout à coup , hurlements , huées et vivats se confondirent en une immense clameur , d' abord confuse , puis répétée : " vive la garde ! ... vive la garde impériale ! " les héros apparurent , l' arme au bras devant les buffleteries en croix de leurs poitrines . Au rythme de leurs pas , derrière les tambours et les sapeurs , ils marchaient , géants , sous le bonnet à poil , serrés coude contre coude , manche bleue contre manche bleue , cuisse blanche contre cuisse blanche , guêtre noire contre guêtre noire . " vive la garde impériale ! " le canon tonna . Les cloches ébranlaient l' air . Et la calèche continua d' avancer dans l' apothéose de cette unique acclamation issue de vingt mille faces en délire . La * France jacobine saluait son élite , et l' oeuvre de * Valmy de * Jemmapes , d' * Austerlitz , de * Moscou . - regardez ! ... regardez comme les grenadiers sourcillent pour que les plaques des bonnets leur tombent sur les yeux et leur cachent le spectacle déshonorant du roi de * Coblentz ! - disait la belle tante * Malvina . - devant le bataillon ... après les tambours ... le cheval bai ... là : c' est * Augustin ! * Omer reconnut à peine son oncle * Héricourt , l' épée au flanc , la face droite par-dessus la lueur du hausse-col . Il passa . Des grenadiers encore battirent longtemps le pavé de leurs pas : - oh ! Ce pas , qui a fait trembler les villes des monarchies , et qui maintenant escorte le monarque ramené dans le fourgon de l' étranger ! - pleura la belle tante . - vive la garde ! Clamait toujours la foule . - plus haut , peuple , crie toujours ! Tu salues les derniers rayons de ta gloire ! - déclama de nouveau la tante . Des tambours étouffèrent les clameurs dans leur roulement . * émile répétait : " vive la garde ! " * édouard : " vive le roi ! " * Delphine et * Denise battaient des mains . Leurs bras nus dépassaient les fenêtres . D' en bas on les regardait . L' une se détourna ; l' autre , ravie , continua d' applaudir . à * Madame veuve * Virginie * Héricourt , chez * Messieurs * Lyrisse , au château des ducs , par * Varangéville- * Lez- * Nancy , en * Lorraine : ( * Paris , ce 18 septembre , l'an 1814 . ) " ma bonne * Virginie , je compte que la malle-poste t' a ramenée sans aventure jusque en * Lorraine , avec * Omer ; et que tu as trouvé le château libre de cosaques , comme nous l' avait promis * M. * De * Talleyrand . Il serait inopportun et malséant de feindre au regard de toi . Je m' ébroue encore après toute une grosse querelle avec le comte qui ne m' a point celé son ennui de tenir la promesse de fiançailles entre notre * Denise et mon * édouard . La chute de * Buonaparte et le retour triomphal de * Louis * Le * Désiré ont brouillé ses opinions de l'an 1800 , où il m' épousa encore qu' entachée de roture , et autant ses opinions de 1789 quand , à l' âge de jouvenceau , il baisait les mains au comte de * Mirabeau à la grille de l' orangerie de * Versailles . Il ne parle que de son émigration , de son voyage à * Coblentz . L' hôtel est rempli de messieurs revenus d' * Angleterre par la dernière marée , et qui se pavanent en redingotes à la * La * Rochejaquelein avec un sacré-coeur de drap rouge cousu sur la poitrine , comme si les soldats de * Blücher n' avaient besogné qu' en manière d' arrière-garde , pour l' invincible armée des chouans . Mes sièges d' acajou neuf sont tout écorniflés par les guêtres de peau de bique , les souliers à clous , et les sarraux bis de tel et tel qui se vantent d' avoir combattu les bleus avec les vendéens du * Bocage , qui penseraient tout perdre de leur loyalisme envers le trône et l' autel s' ils négligeaient à cette heure de s' affubler à la manière des partisans . On calcule pensions et compensations . C' est la curée chaude dans les antichambres de * Monsieur * Frère : et , de par suite , chez nous qui dépendons un tantinet de sa maison . Je te baille cet avis pour ta gouverne : car tu recevras sans doute en ce même courrier un message de mon époux par lequel il t' invite à envoyer * Omer au collège , chez les jésuites de saint- * éloi , où il retrouvera * émile et * édouard . Demain une bernardine doit emmener , à la maison mère d' * Esquermes- * lez- * Lille , * Denise et ma * Delphine , qui pleurent toutes les deux leurs fleuves de larmes à gros bouillons ; et moi , bête , avec elles . Je ne vois pas distinctement ce que j' écris , tant mes yeux se mouillent . " cependant rien ne fléchira la volonté du comte , qui est bien un dur * Praxi- * Blassans , si nous ne convenons de nous soumettre d' abord aux desseins de son ambition . Par ailleurs nous avons , toi et moi , trop de religion pour ne point embrasser la cause qui plaît à * Dieu ; et pour ne point aider , dans la mesure de nos faibles forces , au triomphe de notre sainte mère l' église sur les athées et les régicides . Mon frère * Augustin est venu des premiers à récipiscence . C' est décidément lui qui aida * Marmont à rassembler , sur la route de * Versailles à * Fontainebleau , les troupes qui , après leur sédition , s' en retournaient devers * Buonaparte en criant qu' elles ne voulaient point abandonner leur empereur et qu' on les avait conduites par trahison , la nuit , dans les lignes de la sainte alliance . Monsieur l' abbé de * Pradt a chaudement embrassé mon frère au retour , et l' a prié à déjeuner avec l' état-major du duc de * Raguse , dont il sera d' ores en avant , ce qui lui vaudra bien du lustre . Sa chère * Malvina triomphe du nouveau titre , bien qu' elle ne cache pas assez son faible pour le * Buonaparte , ce qui pourrait nuire à la longue . Enfin , je t' explique par le menu la situation , dans l' idée que tu ne t' opposeras pas , sans raisons meilleures , aux visées du comte . Il serait capable de détruire sans rémission notre grand espoir d' unir nos deux enfants , de les voir s' aimer sous nos yeux quelque jour , comme nous avons adoré notre * Bernard , toi avec un coeur d' épouse et moi avec une âme de soeur . Quelle loyauté , quelle grandeur de caractère avait notre héros ! Dans ce chaos d' intrigues et de commerces où notre société vit , depuis cinq ans , faubourg saint- * Honoré , son image m' est plus chère . Je pleure des larmes de sang devant son portrait . Je nous vois encore dans le château de * Moravie où nous le retrouvâmes , le lendemain de la bataille d' * Austerlitz , quand notre chaise de poste l' eut joint au milieu de ses dragons . Qu' il était beau , tout rayonnant de sa victoire ! Ses balafres lui composaient une manière de bandeau royal . Tu te souviens ? Alors , j' assistai à vos nobles effusions . Alors , je pus embrasser votre brûlant amour . Alors , je pus respirer vos souffles de volupté légitime . Je fus presque aimée autant que toi ma * Virginie ! Tu le souffrais . Ton âme généreuse comprenait mon émoi . Au retour , tu portais dans ton sein le fruit d' une si touchante ardeur . Moi je ne rapportais qu' un souvenir ineffaçable et dont je brûle encore par les mille feux d' un regret atroce . " oh ! Cruelle * Bellone , pourquoi ta fureur s' est -elle attaquée au plus chéri des frères ? Pourquoi la vie du héros devait -elle être brisée dans sa fleur , par le hasard du canon , sous les murs de * Presbourg ? Il ne me reste que notre * Denise , sa fille , conçue de lui et née de toi , ma * Virginie , en même temps que naissait mon * édouard . Ne craignons point : l' un et l' autre ont toujours les mêmes yeux clairs de la petite bavaroise qui fut son amour de guerre : ces yeux qu' il dessinait à la sépia , d' après toi qui ressemblais à l' inconnue , toi , qu' il a choisie pour ce souvenir , sans doute ... leurs yeux prennent le même éclat à mesure que leurs corps grandissent . Tu verras ! Nous vieillirons heureuses si ces yeux -là s' éblouissent par les regards d' un amour que nous leur aurons préparé , et que nous saurons ressentir en le voyant éclore . Ah ! Chère * Virginie , à * Dieu ne plaise que rien puisse anéantir notre espoir de cette heure -là ... je te baise les joues bien fort , ma bonne . " * Aurélie , comtesse de * Praxi- * Blassans . " à madame veuve * Virginie * Héricourt chez * Messieurs * Lyrisse , au château des ducs , par * Varangéville- * Lez- * Nancy , en * Lorraine : " ma belle-soeur , s. M . Le roi * Louis * XVIII désire connaître clairement les fidèles de la première heure ralliés aux principes de l' ordre et de la religion . Il importe que les nôtres donnent l' exemple de la confiance dans l' éducation chrétienne . S.A. . Le comte d' * Artois ne manquera point d' octroyer les faveurs de sa haute protection aux membres d' une famille amie du trône . Je ne doute point , ma belle-soeur , que vous n' obtempériez au commandement suprême , s' il vous tient à coeur de voir , dans l' avenir , votre fils et les miens pourvus de la bonne façon . Je n' ai point sujet de craindre que * Buonaparte rétablisse jamais ses affaires . Dès ce jourd'hui l' enseignement de l' université donnera de mauvaises marques aux enfants qu' elle dérobe aux leçons de notre sainte mère l' église . Mes attaches avec m . Le prince de * Bénévent et * M . * De * Montesquiou sont garants de mon influence dans les conseils ; et , soit que vous destiniez mon neveu à la carrière ecclésiastique , ainsi que le mandent vos lettres , soit qu' il brigue une charge dans la magistrature royale ou un grade dans l' armée pour y suivre son oncle * Augustin que sa majesté doit appeler sous peu à l' état-major de m . Le duc de * Raguse , j' estime que la souveraine bienveillance aplanira seule et d' une manière satisfaisante les obstacles des débuts . " * Augustin * Héricourt se range à mon avis , de même que la comtesse * Aurélie de * Praxi- * Blassans . Apprenez qu' elle me renouvelle à toute occasion sa requête de fiancer , dès qu' ils seront en âge , votre fille * Denise et mon fils * édouard ; elle maintient son intention de réaliser la dernière volonté de feu votre mari , son frère bien-aimé . Encore que je demeure petitement enclin aux nouveautés de ces unions entre gens de roture et personnes nées , j' aurais mauvaise grâce à me départir du respect que je dois aux voeux de la comtesse et aux motifs honorables qui les déterminent . Mais , de par cela même , j' entends m' arroger le privilège de considérer mon neveu * Omer * Héricourt tel que dépendant de mon autorité . Le soin de son éducation me touche vivement , car le frère de ma bru ne saurait d' aucune sorte se dérober aux traditions des * Praxi- * Blassans , que le pape et le roi de * France eurent toujours à leur obéissance depuis l'an 1467 . Dès lors , il est dans mes projets que mon neveu entreprenne les mêmes études que mes deux fils , * émile et * édouard , et au même collège , sous la règle des pères jésuites . Dans le même temps , nos chères * Denise et * Delphine seront confiées aux soins pieux des bernardines d' * Esquermes- * Lez- * Lille . Au cas où cette éducation commune de nos filles et fils aurait produit les résultats attendus , il nous serait loisible de songer au voeu si respectable du mort , lequel ne doit point manquer , à * Dieu plaise , de servir de but à nos bons vouloirs . " * Caroline * Cavrois a dû vous faire assavoir que les pères jésuites de * Saint- * Acheul en amiénois forment le projet de fonder une succursale de leur maison à * Saint- * éloi- * Lez- * Arras , qu' ils se doivent fournir de blés et farines aux moulins * Héricourt pour les vivres de toutes leurs communautés , qu' ils sont d' ores et déjà en posture d' exercer par toute cette province la prépotence . Je vous laisse à priser au juste ce que pourra valoir , dans l' intérêt de nos moulins * Héricourt , leur amitié . Prenez donc , je vous prie , vos dispositions pour retenir , dans le coche d' * Artois , la place de mon neveu . Je n' ignore point que vous éprouverez d' abord de la difficulté à persuader son bisaïeul , qui en est encore à ses imaginations d' illuminé allemand . Avancez que je m' oppose aux fiançailles entre * Héricourt et * Praxi- * Blassans , si mon neveu se refuse à mes disciplines dans ce moment , et que vous ne sauriez ainsi aller à l' encontre de mes desseins , à moins de faillir aux devoirs les plus sacrés d' une épouse , d' une veuve et d' une mère . Force lui sera bien de céder et il rejettera son humeur sur le sénat impérial qui s' est vendu plaisamment aux bourbons . " sur quoi je vous salue , ma belle-soeur , et vous souhaite de vous porter mieux . " * Gaëtan , comte de * Praxi- * Blassans . " aux pieds de la vierge * Marie , entourée de feuilles en papier d' or que les pères changeaient vers les dates de noël , de pâques et de la fête- * Dieu , * Omer * Héricourt , dix années durant , chaque matin , entre le mois d' octobre et le mois d' août , fit la génuflexion prescrite . Avant et après cette dévotion , par méthode , il résumait le souvenir de la veille , l' espoir et la crainte du jour . En plâtre clair , les mains ouvertes , et la figure sans expression , la statuette évoquait plutôt , pour lui , quelque fatalité antique , derrière la vitre ogivale qui la murait , elle et ses roses de carton , dans la niche bleue . Briser cette vitre , toucher la mère divine , essuyer la poussière sur les plis rigides du manteau , secouer les rameaux artificiels , ce fut longtemps l' envie de l' écolier : au contact des doigts , le mystère se fût sans doute éclairci , que la religion célait sous cette apparence matérielle . L' image occupait la place médiane au mur occidental du long corridor qui joignait l' escalier du dortoir et les salles d' étude , au rez-de-chaussée . Encore frissonnants de l' eau d' hiver où ils avaient à la hâte baigné leurs figures , * émile , * édouard * De * Praxi- * Blassans , * Dieudonné * Cavrois , une trentaine d' autres garçons passaient là par groupes , chuchotant ; ils saluaient , moins fiévreux qu' * Omer , pensait -il , la sainte vierge impassible . Lui se félicitait de son émoi constant . D' abord , en la personne sacrée , il incarna la compassion de sa mère . Elle pensait à lui , probablement , dès cette heure matinale , dans le lit , au château de * Lorraine , bien qu' à l' ordinaire elle dormît tard , puis , entre les draps , jusque vers midi , lût de pieux ouvrages , ou revisât des comptes agricoles . D' elle , il regrettait tout , la douceur et la sévérité même ; il regrettait aussi les fables maçonniques du bisaïeul , les câlineries de * Céline , l' indépendance de * Médor , la docilité de l' âne . * Omer se voyait toujours , étranglé de sanglots et piqué de larmes brûlantes , au moment de quitter sa mère dans la cour du relais . Elle aussi pleurait , en ses habits d' éternelle veuve . Il gardait la vision de la pauvre figure pâle , sèche , rougie aux paupières , et tout entourée de boucles grisonnantes que serrait une mantille noire , à cause de fréquentes névralgies . Avec le geste même de la sainte vierge écartant ses mains pitoyables , * Mme * Héricourt avait regardé fuir le bruyant attelage . Cette compassion , * Omer * Héricourt la reconnut longtemps aux yeux et aux lèvres de plâtre . Leur expression impersonnelle permettait qu' on y logeât toutes celles imaginaires . Dur apprentissage fut la vie de collège . Les pères n' usaient pas d' indulgence . Ils portaient des calottes noires hexagonales et surmontées de houppes ; cela se repliait en la forme d' un carnet et se glissait sous la couverture d' un bréviaire , quand ils entraient à la chapelle : et , de même que leurs coiffures , ils repliaient alors leurs physionomies et leurs caractères . Abîmés dans les oraisons , ils ressemblaient aux saints * François et aux saints * Ignaces des images pieuses . Un rayon solaire n' allait -il pas jaillir du vitrail où trônait * Dieu et découvrir , sous la soutane instantanément consumée à cette place , un coeur ceint d' épines , orné d' une petite croix ? à certaines heures d' été , ce rayon jaillit , frappa de lumières violettes , rouges , orangées , les mains jointes des saints hommes , leurs visages extatiques , ou leurs corps prosternés . Mais , au dehors , la calotte dépliée , replantée sur l' occiput , ils redevenaient des maîtres alternativement doucereux et sévères , les uns bedonnants , bavards , les autres étiques , muets . Ils reniflaient du tabac , confondaient leurs chapelets et leurs mouchoirs de couleur , s' ils les tiraient vite de la poche après l' éternuement . Leur barbe de plusieurs jours hérissait leurs joues . Ils laissaient après eux le sillage d' une odeur rance . Sournois et patient , le père * Corbinon enseignait les grammaires . En classe , il s' adossait à la muraille ; il enfonçait les poings dans sa ceinture à franges , et là , deux heures durant , il eût fait redire mille fois à * Omer debout , l' ablatif pluriel de soror , marmor , puer , indoles le duel de vingt mots grecs choisis , l' aoriste de trois verbes irréguliers , ou soixante-huit vers omis du jardin des racines grecques , sans que fléchit une seconde cette obstination froide , cruelle et sûre de vaincre . Le maître n' expliquait rien , ne commentait pas . Sa mémoire vérifiait , dans les mémoires des élèves , le bon état de syllabes enseignées par séries de déclinaisons , de conjugaisons . Il fut le tortionnaire de la vie . Les apparences du monde disparurent derrière les formes des génitifs douteux , les accusatifs des régimes au verbe introuvable , les solécismes inopinément apparus dans la phrase longtemps travaillée et d' une correction si probable ! Quand naissait , aux sourcils gris du père * Corbinon , une ride angulaire , quand les deux branches se creusaient en divergeant vers la racine des cheveux drus , * Omer pressentait sa faute . - cherchez le solécisme , je vous prie , monsieur ! Commandait la voix sèche . à chaque hypothèse de l' enfant : - non ! Grognait le maître . En silence , la classe haletait devant la peine qui allait échoir à la victime ahurie . * Omer renonçait à la recherche difficile , car , tout à coup , transparaissaient , entre les lignes de sa copie , le château de * Lorraine et les arbres en fleurs d' un printemps , le bond de * Médor vers le vol du merle , enfin maman * Virginie étendue sur le sofa dans le salon des colonnes , * Céline chaude et son gros baiser humide , l' âne au trot par la rue ensoleillée du village , le cabinet jaune du bisaïeul , ses livres d' images , ses amicales gronderies , la lyre d' * Orphée , les breloques maçonniques et le petit temple de bois ... oh ! La terrible initiation du collège , plus atroce que celle de * Moïse aux souterrains de * Memphis ! Le silence persistait dans la classe lugubre , badigeonnée d' ocre . Entre les pupitres écornés , marchant de long en large , le père * Corbinon ne se pressait point ; il regardait l' averse oblique rayer les fenêtres nues . Il allait jusque -là , revenait , repartait , sans impatience ni colère . Enfin la voix sèche interrogeait : - combien notre-seigneur est -il tombé de fois sur le chemin du calvaire ? - trois fois ! Répondait sourdement l' élève certain du pensum . - eh bien , monsieur , vous copierez trois fois à genoux pendant la récréation , sur le banc du préau , le paragraphe 38 de la grammaire latine ; et vous offrirez cette peine au seigneur , en le remerciant de vous éprouver ainsi ! ... * Monsieur * Pierquin , quel est le solécisme ? * Omer lâchait enfin le soupir de son angoisse . C' était une honte terrible que de rester ainsi muet parmi le silence de la classe , un gros quart d' heure parfois . L' ignorance du patient semblait au pilori . Il croyait au mépris des quatorze condisciples épars devant les tables et qui remuaient avec précaution les pages des cahiers , ou bien étouffaient le grattement des plumes d' oie . Hors de la classe , le père * Corbinon recommandait certains exercices bizarres , comme d' aller , en hiver , nu-pieds , au lavabo , pour contraindre la délicatesse naturelle à subir les tyrannies de la volonté . Aux récréations , il exigeait des jeux violents , relevait un pan de sa soutane , courait , en dépit de ses quarante ans , aussi fort qu' * émile lui-même , le champion des barres . En aucun cas il ne pardonnait , ni ne remettait une punition . - il est déshonorant pour un homme d' implorer la miséricorde d' un homme , et pour un chrétien de prétendre éviter les châtiments de la providence . Veuillez vous mettre en état , monsieur d' expier courageusement votre faute ! Ce fut par la terreur d' abord que cet homme domina l' esprit d' * Omer et le munit d' impressions durables . L' enfant s' étonna de cette puissance contre quoi les autres jésuites et le supérieur lui-même étaient certainement dépourvus de toute force . Aux visites de l' évêque ou du provincial , le père * Corbinon ne modifiait en rien la teneur de son cours . Insoucieux des erreurs grossières qu' il relevait , la mine sereine , il interrogeait , devant eux , l' élève faible . Ces potentats le prièrent respectueusement eux-mêmes de s' adresser à de meilleures mémoires . Lui semblait avoir le dédain de leur jugement , alors que tous les autres pères s' enfiévraient pour les séduire en faisant valoir la récitation des disciples hors ligne , ou leurs brillantes méthodes pédagogiques . Cette indépendance singulière , point affectée , certaine , parut au jeune * Omer un exemple de vie . Quelle ruse maîtresse cachait cette apparence ? D' après l' avis général , le père * Corbinon gouvernait le collège . Aux vacances , il faisait quelques longs voyages . De * Rome , de * Vienne , de * Madrid il rapportait des souvenirs qu' il racontait pendant les repas , au réfectoire , tout en mangeant avec gloutonnerie , fût -ce la soupe aux lentilles , le hareng au beurre et les haricots des mercredis , vendredis et samedis , jours maigres . * Omer s' expliquait mal qu' il méprisât les délicatesses de la nourriture : la quantité seule plaisait à ce dîneur étrange . * Caroline adressait -elle au professeur de ses neveux , de son fils , une corbeille de victuailles , dindes miraculeusement truffées et rôties , poissons rares , vins de choix , primeurs ; c' était leur abondance qui délectait le père * Corbinon : - remercions la fécondité de la divine providence . Il faut se réjouir avec les fruits de la terre que * Dieu créa pour donner aux hommes la communion perpétuelle de son corps et de son sang qui sont l' univers lui-même . Ce que nous prêtons de qualités aux mets vient de nous , de notre nature misérable et pécheresse ; les raffinements sont inspirés par le diable qui nous induit en faute , qui nous amollit le coeur en y insinuant non pas le mal seul , mais encore la science du mal ... et il intimait rudement l' ordre de se taire à * Dieudonné * Cavrois désireux de vanter la succulence d' une meringue . Au bout des cours , il y avait un parc . Des pelouses larges s' étalaient entre des charmilles ; des quinconces bornaient leurs angles . Là bondissaient les sphères des ballons que les pères expédiaient au ciel par de vigoureux coups de pieds . Leurs manches retroussées laissaient voir les bras velus gonflés de veines . Ils tapaient aussi dur que les collégiens . Leurs éclats de voix n' étaient pas moins francs , si le maladroit culbutait , s' il recevait en plein visage le ballon . * Omer étant tombé certain jour , étourdi jusqu'à ne plus rien percevoir que la vibration de ses os pendant une bonne minute , se retrouva dans une ronde formée par le père * Corbinon , de qui les gambades en bas reprisés soulevaient la soutane verdie , par le père * Anselme , de qui voltigeaient les boucles angéliques sur un col gras , par le père * Vadenat , secouant sa bedaine au rythme des sauts , par le père * Gladis , petit comme un gnome des légendes et qui chantait alors de tout coeur : " vive * Henri * Iv ! ... " et , bien que le sang coulât de ses narines , l' écolier dut rire de leurs masques en sueur , vraiment drôles . * Dieudonné * Cavrois était leur victime ordinaire . Ils le criblaient de brocards , giflaient à la moindre occasion ses reins énormes , ou pinçaient les lourdes , les grandes joues de * Caroline , déjà léguées à la face de son fils . Les larmes aux cils , * Dieudonné parfois allait gémir contre un arbre , la tête dans le bras . Mais on découvrait bientôt la consolation de ce chagrin : d' une main prudente , le boudeur sondait sa poche , et en retirait secrètement quelque friandise qu' il portait à sa bouche . - donne -m'en ! Commandait * édouard , volontaire et âpre . Donne -m'en ! Le gros enfant tournait sa figure enflée , de coin , par la mastication ; il refusait de la tête , les poings en avant . Tous deux se battaient en silence , jusqu'à ce que * Dieudonné succombât et fût dépouillé par * édouard , toujours victorieux . La nature de celui -ci était ardente et colérique . Quand le père supérieur proclamait les notes et les places , * édouard , s' il se jugeait mal loti , trépignait , en proie à la rage . Les autres classes entendaient ses hurlements . Il fallait que deux jésuites le prissent aux bras et aux jambes , l' emmenassent au dehors , sous la pompe , afin de lui rafraîchir le visage . Tout lui devait appartenir : les meilleures récompenses , les sucreries des camarades , les plus beaux habits . Chaque mois environ , il recevait de sa mère un costume neuf , et l' endossait . Vaniteux , il démontrait alors les règles de l' élégance aux petits campagnards ébaubis . - voilà tout mon père ! Disait * émile * De * Praxi- * Blassans . Aux jeux , * édouard était le cocher de la diligence imaginaire , le * Napoléon des troupes , et , vigoureux , rossait les aînés mêmes , quelquefois les pères . Eux lui pardonnaient en faveur de sa dévotion fort ardente . Il gardait , dans une boîte en velours bleu , qui s' ouvrait à deux battants , un crucifix d' ivoire ; le divin emblème occupait , à l' intérieur de son pupitre orné en manière de chapelle , la place centrale , parmi les livres . Sous la tablette levée du meuble . * édouard restait immobile de longs moments . Plusieurs fois , le père * Corbinon crut au dressage clandestin de vers à soie , à la lecture d' un livre défendu , à la confection secrète d' une tartine . Assourdissant le pas , il fondait sur le dévot sans être entendu . L' autre éloignait alors ses deux mains jointes de ses lèvres qui murmuraient la prière : - quoi ? Je demande à * Jésus le sens du distique ! Répondait -il brusquement . Le père * Corbinon reprochait en vain cet abaissement de l' idée de * Dieu . En fait , * Jésus renseignait son fidèle : * édouard * De * Praxi- * Blassans obtint presque toujours l' une des trois premières places . Pour * Omer , il se montrait fraternel , le louait de vouloir devenir évêque . S' il n' était solennellement engagé , par le désir de sa mère et du mort , au mariage avec * Denise , le pieux disciple eût choisi cette profession . Mais il admettait un devoir de famille , celui de perpétuer la vie généreuse du colonel * Héricourt , idole de sa mère . Soldat , il conquerrait . Que la patrie fût encore foulée par les kaiserlicks et les cosaques , lui chasserait cette canaille jusqu'à * Moscou ; et son frère l' aiderait . La première année , les ennuis de l' internat s' aggravèrent d' une brusque déception . à l' occasion de fêtes inattendues , il fut décidé que les élèves ne quitteraient pas le collège , mais y passeraient la quinzaine du repos pascal . De magnifiques processions à travers le parc , l' inauguration d' un jeu de longue paume , et les bombances autorisés avec les comestibles innombrables , présents des familles , apaisèrent le chagrin . Les cours avaient été repris depuis une semaine lorsque le capitaine * Lyrisse , un dimanche , se fit annoncer au parloir . Il demandait * Omer , les deux * Praxi- * Blassans et * Dieudonné . Les cheveux gris du soldat l' avaient bien changé . Seul , * émile n' hésita point à le reconnaître . - * Omer ! ... * Omer , comme tu es grandi ! - disait le svelte parent , botté à l' écuyère . Il enleva le petit homme , le serra contre son plastron amarante et l' embrassa rudement : - gresloup ! C' est lui , c' est le fils de * Bernard ! Un autre officier , court et trapu , sous un manteau blanc , sortit de l' ombre : - j' aimais beaucoup votre père , monsieur , qui était mon colonel . Un caractère admirable ! ... je suis heureux de vous voir . - * Omer , - reprit le capitaine , - me reconnais -tu , mon cher petit ? ... tu ne m' as pas vu depuis deux ans . J' ai été en * Russie ... j' ai bien souffert , va , dans les casemates de * Grodno ... - c' est toi , mon oncle , qui es revenu de * Moscou dans une charrette ? - mais oui , mais oui ... tu sais cela ! à la bonne heure ... es -tu content que l' empereur soit en * France ? - oui , - dit à tout hasard * Omer , qui ne comprenait pas , - je l' ai vu entrer par la porte saint- * Denis . - non , non , tu as vu entrer le roi , pas l' empereur ; je te parle de l' empereur * Napoléon ! ... - ah ! Fit * Omer . - comment ! Tu ne sais pas que l' empereur a débarqué en * France , qu' il est à * Paris ? - mais oui , - répondit * émile , - le roi * Louis a rappelé d' exil son lieutenant général * Bonaparte , et lui a donné le commandement de ses troupes . Le père * Gladis nous l' a dit en récréation , jeudi . Les deux officiers se regardèrent , puis sourirent derrière leurs bicornes , en se montrant de l' oeil le jésuite qui surveillait le parloir , et qui soudain cherchait avec attention une page de son bréviaire . - écoutez -moi , mes enfants , - dit tout bas le capitaine : - l' empereur est revenu ; et le roi s' est sauvé en laissant sur sa table , aux tuileries , le dîner tout prêt qu' a mangé * Napoléon . Le roi est parti en oubliant sa bourse . C' est * Mme * Cavrois qui a fait prêter au comte d' * Artois un million par la compagnie des moulins ... si la tante * Caroline le voit jamais , son million , les poules lui diront : " bonjour , ma chère ! " maintenant , nous allons combattre les valets des tyrans : les anglais , les hollandais , et les prussiens , en * Belgique ... et l' empereur m' a donné la croix ... regarde , * Omer ... j' ai la croix de la légion d' honneur , le major * Gresloup aussi . Et voilà ! ... hein , * Gresloup ! Nous allons recommencer , avec * Bonaparte repentant , l' oeuvre de la révolution qu' il avait compromise , en 1810 , dans une heure de folie . Nous sommes venus vous embrasser avant d' aller mettre à la raison les engliches ! à bientôt ! - emmenez -moi , monsieur ! - pria le petit * édouard . Je suis très fort , vous savez ... - moi , - dit * Omer , - je sais monter à âne : c' est comme à cheval ... emmène -moi , mon oncle ... - et moi donc , - renchérit * émile ... - patience , patience ! ... on vous prendra . - pourquoi n' es -tu revenu qu' aujourd'hui , mon oncle ? Maman t' attendait tout l' été . - ça sentait trop le cosaque en * France ! ... j' ai voyagé , j' ai été voir des amis en * Espagne , à * Naples ... aux vacances , je t' emmènerai avec moi , si tu es sage ... écoute ... voilà une lettre de ton bisaïeul ? ... ne la montre pas aux curés ... hein ? ... lis -la tout seul ... tu ne l' as pas oublié , le vieux ? - oh ! Non ! - je le lui dirai ... il sera bien content . Il est solide , le gaillard ! Cependant la cloche sonna , dans la chapelle , pour l' office du mois de * Marie , et les dragons durent partir . Coeurs gros , les enfants virent disparaître les habits verts , les épaulettes d' argent , les plumets rouges . Ils écoutèrent tinter les éperons et les sabres . Ensuite , ils goûtèrent aux bonbons apportés par le visiteur . Quand ils proclamèrent , dans la cour , la fuite du roi , les jésuites assurèrent que les officiers avaient prétendu faire une plaisanterie très drôle . De * Gand , le roi dirigeait la guerre , tout simplement . Il gouvernait sans conteste au palais des tuileries , dès les vacances , malgré que les troupes françaises eussent été vaincues à * Waterloo . Ce fut seulement de la tante * Caroline , aux moulins * Héricourt , que les collégiens apprirent toute la vérité des cent jours , l' exil de * Napoléon . La tante * Caroline reçut alors * Mme * Gresloup qui ramenait de * Bruxelles , dans une berline , au pas , son mari blessé , enfin transportable . L' étrangère était une grande dame élégante et mince , habillée à l' anglaise de robes plates et de petits chapeaux pareils à celui de la duchesse d' * Angoulême , lors de l' entrée du roi . Pour l' épouser veuve , le major * Gresloup avait soudain quitté , en 1810 , les escadrons . Née dans un chou de leur jardin à * Paris , rue saint- * Florentin , leur fille était un bébé rieur et chancelant qui pleura beaucoup lorsqu' elle sut le mal de son père . - c' est un jacobin , un philadelphe , un fou ... le pauvre homme ! Grommelait * Caroline étalant des draps propres sur le lit de la chambre qu' elle lui préparait avec le secours d' une vieille servante familière . * Cavrois , savez -vous bien , * Brigitte , mon pauvre * Cavrois a dû le sauver déjà quand le général * Mallet s' est laissé prendre et fusiller à * Grenelle . Un tantinet de plus , et le major faisait nombre dans le peloton des condamnés . Oh ! Ces jacobins , ils ne resteront jamais tranquilles , il en renaît toujours et partout . uno avulso , non deficit alter ... allons , traduis-ma ça , marmouset ! Elle aimait toujours citer le latin , qu' elle avait appris pendant la révolution , d' un moine proscrit recueilli par son père et caché aux moulins . Son neveu savait la satisfaire assez rarement . - tu ne seras jamais évêque si tu n' apprends pas le latin ! ... enfin , tu l' apprendras ... tu marcellus eris ! la berline arriva sous une averse . * Omer croyait voir un dragon sanglant et tenant à la main le tronçon brisé du sabre . Il ne reconnut pas un officier , dans ce gros homme que les meuniers tirèrent avec précaution de la voiture . Comme le général * Lyrisse au retour de * Leipzig , il avait une barbe hirsute , autour de sa mauvaise mine ; en un endroit , de la lèvre à la narine , elle n' avait plus repoussé sur les traces d' une cicatrice ancienne . Un bonnet de police vert , galonné d' argent , était le seul vestige d' un uniforme que remplaçait une robe de chambre à rayures écossaisses . On le monta difficilement , couché sur la civière , par l' escalier trop étroit . De toutes les vacances , on ne l' aperçut . Muette et triste , * Mme * Gresloup se promenait , le matin , et cueillait à son intention des fleurs . - si tu es soldat , tu auras mal , comme papa , dit un jour la petite * Elvire , s' arrêtant de plonger dans la cuvette sa poupée déteinte . De savoir son camarade futur évêque , elle eut de la surprise et de l' admiration . L' été passa vite , en jeux divers . * édouard enlevait les forteresses de terreau que défendaient ses cousins . * Dieudonné * Cavrois dormait toujours , durant que la salive filait sur son menton . Il avait eu des prix nombreux . * Omer les bénissait tous , arborant pour dalmatique un vieux tapis , pour crosse un bâton , pour mitre un papier jaune . * Denise * Héricourt et * Delphine * De * Praxi- * Blassans imitaient les chantres . Leurs poupées étaient les dévotes très sagement prosternées . Il était drôle d' aller voir , sur le polygone d' * Arras , manoeuvrer les englisches écarlates avec des épaulettes en boudin , de grands shakos difformes et des pantalons flottants . D' autres avaient les genoux nus sous une jupe à carreaux , et des bonnets à grosses chenilles vertes . Coiffé d' un petit bicorne plat , cuirassé de galons d' or , un des officiers tendit les mains , gentiment , pour y attirer * Elvire : - dire bonjour , s' il vous plaît ... baby ? ... moi aussi , avoir des babys , en * Angleterre ... dire bonjour ... baby ? ... * émile * De * Praxi- * Blassans , qui comptait environ quinze ans à l' époque , prit brusquement la main de son amie et l' entraîna loin de l' étranger . L' officier rit de bon coeur . * Omer sentait en soi tout son être se rétracter pour la fureur , contre les valets des tyrans . Ensemble , * émile * De * Praxi- * Blassans , * Omer * Héricourt se promirent de prendre les armes , dût -on oublier l' orgueil d' être évêque , ou bien ambassadeur . Seul , * émile se voulait général pour toute la vie , comme * Turenne et * Bonaparte . De ce vif émoi , de cette rencontre avec l' ennemi , maître du sol français , * Omer garda toujours un souvenir qui le grandissait à ses propres yeux . Il lui plut que la petite fille eût été soustraite par * émile et lui aux amabilités du vainqueur . Cela convenait à son propre caractère qu' il voulait chevaleresque . Lors des vacances suivantes , * Elvire séjournait encore aux moulins avec sa mère . * Mme * Gresloup revenait de * Londres , où elle allait annuellement s' enquérir des rentes produites par un domaine affermé dans le pays de * Galles . Le major et l' oncle * Edme * Lyrisse , mis à la demi-solde , voyageaient alors sur l' océan , du côté de * Sainte- * Hélène . Ils essayèrent d' enlever * Napoléon , à * Hudson- * Lowe . Cette longue absence fit demeurer la petite fille et sa mère près de deux ans chez la tante * Cavrois ; elles lui payaient pension . La bonne humeur d' * Elvire et sa gentillesse malicieuse conquirent doucement l' intérêt du jeune garçon . Elle le préférait aux cousins , au grand * émile trop sévère , et qui préparait ses examens de * Saint- * Cyr , à * édouard trop turbulent qui la renversait parfois et se moquait d' elle , au gros * Dieudonné * Cavrois qui la méprisait brutalement , et lui volait des friandises . Pensant hériter d' un devoir , * Omer consolait et protégeait la fille du major qui avait servi dans le régiment du colonel * Héricourt . L' oncle * Edme ne reparut que pendant les vacances du troisième été . Des soleils lointains l' avaient bruni . La peau s' était séchée contre les os de sa rude figure vivante . Il maniait une tabatière d' or niellé dont les arabesques , insignifiantes à première vue , dissimulaient le dessin d' un aigle . Il le fit remarquer à l' attention des collégiens , ouvrit la boîte ; elle contenait du sable grisâtre ... - c' est la terre de * Sainte- * Hélène ? Dit -il religieusement . Et il ne permit pas d' en prendre . Il revenait de l' île , avait vu de loin la maison de l' empereur , sans pouvoir approcher . Les enfants comprirent mal son émotion . Il s' en indigna , pesta contre ceux qui ôtaient l' envie de la gloire aux jeunes français ; il frappa du poing les vieux meubles recouverts de leurs housses à fleurs . * Omer écouta seulement le récit de la chasse donnée par une frégate anglaise au trois-mâts du capitaine , qui narrait en s' aidant de gestes énergiques . Les cousins * Praxi- * Blassans , d' abord s' enthousiasmèrent pour l' aventure et le héros . * Dieudonné * Cavrois interrogeait sans cesse . * Omer ne sut lequel imiter . Bientôt il dut répondre personnellement aux mille questions du soldat déclamateur , qui espérait tout d' un * Héricourt , même , dans l' avenir , la révolution . à se voir soudain pourvu d' une pareille importance , en dépit de ses douze ans , * Omer * Héricourt gagna de la vanité . Ses cousins , jusqu'alors dédaigneux de lui plaire , regardaient avec des yeux d' admiration le fils du dragon impérial qui avait glorieusement péri , après de si beaux exploits dans les plaines germaniques . L' oncle * Edme en savait d' innombrables et les racontait , en s' agitant , en brandissant des sabres illusoires , en imitant les voix de canons , les cris des fantassins , les galops des cavaleries . Sa redingote bleue voletait autour de sa taille mince . Ses bottes à revers faisaient sortir la poussière du tapis qu' il piétinait dans le salon de * Caroline * Cavrois , indulgente et occupée dehors . Il exaltait l' état militaire , l' honneur des officiers , la vertu des jacobins et distribuait des pièces d' argent à ses jeunes auditeurs s' ils promettaient de combattre , plus tard , pour le roi de * Rome . Ils n' y manquèrent pas , très sincères , imbus déjà de l' orgueil que justifierait , dans l' avenir , leur victoire . éblouis de leur courage , ils rentrèrent au collège avec des mines de guerre et des esprits de révolte , car ils ne se rappelaient plus sans haine avoir raillé , durant les vacances , dans les rues d' * Arras , les anglais . C' était l' ennemi , c' étaient les séides des tyrans et les amis des bourbons , ceux -là même qui les ramenaient de force dans la patrie de * Mirabeau . Cependant il fallut tout dire au confesseur , dès le premier samedi . Le père * Gladis blâma l' imprudence des promesses faites . * Omer savait -il quelle situation la vie lui réservait ? à moins de se fermer toutes les carrières honorifiques , celles du prêtre , de l' officier , du fonctionnaire , du magistrat , ne devait -il pas d' abord prêter serment au roi ? Alors , de quelle façon concilier les deux serments , sans déshonneur ? Il fallait choisir une méthode , s' y conformer ; les principes ne devaient pas fléchir ensuite . La pénitence fut lourde , l' absolution ajournée . Le père appela l' étourdi tous les huit jours au confessionnal , et lui représenta la grandeur d' abdiquer ses goûts personnels devant la loi qui permet la vie des civilisations . Comment à son âge pouvait -il juger avec discernement les raisons des partis ? C' était un péché d' orgueil précoce . * Omer * Héricourt dut en convenir . Au fond , il s' estimait capable de juger . L' oncle * Edme attestait la foi jacobine du père mort aux champs de * Presbourg dans sa lutte contre les tyrans . Les lois royales pouvaient -elles différer de celle qu' * Orphée , * Osiris et les dieux mythologiques avaient établie afin de grouper dans les villes les pasteurs sauvages des montagnes , les chasseurs de la forêt ; loi fraternelle que * Moïse rapporta du * Sinaï , que * Lycurgue , * Solon , * Numa , d' après les textes mêmes des auteurs classiques , avaient prescrite aux héros de la * Grèce et de * Rome . Car les leçons oubliées du bisaïeul revenaient maintenant à la mémoire de l' élève , quand les maîtres expliquaient les livres de la bible , les récits de * Quinte- * Curce , d' * Hérodote , de * Cornelius * Nepos , de * Tite- * Live et de * Xénophon . Rien de ces histoires précises ne démentait celles du bisaïeul , autrement curieuses et abondantes . Alors * Omer couva le secret de ses souvenirs . Tout ce qui lui fut enseigné de * Babel , de * Babylone , de * Jérusalem et de l' * égypte éducatrice , il eut la satisfaction de l' avoir prévu avant les leçons du cours . L' homme aux boucles angéliques et " au visage de dame blonde " , comme disait * émile , le père * Anselme , faisait le cours d' histoire avec enthousiasme . épris à l' excès de l' antiquité grecque et latine , ainsi que tous les jésuites , il montrait comment , sous la transparence des faits , l' idée providentielle avait , depuis les origines jusqu'au siècle d' * Auguste , conduit les volontés des peuples à lentement atteindre la vertu stoïcienne , avant la fraternité chrétienne , avant la divine conscience du bien suprême qu' enseigna le sauveur : " aimez -vous les uns les autres " . Le péché originel ayant jeté hors de l' * éden l' homme tremblant et nu , il lui avait fallu se racheter par toutes les épreuves des histoires . Le soin de combattre les bêtes féroces et de poursuivre le gibier nécessaire à sa nourriture l' avait d' abord rendu cruel comme * Caïn . Mais * Abel était déjà la douceur , le pardon , la bonté de * Jésus . Les deux frères avaient rivalisé : la force qui détruit et règne ; la loi qui rassemble et protège , qui perpétue la stabilité des états , épargne la vie des faibles , étend aux tribus et aux races les sentiments d' abord réservés à la famille . " * Dieu sauvait les peuples à toute heure ! " criait le jésuite aux yeux extatiques , en attestant du doigt la gloire radieuse de l' amour céleste , plus loin que les solives du plafond . " * Nemrod lutte contre la providence et * Jésus . Mais la victoire reste au principe du bien et de l' amour , au sacré-coeur du fils ! " revanche d' * Abel sur * Caïn , * David tue * Goliath et compose les psaumes , le plus beau des poèmes . Il réunit les tribus autour de * Jérusalem , et * Salomon bâtit le temple . C' est la première étape de la rédemption . De la race de * David l' enfant doit naître dans l' étable pour offrir aux siècles un objet divin de piété . à cela visait aussi la providence lorsque le tyran * Jupiter crucifia * Prométhée sur le * Caucase : car * Prométhée menaça du vrai * Dieu les puissances ébranlées de l' * Olympe . Et la * Grèce développa son génie afin de créer l' esprit propice à la naissance du messie ; elle enfanta * Platon , le précurseur ; elle combattit les fils de * Caïn , les barbares d' * Asie , ces perses de * Darius et de * Xerxès , et , par * Alexandre , les refoula . Avec les statues cahotées dans les chariots de son vainqueur * Mummius , elle transmet à * Rome son legs de philosophie , d' art et d' amour , ce pour quoi * épaminondas avait vaincu les brutes de * Sparte . Le combat est long : le vautour qui ronge tous les * Titans dévore toujours le crucifié du * Caucase . Mais , imbus de l' esprit hellénique , récemment conquis , les capitaines de * Marius et de * Sylla terrassent les africains de * Jugurtha et les teutons , les cimbres . Cependant la providence réunit sous la main de * César le monde occidental . Dans une leçon riche en merveilles d' éloquence , d' érudition , le père * Anselme dépeignait l' énergie civilisatrice de * César , et la puissance politique d' * Auguste . Il décrivait la voie sacrée , sa bordure de tombeaux illustres , les matrones en litières d' ivoire à grands pans de pourpre , que portaient douze esclaves pris dans les douze races humaines , la vigueur d' une légion en marche vers * Rome , brunie aux figures par le soleil éthiopien , tandis que les courroies des chaussures restaient rougies par les neiges du septentrion . Il évoquait la majestueuse intelligence du sénat et des stoïques , la culture des philosophes , le génie des architectes , l' universalité des dogmes signifiés par les symboles des temples innombrables , tous élevés sur des colonnes qui rappelaient les arbres de la forêt préhistorique : or , dans un coin de l' ergastule , le chrétien rongé de vermine tournait à vide la roue de bois . Ceci , par la force obscure de la pitié et de l' amour , allait en deux siècles conquérir cela ; sans prestige , par l' idée seule du pardon et de la fraternité . Un ange invisible et robuste tournait avec le patient cette roue de bois brut . Mais si vain que parût ce travail aux licteurs venant chercher la proie du cirque , l' archange et le martyr moulaient le grain spirituel du monde ; ils le réduisaient en la bonne farine du pain nouveau , le pain de vie que les moines partageront entre les pauvres , dix-huit siècles , au seuil des monastères , que les prêtres offriront à la sainte table pour réconforter la douleur humaine . La voix du jésuite s' exaltait . Certainement , il ne voyait plus la classe ni les figures surprises des écoliers : son rêve rétrospectif contemplait l' effort réel de * Dieu animant les empires , les républiques , et faisant concorder pour le triomphe du fils , le génie des savants , le courage des guerriers , les instincts des multitudes et les crimes des ambitieux . * Omer * Héricourt demeurait béant d' admiration . Tout se révélait . Oui , oui ! Une seule pensée , depuis les origines , travaillait les âmes . Par d' autres voies le bisaïeul avait aussi conçu la même vérité . Les prêtres de * Memphis avaient reçu leur mission de ceux de * Babylone , lesquels la tenaient des sages hindous et thibétains fils directs d' * Adam , et partis peut-être de l' * éden même . * Memphis avait instruit * Moïse , puis les * Ptolémées qui portèrent la science à * Jérusalem . Des juifs esséniens * Jean- * Baptiste acceptait la branche d' acacia , sceptre d' * Abel , emblème de l' amour dont l' homme- * Dieu , comme la révolution , éblouit les siècles . Donc les deux thèses , l' ecclésiastique et la maçonnique , se combinaient . Le jésuite et le bisaïeul ne condamnaient -ils pas de même l' empereur ? Alors les machinations du capitaine * Lyrisse ne valaient rien , si agréable que fût le héros à la parole franche et aux récits chaleureux . * Omer résolut de ne se point dévouer aux * Bonaparte . Jusqu'à ce moment , le disciple n' avait que subi les leçons par crainte des punitions humiliantes . Son respect envers les maîtres s' adressait surtout à leur pouvoir . Songeant à leur devenir plus tard égal en cela , évêque destiné au gouvernement d' un diocèse , il ne s' indignait point de leurs blâmes , mais les souffrait malaisément . La fréquence des pensums dégoûtait sa vie . Copier vingt fois les temps d' un verbe pendant qu' au dehors crient et rient les camarades heureux , c' était la sensation dominante de l' internat . Il se faisait menu , sage , pour ne rien encourir de fâcheux . Son espoir ne dépassait pas l' envie de gagner la note passable , qui épargne des châtiments ; il se contentait de la place moyenne qui donne le privilège de ne pas être sollicité pour un effort majeur , ni vitupéré pour trop de sottise . Au chaud dans sa veste de drap , dans sa culotte collante serrée aux chevilles , il musait , le coude entre les livres salis , pensant au château de * Lorraine , aux moulins * Héricourt que des prairies toujours fraîches environnent , qu' entourent les lignes des peupliers frissonnants , que traversent des manoeuvres nombreux et actifs , qu' habite la tante * Caroline * Cavrois , si généreuse à table , offrant toutes ces victuailles exquises , abondantes , déchirées , mangées , dévorées , sucées à la guise de chacun , avec les doigts , la langue et les dents . à l' étude , il bâclait vite son devoir , et lisait indéfiniment le dictionnaire historique de l' abbé * Moreri . Les légendes saintes , les hérésies bizarres , les aventures des rois , des empereurs , des généraux , des papes , des patriarches et des bienheureux l' amusaient . Enfin , la satisfaction de dormir compensait tout l' ennui du jour . De huit heures du soir à cinq heures du matin , nul pensum , nulle observation , nulle méchanceté de camarade butor , ne menaçaient l' existence pacifique . Dans cette étroite couchette , deux planches sur un châssis de fer , une paillasse et un lit de plume , * Omer possédait le refuge inviolable contre les duretés des hommes . Tout à coup la lumière jaillit dans cette ombre . L' histoire cessa d' être une succession de dates à savoir , de noms géographiques à retenir parce que les soldats s' étaient , là , pourfendus . La vie de la providence apparut , fulgurante , éternelle et rapide . Du roc de * Prométhée à la croix de * Jésus , la colombe du saint-esprit ne prenait qu' un essor , illuminant les nuées , les multitudes , les villes et les temples . Tout être , toute tribu , toute nation participait à l' acte de * Dieu . Les personnages de * Moreri qui dormaient aux caves de la mémoire ressuscitèrent soudain , sanglants de leurs crimes , ivres de leurs triomphes , sacrés par leurs fois . Ils vinrent occuper leurs places dans le défilé des temps . * Omer crut ressentir toutes leurs impressions de chasseurs , de guerriers , d' apôtres , de chefs , de fondateurs , de prêtres , de rois et d' empereurs . Mille vies célèbres furent les moments de sa vie . Il mena les hordes . Il conquit les butins . Il assembla les victorieux dans les camps que défendaient la hauteur du plateau , la profondeur de l' abîme , l' impénétrabilité du taillis , la courbe du fleuve . Une hutte s' éleva , puis deux , dix . Il érigea l' autel du feu sacré et l' entoura de gardiennes fidèles . Il apprit aux hommes à tresser des nasses pour capturer le poisson ; à semer et récolter . Il construisit un canot , et le fleuve fut descendu . Il condamna le parricide ; il asservit les maraudeurs . Sur la place , une pierre entourée de pieux lui servit de tribune pour prêcher l' union , la défense du sol et annoncer les découvertes des pasteurs . La cité grandit . Les captifs multiplièrent ses forces . La laine , puis le lin et l' or vêtirent les épouses . Au fond du souterrain , * Omer enseigna les arts aux initiés tremblants . Dans l' ombre du sanctuaire la robe de * Dieu flamboya . L' être incendia le buisson de l' * Horeb et sa voix retentit entre les éclairs . * Omer la répéta , et les peuples , à ses pieds , se prosternèrent . Relevés , ils édifièrent les temples , ils marchèrent aux combats sous des armures bruyantes , ils votèrent avec des cailloux blancs dans l' urne de l' archonte . Les nefs aux proues en tête de cheval galopèrent sur les flots , rapportèrent la victoire , des nègres , des objets d' ivoire d' or et d' airain . Aux fêtes des solstices , les jeunes filles ornèrent de guirlandes le parvis et les colonnes , les vestibules . Les cymbales scandaient la danse . Les sénateurs en robes de pourpre applaudissaient l' éloquence d' * Omer qui réclama la liberté du débiteur , prêcha la guerre aux tyrans , voulut le partage des terres entre les plébéiens . Il recommença toute l' épopée des hommes . Et cela lui donnait une joie divine . L' ange de la providence soufflait du feu sur sa tête impie . Tel fut le bienheureux secret que couva sa mémoire . Les soirs d' été , le père * Gladis désignait une à une les étoiles qu' il vantait selon leur vertu mythologique ou alchimique , * Dieudonné * Cavrois complétait souvent le discours de ce gnome exalté , invoquant * Copernic , * Newton , leurs systèmes ; jonglant avec les planètes et les soleils , par les gestes vifs de ses mains potelées . Souvent même , ayant préparé la leçon par avance , l' élève ajoutait aux dissertations enthousiastes du professeur . à compter le nombre probable des sphères , à chercher les figures formées par les lignes imaginaires qu' il tirait entre les points lumineux des constellations , celui -ci ne manquait point d' en venir à la géométrie , à l' algèbre . * Dieudonné * Cavrois composait de tête tous les calculs , sans avoir besoin de fixer les angles , ni les polygones , ni les arcs , ni les cercles à l' aide du carnet . Aussi le père * Gladis adorait -il le gros gaillard , le protégeait -il contre les autres jésuites , et les camarades . Avec un tel moniteur , le gnome pouvait , à son aise , divaguer , et adresser à * Bételgeuse des déclarations dignes d' être mises en strophes . La passion étrange de cet ecclésiastique pour la science du ciel rappelait à chaque seconde celle du père * Anselme pour les idées providentielles de l' histoire . C' était , en grotesque , la réduction de semblables enthousiasmes . Parfois le père * Gladis , à la fin des explications , sautait , deux ou trois fois en l' air , les mains tendues , comme près d' atteindre les visages clignotants des astres . * édouard aussi s' enfiévrait . Dans l' obscur , il griffonnait à tâtons des notes , ce qui lui faisait perdre la moitié des raisonnements . " quoi ? Quoi donc ? " criait -il impérieux . Il bousculait * Omer , et * Dieudonné , les autres , afin de se planter au premier rang de l' auditoire . Le père * Gladis recommençait docilement sa démonstration , comme il convenait à l' égard du fils d' un pair de * France . Mais il n' omettait nul de ses spasmes lyriques , déclamant : " tracez dans la poussière des mondes une droite a b , qui part du centre de cette lumière versée par le sein d' une nourrice immortelle , qui aboutit aux regards verts d' * Altaïr , et dans le plan de cette droite inscrivez le trapèze c d , e f , dont l' angle touchera le pôle antarctique des océans qui noient la surface de l' * Orion ... suivez -vous ? C' est seulement par la vertu des nombres que l' immensité se découvre . ô nombres qui dites l' infini , qui faites parcourir les espaces ... , qui chiffrez les vitesses des lumières aux foyers déjà morts tandis qu' elles nous éclairent encore ayant consommé des ans dans leur course ... ô nombres , donnez -nous l' idée de l' univers et de la grandeur de * Dieu ... soit donc a égal 14 plus x multiplié par 36 , 004 sur 365 . * Monsieur * Cavrois , retenez cette expression , je vous prie ... " quelques jours après une composition sur les croisades , à la fin de la quatrième , le père * Anselme vint chercher * Omer en récréation et l' emmena , sans rien dire , par les corridors nus , les escaliers tortueux , les paliers étroits jusque dans sa cellule . L' enfant ne comprenait pas , peureux et timide . Que lui voulait le père ? Il le traitait généralement comme l' un de ses meilleurs élèves . Pourquoi ce silence des lèvres flétries et serrées ? - je n' ai rien fait de mal ! - balbutia l' épouvante d' * Omer quand la porte de la chambrette se fut refermée sur eux . - je n' ai rien fait de mal , mon père ! ... - malheureux ! Le père se tenait debout , les bras croisés , et son regard fouillait l' esprit coupable . - croyez -vous avoir un ange gardien ! - oui , mon père . - implorez -le , monsieur ! Implorez -le ! Je vous y engage . Cela dit sévèrement , le père secoua ses boucles et commença de marcher à travers le carreau rouge de la cellule , en prenant soin de poser les semelles sur les ronds de sparterie . * Omer s' agenouilla devant la croix de chêne qui décorait la chaux du mur , entre une centaine de gros livres entassés sur des rayons . Des cimes d' arbre , et les nuages en course demeuraient visibles dans l' oeil-de-boeuf . à des patères étaient accrochées deux vieilles soutanes , aussi verdies et sordides que celle flottant au dos du jésuite . Il s' assit dans un fauteuil mal rempaillé , posa les coudes parmi les paperasses du guéridon et sembla prier avec ferveur . * Omer redouta mille cataclysmes : le renvoi du collège , l' internement au cachot . Sans doute , on avait surpris dans son pupitre , entre les feuilles de l' atlas , * Julie ou comment j' ai sauvé ma rose , le livre licencieux prêté par * édouard . C' en était fait . Il désolerait sa mère . Son bisaïeul le renierait . L' enrôlerait -il à bord d' un navire , comme mousse ? On l' en menaçait quand ses notes étaient mauvaises ! Oh ! Les coups de garcette , et les pays lointains , et le froid des tempêtes , et les naufrages , et les requins , et les cannibales ! La chance de * Robinson * Crusoë le servirait -elle , du moins ? échouerait -il sur une côte hospitalière , et le navire sombrerait -il assez près du rivage pour qu' il pût s' approvisionner avant la dispersion de l' épave ? ... d' ailleurs il avait mérité sa peine . Vouloir être évêque , vouloir représenter * Dieu sur terre , vouloir prononcer le voeu de chasteté , et succomber à la tentation de feuilleter en cachette un mauvais livre qui lui avait tout appris du mystère de l' incarnation . Faute ridicule et irréparable . Il avait violé sa promesse ; il était digne du châtiment le plus grave : la condamnation à une vie obscure de matelot , toujours en danger . - mon dieu , je suis un vil pêcheur ! Murmura -t-il . Et vous ne me devez pas votre grâce ... vous me frappez justement , mon dieu ! ... - dites -moi , * Monsieur * Héricourt , quand vous avez fait votre première communion ici , reprit du fond de ses mains le père * Anselme , - avez -vous songé à la rigueur des engagements qui vous liaient dorénavant à la sainte-église ? ... quand l' évêque vous confirma dans votre titre de chrétien , y avez -vous pensé alors , et depuis ? Répondez -moi ! * Omer se souvenait peu . Entre les innombrables cérémonies religieuses qui désignaient les jours , celle -là , sauf le cadeau de sa montre en or , ne l' avait pas autrement ému . Il avait passé heureusement l' examen de catéchisme . Plein de foi devant le dogme indiscutable , il avait reçu le corps du * Christ , présenté son front à l' huile sainte , avec une humilité disciplinaire . Il se rappelait surtout la robe violette à crevés blancs de maman * Virginie , ce jour -là fraîche et charmante , gaie vraiment sous la toque à la * Marie * Stuart . Il revoyait le caraco en soie puce de tante * Caroline , le chapeau bolivar aux bords immenses et recourbés du capitaine * Lyrisse sanglé dans une longue redingote bleue que marquait à la boutonnière un carré de moire rouge , il revoyait le frac à broderies d' argent du pair de * France qu' était devenu le comte de * Praxi- * Blassans , enfin le costume en satin rose de tante * Aurélie , serré aux épaules par une écharpe de blonde pareille à la collerette qui enfermait la figure sous la visière du chapeau de paille . Il revoyait ainsi garni le banc de sa famille dans le choeur de la chapelle , où se dirigeaient les regards de la vénération générale . * édouard et lui-même , le brassard blanc au coude , les cheveux frisés , s' étaient avancés , le cierge à la main . - je n' ai rien fait de mal ! Répondit encore * Omer au juge . - alors , vous ne savez pas que vous vantez , dans votre composition , la secte abominable des templiers que le pape * Clément * V condamna ? Voici votre devoir . Soulagé de la peur que lui inspirait la possession du livre honteux , l' enfant respira . Le père * Anselme lut : " après la conquête de * Jérusalem par les arabes , la plupart des chrétiens durent se convertir à l' islamisme pour échapper aux supplices . Mais ils ne renoncèrent pas à la religion d' amour . Afin de se réunir sans exciter les soupçons , presque tous choisirent les métiers de charpentiers , d' architectes , de serruriers , de forgerons et de maçons , et prirent rang parmi les travailleurs qui entretenaient les bâtiments du temple . Ainsi purent -ils s' assembler facilement et célébrer les offices , la nuit , dans une chambre secrète de l' édifice , où ils se rendaient avant l' aube , comme pour leur besogne . En mémoire d' * Hiram et de ses ouvriers esséniens , ils se distribuèrent les titres de maîtres , compagnons et apprentis , et dissimulèrent leur culte du vrai * Dieu sous les fonctions de la maçonnerie . Il arriva que les maîtres des forgerons découvrirent le moyen de produire l' or par l' union de la terre et du mercure . Ils gardèrent le secret de cette richesse , qui leur permit de racheter aux sarrasins les captifs . Mais , quand les chevaliers de * Godefroy * De * Bouillon eurent délivré le saint-sépulcre , les maçons chrétiens leur transmirent le secret , en récompense , et , de plus , toute leur science philosophique et alchimique , les priant de ne point répandre chez les gentils un art qui donnait aux fidèles tant de supériorité sur les autres hommes ... voilà pourquoi les chevaliers du temple étonnèrent la chrétienté par leur triomphe et leurs richesses , jusqu'à ce que * Philippe * Le * Bel , jaloux de leurs trésors , les eût fait méchamment brûler vifs ! Mais quelques-uns purent fuir . Ils gagnèrent l' * écosse , et trouvèrent asile parmi les architectes militaires qui étaient venus autrefois avec les légions de * César , et dont les fils avaient fondé des villes , puis édifié des cathédrales , dans les lieux mêmes où s' étaient d' abord établis les camps romains . Aux signes d' * Hiram , les templiers et les francs-maçons se reconnurent ; et , s' étant alliés fraternellement , ils instituèrent , sous la grande maîtrise du roi * Robert * Bruce , la maçonnerie écossaise . " le jésuite lisait , en détachant les mots , en regardant après chaque phrase , dans les yeux , le coupable . - qui vous apprit de telles erreurs ? Demanda -t-il . * Omer avait récrit , de mémoire , une lettre de son bisaïeul reçue aux moulins * Héricourt , pendant les vacances . Il avoua toutes les idées du vieillard . - j' avais cru bien faire . On nous dit d' ajouter dans nos compositions les choses qui prouvent que l' on s' instruit , en dehors des cours , par soi-même . - oui , - concéda le père * Anselme ; mais ... mais ! ... il leva les mains au ciel , les frappa l' une contre l' autre , parcourut trois ou quatre fois la cellule , et revint à l' élève . - mais les compagnons de * Jacques * Molay furent certainement criminels . Ils fabriquaient l' or avec le secours du démon . Ils adoraient une tête d' âne , et ils commettaient les abominations qui attirèrent l' ire de * Dieu sur * Sodome ... ils niaient qu' il y eût bien et mal ... à l' exemple de ces manichéens passés en * Asie depuis les châtiments qu' infligea , durant le IXe siècle , à leurs déplorables hérésies , l' impératrice sainte * Théodora de * Paphlagonie ... c' est faute de renseignements que le concile de 1127 approuva leur règle , à * Troyes . * Baudoin * Ii , roi de * Jérusalem , leur avait vendu une partie de son palais voisine du temple . Leurs immenses richesses achetaient toutes les protections . Ils possédaient l' ascendant du génie et de la science sur des barons vaillants et pieux , mais trop simples d' esprit ... je veux tout vous dire ; vous allez avoir quatorze ans , vous devenez homme ... mais je vous rends responsable ... tremblez de soutenir encore une si grande erreur . M' entendez -vous ? - oui , mon père ! - accepta l' enfant , moins étonné que curieux . - sachez -le donc . L' ordre du temple fut affilié à la secte des assassins , des haschischins , à la ligue des manichéens et des ismaïliens , ces schismatiques musulmans qui niaient le caractère admis de * Mahomet . Joignant les plus monstrueuses imaginations de chrétiens pervertis et de mahométans infidèles , les haschischins finirent par repousser toute révélation et toute prophétie ; ils n' acceptèrent plus que les orgueilleuses maximes des philosophies athées . Je vous ai déjà parlé de leur chef le plus célèbre , le vieux de la montagne , de ses forteresses plantées aux cimes de la perse et de la * Syrie , des jardins merveilleux , des palais magnifiques où les adeptes s' enivraient avec l' essence de chanvre ... cela donne des rêves de splendeur et de volupté ... si beaux , qu' on dédaigne ensuite , par comparaison , la vie ... pour goûter encore ces félicités sataniques , les assassins bravaient tous les périls . Trois siècles durant , l' arabe ne put les déloger de leurs châteaux . Ils furent donc les plus redoutables ennemis du croissant . Aussi les chrétiens de * Jérusalem s' allièrent secrètement avec eux . Mais ils se corrompirent à leur contact . Eux-mêmes devinrent des haschischins semblables à ceux qui , du haut des tours d' * Alamoun , au signe du chef , se précipitaient dans le vide , certains de gagner immédiatement le paradis du haschish , ce suicide fût -il ordonné pour simplement prouver au visiteur la discipline de leur obéissance . Voilà de quels gens les maçons chrétiens de * Jérusalem , puis les templiers , reçurent leur science de la pierre philosophale . Voilà ceux que rejeta le concile de * Vienne , mieux informé en 1312 que le concile de * Troyes en 1127 , parce que la sainte inquisition , entre temps , s' était éclairée sur les crimes des albigeois manichéens vaincus par * Simon * De * Montfort ... voilà les hommes que votre parrain vous conseille d' imiter ... et vous aspirez à l' état ecclésiastique , mon pauvre enfant ! ... * Omer resta fort atterré . Le bisaïeul complice des assassins et du vieux de la montagne ! La religion de fraternité , la religion d' amour confondue avec les actes des plus scélérats ! Et c' était à la gloire de * Satan que s' élevait le petit temple de bois , quand on maniait les breloques maçonniques . Les boucles du père tombaient en avant autour de son visage penché ; et il était véritablement pareil à une dame blonde , triste et décrépite . Il reprit : - ah ! L' orgueil ... l' orgueil ! ... c' est toute la force de * Satan ... et qu' il est dur de lui résister ... moi , moi qui ai promis d' être comme un cadavre entre les mains de mes supérieurs , moi qui consentis ce voeu pour me préserver de l' orgueil , à jamais , moi qui ai tout vaincu de mes instincts et de mes passions , moi ! Je succombe aux embûches de l' orgueil , lorsque ma science de l' histoire m' éblouit ... en quittant la classe , j' accours ici , éperdu , je me jette contre ce carreau ; je fais placer sur mon corps le poids de mon lit renversé ... , je me souille de poussière ... faibles armes contre l' ennemi ... quoi d' étonnant si votre bisaïeul fut vaincu ! Notre ordre lui-même , l' ordre de saint * Ignace , malgré toute sa règle , cède , heure par heure , sa puissance réelle à l' appétit de la domination évidente . Il périra de cela ... mon enfant ! Je ne devrais pas vous dire ces choses , sans doute ... mais ... mais ! ... il répéta ce mot en marchant à grands pas , en écartant les bras , puis accourut sur le disciple : - vous pouvez me choisir pour confesseur ... je n' ai pas le droit de vous le demander ... par conséquent , vous êtes libre d' en décider à votre guise ... réfléchissez jusqu'à dimanche . Les yeux verts et francs du jésuite lui dardèrent un regard de vigoureuse affection . * Omer sentit frémir son coeur ; un grand espoir d' admiration , de reconnaissance et d' amour prit essor en lui vers l' esprit du maître ... dans cette pauvre cellule au carreau terni , l' univers et l' avenir entrèrent tout à coup , si visibles que les histoires de peuples , que les philosophies du bisaïeul , que les événements militaires de l' enfance , que la gloire du futur imaginé voilèrent la silhouette noire du père * Anselme , la chaux des murs , la croix de chêne , les livres des rayons , les cimes vertes et les nuages dans l' oeil-de-boeuf . * Omer jugea que cet homme eût pu être tout , et que volontairement il restait un obscur ecclésiastique , riche de deux soutanes verdâtres pendues à des clous . Et , l' une en face de l' autre , leurs regards croisés , les deux âmes , celle de l' enfant , aux espoirs hardis , celle de l' ascète aux renoncements définitifs , les deux âmes s' épousèrent ... comme pour le baiser au front , le père s' inclina ; mais avant d' achever ce geste , habituel dans le collège , il se détourna brusquement , et marcha vers l' oeil-de-boeuf , puis cria des mots ainsi que pour s' étourdir : - ah ! L' orgueil ... je comprends votre parrain . Quelle séduction que de croire affranchir et libérer les humbles , que de croire à l' omnipotence de l' idée , de l' amour ! ... et les templiers , avec leur science maudite , quel exemple ils sont de la réalité du pouvoir ! ... le pape * Clément * V et le roi * Philippe * Le * Bel appelés devant le tribunal de * Dieu , par * Jacques * Molay , avant que les flammes du bûcher l' engloutissent , le pape et le roi , tous deux meurent dans l' année ... l' ordre du temple , condamné à disparaître , a encore pour grand-maître , en 1776 , quatre siècles plus tard , * Louis- * Henri * Timoléon de * Cossé- * Brissac , chef de la noble famille angevine qui donna d' illustres capitaines à la * France . Celui -ci meurt , massacré par les sans-culottes , à * Versailles , en défendant * Louis * Xvi , à la tête de la garde constitutionnelle . Lui-même se met en travers de la vengeance qu' il a préparée en acceptant , avec les insignes de la maçonnerie écossaise , l' esprit vanté par * Cromwell , la tâche sanglante commencée sur l' échafaud de * Westminster , quand roula la tête de * Charles * Ier , et la mission que prêchèrent secrètement à * Paris , dès la fin du XVIIe siècle , et pendant le siècle dernier , les émissaires des loges anglaises ... j' écris tout cela ... je dresse le formidable procès des jacobins , vengeurs de * Jacques * Molay . J' assemble les preuves de la préméditation . Oh ! La préméditation ... c' est l' enfance de l' humanité qui ressuscite lentement , siècle à siècle , dans son âge mûr . C' est l' esprit de * Babel , qu' une fois déjà le seigneur avait dû terrasser ... , le voeu de fraternité universelle ... d' un flot continu , d' orient en occident , l' idée s' immisce , au cours des siècles , dans toute l' église , dans les couvents , et mène les théories des frères joannites , ces architectes des églises , ces manichéens chassés de * Byzance . Ils arrivaient par caravanes en * Italie , en * France , en * Allemagne , en * Angleterre ; ils s' installaient au centre des cités avec leurs médecins , leurs astrologues , leurs alchimistes ; ils attiraient les artisans et les bourgeois par le salaire , par l' achat ; ils les initiaient ... à la lutte contre le droit divin , contre le bras du mystère qui frappe avec les glaives des conquérants , des rois ... en vain * Simon de * Montfort abat les hérétiques . En vain l' ordre de saint- * Dominique les extermine . Ils construisent ailleurs les cathédrales auxquelles les maçons de l' * écosse apportent , du nord , l' ogive , qui est la feuille du chêne druidique ... ils marquèrent l' * Europe de ce signe maçonnique à toutes les faces des basiliques ... autour de la cathédrale , les ouvriers de la ville se groupent et fondent la commune . De la commune aux états généraux , des états généraux à l' assemblée nationale et à la convention , la ligne est nette ... la vermine renaît , renaît toujours ... * Manès ! * Manès ! Il se parlait ainsi , tout haut , devant l' oeil-de-boeuf , et tournant le dos à * Omer ... ses épaules frissonnaient sous la soutane élimée . Il y eut un silence . Soudain , la face du jésuite se montra ; le front était ridé et la voix fut rude : - je dois détruire votre composition ... je l' annule ... vous auriez eu le premier prix ... c' était justice ... vous ne serez même pas nommé ... il le faut ... ces fables sont absurdes ... vous ne pouvez point vous permettre de les introduire dans vos devoirs ... je vous enjoins de garder le silence sur tout ceci ... allez , au nom du père , du fils et du saint-esprit ... en prononçant la formule sacrée , sa voix se radoucit graduellement , devint pleine de tendresse . Ses yeux clairs pénétraient encore de leurs regards le disciple jusqu'au frémissement des entrailles . - dimanche ... après vêpres ! - recommanda le murmure . De cette entrevue , * Omer revint à demi fou . Le jésuite condamnait les opinions du parrain , mais les choses qu' il traitait de fables absurdes , il doutait évidemment qu' elles fussent des fables ... quatre jours séparaient cette heure du dimanche . * Omer * Héricourt les passa en méditations . Il se consolait mal de perdre le prix , puisqu' il savait . Cela lui parut injuste . D' autre part , sa vanité se flatta d' avoir un secret grave , que partageait un homme , un jésuite , un savant , un ami ; un grand ami s' offrait à sa faiblesse . L' accepterait -il ? Le repousserait -il ? Toute sa vie , il le sentait bien , dépendait de cette unique détermination . Il redoutait cette influence maîtresse ; et il la souhaitait à la fois . Influence d' autant plus redoutable que la confession ne laisserait rien dissimuler . Quels desseins le père * Anselme pouvait -il nourrir ? L' attitude , les gestes exprimaient des promesses obscures mais tentantes . à se les exactement rappeler , les paroles étaient d' un professeur scrupuleux ; rien de plus . Pourquoi réclamer , alors , le privilège du confesseur , avec cette voix sourde et cette espèce de fureur ? S' introduire dans l' intimité du père * Anselme , par les moyens du sacrement de pénitence , gênait beaucoup * Omer . Durant les congés de la pentecôte , il avait imprudemment joué avec une servante des moulins * Héricourt . Blonde , blanche , et de joues riantes , elle l' avait couvert de caresses d' abord fraternelles , puis énervantes . C' était la première faiblesse de l' adolescent . Il la fallait avouer , parmi beaucoup de pensées et de lectures contraire à la pudeur . Se faire connaître sous cette lumière défavorable était pénible . L' amitié du père * Anselme l' inclinerait sans doute à l' indulgence . La rude pénitence et les reproches infligés par un prêtre indifférent eussent peut-être moins affligé le coupable que le mépris possible du père . * Omer expliqua ses transes à son cousin * édouard sans lui révéler les causes très particulières de sa crainte , dans le récit . Il limita la semonce adressée par le professeur d' histoire au blâme de quelques inexactitudes touchant le rôle des templiers en terre sainte , inexactitudes qui pourraient lui faire perdre le prix . Il prétendit vouloir changer de confesseur à cause de l' énormité de sa faute charnelle , qui étonnerait trop le père * Gladis , homme d' idées étroites et austères . * édouard approuva ce changement et n' objecta rien au choix du père * Anselme . Le père * Corbinon était trop sévère ; les autres jésuites , inférieurs par l' intelligence , recevaient au tribunal de la pénitence tous les rustres du collège . * édouard déclara qu' on ne pouvait sans déchéance choisir un confesseur parmi ceux des " petites gens " . * Omer s' était résolu par avance à suivre l' avis de son cousin . Il considéra que la providence indiquait ainsi la volonté de * Dieu . Il dormit fort mal , deux nuits , et arriva , l' angoisse au col , dans le réduit du confessionnal . " que va penser de moi , cet homme extraordinaire ? " se répétait -il . Et toute son imagination se paralysait . Enfin le treillis intérieur du confessionnal se dédoubla brusquement , les boucles angéliques du père * Anselme s' agitèrent sur le surplis blafard , visibles à peine . - bénissez -moi , mon père , parce que j' ai péché ... les deux doigts liturgiques se levèrent . Tandis qu' il balbutiait l' oraison prescrite , * Omer * Héricourt entendait son halètement se mêler au souffle insolite et précipité du jésuite . " il est ému comme moi , pensa -t-il . Mon dieu , secourez -nous ! ... il se demande quelle âme je suis , et s' il peut confier à une affection la douleur de son existence , toute la gloire de sa pensée ... quel instant pour nous deux ! ... il prétend , j' en suis sûr , faire réaliser par ma vie ce que son voeu d' obéissance cadavérique lui interdit de tenter ... et tout ce grand dessein que je devine peut résulter du jugement qu' il portera , après m' avoir entendu ... mon * Dieu ! ... " il ralentissait les dernières phrases du confiteor . Il dut s' arrêter . Le silence devint solennel dans la chapelle déserte . Rien n' était plus , que cette logette de sapin . Elle enfermait l' enfant comme un cercueil debout ; et derrière le treillis , où se mouvait une forme vague , vivait sans doute l' esprit qui allait être la cause d' une résurrection ... - quels sont vos péchés contre le premier commandement ? La voix presque bourrue finit altérée , dans un soupir . * Omer * Héricourt récita de menues fautes . Malgré la ferveur très sincère qui secondait son étude des choses divines , certaines étourderies le détournaient , pendant les prières , de la réflexion dévote . Presque toujours , il péchait par orgueil , se comparait aux laideurs des pères en prosternation , et s' apercevait , dans l' avenir , coiffé de la mitre , la crosse en main , parmi la cohorte des diacres et des chantres , les fumées de l' encens , tel un pontife de * Memphis . Il imaginait son éloquence convertissant les peuples à la doctrine . Alors , gloire suprême , du haut du vatican , il promulguerait la foi . Il restituerait à l' église les privilèges que réclamaient , pour elle , les jésuites . Comme l' avait rêvé * Léon * X , la science rentrerait dans les sanctuaires . Elle découvrirait secrètement les forces qui , apparues à l' ignorance des foules , semblent miraculeuses . Le roi ne serait que le porte-glaive du pape , le bras séculier qui frappe l' infidèle . égal d' * Orphée par l' harmonie sublime de ses lois , * Omer réunirait tous les hommes en une même fraternité religieuse . Le labeur de rendre au latin son prestige de langue universelle , il le parachèverait . Il n' y aurait qu' une capitale , * Rome ; qu' une nation , la chrétienté ; qu' une langue , le latin . Tous les pauvres seraient des moines contents de leur vie , en des cloîtres d' architecture magnifique , au milieu de beaux sites et de pays fertiles . Le travail en commun , rêve de saint * Bernard , leur donnerait l' abondance . Ni riches , ni misérables . Le chapitre partagerait entre les frères les produits des jardins , des vergers et des champs , quelle que fût la besogne ou la chance de chacun . On observerait la règle qu' établit la parabole évangélique , où le maître paye du même salaire les vignerons venus à la première heure , et ceux venus à midi , ou même le soir . Un seul luxe , et dévolu à tous : le cloître , la chapelle , la cathédrale . Une seule richesse : le territoire et les trésors de l' abbaye . Et , de l' occident à l' orient , toutes les races parlant la même langue , celle de l' église , vivant sa même loi de travail en commun , de luxe en commun , ignoreraient la détresse de la faim , et la détresse de la guerre . Les veuves ne pleureraient plus éternellement , comme sa mère pleurait l' époux tué dans les combats lointains . Et lui , lui , le pape saint et puissant , sangloterait d' émotion à la vue des multitudes accourues jusqu'aux parvis sacrés des basiliques pour lui offrir la gratitude jubilaire du monde . Voilà ce qu' il essayait maladroitement de dire , sans cesse interrompu par le soin de citer les moments de ses distractions , et leur nombre ... derrière le treillis de bois , le surplis palpitait dans l' obscur . Deux mains jointes se réduisaient en une petite ombre , dont les angles saillaient plus à chaque instant ... la voix du jésuite murmura : - oui , le rêve de * Léon * X et de * Sixte- * Quint , le rêve de saint * Bernard , le rêve de * Grégoire * De * Tours , le rêve d' * Hildebrand , le rêve de * Jésus ; tout le rêve de l' église , celui de * Jean- * Jacques , citoyen du monde , celui de * Manès , celui des sages à * Babel ... peut-être , mon * Dieu , peut-être , une même piété sous des formes différentes qui abusent le faible esprit des hommes ? ... quand * Omer cessa de chuchoter , la voix reprit : - en somme , vous repassez l' histoire ecclésiastique , pendant les offices et les prières , au lieu d' implorer * Dieu ... et votre orgueil vous fait apparaître à vous-même entre les puissants réformateurs de la chrétienté de qui je vous enseigne les actions illustres ... et vous vous leurrez , mon pauvre enfant , avec l' espoir de finir l' oeuvre qui toujours fut entravée par la médiocrité et la malfaisance humaines . Alors vous croyez vaincre * Satan , une fois pour toutes , vous ... vous ... ha ! Un ricanement ébranla le silence de la chapelle . Et ce fut comme si des mains diaboliques saisissaient aux tempes le crâne du jeune garçon , le secouaient jusqu'à bouleverser atrocement la cervelle . - et * Jésus , et celui mort sur la croix ? Le sacrifié ! ... et la vierge ? Le coeur percé de sept glaives ! ... vous n' y pensez point durant vos prières . - si ! ... hésita le patient . - si , si ! ... quand ? Comment ? ... vous ne répondez pas ... alors * Dieu , * Jésus , c' est nous ... , c' est vous ... , vous le pape triomphant qui sanglote à l' idée de sa gloire ? ... et la douleur , et la passion ? Et l' esclavage volontaire sous les verges des soldats ? Et l' éponge imbibée de fiel au bout de la pique ? Qu' est -ce que vous en faites ? ... rien , n' est -ce pas ? ... rien ... vous ignorez ... ni le sacrifice d' un père mort en pleine force pour la patrie , ni le tourment d' une mère inconsolable ne vous ont prévenu . Mais c' est là qu' est * Dieu , là , dans le sacrifice et dans la peine ! Voilà où il faut adorer le labeur de la rédemption ... et vous estimez sans doute votre espérance rare , délicate , digne de votre race , digne de toute une parenté ambitieuse . Mais sachez -le donc : il n' existe pas un paysan issu de la famille la plus humble qui n' arpente après six mois d' études ecclésiastiques la cour du séminaire , sans essayer aussi , par toute l' allure , le port de la tiare . Je suis fils d' un savetier de village , moi ! J' ai vécu , j' en suis sûr , la vie de * Sixte- * Quint aussi réellement qu' il la vécue lui-même ... et alors , quand je me suis réveillé de mon délire , je suis allé trouver le provincial afin qu' il m' extirpât l' orgueil une fois pour toutes , afin qu' il fît de moi l' instrument de l' ordre , cadavre inerte et docile , perinde ac cadaver . et maintenant je bois le fiel de l' éponge , je le savoure avec délices ... pensez à la croix d' abord . Crucifiez -vous ... , si vous prétendez à l' honneur de représenter le crucifié parmi les hommes ... avez -vous des chagrins ? - oui . - lesquels ? - la honte de mes mauvaises notes en littérature et en grammaire ... souvent je souhaite d' avoir un précepteur chez ma mère , et d' apprendre auprès d' elle , en * Lorraine . Ici , je crains la méchanceté de deux ou trois camarades . Et je m' ennuie pendant les classes ; j' ai sommeil devant les cahiers de thèmes , de versions grecques ... les succès de mon cousin * édouard me font souffrir . Je le hais un peu de réussir en tout . Ses gestes impérieux me blessent ... pourquoi n' ai -je point son acharnement au travail ? ... je m' applique parfois de toutes mes forces à un thème : on y découvre cependant beaucoup de solécismes et de barbarismes . Quand je prépare la traduction d' un texte avec soin , je commets autant de contresens que si je bâcle ... alors je ne sais plus ... je me décourage ... tout me rebute ; et je m' ennuie ... oh ! Je m' ennuie ! - il y a les récréations ! - elles sont trop courtes . On pense tout le temps qu' elles vont finir . Je ne suis pas assez robuste pour l' emporter dans les jeux . C' est mon cousin qui gagne les parties et qu' on recherche dans les camps . On se moque de mes maladresses ... je n' ai pas de chance , et je m' ennuie ... - non . Vous enviez . La voix jugeait ainsi , sourde et sévère . L' enfant sentit son âme nue . Il trembla doucement , et des sanglots lui vinrent à la gorge . Il les ravala . - vous enviez votre cousin et , non seulement ses qualités spirituelles ou physiques , mais encore son titre de noblesse . Car vous n' enviez pas * Dieudonné * Cavrois : il vous surpasse en richesse , si je ne me trompe . Vous consacrez votre temps à vouloir une domination qui devant vous , évêque ou pape , les agenouillerait ... avouez -le ! - oui ... mon père . Chétif , réduit à une chose grelottante et lamentable , ainsi parut à l' enfant son être détrôné . à quoi bon feindre ? Le confesseur , tel que * Dieu , connaissait toute l' âme . - vous voyez bien ... , nos vices nous crucifient comme les fils de * Caïn crucifièrent le rédempteur ... vous voyez bien qu' il faut penser à la douleur , et à * Jésus en croix , pendant vos prières ! Le jésuite broyait l' âme pénitente . * Omer fut comme un petit oiseau inquiet dans la main du chasseur . - l' envie ! Mais c' est le contraire même de l' orgueil ! Reprit la voix . Si vous vous jugiez digne de votre vanité chimérique , auriez -vous convoité l' intelligence d' un autre , la vigueur d' un autre , l' apparat d' un autre ? Vous auriez compté sur votre caractère propre , sur la médiocrité même de vos talents . Cette médiocrité , vous l' eussiez grandie en favorisant vos tendances à la résignation , à l' acceptation , à la franchise , au bon sens pratique . Un médiocre conscient de lui , et courageusement déterminé à des ambitions étroites mais obstinées , solides , celui -là peut devenir , s' il s' acharne , un dominateur ... * Omer s' étonnait de reprendre espoir en soi . - oui , continua le père * Anselme . Qu' est -ce que la vie humaine de * Jésus , sinon une vie médiocre ? Fils d' un charpentier , il parle à des pêcheurs ignorants . Il parle . Mais à cette époque la manie de parler était générale . D' * Alexandrie et de * Rome , les rhéteurs et les philosophes de carrefours étaient partis en foule . Il n' était point de borne où un pauvre homme ne pérorât , sous le ciel favorable de l' * Orient ... les esséniens , les saducéens , d' autres sectes infestaient la * Palestine et la * Syrie . Saint * Jean- * Baptiste parle également . * Jésus , pour le passant , pour * Josèphe et pour les écrivains de * Rome , est une sorte de guérisseur autour de qui se rassemblent les curieux . Sa réputation ne dépasse point sa petite province . Il périt comme périssaient alors mille et mille agitateurs obscurs ... douze mendiants répètent , de -ci , de -là , ses maximes ... ce n' est que deux cents ans plus tard que les rayons de sa divinité percent les nuages du monde antique , et puis éblouissent les siècles à genoux . Quelle plus belle leçon de médiocrité , mon enfant , et de ce que peut la médiocrité ? ... comprenez -vous qu' il faut songer à * Jésus en priant ? La voix s' insinuait , douce et indulgente . Elle relevait l' âme meurtrie de sa chute effroyable . - oui , mon père . - le seigneur , mon enfant , voulut que la vérité ne devînt universelle que longtemps après son humble vie et son humble mort , pour donner à l' avenir cette radieuse évidence du pouvoir des faibles . à la même époque vivaient des généraux , des empereurs , des poètes , des rois et des conquérants , des dieux mêmes ... leur renommée cependant est petite devant sa renommée ; leur oeuvre est petite devant son oeuvre ... aimez * Jésus , comprenez -le , et vous serez orgueilleux de toute son humilité ... que ne peut un humble , s' il connaît la vertu de sa médiocrité ! Il en fait un instrument de force et , je dirai même , de gloire ... oh ! Les hommes supérieurs ! Hommes d' action ! Hommes de pensée ! Ceux -là , menés par les hasards des événements , des combats et des intrigues , tués ou déchus brusquement , au gré du sort aveugle ; et ceux -ci , ceux -ci , étranges fous qui se croient les créateurs de l' éternité ! ... les idées ! Mais elles sont vieilles comme * Dieu ! Les fables de votre parrain vous l' apprirent ... les idées sont très vieilles , elles ont habité tous les sanctuaires ; elles ont brillé dans les feux de tous les autels ... c' est une collection classée , connue , dans laquelle tel ou tel charlatan va quérir le nécessaire de sa parade pour donner aux foules niaises l' illusion d' une vérité nouvelle ... un médiocre ne peut -il faire aussi bien ce choix ? Aisément . Et on le nommera génie . car la puissance des idées réside dans leur emploi . et le médiocre digne de soi les sait employer , plutôt que le maniaque certain de découvrir à neuf la loque abandonnée par les siècles de jadis au ruisseau de l' histoire ... loin de jouir d' une seule qualité monstrueuse , qui étouffe les autres , le médiocre les possède toutes modérées , mais les équilibre , et , par là , procure mille raisons de sympathie : les individus divers aiment en lui chacune de leurs espérances , pareille à chacune des siennes . Qui veut commander , régir , dominer , ne le peut que s' il est lui-même dans l' état spirituel des esclaves , des serfs , des sujets , du vulgaire enfin ... n' enviez pas , mon fils , les qualités sublimes . C' est , pour l' ambition , une besogne inutile . Dans un pauvre d' esprit il y a plus de chances de pouvoir réel que dans toute la science , incompréhensible et humiliante pour les foules , haïe d' elles . Un général charme les multitudes parce qu' elles pensent que les batailles se gagnent à coups de sabre , à la force du poing , par la vertu d' une vigueur que possèdent le tâcheron et le charretier . Quand ceux de la plèbe auront appris que la stratégie est une science pareille à la mathématique , ce jour -là , le prestige du conquérant cessera vite ; le maréchal sera méprisé des peuples aussi bien que le savant . Donc , ne regrettez pas , mon fils , d' être semblable au vulgaire . Cela que vous dédaignez , en vous , mènera peut-être vos rêveries à la réalisation ... et voici : votre goût même pour l' histoire , ce goût qui vous donne la première place entre vos condisciples , en cette matière du moins , c' est lui qui vous révèle votre force véritable . Les actes des héros , des rois , des peuples , vous frappent l' esprit , parce que ce sont des choses nettes et simples comme la foule même ... comme son oeuvre ... elle a jugé , exalté , blâmé , déversé la gloire et la honte , au gré de ses misérables passions éphémères . Les annalistes ont enregistré ce bruit équivoque ... vous la sentez là , fantasque , spontanée , peu capable de logique ou de savoir , telle que vous , et prompte à l' enthousiasme et à la haine , aux jugements incertains et sûrs , telle que vous , mon fils ... * Omer * Héricourt écoutait les paroles qui devenaient , à mesure , l' écho de sa sincérité même . Il n' était plus lui . Il était le discours du confesseur . Toute objection formulée dans son intelligence aux abois chancelait devant la cruelle et claire vérité chuchotant au delà du treillage dans le surplis blafard . Déjà la logette de sapin semblait le cercueil du cadavre qu' il se reconnaissait être , au pouvoir de cette volonté ! Le père * Anselme tirait du corps l' âme adolescente ; il la déroulait ; il l' exposait ; il la montrait complète , et nulle par soi-même , grande par toute l' humanité incluse . Encore qu' il ne pût voir les yeux gris et verts du jésuite , * Omer les dut fuir . Ils le poursuivaient de ces regards qui avaient , sans l' aide du langage , épousé sa faiblesse dans la cellule au carrelage terni . Le maître s' installait en lui , époussetait les coins reculés de son âme , dérangeait les souvenirs et les rangeait . Il faisait disparaître les faussetés , les attitudes morales , les mensonges intérieurs . Il violait la pudeur des ombres les plus secrètes . Il pénétrait , comme un soleil , les angles et les niches profondes de la maison mentale , en possesseur . Maintenant * Omer dévidait l' écheveau des fautes vénielles , embrouillées dans les mille actes quotidiens , à travers toute la trame de sa petite existence . Il ânonnait machinalement . à quoi bon dire ce que le maître de son âme devinait ? * Omer ne redoutait même plus l' aveu prochain de sa luxure , tant il la croyait prévue exactement par la perspicacité divine du jésuite . Il s' amollissait au son de sa litanie , heureux de ne plus être que l' autre , l' autre , le maître , qui le guiderait jusqu'aux gloires , et les assurerait . - oui , vous êtes l' humanité , mon fils , toutes les faiblesses de l' humanité ; et vous enchantez mon esprit comme les peuples connus de mes veilles ... vous voici l' homme changeant et variable ... à travers qui * Dieu souffle quand il veut ... ô matière de la rédemption ! ... et , pour la part de * Dieu que vous contenez , je dois vous secourir ... la voix s' arrêtait dans une méditation qui dura ; ensuite elle reprit : - si vous me choisissez pour directeur de votre conscience ... , il faudra vous soumettre et croire ... le voulez -vous ? - oui , mon père . - c' est un engagement . Il nous lie tous deux . Il s' agit de s' aimer , de former un seul esprit , une seule force avec votre âme et avec mon âme ... consentez -vous ? - oui , mon père . - il ne faudra rien cacher ... nous nous reflèterons l' un l' autre ... si je vous disais : " renoncez à l' état ecclésiastique , à votre ambition enfantine , à l' impossibilité d' un rêve de grandeur ... " , m' obéiriez -vous ? - oui , mon père . - vous sentez -vous capable d' écrire , en rentrant à l' étude , des lettres qui , d' une manière irrévocable , avertiront de cela votre mère , votre tante de * Praxi- * Blassans , tous ceux dévoués dès à présent à vous préparer les voies du trône épiscopal ? La voix commandait , sévère , brève . * Omer * Héricourt hésita . De la vie souhaitée , rien ne lui resterait donc . Tout sombrerait de ses convoitises . Pour résister , il ne trouva nulle vigueur . - oui , mon père ... oui ! - balbutia -t-il , convaincu qu' il ne pourrait ensuite , le voulût -il , revenir efficacement sur cette promesse : car , derrière le confesseur , l' ordre entier des jésuites saurait agir contre lui , et lui fermer les portes des séminaires . - eh bien ... le temps n' est pas venu de renoncer ... ces lettres , - annonça le père , - vous ne les écrirez pas ... auparavant , nous allons essayer ensemble de gravir les premiers échelons de la grandeur à laquelle vous aspirez ... * Omer crut sentir la grâce du seigneur descendre en sa poitrine , qui vibra toute . - je vous aiderai ... même , dès cette heure , j' assume la tâche d' accomplir votre voeu ... la compagnie de * Jésus estime notre temps propice au triomphe d' une foi servie par des caractères . Six ou sept ans la séparent à peine du but qu' elle se propose : ad majorem dei gloriam ... dans tous les collèges , sont arrivés les mandements du p. Général . Ils nous invitent à choisir , parmi nos élèves , ceux issus des meilleures familles , et doués comme il convient . Nous devons les diriger , former une élite de jeunes prêtres courageux , adroits , capables d' aider véritablement à l' unification des monarchies catholiques , par la sainte-alliance . Je ne vous cache rien , mon enfant . Le roi nous aime ; la * France nous suivra . Et je vous dis : voulez -vous de mon dévouement , de mon amour spirituel ? ... voulez -vous y répondre par la confiance absolue , par le don de tout votre être ? ... je soutiendrai vos pas ... mon esprit parlera au moyen de votre bouche . Je vous enseignerai l' art de conquérir les coeurs avec des discours ... ce qui vous manque d' expérience et de savoir , je l' aurai pour vous : ce qui me manque de jeunesse et d' avenir , vous l' aurez pour moi . à quarante-trois ans , quand on a volontairement renoncé , on ne tente plus le sort . Nous serons véritablement un seul coeur , un même geste ... le voulez -vous ? ... avez -vous confiance , une confiance absolue , absolue , en moi ? ... * Omer * Héricourt tressaillit de joie . Que n' atteindrait -il pas , guidé de la sorte ? Il s' éblouissait à croire . - absolue ... une confiance absolue ... oh ! Oui , mon père ! ... il cria presque la réponse . Alors ses lèvres voulurent baiser les mains du maître , et se figèrent au treillis . D' instinct , toute sa chair en gratitude allait à la parole . - vous avez raison , car je vous aime très fortement ! - dit la voix qui frémissait d' émotion . - vous serez la face . Je serai l' esprit . Quelques minutes , ils ne parlèrent plus , suffoqués ... " la tiare ! La tiare ! ... un jour ! Sur ma tête ! ... " prévoyait la folie d' * Omer . La sécheresse de sa langue devint douloureuse . - mon fils , achevez votre confession . L' adolescent n' y songeait guère . Tout en poursuivant l' illusion de son apothéose future , il déclara ses péchés de gourmandise et de paresse . Alors s' évoqua l' image de la servante : il restait à dire la faiblesse . Maintenant , * Omer ne redoutait plus d' avouer à l' ami . Toute sa confiance était joyeuse . - mon père , j' ai péché par luxure aussi ... - ah ! ... comment ? ... seul ? - avec une servante . - avec une femme ! ... continuez ... il ne s' étonna qu' un instant de voir les mains s' abattre vers le treillage , et s' y crisper : les bras du prêtre devaient être las de la même posture qu' il gardait , immobile , depuis le début de cette longue confession . Simplement , * Omer conta l' aventure . Un soir , dans sa chambre , la servante lui avait porté de la tisane . Tout en bavardant , elle se dégrafait d' un geste machinal , parce qu' il était tard et qu' elle allait se mettre au lit . Sous le linge , à chaque geste , la gorge tremblait . Lui s' était ému . - et vous ne vous êtes pas détourné ? Siffla la voix . - non , mon père , - répondit -il piteusement . - comme je lui disais une injure , elle est venue me chatouiller dans mon lit , elle m' a menacé en riant , elle s' est penchée vers moi , et sa chair m' a effleuré ... - et vous n' avez pas chassé cette sale créature ? ... - je n' ai pas voulu l' humilier . ça lui aurait causé trop de peine ... - et votre ignoble curiosité , sans doute , votre convoitise y trouvaient leur satisfaction ? ... * Omer ne répliqua point . Cette brusque sévérité le surprit . La peccadille se transformait tout à coup en péché mortel . Quelle pénitence ennuyeuse lui infligerait le confesseur ! ... tant pis ! De sa nouvelle amitié , le disciple était enthousiaste ; auprès d' elle , et dans l' attente de la tiare , comment eussent compté les longueurs des psaumes à lire ? Le jésuite reprit : - et vous désiriez un abominable plaisir , n' est -ce pas ? ... oh ! ... et vous n' avez pas songé que vous aviez une âme à sauver ; un * Dieu pour qui vous deviez vous garder chaste ... , des maîtres qui vous chérissent ... et qu' un crime pareil désespère ... mais répondez donc ! ... mais répondez donc ! ... dites quelque chose ... rien , vous ne dites rien ? ... ça vous semble naturel d' avoir perdu votre candeur ... d' avoir souillé pour toujours votre innocence ... mais ... oh ! Oh ! La voix n' était plus qu' un hoquet de douleur et d' indignation . Les poings battirent le grillage . L' haleine passait avec la fureur des reproches par les losanges de la claire-voie . * Omer se tut , stupéfait . La voix frémissait en ordonnant : - dites tout , tout ... tout ... je veux tout savoir ... alors cette fille ... allons , parlez ... parlez ... elle s' est dévêtue , elle s' est couchée près de vous . Vous me devez la franchise , du moins , après ce qui a été promis tout à l' heure ... parlez donc ! ... - je ne sais plus ... , balbutiait l' effroi de l' enfant . - vous savez ... parlez . Je veux ... elle était nue , n' est -ce pas , nue comme une bête , comme une chienne ! Dites : comment était -elle . - elle n' était pas nue , rectifia piteusement le disciple . - alors comment ... ? Comment ? - elle m' a tiré des couvertures . Elle m' a mis sur ses genoux , elle m' a embrassé la bouche . - et vous que faisiez -vous ? Vous n' allez pas me faire accroire . - je l' embrassais . - vous touchiez sa chair , vous l' avez touchée ... ne mentez pas . Ne mentez pas ! - oui . - ah ! Je le savais bien , je le sentais bien ! ... mais vous ne comprenez pas votre infamie ? Vous ne comprenez donc rien ? ... allons , continuez ... achevez ... allez jusqu'au bout ... allez ... la voix poussait des " han " de forgeron à la tâche ... et soudain le visage du prêtre boucha le peu de jour , en se collant au treillis , pour connaître de plus près la détresse d' * Omer ... les boucles blondes tremblaient autour de la tête obscure . La respiration agitait le surplis par sursauts . * Omer pensa qu' il valait mieux finir . Il baissa les yeux , et , mille fois interrompu par les interjections , les injures même , il dit comment il avait eu très chaud aux joues , comment il s' était blotti davantage contre la chair brûlante de la fille , comment il avait senti , le long des jambes , la main lisser son vêtement de nuit , comment la servante avait dissimulé , par ce geste , une caresse sous laquelle il avait senti tous ses nerfs se tendre , tout son corps vibrer , tout son sang lui bousculer le coeur , et comment il avait caché la pudeur de sa volupté convulsive dans les bras de la servante qui le berça jusqu'à l' apaisement . Ensuite elle avait murmuré à son oreille qu' il ne fallait pas avoir honte , que cela prouvait au contraire qu' il était , à cette heure , un homme . Tout cela , les saccades de la voix le pressaient de le décrire . Elle l' assaillait de fureurs . - il ne fallait pas avoir honte ? ... ah ! Vraiment ... c' est trop de turpitude ! ... vous qui prétendez à la mitre , à la tiare , au gouvernement du monde ! ... ha ! Ha ! Vous ne pouvez , dès la première , dès la plus basse tentation , gouverner vos instincts , et vous prétendez à la domination sur les hommes ! Assez ! Assez donc ! ... allez demander l' absolution à un autre , vous m' entendez : à un autre ! Brutalement le grillage refermé se doubla . Tout fut opaque ... * Omer écouta reclaquer la porte du confessionnal , et les pas fuir sur la sonorité des dalles ... il ne comprenait pas . était -ce un tel crime d' avoir souffert les caresses d' une fille ? Le père * Anselme refusait l' absolution ! Il espéra quelques minutes le bruit qui annoncerait le retour du jésuite . Ce bruit ne se fit pas entendre . C' en était donc fait de cet avenir triomphal et , à l' instant , tout proche ? Il ne le pensait pas . Une colère subite avait dû momentanément égarer le père , qui reviendrait pour absoudre . L' oeuvre de gloire serait accomplie . Lentement * Omer s' achemina , par les corridors , vers l' étude , et revécut cent fois , devant le livre ouvert , tout le drame . Il ne s' expliquait plus rien , ni l' engouement du père * Anselme pour sa personne , à la suite de sa composition , ni cette fureur inconcevable . Le soir , un domestique lui remit ce billet : " monsieur , je ne puis , après mûres réflexions , accepter le devoir de diriger votre conscience . Ne comptez point sur moi et tenez pour un simple propos sans conséquence les projets téméraires que nous avions formés . * Anselme . " le père * Gladis consentit facilement à l' absolution , non pas avant de s' être fait conter par le menu tout cet épisode singulier . * Omer confia de même l' aventure à son cousin . * édouard déclama contre le péché . L' occasion d' une vie magnifique échappait à l' imprudent . Ah ! Si c' eût été lui , le favori du père ! Aucune femme ne l' eût persuadé de se perdre , ni * Vénus elle-même ! Le premier prix d' histoire échut au coupable . Ainsi se marquait mieux l' annulation de tous les propos que le jésuite et * Omer avaient tenus ensemble . Ainsi la rupture se marquait mieux , puisque le maître ne voulait même plus s' intéresser à l' élève en le punissant d' une imprudence . En août 1820 , comme aux étés précédents , deux lettres éplorées avertirent * Omer , huit jours avant les vacances , que ni son bisaïeul ni maman * Virginie ne pouvaient offrir à leur cher enfant le voyage de * Lorraine . Les réparations extrêmement coûteuses et nécessaires au château des ducs , endommagé par l' incendie en 1815 , absorbaient encore le principal des revenus . On en était réduit aux économies les plus sévères . Affaibli depuis son typhus de * Leipzig , le général * Lyrisse ne pouvait même pas songer à prendre sa retraite : il dirigeait les opérations de la remonte pour la cavalerie royale dans les villes de la * Loire , afin de toucher la solde entière , dont il envoyait une partie aux entrepreneurs . Les cinq cents francs qu' eût coûtés le déplacement du collégien , on les avait dû verser inopinément , avec d' autres sommes en réserve , pour satisfaire aux réclamations brutales d' un architecte créancier . C' était le domaine patrimonial d' * Omer qu' on garantissait ainsi de la ruine . Il le comprit , se consola facilement de passer les vacances aux moulins * Héricourt , bien qu' * émile * De * Praxi- * Blassans , admis enfin à * Saint- * Cyr , après deux échecs subis les années précédentes , pût rester seulement quelques jours chez * Mme * Cavrois , et dût emmener * édouard . Pour se rendre chez eux , les deux frères attendaient le retour dans * Paris de leurs parents qui faisaient , à * Carlsbad , une saison d' eaux , avec tous les diplomates de la sainte-alliance . Pendant la semaine que les cousins passèrent ensemble avant cette séparation , ils parcoururent les prairies que la * Scarpe sinueuse arrose , au bruit des blutoirs secoués , des meules écrasant le grain , des cascades sautant les vannes et ruisselant sur les grandes roues à godets . L' odeur des tanneries pénétrait le salon grisâtre où ils conversaient , le soir , entre les lambris fendus . Une salle basse luisait par ses lourds bahuts de chêne sculptés , ses vingt chandeliers de cuivre fourbi , les vieux fusils de chasse étincelant , aux rateliers des murailles , entre les poires à poudre , les sacs à plomb brodés , les filets des carnassières . * Caroline était tout le jour en courses dans son cabriolet boueux . Au cours de cette semaine d' adieux , * Omer laissa grandir encore son admiration pour l' aîné des * Praxi- * Blassans . Depuis longtemps déjà , * émile assumait les devoirs de l' abnégation militaire . Il était le plus exact et le plus discipliné . Ponctuellement , son père lui écrivait deux fois la semaine certains avis secs qu' il observait sans négligence . Il se tenait droit , ramenait ses cheveux en coup de vent comme l' enseignaient les gravures représentant les généraux de l' empire . Il étudiait avec scrupule les mathématiques , bien qu' il ressentît de la difficulté pour apprendre . Au collège , durant les récréations , il avait dû souvent recourir à * Dieudonné * Cavrois , ferré sur la matière : le gros garçon traçait , à l' aide d' une baguette , les figures , les nombres dans la poussière . " * Archimède conseille * Marius ! " disaient les pères , ravis que l' exemple du travail fût donné à la plèbe du collège par son aristocratie . * émile choyait , en * Omer , le fils de ce * Bernard * Héricourt , type de l' honneur . Il le respectait par dévotion à ce même idéal , et le défendait contre la jalousie d' * édouard qui répétait , au bout de toutes les discussions : - ce sera toi l' évêque ; toi , le pape ! ... alors ? ... et moi ? Moi , je ferai le ventru , dans un consulat de * Syrie ... , puisque mon père ne veut plus deux officiers dans la famille ... puisqu' il entend que nous soyons ses délégués dans les différents corps de l' état ... je ne connaîtrai donc ni la gloire des armes , ni le pouvoir sacré du prêtre ... c' est injuste . Es -tu plus digne que moi de coiffer la tiare ? ... tu n' en es pas digne . Le père * Anselme l' a dit ... tous les évêques doivent être dignes de coiffer la tiare , d' abord ! à mesure que leurs âges approchaient de l' époque virile , les ambitions travaillaient chacun et devenaient les motifs des propos . Seul , * Dieudonné * Cavrois ne formait pas de projets magnifiques . Il étudiait souvent la marche des pucerons sur les feuilles , mais parlait davantage de ripailles et de vins . Un gros menton lui poussait , allongeant sa large figure . Dès que l' on se moquait de sa graisse ou de sa gourmandise , il avait la riposte blessante . Rien ne l' empêchait alors de se souvenir à haute voix que , sans la fortune de la tante * Aurélie , le comte de * Praxi- * Blassans ferait encore le mouchard , sous prétexte de diplomatie , en parcourant les maisons de poste . Néanmoins , les fils du comte blâmaient la manie qu' avait le géomètre de puiser à la cuiller , dans l' assiette des voisins , la soupe ou le jus abondants , de mettre la main au compotier du dessert ornemental , avant le dernier service , ou de choisir , sans vergogne , le meilleur morceau en repoussant au fond du plat les parts moins belles , celles des autres . Aucune critique ne décourageait du reste ces entreprises . Il écrasait des fruits divers dans le vin ou le laitage de sa timbale : cela devenait alors semblable à un " vomissement d' ivrogne " , disait * édouard . Avalant la mixture dont un peu coulait sur son vaste menton et tachait de violâtre la serviette , * Dieudonné * Cavrois insultait paisiblement les censeurs , les invitait , pendant les vacances , à sortir des moulins * Héricourt , puisqu' il était chez lui , et , au collège , du réfectoire , puisque sa mère payait , aussi bien que les * Lyrisse ou les * Praxi- * Blassans , les quartiers de la pension . Puis il entonnait une des mille chansons à boire dont il possédait plusieurs recueils . * Caroline , d' ailleurs , se livrait elle-même , impudemment , aux plaisirs des gastronomes . Chaque fois qu' on servait une volaille , elle accaparait la carcasse . Après quelques essais d' en avoir la chair au moyen de la fourchette et du couteau , elle y renonçait pour saisir de ses doigts le bréchet encore juteux , le ronger . Ensuite elle fourrait son nez au centre du débris , arrachait , avec le pouce et l' index , des bribes qu' elle mâchait . Insoucieuse de la sauce qui coulait au long de ses doigts et barbouillait son large visage de chatte , elle s' acharnait à rompre les os entre ses mâchoires . Son ongle grattait la surface ; ses dents tiraient les bouts de chair . Les cousins * Praxi- * Blassans souriaient de cette goinfrerie flamande qui absorbait l' attention de la mère et du fils , qui paraissait l' essentiel de leur vie . à deux , ils composaient un menu , des heures . Ils étudiaient les recettes des livres culinaires . Ils demeuraient à la cuisine goûtant les coulis dans la cuiller à pot . Ils s' embrassaient à pleine bouche , si la servante n' avait rien gâté , pour se remercier affectueusement d' un tel bonheur . C' était la raison la plus claire de leur entente , de leurs sympathies réciproques . Telle crème exquise , savourée de compagnie , les raccommodait aussitôt , après les brouilles . * Dieudonné * Cavrois , comme il atteignait l' adolescence , raffina davantage leurs appétits . En somme garçon jovial , épais , rieur , il entrait presque toujours dans la salle basse , une bouteille poudreuse aux mains , et criait qu' on apportât des verres ; puis à tue-tête , il chantait : aux buveurs à trogne rouge il dit : " trinquons à grands coups . vous n' aimez pas le bourgogne ? de champagne enivrez -vous ! " tant que l' on pourra , larirette , on se damnera , larira ! tant qu' on le pourra , l' on trinquera ! quand les * Praxi- * Blassans furent à * Paris , * Omer demeura seul avec le bon vivant . Il apprit de lui plusieurs couplets , et s' enivra trois ou quatre fois , pour la gaieté de la tante * Caroline , qui riait fort , qui répétait : - je crois que mon jeune neveu se promène dans les vignes du seigneur ! ... mais il fut si malade , les lendemains , que la douleur des indigestions et des migraines l' assagit . Ne pouvant suffire aux innombrables obligations de sa richesse agricole et industrielle , * Mme * Cavrois pria l' oncle * Edme , alors à * Paris , de venir lui donner un coup de main vers le temps de la moisson . Elle avait toute confiance dans la probité du capitaine . Habitué au commandement , il savait rétablir la discipline parmi les contremaîtres et leurs ouvriers , contraindre les fermiers au paiement , hâter le travail . Il arriva . Tout aussitôt il décida d' enseigner l' équitation à ses neveux qui l' accompagneraient dans ses promenades de surveillance . La paresse de * Dieudonné refusa ces fatigues ; mais , en quinze jours , * Omer devint un cavalier médiocre . Trottant par les routes , il s' imagina souvent pareil à un templier ; car la science du bisaïeul continuait de lui parvenir en messages volumineux , commentés par le demi-solde . Le jardin riche en délices des haschischins , il alla le chercher sous la conduite de l' oncle dans un village écarté de la grand'route . Là se dressait une petite maison blanche . Ses contrevents verts eussent séduit * Jean- * Jacques , assurait le capitaine . Des tilleuls pâles ombrageaient les murs et les fenêtres , voilées à l' intérieur par des stores de nansouk à ganse rouge . Deux femmes , * Corinne et * Herminie , les reçurent dans la salle meublée d' une commode roide en acajou , d' un canapé et de chaises de paille , d' un sofa bleu , d' une gravure très large où , conduit par * Antigone , * Oedipe allait vers un paysage lugubre . Devant la porte ouverte , les jacinthes et les géraniums du jardin paradaient en tons éclatants . * Corinne , * Herminie étaient la veuve et la fille d' un lieutenant de la garde impériale tué à * Waterloo . Pieuses envers ce souvenir , elles ne refusaient pas un bon accueil aux braves de la grande armée ni à leurs amis . La fille de seize ans se plut aux galanteries de l' oncle . * Omer préférait les charmes de la veuve qui chantait , s' accompagnant avec grâce sur la guitare , les rimes de * Béranger : cent jours passés , un anglais sous sa voile voit , tout sanglant , tomber l' aigle abattu . le doigt de * Dieu vient d' éteindre une étoile ; n' espère enfin , peuple , qu' en ta vertu . l' étoile meurt , l' aigle tombe abattu . oh ! La douleur qu' elle exprima tragiquement ! Elle prolongeait le son des u , les yeux au ciel . L' âme d' * Omer comprit alors toute la magnificence du rêve impérialiste . Les colères héroïques du dragon vibraient en lui avec le son des cordes mélodieuses . Ensuite on causait . La jeune fille demanda ce qu' enseignaient les pères au collège et si le jeune homme se confessait fréquemment . Le capitaine se moqua des rites . Exclu du sacerdoce par le père * Anselme , * Omer * Héricourt inclina tout de suite vers les objections que l' oncle * Edme éleva contre les dogmes . * Herminie et * Corinne louèrent l' usage de cette philosophie . Vite , elles se révélèrent demoiselle friponne et mère passionnée . Nommant * Anacréon , * Horace , * Théocrite , elles n' épargnaient pas les citations de ces " grands hommes " . Elles en lurent aux pages d' un almanach . Dans le potager , au fond de la gloriette , * Herminie s' assit sur les genoux du capitaine . Bergère émoustillée montrant une jambe bien faite , et un petit sein maigre hors de sa robe d' organdi qui glissait de l' épaule , elle remontait , d' une menotte brunie par les travaux du jardin , gracieusement , les falbalas obstinés à choir . Les brides défaites de son bonnet blanc battaient autour des frisures . Elle roucoulait des romances polissonnes , en débouchant la bouteille . * Omer désira qu' elle lui fût caressante . Le sang fou bondit aux oreilles du collégien . Ses yeux se troublèrent . Il rit de la rougeur qu' on lui vit au visage . * Corinne savait par coeur les monologues de * Racine . Deux ou trois fois , pendant de courts voyages à * Paris , elle avait vu , dit -elle , jouer la tragédie au théâtre sis dans le palais du tribunat . Enveloppée de son écharpe et coiffée de son turban rose , elle imita les postures de l' actrice , * Mlle * Duchesnois . Pour un garçon de quatorze ans , elle ressuscita bien la passion littéraire d' une reine antique . Elle récita , modulant les alexandrins à la mesure de son organe grave : c' est moi qui sur ce fils chaste et respectueux osai jeter un oeil profane , incestueux . le ciel mit dans mon sein une flamme funeste . et , vraiment , elle contempla son admirateur comme s' il eût été * Hippolyte lui-même . Le collégien sentit chanceler ses jambes . Debout ainsi , belle , sa gorge épaisse et haletante soulevée dans ses mains , tout son visage accusait les destins logés sans doute au fronton de la pendule , petit temple grec que soutenaient quatre frêles colonnes d' albâtre , sous un globe , au loin , dans la chambre ouverte . Elle déclama : les dieux mêmes , les dieux , de l' * Olympe habitants , qui d' un bruit si terrible épouvantent les crimes , ont brûlé quelquefois de feux illégitimes ! de pareilles émotions poétiques justifiaient , aux yeux d' * Omer , son désir de cette grande femme brune dont les regards ne se refusèrent pas d' ailleurs à le deviner . Mais il n' osa les croire . Ses joues brûlaient . Il raisonna : puisque * Racine avait , par des accents illustres , excusé les fautes voluptueuses , l' oncle * Edme ne se trompait point . C' était une grandeur que d' aimer les joies naturelles . Or , à l' invite du capitaine qui lui baisait les épaules , * Herminie , tout en allongeant les tapes , n' hésita plus à glapir la romance de la cantharide . avec des oeillades vicieuses , elle plaignit le trépas de l' insecte pharmaceutique : meurs , il le faut , meurs , ô toi qui recèles des dons puissants à la volupté chers ; rends à l' amour tous les feux que tes ailes ont à ce * Dieu dérobés dans les airs ... devant l' oncle qui pesait la gorge de la jeune fille , * Omer se jugea bête . Par chance , la dame l' embrassa tout à coup . - ce petit est à ravir ! Dit -elle . Un parfum de chair musquée , un roulis de la gorge épaisse et demi-nue contre son torse le grisèrent . Il ne voyait plus qu' une femme trouble et vacillante ; elle disait : - il faut que je vous montre mes gravures . Elle tenait la main tremblante et qu' il fut honteux de sentir moite . Elle l' entraîna dans le salon . Quand ils y furent , la porte se referma bruyamment : farce du capitaine et d' * Herminie qui riaient . Leurs pas s' éloignèrent , en craquant sur le sable . * Omer resta stupide , souriant , près de la femme qui jetait son écharpe : - * Hyppolyte , je gage , n' était pas plus joli que vous : et * Phèdre eut bien raison de l' aimer ... venez voir ma chambre ... par ici ... j' ai le tableau pendu là ... tenez ... * Hyppolyte renversé , le pied retenu dans un char antique , allait mourir joliment , tandis que deux chevaux impétueux se cabraient au milieu de vagues rejaillies en gerbes . Le héros avait une chevelure noire et bouclée , des jambes où se marquaient tous les muscles . L' hôtesse avertit : - il y a un reflet , à cause de la fenêtre ... asseyons -nous . * Omer appréhenda qu' elle ne voulût en venir aux actes de luxure : le sang fut plus sonore dans ses oreilles ; puis il s' estima fou de songer à de pareilles choses . Il eût voulu cependant tâter la poitrine olivâtre : la chair émergeait du décolletage avec la respiration , puis sombrait à nouveau dans l' étoffe ... - avez -vous déjà sacrifié sur l' autel de l' amour , ô mon * Bel enfant ? ... laissez -moi vous embrasser ; vous voulez ? ... il tendit la joue , mais elle lui saisit les lèvres dans les siennes et les aspira . Comme elle ne bougeait plus , frissonnante et parfumée , il redouta l' enfer , et que toute sa vie ne fût déterminée de façon vile par le péché . " je suis l' apostat , si je ne me recule , se prêcha -t-il ; je souille dans l' ordure , à jamais , ma mitre et ma tiare ! " de la main qui n' entourait pas le cou de l' enfant , * Corinne repoussa des morceaux de musique ; ils tombèrent du sofa en se froissant . D' immenses rideaux de lampas jaune , flétri , descendaient d' une flèche à pomme de pin blanche ; ils formaient une tente presque close autour d' un lit invisible . * Corinne relâcha doucement son étreinte , et regarda longtemps * Omer . - comme vous avez chaud ! Murmura -t-elle . Ne serait -ce pas ... fièvre d' amour ? Il nia , par crainte qu' elle ne le punit d' une prétention insolente . - mon petit doigt me dit que si ! Reprit -elle . Elle appliqua doucement ses lèvres contre la bouche d' * Omer . Il tressaillit , osa , simulant l' inadvertance , effleurer l' enflure vivante de la gorge . - je veux couronner ta flamme , * Bel enfant ! - cria -t-elle aussitôt . Elle entraînait * Omer éperdu , muet , le sang tout sonore dans les oreilles , jusqu'au lit . Et elle le culbuta parmi les tentures abondantes de lampas jaune . Les paillasses craquèrent sous leur poids . Au retour , le capitaine expliquait à * Mme * Cavrois qu' il menait leur neveu chez une veuve éprise d' art et de philosophie . Un collégien n' apprendrait -il pas à mieux chérir les lettres , s' il constatait que les dames s' en servent pour le commerce de la plus charmante amitié ? Au nom de la veuve , la tante parut avoir ouï dire que cette réputation de belles-lettres était acquise à la maison des contrevents verts . Et le demi-solde compara * Corinne à * Mme * Du * Deffand , à * Mme * Geoffrin , à * Mme * Récamier , ensuite la fille à * Mlle * De * Lespinasse . Il ne tarissait pas en propos élogieux sur le bon genre de leur salon et l' élégance de leurs manières . Ce qui rendit * Omer fort malheureux à table . Pour donner le change sur la cause de son rire , il lui fallut tout à coup montrer l' un des chats griffant les tapisseries du coffre à bois , l' autre menaçant , sur le vaisselier , l' équilibre des porcelaines peintes . Ces jeux d' esprit le débarrassèrent de tout scrupule . Rien ne lui sembla désormais pire que la moquerie du capitaine . Mieux valait la perte de tous les espoirs ambitieux . à cet homme de volonté ferme , jamais hésitante , * Omer remit , vers cette heure -là , le sort entier de son être . Et l' oncle * Edme ne dédaigna rien . Il mêla leurs deux vies . Dès l' aube , il enfonçait la porte et claironnait le bouteselle dans la figure du dormeur ; il tirait les couvertures , ouvrait la fenêtre à deux battants , versait l' eau du broc dans la cuvette , calmait , en sifflant à la croisée , les deux chevaux qu' on sellait en bas pour eux . Si le collégien retombait au sommeil , il le prenait à bras le corps , le mettait debout au milieu du carreau , en jurant contre le " satané conscrit " ! - ah ! Ton père , quel luron , lui ! ... quel cavalier ! ... tu vas faire en sorte de ne plus sauter en selle comme une grenouille sur un rat d' eau . Morbleu ! ... quand on a du compas , sapristi ! On serre les genoux sur la sangle ... au galop , graine de jésuite ! ... enfile -moi ta culotte ... tu cherches ta cravate , aveugle ? ... tiens , voilà ton fourniment ... tu me rappelles * Onésime * Loublard , adjudant-major aux chevau-légers polonais ... un endormi , comme toi ... à * Ligny ... , quand nous avons rencontré les housards de la sainte-alliance ... le diable t' emporte , tu ne sais pas encore entrer dans une paire de bottes ! Attrape les tirants ... mais non , apprenti ! Ah ! ... ne fais pas ta moue de femme enceinte ... je te conduis chez des créatures charmantes . En deux petites lieues au trot des poulets , on arrive . Maison blanche . Volets verts . Allée de tilleuls . Et deux paires d' oeillades ! Je te connais , mon gaillard ... , tu en oublies de dire ton bénédicité ! ... ah ! Voilà le cognac ! ... avale -moi ça bien chaud ! ... avant la sortie , souvent , il se plut à prendre dans le placard du vestibule un casque d' ordonnance qu' il plantait sur la tête d' * Omer . - voilà ! ... tourne à la lumière que je te contemple . De profil , c' est bien ton père ... ton nez coupe le vent comme le sien . De face , tu me rappelles le vieil * Héricourt , le peseur d' or . Tu ne l' as pas connu . Ah ! Quel ours ! Mais , mon garçon , c' est lui qui , du temps de la révolution , a mis debout toute la boutique des moulins ... ah ! Lui et * Caroline ! Les bonnes têtes de flamands ! ... remets le casque dans le placard ! ... il y avait au 23e , pendant la campagne d' * Austerlitz , un certain capitaine * Corbehem ... , autre tête de flamand , qui étudiait la fabrication de la bière , durant les haltes dans les villes bavaroises ; et il écrivait là-dessus de longues lettres à son cousin , qui niche dans une tour en ruine du côté de * Montchipreux . Le cousin a fondé des brasseries à la mode allemande par toute la province , depuis quinze ans . Et il empile les sacs d' écus ! ... as -tu fermé la porte ? Ce gros * Corbehem ... ne prends pas la crinière si haut , imbécile ! ... aïe donc , lourdeau ! ... et ta rêne gauche ? Ne tire pas sur le filet ... eh bien ! Tu les arranges en compote les bouches de tes palefrois ! ... veux -tu rendre la main ? ... tu scies du filet , je te dis ! L' éperon en dehors ! ... la parole du demi-solde était ainsi , confuse , véhémente et perpétuelle . Sans doute elle abasourdissait les deux lévriers à poil ras et jaunâtre , de race polonaise , qu' il avait ramenés depuis * Grodno . Mélancoliques et fins , ils trottinaient derrière les chevaux de chasse . Car le capitaine courut à tout propos le lièvre , dès que les moissons abattues livrèrent aux veneurs les éteules blondes . Un soir , comme ils pénétraient , au retour , dans un village voisin de * Sainte- * Catherine , ils avisèrent deux souliers d' ecclésiastique abandonnés au seuil d' une petite maison . Les boucles d' argent luisaient . En groupe de malveillance , pâles , indignées , l' écume sur les lèvres , des femmes aux bonnets de toile serrant leurs faces terreuses et joufflues , des hommes narquois en blouses courtes , gesticulaient et vociféraient contre un roulier qui frappait de son fouet à la porte , et qui menaça : - si tu n' ouvres pas , * Sophie , j' enfonce la baraque et j' assomme tout ... as -tu compris ? ... on ne répondit pas . Le roulier revint vers ses chevaux , attacha les guides au siège de l' énorme véhicule tout bossué sous la bâche . Mais les paysannes répétèrent : - tu ne vas pas troubler le sacrement , peut-être ? - * Nenni , que tu ne rentreras pas ! - hé ! Sot ! Tu peux pas laisser t' nièce à la pénitence sans braire , toudis comme baudet ? - c' est -y pas un malheur d' insulter le prêtre de celui qu' est mort sur la croix ! - quand l' curé y met ses souliers à t' porte , tu n' dois pas rentrer chez ti ! Voilà ! - voilà ! - tu n' rentreras pas , que j' te dis ! - demi-tour ! - hurla l' autre , faisant tête à la meute . Sa voix fut celle d' un sergent qui commande à la troupe . Son geste fit claquer le fouet par-dessus les têtes ; les femmes geignirent . Curieux , * Omer et l' oncle * Edme arrêtèrent leurs chevaux ; ils interrogeaient du regard . - c' est un sauvage ! - répondit une vieille qui fourra ses mains dans les manches du caraco . - il veut se mêler de la confession de s' nièce et y dit des menteries de païen à faire pleurer la sainte vierge , quoi ! ... si on peut prétendre ! ... un prêtre de * Jésus ! - allez , monsieur , ayez pas peur , on fera respecter le sacrement . On n' est pas des hurons , par ici ! - eh bien , mes cocos , si ça vous amuse de laisser vos filles enfermées avec un tondu ... quant à moi ! ... et le roulier , le fouet en l' air , regagna sa porte . - d' abord , glapit la vieille , un prêtre n' est pas un homme , c' est l' image de not'seigneur ! - et faites un mollet attention de ne pas y dire des blasphèmes , brigand de * Napoléon , hein ? - brigand de * Napoléon ! - va -t'en retrouver le mangeur d' hommes , pillard d' églises ! - régicide ! - aide -moi , * Jean , on va le mener chez m . Le maire . - viens -y donc ! Arrive me toucher , si tu peux , cagot ! Le roulier se planta devant sa maison , la menace au bout du poing tendu . Les deux cavaliers virent mieux sa figure et ses favoris gris en forme de crosses de pistolets , sa moustache rasée autour de la lèvre sèche . Il gesticulait avec deux mains striées de cicatrices . Un vieux manteau de cavalerie , rapiécé , augmenté d' une fourrure rousse , enveloppait sa haute stature , jusqu'aux oreilles couvertes d' un chapeau de cuir et ornées d' anneaux . Dans la porte soudain ouverte , parut le prêtre averti par le tumulte : - donne mes souliers , * Grégoire ! - ordonna -t-il au roulier , qui le toisa . à genoux déjà , une dévote chaussait le vicaire , fébrilement . Il la bénissait . - mes amis , - ajouta -t-il , - allons prier pour les malheureux dont * Jésus a dit : " ils ne savent pas ce qu' ils font ! ... " l' approbation d' un murmure unanime salua cette parole évangélique . On hua le soupçonneux qui , les bras croisés brava les gens . - t' as de la chance que l' abbé ne veuille pas : on t' enverrait à la justice pour tes méchantes paroles , brigand de la * Loire ! - cria la rage d' un garçon qui s' éloignait avec les rustres confondus autour du vicaire . Le vent gonflait leurs blouses grises et pareilles . Le roulier appela : " * Sophie ! " la fille lentement vint au seuil , un bras parant d' avance les taloches . Lestement il la fit tourner sur elle-même , et lui appliqua la botte au bas des reins dans la masse des jupons bruns : - va le dire à la sainte-vierge . muette , l' enfant disparut , les pas étouffés par les gros bas de laine sans bottines . Cessant de la regarder l' homme grommela contre les paysans serviles qui marchaient derrière le confesseur . Toutes les têtes en bonnets blancs des femmes se penchaient vers la parole sainte ; leurs jambes noires trottaient vite sous leurs cotillons sombres . Mais le bougon remarqua les deux promeneurs . Avant de remettre leurs chevaux en marche , ils sifflaient les chiens musardant . - sales kaiserlicks ! Esclaves des tyrans ! - grogna -t-il pour être entendu . L' oncle * Edme l' encouragea du sourire . - dire qu' on s' est battu quinze ans dans toute l' * Europe , pour subir que ça vienne dans vos maisons soutirer l' argent des filles et les engrosser en leur faisant peur avec le diable ... peuh ! - une prise , camarade ? - offrit le capitaine , qui tira de sa poche une tabatière ronde . Quelques reliefs , peu visibles entre les veines du bois , dessinaient pourtant la silhouette légèrement renflée de la redingote grise , du petit chapeau , du grenadier croisant la baïonnette ; seule manquait la légende : " quand bien même que vous seriez le petit caporal en personne , que vous ne passeriez pas ! " le voiturier examina l' image et cligna d' un oeil . - grenadier à cheval ? Demanda le capitaine . Le vieux soldat fit le salut militaire au portrait impérial de la boîte . - moi , j' étais capitaine au 23e dragons , - dit * M. * Lyrisse . - en demi-solde , à présent , pour n' avoir pas voulu saluer le drapeau blanc devant les escadrons d' * Eckmühl . Et toi ? - la garde , mon capitaine : 3e du III . Brigadier * Grégoire . - je t' ai reconnu à tes boucles d' oreilles . Parions que tu les portais à * Waterloo . - vilaine date ! Ah ! Les habits rouges nous ont décousus , une fois pour toutes ... couic ! ... - patience ! On prendra sa revanche ... attends ça . - v'là cinq ans que tous attendent . Les bourbons font dire par les curés qu' il est sur une île ... et son petit jeune , quoi qu' il arrange donc en * Autriche ? - compte sur lui , tout se prépare ... es -tu à l' ordre ? ... - suffit ! Ayant examiné si personne ne les pouvait apercevoir , le grenadier posa le pied gauche en avant , replia le bras gauche en l' air , et plaça la main droite dans le coude . Immobile , il demeura dans l' attitude symbolique révélant son affiliation . - quel âge ? - trois ans à l' orient de * Douai : la loge des amis-réunis . - et tu ne demandes pas une augmentation de salaire ? Il faut la demander . Viens demain en visiteur à l' orient d' * Arras . Tu connais l' adresse ? - oui . - tu viendras , frère . Les enfants de la veuve s' appellent dans toutes les vallées . - je viendrai , sûrement . J' ai des frères clients par ici . - et le commerce ? - ça va . Je mène du savon , de la chandelle , des épices , des pièces de tulle , de la chaudronnerie , depuis * Lille jusqu'à * Arras . Je rapporte de la farine et des cuirs ... bah ! On marche comme au bon temps . J' ai toujours huit chevaux , comme dans mon peloton ( il montrait l' attelage ) . Sur la route , je connais des frères , des anciens , ceux de la loge gloire militaire et ceux de la loge saint- * Napoléon . on boit ensemble à la santé de l' autre ! On se rappelle les coups de chien ... à * Roeux , ma femme tient une bonne petite épicerie . - des enfants ? - pas cette pimpèche qui se frotte aux curés ! ... je venais la voir en passant ... comme tuteur , quoi ? C' est ma nièce . Mais j' ai deux garçons à moi ... hé ! Les voilà sur onze et douze ans ... c' est déjà des ratapoils qui vous crient : " vive l' empereur ! " au dos du sacristain . - bravo , mon vieux ! ... alors , tu te rappelleras : le capitaine * Lyrisse ... - sûr ! ... à l' orient d' * Arras , demain ... mon capitaine ! Par jeu , il prolongea le signe maçonnique de la batterie d' allégresse , vraiment heureux de la rencontre . L' oncle * Edme répéta le signe ; et l' on prit congé du vétéran , qui s' en fut dételer ses bêtes . Les cavaliers sortirent du bourg . * Omer admira le major enchanté de son apostolat sur la route , et très droit dans l' habit feuille morte à boutons d' acier : les muscles de ses cuisses bosselaient la culotte de daim gris jusqu'aux bottes à l' écuyère . - qu' en penses -tu , mon petit ? ... on les rencontre sur tous les chemins . Ils n' oublient pas ... et au nez de la congrégation , parbleu ! ... c' est admirable , hein ? Malin , il releva sa forte tête vivante à l' ombre du haut chapeau de castor ébouriffé . Ses yeux escrimeurs fouillaient tout . Ses cheveux gris en coup de vent ondulaient contre les tempes . Son poing serré tapa l' air . - hein ? Ce curé qui place ses souliers en planton à la porte du prochain , pour qu' on lui f ... la paix , pendant qu' il soutire l' argent des filles avant de les trousser ! ... et tous ces bigots qui supportent ça ! Hein ? ... qu' est -ce que tu en penses , toi , graine de jésuite ? * Omer * Héricourt n' avait pas le loisir d' une réflexion . L' ardent esprit de l' oncle racontait , à la fois , une algarade des guerres , critiquait méticuleusement les fautes d' équitation , louait ce martyr de * Louvel qui avait , l' hiver précédent , " exécuté " sur les marches de l' opéra le duc de * Berry , pour venger enfin les assassinats royalistes du maréchal * Brune , de * Labédoyère , " le jeune et vaillant héros " , du maréchal * Ney , " la gloire de la * France " , des jumeaux * Faucher , guillotinés à * La * Réole après que les brigands de la terreur blanche eurent épouvanté la région : aucun avocat n' avait osé les défendre devant le conseil de guerre . Le capitaine * Lyrisse criait ses indignations aux moineaux des peupliers , aux coucous des bocages , à l' étendue de la campagne où peinaient , pacifiques et bestiales , de lourdes paysannes en courtes jupes d' indienne et en bavolets . Car il revenait de loin , après de longs voyages aventureux . D' abord accouru de * Paris , il avait franchi la frontière des * Pyrénées à l' annonce de la marche du général * Riego conduisant , depuis * Cadix jusqu'à * Malaga et vers les * Castilles , la révolte de ses soldats : ils ne voulaient point aller , sur les vaisseaux de l' inquisition , disputer aux mexicains une indépendance toute neuve . En mars , dès l' heure où l' * Aragon , la * Navarre et la * Catalogne répondaient aux proclamations républicaines des libéraux espagnols et des philadelphes français , le capitaine , entré dans * Madrid avec les proscrits du général * Mina , avait contraint * Ferdinand * VII à jurer la constitution de la jeune * Europe . - tu comprends , petit , c' était moi qui avais appris les idées de la révolution à * Riego * Y * Nunez lorsqu' il était , vers 1810 , prisonnier dans ma garnison . Les dragons l' avaient capturé au temps où il se battait contre nous , pendant la première guerre d' * Espagne , et mon colonel m' avait recommandé l' hidalgo . Je ne peux pas marchander mon aide à un pareil élève , qui soulève l' * Espagne à lui tout seul , à peine réinstallé dans le pays des castagnettes ... toi aussi , tu agirais comme ça , je suppose ? ... hein ? Les jésuites ne t' ont pas encore enlevé le sens de l' honneur , sacrebleu ! Le dragon étonnait son neveu par cette vigueur toujours prête que n' avaient point lassée le séjour dans les casemates de * Grodno , ni cinq ans de vie civile , d' ailleurs animée par de pareils voyages . En juillet , suivant les carbonari du général * Pepe , il avait encore forcé le * Bourbon de * Naples à reconnaître la même constitution libérale . Sans fin , il racontait ses exploits , avec les accents d' une verve enthousiaste . Surpris de retrouver un * Omer presque jeune homme , aux joues déjà duveteuses , aux grandes jambes cavalières , il ne le quittait plus . Ces récits véhéments de l' oncle formaient un poème épique plein d' actions géantes et de héros farceurs . à leur exemple , déjà , se tenir sur un cheval enorgueillissait infiniment le collégien . Il dominait la plaine . Il sautait audacieusement l' obstacle . Il recevait le salut respectueux du piéton courbé sous la besace , celui du charretier écartant l' attelage à colliers sonores et monumentaux . Dès le seuil des fermes , les filles le désiraient , parfois lui souriaient avant que de s' enfuir , confuses de leur instinct . Encore qu' il refusât de l' avouer à sa conscience même , les paillardises formaient la meilleure part du plaisir goûté en compagnie de l' oncle . Il écoutait ses diatribes contre les * Bourbons , et il feignait d' y souscrire parce que le capitaine récompensait les approbations en l' emmenant partout , du matin au soir . Au reste , le père * Anselme et son mépris fantasque avaient profondément ulcéré l' amour-propre du jeune garçon . L' avoir élevé si proche de ce qu' ils croyaient un but sublime , pour le chasser ensuite comme un faquin de l' intimité offerte , c' était un outrage gratuit et qu' * Omer attribuait moins à la vertu ombrageuse du jésuite qu' à ses désirs de domination liturgique , à sa morgue insolente . Sans doute , le père * Anselme avait imaginé tout le drame de la cellule et du confessionnal afin d' humilier le disciple dans ses jeunes ambitions . Ces moeurs étaient habituelles aux fils de saint * Ignace . * édouard * De * Praxi- * Blassans avait interprété de la sorte , après réflexion , la conduite extravagante du père . Aussi le neveu du capitaine * Lyrisse ne réfuta guère les raisonnements qui démontraient les crimes de la congrégation , maîtresse aux tuileries depuis l' attentat de * Louvel , et depuis la retraite , exigée par elle , du ministère * Decazes . Jésuites et ultras travaillaient efficacement à détruire l' esprit de la charte , à falsifier la loi . * Omer gardait à ce grand mot une dévotion parfaite . Les leçons du bisaïeul et les propos du général l' avaient instruit à ne rien mettre au-dessus du contrat social . Il en avait toujours su la lettre , s' il en approfondissait peu l' esprit . L' évidence des intentions criminelles attribuées aux jésuites par la grandiloquence du capitaine le confirma dans les mauvaises opinions que ses cousins et lui , naguère , échangeaient . Il lui plut d' avoir été en butte au mépris de gens qui méconnaissaient cyniquement leurs devoirs envers l' homme libre . Un matin , avec complaisance , il écoutait son oncle commenter de la pire façon l' incident qui avait mis aux prises le curé de village et le vieux soldat découvrant au seuil de sa nièce les souliers ecclésiastiques . Certes l' arrogance des prêtres devenait insoutenable . Le neveu rapporta les discours du père * Anselme . Quelque peu déformés , ils déclaraient le roi soumis définitivement à la compagnie de * Jésus . Cette révélation fit arrêter net , d' un coup de bride , le cheval du capitaine . * Omer , excité par un tel succès , dénonça le dessein du général de l' ordre . On invitait les pères à recruter , entre leurs élèves , des fils de famille capables de lutter pour la suprématie de l' église . Le demi-solde poussa vingt exclamations de rage . Alors , ses craintes se vérifiaient ! En imputant la mort du duc de * Berry aux suggestions des gazettes libérales , la malice des ultras avait obtenu de la chambre le vote des lois qui suspendaient la liberté individuelle et la liberté de la presse ; d' autres réservaient la faculté électorale à douze ou treize mille gros propriétaires , facilement maniables sous la menace de dispositions gouvernementales qui léseraient les innombrables intérêts de telles fortunes ... et c' était pour en venir là ! ... le dragon s' exaltait . Pêle-mêle , il apprit au jeune homme les charges de cavalerie qui avaient , au mois de juin , ensanglanté * Paris , le meurtre de l' étudiant tué par un garde du corps pour avoir crié : " vive la charte ! " devant la chambre , au moment où des officiers royalistes en civil assaillaient de leurs gourdins les députés de la gauche , et , jusque dans sa chaise à porteurs , le pauvre marquis de * Chauvelin , défenseur impotent des droits nationaux ... eh bien ! Les officiers de * Napoléon ressusciteraient la foi révolutionnaire des troupes ! Secondées à * Paris par le peuple des faubourgs saint- * Antoine et saint- * Marceau , en province par les jacobins des villes et les vétérans des campagnes , elles abaisseraient les suppôts de l' inquisition , comme ils venaient d' être abaissés , en * Espagne , par * Quiroga et * Riego , à * Naples par les carbonari du général * Pepe . On forcerait * Louis * XVIII à jurer clairement le maintien de la constitution , comme on y avait forcé * Ferdinand * VII et * Ferdinand * Ier . Les bonapartistes montreraient aux ultras que la nation ne tolérait pas l' hypocrisie des émigrés proclamant : " la charte a consacré la contre-révolution ! " - sais -tu , mon petit , qu' à la veille de l' entrée du roi par la porte saint- * Denis , le tzar lui fit tenir ce billet à * Saint- * Ouen : " si la constitution qu' a rédigée le sénat n' est pas reconnue , on n' entrera pas demain à * Paris ... " hein ? ... quand on est revenu honteusement au milieu de la patrie en deuil , dans les fourgons de l' étranger , on respecte du moins les pactes signés avec l' ennemi ! ... qu' en penses -tu ? ... hein ? On respecte la loi qu' il vous a donnée , d' accord avec les vaincus ! * Omer se flattait d' être en paroles , au moins , traité comme un égal . Il essaya de tout comprendre . Bien différentes paraissaient à son égard la confiance loyale du capitaine et les allures despotiques des jésuites . L' oncle lui parlait comme il l' eût fait au colonel * Héricourt . Il ne distinguait pas le père du fils , sinon pour enseigner à celui -ci les principes de l' équitation . Dans les auberges , il présentait l' adolescent avec des louanges adressées aux exploits du mort . Maintenant grossis du ventre , et le visage mou , les yeux trop petits dans des faces trop larges , et des favoris gris cachant l' ampleur mûre des joues , les demi-soldes n' en étaient pas moins les héros extraordinaires de la victoire . Ils recevaient l' enfant comme un vieux compagnon de leur grandeur , capable d' entendre les redites glorieuses avec une attention neuve . De son importance imprévue * Omer remerciait , au fond du coeur , cet oncle admirable . Celui -là , d' abord , avait accompli tout ce que narraient les autres . * Ulm , * Austerlitz , * Iéna , * Wagram , * Borodino ; ce n' étaient pas seulement des noms pour * Edme * Lyrisse , c' étaient les heures pathétiques de sa vie . Et il ne s' en montrait pas moins charmant camarade . Il ignorait la morgue du comte de * Praxi- * Blassans , la sévérité bienveillante de son père , le général * Lyrisse , les dédains du colonel * Augustin * Héricourt envers les petits , et même les impatiences séniles du bisaïeul . Bourru , mais rieur , il admettait entière la joie de vivre . Or , la carnassière au dos , le fusil en sautoir , et inébranlable sur l' alezan délicat , il chevauchait là , satisfait du neveu devenu , en quelques jours , tel que son âme . * Omer * Héricourt ne désirait rien de mieux que ce beau suffrage . Il aima plus encore sa jument * Fly . N' était -il pas cavalier de même , dragon futur , peut-être ? Il se passionna pour la chasse . - sois fort , petit ... sois fort . Il y a de grandes choses à l' horizon , disait * Edme * Lyrisse , un matin ... et toi aussi , tu pourras , si tu veux ... hé , là ! * Pyrame , l' épagneul , commença de quêter , la queue battante ; bientôt sa recherche fut plus vive ; les chasseurs empoignèrent leurs fusils . * Pyrame s' aplatit , le museau tendu , les yeux fixes . Le neveu arrêta son cheval , et palpita , l' expiration retenue . Un bond roux jaillit du trèfle . Vers le lièvre qui détalait , vers sa queue blanche , la mire du fusil , point noir , dansa devant l' oeil anxieux de viser juste . * Omer voulut ne presser que lentement la détente . Mais voir fuir l' énerva . Les choses se brouillèrent . La secousse de la décharge ébranla son épaule , l' étourdit , enfuma tout ... quand il revit clair , emporté par son cheval , le lièvre diabolique s' évertuait au loin dans les champs . Ayant rabattu leurs oreilles les lévriers partirent . Ils ne furent aussitôt que deux mouvements rapides , gris , serpentant , déjà lointains . Comme l' oncle , l' enfant éperonna son anglaise . Elle prit son petit galop coutumier . Le lièvre disparaissait derrière les touffes , ressurgissait au relèvement du terrain , devant les corps pointus des chiens . Sa monture enleva par-dessus le fossé le veneur qui retomba durement sur la selle , fut jeté à droite par l' écart subit , à la vue d' une pierre blanche . Il tâcha de reprendre l' aplomb , mais * Fly lui imposa les péripéties d' une épreuve . Elle galopait obliquement au sol , acharnée pour rejoindre l' alezan du capitaine qui gagnait toujours de l' avance . * Omer s' assura que la jument l' enverrait encore de la crinière au troussequin s' il ne s' affermissait davantage . Deux doigts glissés entre l' arçon et le garrot le maintinrent . Sans rien voir de la chasse , le cavalier serra les jambes , retrouva peu à peu l' assiette . Et il goûta tout le plaisir . L' air fouettant ses joues y mit la fraîcheur du ciel vers quoi rayonnait la campagne blonde par ses éteules , verte et grise par ses prairies . Silhouettes vaporeuses , les vergers des villages ceignaient la riche terre de l' * Artois . Communier à cela , toute fraîcheur et toute fécondité grisa l' âme du jeune homme . Il aima l' ondulation des pentes , le labeur du paysan qui encerclait l' attelage dans le claquement du fouet , les crêtes sous les buissons lançant les essors des fauvettes , les jachères couvertes de fumure sèche , les meules de l' an passé grosses comme des tours , la route lointaine où roulait la poussière enveloppant la rapidité de la diligence . Il aima la lumière changeante sur les frissons des hauts peupliers . Ce fut longtemps ainsi . Le lièvre diabolique s' évertuait . Plusieurs fois des crochets de sa course trompèrent la poursuite , lorsque les chiens l' allaient mordre . Emportés par bonds , ceux -ci passaient encore par-devant , tandis que lui , brusquement , se dérobait , de droite , puis de gauche . Les oreilles tendues des levriers , les pointes des museaux , l' ouïe et le flair quêtaient . Vite , les corps sinueux se dardaient entraînant leurs longues queues raidies , vers la fuite du but vivant . à leur suite s' obstinaient les chevaux , membres d' une même convoitise haletante et rageuse , orgueil qui veut la proie , malgré le vent aux visages , malgré les claques de la selle , et l' infini des prés . Grâce à la ruse des doigts dans l' arçon , * Omer ne savait même plus la malice de la jument . N' était -il pas centaure au gré de quatre jambes qui soulevaient la terre en jets ? D' où venait cette joie de sentir les mouvements d' une force l' entraîner ? Oh ! Son père avait ainsi frappé l' * Europe du galop du cheval . Il s' était grisé de même . Et le fils évoqua l' homme aux yeux durs , de qui les grands pas traversaient les pièces . Les mains derrière le dos de son habit vert , il semblait mélancolique , au coin du feu ; ou bien , il se tenait si droit les jours de fête qu' on aurait dit une statue de la sévérité . Relues , les lettres écrites au bivouac , étaient soucieuses , pleines d' orgueil , attendries parfois en faveur de la tante * Aurélie , à qui toujours le soldat demandait les conseils par l' entremise de sa femme . " ma mère " , pensa le jeune homme . Il l' entrevit dans le temps , toute jeune et vaniteuse pour sa tournure indolente en robe blanche jusqu'à la cheville sous quoi passaient les rubans grecs de l' escarpin . Pourquoi s' être séparés elle et lui , pourquoi le collège ? C' était la loi ! Et tout à coup , comme il sentait * Fly docile ; une phrase du p . * Anselme lui revint à l' esprit : " aveuglement les brutes suivent l' instinct ; la raison humaine sait les maximes qui résument l' expérience des ancêtres . C' est la loi ! Consécration de forces manifestes qu' il importe de respecter sous peine de folie ! ... " alors l' enfant se rappela les paragraphes du précis d' équitation . Soigneux de conformer ses actes aux préceptes bien que cela fut difficile , il ôta ses doigts de l' arçon , lâcha la selle . Il fut aussitôt lancé , bousculé , mais ne céda point à la tentation d' utiliser l' unique subterfuge qui lui épargnât les craintes de chute . Il ne devait pas . C' était la règle . * Fly sauta une bordure d' épines , et galopa vivement . * Omer pencha . La selle le fessait . Les deux poings et les rênes heurtèrent les crins de l' encolure . Il se rejeta en arrière , oscilla . La peur de se voir à terre , roulé dans la luzerne , le crâne fendu par le fer d' un sabot , ne le persuada point cependant de recourir à sa ruse ordinaire , ni à l' arrêt de la bête . Il fallait courir . Il fallait , parce que l' homme doit surmonter la crainte : telle est la loi du courage que l' oncle prêchait , et pour quoi le père était mort . Donc * Omer ne glisserait pas l' index même sous l' arçon . Le cavalier ne violerait pas le précepte d' équitation . La science acquise l' emporterait sur les conseils de la peur ; dût -il périr le front immédiatement ouvert par le pied de la jument , il respecterait la loi . Les trèfles et les luzernes filaient sous le galop malin de la bête ; le vertige étourdissait les oreilles , cerclait la tête , noyait les mains de sueur . Un instant * Omer fut presque le maître de la course . Il retombait au même centre de la selle ; et ses pieds ne quittèrent plus la base de l' étrier . Alors il put voir la plaine , le double bond des levriers qui se séparèrent aussitôt , l' un coupant à toute vitesse la route courbe du gibier , tandis que l' autre restait aux trousses . Le premier fondit sur le lièvre qui parut en l' air projeté en boule roussâtre . Elle fut reçue dans la gueule du second jailli vers la proie . Un cri pleura , comme d' un enfant , jusqu'à l' impassibilité de la plaine et du ciel . En même temps , une haie surgit . Par-dessus la tête de la jument qui d' un coup de reins se hissait dans le vide , * Omer fut dardé ; sa tête choqua la terre , où il rebondit , entre des cailloux cinglants . Pour répondre aux gestes du capitaine il se releva . Là-bas , * Fly se ruait , parce que le fer des étriers la piquait aux flancs . Le jeune homme constata la déchirure de son habit et les érosions de ses paumes . La terre chancelait encore sous lui . Furieux , il serra les poings , et voulut rattraper l' animal . Mais une douleur naissait au genou . Il préféra ramasser sa casquette dont il brossa machinalement le velours avec le coude . L' épaule aussi le fit souffrir d' une onde dure qui convulsait les muscles . Sa maladresse l' indignait davantage . Il ne saurait donc jamais se tenir à cheval , malgré tant de soins pour observer les maximes équestres . L' oncle ramena la jument assagie . " rien de cassé ? " cria -t-il , goguenard . Au signe négatif d' * Omer , il commença les blâmes . De par l' habitude ancienne du commandement , le capitaine démentait les affirmations du conscrit ... - tu ne sais pas ce que c' est qu' un cheval ! Tu n' as pas voulu m' écouter . Je t' avais dit qu' elle avait trop de sang pour toi ... je te connais va ! Le jeune homme bouda . Cela précisément l' exaspérait qu' un texte ne pût dompter tout . Alors si les préceptes d' équitation étaient douteux il ne fallait pas les écrire , les réduire en paragraphes , les présenter comme des lois . Remis en selle , il éperonna furieusement . La chasse reprit au galop . Un autre lièvre fut levé . Silencieux , l' enfant agitait le problème de comprendre pourquoi s' accrocher à l' arçon par les doigts gauches , étant la seule manière qui lui permît de ne pas vider les étriers , toutes les méthodes s' obstinaient à l' interdire . Il se proposa de convertir les écuyers à cette façon d' équilibre . Il prétendit imposer aux militaires mêmes la mode de monter ainsi avec plus de sécurité et d' assiette . Et sans fin il ergota . Vraiment on eût dit que le lièvre prétendait revoir tous les domaines des hommes qui fertilisent la région , afin de fournir les grains des épis et les têtes d' oeillette aux blutoirs de la tante * Caroline . Plusieurs fois il courut à la rivière , passa même entre les jambes des chevaux de hâlage qui tiraient le chaland bord à bord , et tout noir du charbon intérieur . Il mena les cavaliers vers les forges de * Saint- * Laurent brasillantes , là-bas : des gnomes demi-nus y retournent des blocs de feu au moyen de longs crocs rougis ; et les reflets des grandes flammes dansent à la surface de la * Scarpe . Elles imposent une aurore boréale à chaque nuit . Les horizons changèrent . La lumière du ciel s' atténua . Les verdures s' assombrissaient . Le pays défilait . Tout l' * Artois circulaire , ses escadres de corneilles croassantes , ses crissolements d' alouettes au ciel , ses villages de chaux vive et de briques roses , ses rideaux de peupliers maigres . * Omer * Héricourt sentait l' humus en travail pour la seule fortune des siens . Les foulées de la jument soumettaient la terre laborieuse prête à créer d' autres moissons . Les chiens aussi l' emportaient aux pattes . Né dans le pli du sillon , nourri d' elle-même , ce lièvre était un peu de cette vie diverse , innombrable , mobile qu' on posséderait mieux si l' on triomphait de sa fuite . * Omer le crut . Il la posséderait , la terre , davantage , s' il triomphait . Flairant l' odeur de l' * Artois , il savourait le goût de sa race . La chasse l' emportait derrière les chiens allongés vers le lièvre qui soudain grimpa la pente d' un talus . " tayaut ! Tayaut ! " cria * M. * Lyrisse ; et son alezan grimpa de même . Ils poursuivaient maintenant la trace par les prairies où ruminaient les vaches . Les échines grises des levriers s' étendirent encore , gagnèrent de la distance . Le sol filait . L' horizon approcha . Les silhouettes des villages grandirent . De toute la vitesse de son angoisse , le lièvre montait là , par la pente immense et aride vers le refuge éloigné des betteraves . Mais l' oncle alla se poster derrière un monticule , après avoir coupé à travers champs . Pour atteindre un abri , le fugitif se dirigeait là . * Omer y galopait à la suite . Il vit la bête de chasse courir à l' immobilité du capitaine épaulant le fusil , du haut de son alezan . Il vit le haut chapeau roux incliné contre la crosse , les manchettes pendantes , la stature en culotte de daim bottée . Le cheval penchait la crinière , les rênes lâches . Obliquement deux jets de feu se succédèrent . Le lièvre tressauta , tournoya , finit par retomber , s' étirer , le ventre blanc à la lumière . Alors les levriers bondirent vers le poing du major qui levait la proie prestement cueillie dans l' herbe . - encore un qui n' est pas pour les * Bourbons ! Il complimenta son neveu de s' être mieux tenu en selle , grâce à l' obéissance envers les préceptes . * Omer tut la ruse des deux doigts à l' arçon . Or cette petite expérience lui changea l' âme . Il se persuada mieux encore que la feinte a son prix et qu' elle aide à réussir . à parcourir avec le capitaine les champs et les routes de l' * Artois , * Omer * Héricourt découvrait le génie de la tante * Caroline . Quelle sagesse habitait donc la tête calculatrice de la quadragénaire , encadrée maintenant par des bonnets de soie noire à ruches ? Elle présidait aux travaux de huit forges , de quatorze moulins . Tout ruisseau était devenu lac , grâce à la résistance d' ingénieux barrages . La chute de l' eau mettait en mouvement les godets des hautes roues en bois qui donnent la force aux machines ronflant dans l' intérieur des bâtisses , aux meules de grès bleuâtre , dressées par couples , depuis le plafond jusqu'à l' aire pleine de froment ou d' oeillettes . Le capitaine instruisait son disciple . Autour des moulins , les tâcherons avaient construit leurs petites demeures blanches , et semé de laitues l' arpent clos de perches à houblon ; le cabaretier avait établi son comptoir , l' épicier garni son étalage , le charron allumé sa forge , le maréchal cloué un fer à sa devanture et rédigé l' enseigne : * Nicolas , ex-maréchal ferrant du 23e dragons ; puis le garde champêtre avait planté le drapeau du roi sur la maison du maire . à cause d' une grosse roue tournant sous la cascade du barrage , toute la rue s' était formée . Des vagabonds avaient reçu un salaire , s' étaient alanguis à la chaleur du foyer . Des chenapans s' étaient amendés au giron d' une épouse qu' il fallait munir du nécessaire ainsi que l' essaim de mioches partis à l' école , déjà , la main dans la main , une friandise à la bouche . La richesse de la tante * Caroline attirait les familles et multipliait les mariages féconds . Manoeuvres , ouvriers , il en était venu de * Flandre et de * Picardie , ceux -ci malins et adroits , ceux -là flegmatiques , minutieux et farauds . * Omer * Héricourt connut ainsi le moulin de * Saint- * Nicolas . Au milieu des prairies , il mire dans la surface de l' étang les croisillons enfarinés de ses fenêtres et les giroflées du jardin . Derrière , une pompe grince en crachant vers la cuvelle . Contre le mur de plâtre , les enfants jouent à cloche-pied . Non loin de là , dans une chambre saupoudrée de sable fin , on allait voir * M . * Lepault . Assis devant un pupitre et des registres , il gérait l' exploitation d' une tourbière . Sec et fier , la moustache strictement rasée au delà des narines , il semblait un échalas humain dans une vieille polonaise à brandebourgs . L' ancien adjudant d' artillerie rappelait à l' oncle leurs campagnes , et montrait au jeune homme un sansonnet en cage , son ami . Chez lui , cela sentait le beurre et la chapelure trop roussis dans la poêle . Il détestait les * Bourbons comme tous les monarques qui , l' an 1818 , avaient signé les nouveaux traités d' * Aix- * La- * Chapelle pour combattre les idées de la révolution . Le moulin de * Blangy encastrait une belle porte verte , une sainte vierge en sa niche bleue . Dans l' échoppe voisine , le savetier chanta : te souviens -tu , disait un capitaine au vétéran qui mendiait son pain , te souviens -tu qu' autrefois dans la plaine tu détournas un sabre de mon sein ? sous les drapeaux d' une mère chérie , tous deux jadis nous avons combattu ; je m' en souviens , car je te dois la vie ; mais toi , soldat , dis -moi , t' en souviens -tu ? - bonjour , * Jérôme , vieux voltigeur ! - salua l' oncle . Une trogne bleuie se releva de dessus le cuir , le fil cessa de se nouer au bord de la semelle . Timide et trapu , l' artisan répondit joyeusement aux paroles du cavalier . Et l' oncle aussi fredonna : te souviens -tu que les preux d' * Italie ont vainement combattu contre nous ? te souviens -tu que les preux d' * Ibérie devant nos chefs ont plié les genoux ? te souviens -tu qu' aux champs de l' * Allemagne , nos bataillons , arrivant impromptu , en quatre jours ont fait une campagne ? dis -moi , soldat , dis -moi , t' en souviens -tu ? ils rirent ensemble . On fut boire au cabaret quelques chopes de bière mousseuse . Une pie familière sautillait sous les tables , secouait des lambeaux d' ailes ... les bras du savetier sentaient le cuir et la poix , quand il serra fortement les mains du " fils * Héricourt " ! à * Boiry , le pigeonnier du moulin pointe plus haut que le coq de l' église . Les essors des colombes bruissaient autour . On alla présenter des hommages à * M . * Publius- * Scipion * Deconinck . Le vieillard ferma le tome de * Voltaire qu' il lisait derrière les capucines de sa fenêtre . Par manière de protestation jacobine , il portait encore les cheveux coupés en oreilles de chien , à la mode de l' an II , des bottes à revers jusqu'aux genoux étroitement culottés , une cravate prenant le menton , un habit de couleur " eau-du- * Nil " à longues basques . Pour accompagner au dehors ses visiteurs , il mit un chapeau de forme conique , à la * Robinson . Contre son grand nez flaireur , les joues s' étaient , pour ainsi dire , collées et rétractées . Il avertit * Omer qu' il avait eu l' honneur d' être poursuivi à * Saint- * Cloud par les grenadiers de * Bonaparte , le 18 brumaire , parla d' un ami du colonel * Héricourt , le général * Pithouët , de ses discours à la chambre , aussi beaux que ceux du général * Foy , se souvint de * Robespierre , qu' il avait connu avant la révolution , alors qu' ils s' enrôlèrent ensemble dans les * Rosati , société littéraire célèbre . La maison était spacieuse , meublée , en rococo , de chaises à dossiers ovales , de tables contournées et fraîchement repeintes . Une soubrette y riait , les cotterons troussés par-dessus les chevilles en sabots coquets . Des faisans au plumage d' or picoraient dans la basse-cour du moulin , à * Maroeuil . Les meuniers , selon la vieille coutume flamande , formaient une compagnie de tir à l' arc . C' étaient des hommes vigoureux et moqueurs ; leur adresse étonna le collégien , certain dimanche . Un président leur distribua des prix : une boîte à musique , six livres de chandelles , une caisse de massepains . Le singulier gentilhomme au teint de couperose , aux cheveux roulés et poudrés ! Sa courte redingote , couleur de crottin , fermée d' un bouton à la taille , s' évasait par en haut , sur le linon touffu de la cravate et du jabot , par en bas , sur deux jambes de danseur , guêtrées de toile bise . à l' aide d' un chapeau plat , mais ample des bords , en honneur parmi les cavaliers de 1810 , il s' éventait les yeux quand il n' usait pas d' un lorgnon monocle cerclé et emmanché d' or , pendu à une moire . Ce chevalier de * Vimy , sur l' insistance respectueuse du capitaine * Lyrisse , décrivait son ami * Mirabeau . Député de la noblesse , lui-même , au jeu de paume , avait juré . Le moulin de * Neuville termine une longue rue droite . Avant sa porte , en plein air , les planches retentissent sous les coups des charrons et des tonneliers qui , les manches relevées , travaillent , et n' effraient guère la curiosité des poules . Là , une après-midi , l' oncle et le neveu rejoignirent la caisse jaune , les roues noires , le bidet blanc d' un tapecu conduit par un svelte monsieur à face menue sous des cheveux légers , très élégant avec son habit à revers et son pantalon de nankin serré dans des bottes à coeur . * M. * Boredain , autrefois sergent aux vélites de la garde , avait en * Russie , à l' ambulance de * Borodino , pansé une écorchure de l' oncle * Edme . Plus tard , lieutenant , il avait défendu le pont de * Liepzig . Aussi ne manqua -t-il pas , en saluant le capitaine , de fredonner la chanson qui servait au ralliement des impérialistes : te souviens -tu de ces plaines glacées où le français , abordant en vainqueur . vit sur son front les neiges amassées glacer son corps sans refroidir son coeur ? souvent alors , au milieu des alarmes , nos pleurs coulaient , mais notre oeil abattu brillait encore quand on volait aux armes : dis -moi , soldat , dis -moi , t' en souviens -tu ? derrière l' auvent de sa boutique , l' emballeur répondit : te souviens -tu qu' un jour notre patrie vivante encor , descendit au cercueil et , d' une fenêtre la jalousie ayant grincé , des voix gamines continuèrent : et que l' on vit dans * Lutèce flétrie des étrangers marcher avec orgueil ? ... - plus loin , une fille cessa de tordre le linge sur la cuvelle et jeta clairement ces notes : grave en ton coeur ce jour pour le maudire ... et quand * Bellone enfin aura paru qu' un chef jamais n' ait besoin de te dire : " dis -moi , soldat , dis -moi , t' en souviens -tu ? " l' écho du son s' en alla dans les bruits de la rue , s' enfuit par les venelles . Le battoir des laveuses répéta les derniers rythmes sur le linge qu' il frappait au fond d' une cour . Alors un pas étranger ayant annoncé son approche , tous les tumultes du travail renaquirent . La chanson expirait . - oh ! C' est bon , de ce côté ! Fit * M . * Boredain , en arrêtant tout à fait son cheval blanc . Il vendait aux marchands tailleurs des campagnes , et même à ceux d' * Amiens , de * Cambrai , de * Valenciennes , le drap qu' il colportait dans le coffre de sa voiture . Hors du village , il accompagna longtemps le capitaine , le bidet trottant dur , aussi vite que les deux cavaliers . Soudain les sabots des bêtes écrasèrent les escarbilles et le mâchefer d' un chemin . Bâtisses de briques noirâtres , montagnes de charbons , potences à grosses lanternes , grouillement de travailleurs autour du puits , cortège de charriots traînés sur des rails par le pas des attelages boulonnais , telle apparut la fosse * Cavrois , entre deux replis de la plaine . C' était le trésor de sombres richesses que signalaient jusqu'au loin les mâts des chalands , leurs flammes bleues . Au fil de la * Scarpe , ils emportaient le combustible des familles pauvres que l' hiver accroupit auprès du poêle , celui des manufactures où , sans fin , la matière bout dans les monstrueux creusets de fonte , celui des forges où le minerai de feu coule et se fige avant d' être battu par cent marteaux sur les enclumes . Ainsi les méandres de la rivière chariaient la fortune de la tante * Caroline , par toute la région , entre la double haie des saules , ombre des rives . Cela s' en allait dans l' horizon même des * Hollandes . * Edme * Lyrisse supputa la richesse de * Caroline , pour son ami dont les lèvres pincées souriaient toujours . Celui -ci répondait , approuvait , niait , interrogeait , sans paroles , par les mines expressives de sa figure maigre et glabre . Le capitaine savait toutes les phases de cette conquête pacifique et comment la jeune épouse de feu * Cavrois avait , au début du siècle , soumissionné les fournitures de farine pour l' armée du * Rhin , en acceptant , à titre provisoire , les traites douteuses des banquiers de l' état , et celles des négociants réunis . après * Marengo * Hohenlinden , le trésor l' avait payée avec l' argent de l' * Autriche . Après * Austerlitz , l' or du même état vint rénumérer la confiance de * Caroline . Cette confiance diminua lors des événements d' * Espagne , disparut au moment du mariage avec * Marie- * Louise , feu * Cavrois ayant prédit l' hostilité du monde jacobin contre * Napoléon , et le profit qu' en tireraient les royalistes avec leurs amis d' * Angleterre . Alors les charbonnages attirèrent l' attention de la prudente personne : le blocus continental finissait par contraindre les gens de * France à produire ce que l' industrie britannique leur envoyait auparavant . Fabriques , hauts fourneaux , forges , brasseries , raffineries de mélasses s' étaient élevés en tous lieux et absorbaient du combustible . Plus tard , avant * Liepzig , * Caroline acheta partout , en * Artois et en * Lorraine , du blé à huit francs , et attendit , ses greniers pleins , de septembre 1813 à mai 1814 , l' invasion qu' il faudrait nourrir . Elle vendit le blé seize francs dès le mois de juin aux intendants de la sainte-alliance . ç'avait été sa grande affaire , l' apogée de son génie . La compagnie * Héricourt put achever d' établir sa banque ; elle prêta , par son intermédiaire , un million en écus aux majordomes du comte d' * Artois , pendant les cent-jours . * Waterloo passé , le roi rendit la somme avec les épingles , onze cent mille francs , qu' il emprunta , redoutant l' influence d' une famille bonapartiste , alliée au colonel * Augustin * Héricourt . Confident du duc de * Raguse , protégé du maréchal de * Soult , duc de * Dalmatie , du maréchal prince de la * Moskowa et du prince d' * Eckmühl , le colonel oscillait entre la dévotion à l' empereur et le respect du trône . En fin de compte , il accepta de présenter le drapeau blanc à la légion départementale . - pour cent mille francs ! Hein ? C' est admirable ! - cria le major , s' adressant à l' horizon . - et il fallait voir ce jeanfoutre ! Les grenadiers de l' autre ne voulaient plus saluer leur colonel qui venait de vendre son honneur militaire . Tu crois peut-être que ça le gênait ? Ah bien , oui ! Le lieutenant de * Leipzig les quitta seulement près du moulin d' * Avrincourt , qui s' adosse à la fabrique de chandelles . Au seuil des très petites maisons voisines , les femmes cousent les sacs à farine , en donnant le sein à des enfants joufflus . Elles sont habituées . Partout les chats ronronnent sur l' appui des fenêtres . à * Vimy , quand on revient sur * Arras , on voit aussi des commères assises en rond près de la fontaine jaillie d' un masque de pierre . Les eaux battent furieusement la roue qui mugit sous le toit de planches , et , verte de mousse , ruisselle . Les femmes bavardent tout de même . Elles s' entendent et manient les vingt bobines de leurs carreaux à dentelles . L' aubergiste * Caldeneuf est un ancien carabinier du général * Lyrisse . Son cheval de trompette , blanc , est peint sur l' enseigne . Là , dans la salle ombreuse , sur les bancs de bois , les coudes à table , conversent toujours pendant les midis torrides de la canicule , des militaires en habit civil , des paysans qui ont servi les aigles impériales , quelques vieux jacobins encore culottés à l' ancienne mode . à cette heure , les gendarmes boivent dans la fraîcheur des fermes ; les mouchards sommeillent dans les salles des mairies . Il suffit que le vétéran de * Napoléon , tenancier du tourne-bride , aille fumer sa pipe sur le banc extérieur , surveille la trace éblouissante du chemin et les feuillages poussiéreux des haies ... car il faut toujours se méfier du rustre qui entre pesamment , retire son bonnet de coton roux , secoue les miettes prises dans les petits boutons de porcelaine historiant les coutures de sa blouse , et demande , d' un ton bourru , le " vin à quatre sous " . Muet , indolent , il écoute : le curé apprendra sous quelle enseigne les brigands de la * Loire se réunissent pour méfaire contre le gouvernement de la sainte congrégation . Aux ruses des conspirateurs le jeune homme se complaisait , comme à des scènes de théâtre , sans penser que les rôles pussent devenir un jour plus actifs . La tante * Cavrois haussait les épaules au récit de toutes ces manigances , et n' y croyait point , encore qu' il ne lui eût pas déplu de voir les * Bourbons en un mauvais cas . Elle se plaignit de l' arrogance des fonctionnaires royalistes qui la faisaient attendre dans les antichambres de la trésorerie , la toisaient , feignaient de ne point la reconnaître . Les intendants de l' empire la tenaient en meilleure estime . Elle se lamentait d' être remise en l' état de roture par tous ces fils d' émigrés qui , d' ailleurs , " ne comprenaient rien à rien " . Elle frottait ses grasses mains blanches , avec son geste de les savonner indéfiniment ; et , ainsi , concluait ses plaintes . Rassuré par cette indifférence , son neveu ne se lassait pas de suivre le demi-solde qui , pour le garantir contre les sentiments de * Corinne , lui dévoilait les mille et une frasques de la dame , de sa fille , puis le conduisait à d' autres amours . L' adolescent ne rechercha point d' autres compagnons . Peu de sympathie l' attachait à * Dieudonné * Cavrois , inerte liseur de * Plutarque et de la biographie * Michaud . Certains jours , le gros garçon s' amusait , trop patient , à construire de petits mécanismes de bois , qui marchaient au moyen de l' eau . Il jouait à l' inventeur . Souvent il chevauchait , observateur réfléchi , les deux roues unies de sa draisienne , et mesurait , des heures , l' effort moteur de ses pieds repoussant le sol , aux deux côtés de la machine . Ou bien il redisait sans fatigue ce qu' il avait appris des premiers bateaux à vapeur en usage sur la * Seine . Il souhaitait un voyage à * Paris pour voir , au passage des panoramas , luire l' étonnant miracle du gaz d' éclairage . * Omer s' intéressait mal à ces choses . Il tombait de la draisienne . La roue antérieure tournait d' elle-même sans qu' il la pût guider ; et cette monture pour péquins , comme disait l' oncle , lui semblait ridicule , digne du goinfre . Sur le cheval , par contre , le fils du colonel se tenait presque solidement . Et vers quels plaisirs conduisait la bête ! Avocat de l' adolescent timide , le capitaine poursuivait les jupons des fraîches filles surprises aux champs ou dans les villages déserts à l' époque de la moisson . Il vantait son neveu aux rires naïfs des * Manons , des * Adélaïdes et des * Zélies. * Omer n' avait plus qu' à glisser de cheval , attacher la bride , saisir la grosse taille souple , écraser de ses lèvres le cri nerveux , flairer l' odeur de farine parmi la chevelure , avant d' éprouver , à l' ombre de la meule , la complaisance d' une nymphe rustique que l' air chaud enivre . - l' amour , disait le soldat , ne vaut que pris au hasard . Autrement , il rend les hommes ridicules et faibles . Crois -moi , petit . Afin de lui obéir là-dessus , * Omer refoula toute l' admiration qu' il ressentait pour l' éloquence tragique et les chants de * Corinne . à la sixième visite , le capitaine l' enferma dans la chambre avec la fille , et s' en fut avec la mère . * Herminie enseigna tout de suite une si forte mécanique amoureuse qu' * Omer n' eut point le temps d' écouter souffrir son être tandis qu' il entendait * Phèdre se débattre aux bras du dragon . La vicieuse fillette lui nouait douloureusement les nerfs dans le corps , parut -il , tant elle suscita les paroxysmes de la volupté , tant elle le secoua de terrible façon , sur les trois paillasses encloses de vieux lampas jaune . Maigre comme un garçon , mais musculeuse aux jambes ; et la bouche semblait une pieuvre à mille ventouses qui pompaient l' essentiel de l' être . Les mains étaient deux courtisanes raffinées . Après cette expérience * Omer perdit le goût de chérir * Corinne autrement qu' avec les sens . L' oncle et le neveu continuèrent de fréquenter chez elle . Ils y retrouvaient , au reste , les amis de leurs promenades . Dans la maison aux contrevents verts se rassemblaient , le lundi , quelques amateurs de chansons , de poésies et de bons vins , qui , tour à tour , selon la mode d' alors , entonnaient l' hymne à * Bacchus , le couplet politique et l' ode grivoise . Ensuite ils devisaient à l' aise devant les bouteilles de l' excellente cave , héritage libéralement entretenu par les louis , les napoléons , voire même les écus des visiteurs , membres de " la goguette " , l' adjudant * Lepault , * M. * Boredain , * Publius- * Scipion * Deconinck . Brasseur de son état nouveau , * M. * Saturnin , avait eu le sourcil coupé par le sabre d' un kaiserlick chargeant sa compagnie de grenadiers en reconnaissance , quelques jours après * Friedland ; il était grand , gros , avec un visage rubicond et camard qui dominait , sous les cheveux en queue , les autres têtes et son propre corps , vêtu d' une redingote marron , d' un ample pantalon court en calicot . Ces personnages usaient de déférence à l' égard du chevalier de * Vimy , de ses cheveux roulés et poudrés . Ils témoignaient de la meilleure condescendance à l' égard du voltigeur-savetier * Jérôme , à trogne bleuie , du cuirassier-charretier * Théodore , géant gouailleur à tête de bouc , du canonnier-serrurier * Delorme , boiteux depuis * Ligny , du sapeur-épicier * Bodinot , qui avait perdu deux doigts sous * Dantzig , du carabinier-aubergiste * Caldeneuf , obèse et poussif . Ces mêmes personnages marquaient une affectueuse reconnaissance envers * M . * Corbehem , dont l' estomac semblait plein de toute la bière que fabriquaient ses cinq brasseries , et envers * M. * Mercoeur , ancien capitaine de dragons qui , par des butins habilement choisis et de nombreuses parts de prise , avait obtenu quelque richesse maintenant visible dans le lustre de ses bottes à glands , de son habit de cheval à boutonnières nombreuses , de son col en satin , et de ses moustaches lissées à la pommade hongroise . Donc ces messieurs fréquentaient , tous les lundis , le long mais étroit jardin de * Corinne . Ils s' installaient sous les tonnelles , par groupes de sympathies . La jeune * Herminie préparait et versait les breuvages . Le major * Saturnin , l' adjudant * Lepault et le carabinier * Caldeneuf excellaient à dire les chansons . Puis le capitaine * Lyrisse assemblait devers lui les buveurs et lisait tout haut les messages écrits de la main du bisaïeul , au château de * Lorraine . Le lieutenant * Boredain parlait ensuite . Clignant de l' oeil , il commençait d' habitude son rapport par ces mots : - je voyage depuis cinq jours , messieurs , pour le compte du bazar français . Il y a du bon ( fredonnant . ) la pratique mord ... au drapeau tricolore . Relégué avec * Corinne dans une chambre basse , * Omer entendait mal . L' amie occupait trop copieusement les jeunes démences de ses instincts qui se faisaient , à ces heures -là , plus raffinées par l' obligation du silence , sous le mystère des stores et des jalousies closes . Aux haltes de l' amour , le bruit des voix , cependant assourdies à dessein , arrivait par bribes entre les bourdonnements des mouches et des guêpes agacées de ne pas découvrir les issues de la pièce . Confusément , le collégien soupçonnait l' existence réelle , à * Paris , d' un bazar qu' administraient deux colonels en demi-solde , employant pour commis d' anciens soldats bonapartistes ou jacobins . De plus , il reconnut le nom d' un vieux sous-officier de son père , pied-de-jacinthe . Possédant , rue * Cadet , une boutique d' imprimeur , celui -ci fabriquait les prospectus , les affiches du bazar , et des brochures . Elles étaient colportées en * Picardie et en * Flandre par le lieutenant * Boredain ; il les plaçait entre les pièces de drap , dans le tapecu à bidet blanc , les distribuait secrètement aux chasseurs à cheval d' * Amiens , aux fantassins de * Cambrai , prêts à soutenir une insurrection , en faveur du drapeau tricolore , comme étaient prêts les vétérans de * Vitry , les troupes de * Belfort , * Grenoble , * Lyon , * Nantes , l' artillerie de * Rennes , trois légions de * Paris , des étudiants armés , les gardes nationaux et le bataillon de la garde royale caserné au fort de * Vincennes , où s' installerait le gouvernement de * M . * De * Lafayette . D' abord ces espoirs semblèrent chimériques à l' enfant . On les développait avec chaleur devant les verres remplis et les bouteilles vides . Puis les contradictions se croisaient ; les voix luttaient pour vaincre le brouhaha , les questions n' attendaient pas les réponses . * M. * Publius- * Scipion * Deconinck déclamait entre ses oreilles de chien envolées par-dessus le haut collet de son habit , et il brandissait son chapeau à la * Robinson ; l' adjudant * Lepault crachait sous sa moustache en brosse , en démenant ses os dans la polonaise à brandebourgs ; il exigeait : " des états de situation ! Des chiffres ! ... un peu d' ordre , s' il vous plaît ! " tandis que , sans lâcher son verre de rogomme , le grenadier brasseur * Saturnin souhaitait : " des hommes ? Avez -vous des hommes ? Trouvez -moi des hommes ! " et marchait à grands pas dans les plis de l' immense pantalon claquant autour de ses mollets colossaux . Derrière les lames des jalousies , * Corinne excitait * Omer aux moqueries . Rien n' eût paru plus drôle que ces messieurs grisonnants , étiques ou ventrus , qui parlaient à la fois , assiégeaient un orateur dans sa tonnelle , mêlaient les fureurs de leurs gestes près du cadran solaire , horizontal sur son poteau qui servait de centre aux évolutions . Cependant le voltigeur-savetier ramonait sa trogne d' un index actif , le carabinier-charretier tiraillait sa barbiche , le canonnier-serrurier abritait sa claudication derrière un arbuste très fourni de groseilles blanches , dont il égrenait sournoisement les grappes . - mais le lendemain , messieurs , le lendemain ? Il y a toujours la question du lendemain ! - sifflait la voix aigrelette du chevalier de * Vimy . Elle imposait silence aux plus turbulents , qui se rapprochaient , les yeux ronds et le souffle court . - nous proclamerons le roi de * Rome , * Napoléon * Ii ... ce nom ralliera tout le monde ! - déclarait * M. * Mercoeur avec autorité . - sauf * M . * De * Lafayette et moi ! Ripostait vite * M. * Publius * Deconink , en posant la main contre son coeur et en s' inclinant . - et * M . * De * Lafayette n' est pas de ceux qu' on néglige , que je sache ! - appuyait le chevalier de * Vimy , en portant à l' un , puis à l' autre oeil , son monocle . Après quoi , il glissait un pas de contredanse , la pointe en dehors , et dévisageait impertinemment chacun . - puisque vous demandez une aide à l' armée , n' est -il pas nécessaire d' adopter tout d' abord le nom qu' elle aime et qui lui rappelle sa gloire ? - interrogeait gracieusement * M . * Boredain , comme s' il eût vanté devant une jolie marchande la souplesse d' une étoffe à deux fins . - ça ! ... - grommelait le gros * Corbehem du fond de la tonnelle où il demeurait échoué , - je ne puis , comme président des amis de la presse , accepter , au nom des libéraux , le projet d' une tyrannie pareille à l' autre , ou bien à celle d' à présent ... ça , je le déclare ... et ses lourdes mains gélatineuses tremblaient sur le guéridon de bois rustique . - ah ! - soulignait narquoisement de la voix et du geste le chevalier de * Vimy . Il enfonçait d' une tape cavalière son chapeau plat à bords amples sur les rouleaux poudrés de sa noble chevelure . - autrement dit , - concluait le grand * Saturnin , - pas d' argent pour le roi de * Rome ! - le mien , toutefois ! - offrait * M . * Mercoeur , en faisant sauter une bourse de soie rouge dans son gant de daim . - messieurs , - déclarait le capitaine * Lyrisse , - le lendemain , nous réglerons cela . Pour l' instant , il n' est question que du drapeau tricolore ... , et il n' est pas ici d' opposant au drapeau de la république ? - il n' en est pas , monsieur ! - accordait poliment le chevalier de * Vimy , en une preste courbette . Mais la discussion recommençait bientôt , sur d' autres points , bruyante , fertile en postures grotesques , pour la joie d' * Omer et de sa compagne , heureux d' être , à l' insu d' une telle compagnie , des spectateurs et des moqueurs . Debout , sur les pointes , * M. * De * Vimy élevait la couperose de sa figure radieuse , illuminée par les feux de ses regards . Il saluait le ciel avec son chapeau plat , en parlant de la révolution , et ses jambes de danseur piétinaient le sol par mille petits bonds énergiques . Autour de lui , les anciens soldats écoutaient sa parole quand elle évoquait les travaux des encyclopédistes et des illuminés , des jacobins et des conventionnels . Les yeux béants , silencieux , ils demeuraient ahuris d' avoir été les bras qui avaient servi la grandeur d' une si puissante et séculaire idée . * Omer reconnaissait la parole du bisaïeul dans celles du chevalier qui se plut maintes fois à redire la fraternité de * Babel , la loi d' * égypte , les initiations de * Moïse , la légende d' * Hiram , la mission d' * Israël , de la * Grèce et de * Rome , les croyances des légionnaires dévots à * Mithra , et des druides écossais , les prédications esséniennes de saint * Jean- * Baptiste et de * Jésus , le rôle universel de l' église , l' union de l' * Orient et de l' * Occident consommée par la chevalerie du temple , dont les disciples , revenus d' * écosse avec * Jacques * Stuart , avaient instruit ces jacobins , son bisaïeul le grand inquisiteur du château de * Lorraine , ce publius- * Scipion * Deconink , frémissant , les poings serrés , au souvenir de ses forces . Le chevalier de * Vimy cessait de paraître humain pour se transfigurer dans la soudaine magnificence de sa voix prophétique , comme si les siècles parlaient avec lui quand il révélait à ces vétérans de quels antiques rêves ils avaient été les hérauts victorieux . Oh ! Tout un monde éblouissant jaillissait devant l' esprit d' * Omer . Mille vies obscures , semées jadis et mal germées dans les profondeurs du cerveau , s' épanouissaient en une seule gerbe , à la lumière d' un brusque été fécondateur . Dans le jardin long , tout étroit , garni de groseilliers poudreux , et de tonnelles en treillis vert mal dissimulées par les feuilles de la vigne vierge et du lierre , ce n' étaient plus de ridicules ganaches qui péroraient autour du cadran solaire et de son poteau , mais , sans doute , les vigueurs entières des races , telles qu' elles peinaient depuis l' * éden . Qu' importaient les allures de leurs enthousiasmes , et que l' adjudant fût un échalas ébranlé dans une polonaise flétrie , que le visage rubicond , camard , du grenadier * Saturnin enflât démesurément pour crier sa foi par-dessus les têtes en bonnets de coton , les têtes obéissantes du court savetier * Jérôme , du serrurier boiteux * Delorme , de l' épicier * Bodinot gesticulant avec sa main couturée , calleuse , avec les moignons des deux doigts emportés par la bombe sous * Dantzig ! Qu' importait le silence grave du lourd * Corbehem , étayant sa masse par deux jambes écartées , en guêtres bleues ? Qu' importait la casquette ridicule du carabinier * Caldeneuf , et son sarrau de toile grise , à rangées de boutons blancs , puisqu' il entonnait , malgré son organe poussif , la chanson inédite des soldats impérialistes , maintenant que le chevalier de * Vimy se taisait , et s' éventait les yeux à l' aide du chapeau plat , ample des ailes ? ... - * Bel * Hippolyte ! * Corinne , réveillée au bruit du chant , appelait de l' alcôve . * Omer se retourna vers les délices de ses fougues amoureuses ; mais il ne vit plus qu' un corps mou , une face bestiale et blême , la filasse de la chevelure collée par la sueur , une croupe animale dans l' organdi froissé de la robe , un genou râpeux par-dessus le bas rabattu sur la jarretière , une main poisseuse et pendante , la gorge trop mûre ... quelle magie avait tout à coup changé la reine de tragédie en cette maritorne pesante ? Il lui jeta les mots d' une excuse , ouvrit la porte , s' enfuit jusqu'à la route , par l' allée de tilleuls . Au bord d' un champ d' avoine , il se laissa tomber , s' étendit , les regards au ciel , et solitaire . Assiégé de souvenirs et d' espoirs , * Omer * Héricourt admira l' homme qui s' accroissait en lui , l' homme qui joindrait son effort à ceux que son enfance avait appris . Il sentit avoir vécu , en ces quatorze années , toute l' histoire des nations acharnées à conquérir l' ère de bonheur . Allait -il , de lui-même et pour lui-même , se mettre à l' oeuvre de l' avenir , reprendre la tâche de son père mort à la peine ? Il le pensa : une ivresse religieuse emplit son coeur palpitant . Le ciel pur lui semblait frère . Une brise lente balançait les grains oblongs pendus en haut des tiges . De leurs vols brisés les hirondelles rayèrent l' azur en tous sens . Aux branches d' un arbre , deux oiseaux essayaient des trilles ; et , de tous les sillons , dans la plaine , les cigales invisibles , aussi nombreuses que les peuples successifs des histoires , acclamaient l' heure éclatante . Alors une voix de la goguette lui parvint qui chantait : te souviens -tu de ces jours trop rapides , où le français acquit tant de renom ? te souviens -tu que sur les pyramides chacun de nous osa graver son nom ? malgré les vents , malgré la terre et l' onde , on vit flotter , après l' avoir vaincu , notre étendard sur le berceau du monde ; dis -moi , soldat , dis -moi , t' en souviens -tu ? et la mâle sincérité de l' hymne monta , dans l' air , comme la gloire d' une aube . Ainsi toute la terre continua de chanter pour * Omer . Chaque jour , des couplets nouveaux sortaient du buisson , s' évadaient par les fenêtres des chaumières , signalaient de loin les lignes des moissonneurs . Dans les coeurs des vétérans , la patrie républicaine se réveillait à la splendeur du soleil estival . Partout l' appelait l' âme du père tué par la foudre des tyrans . Au nom de ce souvenir , un matin , dans le salon des moulins * Héricourt , * Omer fut complimenté par le major * Gresloup , large d' épaules , en habit brun que gonflait la courbe de l' estomac . Sa figure rasée , blême , entourée de mèches folles et rares sous le chapeau de castor gris , se crispait sévèrement vers les sourcils . L' oncle * Edme cria : - il y a belle lurette que le major te connaît , conscrit ! Tu ne te rappelles pas qu' il est venu te faire visite dans ta jésuitière , aux cent jours , avec moi , quand nous marchions sur * Ligny ? ... les jésuites l' ont aussi , pour la peine , mis à la demi-solde . Mais on va leur tailler des croupières ! La bouche très charnue du voyageur promit pour le surlendemain , à la même heure qu' indiquait présentement sa lourde montre , le triomphe des braves . Il arrivait de * Paris " au grand trot " . Tout y était prêt . - le capitaine * Nantil s' introduira dans le fort de * Vincennes et soulèvera la garnison . Le commandant * Berard occupera la place de la bastille et , avec les étudiants , il remuera la terre des jardins * Beaumarchais pour y dresser vivement une redoute ; il commandera de son feu la ligne des boulevards ; il interdira aux troupes royales l' accès des faubourgs saint- * Antoine et saint- * Marceau pendant que le peuple s' y armera . Il voulut qu' on se mît en selle de bonne heure , que l' on courût à la goguette hâter les préparatifs : les émeutes de la province devaient coïncider avec l' insurrection de la capitale . * Edme * Lyrisse assura que les vétérans de la campagne se rassembleraient , iraient à la rencontre des régiments d' * Amiens et de * Cambrai , en plantant le drapeau tricolore sur les mairies . Le chevalier de * Vimy s' installerait à la préfecture d' * Arras , conduit par une chevauchée de quatre-vingt officiers à demi-solde . Le capitaine indiqua par quels chemins et par quelles rues passerait la cohorte . - ce sera toujours moins difficile que d' entrer à * Lübeck ! Tu te souviens ! ... quelle fumée ! Et ce mort qui nous tomba sur le casque , du toit d' une maison ! Quel boeuf suédois ! Il pèse encore sur mes épaules ... ai -je saigné du nez ensuite ! Ah ! La la ! ... et on n' y voyait goutte . Ce n' était pas faute de tisons . Il pleuvait des poutres en feu ... et les balles qui crevaient les chevaux ! ... devisant avec animation , ils pressaient la vitesse de leurs montures . * Omer * Héricourt tremblait tour à tour d' orgueil et de peur . " demain , demain , pensait -il je serai parmi ceux qui sauveront la * France , la fraternité , l' empereur ! Mais peut-être aussi les gendarmes me tueront -ils ? ... non . Personne ne résistera . Qui résisterait à de tels héros ? ... si le bisaïeul me savait avec eux , comme il me féliciterait ! Je saurai lui écrire tout ... mon père serait content ... sans doute me regarde -t-il du fond du tombeau ... et son caractère revit en moi . Oh ! Je promulguerai la loi , plus tard , à tout un peuple avide de justice ! Quand j' entrerai dans * Arras , demain , je crierai : " vive la charte ! ... vive la loi ! ... vive l' égalité ! ... " les censitaires me nommeront député . Je ferai la révolution , comme * Mirabeau . Ensuite on m' offrira peut-être l' empire , si je restitue aux hommes la fraternité de * Babel ... cela vaudra bien la mitre et la tiare ! " et il transposa dans la politique ses rêves de papauté , non moins ivre de triomphes futurs et d' acclamations prévues . Pesant sur les étriers , il sautait en cadence avec le trot de sa bête dont le poil exhala une odeur plus forte , car un orage allait poindre . Le ciel fut envahi de nuages violâtres , ourlés de soufre et d' or . Des ombres s' abaissèrent . Le pays devint brusquement pareil à ces gravures où l' on voit un pauvre moissonneur que ruinera la grêle destructrice des récoltes . Il met la main à ses yeux pour apercevoir jusqu'à l' horizon l' envergure du fléau ; il ne se peut soutenir ; ses genoux fléchissent ; sa main oublie la faucille qui tout à l' heure abattait le froment , au son d' un couplet joyeux ; ses nobles traits s' altèrent ; il s' est déjà laissé choir à demi contre la gerbe coupée , et le plus atroce désespoir se peint sur toute sa personne . Au fond du tableau , on reconnaît la chaumière qui va paraître blafarde comme un fantôme . Un pommier , à droite , est courbé par les autans furieux . Quelques épis éloignés brillent encore là-bas . Déjà la nuit funèbre a tout enveloppé de ses voiles . Le moissonneur s' essouffle ; il élargit l' ouverture de sa large chemise fendue au col , relevée sur les bras musculeux comme ceux de l' athlète antique . Son visage , qu' abrite un chapeau de paille , respire à la fois l' énergie et la douleur la plus vive . Toute l' image est noire et grise , sauf à la chemise blanche de l' homme , aux pupilles de ses yeux et à la façade de la chaumière . Au-dessous , ce titre , l' orage , apparaît en beaux caractères larges que de frêles hachures teintent obliquement . Combien de fois * Omer , ému par le chagrin de ce pauvre homme , s' était arrêté devant la boutique du libraire , sous les arcades de la petite place , aux piliers trapus ! Et voilà que l' image se faisait réelle . Cela le surprit . Un décor digne d' être gravé , pour l' admiration de l' avenir , se formait à propos quand il embrassait de si grands desseins . Le paysage s' accordait avec les tempêtes de son âme qu' il prévit forte en dépit des appréhensions . La nature épousait , semblait -il , son courage . De ce hasard , naquit une belle idée de lui-même et de ses destins . Il s' exalta pendant une demi-lieue . Après que les premières gouttes se furent figées dans la poussière , on s' arrêta pour déplier les pèlerines , au pied d' un calvaire . L' écume bordait les rênes des chevaux , et la mousse filait des mors . Ils piétinaient , impatients . Les mouches s' acharnèrent à leurs croupes . Le major * Gresloup arracha une poignée d' herbes et bouchonna son rouan , qui prêta les flancs à l' opération , satisfait . * Omer imita le vaillant officier . Comme il se relevait en claquant l' encolure de sa jument , le tapecu jaune du lieutenant-drapier parut sur la route royale qu' ils venaient de laisser pour le chemin creux . Il le dit , notant que * M . * Boredain ne dirigeait pas lui-même le bidet blanc : c' était un inconnu en redingote brune , assis à droite . Un autre , en redingote olive , était assis à gauche . Aussitôt le collégien aperçut les bonnets à poil et les buffleteries jaunes des gendarmes , et leurs montures au pas . Ils étaient cinq derrière la voiture . La pluie s' épancha soudain en averse , écrasant le sable . Deux jurons roulèrent dans les mâchoires du capitaine et du major : évidemment , les gendarmes et les mouchards sortaient de chez * Corinne . La * Goguette presque entière devait être arrêtée , le complot du bazar découvert . Et ils regardaient , furieux , le cortège pitoyable autour du tapecu cahotant sur les ornières , parmi les jets métalliques de l' averse ; les cinq silhouettes identiques des gendarmes inclinaient la tête sous les taloches de l' eau bruyante . - il ne s' agit pas de donner dans la souricière ? - conseilla le major . - j' ai des paperasses trop précieuses pour les offrir au procureur ... apparemment , tout est fichu . Les gendarmes iront aux moulins de sainte- * Catherine . - il n' y faut pas rentrer ! Commanda l' oncle * Edme . Il faut même déguerpir ; et au galop ... petit , retourne à la maison ; dis à la tante pourquoi nous partons en voyage ... au revoir ! ... embrasse -moi , mon garçon ... n' oublie pas ce que tu dois à la mémoire de ton père , hein ? ... entendu ? ... tous deux enfourchèrent leurs selles comme si le malheur n' étonnait pas surabondamment leurs vies accoutumées aux hasards de la guerre . Ils se murmuraient des choses brèves en rassemblant les rênes . Les deux chevaux dansaient , faisaient rejaillir la poussière et la boue . Entre les pèlerines ruisselantes et les chapeaux noircis , la face aquiline de l' oncle * Edme se durcissait , serrait les dents ; celle du major , plus blême un peu , plus flasque , tombait autour de la grosse bouche pâlie , et ses yeux ardents roulaient au fond de plis sévères . - en route ! ... au revoir ! ... ils piquèrent des deux . L' essor des bêtes les emporta par les éteules . Vite ils diminuèrent , s' éloignèrent , ombres impersonnelles dans le tissu tumultueux de l' averse ; ombres qui s' effacèrent ...