La Leçon d'amour dans un parc

Corpus:
FRANTEXT (E)
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La Leçon d'amour dans un parc
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ATILF / Étienne Petitjean
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automatique
Type:
littérature
Modality:
écrit
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Text:
ce chapitre est écrit en guise de préface pour avertir le lecteur que l' on commence un conte libre . je sais que votre désir secret , en ouvrant un livre , est de trouver un ami qui vous parle et qui volontiers vous laisse croire qu' il ne parle qu' à vous . Et moi , quand j' écris , je voudrais composer mes récits comme une lettre , où l' on rapporte ce que l' on veut , au gré de son humeur , en ayant présente à l' esprit l' image de celui qui demain brisera l' enveloppe à son réveil . Aussi je vais m' offrir le plaisir , entre de graves romans qui sont difficiles , de raconter -une fois -ce qu' il me plaira , comme on improvise de jolis contes aux enfants . Par exemple , je vous avertis , puisque j' adopte le sujet de mon goût , que je me risque à vous raconter une aventure délicate . Oh ! Comme il est périlleux de raconter une aventure délicate , à une époque où la licence dans les ouvrages romanesques est sans bornes . Les abus des goujats , dans la liberté d' écrire , tueront , - si ce n' est déjà fait , - ce qu' il y avait de charmant à écrire librement , en notre langue , pourvu qu' on fût honnête homme . Plus sûrement qu' un régime oppressif , les excès nous raviront pis peut-être que la liberté même : le goût de parler d' amour . Et je m' offre le luxe de choisir mes personnages ! Vous me voyez joyeux comme un écolier qu' on a laissé faire main basse dans un bazar ! Ah ! Mon lecteur , foin des créatures viles , des êtres écoeurants , des louches tripoteurs , des veules voyous dont vivote la librairie moderne ! Il s' agit d' oublier ces misères . Point davantage de personnages impeccables : race odieuse comme l' absolu , comme l' idée pure , comme toutes les conceptions des pédants , qui ne participent pas de la gracieuse imperfection des choses créées . Pour moi , je me plais dans la compagnie des gens qui sont capables de commettre d' insignes faiblesses , et qui les commettent , mais avec bonne grâce , d' une allure aisée et naturelle , telle , en un mot , que l' on sent que le bon * Dieu les a mis au monde pour cela , et qu' il les regarde faire du coin de l' oeil , sans trop froncer le sourcil . Maintenant je vous prie de croire que je ne vais pas placer mon monde dans des endroits où l' odorat et la vue courent risque d' être offensés , ni dans ces maisons pauvres et grises où nous puisons nos documents quand il s' agit de fixer l' histoire des moeurs , ni dans ces hôtels somptueux de * Paris qu' il est indispensable de faire habiter par des gens tarés , pour peu que l' on tienne à prouver , dès la première page , que l' on est un écrivain sérieux . Enfin je dirigerai les péripéties à ma guise , ce qui ne bouleversera probablement pas beaucoup l' ordre logique des actions humaines , car tout ce qui contrarie le rythme immuable de cette marche me choque ; mais je ne ferai pas exprès de m' y conformer , et je me réjouis de m' imaginer que je suis le maître des événements . le pays le plus attrayant ; des jardins magnifiques ; une jeune femme de corps parfait ; un mariage . il y avait autrefois un marquis de * Chamarante , appelé * Foulques , de son petit nom , qui épousa une jeune orpheline nommée * Ninon , héritière d' un beau château . Ce château était situé sur la pente d' une de ces douces collines , comme il y en a tant et de si jolies , au bord de la * Loire ; et il avait été très bien aménagé , surtout quant à ses jardins , par feu * M . * Lemeunier * De * Fontevrault , qui raffolait des belles allées à la française , élancées en droite ligne entre des arbres de haute futaie , dont les libres panaches balaient le ciel , tandis que leurs corps disposés symétriquement , soumis au ciseau , parés et unis comme une rangée de courtisans , donnent l' idée d' une grande politesse de moeurs , d' une entente parfaite sur les choses primordiales de la vie courante , en même temps que d' une certaine réserve de liberté non dépourvue d' audaces pour ce qui est des hauteurs , ou bien ne donnent l' idée de rien du tout , sinon d' un plaisir pour la vue , ce qui vaut tout autant . Il aimait les perspectives lointaines , la surprise d' une statue de marbre magnifique et isolée sous les ombrages , ou ayant l' air , à l' automne , de courir avec les feuilles que poursuit le vent ; et les terrasses à l' italienne d' où retombent les pampres et les vignes vierges en lourds baldaquins ; les balustrades où l' on prend aisément une pose élégante et où l' on s' imagine volontiers qu' on ne peut point ne pas penser à quelque chose de noble et de beau . Aussi avait -il répandu à profusion ces ornements sur sa terre de * Fontevrault , allant depuis le sommet du coteau planté de moulins à vent jusqu'au bac d' * Ablevois , où les gens de * Touraine traversent le fleuve pour gagner la vallée d' * Anjou . Je regrette bien de n' avoir pas connu * M . * Lemeunier * De * Fontevrault , car son goût pour les jardins me l' eût fait beaucoup aimer . Mais il est doux aussi de regretter une belle figure dont un long espace de temps nous sépare ; on l' imagine plus pure et plus séduisante , et l' on a le droit de ne pas douter qu' elle vous eût choisi pour ami , ce qui n' est pas sûr . Et puis je me dis que * M . * Lemeunier * De * Fontevrault , ayant planté lui-même son parc , vit ses arbres moins hauts , ses berceaux moins touffus , ses charmilles moins mystérieuses que nous n' allons les contempler . Enfin , à parler franc , puisque nous avons une dizaine d' années à passer dans ce château de * Fontevrault , je préfère y voir la jeune héritière en sa pleine beauté , c' est-à-dire de vingt à trente ans , plutôt que de l' y suivre à l' âge ingrat ; d' autant plus qu' elle ne va pas tarder à avoir une fille qui sera beaucoup plus intéressante qu' elle sous le rapport de l' esprit . * M. * Lemeunier * De * Fontevrault avait ramené * Ninon on ne sait d' où , car il était grand voyageur , l' avait fort mal élevée , ce qui est assez naturel , même à un homme de valeur ; enfin l' avait tenue chez lui jusqu'à sa vingtième année sans vouloir lui donner un liard de dot , tandis qu' il la couchait sur son testament et lui laissait toute sa fortune . * Ninon avait , à cette époque -là , un visage arrondi , avenant , sans grimaces ; un corps potelé , souple , frais , éclatant sous la peau . Mais elle n' avait point de préférence pour aucun des hommes qui demandèrent sa main , et elle eût épousé aussi bien un vieux qu' un jeune si on le lui eût imposé . Ces messieurs tirèrent au sort en buvant gaîment du vin blanc , car il y a beaucoup de caractères heureux dans le pays , et * Ninon accueillit celui que la fortune avait désigné , et lui apporta son château en échange du titre de marquise * De * Chamarante . * Foulques se trouvait entre deux âges et n' était ni beau ni laid . Il tenait , tant de son père que des vignes de * Chinon , * Bourgueil , * Saint- * Nicolas et * Saumur , ses bonnes nourrices , un sang ardent , mousseux , propre à l' action , mais vite apaisé , et ne tirant sa vertu complète qu' au cours de digestions tranquilles et prolongées . Il fut très content de sa femme et dit à tous qu' il ne l' eût pas fait faire autrement pour ses propres mesures . Tous deux s' aimèrent pendant plusieurs semaines sans rechercher de compagnie . Au bout de ce temps , le marquis retourna à la chasse , et la marquise , comprenant que la lune de miel était terminée , eut l' aimable idée de faire élever une statuette au dieu de l' amour , afin de lui manifester sa reconnaissance . Elle n' était donc pas trop exigeante , prenant la vie comme elle venait , et montrait à l' occasion son excellent coeur . faites attention : voilà une statuette de l' amour tel qu' il est ; elle a un rôle très important dans la suite du récit . * Ninon confia l' exécution de son projet à un * M. * François * Gillet , de * Paris , dont elle avait entendu vanter le talent par feu son père adoptif . * M. * Gillet accepta moyennant un bon prix , fit la statuette et vint la poser lui-même . Ce fut l' occasion d' inviter plusieurs parents et quelques personnes des environs , qui vinrent en équipage ou en chaise , selon leur goût ou leurs moyens . * Madame * De * Matefelon vint de * Rochecotte avec son petit-neveu le chevalier * Dieutegard. * Madame * De * Châteaubedeau vint avec son jeune fils . Deux cousins du marquis , * Mm. * De * La * Vallée- * Chourie et * De * La * Vallée- * Malitourne , amenèrent chacun leur femme . Un vieil ami , * M. Le baron * De * Chemillé , habitant * Montsoreau , tout près , vint à pied , remuant les cailloux avec sa canne et parlant haut avec lui-même . Il y avait dans le parc une salle de verdure , environnée des arbres les plus anciens . Elle était ornée d' une colonnade en hémicycle que * M. * Lemeunier * De * Fontevrault avait apportée fût à fût de * Rome et laissée inachevée à sa mort . L' aspect incomplet de ce cirque de ruines doublement vénérables donnait à l' endroit plus de charme . Un bassin y dormait , ayant au centre un caillou d' un demi-pied environ , avec un petit trou fermé d' une cheville de bois . Quand vous ôtiez autrefois la cheville , il en sortait un beau jet d' eau de la hauteur de trois toises ; mais les conduites étant demeurées longtemps mal entretenues , cela vous chassait toutes les minutes une malheureuse pluie d' un effet comparable à l' éternuement . La marquise décida que l' on étoufferait la mécanique enrhumée et que l' on placerait à cet endroit même , sur un piédestal , le fils de * Vénus . La caisse qui le contenait fut menée à bras jusqu'à la rotonde , et le sculpteur , homme vigoureux , armé d' un coin de fer , d' un marteau , cogna dessus avec prudence et pendant longtemps , forçant les planchettes à bâiller une à une , comme font les écaillères avec leur petit couteau solide et ébréché . Il eut chaud , transpira : sa mâle odeur taquinait les narines des personnes qui le regardaient , toutes rangées en rond , dans l' attitude de gens qui assistent à un baptême . * Ninon , la plus impatiente , ne craignait pas de se pencher au-dessus des minces copeaux frisés qui matelassaient le * Cupidon . Qu' un chef-d'oeuvre allât sortir de là dedans , elle n' en doutait plus . * M. * Gillet s' arrêta un moment ; il fit , des yeux , le tour de l' assistance , en s' épongeant le front avec sa manche de chemise , et avertit que , s' il se trouvait là de la jeunesse , il convenait de la renvoyer , parce qu' il avait profité de son éloignement de l' académie pour tailler dans le marbre une figure libre . Dès lors , chacun eut peur de voir apparaître une horreur , et l' on piétina d' impatience . Enfin l' artiste s' enfonça à mi-corps , palpa , tira à lui , et accoucha la caisse . Il se redressa et présenta son ouvrage . Pris dans l' âge incertain où l' être pourvu de l' attribut viril semble encore l' ignorer et hésiter entre un geste d' enfant et celui d' une femme , * Cupidon décochait une flèche au hasard . Et l' exquise particularité de cette figure était que , au lieu de fixer le but où va voler la pointe mortelle , l' adolescent , les paupières basses , regardait avec une surprise ingénue cette autre menue flèche suspendue au bas de son ventre , et qui , pour la première fois , révélait son usage . Je vous laisse à penser s' il y eut des exclamations et des " oh ! " et des " ah ! " à croire que tout ce monde , prévenu qu' il allait voir l' amour , était à cent lieues de se douter qu' il pût être ainsi fait . Au bruit , les domestiques eux-mêmes accoururent , et l' on voyait des servantes craintives s' arrêter en rougissant derrière les fûts de la colonnade . * Madame * De * Matefelon les chassait comme des mouches , avec son éventail d' une main , son mouchoir de l' autre , et elle faisait de grandes enjambées , criant au scandale , menaçant d' aller chercher le curé . * Ninon semblait la moins courroucée , et , comme elle était d' une grande sincérité , elle dit fort heureusement qu' elle ne voyait point de mal à représenter les hommes tels qu' ils sont . Et elle se mit à rire de bon coeur avec tout le monde . La glace fut rompue . On s' accoutumait déjà à l' image inacadémique ; et la grosse belle * Madame * De * Châteaubedeau lui trouvait de la ressemblance avec son petit garçon . Là-dessus , * M. * De * Chemillé , qui avait envie de parler depuis longtemps , s' offrit une prise et abattit les voix du bout de sa canne : " -quant à moi , dit -il , je loue hautement l' artiste d' avoir marqué cette statuette de l' amour d' un signe éclatant , - jusqu'à choquer même , - qui montre bien qu' il ne s' agit pas là d' une amusette , mais d' un dieu redoutable . Et , loin de faire sortir la jeunesse , je l' amènerais là et lui dirais : " -voilà en vérité celui que les menteurs ont partout figuré sous l' aspect d' un bébé joufflu , ou de colombes avec des rubans à la patte . Or vous détournez la tête : sa première vue vous épouvante . Que fût -il advenu si vous l' eussiez rencontré par surprise , au bord d' un chemin , à la brune ? Voyez -le : il a le front borné et têtu , la bouche vulgaire d' un portefaix , le nez au vent d' une catin , le doigt court et spatuleux de la brute , l' oeil oblique et le prompt jarret du lâche . C' est un coquin , un hypocrite , un impudique , un sanguinaire ... - c' est le chérubin secret à qui tout homme ouvre plus volontiers qu' au plus éprouvé et au meilleur de ses amis , à qui toute femme est exposée à sacrifier son honneur , son mari , l' avenir de ses enfants ... " " -monsieur , objecta * Madame * De * Matefelon , il se peut que les choses soient telles que vous le dites , encore qu' il y ait parmi nous , grâce à * Dieu , bon nombre de femmes qui ont trouvé à l' amour une autre figure que celle -là , et qui l' ont pu toucher sans se salir ni se déshonorer . Mais si c' est vous qui avez raison , que ne laissez -vous caché dans l' ombre ce vilain démon , au lieu d' en étaler la crudité au grand jour , comme un objet propre à frapper d' horreur ? Exposer la jeunesse à l' émotion de la rencontre brutale , au bord d' un chemin , à la brune , me paraît moins cruel que de l' avertir , dès sa fleur , de cette fatale destinée . Pourquoi assombrir de jeunes fronts ? Je serais plutôt portée à croire , monsieur , que nous leur devons d' innocents mensonges et qu' en leur voilant les yeux le plus longtemps possible nous leur faisons la vie moins pénible ... " * M. Le baron * De * Chemillé et * Madame * De * Matefelon continuèrent à parler au moins dix bonnes minutes sur ce ton ; mais j' arrêterai là leur discours , car les dissertations morales m' ennuient énormément . Vous ai -je dit que , pendant que les deux vieillards péroraient , * Foulques avait demandé à boire , et que le saumur pétait à rendre jalouse la mousqueterie française ? Après quoi , des hommes entrés dans l' eau , les jambes nues , étranglèrent les conduites de plomb de l' appareil ancien , hissèrent la statuette et l' assujettirent solidement sur un socle , en plaquant la chaux vive qu' ils étalaient à la truelle . * M. * Gillet lui-même , ayant retroussé sa culotte , avait aux cuisses deux bourrelets verdâtres , quand il eut achevé sa besogne , et plus d' une dame les lui eût essuyés , si elle eût osé . d' abord quatre belles femmes au bain ( éloge d' une femme mûre ) ; ensuite vient le récit d' un enfantillage qu' accomplit l' oisive * Ninon , et qui n' est pas du tout un hors-d'oeuvre , comme on pourrait être tenté de le croire . * Ninon , depuis lors , affectionna beaucoup cet endroit . Elle fit creuser , agrandir , embellir le bassin , et un canal souterrain y entretint une eau pure et courante , où elle se baignait volontiers , au coucher du soleil , avec la grosse belle * Madame * De * Châteaubedeau et * Mesdames * De * La * Vallée- * Chourie et * De * La * Vallée- * Malitourne , tandis que * Madame * De * Matefelon , qui , par bonheur pour notre vue , craignait l' eau froide , s' employait à retenir loin de là son petit-neveu , le chevalier * Dieutegard , et le jeune * Châteaubedeau , celui qui ressemblait à l' amour . Autour de la margelle fut déposée une épaisse couche de sable fin , pris dans le lit de la * Loire , et un gazon agréable aux pieds nus , s' étendant jusqu'à l' hémicycle , recevait les belles nonchalantes au sortir de l' eau . J' ai peur que vous ne vous imaginiez que * Madame * De * Châteaubedeau n' est point jolie à voir en cet état , parce que j' ai dit qu' elle était forte . Ce serait une erreur . Assurément elle avait perdu ce qu' on est convenu d' appeler la fleur de la jeunesse , et on lui donnait bon gré mal gré la quarantaine . Mais il ne manque pas de femmes de cet âge , de qui les charmes , au lieu de faiblir , ont grandi d' année en année . Cela menace de tomber tout d' un coup , me direz -vous , comme ces poires de superbe apparence qu' on trouve par terre et la chair blette , un beau matin . Point du tout ! Si je ne me faisais scrupule d' entrer dans ces descriptions de chair nue qui rendent suspectes les intentions de l' écrivain , lorsqu' elles ne sont pas nécessitées rigoureusement , - ce qui est le cas , - rien ne me serait plus aisé que de vous prouver que * Madame * De * Châteaubedeau tenait encore ferme à l' arbre . C' était une de ces grandes femmes si bien proportionnées qu' aucune de leurs parties , qui , considérées à part , semblent de dimensions inusitées , n' expose à la critique si l' on en prend une vue d' ensemble . Combien l' eussent préférée , par exemple , à * Madame * De * La * Vallée- * Chourie , de dix ans plus jeune , qui était petite , avait la peau brune et n' avait presque pas plus de gorge qu' un garçon ? Ceci dit , pour ôter toute ambiguïté touchant les grâces réelles de cette belle femme . C' est que je serais si fâché de vous avoir donné à considérer au bain une femme mal faite ou défraîchie ! Pour les trois autres , il n' y a pas lieu d' insister , puisqu' elles sont toutes jeunes , que vous savez déjà quelques particularités de l' une d' elles et que nous aurons trop d' occasions de connaître cette petite merveille physique de * Ninon . De * Madame * De * La * Vallée- * Malitourne , je n' ai pas envie de dire grand'chose : c' est une chatte onduleuse et ronronnante . Est -ce que vous aimez ces bêtes , dont l' échine serpentine recherche le frôlement d' un pied de la table à l' égal de la caresse de votre main ? Leur grâce les sauve , mais c' est donc qu' elles en ont besoin . Les voilà couchées , les quatre belles , sur l' herbe ou sur la mousse , et dans ce lieu charmant , à l' heure où le soir marche à pas de loup dans les bois . Ceci n' est point une fiction ; cela a plus de corps que le présent que nous touchons du doigt , puisqu' il n' y a guère d' yeux qui aient contemplé les bassins d' un vieux parc sans évoquer un tableau de ce genre , et les aveugles eux-mêmes le voient lorsqu' ils entendent prononcer les noms de * Versailles , de * Fragonard ou de * Watteau . Entendez -vous comme moi le vent léger dans les feuillages qui fait lever la tête à la plus peureuse , le bruit intermittent et régulier d' un insecte qui semble tourner un rouet minuscule , et le sable fin qu' un pied nu soulève et qui retombe en grésillant , ayant laissé sa poudre d' or au duvet d' une jambe ? Voyez -vous le nuage rondelet qui se déchire là-haut comme une peau d' orange ? Le vol céleste des hirondelles ? La cime heureuse d' un érable tout frémissant ? La grosse perle d' eau qui coule à regret suivant la courbe d' une hanche humide ? Soudain la brise entr'ouvre la haie d' arbustes touffus , et le couchant éclatant apparaît comme un dieu qui vient surprendre les nymphes . Elles se lèvent , effarouchées , courent à leur linge et s' habillent , avec des pudeurs , à l' abri des colonnes . Proche de là , * Ninon fit construire un champignon pouvant couvrir une compagnie de musiciens et une chaumière rustique où s' abriter en cas de pluie . Elle aimait les concerts à la nuit tombante , aussitôt poussé le dernier cri d' oiseau . Et elle s' énervait par l' effet de la musique et à la contemplation du jeune amour . Parfois même , elle restait seule ici , s' asseyait à portée de ses traits , et la crainte fictive de la blessure de l' enfant pubère l' alanguissait de longues heures durant . Elle regrettait que son mari passât ses journées à la chasse , répandît une si forte odeur et fût si velu . Cependant elle fermait les yeux et l' imaginait près d' elle , la saisissant dans ses grandes mains , comme aux premiers jours . Mais elle se donnait le plaisir de le rêver plus jeune et plus beau . Voilà le moment venu de raconter la folie qu' accomplit * Ninon de complicité avec la statuette . Vous savez le cas de notre pauvre petite marquise ; je ne vous ai pas caché qu' elle avait été élevée sans principes et qu' elle était dépourvue de cette intelligence robuste qui parfois supplée à cet inconvénient . Malgré cela , je suis convaincu que , si la providence n' eût pas tant tardé à lui accorder la fillette qui devrait être née depuis longtemps pour que mon conte fût bien composé , rien de regrettable ne se fût produit . à défaut de cela , voilà ce qui advint : quand * Ninon allait rêver seule auprès du bassin de l' amour , elle regardait tomber les feuilles que la fin de l' été détachait une à une ; et celles que les marronniers semblaient jeter du haut du ciel avaient l' apparence de grandes mains gantées d' or qui palpaient l' air tiède en tâtonnant , et souvent s' arrêtaient à caresser l' amour , avant de s' aplatir à la surface de l' eau . Certaines étaient gluantes et n' en finissaient plus de se détacher du petit corps . * Ninon s' amusait , avec une baguette , à piquer ou fouetter les importunes sur une des épaules ou entre les lèvres du marbre . Or , un jour de chaleur accablante , * Ninon , étendue sur la mousse , regardait son * Cupidon avec ces yeux quasi stupides qui ne nous déplaisent pas toujours chez les femmes . C' est comme une taie légère que * Dieu dépose , en passant dans l' air chaud , et en disant : " regard ! Participe à la sublime imbécillité de la terre ... ! " puis il va plus loin répandre le même bienfait . Une meute fût passée là que * Ninon ne l' eût pas vue : son front et ses tempes se rétrécissaient comme le haut d' une bourse dont on serre les cordons , pour presser une seule et malheureuse petite idée , la plus innocente et la plus enfantine en apparence . Figurez -vous que le même coup de vent tiède où j' ai supposé que le seigneur se faisait porter avait vêtu le * Cupidon d' une courte culotte de feuilles mortes , qui , pour comique qu' elle parût , n' en était pas moins disgracieuse . Et la petite idée de * Ninon consistait à aller ôter ce vêtement végétal , de sa propre main . Pourquoi pas avec la baguette ? Parce que , se disait -elle , il y aurait danger d' endommager le hardi mais délicat relief qui valait tant de piquant à l' oeuvre de * M . * Gillet . La voici debout ; puis elle s' accroupit , éprouve l' eau de la main , se dégrafe , laisse aller ses vêtements . Elle est assise sur la margelle ; ses deux belles jambes tout entières s' entr'ouvrent sur le profond miroir . Hop ! Elle gagne à la nage les degrés du socle et surgit , emperlée de la nuque aux talons . Elle entoure d' un bras la taille du jeune dieu , et , d' une main agile , tâtant sous la feuillée le fragile objet dérobé aux regards , le découvre , le débarrasse , en fait jaillir la pulpe charnue , tout de même qu' elle s' y fût prise pour peler des châtaignes . " -holà ! Madame la marquise ! Elles ne sont point mûres , vous allez vous casser les dents ! " c' était le jardinier * Cornebille , qui , entre les branches à demi dégarnies , ne pouvait contenir sa surprise . le chevalier * Dieutegard contribue par amour à l' expulsion de * Cornebille , puis on apprend à distinguer ce jeune homme réservé de son bouillant camarade * Châteaubedeau . Il est clair que ces deux pages de la marquise sont destinés à se déchirer entre eux . Mais , que vois -je ? * Ninon accouche de la petite fille annoncée . les événements les plus graves ont souvent leur source dans de méchants petits hasards de rien du tout , et je ne sais quoi me dit que cette rencontre fortuite du jardinier * Cornebille et de la marquise va avoir sur la suite de notre histoire des conséquences infiniment ramifiées . Pour commencer , * Ninon chassa du château ledit * Cornebille , sans consentir à en fournir le motif . Le marquis en fut très fâché , car il était content des services de cet homme , et il se montrait généralement paternel avec ses serviteurs . De plus , une grosse femme , nommée * Marie * Coquelière , qui se trouvait en couches au moment où le jardinier fut mis dehors , faillit avoir les sangs tournés , comme on dit dans le pays , parce qu' elle savait , prétendait -elle , que * Cornebille était sorcier et fort capable de jeter à la marquise un mauvais sort : il avait changé un enfant de quatre ans en un agneau et engrossé la fille * Martin , de * Bourgueil , rien qu' en la regardant , et qui pis est , d' un seul oeil , car il louchait affreusement . Mais * Ninon avait trop de honte à rencontrer dans le parc le témoin de sa malheureuse excentricité , et elle fut inflexible , malgré l' effroi contagieux qu' avaient répandu les craintes de * Marie * Coquelière . Personne ne se prêtait à signifier à * Cornebille l' ordre de la marquise ; les gens s' éclipsaient l' un après l' autre ou prétendaient qu' ils ne trouvaient point l' homme au pavillon où il logeait ; les hôtes prétextaient des migraines ; ces messieurs étaient sans cesse à la chasse . Alors ce fut la première occasion qu' eut * Ninon d' éprouver le dévouement du jeune chevalier * Dieutegard . Ce jeune chevalier ayant su que la marquise était dans la peine eût donné sa croix de malte pour lui venir en aide , car il aimait * Ninon avec toute la candeur généreuse de sa douzième année . Mais il était trop gêné , en présence de la marquise , pour oser lui avouer qu' il désirait la servir , quelle qu' en fût la difficulté . Il cherchait en lui-même mille moyens de lui faire deviner son intention ; mais , peu adroit de sa nature , il s' en tint à celui de l' embarrasser de sa personne , dix fois le jour , en lui obstruant le passage , si bien qu' il réussit seulement à aggraver l' état de colère où elle n' était que trop , par suite de la mauvaise volonté ou de la lâcheté de tous autour d' elle . Elle le bourra du pied à plusieurs reprises , le traita de paquet , menaça de le jeter par la fenêtre . Enfin , comme elle s' exaspérait de voir cette petite figure d' apparence impassible et qui la regardait doucement , comme un pauvre chien qu' on a fouetté , elle lui dit : " -tiens ! Vas -y , toi ! ... " et il partit aussitôt en courant , sans attendre qu' elle lui donnât une plus longue instruction . Elle s' étonna qu' il l' eût comprise à demi-mot et qu' il lui obéît si volontiers , et elle suivit du regard les pas du chevalier qui s' éloignait par l' allée des fontaines , goûtant , quant à lui , dans son âme neuve , la saveur du premier ravissement . * Dieutegard alla jusqu'au logis de * Cornebille , situé contre le mur de clôture , au fond des jardins bas . Un lierre épais le dissimulait à demi ; la cheminée fumait à travers la verdure ; un chèvrefeuille garnissait l' entrée . Le chevalier porta la main à son coeur en traversant un petit potager planté de choux bien en ordre , de carottes , de chicorées écrasées sous des briques , et il regardait le trou noir de la porte grande ouverte , où il ne distinguait rien . Quand il eut franchi le seuil , seulement , il vit le jardinier , un long couteau à la main , qui faisait le signe de la croix sur l' envers du pain bis , avant de trancher la part de ses deux petits enfants et de sa femme , attablés vis-à-vis . Puis * Dieutegard entra et dit , sans prendre haleine , que madame la marquise faisait savoir à * Cornebille qu' il eût à quitter le château , lui et les siens , aussitôt le coucher du soleil . Alors la femme commença à trembler de la tête ; on voyait remuer les ailes de son caillon blanc ; elle croisa ensuite les mains sur la table , et ses larmes coulèrent . Les deux petits se mirent à crier et se réfugièrent dans son giron . * Cornebille ne disait rien et coupait son pain en petits cubes réguliers qu' il piquait de la pointe de son couteau et s' introduisait coup sur coup dans la bouche , jusqu'à ce qu' elle fût pleine ; puis il mâcha cela lentement , sans changer de figure , et enfin dit qu' il avait bien entendu et que cela suffisait . Le chevalier s' en alla content , car les enfants sont rarement pitoyables . Il ne pensait qu' au plaisir de * Ninon . Il vint la retrouver et lui annonça le bon résultat de sa mission , sans lui fournir de détails , tant il était ému . * Ninon n' eut d' attention qu' à sa volonté accomplie et à la possibilité de descendre désormais dans le parc sans avoir à rougir . Elle se pencha sur le front du jeune garçon et le baisa , bien loin de se douter que par ce seul geste elle fixait une destinée . Et tout continua à aller au château comme auparavant . Vous avez remarqué , ou bien vous le ferez plus tard , que toutes les personnes qui étaient venues chez le marquis et la marquise * De * Chamarante pour l' érection de la statue y sont encore . Cela n' a rien d' extraordinaire , car , invité à la campagne , on y reste tant que les maîtres de maison ne vous font pas comprendre qu' ils désirent ardemment votre départ ; considérez aussi qu' un couple qui n' a pas d' enfants a toutes les peines du monde à demeurer isolé . Une intrigue est en train de se nouer , pendant que nous parlons , entre * Madame * De * Châteaubedeau et * M . * De * La * Vallée- * Chourie ; les deux belles-soeurs ne se quittent pas ; et * M . * De * La * Vallée- * Malitourne fleurette avec tout le beau sexe . Quant à * Madame * De * Matefelon , son but est que le jeune chevalier , son petit-neveu , prenne l' usage du monde ; elle ne s' absente guère de * Fontevrault que pour aller surveiller ses vignobles . Le baron * De * Chemillé , lui , ne vient là que par intermittence ; mais c' est un vieil homme indépendant , maniaque , et qui s' accoutumerait mal aux moeurs d' une maison étrangère . Je pense que nous aurons l' occasion de le voir chez lui , avec ses deux jolies soubrettes , ses oeuvres d' art , ses livres et ses rosiers ; ce n' est pas loin , il habite à côté . Il est de ces gens agréables à voir en passant , mais dont la compagnie prolongée fatigue , à cause d' un goût excessif à moraliser . Vais -je arriver maintenant à la naissance de la petite fille attendue ? Je voulais la présenter tout de suite ! Vous voyez combien peu un conteur fait à sa guise . Et il faut encore , auparavant , que je vous parle du petit * Châteaubedeau . C' était le compagnon de jeu de * Dieutegard ; mais autant le chevalier demeurait timide , tendre et doux , autant * Châteaubedeau était hardi et précoce . * Châteaubedeau , d' une distance de cent coudées , lançait une pierre de la grosseur du poing au milieu d' une vitre de l' orangerie ; il prétendait passer ses nuits dans le lit des servantes et se vantait d' avoir vu , de ses yeux , la marquise * De * Chamarante toute nue . Encore une image que j' eusse préféré éviter , d' autant plus qu' elle se répète . La marquise * De * Chamarante toute nue ! Voilà ce pauvre * Cornebille qui a goûté la surprise de cette image et l' a payée cher ; voilà un gamin qui se flatte d' en avoir eu l' aubaine . Tous ne pensent donc qu' à cela ! La vérité m' oblige à dire qu' il en est ainsi . Il y a des femmes que jamais un homme sain n' imaginera dépouillées de leurs vêtements dont la grâce décente fait corps avec leur personne , et qu' il semblerait sacrilège de soulever même jusqu'à la cheville . Celles -ci sont vénérables personnes que je n' introduirai seulement pas dans un conte où l' on badine . Mais * Ninon n' était pas de cette espèce ; elle était de l' espèce que tout homme sain dévêt à première vue . Malheur à qui aime une de ces femmes -là par le coeur ! Le chevalier disait à son ami que la seule idée de coucher contre une femme nue lui rompait les jambes et il avait peur de n' oser jamais , quoiqu' il en eût un grand désir . Quant au fait de voir * Ninon dans l' état où * Châteaubedeau l' avait vue , si la fortune le favorisait d' un tel spectacle , il en perdrait certainement l' usage de ses sens . Il avouait qu' il la voyait fréquemment dans ses songes , et qu' au seul aspect de cette fallacieuse image il se sentait défaillir . * Châteaubedeau haussait les épaules : il parlait des femmes en prononçant des mots qui faisaient frémir son ami . Ce que * Dieutegard ne comprenait pas , c' était que les relations d' homme à femme prissent dans la bouche de tous l' aspect de polissonneries joviales , à tel point que lorsqu' on entend pouffer de rire , on puisse affirmer , les trois quarts du temps , qu' il s' agit d' amour . Lorsque * Châteaubedeau rencontrait la femme de chambre * Thérèse , il la pinçait , de préférence en un endroit vulgaire ; et elle interprétait ceci comme un témoignage de passion . Parfois pourtant elle se retournait et lui donnait le nom d' un vil animal de basse-cour , et * Châteaubedeau disait : " comme elle m' aime ! " alors * Dieutegard était choqué . Quand on parlait des deux enfants , on disait , bien entendu , " les pages " , sans doute parce que le mot est joli et la fonction charmante , et que l' un et l' autre séduiront de tout temps . Ce fut * Châteaubedeau , l' un des premiers au château , qui sut que la marquise était grosse . Il l' annonça à * Dieutegard , non pas en ces termes qui ménagent une femme , mais en se faisant fort des confidences de * Thérèse . On en parla pendant quelque temps à mots couverts . * Madame * De * Matefelon ne se tint pas de s' en ouvrir à * M. L' abbé * Puce , curé de * Montsoreau , qui vint tout de suite et mit les pieds dans le plat en parlant du baptême avant que l' événement fût seulement assuré . Par bonheur , la nature n' osa pas donner au prêtre un démenti , et toutes ces dames s' employèrent à préparer la layette . * Ninon passait ses jours étendue sur une chaise longue , coiffée d' un petit bonnet de dentelle , bien attristée de sa difformité , mais contente tout de même à l' idée de voir bientôt un enfant courir autour d' elle . * Mesdames * De * La * Vallée- * Chourie et de la * Vallée- * Malitourne cousaient ou brodaient en se faisant de doux yeux à la dérobée ; * Madame * De * Châteaubedeau secouait son ample poitrine toutes les fois que son fils commettait une espièglerie . Le gamin ne quittait pas les jupes des dames , et il avait des hardiesses qui remplissaient celles -ci de joie . On confiait à * Dieutegard le soin de faire la lecture , et il se rendait agréable , parce que sa voix était pure et parce qu' il sentait vivement les beaux sujets ; mais ses yeux se brouillaient si * Ninon le regardait ; il ânonnait alors et se disait sujet à des éblouissements . Ce fut le beau temps de * Madame * De * Matefelon , car l' approche des grands événements de la vie , comme la naissance , le mariage ou la mort , restitue leur royauté aux vieillards , en même temps qu' elle met trêve aux folies ; et on écoute les paroles expérimentées . Cette dame , qui abondait en conseils , se soulagea dans la plus large mesure . * Ninon fut si bien prêchée qu' elle était en proie à une infinité de scrupules touchant la manière d' élever sa progéniture . Enfin , pour la fête de la nativité , qu' on nomme dans le pays la bonne-dame de septembre , par une heureuse coïncidence , la marquise mit au monde une fille , qui eut pour marraine * Madame * De * Matefelon et pour parrain * M. Le baron * De * Chemillé , dont le prénom était * Jacques ; c' est pourquoi la petite fut appelée * Jacquette . il s' agit maintenant de * Jacquette . On la fait grandir sous vos yeux le plus vite possible , afin de ne pas trop nous écarter de notre sujet , qui est l' éducation périlleuse de cette petite au milieu de nombreux exemples d' amour . nous voici donc en présence de * Jacquette , qui , j' ai dû vous en avertir , sera notre héroïne principale . Aussi , je prie les personnes qui n' auraient point pu jusqu'ici , malgré toute leur bonne volonté , honorer de leur sympathie quelqu' un des hôtes du château de * Fontevrault , de ne point encore se décourager . * Jacquette commença par vider très gloutonnement les grosses bonbonnes que sa nourrice , * Marie * Coquelière , - cette grosse femme qui craignait le sorcier * Cornebille et qui a accouché une seconde fois depuis que nous avons parlé d' elle , - tirait à discrétion de son corsage ; et elle suçait le bout du doigt paternel , venu là , en passant , faire toc-toc , comme au flanc des barriques pour savoir où en est le niveau . à cet âge -là , elle n' était pas plus agréable à fréquenter que les autres nourrissons . Offrons -nous donc l' avantage de la voir grandir à vue d' oeil . La voici , au bout des lisières , qui trottine sur ses jambes de poupée , lancée en avant , ou virant tout à coup , pareille à un joujou à ressort . Elle aime à voir , à la cuisine , tourner la broche des rôtis par un marmiton aux mains sales ou par un chien qui court sans avancer jamais , dans une grande roue , en tirant la langue ; elle va visiter , dans leur toit , les lapins domestiques qui rongent une feuille de chou quand ils ont les oreilles en haut , ou dorment quand ils ont les oreilles en bas , les vaches dans une grande salle voûtée et tendue de toiles d' araignée ; les carrosses des * La * Vallée- * Chourie et des * La * Vallée- * Malitourne , dont les cuirs moisissent ; et la chaise qui sert à conduire sa marraine à la messe . Le grand bonheur est de descendre au bout des jardins , jusqu'à la * Loire , ce qui est une longue promenade , et de regarder glisser les lents bateaux plats que mènent tantôt une voile gonflée , tantôt des chevaux percherons attelés à la queue leu leu sur le chemin de halage . Pour parvenir là , non loin de l' ancien logis du jardinier , une grille de fer qu' il faut pousser contient , dit -on , dans ses gonds , un pauvre petit oiseau que l' on écrase un peu chaque fois , soit que l' on sorte du parc , soit que l' on y revienne . Et c' est le chemin du bac d' * Ablevois , où l' on s' amuse à attendre le radeau du passeur , gros comme un sabot au départ de l' autre rive , et qui atterrit sans bruit près de vous , chargé d' une voiture , d' un couple de boeufs ou d' un troupeau de chèvres gênées par leurs pis brimballants . * Jacquette joue en liberté sur les pelouses inclinées , dans les régions du jardin privées d' eau , et , lorsqu' elle tombe , elle pousse des hurlements de petit porc rose qui va à la foire . Alors * Marie * Coquelière s' élance sur la pente , soutenant à deux mains ses mamelles ; elle s' accroupit , relève le rouleau de fanfreluches et sait très bien tirer , de la toilette un peu tassée , mille plis nouveaux à coups de chiquenaudes . * Jacquette court sous les charmilles pour attraper le rond de soleil qu' elle voit au bout de l' allée , de la largeur d' un chapeau de paille , et qui se sauve vivement à l' autre bout dès qu' elle va mettre la main dessus . Elle possède déjà de beaux habits ; on la poudre et la décollette , les grands jours . On lui montre à faire la révérence lorsqu' elle rencontre par hasard madame sa mère ou sa marraine * De * Matefelon , qui lui en impose énormément ; déjà elle sait rendre le salut aux pages , de l' air de dire : " bonjour , gamins ! " son nom , ses cris , son babillage se perdent l' été dans l' immensité des avenues ombreuses et des pelouses ; ils égayent , l' hiver , les corridors et les pièces sonores du château . Ah çà ! Est -ce qu' il va falloir que je vous décrive le château ? Croyez -moi , rien n' est plus fastidieux et plus inutile . Tout ce que je puis vous dire , c' est que , lorsque * Jacquette et sa nourrice allaient au bac d' * Ablevois , elles apercevaient , par-dessus une forêt d' arbres , l' extrémité pointue d' une vieille tour accommodée en colombier et surmontée d' un épi de terre cuite ; et l' on avait ordre de ne jamais s' éloigner jusqu'à perdre de vue ce signe de ralliement qui dominait tous les corps de logis . Quand elles remontaient par l' allée descendant aux fontaines , que distinguaient -elles du château ? Un pan de muraille grise , en partie couvert de vigne vierge et auquel les marronniers formaient un cadre irrégulier ; un peu plus haut , des ardoises brillaient entre les cimes moins feuillues . Et , quand elles arrivaient au pied du château , elles ne voyaient plus rien du tout , d' abord parce qu' elles ne songeaient point à le regarder , ensuite parce que l' on avait toujours peur d' être grondées pour être en retard . Dans l' intérieur , il y avait deux parties que * Jacquette affectionna dès sa plus tendre enfance : premièrement les anciens appartements de * M . * Lemeunier * De * Fontevrault , où des moulins , armes parlantes , étaient brodés au satin des courtines et sur toutes les tentures ; elle faisait le tour des pièces en soufflant sur les ailes , et croyait qu' elles se mettaient à tourner lorsqu' elle avait disparu ; deuxièmement , la tour du nord , où l' on montait par un escalier de pierre en colimaçon et très étroit , pour atteindre de petites chambres dallées où il fallait déchirer de la main des écheveaux de soie grise et molle que tendent les araignées ; mais , une fois là , elle grimpait sur un escabeau et considérait le pays lointain , qui semblait toujours très joli , entre l' étroite fissure des meurtrières ; la * Loire y ressemblait à un ruban d' argent , que de tout petits arbres piquaient d' épingles d' or quand c' était l' automne . On voyait dans les champs de mignonnes bêtes , grosses comme les pucerons des rosiers , et , à l' horizon , une ville de la dimension d' un écu ; lorsqu' il avait plu , on eût pu compter les peupliers sur la ligne nette des coteaux de * Saumur . Ou bien , au bras solide de la nourrice , elle se penchait aux lucarnes et regardait au-dessous d' elles les pages jouant à la paume sur la terrasse . On entendait leurs cris et la marquise qui les appelait par leur nom pour leur essuyer le front , de son mouchoir . La petite crachait pour leur faire un tour ; mais sa salive , bue par l' espace , n' arrivait jamais jusqu'en bas . Et ce que * Jacquette préférait à tout cela , c' était d' écouter aux portes , parce qu' elle avait remarqué que l' on coupait certains mots en deux lorsqu' elle montrait le bout de son nez . Elle quittait l' un de ses souliers à talons hauts et se juchait de l' autre pied sur cette petite borne pour atteindre le trou de la serrure , une menotte mordant le bec-de-cane , l' autre en arrière , au creux de la taille , frétillant comme la queue d' un roquet . à l' occasion de certains désordres dans la conduite des hôtes du château , * Jacquette prononce un mot énorme qui nous vaut une discussion des deux vieillards sur la pudeur . on se résout ensuite à confier l' enfant à une gouvernante . à l' heure où nous en sommes , il y avait précisément du grabuge au château , et l' on échangeait à table , ou après dîner , dans les coins , des expressions très peu propres à former l' oreille d' une enfant . Figurez -vous qu' après un si long temps , - que vous pouvez d' ailleurs mesurer à la taille de * Jacquette , - * Madame * De * La * Vallée- * Chourie venait seulement de faire du bruit à propos des relations adultères de son mari avec la grosse belle * Madame * De * Châteaubedeau . Cela tenait à ce que * M . * De * La * Vallée- * Chourie avait mis littéralement des années à parvenir à ses fins . Il est vrai qu' il s' était produit quelques interruptions dans le séjour de tout ce monde -là , au château . Par décence , chacun retournait chez soi , l' espace de quelques mois , et c' était autant de perdu pour la conquête . Mais cela n' eût pas suffi encore à faire ainsi piétiner l' amour sur place , d' autant qu' il n' y avait pas apparence que * Madame * De * Châteaubedeau fût une femme à opposer une résistance opiniâtre . à vrai dire , elle n' en opposait presque pas ; mais * M . * De * La * Vallée- * Chourie était d' une hésitation extrême . Lui et son frère souffraient d' une infirmité curieuse , héritée assurément du grand-père * De * La * Vallée , vieux débauché du temps de la régence , et qui se traduisait chez l' un par une maladresse extraordinaire en tous ses gestes , - d' où le surnom de * Malitourne , - chez l' autre par une sorte de bégaiement de la volonté , s' il est permis de s' exprimer ainsi , incapacité de se décider à quoi que ce soit , malgré certains désirs violents . * M. * De * La * Vallée- * Chourie désirait * Madame * De * Châteaubedeau , quoiqu' il aimât beaucoup sa femme ; il se disait que celle -ci aurait du chagrin s' il la trompait ; il en mesurait minutieusement les conséquences et temporisait . Mais , d' autre part , quand il voyait les bras pleins , forts , consistants , blanc de lait , de * Madame * De * Châteaubedeau , ses épaules arrondies et lisses comme le dos des otaries qui ondulent dans l' eau , sa gorge puissante que toutes ces dames disaient sans défaut , il en mesurait l' attrait avec le charme acide de sa petite femme , et , ce faisant , se ruait sur celle -ci avec l' espoir de tromper l' appétit qu' il avait de l' autre ; ce qui , effectivement , contribuait à lui donner de la patience . Il poursuivrait très probablement encore aujourd'hui ce manège , si sa femme elle-même , lassée de ses assiduités intempestives , n' en eût par ses propres soins dérivé le cours vers celle à qui elles étaient mentalement destinées . Et ce qu' elle dut encore se donner de mal est inouï . Mais elle n' avait pas plus tôt mené à bien son entreprise qu' elle fonçait sur le pauvre * Chourie encore tout moulu de plaisir , avec les imprécations ordinaires à l' épouse outragée . En présence de cette malchance , * M. * De * La * Vallée- * Chourie désirait ardemment reconquérir l' amitié de sa femme , mais en même temps jugeait indélicat d' abandonner sa maîtresse sur ce coup d' essai . Pour lui , désormais , agir c' était rompre avec * Madame * De * Châteaubedeau , et il ne pouvait pas s' y décider . Ajoutons que sa femme courroucée , en se refusant à ses baisers , le rejetait aiguillonné vers sa maîtresse , et le savait bien , la coquine , tandis que la veuve aspirait l' indécis amant comme une éponge de * Venise boit un verre d' eau . Ces événements apportaient un certain trouble dans la conversation , car chacun les avait présents à l' esprit et s' y intéressait si vivement que l' on éprouvait bien de la peine à parler d' autre chose . Aussi , pour un oui , pour un non , appelait -on * Jacquette qui faisait diversion . Ces messieurs l' embrassaient , se la passaient , lui versaient à boire . Elle profitait des gelées , des croquignoles , de la mousse qu' on lui faisait humer au bord des verres , recueillait , entre temps , des allusions chuchotées à l' oreille auprès d' elle , les répétait tout haut , faisait scandale , et on la mettait à la porte . Les choses s' envenimèrent un beau jour , par l' intermédiaire de * Madame * De * Matefelon , qui s' indignait de ce désordre . Usant de son ascendant sur * Ninon , cette dame ne l' avait -elle pas convaincue de la nécessité d' expulser les * Châteaubedeau , mère et fils ? On s' attendait à l' exécution de cette mesure de rigueur , et on s' ingéniait à l' écarter , car la maman était bonne âme , et le fils amusant par ses sottises mêmes . Au beau milieu du silence qu' imposa la majesté d' une pièce de pâtisserie , * Jacquette , en perroquet fidèle , lança une phrase recueillie par elle on ne sait où : " -je ne vois qu' un moyen de tout raccommoder , dit -elle : c' est de cacher * Châteaubedeau dans le lit de maman ! " ce mot , excessif aux lèvres d' une enfant , eut une suite imprévue . De l' expédient préconisé par * Jacquette , * Ninon ne retint que le fait qu' une telle intempérance de langage sortait de la bouche de sa fille ; et elle s' alarma à bon droit d' une éducation qu' il devenait urgent de surveiller , et de près . La marraine renchérissant , comme il convenait , on oublia le reste , et jusques aux * Châteaubedeau . D' ailleurs le sujet nouveau donnait de l' aise aux relations , et ce fut à qui fournirait les plus utiles préceptes de morale . * Madame * De * Matefelon voulait que l' enfant fût soustraite à toute influence fâcheuse , qu' on lui donnât des appartements , une gouvernante éprouvée et des livres édifiants , enfin que fût éloigné de la fillette tout ce qui participe à la vie impure du monde . * M. Le baron * De * Chemillé lui fit observer que c' était tout le contraire qu' elle semblait rechercher pour son petit-neveu le chevalier * Dieutegard . " -il est vrai , dit -elle , mais il s' agit de faire de monsieur le chevalier un homme ! " " -et de * Jacquette ? " " -une femme , cela va sans dire . " * M. * De * Chemillé remuait le pois chiche qu' il portait à l' aile droite du nez , et , puisant une pincée de poudre blonde dans sa tabatière , il referma celle -ci d' un coup sec : " -depuis plus de sept mille ans qu' il y a des hommes et qui font l' amour , dit -il , nous venons trop tard , ma bonne madame , pour empêcher que notre filleule en surprenne le secret . Qu' elle ouvre les yeux sur cet ingénieux mécanisme aujourd'hui ou plus tard , l' inconvénient n' est pas gros ... " je vous laisse à penser si * Madame * De * Matefelon se trémoussait ! * Madame * De * Matefelon ; mais , puisque vous consentez à donner quelque prix à la pudeur , dites -moi donc comment vous éviterez que ce sentiment s' émousse s' il est soumis aux rudes assauts que le spectacle de la vie lui fournira , d' après votre méthode . " " -il ne s' émousse pas plus , dit le baron , que la bonté , par exemple , ou bien que le caractère grincheux que nous apportons en naissant , et qui ne nous abandonnent qu' avec notre dernière chemise . Le spectacle du monde , ou la mode , nous apprennent à faire fi , dans le public , de tel ou tel penchant naturel qui se retrouve infailliblement , au moment venu , dans le particulier . Tantôt c' est bon ton d' être subtil en amour , tantôt de le faire quasi comme les bêtes : des mots , des mots , madame ! Bouche à bouche , les vrais amants se retrouvent et prononcent les mêmes onomatopées que proféraient nos grands-papas et nos grands'mamans d' avant le déluge . Il en est de même de l' effroi pudique , que bien des belles foulent aux pieds aux chandelles et quand une brillante compagnie les entoure , qui sont des petites filles , les rideaux tirés , et contre la poitrine d' un homme , pourvu que le coeur s' en mêle . La pudeur ! Elle renaît chez la catin la plus éhontée , tout à coup , quand elle se met à aimer , sans frime , une bonne canaille d' homme . " " -il n' y a point à raisonner avec vous là-dessus , reprit la marraine ; vous parlez des vertus des femmes comme vous le feriez de la qualité du rouge dont elles s' ornent le visage pour vous séduire , et l' on dirait qu' elles ne sont honteuses et réservées que pour aiguillonner vos sens . Ainsi la femme aurait des qualités garanties bon teint et d' autres qui risquent de passer au premier lavage ? Qu' importent la pluie et les orages , si la pudeur se retrouve au moment de s' en servir ! - * Dieu me pardonne ! Ce maudit baron me fait parler une langue de parc aux cerfs ! ... - eh bien , monsieur , nous considérons , nous autres , la pudeur en elle-même , et nous disons qu' elle mérite de n' être pas froissée , uniquement parce qu' elle est la plus tendre et la plus délicate parure que le ciel ait donnée à la jeunesse , parce qu' il y a pour la créature qui a reçu cette grâce divine , au premier heurt , une douleur d' un genre trop particulier pour qu' un homme la comprenne jamais , - ce qui , peut-être , la rend plus précieuse encore à notre sexe , - enfin parce que je ne sais pas de spectacle plus pénible pour quiconque a l' épiderme un peu sensible que d' être témoin de ces chocs ... " " -je trouve , dit * Ninon , que vous savez tous les deux de fort belles choses et que vous parlez très bien ; mais je ne vois point , dans tout cela , le parti que je dois prendre vis-à-vis de ma fille , qui prononce des mots à faire dresser les cheveux . " " -pratiquez uniquement la vertu autour d' elle ! " dit le baron . " -pour une fois que vous hasardez une chose sensée , dit * Madame * De * Matefelon , que n' avez -vous le courage de le faire sans ricaner ! " * Ninon songea à mettre * Jacquette au couvent . Il y en avait un célèbre dans le pays ; mais , outre que * Mesdames * De * La * Vallée- * Chourie et * De * La * Vallée- * Malitourne y avaient été élevées , on n' en disait point de bien . Ces dames racontaient que l' on s' y baignait deux fois l' an , à partir de l' âge nubile , et vêtue d' un grand sac de toile , qu' une converse , les yeux baissés , vous passait et vous nouait au cou , sous la chemise , avant d' enlever celle -ci , et vous arrachait de même au sortir de l' eau , après avoir repassé la chemise , de telle manière qu' à aucun moment le corps ne pût apparaître à nu , que les mains ne fussent tentées d' en frôler les contours et les yeux d' y exercer la concupiscence . Le même usage était pratiqué , disait -on , par les religieuses , et grâce à lui , un homme avait pu se dissimuler et vivre au couvent , sous figure de nonne , onze mois durant . On en revient à l' idée première , qui était de donner à * Jacquette une gouvernante . " -de cette façon , dit * Ninon , nous ne cesserons d' avoir la chère enfant sous les yeux , et nous aurons mis notre responsabilité à couvert . " on avisa le marquis de ce projet . * Foulques fronça d' abord le sourcil , comme toutes les fois qu' on le consultait pour la forme , car il tenait à paraître rouler mille objections dans sa tête . Puis il jugea le projet convenable . La difficulté était de trouver la gouvernante , car on ne connaissait personne qui fût apte à remplir cette fonction . * Madame * De * Châteaubedeau avait justement dans ses relations une certaine demoiselle * De * Quinconas , issue d' une famille des plus honorables , mais ruinée par le système , et dont elle savait le plus grand bien quant à la science et la moralité . Le marquis * Foulques haïssait les figures ingrates et décrépites ; il les prétendait néfastes à la jeunesse et , pour rien au monde , n' eût consenti à ce qu' une d' elles respirât au chevet de sa fille . C' est pourquoi il avait tout d' abord froncé le sourcil un peu plus longuement qu' à l' ordinaire , au seul mot de gouvernante . " -ma fille , dit -il , ne sera pas élevée par une duègne . Ces vieilles sottes inculquent à l' enfance des idées d' un autre âge ; elles ont des manies invétérées et l' obstination des mules , sans compter qu' il leur arrive fréquemment de répandre une aigre odeur . Mais * Madame * De * Châteaubedeau le tranquillisa en lui affirmant que * Mademoiselle * De * Quinconas réunissait précisément le double avantage d' offrir des dehors agréables et une docilité parfaite aux exigences des familles touchant les méthodes d' éducation . Elle était la propre nièce et filleule de monseigneur l' évêque d' * Angers et vivait présentement dans une petite ruelle avoisinant la cathédrale , d' une maigre rente servie par la munificence épiscopale . La description de cette maison humide et basse abritant une personne pleine de mérites suffit à gagner le coeur excellent de * Ninon . De quel bienfait n' était -on pas redevable à * Madame * De * Châteaubedeau ? ... il fut évident que la maîtresse de * M . * De * La * Vallée- * Chourie avait aujourd'hui tiré la famille de la situation la plus difficile . La seule * Madame * De * Matefelon , qui ne perdait point la tête , s' avisa , le soir , de faire observer à * Ninon que , en somme , on avait pris un parti bien promptement . " -croyez -vous ? " dit * Ninon . " -je le crois , dit * Madame * De * Matefelon , car cette gouvernante ne vous est connue , en somme , que par * Madame * De * Châteaubedeau , qui a rendu elle-même son intervention nécessaire par ses propres déportements . " " -je l' oubliais , fit * Ninon ; mais tout cela , c' est de quoi se rompre la tête ... " arrivée de * Mademoiselle * De * Quinconas et son installation . Ce que * Jacquette apprend tout d' abord , du fait de sa gouvernante . la gouvernante arriva un beau jour de septembre , à la tombée de la chaleur , dans un carrosse poudreux que le marquis avait envoyé , tout exprès , au-devant d' elle , jusqu'aux * Ponts- * de- * cé . Les hôtes du château étaient cachés dans une grande pièce aménagée en lingerie , donnant sur la cour , afin d' avoir l' oeil sur la * Quinconas au moment où elle mettrait pied à terre . Seules , * Ninon et * Madame * De * Châteaubedeau l' attendaient au salon . Le marquis s' avança dans la cour , en rejetant du coin de la semelle les marrons tombés , avec leur coquille épineuse à demi éclatée , dans les petites rigoles , entre les pavés ventrus ! Et arrivé au porche d' entrée , il regarda sur la route de * Saumur , la main en abat-jour et la figure grimaçante , à cause du soleil qui se trouvait bas , juste en face . On remarqua soudain qu' il rajustait sa perruque et faisait des pichenettes sur son jabot , d' où l' on augura que la voiture était en vue et que le marquis se souvenait du portrait avantageux que * Madame * De * Châteaubedeau avait tracé de la gouvernante . Le bon * Fleury , le cocher , eut , en faisant tourner les chevaux dans la cour , un clin d' oeil qui en disait long sur l' effet que lui avait produit la voyageuse . Celle -ci était aussitôt par terre , très simplement , très vivement , avant que * Foulques fût là pour lui présenter la main . L' avis de la lingerie fut unanime : la nouvelle venue était quelconque . Cependant * M . * De * La * Vallée- * Malitourne , - qui n' avait rien vu parce qu' on l' avait posté près de la porte , en sentinelle , - ayant ouvert , avec son ordinaire malchance , juste de façon à se trouver nez à nez avec * Mademoiselle * De * Quinconas , réapparut en se baisant le dessus de la main et disant que la nouvelle venue avait la bouche la plus affriolante . Son frère * Chourie se précipitait et , simulant sur ses reins une jupe amplement rebondie : " -oh ! Dit -il , la gouvernante fournit , sans doute , elle-même la mappemonde ! ... " il n' en fallait pas plus pour que celle à qui l' on trouvait du même coup d' aussi grandes qualités aux antipodes eût contre elle toutes les femmes présentes . On lui donna les appartements de feu * M . * Lemeunier * De * Fontevrault , un peu surannés quant aux tentures mais spacieux et commodes , situés au rez-de-chaussée , vis-à-vis un petit parterre , au couchant , bien planté et tenu frais . Le marquis tint à l' y accompagner , pour lui faire honneur , cela va sans dire , et lui énumérer tout de suite et point par point ses instructions . * Jacquette , enorgueillie de valoir , à elle seule , un si grand remue-ménage , s' amusa seule dans le parterre , en attendant , après avoir vu * Fleury dételer les chevaux . Elle marchait avec précaution dans les sentiers étroits garnis d' un sable fin soigneusement ratissé , entre les bordures de buis , puis jetait un regard en arrière pour voir la trace de ses chaussures , pareille à un semis de points d' exclamation . Elle piqua tout à coup dans le sol un de ses talons et tourna sur elle-même , comme un toton , fermant un oeil toutes les fois qu' elle se heurtait au rayon de soleil qui venait par l' allée des fontaines et semblait mettre le feu aux panaches des marronniers . Ce rayon atteignit bientôt les vitres des appartements de la gouvernante , et * Jacquette se plut à imaginer que l' ancienne chambre de * M . * Lemeunier * De * Fontevrault était bondée de pots de confitures de groseilles , et elle eût bien voulu y regarder de plus près ; mais c' était difficile . Alors elle trouva le temps long et s' ennuya . Les pigeons exécutaient autour du château la dernière ronde du jour , et le parc entier retentissait du ramage des oiseaux . Puis tout cela s' apaisa d' un coup : les pots de confitures fondirent , la belle lumière s' envola , et tous les bruits avec elle . On pouvait distinguer le pas menu d' un chat qui se brûlait les pattes au bord du toit , en courant sur les rigoles de plomb échauffées . * Jacquette en revint toutefois à son idée , qui était de regarder par les fenêtres de la gouvernante , et elle appela , dans ce but , le chevalier * Dieutegard qui s' en allait tout seul vers les bassins , en rêvant , au coucher du soleil , selon sa coutume . * Jacquette le tenait en une estime particulière , parce qu' il affectionnait les étangs , les fontaines et le bord du fleuve , hantés , au dire de sa nourrice , par des génies redoutables , et elle le soupçonnait de commercer avec les fées . Il interrompit sa promenade à la prière de sa jeune amie et pénétra dans le parterre en enjambant la clôture . Il s' agissait de descendre dans le fossé à demi comblé et de se dresser au long de la muraille , avec * Jacquette sur les épaules à l' endroit où une giroflée croissait entre les pierres . La petite surprendrait ainsi * Mademoiselle * De * Quinconas ; on rirait de part et d' autre , et ce serait une jolie façon de faire un peu connaissance . Le chevalier se prêta volontiers à ce caprice d' enfant , et * Jacquette , ayant essuyé la semelle de ses souliers sur l' herbe du fossé , escalada le dos d' un habit feuille morte , qui était renommé pour fournir le ton exact des pensées du chevalier * Dieutegard . L' habit se tendit : les petits pieds gazouillèrent sur la soie et s' établirent le plus fermement possible de chaque côté du col . Le chevalier serrait prudemment contre ses paumes les fins mollets de * Mademoiselle * De * Chamarante . Tout d' abord , * Jacquette ne vit rien que l' allée des fontaines , les marronniers et un petit bout de clocheton du colombier , qui se reflétait dans la vitre ; mais , en appliquant bien les mains sur chaque tempe , elle distingua les moulins brodés sur les tentures , puis du linge blanc , une robe au dossier d' une chaise , un guéridon portant la boîte à poudre , et soudain * Thérèse , la femme de chambre , qui parut et disparut , tirant à soi le linge qui courait après elle , dans cette pièce assombrie , comme un fantôme . Un rai de lumière jaillit vivement et s' évanouit , mouvement d' une psyché , sans doute . Enfin il fut possible de reconnaître * Mademoiselle * De * Quinconas , tout au fond , sur la droite , quasi dissimulée par une grande ombre . Elle se prélassait dans la bergère à oreillettes , toute coiffée , mais la gorge nue , qu' elle garantissait pudiquement à deux mains , sans y parvenir , car elle l' avait forte ; puis , s' adossant au siège incliné , elle confiait à * Thérèse le soin de tirer ses caleçons . à ce moment la grande ombre bougea , et le dos du marquis couvrit * Mademoiselle * De * Quinconas . Alors * Jacquette vit de ses yeux et entendit de ses oreilles que la gouvernante souffletait vigoureusement monsieur son père . " -êtes -vous satisfaite , mademoiselle ? " demandait sous elle , et sans penser à mal , le chevalier * Dieutegard . Elle le pria de la déposer à terre et , quand elle fut dans le fossé , lui raconta fidèlement ce qu' elle avait vu . Il en fut chagrin . ce que * Jacquette n' apprend pas de sa gouvernante . Mais l' essentiel est que * Mademoiselle * De * Quinconas a tout ce qu' il faut pour inspirer à la famille une tranquillité parfaite . * Jacquette ne fit ni une ni deux quand elle put attraper sa gouvernante : " -pourquoi , " dit -elle , " avez -vous giflé papa ? " * Mademoiselle * De * Quinconas reçut l' interrogation sans sourciller et dit que les enfants devaient se contenter de ce qu' on leur apprend aux heures de leçon , se garder de chercher au delà , et surtout de mettre l' oeil aux fenêtres et au trou des serrures , parce qu' on risque de s' y voir par avance en enfer , grillée comme une côtelette . * Jacquette se montra un peu désappointée , car elle avait pensé qu' on lui donnait une gouvernante pour s' éclairer sur ce qui se passait communément autour d' elle . Elle se demanda si * Marie * Coquelière n' eût pas suffi encore longtemps aux soins de sa petite personne ; au moins la nourrice savait des histoires de fées et se soumettait à ses trente-six mille volontés . C' était bien mal estimer la valeur de * Mademoiselle * De * Quinconas , qui lui apprit à lire , à compter autrement que sur ses doigts , à connaître à fond la vie des grands hommes de * Plutarque , et lui enseigna la religion d' une manière un peu plus difficile à comprendre que l' on n' avait fait jusque -là . Songez que * Mademoiselle * De * Chamarante savait tout juste ses prières du matin et du soir ! ... en plus de cela , sa gouvernante lui fit apprendre par coeur un petit traité de morale composé par monseigneur * De * Trélazé , évêque d' * Angers , son propre oncle , lequel contenait un appendice indiquant mot à mot tout ce qu' il faut savoir , croire et pratiquer pour être sauvé . Elle jugeait tout commentaire superflu , périlleux pour l' élève et pour le maître plus encore . L' étude des textes achevée , * Mademoiselle * De * Quinconas devenait une longue personne à déhanchement de fausse maigre , qui se tenait sans cesse aux côtés de * Jacquette et la menait promener en lui parlant du beau temps , de la pluie et , à la rigueur , des beaux exemples que l' antiquité nous fournit . On ne pouvait dire ni qu' elle fût jolie , ni qu' elle fût laide , ni qu' elle fût sotte , ni qu' elle fût intelligente . Instruite par l' adversité à apprécier l' aubaine d' une place avantageuse , elle cultivait elle-même une prudente neutralité et vivait dans la crainte d' offenser quelqu' un . Elle ne mangeait pas à sa faim , ne buvait pas à sa soif , car toute sa personne indiquait qu' elle était gourmande et portée vers la satisfaction de nombreuses sensualités . Ses traits , quoique peu harmonieux , n' étaient point vulgaires ; elle avait l' oeil vif , ces lèvres rouges et charnues que * Malitourne avait remarquées à la porte de la lingerie , et dont les dents les plus régulières n' arrivaient point à rompre la séduction puissante ; par exemple , un menton exquis ; le tout soutenu par une taille heureusement assez longue pour porter allégrement des seins pesants qui eussent excédé un buste ordinaire . Ces dames , qui la jugeaient beaucoup trop haut montée sur jambes , apprécièrent la discrétion de sa tenue , et , malgré les hommages que les hommes lui rendaient , se rallièrent à elle , tant elle semblait les recevoir avec candeur et bonhomie . Elle n' avait jamais l' air d' entendre un compliment , laissait tomber une oeillade dans son corsage comme en un puits perdu , et arrêtait au bon moment un geste indiscret , mais en ayant l' air d' attraper des mouches . Un tact si parfait lui conquit la confiance absolue de la marquise , voire celle de * Madame * De * Matefelon , qui peu à peu se reposèrent entièrement sur elle du soin de * Jacquette ; et l' on fut tellement tranquille à ce point de vue qu' on ne se gêna pas plus qu' avant le fameux esclandre qui avait motivé l' intervention d' une nièce d' évêque : la petite allait et venait dans le château , dans les corridors , dans les jardins , à l' office ou à table , et il semblait à tous que les influences les plus fâcheuses dussent être tenues pour inoffensives fumées grâce à la seule vertu de la gouvernante . De toutes les personnes de la maison , * Jacquette était celle qui avait le moins de foi en la gouvernante . * Jacquette apprenait à mentir et à dissimuler pour le plaisir de chiffonner le masque trop serein de * Mademoiselle * De * Quinconas . Par exemple , descendait -elle avec sa gouvernante l' allée des fontaines ? Arrivée à l' escalier qui mène aux jardins bas , voici qu' elle virait brusquement et remontait l' allée sous prétexte qu' elle avait oublié son mouchoir , la passementerie à parfilage ou le manuel de monseigneur * De * Trélazé . Elle avait tôt fait de mettre bonne distance entre elle et * Mademoiselle * De * Quinconas , de qui elle avait su peser les lourdes hanches , et , quand elle était assurée de ne plus figurer aux yeux de la gouvernante qu' une quille bleuâtre au bout de la longue allée , elle lui adressait un pied de nez ou lui tirait la langue . à qui la rencontrait essoufflée , elle feignait l' émotion et disait que sa gouvernante avait ses vapeurs , " là-bas , au pied du grand vase où il y a des hommes poilus qui ont une petite queue pointue de chaque côté " ; et elle lui faisait porter des élixirs par quelqu' un de ces messieurs , qui , en la courtisant , la mettaient au supplice , car elle craignait sans cesse d' être compromise . on raconte l' aventure un peu cavalière de la chaise percée de * Ninon , qui , par un tour singulier , contribue à nous faire savourer le parfum d' un pur amour . si vous vous souvenez du propos inconsidéré que * Jacquette avait tenu à table , et qui nous a valu l' installation de * Mademoiselle * De * Quinconas , vous ne doutez pas , j' imagine , que ce vaurien de * Châteaubedeau n' en ait , pour le moins , tiré forte vanité . Quelqu' un donc avait eu l' idée de le coucher dans le lit de * Ninon ! Et , par la présence fortuite d' un perroquet , cette idée était maintenant si largement répandue qu' elle semblait avoir fait le tour du monde . Le chevalier * Dieutegard , qui adorait * Ninon en secret , et la femme de chambre , * Thérèse , qui aimait caresser * Châteaubedeau la nuit , lui manifestaient de la jalousie , chacun à sa manière . Quant à lui , le fat ! Il laissait dire . * Thérèse , cependant , servait la marquise de trop près pour ignorer qu' elle n' avait pas d' amant . Car enfin , je ne sais si l' on en fait la remarque , * Ninon , qui d' abord paraissait si légère , est la personne de la maison qui se conduit tout bonnement le mieux . Aussi , * Thérèse se prêta -t-elle à l' accomplissement d' une fantaisie que * Châteaubedeau eut le toupet de lui proposer , et qui consistait à être introduit subrepticement dans la chambre de * Madame * De * Chamarante . Elle le laissa monter derrière elle , un matin , tandis qu' elle portait , fumant sur un plateau , le chocolat de la marquise . On pouvait pénétrer chez * Ninon par le cabinet de toilette , qu' une toile de * Jouy à vignettes rouges séparait d' une pièce assez obscure où pendaient robes , manteaux , jupons et fanfreluches . * Thérèse dit à * Châteaubedeau de se tapir en cet endroit et d' y faire le mort jusqu'à ce que madame la marquise vînt à sa toilette . Avant de se cacher , le page huma les petits pots alignés sur le marbre , toucha les peignes , enfonça le nez dans la poudre et se rougit les lèvres . Il était plus agité qu' il n' eût voulu en convenir , et il éprouvait le besoin de toucher à tout et de commettre mille et une sottises plutôt que de rester tranquille . De ce qu' il ferait quand il se trouverait nez à nez avec la marquise , par exemple , il ne savait rien . Il se sentait prêt à tout , mais ne savait à quoi . Ce n' était pas qu' il débutât ce matin dans les entreprises ; mais aucune de ses prouesses passées ne se laissait mesurer à celle -là . Il imaginait un grand roulement de tonnerre : la foudre tombe ; elle vous dérobe votre montre au gousset , vous met le feu à la perruque , ou vous coupe en deux comme un tronc d' arbre , au petit bonheur ! Il se voyait surtout racontant l' exploit à * Dieutegard , de ce ton calme ou refroidi , dont on narre un épisode sur quoi l' on a dormi des semaines . Il s' approcha de la porte , cligna de l' oeil au trou de la serrure . Soudain la porte est poussée contre lui : il tombe à la renverse . " -qu'y a -t-il ? " demande de son lit la marquise . " -rien , madame " , dit * Thérèse qui a peine à retenir un éclat de rire ; et , pour la vraisemblance , elle invente : " c' est le couvercle de la chaise de madame la marquise que madame la marquise avait sans doute laissé ouvert . " -impossible ! " dit * Ninon , qui saute à bas de son lit et accourt , tandis que * Thérèse pousse * Châteaubedeau comme un paquet de linge derrière la toile de * Jouy . * Ninon arriva et demeura là , un moment debout . Elle avait l' oeil brouillé encore , et elle se grattait à travers la chemise qui montait et descendait du genou à mi-cuisse , selon les mouvements de la main . Le premier soin de * Châteaubedeau fut de voir * Ninon , de qui se dessinaient les pieds nus , sous la toile . Il y parvint par une crevasse qui trouait le visage d' une bergère assise élégamment sur une gerbe de blé écarlate . * Ninon , coiffée d' un petit bonnet de nuit , allait et venait sur le parquet frais qui flattait la plante et les mignons doigts de son pied , soulevés et abaissés un à un comme les touches d' ivoire d' une épinette , car elle semblait faire fi des mules tenues à la main par * Thérèse . Elle marchait ainsi jusqu'à la fenêtre située au fond du cabinet et revenait face à * Châteaubedeau , se caressant les flancs avec sollicitude , notamment dans la région abdominale , comme on fait d' un beau fruit pour en éprouver la maturité . Elle fronçait le sourcil , frappait parfois le sol . Son angoisse était répétée sur le visage de la fidèle * Thérèse . Tout à coup , elle troussa haut sa chemise , s' assit sur la chaise . Son regard s' éclaircit , et ses poings s' abaissèrent fort gravement sur ses genoux arrondis et lisses comme de belles pommes de * Calville . Le tout étant parfait et achevé , * Thérèse poussa prestement le meuble béant , jusque sous la tenture de * Jouy , selon un dessein assurément prémédité et dont * Châteaubedeau sentit toute la malice à son endroit . D' accroupi qu' il était , il se releva d' un bond et pinça si fort le bras de la pauvre fille qu' elle cria . * Ninon , qui se trouvait à califourchon sur un bassin de faïence rouennaise et regardait devant soi avec des yeux de carpe flottante , fut réveillée en sursaut et surprit la jambe du page au moment où le vaurien se mettait debout . Elle démêla la farce et , comme elle n' était point femme à se troubler pour si peu , elle dit : " -sortez , monsieur ! " sans prendre seulement soin d' interrompre ses ablutions . * Châteaubedeau montra son nez enfariné , ses lèvres rougies , et il n' osait lever les yeux tant il était penaud . La marquise mit à profit cette lâcheté soudaine et jeta avec adresse , en plein nez du gamin , son éponge humectée d' une eau malodorante et bourbeuse . Le véritable amant , dites -moi , n' est -ce pas celui qui néglige ou transpose les cent misères du pauvre corps humain plutôt que celui qui se flatte de la pure suavité de sa maîtresse ? Eh bien , la chaise percée de * Ninon , - dont je vous prie d' excuser l' irrévérencieuse image , - va nous éclairer sur les sentiments des deux jeunes pages rivaux , mieux mieux que n' eussent fait de longs discours . Voilà notre * Châteaubedeau qui descend en s' essuyant , crachant , grommelant et tamponnant son jabot ; démoli , honteux , pis qu' abîmé par la marquise , raillé par une femme de chambre ! Il ne tarda pas à rencontrer le chevalier * Dieutegard , qui rôdait toujours sous les appartements de * Ninon . à la vue de * Châteaubedeau , * Dieutegard fut tenté de fuir et également tenté de s' approcher , dans l' espoir d' entendre peut-être prononcer le nom de celle qu' il aimait . Certes , il était dévoré de jalousie , mais , à cause de son extrême timidité , une sorte d' admiration honteuse l' entraînait vers l' audacieux qui osait toucher l' objet de son culte . Car il soupçonnait * Châteaubedeau de sortir du lit de la marquise . Il lui souhaita donc le bonjour . L' autre , en rajustant son habit , prenait cet air las et dégoûté des jeunes blancs-becs qui s' en viennent de livrer un galant assaut . " -il fait bon , dit -il , respirer le grand air . " puis : - peste soit des alcôves ! " le chevalier ne disait mot . " - ... avec leurs poudres et leurs parfums ... " enfin , il cracha loin , devant lui : " -veux -tu des femmes ? Dit -il , j' en ai soupé ! " * Dieutegard pensait à * Ninon . Il rougit que l' autre la mêlât peut-être au nombre des femmes ordinaires . Mais * Châteaubedeau parla tout net de * Ninon et raconta que cette femme insatiable ne pouvait se résoudre à se séparer de lui le matin et l' obligeait à assister à sa toilette intime . Il dit avec une grande précision tout ce dont il avait été témoin effectivement , et il prenait chaque chose si bien par le menu que * Dieutegard ne doutait pas qu' il dît vrai . Mais , par le merveilleux privilège de l' amour , le chevalier ne retenait rien des réalités décevantes dont un balourd affligeait une personne chérie , et l' injure faite à son idole élevait celle -ci encore plus haut dans la région où il avait coutume de l' honorer . Il pensa un moment souffleter son camarade ; il en fut retenu , non par la peur , mais par la crainte de perdre à jamais * Ninon , s' il endommageait ce garçon aimé d' elle . Il le pria donc seulement de ne plus lui parler de ce sujet ; et , s' étant calmé , il lui demandait aussitôt après des détails nouveaux , car , hélas ! Il s' enivrait d' entendre parler de * Ninon , fût -ce de cette manière . La voix de la marquise , au-dessus de leurs têtes , fit fuir * Châteaubedeau et retint au contraire le chevalier . Cette voix se répandait sur toute sa personne comme l' eau rafraîchissante d' une fontaine , et , toutes les fois qu' il l' entendait , il avait l' idée que , si elle ne s' adressait pas à lui pour le combler d' expressions de tendresse , c' était par suite d' un malentendu qui ne saurait tarder à être dissipé , car il le méritait bien . Et il était sans cesse repossédé par l' espérance . le baron * De * Chemillé donne à * Jacquette une poupée nommée pomme d' api . * M. Le baron * De * Chemillé arriva un matin avec un paquet sous le bras et demanda où était * Jacquette . On lui dit qu' elle prenait sa leçon sous les charmilles , et il l' aperçut en effet , en même temps qu' il entendait un petit son de voix aigrelet et monotone interrompu à intervalles fréquents et se relevant identiquement monotone et aigrelet , comme la psalmodie des nonnains : le bruit d' une mécanique , si vous préférez , dont le mouvement serait gêné par un gravier malencontreux . En avançant , le baron observa que * Jacquette , qui marchait à côté de sa gouvernante , perdait le pas , comme par hasard , environ toutes les deux minutes , et tirait à * Mademoiselle * De * Quinconas une langue rose , de la longueur de la main . Il retint lui-même son pas , pour ne point empiéter sur le temps consacré à l' étude et s' assit sur le premier banc . Là , il posa à côté de lui le paquet , tira sa tabatière et s' offrit une prise . Puis il parla haut , selon sa coutume : " je suis content " , dit -il , " d' avoir décidé de donner à ma filleule une poupée , car j' estime que la figure de carton peinturluré qui est enfermée là dedans sera plus profitable à cette enfant que quatre * Demoiselles * De * Quinconas . Ce qu' il faut à * Jacquette , ce n' est pas un précepteur , c' est une amie , ou , à défaut , une bonne , mais à qui elle puisse parler à coeur ouvert . La femme demande à épancher ses petites affaires de tête et de coeur , et elle ne s' ouvre qu' à quelqu' un qu' elle sent inférieur ou tout au plus égal à elle . C' est à cette condition qu' elle ne ment point . Inutile , lorsque nous parlons , qu' on nous écoute et nous réponde : que l' on ait l' air de nous entendre , et nous voilà bien à notre aise . Nous sommes assurés , malheureusement , à partir d' un certain âge , que les poupées ne nous entendent point : c' est pourquoi nous les délaissons . Mais ma filleule ne sait pas cela encore ; elle formulera devant cette figure complaisante ses impressions et sa pensée ; elle apprendra par là qu' elle a des impressions et une pensée ; autrement dit , elle prendra conscience de soi , ce qui nous est facilité par la magie quasi miraculeuse des mots . Car , contrairement à beaucoup d' esprits distingués , je suis enclin à croire que rien n' existe , même au noyau de notre coeur , tant qu' un bon terme ajusté comme un gant ne l' habille . Mais c' est là un sujet qui m' entraînerait fort loin ... et nous ne sommes ici qu' un bon parrain qui paie un joujou à sa filleule , sans plus . " le baron remit sous son bras le paquet et s' approcha de ces demoiselles au moment où * Jacquette venait d' endosser une verte semonce , pour s' être montrée incapable de citer dans leur ordre les trois vertus théologales . " -mademoiselle ! " dit -il , en saluant * Jacquette aussi bas que possible , " je vous fais bien mes compliments , car une fille vous est née . " " -comment ! Dit * Jacquette ; mais je ne suis pas mariée ? " " -c'est juste , dit le baron , aussi cette fille n' est -elle qu' une poupée . " " -ah ! " dit * Jacquette , " voyons -la . " " -quel nom allez -vous lui donner ? " * Jacquette répondit sans hésiter , comme si ce nom eût été choisi de toute éternité : " -pomme d' api . " " -c'est un nom qui lui va bien " , opina * Mademoiselle * De * Quinconas , " car elle a joliment bonne mine . " " -oh ! " dit * Jacquette , " c' est sans doute qu' elle vient de naître ; les petits lapins sont plus rouges que cela ... quand est -elle née , mon parrain ? " " -heuh ! ... hier au soir , à la brune ... " " -c'est donc cela " , dit * Jacquette , " que j' avais tant de mal à boutonner ma ceinture ces jours -ci . Pomme d' api , ma fille , dit -elle , je vous élèverai sévèrement . Et , pour commencer , vous ne verrez personne au château . " " -oh ! Pourquoi cela ? " dit le baron . " -ah bien ! Merci ! Elle en apprendrait de belles ! " " -méfiez -vous , dit le baron ; c' est une poupée intelligente . " " -qu'est -ce qu' elle sait déjà ? " demanda * Jacquette . " -rien du tout ... " " -alors , pourquoi dites -vous qu' elle est intelligente ? " " -l'intelligence ne consiste pas à avoir appris beaucoup , mais à être apte à tout deviner . " * Jacquette fut très contente de sa fille pomme d' api , en ce sens qu' elle s' amusa beaucoup à la gronder et à la battre . Elle la prenait sans cesse en défaut . Le plus grave qu' elle lui reprochât était une curiosité sans répit . Pomme d' api , prétendait -elle , la questionnait sur toutes choses , et , comme les enfants ne doivent rien connaître , ce n' était pas une sinécure que de faire entendre raison à cette poupée . " ma pauvre pomme d' api , lui disait -elle , si tu dois continuer à vouloir t' informer ainsi , je te donnerai une gouvernante ; elle saura bien te clore le bec ! Une fois pour toutes , tu ne dois m' interroger que depuis la création du monde jusqu'à * Noé , parce que je n' en ai pas appris plus long . Quant à ce qui est des personnes qui nous entourent , mais , ma fille ! Tu n' as pas idée de l' énormité que tu commets en me demandant sans cesse ce qu' elles font avec leurs cachotteries , leurs mystères , leurs chamailleries , leurs yeux en coulisse et cette manie qu' ont les messieurs de pincer le derrière des dames ! ... apprends , pomme d' api , que les grandes personnes ont le droit de faire entre elles les plus grosses malpropretés . Je ne sais pas ce qu' elles font : mais aux précautions qu' elles prennent pour nous le cacher il faut que cela soit abominable ... tu as de la chance d' être une poupée , toi , tu resteras toujours honnête ... tu me demandes s' ils sont tous ainsi ? Ah ! Ma chère ! Depuis l' âge de douze ans , sauf monsieur le curé et * Mademoiselle * De * Quinconas . Et plus ils vieillissent , pires ils sont ! Tu ne te doutes pas de ce qu' on dit de mon parrain * De * Chemillé ! C' est à ce point que , quoiqu' il te tienne pour ma fille , je le soupçonne de t' avoir eue de quelqu' une de ses soubrettes . " * Madame * De * Matefelon et * Mademoiselle * De * Quinconas partent en croisade , de bon matin , avec un petit marteau et un filet à papillons . Elles font dans le labyrinthe une rencontre imprévue et exécutent une opération étrange , cruelle et délicate . j' espère bien que personne n' a encore oublié que * Madame * De * Matefelon avait vu d' un très mauvais oeil la statuette de l' amour , autour de laquelle ces dames allaient se baigner en été . Ses appréhensions augmentèrent , cela va sans dire , lorsque * Jacquette fut en état de courir dans le parc . La marraine avait pris un assez fort ascendant sur * Ninon , qui avait grand besoin de conseils , alors que la vieille dame en fournissait à foison . Celle -ci tenta d' user de son prestige pour faire abattre l' image du petit dieu impudique . Mais * Ninon s' y refusa carrément . Elle se piquait d' avoir hérité de * M . * Lemeunier * De * Fontevrault le respect des beaux ouvrages d' art , - quoique , entre nous , elle n' y entendît goutte , - et elle gardait aussi , dans un coin secret de sa jolie tête , le souvenir de cette heure d' automne , où elle avait éprouvé une si vive tentation d' approcher du * Cupidon pubère . " -que l' on fasse enclore l' endroit ! " insistait * Madame * De * Matefelon . " -allons donc ! " avait répliqué le baron * De * Chemillé , qui se trouvait toujours là au moment de ratiociner , " c' est une solution disgracieuse . " et il fournit l' idée qui séduisit la marquise , tout en obtenant l' approbation de * Madame * De * Matefelon : établir autour du bassin un labyrinthe , tel qu' il était de mode d' en avoir dans les anciens jardins français . Un maître jardinier de * Chinon apporta des dessins à choisir ; on adopta le plus compliqué , et le petit bois inextricable fut planté le prochain hiver . On respecta le bouquet d' arbres de haute futaie qui environnait la colonnade , mais , pour l' atteindre , il fallait connaître le secret du labyrinthe , sous peine de se perdre une demi-journée dans un dédale d' allées et de contre-allées sans issue . Le système de clôture fut efficace : * Ninon s' amusa une fois ou deux à triompher de la difficulté , et elle ne retourna plus jamais au bassin . * Madame * De * Matefelon prit un jour à part la gouvernante et lui confia ses angoisses . Elle lui dit , avec mille détours , l' élément de scandale enclos dans ces bosquets d' aspect innocent , et ajouta qu' elle tremblait que sa filleule , - " guidée , qui sait ? Par quelque esprit malin " , - ne s' aventurât dans la tortueuse allée et n' y fût menée jusqu'au but redoutable . Cela fait , elle proposa à * Mademoiselle * De * Quinconas , en qualité d' alliée , une campagne non dépourvue d' audace . Il s' agissait d' abattre au jeune dieu son geste ingénûment viril , sans endommager , autant que possible , l' oeuvre d' art rendue par cette opération aussi inoffensive à contempler qu' un saint * Sébastien , par exemple , bien que les formes de ces jeunes gens , tout martyrs qu' ils soient , s' approchassent beaucoup trop encore de la nature . à l' heure convenue , la marraine de * Jacquette et * Mademoiselle * De * Quinconas partirent pour leur croisade , munies d' un marteau , arme offensive , et d' un filet à papillons pouvant servir à donner le change sur leurs intentions , si elles étaient rencontrées , destiné en réalité à recueillir les " pièces " à l' instant de leur chute , afin que celles -ci ne s' égarassent point dans le bassin pour en être exhumées quelque jour à la faveur d' un curage , ou pour blesser le pied d' une des jeunes femmes , si par hasard la fantaisie les prenait de revenir se baigner en ce lieu . C' était le matin , de bonne heure ; elles mouillaient leurs chaussures dans la rosée en trottinant par l' allée des fontaines , comme des dames qui vont à la messe . * Madame * De * Matefelon étant sèche de nature , ayant de grands pieds et une forte idée morale , allait plus vite ; * Mademoiselle * De * Quinconas , malgré sa taille fluette , avait du poids , vous le savez bien , et elle était partagée entre l' appréhension des risques que comportait l' escapade et le plaisir de voir et toucher de près l' objet qui méritait une si romanesque entreprise . Pour gagner l' entrée du labyrinthe , arrivé aux degrés menant aux bas jardins ou , si vous aimez mieux , au pied du grand vase de marbre portant en bas-relief une bacchanale satyrique , on tournait brusquement à droite et l' on s' engageait aussitôt sous une charmille touffue creusée en voûte , qui vous menait fort loin ; après quoi l' on pénétrait dans un bois de chênes où les points de repère étaient de petites lunes peintes en blanc sur les troncs : presque un chemin de petit * Poucet ; là commençaient insensiblement les fourrés d' ormes , d' abord clairsemés et libres , puis épais et taillés , enfin , percés par une allée fort belle et de tout repos , qui bientôt se dédoublait , la perfide , mêlait ses deux fils , les nouait , les multipliait en d' inextricables enchevêtrements . * Mademoiselle * De * Quinconas proposa de s' asseoir , aussitôt arrivée sous le bois de chênes ; elle posait la main contre son coeur , ouvrait sa belle bouche charnue , et sa gorge ample et pesante se gonflait à petits coups précipités . Mais il fallut marcher beaucoup pour gagner un banc . Des merles couraient sous les feuillages ; un lapereau partit entre les jambes de la marraine , ce qui fit rire la gouvernante , et l' on se plut à regarder ce bout de queue blanche qui sautillait en fuyant , comme un papier à papillotes expulsé par un courant d' air . Mais * Madame * De * Matefelon , qui ne perdait pas son sujet , parla de cette sorte de malignité d' esprit , propre aux artistes , et qui semble les pousser tous à violenter la morale , dans leurs peintures et dans leurs écrits , à tel point qu' il est peu d' hommes ayant accompli ce que l' on nomme un chef-d'oeuvre qui ne porte , en sa vie et en ses travaux , la marque de cette possession démoniaque . à ce propos , * Mademoiselle * De * Quinconas dit qu' elle avait vu de bien vilaines images chez son oncle , monseigneur * De * Trélazé , l' auteur du manuel . et , comme elle était peu familiarisée par son éducation première avec le langage travesti des libertins , elle décrivait ce qu' elle avait vu dans les cartons de l' évêché , en termes crus à vous allonger les dents comme si vous eussiez mangé des pommes vertes . La vieille dame prude , nonobstant l' intention qui était bonne , s' en trouvait fort incommodée . Elle crut devoir s' élever en faveur de ces messieurs , tant du bas clergé que du haut , qui parfois préfèrent souiller leur propre appartement d' immondices plutôt que de laisser à la rue ces horreurs néfastes aux yeux innocents . * Mademoiselle * De * Quinconas faisait tourner entre ses doigts le long bambou du filet à papillons , et le manchon de gaze verdoyante attrapait au-dessus de son front , en guise d' insectes , quelques essaims de ces " esprits de malignité " qui voltigent autour de nous dans l' air matinal , principalement quand on parle d' eux . Elle ouvrait ses grosses lèvres humides , et son regard rejoignait quelque rêve de la nuit , interrompu par la croisade . * Madame * De * Matefelon fit observer que le soleil s' élevait et l' on se remit en campagne . Aussitôt engagé dans le labyrinthe , on apercevait la statuette par des fenêtres machiavéliques , ménagées dans le corps même des frondaisons , et nommées dans ce temps -là des " ah ! Ah ! " à cause des exclamations qu' elles vous obligeaient à pousser ; et volontiers eût -on cru qu' il suffirait d' étendre le bras pour toucher les petites fesses mêmes du dieu de l' amour . Remarquez , s' il vous plaît , que quiconque ne parvenait point à gagner le bassin ne pouvait par ces " ah ! Ah ! " apercevoir de l' amour que le dos . En vérité , ce travail avait été très bien fait . Et , à tout touche , n' allais -je pas oublier que l' on rencontrait des bancs vous invitant au repos , et destinés , cela va sans dire , à vous faire gaspiller votre temps . Ces dames regrettèrent bien d' avoir été en chercher un si loin , dans le bois de chênes . Vous devinez qu' elles avaient donné du premier coup dans le piège , le banc du bois de chênes n' étant là que pour vous éloigner du labyrinthe . à combien d' autres espiègleries ne se fussent -elles pas laissé prendre si un incident , qui faillit avoir les conséquences les plus fâcheuses , ne se fût produit sous leurs pas . Elles marchaient , figurez -vous , depuis une petite heure dans le labyrinthe , tantôt chantant victoire parce qu' elles approchaient du * Cupidon jusqu'à presque le chatouiller avec le filet à papillons , tantôt pleurant leur infortune parce qu' un pas imprudent en avant les rejetait d' un quart de lieue en arrière , lorsque , enfonçant la tête dans l' un des " ah ! Ah ! " dont je vous ai parlé , la gouvernante observa que la statuette se voilait , par intermittences , sous quelque chose de comparable à la toison laineuse d' un mouton roux . * Madame * De * Matefelon mit cela sur le compte de troubles de la vue et dit que de telles illusions se produisent fréquemment , à jeun , lorsqu' on s' est levé de très bon matin . Cependant , ayant regardé à son tour , elle fut témoin du même phénomène . * Mademoiselle * De * Quinconas regarda de nouveau et poussa un cri . La toison laineuse était celle d' un homme sauvage , tout au moins , si toutefois ce n' était celle du diable . Cette toison , à chaque apparition nouvelle , exhibait une laine plus grossière et du plus répugnant aspect ; les narines de la gouvernante en croyaient humer l' odeur de suint . Tout à coup cette bourre s' arrêta et obstrua en son fin bout la longue lunette creusée dans la verdure . Sous tant de poil hirsute et floconneux , un oeil , un seul oeil regardait . * Madame * De * Matefelon , ayant vu cela , s' écria : " -c'est lui ! C' est * Satan ! " se signa et tomba . * Mademoiselle * De * Quinconas était déjà affaissée sur le banc voisin . Ce * Satan , c' était * Cornebille . Que venait faire * Cornebille à pareille heure , en plein coeur d' un parc où la marquise lui avait interdit de jamais poser le pied ? Pis que cela , sur le lieu même où sa présence malencontreuse lui avait valu une telle disgrâce ? Puisque à la fin tout s' explique , nous ne manquerons pas d' apprendre ceci tôt ou tard . Toujours est -il que la figure qu' il présentait n' était pas pour bien faire augurer de ses intentions . Son aspect était misérable , ses vêtements troués , sa tête immonde , et son oeil unique dardait un terrible feu . Qui donc eût cru qu' un monstre à ce point hideux se fût penché avec des gestes secourables vers deux femmes aplaties sur le sol à l' égal d' un linge de lessive . C' est ce qu' il fit cependant , au lieu d' user de la circonstance pour s' esquiver par le plus court , ce qui , ne vous semble -t-il pas ? Eût été la première idée d' un ordinaire malfaiteur . * Cornebille donc secourut les deux femmes , en commençant toutefois par la plus jeune . Il leur frappa vigoureusement le dos et leur frictionna les tempes d' une main qui eût fait feu à frotter du bois , et , pendant qu' il se livrait à une si surprenante besogne , il amignonnait de la voix ces deux dames , leur bêlait du ton d' un agneau : " -grâce ! Grâce ! Mesdames , ne trahissez pas mon secret ! " * Madame * De * Matefelon , qui l' avait connu autrefois , remit assez bien ses traits lamentables , dès qu' elle put entr'ouvrir la paupière , et elle l' appela par son nom dans l' intention de l' amadouer ; soin superflu , c' est lui qui était à ses genoux . Cette attitude rassura aussi la vieille dame , qui osa bouger . Toutes deux ensuite demandèrent à l' homme : " -mais que faites -vous là , * Cornebille ? " * Cornebille ne disait point ce qu' il faisait là et continuait à implorer de ces dames la faveur qu' elles gardassent son secret . " -quel secret ? " demandèrent -elles . Il les pria alors de le vouloir bien suivre et les mena tout d' un trait , hoquetantes encore et tout essoufflées , jusqu'au bassin . Elles virent que le labyrinthe lui était familier et furent même très étonnées de trouver en si bon état un endroit délaissé depuis fort longtemps par la marquise . Le marbre du * Cupidon était pur et luisant comme au premier jour ; nulle feuille ne ternissait le clair miroir de l' eau , aucun brin d' herbe ne piquait le tapis de sable , pas un défaut ne déparait le gazon . Tout cela , à mon avis , eût été beaucoup plus beau , abandonné aux soins négligents de la nature ; mais * Madame * De * Matefelon était des personnes honnêtes qu' une grande propreté , avant tout , édifie ; et elle faisait remarquer la netteté de toutes choses à * Mademoiselle * De * Quinconas qui ne l' eût peut-être point vue , occupée qu' elle était de découvrir enfin l' autre face du jeune dieu de l' amour . La vieille dame tira de sa poche le petit marteau et , sans plus admirer la circonstance providentielle qui venait de la conduire comme par la main jusqu'en ce lieu difficile , elle se mit en devoir d' accomplir sa mission . Dans ce but , elle dit à * Cornebille : " -écoutez un peu , mon bonhomme . Vous ne voulez pas que je révèle votre présence dans le parc : c' est très bien ; quoique je ne comprenne absolument rien à l' intérêt qui vous pousse à entretenir cet endroit aussi proprement qu' une armoire à linge . Enfin , je n' entre pas dans ce mystère . Je me tairai donc , oui , - à condition que vous me rendiez le petit service d' atteindre le piédestal de la statuette , selon le moyen que vous possédez , puisqu' elle est si bien époussetée . Je vous confie cet outil , prenez -le . Et , quant à moi , de la margelle , je vous dirai votre travail et guiderai votre main . " * Cornebille , qui n' était pas une bête , comprit fort bien ce qu' on allait exiger de lui . Il demanda s' il s' agissait là d' un ordre de madame la marquise . * Madame * De * Matefelon ne voulant pas mentir , surtout en présence de la gouvernante , répondit qu' à la vérité ce n' était pas l' ordre de madame la marquise . Alors * Cornebille dit qu' il ne ferait rien et qu' il préférait encore que l' on trahît son secret . Il se redressa en prononçant ces mots , et son visage si déplaisant s' ornait , ma foi , d' une certaine magnificence , tant il avait dans tous ses traits de fermeté et de loyale servitude . * Madame * De * Matefelon lui mit dans la main un écu de six livres . Il demanda si c' était madame la marquise qui lui faisait remettre cet argent , pour prix des services rendus nuitamment à l' endroit préféré de madame la marquise . On lui répondit encore non . Il se frappa la poitrine et dit que c' était son plaisir de servir madame la marquise , du ton d' un mousquetaire qui va mourir pour le roi . Les deux femmes n' obtinrent rien de lui , sinon qu' il s' en allât . Une fois seules , * Madame * De * Matefelon regarda * Mademoiselle * De * Quinconas , qui , quant à elle , ne regardait qu' une chose depuis qu' elle était là : à savoir la face opposée au dos du dieu de l' amour . La marraine de * Jacquette considérait les ravages que la statuette eût pu produire sur l' âme de sa chère filleule , puisque l' effet en était si grand sur une personne déjà mûre et de vertu éprouvée . Elle en fut fortifiée dans son dessein et conçut par là même le moyen de le réaliser . Elle toucha l' épaule de la gouvernante et lui dit qu' il ne s' agissait à présent de faire ni une ni deux , mais qu' il fallait passer cette eau et accomplir à elles seules l' ouvrage . " -veuillez retirer vos habits , dit -elle ; pendant ce temps , je me détournerai et prierai * Dieu qu' il bénisse notre entreprise . " nous imiterons la discrétion de la vieille dame et nous nous détournerons , quoique à regret , pendant le temps que * Mademoiselle * De * Quiconas se dévêt , au bord du bassin , frissonne en plongeant son corps dans l' eau glacée du matin , et a tant de peine à faire progresser , en se dandinant dans cet élément , sa hanche opulente . Quand * Mademoiselle * Quinconas eut atteint le socle , elle en gravit les degrés sous-marins , velus et glissants , où elle faillit perdre pied quatre fois , puis elle sortit de l' eau en se cramponnant à l' amour . Elle saisit le marteau que la vieille lui tendait dans le filet à papillons , et elle était grandement émue , à plusieurs titres , car elle craignait , entre autres choses , de perdre sa place , si jamais * Ninon venait à savoir le petit forfait qu' on allait commettre là . Elle poussa donc un gros soupir en cherchant , pour agir , la position la plus favorable . Enfin elle l' a trouvée ; en outre elle est résolue ; mais voilà -t-il pas qu' à présent elle n' ose porter la main sur l' objet ! ... * Madame * De * Matefelon l' excitait du rivage , battant du pied , de la main , et tendant à bout de bras le filet . " -courage , mademoiselle ! " lui criait -elle . " * Dieu vous voit ! " parole malheureuse ! Car * Mademoiselle * De * Quinconas , qui était pieuse et pudique , fut gênée par l' idée que * Dieu la voyait ainsi faite ; elle fit la moue comme une enfant ; elle avait beaucoup de chagrin , son petit marteau à la main , et peu s' en fallut qu' elle pleurât . Enfin , saisissant à pincée le relief délicat , elle l' abattit d' un coup sec . Un second coup suffit à l' achèvement de l' oeuvre . Les tristes débris creusèrent en une longue pointe la gaze du filet que retira vivement * Madame * De * Matefelon . Mais l' amour , tout meurtri qu' il était , en regardant avec malignité ou mélancolie la plaie neuve de son ventre , souriait , soit du néant d' un endroit naguère si gaillardement orné , soit du néant de l' ouvrage de ces femmes . le châtiment infligé à * Châteaubedeau . la pluie de moellons de la tour du nord . On épie le prisonnier par le judas . Malchance de * Mademoiselle * De * Quinconas . Enfin l' on donne un exemple de la manière dont finissent souvent des scènes de famille et les autres . revenons à l' affaire de * Châteaubedeau . Lorsque ce gamin sortit si mal en point du cabinet de toilette , * Ninon eut un éclat de rire qu' on entendit de fort loin , et * Madame * De * Châteaubedeau qui couchait dans les environs , et avait pour l' heure * M . * De * La * Vallée- * Chourie sous la main , dépêcha celui -ci aux nouvelles . La mère du coupable fut donc informée promptement et résolut de se montrer très fâchée , quoiqu' elle ne regrettât intimement qu' une chose , à savoir que son fils n' eût pas mené à bien son entreprise , car elle en eût été fière . Pendant ce temps , * Thérèse racontait en bas l' événement , à sa façon . * Marie * Coquelière allait le dire à * Fleury , qui pansait les chevaux ; * Fleury croyait devoir s' en ouvrir au marquis . * Foulques donnait un coup de pied au derrière de * Fleury pour lui apprendre à parler quand c' était l' heure de partir pour la chasse , pestait contre * Chourie toujours en retard et , après un coup d' oeil satisfait à son équipage , s' éloignait allégrement du côté des bois de * Bourgueil . * Madame * De * Châteaubedeau se rendit chez la marquise pour lui exprimer ses regrets et son désir de punir son fils sévèrement . Elle avait si grande peur qu' on la priât de retourner à sa terre qu' elle se hâta d' indiquer elle-même le châtiment le plus pénible à l' amour-propre du jeune homme , et c' était de le traiter comme un morveux : de le mettre au cabinet noir . L' idée parut plaisante , et l' on choisit pour le lieu de la peine une petite pièce située tout en haut de la vieille tour du nord , non point complètement obscure , il est vrai , mais prenant jour par des meurtrières , d' aspect rébarbatif , et ayant servi de prison aux huguenots . Ce fut sa mère qui le hissa là-haut , en le tirant par les poignets , car il eût envoyé au diable toute autre personne , et c' était chose grave , à cette époque , de lever seulement la main contre l' auteur de ses jours . Il faut dire que * Madame * De * Châteaubedeau se repentit d' avoir choisi ce lieu élevé , car elle eut beaucoup de mal à grimper jusqu'au haut de la tour , par un escalier étroit , en colimaçon , et elle était obligée , la malheureuse , de marcher à reculons , afin de tenir le vaurien qui , s' il respectait sa mère , du moins ne se faisait pas faute de lui donner à traîner un véritable cul de plomb . Tout le domestique mâle suivait pour prêter main-forte , le bon * Fleury en tête , tout de frais meurtri par la semelle de son maître , mais néanmoins goguenard , mal convaincu de la grandeur du crime qu' il contribuait à châtier , et qualifiant volontiers de " fameux luron " le page qui avait eu le front de vouloir toucher la peau de madame la marquise . La porte de la geôle était munie d' un judas où chacun se haussa pour voir le prisonnier dès que l' on eut tiré les gros verrous . * Châteaubedeau , une fois là , affecta de tenir l' endroit pour plaisant et de s' y comporter comme chez lui : de siffler , de chantonner les refrains à la mode et d' esquisser quelques pas de menuet sur le sol inégal ; de cracher , en visant juste , par le beau milieu du jour étroit . On avait , comme d' usage , disposé contre la muraille une cruche à eau et un petit siège de bois bancal et vermoulu portant une miche de pain bis ; un grabat achevait de valoir à ce lieu la tournure classique des cachots . Quand on vit qu' il ne se passait rien d' extraordinaire , on redescendit , et l' on déjeuna tranquillement , malgré l' absence du marquis et de * Chourie , partis pour la chasse . On touchait au dessert , quand * Fleury vint avertir la marquise que le jeune * Châteaubedeau faisait grand vacarme dans sa tour et jetait des moellons par les meurtrières , à laisser croire qu' il avait déchaussé la muraille . Ces moellons tombaient dans la cour des communs ; l' un d' eux avait atteint un petit de * Marie * Coquelière , qui braillait comme un damné dans l' enfer . Ces dames voulurent aussitôt voir le petit blessé et s' offrir en même temps le coup d' oeil de cette avalanche de moellons vomie par la tour du nord . * Marie * Coquelière tenait entre ses jambes le moutard barbouillé de mûres , ouvrant , de la largeur d' une chatière , une bouche d' où sortaient sans répit des beuglements de porc échaudé . Il avait le front bandé jusqu'aux yeux comme un enfant qui joue à cache-cache ; et la mère , prompte à enchérir sur l' humble vérité , affirmait avoir entendu le crâne de l' enfant péter ni plus ni moins qu' une coque de noix sous le talon . Mais un spectacle si pitoyable ne put tenir contre l' attrait de celui de la cour , où les gens du château , abrités de leur mieux , étaient réunis et regardaient , comme un prodige céleste , la mince fente de muraille d' où s' échappaient , à intervalles quasi égaux , des gravats de la grosseur d' un sabot , lancés par une catapulte invisible , et qui , suivant une belle trajectoire , frappaient les vitres des écuries , où l' on entendait les chevaux hennir et ruer , sans qu' il fût possible de les secourir sous un tel feu . * Ninon dit à * Fleury de monter chez le prisonnier et de transiger avec lui , au besoin de lui ouvrir la porte ; car enfin , à tout prendre , mieux valait un châtiment incomplet que le malheur d' exposer bêtes et gens , sans compter les murailles elles-mêmes , au saccage de ce forcené . * Madame * De * Châteaubedeau joignait ses lamentations à celles du jeune * Coquelière et prévoyait avec angoisse la nécessité de remonter là-haut , par l' escalier essoufflant , si son fils ne s' apaisait point . * Fleury revint , un oeil poché , les doigts en sang , un grand coutelas à la main . On crut qu' il avait tué le page . Mais il raconta qu' au contraire il avait arraché à celui -ci la présente lame à l' aide de laquelle le " luron " dégradait les parois de son cachot . Le prisonnier réduit à ses seules mains , on pouvait espérer la paix . * Marie * Coquelière pansa le pauvre * Fleury . Et à mesure que l' on considérait les linges blancs dont s' enveloppaient les deux premières victimes de * Châteaubedeau , une sorte de considération naissait dans les esprits pour celui qui , là-haut , d' une pauvre cellule solidement close , au sommet d' une tour , était capable de mettre tout le château en émoi . Et l' on profita du calme pour aller lorgner le personnage par le judas . * Mesdames * De * La * Vallée- * Chourie et * De * La * Vallée- * Malitourne -dont je ne parle pas souvent , parce que leur conduite privée me déplaît-furent les premières dans l' escalier ; * Ninon , la gouvernante , * Jacquette , * Malitourne , et la grosse belle-maman elle-même , à son corps défendant , y allèrent . On gravissait malaisément et une à une les marches étroites , peu éclairées , et les pieds enfonçaient dans la fiente des colombes , ou écrasaient comme des grains de millet les petites crottes desséchées des souris . Soudain l' une des deux belles-soeurs poussait un cri parce qu' elle avait touché un insecte mou qui rampait sur la muraille , l' autre parce qu' elle prétendait avoir senti un baiser sur le cou , ou bien c' était * Mademoiselle * De * Quinconas qui geignait à la secrète , parce que * M . * De * Malitourne la pinçait , à la faveur des sombres passages . Fut -ce le benêt qui lui communiqua sa malchance ? Figurez -vous qu' après que chacun eut mis l' oeil au judas et se fut rassasié de la vue du héros , et tandis que déjà l' on commençait à redescendre , * Châteaubedeau s' avise qu' il est épié . Il rougit ; il entre en fureur ; il cherche un moyen de jouer aux indiscrets un tour fameux et mémorable . Il ne se frappe pas le front , ne se presse pas les tempes pour réfléchir ; il n' empoigne pas la cruche à eau pour en arroser qui le nargue . D' un geste rapide , il entr'ouvre , comme disait * Rabelais , sa braguette , et dirige un vigoureux et long jet d' eau blonde , avec adresse , sur les vingt pertuis du judas . C' était * Mademoiselle * De * Quinconas qui regardait dans le moment , et avec d' autant plus d' attention que le geste premier du jeune homme l' avait intriguée , captivée même , on peut le dire , et qu' elle s' était appliqué les deux mains en oeillères , de chaque côté du front , afin d' accaparer tout le spectacle pour elle . * Jacquette , qui la tenait par un pli de sa robe et l' interrogeait sur ce qu' elle voyait , fut très surprise de la voir s' écarter du judas si vivement et la figure trempée . Précisément , une seconde en deçà , la gouvernante n' avait -elle pas prié qu' on la laissât tranquille , le prisonnier ne faisant rien , disait -elle , que tirer de sa poche son étui à chapelet ! Le liquide coulait en trois grosses larmes inégales et dorées le long de la porte du cachot , et * Mademoiselle * De * Quinconas , au comble du dépit , tamponnait à l' aide de son mouchoir sa gorge abondante , où des ruisselets charriaient la poudre . " -je sais " , dit * Jacquette , " ce que vous avez pris pour l' étui à chapelet . " * Malitourne se trouva encore assez haut dans l' escalier pour recueillir le propos . Il remonta quelques marches afin d' en avoir l' explication et la trouva sur la figure humide de l' infortunée gouvernante . Quatre à quatre , il redescend les marches et jette la nouvelle qui dégringole en spirale dans le colimaçon . * Madame * De * Châteaubedeau ne put s' empêcher de pouffer , quels que fussent et son essoufflement et l' outrecuidance nouvelle de l' action commise par son fils . Les deux belles-soeurs ne se tenaient pas de gaieté . * Malitourne croyait avoir enfin , une fois en sa vie , eu la langue heureuse . Mais , quand le propos heurta * Madame * De * Matefelon et la marquise , le maladroit reprit conscience de son destin . * Ninon , qui n' était pas bégueule , fut , sérieusement , très choquée . Oui , il est juste de dire qu' elle souffrit plus que * Madame * De * Matefelon , qui n' était blessée que dans ses principes , tandis que * Ninon l' était dans sa pudeur maternelle . Quelle vilaine femme il faudrait être pour ne pas admettre ce sentiment ! * Ninon fut légère et souvent coupable -vous n' avez pas fini de vous en apercevoir , - par suite de son défaut d' éducation , mais le fond de sa nature était bon et , presque toujours , son premier mouvement excellent . Elle entra donc dans une grande colère , et , en dépit du fâcheux état où se trouvait la gouvernante , elle la gourmanda vivement pour n' avoir pas su prévenir une telle inclination de l' esprit curieux de * Jacquette et la somma de lui indiquer où sa fille avait pris une aussi scandaleuse leçon de choses . * Mademoiselle * De * Quinconas jura ses grands dieux qu' elle n' enseignait pas à l' enfant un iota qui ne fût contenu dans le manuel de monseigneur de * Trélazé ; que , d' autre part , elle ordonnait à * Jacquette de baisser les yeux en passant devant les tapisseries ou les toiles représentant des figures immodestes , et qu' enfin elle lui faisait vivement prendre une contre-allée dès qu' elle apercevait dans le parc soit un de ces messieurs , soit un homme de peine , rendus pareils par le commun besoin des épanchements naturels , plantés en échalas contre un tronc d' arbre , ou immobiles comme une fontaine . * Madame * De * Matefelon , qui connaissait le beau dévouement de la gouvernante , voulait venir à son secours et ne savait comment . * Ninon trépignait , parlait à tort et à travers , voulait à toute force que l' on répondît à la seule idée qui lui demeurât dans son emportement , à savoir comment sa fille avait eu connaissance de ce que * Mademoiselle * De * Quinconas prenait pour un étui à chapelet . Tout à coup * Malitourne , inspiré , se frappa le front et dit : " * Madame * De * Matefelon et la gouvernante tremblèrent . Mais la colère de * Ninon redoublait ; que quelqu' un pensât à la statuette , c' était donner à entendre que * Ninon elle-même avait pu , par sa complaisance pour l' ouvrage d' art , contribuer à molester l' innocence de sa fille . Ne l' avait -on pas avertie de ce danger , dès avant la naissance de l' enfant ? Plus elle était convaincue que la statuette avait fait le mal , plus elle s' acharnait à démontrer que le * Cupidon n' était pas coupable . " -et le labyrinthe ? " disait -elle . " -beau jeu pour une enfant ! Sa nourrice a dû l' y mener tous les jours ! " enfin chacun chargeait l' amour de marbre afin qu' on épargnât la pauvre gouvernante . Un sombre remords se dissimulait maintenant sous la colère de la marquise . * Madame * De * Matefelon s' en avisa , et elle se résolut , dans un but de conciliation , à frapper un grand coup . Elle portait perpétuellement sur elle , pour plus de sécurité , les pièces dérobées d' un petit coup de marteau à l' amour pubère . Elle les tira de sa poche , enveloppées soigneusement dans un papier bien ficelé , et les montra à * Ninon et aux personnes présentes , entre ses deux mains creusées en noix de coco , comme un vaurien vous présente un oiseau pris au nid . " -ci-gît le mal " , dit -elle ; " il est depuis beau temps sans virulence ! ... " on ne comprenait pas tout d' abord . Elle conta l' expédition du labyrinthe , étala le zèle de la gouvernante . Celle -ci se mit à pleurer . L' aventure stupéfia à tel point * Ninon qu' elle fit comme la gouvernante . Faute à chacun de savoir quoi dire là-dessus , on se sépara . * Madame * De * Matefelon et * Mademoiselle * De * Quinconas demeurèrent seules vis-à-vis des morceaux de marbre qui jouaient sur leur enveloppe le rôle d' un presse-papier . La gouvernante , entre deux sanglots , les regardait encore ; elle les toucha du doigt : " -ils me sauvent " , dit -elle . * Madame * De * Matefelon se hâta de couvrir ces salutaires mais honteux débris . Ainsi se terminent à l' ordinaire bien des scènes . Remarquez , s' il vous plaît , qu' on n' a rien éclairci , rien résolu ; et cependant tout semble apaisé . On s' anime , on se fâche , on réclame des explications ; on vous suffoque par le moyen des histoires les plus extravagantes ; quelqu' un pleure ; on s' attendrit ; on a oublié le point de départ de l' aventure , et chacun vaque à ses affaires . * Ninon , pendant qu' elle s' achemine vers le labyrinthe , un petit paquet à la main , est possédée du désir de recevoir le baiser d' un beau jeune homme . elle rencontre le chevalier * Dieutegard , et elle a avec lui un entretien assez vif , qui ne s' achève , malheureusement , ni au gré de l' un ni à celui de l' autre . au bout d' un quart d' heure à peine , l' esprit de * Ninon avait tourné , comme les girouettes des tourelles , et ne retenait plus que l' indigne traitement infligé au * Cupidon de * François * Gillet par le zèle stupide des deux femmes . Et elle s' étonna de n' avoir pas été courroucée davantage à la nouvelle d' une aussi vilaine mutilation . Elle rentra en coup de vent , saisit les attributs de l' amour pubère entre les mains de * Mademoiselle * De * Quinconas , où ils s' attardaient d' ailleurs outre mesure ; et elle sortit sans mot dire , au grand désappointement de la gouvernante , qui croyait que la marquise venait lui demander pardon de ses vivacités . " * Ninon s' achemina vers la statuette , dans le dessein de mesurer l' étendue de la dégradation et de voir s' il était possible de réappliquer les débris . Que voulez -vous ! Cette petite marquise était ainsi faite . Tout à l' heure , elle se reprochait comme un crime d' avoir laissé debout la statuette pernicieuse ; maintenant la voilà qui va restaurer la statuette ! Mais c' est que * Ninon était femme . Ordinairement , de sa mémoire elle chassait l' image effrontée du petit amour , mais tout de même , cette statue de marbre , un soir , si lointain qu' il fût , elle l' avait entourée de ses bras et baisée . Si * Cornebille ne se fût pas trouvé là , peut-être eût -elle oublié cette folie et oublié la statue elle-même , mais elle pensait quelquefois au jardinier innocent et qu' elle avait chassé ... elle descendait doucement l' allée des fontaines , son petit paquet à la main . Le vent jouait dans les arbres ; les marronniers , bien taillés par en bas , secouaient leurs hauts panaches au-dessus de sa tête , et , tout au bout de l' allée , un bouquet de géraniums formait un décor très gracieux au-dessus du beau vase qu' environne une bacchanale . Vous n' avez pas oublié que le socle portant ce vase était situé à droite du large escalier qui conduit aux jardins du bas . Par là-dessus un splendide pin d' * Italie ouvrait tout grand son parasol noir . Au delà , mais fort loin , comme un horizon de nuages moutonneux , on apercevait la cime de vieux platanes dont les pieds baignaient dans la * Loire . Que tout cela était donc indifférent à * Ninon ! Elle ne regardait que la pointe de ses petits souliers . Elle trouvait le temps un peu lourd et avait bien de la peine à mettre de l' ordre en ses pensées . Elle se reposa un moment , à l' ombre du pin parasol . Que de gens , mon * Dieu ! Se fussent estimés heureux de jouir seulement de la belle vue qu' on avait là ! C' était là -il faut que je vous en parle ! - que * M . * Lemeunier * De * Fontevrault avait ménagé sous les pins une terrasse longue d' une demi-lieue , qu' ornait à main droite une balustrade dominant ces jardins en pelouses et en bassins auxquels huit grands jets d' eau avaient valu le nom de fontaines . Le large ruban du fleuve se déroulait dans le lointain , et l' on découvrait , par les jours clairs , les toits miroitants de * Saumur . Mais * Ninon venait d' être piquée par un désir qui ne lui laissait à peu près rien voir des beautés du ciel et de la terre . Elle s' enfonça sous la charmille , et , pendant qu' elle marchait , elle enviait le sort des femmes qui sont pressées dans leur lit par le bras d' un homme . * M. * Lemeunier * De * Fontevrault ne se gênait pas , autrefois , pour raconter des aventures romaines auxquelles elle attachait alors peu de prix ; ces aventures se représentaient à elle en vives couleurs , comme les livres d' enfance que l' on vient à feuilleter , par hasard , à trente ans . Et elle ne pouvait s' empêcher de souhaiter que quelqu' une d' elles lui arrivât . Elle en rougit , parce que les discours de * Madame * De * Matefelon l' entretenaient dans la crainte des passions , et parce que sa vie morale était ordinaire et modeste . Mais rien ne tenait contre l' appétit déterminé qu' elle avait de se sentir baiser la bouche par quelqu' un qui appliquerait son corps tout entier contre le sien . Ce fut en de telles dispositions qu' elle s' engagea dans le labyrinthe . Comme celui -ci était resté exactement dans le même état que jadis , elle ne remarqua pas les soins secrets qui lui étaient rendus . Mais elle fut surprise , lorsqu' elle atteignit le bassin , de trouver là le chevalier * Dieutegard . Ah ! N' allez pas m' accuser de placer juste en ce lieu le chevalier * Dieutegard , au moment même où la marquise y vient avec l' ardente envie de toucher un beau jeune homme , et m' objecter que c' est d' un procédé trop facile ! J' ai pris la précaution de vous avertir depuis longtemps que le chevalier affectionnait les étangs , les rivières , les fontaines , et qu' il avait coutume d' aller à peu près tous les jours , un petit livre à la main , dans les régions du parc ornées d' eau . L' ancienne nourrice , * Marie * Coquelière , qui croyait aux fées et à toutes les choses merveilleuses , le révérait à cause de ces goûts aquatiques qui s' allient volontiers à la poésie et aux mystères nocturnes . C' est elle qui l' avait engagé à venir là , et voici comment : * Mademoiselle * De * Quinconas , après sa fameuse expédition au bassin de l' amour , n' avait pu tenir complètement sa langue , malgré la prière de * Cornebille ; et , sans trahir toutefois la personnalité de cet homme soi-disant sorcier , elle avait dit un matin à la femme de chambre qu' elle était parvenue par hasard , en se promenant , jusqu'à un bel endroit où l' on n' allait jamais et qui , malgré cela , demeurait aussi propre que s' il eût été entretenu par des anges . * Marie * Coquelière , ayant su cela , l' avait redit en confidence au chevalier , qui se souvenait fort bien qu' autrefois sa grand'tante * De * Matefelon l' éloignait du bassin , ainsi que * Châteaubedeau , sous le prétexte que la marquise s' y baignait ; il y était revenu se convaincre de la circonstance extraordinaire , et il n' avait point fait de difficulté à croire à quelque miracle dû à l' essence divine de * Ninon . Depuis lors , il y accomplissait de fréquents pèlerinages . Il était donc là , étendu tout de son long sur le sable tiède et tenant à la main un petit livre . Il lisait , et puis se cachait la figure entre les feuillets , comme pour méditer ou pour boire avidement les paroles poétiques qui , sans doute , charmaient son coeur . * Ninon le considéra un moment et le vit baiser pieusement , à la margelle du bassin , la pierre où elle s' était maintes fois assise en barbotant dans l' eau du bout de son pied nu . Comme elle n' ignorait pas qu' elle fût aimée du chevalier , elle y prit plaisir pour la première fois , et appela aussitôt le jeune homme par son nom . Il sursauta et devint plus blanc que le marbre du * Cupidon . * Ninon lui dit ce qu' elle venait faire là et lui conta , non sans se moquer , la croisade de sa grand'tante et de * Mademoiselle * De * Quinconas . Elle désignait du doigt l' ouvrage de * François * Gillet privé de sa fleur . Elle tira celle -ci hors de la feuille de papier et la montra à * Dieutegard . Mais le chevalier s' attrista quand il vit cela entre les mains de celle qu' il aimait . Pour lui , depuis qu' il était là , il n' avait seulement pas remarqué que la statuette fût émasculée , quoiqu' il la regardât beaucoup parce qu' il savait qu' elle avait été jadis chère à * Ninon . Celle -ci lui demanda pourquoi il faisait la grimace . Il eût été en peine de le dire , mais il se sentait blessé dans la région de son grand amour . * Ninon ne comprit pas cette tendre nuance de la passion d' une âme pure , et elle le fit souffrir en insistant sur la possibilité de réappliquer les objets à leur place , soit par le moyen d' une colle spéciale , soit par quelque habile procédé . Il dit que ce n' était point l' affaire d' une femme de s' occuper de ces détails et offrit de s' en charger lui-même , pour lui être agréable , à la condition qu' elle voulût bien lui confier le petit paquet et n' en plus parler . Elle y consentit , et il le mit dans sa poche . Alors * Ninon considéra le chevalier comme elle n' avait jamais fait . Elle lui trouvait une figure charmante . Il avait des yeux d' un assez joli bleu , de beaux cheveux bruns , une peau à peine hâlée , à peine ombrée d' un duvet naissant , par-dessus tout la plus jolie bouche que l' on puisse souhaiter d' un homme . Par cette dernière particularité , quelquefois , il lui avait plu ; elle avait reposé les yeux sur ses lèvres quand il faisait la lecture à haute voix . Et elle sentait qu' elle mourait d' envie de recevoir un baiser sur la bouche . à vrai dire , cela ne lui était arrivé qu' une seule fois , à quinze ans , de la part d' un officier qu' hébergea une nuit * M . * Lemeunier * De * Fontevrault . Ce militaire , la croisant au moment de son départ , l' avait prise à pleins bras entre deux portes , et laissée ahurie , sans aucune autre émotion . Quant à * Foulques , il était , hélas ! Bien trop rustaud . Elle ne savait comment faire pour obtenir que le chevalier la baisât ainsi . S' il ne l' eût pas tant aimée , il eût bien vu ce désir dans ses yeux . Elle lui demanda ce qu' il lisait ; il dit que c' était peu de chose et glissa le livre sous son habit . Elle voulut le lui prendre ; il l' en empêcha . Elle riait ; cela tournait au jeu . Ils coururent bientôt l' un après l' autre autour du bassin , elle heureuse de voir briller les dents du jeune homme , lui troublé , éperdu de mériter son attention . Il trébuchait , ne savait plus courir . Quand il sentit la main de * Ninon contre lui et le souffle chéri lui effleurer le visage , il porta la main à son coeur qui battait trop fort , et la marquise dut le soutenir dans ses bras pour qu' il ne tombât pas . Elle s' assit à l' endroit que tout à l' heure il baisait par amour d' elle , et elle le garda sur ses genoux , à demi pâmé , en lui mouillant les tempes avec un peu d' eau qu' elle puisait dans le creux de sa main . Lorsqu' il rouvrit les yeux sur le sein qu' il adorait , il eut dans le regard tant de confusion , de bonheur et d' amour , que * Ninon même en fut intimidée , et , si près de lui , si autorisée à le baiser qu' elle fût par son attitude , elle se retint , parce qu' elle sentait un trop grand désaccord entre l' appétit qu' elle avait de ses lèvres et le beau sentiment du chevalier . Du moins , elle sentit cela l' espace d' un instant , sans que cela même lui laissât de souvenir , mais assez pour contenir un geste , enfin par ce moyen qui empêche souvent les femmes de commettre des fautes contre le tact , sans qu' on puisse leur en savoir gré . Aussi , presque aussitôt après ce gracieux hommage rendu par les sens à l' amour , * Ninon redevint ordinaire et dit au chevalier qu' il avait attrapé chaud en courant . Il répondait : " -mais non , madame . " " -si , si " , disait -elle . Et elle lui plongeait un doigt dans le cou . Elle était de nouveau saisie par la gourmandise , et elle sentait qu' elle n' y résisterait pas longtemps , mais elle espérait que * Dieutegard la devancerait . Le chevalier semblait savourer quelque chose en lui-même , et le mouvement et la parole lui étaient retirés . Elle eut de l' impatience . Elle le secoua par les deux épaules , et elle attendit , comme lorsqu' on sollicite une boîte à musique . Le coeur du chevalier se gonflait et aspirait la vie de tous ses membres . Les expressions de son amour s' amoncelaient aussi sous son front , mais rien que là . Alors * Ninon le baisa goulûment , comme si elle l' eût voulu manger ; elle lui entr'ouvrit ses belles dents , et le happa , agitant sa chevelure à la façon d' une houppe qui répandait une poudre blanche sur les épaules de * Dieutegard . Elle avait chaviré sur lui en désordre ; un de ses seins avait jailli hors du corsage ouvert très bas , et sa fleur , sensible et menue , pareille à une rose thé cueillie depuis le matin , semblait attendre la goutte d' eau qui ramène la fraîcheur première . * Ninon le vit bien et ne le cacha pas . Mais le chevalier , lui , ne le vit point , tant il était descendu profondément dans l' ivresse . Il fermait les yeux et semblait cueillir au dedans de lui un étrange ravissement , comme les personnes qui viennent de mourir . * Ninon le froissait tout entier de ses caresses , molestait son visage de vierge , à deux mains , lui crevait contre les dents sa gorge gonflée . Mais elle se rajusta tout à coup , en faisant une vilaine grosse moue de petite fille , puis elle lança un éclat de rire et dit sèchement : " -venez -vous ? " elle prit les devants dans la tortueuse allée du labyrinthe , et il la suivit en silence . Tout à coup , alors qu' ils allaient sortir , * Dieutegard lui sauta au cou et l' embrassa avec l' audace stupéfiante des jeunes gens très timides et très émus , et il essayait de la palper comme pâte de pain dans la huche . Elle l' écarta de même que si elle ne l' avait connu de sa vie et parut hautement offensée . Alors il demanda pardon et fut tellement malheureux qu' il vaut autant n' en pas parler . bon ! Voilà * Châteaubedeau qui recommence de plus belle ! Le prisonnier sanglant . * Ninon dans la tour et dans la cellule . L' opinion . Nouveau zèle intempestif de * Madame * De * Matefelon . la chapelle , les cloches . Arrivée du marquis . Le marquis monte à la tour . horrible événement accompli dans la pharmacie . * Ninon était encore toute chaude de cette aventure quand elle s' entendit héler de fort loin , et elle vit des gens qui descendaient l' allée des fontaines en courant . Elle apprit d' eux que * Châteaubedeau avait recommencé de s' agiter furieusement dans la tour . Vers les cinq heures , après un grand calme , il avait repris le charivari de la matinée ; * Fleury , toujours dévoué , était remonté là-haut et avait vu par le judas que le prisonnier maniait un autre couteau de petite dimension , cette fois , mais qui dardait une lame acérée comme une langue de vipère . à l' aide de cet outil , il s' était taillé dans la figure une longue balafre qui débutait à un pouce de l' oreille droite , dévalait jusque sous le menton et laissait couler le sang sur les dentelles du jabot . * Fleury avait tenté d' ouvrir ; mais * Châteaubedeau , on ne savait comment , s' était barricadé à l' intérieur et annonçait à haute voix son intention de se couper les quatre veines . Tout le château était juché dans la tour et se tassait contre la porte inébranlable , et * Madame * De * Châteaubedeau , remontée une fois encore , emplissait l' escalier de ses cris et n' attendait plus , des personnes assez hardies pour risquer un oeil au judas , que la funèbre nouvelle . Or , à peine , désormais , osait -on regarder , parce que , chaque fois qu' il se soupçonnait épié , * Châteaubedeau se faisait une entaille . * Thérèse , témoin de cette boucherie , gisait sur les marches , et plusieurs femmes qui l' avaient vue tomber ne valaient pas mieux qu' elle . * Ninon monta le plus vite qu' elle put , enjamba tous ces corps , prit le temps de souffler et prononça d' une manière très intelligible : " - * Monsieur * De * Châteaubedeau , reconnaissez -vous ma voix ? " * Châteaubedeau répondit de l' intérieur : " -oui , madame . " " -eh bien , monsieur " , reprit -elle , " je jure , par ma foi , de vous passer vos caprices , pour peu que vous consentiez à m' ouvrir cette porte ! ... " * Châteaubedeau , qui ne faisait rien , même en se tailladant la figure , que par vanité , fut flatté , et il ouvrit donc . Ainsi qu' il arrive pour beaucoup de paroles historiques , il est bien malaisé de savoir si * Ninon , en se liant par ce serment , y attacha le sens que personne n' hésita à entendre . Que dit -elle en somme ? La première parole qui vient à l' esprit d' une maman réduite à composer avec un enfant rebelle . Je me refuse à croire de sa part à des résolutions tragiques . C' était une si pauvre petite tête que celle de * Ninon ! Ajoutez qu' elle devait avoir peine à contenir les émotions diverses accumulées depuis le matin . Toujours est -il que , peu après , on vit * Ninon passer le bras par la porte entre-bâillée , et sa main s' agita en manière de balai , signifiant : " -ouste ! Que l' on vous voie tous promptement déguerpir , et tout ira comme il faut ! ... " on releva les malades ; on les porta à bras ; l' escalier dégorgea son monde , et le silence fut rétabli dans la tour . On eût dit qu' il n' y avait plus là-haut que les pigeons , dont les petites pattes onglées grattaient les ardoises , et dont l' arrière-gorge imitait les paysans grognons risquant le nez dehors après l' orage . Cependant je gage que l' on va s' imaginer , avec tous les gens du château , que la plus folle orgie s' accomplit au haut de cette tour . * Châteaubedeau , incarcéré pour avoir tenté de surprendre la marquise au lit , dans la matinée , reçoit en ses bras la même marquise , rendue , corps et biens , avant le coucher du soleil ? ... c' est bien cela ? ... mais non ! Mais non ! * Châteaubedeau s' était si bien accommodé la figure qu' il ressemblait à un huron plutôt qu' à un chrétien , et à quelque veau frais écorché , plutôt même qu' à aucun homme sauvage . * Ninon ne l' eut pas plutôt vu s' approcher d' elle qu' elle s' affaissait sur le grabat , sans apparence de vie . Et celui qui la devait mettre à mal lui tapait tout bonnement le creux de la main , un quart d' heure durant , comme une garde-malade , une petite maman , un apothicaire ! Quand * Ninon recouvra ses sens , le jour était bien bas , de sorte qu' elle n' eut pas à subir de nouveau l' affreux spectacle du jeune homme tatoué . Elle se hâta seulement d' entraîner * Châteaubedeau , par le plus court , à la pharmacie , et là , le soigna à son tour , le pansa de ses mains et l' embobina , quasi tout entier , de linges blancs . Il avait l' aspect d' un de ces paquets rebondis dont on charge un baudet , les jours de lessive , pour le conduire à la rivière . Eh bien ! -cette fois , qui l' eût cru ? -ce fut sous un tel accoutrement que * Châteaubedeau consomma son forfait ! ... mais , avant de vous rendre témoins d' une félonie si dégoûtante , souffrez que je vous informe de ce qui se passe , pendant ce temps -là , en bas , chez nos gens . Tout le monde avait été soulagé lorsque * Ninon avait agité son joli bras par la porte entre-bâillée de la cellule . Elle arrachait son page à la mort ; à quel prix , c' était son affaire ; et chacun d' ailleurs retournait à ses occupations , et le reste des événements se fût accompli sans dommage et sans bruit , très probablement , si * Madame * De * Matefelon , de qui les intentions étaient pourtant toujours excellentes , n' y eût mis la main . * Madame * De * Matefelon arrêta son monde au bas de la tour et le conduisit à la chapelle , afin d' attirer par ses prières la bénédiction de * Dieu sur madame la marquise " enfermée là-haut , pour le salut de tous , avec un satyreau libertin " ; et elle chargea * Fleury de faire tinter la cloche comme les jours où * M. L' abbé * Puce venait officier au château . Elle récita le chapelet à haute voix . Les hôtes et les gens répondaient avec docilité . Le marquis * Foulques arriva de la chasse avec * M . * De * La * Vallée- * Chourie , alors que les prières duraient encore . Il entendit la cloche et ne trouva ni * Fleury ni un garçon à qui remettre les chevaux . Il en confia donc la garde à son compagnon et monta , lui , à la chapelle , afin de savoir ce qui se passait . Une grande obscurité comblait la nef , et , quand l' assistance répondait tout d' une voix à * Madame * De * Matefelon , on eût juré qu' il y avait là pour le moins cent personnes en prières . * Foulques pinça au bras la première forme agenouillée qu' il heurta et l' interrogea sans songer à contrefaire sa voix . C' était une pauvre fille de basse-cour , qui reconnut parfaitement son maître , fut terrorisée et ne sut que crier alerte : " -monsieur le marquis ! ... monsieur le marquis ! ... " le bruit que le marquis était là se répandit aussitôt , et * Foulques avait beau demander : " -mais , qu' est -ce que vous avez , tas de jean-f ... ? " personne n' osait lui avouer le sujet des présentes oraisons . * Malitourne crut de son devoir de faire quelque chose ; il se leva , prit le marquis par le bras et lui souffla : " -sortons , je vous dirai ... " l' assistance tremblait et répondait de travers . * Madame * De * Matefelon s' inquiéta à son tour , et , voyant s' agiter * Malitourne , elle n' hésita pas à penser que le maladroit était sur le point de commettre une sottise irrémédiable . Elle s' élance , renverse * Jacquette , qui récitait elle aussi son ave , d' une petite voix pointue ; elle la relève , l' embrasse et trouve le temps de lui glisser à l' oreille : " -ma chère enfant , quoi qu' il arrive , vous ne devez pas mépriser votre mère ! ... " quand elle atteignit le seuil de la chapelle , le marquis était informé . Il tirait son grand nez et disait simplement : " -bougre de bougre de bougre ! ... * Madame * De * Matefelon lui cria : " -soyez miséricordieux ! " tout le monde sortait de la chapelle . Chacun le vit s' acheminer vers la tour du nord . Il était dans une vive colère en gravissant les premières marches ; le sang lui injectait le visage , et ses deux globes oculaires semblaient repoussés au dehors par l' indignation . Il ne savait contre qui grommeler plus terriblement , contre sa femme ou contre ce gueusard de * Châteaubedeau . Il éprouvait surtout le besoin d' étrangler quelqu' un ; il se fût aussi bien gourmé avec le premier venu . à la vérité , ses idées étaient peu nettes et s' embrouillaient à chaque marche . En outre , il fut incommodé par les ténèbres de la tour . Il se traitait d' imbécile pour n' avoir pas songé à se munir d' un flambeau . Petit à petit , il commença de s' essouffler , car il avait beaucoup couru à la chasse , et l' escalier , on le sait , était étroit , malaisé , glissant , souillé d' excréments d' animaux . Un moment vint où * Foulques ne souhaitait plus rien si vivement que de tenir un chandelier à la main . En vain essayait -il de se représenter mentalement la scène qu' il se donnait tant de mal à aller interrompre ; en vain s' efforçait -il de juger l' acte qu' il se disposait à châtier . Il était inapte absolument à résoudre un problème spirituel . Et puis , par-dessus tout , il appréciait la paix . Il s' arrêta , pour respirer , devant une petite fenêtre par où le vent soufflait , et il jugea que le ciel serait favorable ce soir à la pêche aux écrevisses . Depuis qu' il montait l' escalier , cette idée de la pêche aux écrevisses était la première qui ne lui fût pas désobligeante . Mais , si l' on voulait aller ce soir aux écrevisses , n' était -il pas urgent de commander les poêlettes ? Il est douteux qu' il eût eu l' audace de redescendre , dans le but de commander les poêlettes , mais une issue s' offrit à lui , par où la tour communiquait avec les étages du château . C' est par là que * Ninon avait pris pour gagner la pharmacie . Le marquis * Foulques s' y engagea , heureux de poser les pieds l' un devant l' autre , enfin , sur un sol égal . Tout à coup , il entendit pleurer et distingua une petite lueur . Nous avons vu que * Ninon avait pansé soigneusement et quasiment emmailloté * Châteaubedeau . Elle avait employé à cet usage un linge abondant et fin qu' une sage prévoyance tenait placé dans un gros buffet , à la portée de la main . Mais le pendard s' était taillé la chair sur tant de faces et de revers que la toile se trouva épuisée alors qu' un bras sanguinolent gesticulait encore . Il y avait belle heure que * Ninon appelait en vain ses gens ! Le trajet était long de là à son appartement , et les sonnettes , probablement , n' étaient pas inventées . Elle voulait , la pauvre marquise , terminer sur le lieu même son ouvrage , et elle ne savait comment se procurer le linge qui lui manquait . Elle eut l' ingénieuse idée d' user sans vergogne de celui -là même qu' elle portait sur elle . Elle enjoignit donc à la chose informe qu' était maintenant * Châteaubedeau de demeurer patiemment sur la chaise où elle l' avait mis , empoigna le flambeau , et s' en alla se dissimuler derrière le gros buffet . Là , posant le pied sur une chaise , elle retroussa robe et jupons et se mit en devoir d' atteindre son fin linge de corps , sans trop l' endommager , si cela était possible , c' est-à-dire en l' écourtant seulement d' une mince bande , tout autour : car elle avait de l' ordre en ses affaires . Déjà le lin se déchirait entre ses deux paumes , lorsqu' elle se sentit bousculée , culbutée à demi d' une façon assurément malhabile mais vigoureuse . Elle poussa un cri , se retourna et se trouva nez à nez , si on peut le dire , avec une espèce de patapouf énorme , informe et blafard , comparable aux bonshommes de neige que construisent les enfants , l' hiver , et d' où sortait par une fissure l' éclat obstiné de deux yeux lubriques : rien qui fût humain , en somme , car pour le bras , libre encore , et dégouttant par ses blessures , il évoquait plutôt l' idée d' une pince de homard . * Ninon reconnut bien que c' était là son malade , son oeuvre même , dont l' effrayant aspect la faisait presque sourire un instant auparavant , mais elle ne fut pas moins terrorisée par l' attitude insoupçonnable qu' adoptait soudain un objet sans sexe , - eût -on dit , - et sans nom . Cependant , peu soucieux du ridicule , le galant paquet , de son horrible pince , achevait de déchirer le linge de la marquise , et non par bandes régulières , je vous prie de le croire . Ce fut pendant qu' il s' adonnait à ce travail que la cloche de la chapelle tinta . De tels sons , insolites à pareille heure , fort lugubres , entendus d' une pharmacie , et joints à l' attaque barbare que subissait * Ninon , retirèrent à la pauvre marquise la moitié de ses forces ... tout à coup , une crise de fou rire lui ravit le reste ... l' emmailloté en profita . Ce fut une scène d' amour si burlesque que je n' y vois , quant à moi , point de péché pour la pauvre * Ninon . Elle eut pourtant , aussitôt après , un grand chagrin , car elle se dit qu' il était dommage de succomber d' une manière aussi disgracieuse , lorsque précisément on a été si bien disposée à la même faiblesse , en d' autres circonstances , et le jour même précisément . Et elle se mit à pleurer , de si bon coeur et si abondamment , que * Châteaubedeau eut presque regret de sa brutalité . Il retourna s' asseoir sur sa chaise , faute d' un nouveau méfait à accomplir . Or , à ce moment -là , le marquis passait dans le corridor . Il avait vu de loin la lumière ; il entra . Il reconnut d' abord sa femme qui s' essuyait les yeux près du buffet , puis , là-bas , la momie informe et sanglante . Ce spectacle ressemblait aussi peu que possible à ce que de sottes gens lui avaient fait redouter . * Foulques s' en montra extrêmement satisfait , et , dans sa toute première allégresse , il demanda incontinent à sa femme s' il ne lui plaisait pas de l' accompagner ce soir aux écrevisses . * Ninon bégayait dans l' intervalle de ses sanglots et s' efforçait de faire entendre qu' elle pleurait , là , la crainte qu' elle avait eue de voir trépasser * M. * De * Châteaubedeau , manque d' un peu de linge pour achever de panser ses blessures ... " -eh ! Quoi ! " dit le marquis , " cette chose -là est * Monsieur * De * Châteaubedeau ? " et , si fâcheux que fussent les rapports qu' on lui avait faits touchant la conduite du page rebelle , le marquis ne put s' empêcher de rire en face de ce qui restait du garnement , enroulé sur une chaise . Il tournait autour de cette chose , en se demandant par où la prendre pour en tirer une parole humaine ; et la gaieté dont il avait besoin l' emporta en lui sur tout autre sentiment . Il alla lui-même appeler les gens , demander du linge , et revint , pour son plaisir , assister sa femme pendant qu' elle achevait le pansement . nous faisons nos adieux à * Madame * De * Matefelon . Bon voyage ! ... mais le chevalier * Dieutegard est bien malheureux . Influence incertaine , possible , après tout , de la petite queue pointue d' un satyre sur la destinée du pauvre chevalier . ce fut une belle et mémorable entrée , au seuil de la pièce où l' on était attablé , ce soir -là , que celle du marquis et de la marquise * De * Chamarante tenant , chacun par une sangle , une grosse poupée , accoutrée , - mais en des proportions pantagruéliques , - à la façon de celles que l' on improvise autour d' un doigt atteint de panaris . L' aventure tourna si heureusement , en définitive , que l' on oublia aussitôt qu' elle avait touché le tragique . * Châteaubedeau ne se portait pas mal sous ses bandelettes ; il riait même ; il était fier comme un paladin . Sa grosse maman embrassait ses linges et y taillait adroitement une petite ouverture afin d' y passer à dîner . Enfin on allait se mettre à table fort dispos , lorsque * Jacquette alla vers sa mère , avec le sérieux d' un plénipotentiaire , et lui dit : " -soyez tranquille , maman : quoi qu' il arrive , je ne vous mépriserai jamais ! ... " * Ninon n' en crut pas immédiatement ses oreilles . Puis elle se demanda si cette enfant innocente n' avait pas reçu , par faveur du ciel , l' intuition miraculeuse de l' événement arrivé dans la pharmacie . Finalement , elle prit * Jacquette à part et lui demanda d' où elle tenait ses paroles . * Jacquette répondit qu' elle les tenait de sa marraine * De * Matefelon . * Ninon contint sa colère tant qu' elle put , mais elle ne le pouvait guère . Le temps du dîner , pendant qu' elle faisait seulement grise mine à * Madame * De * Matefelon , elle combinait mille plans afin de lui être désagréable . Je vous avoue , moi qui imagine pour vous ces choses , que je vois approcher avec plaisir le moment où la vieille dame va payer les pots cassés . Ses intentions , me direz -vous , sont toujours bonnes ; c' est bien possible ; mais je ne méprise rien tant que les intentions . Ce sont les résultats qui comptent . Et j' ai remarqué , d' ailleurs , que les gens zélés à l' excès sont presque infailliblement maladroits . La maladresse est la pire chose du monde ; je préférerais , pour mon compte , encourir la haine dont vous poursuivez la malignité , le mensonge ou la perfidie , plutôt que de bénéficier du pardon misérable que vous ne manquez pas d' accorder à celui qui se trompe en ses calculs , qui joue mal , ou qui vous brise le bras ou la jambe juste en volant à votre secours . * Ninon lança donc quelques piquantes fléchettes à * Madame * De * Matefelon dès avant la fin du repas . La marraine de * Jacquette fut digne . Elle annonça , tandis qu' on se levait de table , qu' elle avait reçu tantôt des nouvelles de sa terre de * Rochecotte et que sa présence y était indispensable pour les vendanges . Elle demanda sa chaise pour le lendemain dans la matinée , qui était précisément le jour où passait le coche d' eau . Mais , en plus , elle ajouta qu' elle emmènerait avec elle son neveu * Dieutegard . Et voilà comment les événements s' imposent les uns aux autres et comment un conteur n' est pas du tout libre de faire la pluie et le beau temps ! ... je tiens beaucoup , je le confesse , à ce que * Madame * De * Matefelon s' en aille ; parce qu' à la fin elle m' ennuie , cette bonne femme . Je profite d' une occasion qui me paraît excellente pour l' éloigner . Mais , pan ! Du même coup elle nous emmène le petit chevalier . Et vous sentez bien qu' elle ne peut pas faire autrement que de l' emmener . Mon * Dieu ! Que ce petit jeune homme va avoir de chagrin ! Ni la tante ni le neveu ne partirent cependant le lendemain , parce que , selon un phénomène de l' esprit que vous avez dû observer maintes fois , * Ninon se radoucit dès qu' elle se fut aperçue que ses paroles avaient porté , et elle insista aussitôt pour garder * Madame * De * Matefelon . Celle -ci , de son côté , était également fort en colère , et , si elle eût obéi à son premier mouvement , elle eût secoué incontinent ses sandales sur le seuil de la marquise * De * Chamarante ; mais l' amour-propre , en elle , fut plus fort que le ressentiment , et elle préféra simuler , quarante-huit heures de plus , la meilleure entente avec * Ninon , afin que personne ne s' avisât qu' en somme on la mettait à la porte . Mieux eût valu pour le chevalier s' en aller tout de suite ! ... il passa une affreuse nuit à pleurer , sur son lit , les mains croisées sur les genoux , vis-à-vis un petit motif sculpté composé d' un carquois croisé avec trois fléchettes aiguës qui lui entraient dans le coeur . Il ne s' était guère préoccupé , lui , de ce qu' on avait pu dire touchant la rencontre de la marquise et de * Châteaubedeau dans la tour , puisqu' il les croyait amants depuis longtemps déjà . Et il avait l' habitude de souffrir de cette idée . Mais il se souvenait de la scène du bassin , où * Ninon l' avait accablé de ses caresses , puis , peu après , s' était moquée de lui . Et il tirait de cette double attitude une série de motifs d' espérance et une autre de se désespérer . Il faut avouer qu' il avait éprouvé un secret plaisir , quoi qu' il ne fût pas méchant , à voir * Châteaubedeau redescendre si mal en point de la tour . Ah ! Voyez , à ce propos , comme l' habit nous trompe , puisque c' est dans ce pitoyable attirail que son rival l' avait emporté ! ... lorsque madame sa tante lui annonça qu' elle l' emmenait avec elle et qu' il ne reviendrait plus au château , il n' éprouva pas cette douleur mortelle que l' on pouvait redouter pour lui ; non , il ne l' éprouva pas , parce qu' il ne crut pas possible qu' il fût séparé à jamais d' une personne qu' il aimait tant . Quelque chose lui disait qu' aucun pouvoir du monde ne saurait le contraindre à une si dure extrémité . Sa tante pouvait bien lui ordonner de garnir sa valise , le pousser avec elle dans le coche et le clore entre les murs du parc de * Rochecotte : à moins qu' il ne fût solidement maintenu dans une prison du roi , il pourrait toujours s' échapper et revenir ! Allons au pire : à supposer que * Ninon elle-même le congédiât , il aurait la consolation de demeurer à la grille , de savoir * Ninon peu éloignée de lui , de l' apercevoir peut-être quelquefois à travers les barreaux , quand elle passerait en faisant craquer le sable sous ses petits pieds ou en balançant ses deux jambes chéries sous la soie des jupons , musique divine ! ... et cela lui épargna de s' abandonner complètement au désespoir . Il passa la matinée à s' imaginer que * Ninon aurait de la peine à le voir partir et qu' elle insisterait encore auprès de * Madame * De * Matefelon pour la garder , ainsi que son neveu , ou bien , tout au moins , qu' elle lui dirait à lui gentiment , la peine qu' elle avait . Oh ! Certainement il se fût contenté de cela . Mais * Ninon ne s' occupa que des soins nécessaires à * Châteaubedeau . Le chirurgien vint de * Saumur ; toutes les femmes furent employées à découper , à rouler et à dérouler des bandages , à pétrir des onguents , à éfaufiler le vieux linge . * Madame * De * Châteaubedeau commandait à tous . Telle est la vertu mystérieuse du sang répandu : un garnement qui , hier , déshonorait le nom de sa mère , aujourd'hui , pour quatre égratignures , lui vaut d' abord l' oubli du passé , et quasiment cette auréole ou ce bonnet glorieux que tout le monde voit sur la tête de la maman des héros . Le chevalier rencontra * Jacquette sous les marronniers , l' après-midi , et la salua . Les enfants distinguent très bien à leurs traits les personnes qui ne sont pas à leur affaire , et la petite , qui sautait et riait , se tut soudain à l' approche de * Dieutegard . Dans l' intention de lui être agréable , elle l' invita à l' accompagner à la promenade . Ils descendirent ensemble l' allée des fontaines , puis l' escalier des jardins bas , où sont le vase au bas-relief de satyres et le beau pin d' * Italie . * Mademoiselle * De * Quinconas était avec eux . On poussa jusqu'au bac d' * Ablevois . Là , ils s' assirent sous un grand arbre , au bord de la * Loire , et ouvrirent des paris sur ce que contiendrait le bac que l' on voyait quitter l' autre bord . Le chevalier prétendait voir souvent ce bac , en ses rêves , et il disait que ce frêle assemblage de planches , avançant doucement sur le fleuve , lui versait parfois des délices , parfois lui amenait des objets grouillants , visqueux , le plus souvent de ton verdâtre , dont le toucher et la vue , de la plus vive répugnance , l' éveillaient et le laissaient en proie à une longue épouvante . * Mademoiselle * De * Quinconas disait : " -oh ! Monsieur le chevalier est un délicat ! " * Jacquette affirmait qu' elle toucherait à des grenouilles , à des couleuvres , voire à des crapauds , si laids fussent -ils , sans dégoût . Elle s' ingéniait à chercher dans l' herbe toutes sortes de bêtes qu' elle rapportait au creux de sa main , et elle faisait pousser des cris à la gouvernante en menaçant de les introduire dans son corsage . Mais elle n' osait pas plaisanter avec le chevalier * Dieutegard . Les arbustes du bord se miraient dans l' eau unie ; de temps en temps , un poisson piquait la surface aussi paisible en apparence que celle d' un étang , et la blessure légère infligée au calme des choses s' élargissait en ondes arrondies , promptement déformées , puis effacées par le courant invisible , pareil au temps qui guérit tout . Le chevalier , assis contre un tronc d' orme , et les genoux dans ses mains croisées , regardait au loin ; et , comme il était joli à voir , dans les moments surtout où l' émotion l' animait , la gouvernante et l' enfant se tenaient tranquilles et reposaient les yeux sur lui . Il les sentit et en fut troublé par une sorte de pudeur aimable qu' il avait . C' est pourquoi il voulut mettre son trouble sur le compte des choses extérieures , et il dit que l' on était à une de ces minutes bien étonnantes où le ciel et la terre s' arrêtent pour écouter battre le coeur de l' été . * Jacquette dressa l' oreille , pour faire comme le ciel et la terre ... et l' on entendait en effet distinctement un coeur qui battait ; mais c' était celui du chevalier . Il ne put pas se contenir plus longtemps et pleura . Il avait quinze ans ; il versait de chaudes et belles larmes , sans compter , comme il donnait son coeur . à ce moment commença de grincer la poulie sur laquelle le long câble barrant la * Loire s' enroulait pour amener le bac ; et l' on distingua sur l' autre rive un lourd chariot chargé de foin , qui , en touchant le radeau , produisit un coup sourd dont l' ébranlement imitait le bruit du canon . Et le cheval , la voiture et le conducteur immobiles vinrent en grossissant peu à peu . La gouvernante , * Jacquette et le chevalier ne pouvaient s' empêcher de les regarder , à cause de l' attrait naturel qu' ont les choses qui glissent à la surface de l' eau . Quand le radeau fut tout proche , le conducteur ôta son chapeau , et la gouvernante reconnut à son oeil , * Cornebille . Alors elle poussa un grand cri et entraîna * Jacquette , que le chevalier suivit , tandis qu' on entendait ricaner le sorcier . Jusqu'au château , en remontant à travers les jardins , ils parlèrent de cet homme étrange , dont * Mademoiselle * De * Quinconas n' osait pas dire ce qu' elle savait . * Dieutegard regardait les bassins allongés dans la verdure , où pleuraient les saules au feuillage tremblant . Il avait beaucoup aimé à marcher le soir sur les pelouses , son petit livre à la main , ou bien à laisser endormir sa pensée au bord de l' eau stagnante . Et , en remontant les marches , sous le sombre parasol du pin d' * Italie , son coeur se serra davantage encore , parce qu' il avait souvent vu la silhouette de * Ninon se découper là contre le ciel . Et il ne la reverrait donc plus , puisque décidément on s' en allait , et qu' il ne lui restait guère que le temps de surveiller son bagage avant le souper . Dans les moments où l' on n' est plus séparé d' un terme fatal que par une heure qui se dissout , il arrive que l' on prenne tout à coup des résolutions insoupçonnées . Pendant que le chevalier gravissait ces marches , à l' instant précis où son oeil se fixait sur la petite queue pointue d' un des satyres sculptés aux flancs du vase de marbre , il résolut d' avoir une entrevue avec * Ninon , coûte que coûte . Et , aussitôt arrivé au château , il s' informa de l' endroit où se trouvait la marquise . On lui répondit qu' on ne l' avait pas vue depuis tantôt deux heures , mais qu' elle était très fatiguée de la nuit passée près de * M . * De * Châteaubedeau , et que , sans doute , elle reposait chez elle . * Dieutegard eût fui au bout du monde , en temps ordinaire , plutôt que de risquer de troubler la marquise ; mais il obéissait à un dieu inconnu de lui , il lui semblait maintenant que la petite queue pointue du satyre le piquait aux reins , comme un dard , et il allait malgré lui en avant . Il connaissait le chemin de la chambre de * Ninon par les confidences de * Châteaubedeau . Il entra , comme lui , par le cabinet de toilette , reconnut la tenture de * Jouy , la chaise , les petits pots de porcelaine . Mais il ne s' arrêta pas ; il allait très vite à son but . Il frappa à la porte de la chambre à coucher et contint son coeur avec sa main . On ne lui répondit point . Il tourna le bouton et entra . Une glace lui offrit son image ; il recula , car il ne se reconnaissait pas ; mais , s' étant rassuré , il avança encore . Maudite petite queue pointue de satyre sculptée en bas-relief sur le marbre , qu' êtes -vous ? N' êtes -vous qu' un objet avec quoi le hasard se plaît à jouer , ou bien l' artiste qui vous apointucha de son joyeux ciseau a -t-il laissé en vous une étincelle du feu divin que tout homme libre qui crée , porte et répand ! De quel venin avez -vous piqué notre pauvre chevalier ? Ce jeune homme n' était que malheureux de la grande douleur de son coeur , mais la suavité de sa peine , j' en suis sûr , lui eût été comme un baume au parfum doux , et il se fût endormi bien des soirs , même en l' exil qui l' attend , en souriant à des souvenirs purs et reposants . Au lieu de cela , il vit un spectacle qui arracha à jamais la paix de son corps et de son esprit . * Ninon s' était en effet sentie très fatiguée , ce qui est naturel à la suite des événements nombreux auxquels nous l' avons vue prendre part en aussi peu de temps . Et elle avait été se jeter sur son lit , toute habillée probablement , comme l' attestaient sa jupe et son corsage tombés sur la descente de lit , en désordre , et arrachés dans cette impatience de bien-être que le corps réclame à l' approche du sommeil . * Ninon dormait profondément , la tête tournée vers la muraille , l' épaule et le bras nus , et une main , une jolie main ballante , agitée par cette portion de l' âme qui en nous ne dort pas , il faut bien le croire , puisqu' elle veillait alors à ce qu' une vilaine mouche n' incommodât point * Ninon dans l' endroit où la chair superbe se gonfle le plus abondamment . Le chevalier vit cette chose -là , ainsi que le bras , l' épaule et le commencement de la pente grasse d' un sein . Ce n' était rien : il vit la pose abandonnée d' une femme qui se vautre à son aise ! Et il demeura bouche bée , cloué sur pieds , étonné comme un mort qui , ayant été régulièrement administré , croit s' éveiller en face de la figure de * Dieu et voit le diable ! Quelle qu' eût été son émotion avant de voir cela , il sentait sa poitrine battre plus fort maintenant ; mais il lui semblait que c' était un autre coeur qui y battait . Et il ne se réjouissait pas , comme l' eût fait un autre ; il ne se réjouissait pas ; mais il ne pouvait pas s' en aller de là , ni poser les yeux sur un autre objet . D' ailleurs , il n' en pensait pas long . Son oeil était stupide , ses joues écarlates , et , mû par l' instinct souverain qui gouverne toutes les créatures , il allait se précipiter sur * Ninon endormie . Il en fut empêché par une voix qui venait de la pièce voisine , et qu' il reconnut pour être celle de * Jacquette en conversation animée avec sa fille pomme d' api . * Jacquette ouvrit doucement la porte et surprit * Dieutegard , l' oeil hagard , le front empourpré , la lèvre boudeuse , et qui fixait comme un chien à l' arrêt l' immodeste posture de la marquise * De * Chamarante . Elle en fut très surprise et , sans qu' elle démêlât rien à cette inexplicable image , elle jugea prudent de ne la point soumettre à sa fille pomme d' api . Elle remporta sa fille , revint , puis d' un instinct sûr et d' un mouvement charmant , elle alla droit au lit , tira le drap et en couvrit pudiquement sa mère . * Dieutegard s' enfuit , honteux pour le restant de ses jours . Il n' attendit pas sa tante pour partir . Il sortit du château par la première porte , sans se retourner , sans penser même à son bagage ; et il marcha longtemps , devant lui , jusqu'à ce que le soleil fût couché . Il y avait une belle rivière à sa gauche ; à sa droite des collines velues au haut desquelles des moulins agitaient leurs ailes ; il croisa un carrosse , plusieurs moines , des troupeaux de moutons et de vaches , des charrettes qui allaient lentement et dont les conducteurs , dévisageant un jeune homme bien mis , le saluaient ; mais il ne vit rien sauf l' image de * Ninon demi-nue . Il ne savait ni où il était ni où il allait . Il continua de marcher aussi longtemps que le sol de la route put se distinguer de la nuit obscure . bribes de conversation entre * Jacquette et pomme d' api . Effets inattendus de la disparition de la vieille dame . Les fourmis de la gouvernante . Ses angoisses la portent à demander les conseils du baron * De * Chemillé , tandis que tout s' arrange de soi-même . " -tu me demandes " , dit * Jacquette à pomme d' api , " pourquoi le chevalier * Dieutegard a disparu . Oui ou non , est -ce que cet événement est situé entre la création du monde et le sacrifice d' * Abraham ? Non . Eh bien , je t' ai défendu , ma fille , de m' interroger hormis sur cette période . Tu insistes ? C' est extraordinaire ! Ma parole , il n' y a plus de poupées ! " - " mais , me dis -tu , c' est une affaire qui a encore une fois bouleversé le château ! On a été chercher le chevalier , aux lanternes , dans le parc ; on a mis à sec les bassins , où il aurait pu se noyer ; on a nettoyé les greniers , " on a sondé les ténèbres des souterrains et des caves " , - comme dit m . Le curé , - où le chevalier aurait pu être caché , assassiné ou pendu ; enfin , et qui pis est , * Madame * De * Matefelon a failli ne pas s' en aller ... et je pourrais , toute poupée que je suis , me désintéresser de ce mystère ... ? " - " turlututu ! Pomme d' api , ma fille , ce qui t' agace en tout ceci , c' est que tu sais que je sais quelque chose que je n' ai pas dit . " * Jacquette craignait beaucoup que * Pomme d' api ne lui posât une question de plus , car elle soupçonnait la poupée d' avoir ouvert un oeil au moment où elle poussait la porte communiquant avec la chambre de la marquise . Et * Jacquette avait déjà un grand respect de la pudeur de sa fille . Elle s' enorgueillissait , il est vrai , vis-à-vis de pomme d' api , d' avoir un secret et de le garder . Il lui en coûtait beaucoup , à la pauvre petite , de garder un secret ; mais elle ne le livrait à personne , parce que ce secret intéressait de la façon la plus intime la marquise , et * Jacquette professait aussi un grand respect pour sa mère . Il en résulta qu' on ne sut jamais pourquoi * Dieutegard avait fui . Quelques-uns le soupçonnaient encore de s' être caché pour ne point partir avec sa tante , et pensaient qu' il se montrerait , un jour ou l' autre , au château . Mais il ne se montra plus , et l' on sut que * Madame * De * Matefelon n' avait point de nouvelles de lui , bien qu' elle eût fait battre le pays à sa recherche . On parla beaucoup de cette disparition pendant quelque temps . Le marquis , plutôt optimiste de sa nature , prétendait que le chevalier , lassé de vivre dans le giron des femmes , avait été prendre du service à la guerre . La marquise pensait bien que le chevalier avait pu éprouver par elle un grand chagrin , mais elle chassait vite cette pensée , qui lui était désagréable . L' avis de * Madame * De * Châteaubedeau était que ce jeune garçon avait dû poursuivre quelque fille de campagne , et que là où il l' avait atteinte , il demeurait . * Mademoiselle * De * Quinconas rappelait qu' elle avait vu le chevalier pleurer au bord de l' eau . * Jacquette ne disait rien . Je ne rapporte pas l' opinion des deux jeunes femmes * De * La * Vallée- * Chourie et * De * La * Vallée- * Malitourne , parce qu' elles ne sauraient rien penser qui vaille . Leurs maris ? Ils sont plus sots qu' elles-mêmes . " pourquoi donc , me dit -on , employer des personnages aussi nuls ? " mais , c' est que , partout où l' on va , on en rencontre de pareils et qui n' ont d' importance que par les sottises qu' ils commettent . " et le baron * De * Chemillé ? " il disait , lui , que le chevalier * Dieutegard était marqué au front d' un signe tragique , et il aimait à rappeler à propos de lui les paroles qu' il avait prononcées lors de l' érection du petit amour de * François * Gillet . -reportez -vous au commencement de ce récit . - aussi faisait -il trembler , toutes les fois qu' il parlait de * Dieutegard . On se distrayait par les soins que l' on donnait à * Châteaubedeau . * Ninon l' avait installé dans une jolie chambre d' où la vue s' étendait sur le parc et , au delà , sur les belles prairies qu' arrosent la * Loire et la * Vienne , mêlées tout près de là . Ces dames se réunissaient dans cette chambre pour causer , jouer , goûter , travailler à l' aiguille . On coiffait le page avec de petits bonnets , on le pansait , on le changeait de chemise , on lui faisait boire des tisanes . Il payait ces soins avec des propos d' un cynisme éhonté qui égayaient follement ces dames . * Ninon était près de lui la plus assidue , quoiqu' elle eût , quelque temps , conservé contre lui un courroux secret , mais qui s' atténuait de jour en jour et se transformait même en un tout autre sentiment , à force de vivre avec l' idée que ce gamin avait abusé d' elle . De sorte que , désirant renouveler son acte audacieux , * Châteaubedeau , lorsque le sang recommença de circuler vivement dans ses veines , n' eut qu' à employer la douceur . * Ninon n' y prit presque pas garde , ayant eu avec lui , chaque jour , tant de privautés , et s' étant , en bonne garde-malade , laissé parfois , on peut le dire , faire quasiment pipi dans la main . Et puis , s' il vous plaît , songez donc que * Madame * De * Matefelon n' est plus là ! Son absence , tout d' abord , donne un regain de vigueur aux amours . Le marquis * Foulques , qui , sous des manières rudes , cachait le naturel craintif d' un enfant , avait toujours redouté que l' oeil aigu de la vieille * Minerve ne perçât la flamme dont il brûlait pour la bouche en cerise et les hanches en bât de mulet que balançait * Mademoiselle * De * Quinconas . * Madame * De * Matefelon n' avait pas pris le coche , qu' il appliquait sur l' attrayant objet ses larges paumes . La gouvernante de se récrier comme si elle eût été mordue par un aspic . Trois personnes , par hasard , en les environs , tournaient la tête ; et le galant demeurait tout penaud , ouvrant de grands yeux , une grande bouche , au lieu de lâcher prise et de rejeter ce fruit plantureux qu' il avait l' air de porter à l' office . * Foulques était très incommodé qu' on l' eût vu et que la gouvernante s' entêtât dans une résistance aussi puritaine . Mais , malgré ces inconvénients , il ne pouvait plus apercevoir son beau train , sa forte poitrine ni ses lèvres humides , sans tendre les mains en avant . S' il ne touchait que le vide , par suite d' un adroit mouvement de la belle , il portait ses doigts honteux vers son nez , et en tirait la pointe arrondie et rougeaude , comme on fait à un gland de sonnette . * Mademoiselle * De * Quinconas inventa d' abord de se couvrir de * Jacquette comme d' une égide ; mais le marquis , mis en verve par la lutte , ne discernait plus la qualité des obstacles , et il attaquait à outrance sans voir que * Jacquette était là . L' enfant , pour excuser son père dans l' esprit de sa fille , pomme d' api , confiait à celle -ci que * Mademoiselle * De * Quinconas portait , comme on voyait , deux ballons sous sa jupe , et que le marquis les lui voulait prendre pour s' adonner à un jeu qu' il aimait . La pauvre gouvernante , bien embarrassée de son corps , se réfugiait l' après-midi dans les allées du labyrinthe , dont elle avait retenu le secret , et elle ne craignait pas d' y emmener * Jacquette , jugeant que l' amour , depuis l' opération , était devenu plus inoffensif pour la fillette que ne l' était son papa lui-même . Cependant , soit par un reste d' effroi que le damné petit homme de marbre lui avait causé à elle-même , soit par crainte de revoir à vif la blessure qui avait tant excité la colère de la marquise , elle n' osait plus lever les yeux sur la statuette et s' arrangeait de telle sorte que * Jacquette eût le moins possible l' occasion de l' envisager face à face . Quelle ne fut pas sa surprise , un beau jour , lorsque , prêtant l' oreille au bavardage de * Jacquette avec sa poupée , elle entendit ces paroles soufflées au nez de la curieuse pomme d' api : " -tu me demandes , disait * Jacquette , pourquoi ce beau jeune homme immobile est muni d' un tuyau comme la cafetière en porcelaine ... " la gouvernante fut aussitôt debout ; saisit * Jacquette par la main et l' entraîna hors de ce lieu . Mais , au moment de s' engager dans l' allée serpentante , elle se pencha en arrière et vit le profil du jeune amour . Il était intact , et tel exactement que * M . * François * Gillet l' avait fait ! * Mademoiselle * De * Quinconas eut d' abord la stupeur que cause un miracle ; après quoi elle regretta vivement d' avoir négligé de regarder elle-même , plus tôt , la statuette ; enfin elle pensa à la responsabilité qu' elle avait encourue . Elle dit à * Jacquette : " -mon enfant , les oeuvres d' art comportent des détails insolites qu' un oeil chrétien doit ignorer ... " " -chut ! Chut ! " interrompit * Jacquette . " pomme d' api nous écoute ; elle ne vous croirait pas ! " ainsi * Mademoiselle * De * Quinconas vit bien qu' il n' y a jamais à revenir en arrière , et que l' on n' efface point par des paroles le sens premier qu' une image a revêtu , fût -ce dans un oeil chrétien . Elle se tut devant pomme d' api , dont * Jacquette voulait sauvegarder l' innocence , et s' adonna de nouveau à l' étonnement que lui causait une si parfaite réparation de la statuette , car la marquise n' avait point dit qu' elle l' eût fait restaurer . Simulant l' ignorance , elle demanda simplement à * Ninon si , par hasard , on n' avait point rétabli la statuette en son premier état . " -hélas ! Fit * Ninon , c' est le pauvre chevalier qui en a emporté les morceaux ! " * Mademoiselle * De * Quinconas faillit s' écrier : " -mais , madame ! Les morceaux , je les ai vus : ils sont en place ! " mais elle se tut prudemment et fut beaucoup plus intriguée encore qu' elle ne l' était avant d' interroger * Ninon , car , si le chevalier * Dieutegard possédait les morceaux , par qui ceux -ci pouvaient -ils avoir été rétablis à leur place ? Mais passons sur cet épisode , qui est venu là comme pour interrompre les poursuites amoureuses qu' avait à subir la gouvernante , et comme pour lui donner un moment de répit . La pauvre fille les écartait de son mieux , et avec d' autant plus de soin , peut-être , qu' elle commençait à en être troublée . Non que la figure du marquis fût fort attrayante , mais , en somme , il était un gaillard , bâti solidement , vigoureux et sain ; et quand * Mademoiselle * De * Quinconas voyait se mouvoir ces puissantes mains qui convoitaient sa chair inquiète , elle sentait dans son corps grouiller comme des fourmilières . Mais elle avait résolu de ne sacrifier jamais l' équilibre de sa situation à la rapidité d' un plaisir , et elle éprouvait un grand regret des imprudences du marquis , parce qu' elle savait que l' opinion a tôt fait de loger dans le même sac une femme qu' on courtise et une femme qui a succombé . Et elle souhaitait trouver un moyen de se soustraire au danger imminent d' un scandale qui la pouvait rejeter du jour au lendemain dans la petite maison humide due à la munificence de son oncle l' évêque et située dans une méchante ruelle , derrière la cathédrale , en la bonne ville d' * Angers . Elle craignait aussi , d' autre part , que * Jacquette n' allât parler de ce qu' elle avait vu au bassin de l' amour , sous le prétexte que pomme d' api , sa fille , en voulait avoir le coeur net . Voilà donc bien embarrassée notre gouvernante . Que va -t-elle faire ? Parbleu ! Elle eût demandé conseil à * Madame * De * Matefelon , si la vieille se fût trouvée là , quitte à ne point lui obéir . Elle pourrait encore recourir à l' abbé * Puce , son confesseur . Mais , si le vertueux prêtre lui ordonne de fuir à quarante lieues de la tentation , je vous demande un peu ce que va devenir une infortunée qui a besoin de gagner son pain ! Ah ! Que la vertu est méritoire pour les gens mal rentés ! Et tiens ! Mais n' avons -nous pas le vieux baron * De * Chemillé qui a la parole facile et qui aime à moraliser ? Il y a quelque temps que nous n' avons vu ce bonhomme , et je me suis engagé , il me semble , à vous mener une fois chez lui . * Mademoiselle * De * Quinconas alla interroger le baron * De * Chemillé , parce qu' elle se promit , en souriant , qu' elle ne suivrait pas ses avis , qui étaient à rebours du sens commun . Elle prit * Jacquette par la main , et toutes deux s' engagèrent dans un sentier conduisant , en raccourci , à * Montsoreau , où le baron habitait . Elles sonnèrent à sa petite maison . Le portail était ombragé par un beau tilleul , et au-dessus des fenêtres courait une glycine bien tressée . Une avenante soubrette les introduisit dans la bibliothèque . L' odeur de la poussière et du tabac d' * Espagne y était répandue , bien que les deux fenêtres fussent ouvertes sur un jardinet fleuri des roses de l' arrière-saison . * M. * De * Chemillé leva ses besicles et fit fête à ses visiteuses . Il donna aussitôt des livres d' images à * Jacquette , et , ayant compris que * Mademoiselle * De * Quinconas désirait l' entretenir , il lui fit signe qu' il l' écoutait . * Mademoiselle * De * Quinconas avait l' intention de débuter par l' aveu de son intrigue avec le marquis ; aussi , comme il arrive souvent , parla -t-elle d' abord d' autre chose . Et elle raconta le phénomène de la statuette restaurée . " -ne vous émerveillez point " , dit le baron , " que ce marbre ait été restauré , quand ce serait par l' effet d' un miracle ! Car cette image , - que je ne cesse d' admirer pour ma part , - est le symbole d' une force vive , éternelle sans doute , et qui prévaudra contre tous les petits coups de marteau de l' honorable * Madame * De * Matefelon et les vôtres , ma belle enfant . Je prise tant l' oeuvre de * M . * François * Gillet , que je me refuse à y voir un meuble périssable ! Non ! Vraiment , c' est une divine substance qui s' élève au milieu de ce bassin , et vous me viendriez raconter demain que vous avez vu le * Cupidon se mouvoir , venir à vous et vous faire frémir , mademoiselle , par un contact non froid , mais chaud , que je n' en serais pas le moins du monde étonné ... " * Mademoiselle * De * Quinconas rougissait ; elle toussait , et la nef arrondie de son séant tanguait et roulait dans la mer de duvet d' une grande bergère . De la main , elle chassait la vision de ce coquin d' amour s' avançant vers elle , " non froid , mais chaud ... " " -fi donc ! " dit -elle , " monsieur , vous admettez aisément la liberté dans l' amour ! ... " " -la liberté ! " dit le baron , " non point , car il est le plus farouche et le plus puissant despote ; mais quelque aisance dans les rapports amoureux , c' est notre revanche , mademoiselle , contre les coups de force de ce butor . Il nous veut terrasser : plions les reins , mais avec élégance . " " -eh quoi ! Faut -il nous livrer sans vergogne au premier satyre ... " " -je ne dis pas cela , ma toute belle ! Mais , du chèvre-pied lui-même , une nymphe habile peut se faire un amant passable ... la fuite est irritante ; un peu de laisser-aller l' amadoue et le trompe : en feignant de se rendre , on l' a dompté souvent ! ... pour deux liards de bonne grâce , on s' épargne un assaut cruel ... on temporise , on conclut une trêve ... promettez pour demain : ne tenez que dans la quinzaine ... qui sait ? C' est vous peut-être qui souhaiterez d' être ravie dès ce soir ! ... " " -oh ! Monsieur ! ... " la voilà qui tangue encore , et de plus belle , dans sa bergère , et qui s' indigne et qui ne fait que redire : " oh ! Monsieur ! Oh ! Monsieur ! ... " les moralistes austères sont ennuyeux , parce qu' on ne veut pas être contrarié dans le goût qu' on a de pécher ; mais l' être le plus désobligeant du monde est celui qui nous dit , sous couleur de moraliser : " le péché est tout innocent ! ... " c' est bien selon l' avis de celui -ci qu' on agira , mais on agit de même tout aussi bien sans lui , et , pour avoir donné un tel avis , on le méprise . * Mademoiselle * De * Quinconas comprit , à la conversation du baron , qu' il était superflu qu' elle lui exposât le propre cas qui l' embarrassait , et elle le quitta , fâchée contre lui , contre elle-même , et plus perplexe qu' auparavant . * Jacquette , qui s' était tenue tout le temps de la visite , dans un coin éloigné , et fort sagement , en feuilletant un beau livre avec sa poupée , dit à celle -ci : " -pomme d' api , ma fille , ne viens pas me demander où il faut mettre le pied dans la rue : c' est me dire d' avance que tu meurs d' envie de patauger dans le ruisseau . " " -que dites -vous donc à pomme d' api ? " demanda la gouvernante . " -je lui apprends ce que je sais " , dit * Jacquette . En rentrant au château , * Mademoiselle * De * Quinconas et * Jacquette virent une personne noire qui se promenait de long en large sur le perron avec la marquise . Et elles reconnurent en elle le vénérable curé de * Montsoreau , l' abbé * Puce . M. L' abbé * Puce était venu demander à la marquise si elle entendait faire préparer * Jacquette à la première communion , car la petite courait maintenant sur ses dix ans . - comme le temps passe ! - * Ninon répondit que telle était en effet son intention , et m . Le curé lui donna quelques avis touchant la manière de vivre qu' il lui semblait décent d' adopter pour * Jacquette pendant les deux années qui la séparaient du grand jour . Il conseilla de ne lui laisser voir le monde que le moins possible et de l' entourer d' exemples édifiants . * Ninon , à qui il était en effet pénible de n' avoir pas une conduite irréprochable devant sa fille , trouva que le curé disait des choses justes , et elle décida de cloîtrer * Jacquette et sa gouvernante dans les anciens appartements de feu * M . * Lemeunier * De * Fontevrault , qui se trouvaient pour ainsi dire relégués à une extrémité du château et formaient logis particulier . On les prépara donc de façon que * Jacquette et sa gouvernante y pussent demeurer à l' abri du va-et-vient , des bruits , et des détestables moeurs de la maison . En un clin d' oeil toutes les difficultés contre lesquelles essayait de lutter * Mademoiselle * De * Quinconas se trouvaient ainsi résolues , ou du moins paraissaient bien l' être , et l' excellente fille se demandait s' il n' était pas préférable , en toute occasion , au lieu de se mettre martel en tête , de s' abandonner aux soins excellents de la providence . les aventures du chevalier * Dieutegard . pour le simple motif de ma commodité personnelle , je préfère éviter momentanément la compagnie des maçons , plâtriers , peintres et ébénistes , que l' on emploie à l' heure qu' il est , pour longtemps encore , c' est probable , aux anciens appartements de * M . * Lemeunier * De * Fontevrault , afin de les transformer en gynécée . Nous aurons l' occasion de revenir à loisir en ce lieu où désormais deux vierges , - non compris pomme d' api , - vont vivre à l' abri du siècle , selon l' expression de m . L' abbé * Puce . D' autre part , j' ai bonne envie de revoir le pauvre chevalier , que nous avons laissé dans un triste état , au moment où la nuit devenait profonde et alors que l' infortuné jeune homme tomba sur la route . Cette route était celle de * Chinon , une petite ville bien jolie , bâtie au pied et sur la pente d' une colline qui porte les débris d' un château célèbre et le souvenir de * Rabelais , notre gros * Shakespeare à nous . C' est un endroit qui me plaît tant que je n' en finirais pas de le décrire , si mon sujet me le permettait ; mais avouez qu' il serait malséant de vous chanter une ville dans laquelle aucun de nos personnages ne s' est aventuré . * Dieutegard était tombé sur le bord de la route , succombant plutôt au chagrin qu' à la fatigue , et il s' y était endormi . Il fut réveillé , dès les premières heures du jour , par un roulier qui faisait claquer fort son grand fouet et conduisait un attelage bruyant . Le chevalier se frotta les yeux et revit la scène mémorable de la veille , qui , pour lui , semblait fidèlement retracée sur les sacs de blé entassés dans le chariot du roulier . Sur ces sacs , il voyait nettement le dos de * Ninon , sa peau nue , la pente vertigineuse de son sein . Et * Jacquette s' avançait à petits pas et tirait le drap sur tout cela . Il eut parfaitement le temps de voir cette belle image sur les sacs de blé , avant que la lourde voiture eût disparu vers la gauche , derrière un rideau de peupliers . Et il se leva et fit quelques pas pour retrouver sur les sacs de blé la reproduction fidèle de ce qu' il avait contemplé , la veille , avant de s' échapper du château . Mais la honte le ressaisit en même temps que l' air vif du matin lui débrouillait les yeux ; et il pensa gagner * Chinon , puis y louer un cheval et se faire conduire à * Rochecotte , chez sa tante * Matefelon , qui devait y arriver ce jour -là même . Alors il se représenta en esprit * Rochecotte , qui était un beau château , assurément , sur le bord de la * Loire , comme celui qu' il venait de quitter , mais où * Ninon ne viendrait jamais ! ... et à aucun moment de sa vie il n' avait pensé à quelque chose qui lui eût fait plus de mal . Les pelouses , les terrasses , les charmilles , où * Ninon ne viendrait jamais ; le son de la cloche , au porche d' entrée , le ramage des oiseaux , l' aboiement des chiens , que * Ninon n' entendrait jamais ! ... chaque nuit que l' on verrait tomber avec la certitude que * Ninon n' apparaîtrait pas ! ... chaque journée de soleil , chaque sourire du ciel qui semblerait si vain , n' étant pas fait pour elle ! ... voilà comment * Dieutegard n' alla pas jusqu'à * Chinon , ne loua pas de cheval et ne se trouva pas à * Rochecotte au moment de l' arrivée de * Madame * De * Matefelon , ce dont celle -ci eut une surprise très désagréable . C' était une très digne femme et qui aimait beaucoup son neveu ; mais vous n' attendez pas de moi que je vous tienne au courant de ses angoisses . Que voulez -vous ? On ne peut s' occuper de tout le monde . Peut-être , le hasard aidant , vous donnerai -je de ses nouvelles ! J' avoue que la vieille dame m' est plus sympathique depuis que je ne la vois plus bourdonner comme une mouche autour de ma table à écrire . Mais , hélas ! Vous le savez bien , quels que soient les égards qu' il est convenu que nous devions avoir pour les fronts chenus , nous ne donnons notre coeur qu' au jeune sang qui bout , qu' à la fleur épanouie ; et tout ce qui penche la tête , et tout ce qui se flétrit , et tout ce qui est sur le revers de la colline est de peu d' attrait dans un récit . * Dieutegard suivit la voiture du roulier qui le ramenait vers son point de départ . Tout seul , il n' eût peut-être pas eu la triste audace de retourner au lieu même d' où il avait fui ; mais il chargeait les sacs de blé de sa lâcheté amoureuse ; il se laissait traîner par ce brutal chariot . Le chariot ayant passé la rivière au premier bac , il la passa avec lui ; il marchait dans le voisinage du roulier , et il répondait au bavardage grossier de cet homme . Je crois que peu s' en fallut qu' il ne lui contât sa peine ! Cependant , ayant abordé l' autre rive , le roulier prit un méchant chemin qui se dirigeait vers * Bourgueil , et * Dieutegard fut indécis . Car il se plaisait à s' imaginer qu' un décret de la providence avait fait passer cette voiture pour l' engager à revenir sur ces pas ; mais , du moment que la voiture s' éloignait , il cessait de croire au décret de la providence . En outre , il ne voulait pas , vis-à-vis du roulier , avoir l' air d' un jeune homme qui ne sait pas où il va ; or comme trois chemins s' ouvraient précisément , en patte d' oie , à l' endroit du bac , il eût été curieux , pour le moins , que son chemin fût justement celui du roulier . Il dit donc très haut à l' homme : " -ah ! Vous allez par là , vous ? Moi , non . " et il s' élança résolument à côté , en jetant un dernier coup d' oeil aux images qui lui semblaient peintes sur les sacs de blé . Alors il s' aperçut que ces images avançaient maintenant devant lui sur sa nouvelle route : le dos de * Ninon , son épaule , un sein ... et il s' arrêta pour les voir plus à l' aise ; il s' assit même . Une fille passa , conduisant un troupeau de dindons ; elle était vêtue d' un cotillon ignoble , et elle était sans beauté . Ne vit -il pas en elle aussi l' image de la marquise ? Et ne l' appela -t-il pas tendrement ? ... mais la fille s' étant moquée de lui , il se jeta sur le bord du fossé , et demeura là , incertain de la maladie qui le tourmentait . * Dieutegard n' avait plus de goût pour aucune chose . Heureusement il eut faim . Grâce au besoin de manger , qu' on dit vulgaire , * Dieutegard se releva et se retrouva plein de vaillance ; au moins il avait un but déterminé : déjeuner . Dans ce pays -là , déjeuner est facile , car les maisons ne sont pas rares , et il ne manque , dans les maisons , ni poulets , ni fromages exquis , ni beurre frais , ni vin blanc ou rouge , aussi délicieux l' un que l' autre . Et ce qui n' y fait pas défaut davantage c' est l' aménité chez les gens . Vous pensez que le chevalier , qui était fort bien mis , trouva crédit sans peine . Et il mangea bien , malgré son malheur . C' était de son âge . Oui , oui , il mangea bien et but de même . La bonne femme qui le servait , le regardait , le paradis dans les yeux , tant elle était contente de voir un si gentil monsieur faire honneur à sa fricassée de poulet . Ses deux poings sur les hanches , elle racontait qu' elle aussi avait un gars , mais non si blanc , en vérité , ni si mignon que lui . Quand * Dieutegard se fut copieusement restauré , il eut une pensée joyeuse et se dit que , s' il rentrait en ce moment -ci tout bonnement au château , il y serait probablement reçu le mieux du monde . " et pourquoi , pensait -il encore , me mettre ainsi l' esprit à la torture , pour le peu de chose qui m' est arrivé ? " mais cette pensée lui venait tout droit du vin de * Bourgueil qu' il avait bu et qui est une très enchanteresse liqueur . Le bonheur que ce vin contient et communique ne dure qu' un moment , ce qui est déjà très bon . Le chevalier demanda à son hôtesse comment elle s' appelait . Elle dit qu' on la nommait dans le pays la mère * Martin et que son fils et sa bru étaient pour le moment à la foire de * Beaufort , qui se tient pendant cinq jours . Après quoi , * Dieutegard fut sur le point de raconter toute son histoire à la mère * Martin . Par bonheur , il songea à temps qu' il ne fallait pas compromettre la marquise . Il raconta néanmoins son histoire , mais en changeant les noms et les lieux et en omettant , bien entendu , tous les détails qui eussent pu être désavantageux pour lui . La mère * Martin l' écoutait avec admiration et disait de temps en temps en joignant les mains : " mon dieu ! Faut -il avoir tant de malheur quand on est si riche et qu' on a une figure si avenante ! " sur ces mots -là , * Dieutegard entendit le galop d' un cheval et alla voir à la fenêtre . Il s' en retira bien vite , et , pinçant la manche de la mère * Martin , il lui promit une grosse somme d' argent si elle ne parlait pas de lui à l' homme qui montait ce cheval et qui allait faire halte ici , c' était sûr . Puis il alla se blottir dans le cellier . L' homme , en effet , descendit de cheval . C' était le bon * Fleury . Il parcourait le pays , tant par ordre du marquis que de * Madame * De * Matefelon , pour retrouver le chevalier disparu . Il demanda à la mère * Martin si elle n' avait pas vu un jeune gentilhomme . " -non " , dit la mère * Martin ; " mais quel gentilhomme cherchez -vous donc ? " et elle offrit un verre de vin à * Fleury , qui accepta et raconta tout ce qu' il savait du chevalier * Dieutegard , de la marquise * De * Chamarante , * De * Châteaubedeau et du reste . De sorte que la vieille posséda l' aventure véritable de son pensionnaire . Celui -ci , qui entendait tout , pestait très fort dans son cellier , mais préférait y demeurer trois jours , dans l' ombre , à la honte de reparaître devant la mère * Martin , qui savait à présent son récit en partie mensonger . De cette heure -là , * Dieutegard n' osa plus sortir de son cellier , et il s' y cacha si bien que la mère * Martin elle-même ne put le découvrir . Et là , il se montait la tête . Il croyait qu' au château * Jacquette avait raconté ce qu' elle avait vu dans la chambre de la marquise , et que celle -ci le faisait rechercher afin de le mettre à son tour au cachot , dans la tour du nord . Certes le chevalier n' était pas lâche ; il eût affronté de grands périls ; mais le terrible amour l' avait jeté dans une situation honteuse , où toute fierté se dissout . Réfléchissez à ceci , je vous prie , que , si ce jeune homme se fût jeté sur la marquise qu' il convoitait et l' eût traitée comme un soudard , il n' eût pas éprouvé ensuite la moindre honte , et qu' au contraire , il se fût taillé une belle renommée aux yeux de tous . C' est que l' amour ne sourit qu' allié à l' audace . Et celui qui fléchit le genou devant l' objet des désirs de son coeur et s' engage dans la voie des scrupules d' amour s' expose aux pires douleurs . Le chevalier s' enfuit , la nuit , de chez la mère * Martin , humilié de ne lui point payer ni son écot ni la grosse somme qu' il lui avait promise pour ne point le trahir ; mais il n' avait pas quatre liards en sa possession . Mentalement , donc , en échappant aux chiens , il se promit de dédommager amplement son hôtesse , dans l' avenir , si les événements tournaient mieux pour lui . à l' heure où les petits crapauds tapent sur leur enclume dans les champs , et où de tristes oiseaux se balancent sans bruit , d' un arbre à l' autre , comme des pelotes de laine , le chevalier erra sur les chemins inconnus de lui , et , tout aussi bien qu' en plein jour , il voyait l' image de la marquise sur son lit , demi-nue . Le corps de * Ninon sortait tout vivant de l' ombre , et le chevalier s' arrêtait , et , cette fois , se précipitait pour l' étreindre ... franchement , c' était bien dommage qu' une âme si délicate et qu' une si tendre jeunesse de corps fussent réduites à embrasser des fantômes ! Au petit jour , il écrivit le chiffre de * Ninon sur l' écorce des arbres ; il l' imprima aussi sur son linge de corps , en caractère de sang , grâce à une piqûre qu' il se fit à la main avec une épine . Il se trouva par hasard au bord de la * Loire , qui jetait une lueur par endroits , comme un miroir dans la nuit ; et il s' assit là . Il pensait à tout ce qu' il avait désiré de pur et de splendide , durant plusieurs années , sous les charmilles et près des bassins du parc enchanté , en lisant des poètes . En vérité , il s' était créé un monde de beauté qui , depuis longtemps , environnait son front et le suivait partout . Il n' avait jamais aperçu la vilaine face des choses . Il se rappelait son orgueil , lorsque , enivré de poésie , il remontait les marches de marbre sous le pin parasol , au pied du vase à la bacchanale ; et tout lui semblait mener à un royal amour , d' une manière aussi sûre que les belles et droites allées du parc convergeaient au château où vivait * Ninon . à ce moment , il osa élever son esprit vers * Dieu et lui dit : " mon dieu , qui passez probablement en ce moment -ci parmi les étoiles , trop haut pour m' entendre , j' éprouve le besoin de vous parler ... j' ai le coeur si gros , si gros , qu' il n' est pas possible que vous ne vous en aperceviez pas , même de loin ... alors prenez -moi en pitié , parce que je ne suis pas méchant et n' ai jamais eu qu' une émotion trop vive et qui me nuit ... j' aime à en mourir * Madame la marquise * De * Chamarante , la plus belle de vos créatures . Cette femme merveilleuse m' a caressé un jour au bord du bassin , et j' ai été trop surpris pour faire comme cela , à l' improviste , ce que vous avez décidé de toute éternité qu' un homme doit faire en pareil cas pour plaire aux femmes ... et je crois que * Ninon ne me l' a pas pardonné . à côté de cela , il y a * Châteaubedeau qui n' est qu' un gros sot , et qui s' en paie jusque -là avec la marquise , sans l' aimer , je le sais , seigneur . Lui est là-bas , au château ; et moi je couche dehors , comme vous voyez , au bord de la * Loire . En outre , j' ai contracté des dettes chez la mère * Martin , et je n' ai pas d' argent ! ... voilà tout ; je tenais seulement à vous en faire part . Et veuillez me croire , mon dieu , votre serviteur humble et l' admirateur enthousiaste de vos oeuvres , puisque c' est vous qui avez créé * Ninon , les arbres , les pelouses , la rivière de * Loire et l' eau qui dort dans les bassins au pied de la grande terrasse ... " * Dieutegard n' avait pas du tout espoir en l' efficacité de sa prière : mais il la faisait cependant , comme feront toujours la plupart des hommes jusque dans les temps les plus avancés . Il se releva aussitôt après et vit l' aube qui répandait la rosée sur les collines de * Chinon . Le frais et charmant début du jour donne de l' espérance à l' homme le plus découragé ; aussi le chevalier sentit le nouveau soleil animer ses jambes , et partit , suivant , au bord de l' eau , le chemin de halage . Il ne souhaitait plus guère autre chose , dans le domaine du possible , que de voir , par-dessus les arbres , l' épi du gros colombier . La pureté du matin lui permit de penser à * Ninon comme autrefois . Ce fut peut-être aussi la bonté de * Dieu qui lui accorda ces quelques minutes agréables , durant lesquelles il fit beaucoup de chemin . Les oiseaux chantaient , les troupeaux descendaient dans les prairies , les poissons de la * Loire montaient baiser à la surface de l' eau la lumière du jour , et le chevalier encadrait l' image de sa bien-aimée dans les ondes qu' ils laissaient sur l' eau paresseuse . Tout à coup * Dieutegard vit une tête d' homme roux , et il reconnut * Cornebille . Mais , au lieu de concevoir l' effroi que le sorcier répandait habituellement , il fut heureux , jusqu'en la profondeur de son coeur , de retrouver quelqu' un qui avait approché de près * Ninon . Et , au lieu de l' éviter , il alla vers lui . * Cornebille n' éprouva pas à le revoir le même plaisir que lui , car il était en train de retirer ses verveux sans avoir aucun droit au privilège de la pêche . Mais le mécontentement qu' il reçut de ce chef fut mélangé à la surprise de voir le chevalier que l' on cherchait dans tous les coins du pays . Enfin vint à l' esprit de * Cornebille le souvenir d' une après-midi d' autrefois , bien marquée dans sa mémoire , de celle où le chevalier descendit au fond du parc et entra dans la petite maison du jardinier pour lui signifier son congé de la part de madame la marquise . à cause de cela , * Cornebille ne lui voulait pas de bien . Mais * Dieutegard , lui , ne se souvenait pas de cette circonstance , parce qu' il n' avait pensé qu' à faire plaisir à * Ninon , nullement à peiner * Cornebille . Le chevalier dit simplement : " -oui , c' est moi . Est -ce que vous allez bien , * Cornebille ? " * Cornebille ne parla pas si vite , parce qu' il était prudent et pesait ses paroles . Il réfléchit , tout en faisant passer dans un sac de toile le poisson qu' il avait pris , et dit au chevalier qu' il s' étonnait beaucoup de le voir là , pendant qu' on avait tant de mal à savoir où il était . * Dieutegard lui demanda si les recherches duraient encore . " -pas plus tard que tout à l' heure " , dit * Cornebille , un nommé * Martin est passé là , à bride abattue , en demandant monsieur le chevalier ; même que le voilà bien arrivé au château à l' heure qu' il est , s' il court encore ... " le chevalier dut s' asseoir sur un gros caillou , au bord de l' eau , car les paroles de * Cornebille lui avaient retiré d' un coup tout le sang du corps . Si le gars de la mère * Martin était revenu de la foire de * Beaufort et le poursuivait pour les dettes qu' il avait contractées , sa situation était encore pire que ne la peignait le résumé fait à * Dieu , ce matin . Et * Cornebille , de son oeil louche , voyait bien que le chevalier se rapetissait et tremblait sur son caillou . Il en augura que le jeune homme avait commis quelque fredaine peu catholique et qu' il se trouverait volontiers à l' abri entre quatre murs . Il lui offrit donc de venir chez lui , sous le prétexte que le matin était frisquet . Et il pensait , par derrière la tête , que , moyennant l' hospitalité , le chevalier serait discret sur sa pêche . * Dieutegard ne dit pas non et le suivit . * Cornebille habitait à présent une toute petite cabane , dissimulée sous les saules , non loin de la maison du passeur , au bac d' * Ablevois . Sa femme avait dû s' engager comme servante depuis le malheur qui avait chassé du château le paisible ménage , et ses petits enfants eux-mêmes s' étaient loués dans les fermes . Lui seul demeurait là , en face des pignons du château , empêché de travailler , prétendait -il , par un sort qu' on lui avait jeté et qui le faisait tomber du haut mal s' il touchait seulement la terre . Tout indiquait qu' il vivait de rapines . Sa personne déguenillée inspirait l' inquiétude et la pitié ; quant à son toit , il était sordide . Ce fut là , par une suite de circonstances tenant tant du hasard que de l' état d' esprit du chevalier , que celui -ci échoua et vint achever de briser son frêle coeur . Certes , c' est un assemblage disparate que celui de ces deux hommes , * Cornebille et le chevalier ; l' un si laid , l' autre si gracieux ! ... qui jamais eût songé à les réunir ? Celui -là même qui a créé le coeur de l' homme plein de mystère y avait songé . Car vous savez déjà que l' amour d' une même femme avait pénétré l' âme et le sang de * Cornebille et du chevalier . * Cornebille n' avait pas recouvré la paix depuis le jour néfaste où le corps de la marquise lui était apparu enlacé à l' amour de marbre , au travers des arbustes dégarnis par l' automne ; et le fait d' avoir été chassé du château n' avait été qu' un médiocre épisode au prix de la terrible perturbation apportée dans sa cervelle par un regard indiscret . Tel était le sort qu' on lui avait jeté . Ses forces et son courage étaient à bas ; il n' avait plus de bras pour nourrir sa famille , et lui-même végétait d' une vie quasi animale , ne retrouvant de coeur que la nuit , pour pénétrer clandestinement dans le parc , se faufiler au long des allées du labyrinthe et rendre son culte à l' amour qui l' avait blessé mais que * Ninon avait enserré de ses bras et baisé , un jour . * Dieutegard découvrit le secret qui rongeait * Cornebille , et il n' en fut pas jaloux , contrairement à ce qui arrive ordinairement en pareil cas . C' est qu' il sentait bien que * Cornebille n' aurait jamais qu' à souffrir d' une passion si disproportionnée et qu' il ne serait jamais un rival pour lui . Il avait été à peine jaloux de * Châteaubedeau , parce qu' il ne lui semblait pas possible que * Ninon pût l' aimer comme elle l' eût aimé , lui . Mais , lorsque * Cornebille connut l' amour de * Dieutegard , il eut envie de fondre sur lui à coups de pied et à coups de poing et de le jeter , bien meurtri , dans la * Loire . Cependant il se contint et ne laissa jamais rien paraître de la démangeaison qu' il avait . Tantôt son oeil brillait comme celui d' un loup , lorsqu' il regardait le chevalier ; tantôt il lui prodiguait des soins paternels , car , entre nous , il espérait tirer parti de lui . D' ailleurs , il haïssait moins * Dieutegard que * Châteaubedeau , et , toutes les fois qu' il entendait le nom de l' amant heureux de la marquise , * Cornebille étranglait quelque chose : une ombre , une vision , entre ses doigts noueux . Il emmena * Dieutegard avec lui dans le parc . Les chiens le connaissaient de longtemps et venaient lui lécher les mains . Ils firent bon accueil à * Dieutegard . * Cornebille et le chevalier allaient non seulement au bassin , mais , par les nuits obscures , ils approchaient du château , le plus possible . Ils ne discernaient rien . Mais ils savaient exactement où étaient les fenêtres de * Ninon , et ils veillaient là , étendus sur le sol , comme de bons chiens de garde , sans parole et sans souffle , heureux de vivre moins éloignés d' elle , l' espace de quelques heures ! ... * Dieutegard apprit aussi que * Cornebille voyait l' ancienne nourrice , * Marie * Coquelière , femme crédule qu' il avait domptée par la peur , grâce à sa renommée de sorcier . Elle s' aventurait à certains jours jusqu'au bord de la rivière , et * Cornebille , surgissant là comme par enchantement , lui tirait mille détails concernant * Ninon . Elle vint , un jour de pluie , jusqu'à la cabane , et vit le chevalier . Mais elle se crut morte ou le prit pour un revenant . Puis ayant recouvré ses sens , elle se mit à pleurer . Il lui demanda pourquoi : elle se refusa à dire qu' elle avait grande pitié de l' état dans lequel elle le voyait . Il l' interrogea sur l' opinion que * Ninon conservait de lui . Mais la vérité était que * Ninon ne pensait rien de lui . Depuis longtemps déjà on avait cessé de prononcer son nom . Madame la marquise sortait avec * M . * De * Châteaubedeau . * Mademoiselle * Jacquette était cloîtrée avec * Mademoiselle * De * Quinconas , en attendant sa communion . Vous savez que la première impression qu' ont les bonnes gens en présence d' une situation est de la trouver naturelle . * Marie * Coquelière avait , il est vrai , été surprise de retrouver le chevalier qu' on disait perdu . Mais , le voyant vivant , elle fut un bon moment avant de se demander pourquoi il était là et ce qui l' obligeait à demeurer dans le bouge infect de * Cornebille et dans la compagnie de ce sorcier . Elle se mit à pleurer quand l' idée lui vint de s' en informer . Mais le chevalier fut étonné à son tour , car il était maintenant accoutumé à sa misère et n' éprouvait plus guère d' autre besoin que d' aller s' accroupir la nuit sous les fenêtres de * Ninon . voici un chapitre bien long ! Mais quelle grappe d' événements ! On vous transporte au gynécée , ou appartement réservé à ces demoiselles , et vous y êtes témoins d' un enchaînement de faits qui nous amène à une conclusion morale qu' exprime * Ninon d' un mot vif et désenchanté . * Marie * Coquelière fut bien plus troublée , une fois revenue au château , que lorsqu' elle reconnut le chevalier * Dieutegard chez * Cornebille . Elle ne parlait jamais de ses entrevues avec le sorcier , parce que celui -ci inspirait l' épouvante , et ce secret lui était si dur à porter qu' elle en avait maigri de treize livres depuis que cela durait , et que sa figure , auparavant prospère , se plaquait de teintes jaunâtres . Mais ne pas dire qu' elle avait vu le chevalier lui valut une maladie . Et , tandis qu' elle était au lit , au milieu de ses étouffements , elle rendit cette nouvelle et respira enfin . On la crut folle ; personne n' ajouta foi à ses sornettes . Cependant l' idée était si cocasse du chevalier * Dieutegard croupissant par amour dans la vermine avec l' horrible sorcier * Cornebille que l' on s' en empara comme d' une légende tragi-comique , et elle fut longtemps l' aliment des plaisanteries . Une nuit même que * Châteaubedeau et la marquise roucoulaient , la fenêtre ouverte , le page se plut à renverser le vase de nuit au pied de la muraille par dérision , en disant hautement qu' il compissait le sorcier et le chevalier des contes de * Marie * Coquelière . Mais * Ninon , ayant penché la tête à ce moment , crut voir deux ombres qui fuyaient et elle pâlit aussitôt et se trouva mal . Pendant le reste de la nuit , elle crut à la vérité de la légende ; mais le jour dissipa les frayeurs superstitieuses de son esprit . La légende avait pénétré dans le gynécée , où il faut vous mener , à présent que les maçons en sont partis . Si parfaits qu' eussent été leurs travaux , vous voyez donc qu' ils laissaient transpercer quelques bruits du dehors . à la vérité , * Marie * Coquelière , en qualité d' ancienne nourrice , y jouissait d' un droit de passage . C' était elle qui portait le petit déjeuner du matin et servait les autres repas . Hormis elle , le marquis et la marquise seuls , ainsi que le vénérable abbé * Puce , devaient , à jours et heures déterminés , franchir la petite porte conduisant aux appartements réservés à * Jacquette et à * Mademoiselle * De * Quinconas . De toutes les personnes de la maison , * Mademoiselle * De * Quinconas était l' unique qui osât ne point traiter de balivernes les histoires de * Marie * Coquelière . C' est qu' elle se souvenait de la rencontre de * Cornebille , au petit jour , dans les allées du labyrinthe , et de l' entretien merveilleux de ce lieu ainsi que de la statuette de l' amour , ce qui , effectivement , pouvait être le fait d' une grande passion . Et * Jacquette s' était beaucoup enflammée sur l' aventure , à cause de ce qu' elle contenait de romanesque , ce qui ne lui semblait pas opposé au caractère de son ancien ami le chevalier * Dieutegard . Et elle disait à * Pomme d' * Api : " -tu me demandes , ma chère * Pomme d' * Api , de te raconter l' histoire du chevalier * Dieutegard ! ... je n' y vois pas d' inconvénient , parce que tu n' es pas , toi , sur le point de faire ta première communion ; mais , quand tu en seras là , je te préviens que je te renfermerai dans une boîte et sous clef . Voilà : ce jeune homme était tombé amoureux d' une personne d' un rang élevé qu' il ne pouvait pas épouser . Quand un jeune homme est amoureux , - à moins que ce ne soit d' une jeune fille à marier , - il devient indécent , fût -il le mieux élevé du monde , et a la rage de se promener tout nu : souviens -toi de la statuette de l' amour ! ... voilà pourquoi tous nos galants s' enferment et se dissimulent ; on nous verrouille ici , nous autres , afin que nous ne les voyions pas aller ainsi dans la maison . Or , * Dieutegard ayant reconnu son état , un jour , de peur de nous scandaliser , s' est sauvé , et depuis ce temps -là il se cache . C' était un jeune homme très comme il faut . Là-dessus , comme sur tout le reste , chacun bâtit des histoires ; mais ce n' est pas la peine que tu ailles te monter la tête à ton tour . Ma fille , je sais à quoi m' en tenir ... " l' aile du château affectée depuis des mois déjà à abriter l' innocence de * Jacquette , se composait , comme on sait , des anciens appartements de feu * M . * Lemeunier * De * Fontevrault , mis d' abord en partie à la disposition de la gouvernante , puis restaurés , isolés et abandonnés totalement à * Jacquette , à * Mademoiselle * De * Quinconas et à * Pomme d' * Api . Vers la fin de l' automne , on permit qu' une chatte s' y établît à demeure , pour y détruire les souris d' abord , ensuite pour apporter un peu de gaieté aux solitaires . C' était une chatte noire , de poil ras , qui avait deux yeux d' un jaune éclatant et l' air d' un diable : m . Le curé lui-même la nomma * Belzébuth , nom d' un insigne démon ; c' est pourquoi * Marie * Coquelière l' appela aussitôt " la belle zébute " . Vous vous souvenez sans doute que , des fenêtres de cet appartement situées au couchant , l' oeil plongeait obliquement dans l' allée des fontaines , terminée par le pin parasol ; que l' on voyait aussi , par-dessus les marronniers , le ventre rond et le haut toit moussu du colombier ; enfin qu' au bas des fenêtres , s' étalait un petit parterre à la française , enclos par une grille de fer . C' est ce jardin qui était désormais réservé aux promenades et aux jeux de * Jacquette . Encore avait -on fait grimper de hauts lierres sur la grille , afin de mieux marquer l' enclos qu' occupaient ces demoiselles , au milieu d' une demeure et d' un parc livrés au désordre de la vie profane . M. Le curé venait deux fois la semaine donner sa leçon de catéchisme ; * M. * De * Chemillé faisait , le dimanche , à sa filleule une visite de cérémonie , ainsi que les hôtes du château , tous un peu guindés , rangés en cercle et ne sachant que dire , à cause du ton châtié qui leur était recommandé . Les jours paraissaient parfois longs dans le gynécée , et * Jacquette aspirait avec ardeur à sa première communion , d' autant plus qu' on lui avait promis qu' elle ferait , aussitôt après , son entrée dans le monde et , selon l' usage du temps , s' y marierait dans un assez bref délai . Quand le vent d' automne faisait courir les feuilles mortes dans l' allée des fontaines , on pouvait voir , à l' une des fenêtres du petit parterre , une haute personne soufflant une forte buée sur les vitres : c' était * Mademoiselle * De * Quinconas ; et , sous la gorge opulente qui jouait le rôle d' un baldaquin étoffé , une tête aplatie au front , au nez , et dont la bouche donnait assez bien l' aspect d' un gros et gras limaçon vu par-dessous et rampant : c' était la tête de * Jacquette , déformée pour le plaisir de s' appliquer contre la vitre . Elles demeuraient là jusqu'à ce qu' il fût l' heure d' allumer les lampes . * M. L' abbé * Puce avait fait suspendre la lecture du païen * Plutarque , et l' on se contentait du nouveau testament ou du catéchisme . * Pomme d' * Api , qui assistait aux leçons , se montrait à l' égard du catéchisme d' une inaptitude touchant parfois la rébellion ; aussi * Jacquette coupait -elle ces exercices ardus par de grands mouvements d' impatience , voire de colère contre sa fille , et par des divertissements qui consistaient à infliger à celle -ci des châtiments corporels , à la livrer , par exemple , corps et biens , aux griffes de la belle * Zébute figurant * Satan . La belle * Zébute secouait et roulait * Pomme d' * Api , lui labourait la poitrine de ses ongles fins et mettait ses vêtements en lambeaux . Ces scènes cruelles amusaient énormément * Jacquette et trouvaient grâce devant la gouvernante , qui se relâchait un peu de sa gravité depuis qu' elle avait recouvré , à l' abri du gynécée , une paix relative . Il faudrait toutefois posséder l' âme cristalline de * M. L' abbé * Puce ou la simplicité de * Ninon pour croire bénévolement que le mur élevé entre le château et le gynécée est de taille à barrer la route au subtil et malin fluide qu' est l' esprit du siècle . De même que la belle * Zébute se faufilait , par le trou de la chatière ménagée dans la porte de chêne , ainsi le scandale , par les lèvres candides de * Marie * Coquelière , pénétra , amenuisé , étiré en longueur , dans la demeure des vierges , et s' y présenta sur ses quatre pieds , noirci d' horreurs et d' aspect infernal . Je ne reconstituerai pas le récit de la nourrice , auquel nous avons échappé et dont , aussi bien , nous n' avons que faire . Je n' y touche en passant que pour vous apitoyer sur les misérables moyens dont disposent les familles les mieux intentionnées , pour garantir les âmes du feu lascif par quoi , bon gré mal gré , toute l' humanité est pour ainsi dire embrasée . Ah ! çà , n' allez pas croire que la digne nourrice narrait ses historiettes au plein air , et sans souci des oreilles sensibles de * Jacquette ! Non . Elle excellait à employer un langage imagé qui ornait d' un voile richement brodé le sens pernicieux de la vérité , et elle savait aussi mettre à profit les moments où la fillette était absorbée par les interrogations toujours avides de * Pomme d' * Api . D' ailleurs on couchait * Jacquette de bonne heure , et , tout au bout de l' immense pièce où flottaient encore les tentures à moulins de * M . * Lemeunier * De * Fontevrault . * Marie * Coquelière et la gouvernante chuchotaient longuement . Qu' il vous suffise de savoir que la dernière nouvelle était que le marquis redevenait amoureux de sa femme . - ah ! Par exemple , cela est fort bien . Enfin * Mademoiselle * De * Quinconas fermait la porte , tirait le verrou et s' avançait sur la pointe des pieds , afin de voir si * Jacquette était endormie . Quand elle s' en était assurée , elle poussait devant le feu la bouillotte , afin de faire ses ablutions à l' eau chaude , car elle était frileuse . C' était une de ces grosses bonnes bouillottes ventripotentes , goitreuses , ou cabossées par un long usage , vieilles servantes tassées , mais souriantes , et honorées de servir , telles enfin que l' on n' en voit plus aujourd'hui que tout devient dur , étriqué , anguleux et chagrin . Et cette bouillotte chantait délicieusement sur les cendres . * Mademoiselle * De * Quinconas en aimait la musique tour à tour plaintive et ardente , mélancolique ainsi qu' une voix entendue le soir dans la campagne , et gaillarde tout à coup , frétillante , rieuse , d' une fantaisie sans cesse renouvelée . Elle savait , au moment voulu , courir au secours de la chanteuse suffoquée par un vomissement qui lui soulevait le couvercle , inondait le foyer , et suscitait des nuages de fumée . Elle se déshabillait lentement devant les flammes d' un grand feu de hêtre . à cette heure -là , qu' il faisait bon s' étirer , une fois dévêtue , dans la pénombre à peine troublée par une grande flamme téméraire qui se cassait rapidement le cou à vouloir s' élever trop haut ! * Mademoiselle * De * Quinconas se mettait alors volontiers à cheval sur une chaise qu' elle approchait du feu le plus possible ; et les yeux large ouverts sur quelque charbon scintillant , méditant sur le sort des pauvres gouvernantes solitaires , elle envoyait sa main à la promenade , sur les petits talus de ses chevilles et sur les collines bombées de ses longues et belles cuisses qui rôtissaient agréablement . Lorsque le chant de la bouillotte s' exalte , tel est parfois le plaisir de la bonne * Quinconas qu' elle ne retient pas un soupir suffisant à réveiller * Jacquette ; et l' enfant , un oeil entr'ouvert , aperçoit la gouvernante chevauchant une monture fantastique dans un pays incendié , l' enfer peut-être , ou le chemin du sabbat , comme dit * Marie * Coquelière . Alors * Jacquette se demande ce qu' elle dira à * Pomme d' * Api , si * Pomme d' * Api , par hasard , désire savoir pourquoi la gouvernante se fait cuire ainsi le soir au lieu de se coucher comme les poupées et les petites filles . " - * Pomme d' * Api , lui dira -t-elle , * Mademoiselle * De * Quinconas expie par ce moyen les péchés de gourmandise qu' elle a commis dans la journée et qui lui font , comme tu le vois , prendre tant d' embonpoint par derrière . " * Pomme d' * Api satisfaite , * Jacquette reprend son sommeil interrompu , et la gouvernante , ayant passé sa chemise de nuit , vient voir si la fillette repose chastement , les deux mains sur la courte-pointe , puis elle se glisse dans son lit et s' endort . Vous jureriez le gynécée garanti pour douze bonnes heures au moins contre tout dommage ? Eh bien , veuillez , vers minuit , prêter l' oreille . Une petite porte a été poussée , furtivement , et quelqu' un , pieds nus , sans lumière , est entré . La marquise seule , pourtant , possède la clef de cette ouverture ; elle la remet le matin à * Marie * Coquelière , qui la lui rend ponctuellement chaque soir ... mais , avant de vous nommer celui qui vient ainsi saccager la paix virginale , il nous faut retourner en arrière vers des personnages que nous avons délaissés depuis plusieurs chapitres , et vous verrez comment cette incursion , qui semble nous éloigner du gynécée , au contraire nous y ramène . Peut-être se souvient -on de la manière toute fortuite dont * Ninon devint la maîtresse de * Châteaubedeau fraîchement ligoté , emmailloté comme un panaris ? Petit à petit , le fait de presser contre elle , la nuit , et même le jour , ce gros * Châteaubedeau , fut pour elle un besoin aussi impérieux que celui de boire et de manger . Elle recevait donc son page dans sa chambre , après que l' on s' était assuré que le marquis était couché . Et de ceci , voilà comment on obtenait la certitude . * Foulques allait volontiers au lit de bonne heure . Sa fenêtre s' illuminait soudain , et , du dehors , on discernait la couronne du baldaquin , le chef d' un portrait de famille , un panneau peint en blanc . L' ombre du marquis , allongée démesurément , était portée sur ce panneau , faisant un jeu d' ombres chinoises , et on la voyait s' exhausser augmentée de deux cornes , bientôt d' une tiare pointue , effet d' un beau bonnet de soie . Telle quelle , la noire figure géante avisait un coffre d' aspect imposant , et en tirait une urne enflée , au moins en apparence , à contenir la cuvée de trois arpents de vigne , et la soutenait à mi-corps dans cette attitude d' expectative propre au pichet que l' on présente à la chantepleure . Tout devenait inerte . On eût eu le temps de réciter son pater . une chauve-souris coupait parfois le spectacle de son vol de papier flambé . Enfin la scène offrait un trait nouveau : une ligne d' ombre vigoureuse , durable projectoire d' un projectile énigmatique , joignait à l' urne la fontaine , et , pour peu que la croisée fût entr'ouverte , l' oreille croyait reconnaître le gazouillis des gouttières par une bonne pluie d' équinoxe . Lorsque le marquis , ayant joué sa pantomime , avait reconfié l' urne au meuble devant elle béant comme sa destinée , chacun avait l' assurance que * Foulques ne ferait plus un pas qui le pût éloigner de ce dépôt , et qu' il se coucherait , s' endormirait et ronflerait là contre , en vertu de quelque loi supérieure à sa volonté ou conforme à ses lubies : une habitude , singulière à la vérité , mais héritée de ses pères . * Châteaubedeau s' ébaudissait royalement à voir le marquis coucher le nez sur son pot de chambre , tandis qu' il respirait , lui , le souffle agréable de * Ninon . Or il arriva qu' une nuit * Foulques , qui s' était régulièrement couché comme à l' ordinaire , se leva , ôta son bonnet , prit du linge neuf , un chandelier , sa robe de chambre , et marcha droit , d' un air gaillard , à l' appartement de sa femme . Et , arrivé là , il frappa ... * Ninon reconnut le doigt de son mari et fut péniblement surprise , parce qu' il lui répugnait de savoir le marquis si proche d' elle dans le moment même où son amant l' enlaçait avec ardeur . Le pire fut que * Châteaubedeau , qui n' était qu' un bravache , perdit du coup toute contenance , et il allait et venait tout nu dans la chambre , essayant d' ouvrir , pour s' y cacher , les placards au moyen d' une clef qu' il avait trouvée sur la table . * Foulques , on le sait , était peu enclin au soupçon , nullement porté à s' échauffer le sang ; mais , lorsqu' une démangeaison le tenait , il avait la stabilité d' un roc de * Bretagne . Ce n' est pas lui qui s' inquiétait , pour l' heure , de savoir si sa femme recevait un amant dans son lit ! Mais il avait l' envie fort nette d' occuper la place qui lui était due dans le lit de sa femme , et il s' armait de patience en attendant que sa femme lui ouvrît . * Ninon s' épuisait à faire à * Châteaubedeau des signes expressifs pour qu' il poussât tout bonnement l' autre porte et décampât . * Châteaubedeau préférait se tapir dans l' armoire et reparaître quand * Ninon se serait expliquée avec son époux . C' était pour ne point sembler céder sa place ! Mais , quand * Ninon fit mine de sauter du lit et d' aller ouvrir au marquis , le bélître détala si lâchement qu' il en oublia de prendre ses hardes et de restituer la clef qu' il tenait à la main . * Châteaubedeau n' avait pas fait trois pas hors de la chambre de * Ninon qu' il était résolu à aller jouer à * Mademoiselle * De * Quinconas un tour plus fameux qu' aucun de ceux qu' il avait perpétrés jusqu'alors . Il venait de reconnaître que la clef qu' il possédait était celle du gynécée . C' est là qu' il courut . Il n' eut pas de peine à se diriger à tâtons jusqu'à la petite porte qu' il avait vu percer par les maçons . Il introduisit la clef et entra , rampant le long de la muraille , butant contre le coffre à bois , le prie-dieu , le pupitre , inspirant à la gouvernante engourdie par le premier sommeil des cauchemars épouvantables . Deux petites lueurs demeuraient dans le foyer , comparables à des vers luisants ; elles n' éclairaient aucun objet . Le pas du jeune coquin , lourdaud et râblé , faisait osciller la cuiller dans le verre d' eau . Tout à coup la belle * Zébute , qui dormait là sur un fauteuil , escalada le dossier , d' un tel bond , que le meuble tomba en ébranlant tout l' appartement . * Mademoiselle * De * Quinconas s' éveilla en portant la main à son coeur qui battait le tocsin ; et , au milieu du silence aussitôt rétabli , elle n' entendait plus que ces coups précipités du tambour au travers d' un épais coussinet . Elle se dressa pour faire de la lumière , mais le flambeau , une fois allumé , voilà que la pauvre fille avait plus peur qu' auparavant , et elle souhaitait de n' y plus voir , dans la crainte de découvrir quelque bête apocalyptique , un assassin vulgaire , ou le satyre , terreur des vierges ! * Châteaubedeau , nu comme un ver , la regardait . La gouvernante hasarda dans la pénombre un oeil tremblant ... elle poussa un cri de petit chien écrasé , retomba sur le dos et s' évanouit instantanément . * Jacquette , elle , ne fut réveillée que par le cri de sa gouvernante ; et elle aperçut , en pleine clarté , le page semblable à * Adam . Elle le remit aussitôt , malgré cette particularité surprenante , parce qu' elle ne s' en émouvait nullement , et parce qu' elle conservait toute sa présence d' esprit . Elle demanda tout simplement : " -qu'est -ce qu' il y a , * Monsieur * De * Châteaubedeau ? ... " puis elle cacha sa fille * Pomme d' * Api sous les draps . * Châteaubedeau n' avait point vu * Jacquette . En entendant sa voix innocente , ce malappris connut quelque chose de plus fort que son impudique forfanterie , à savoir la loi naturelle qui commande à l' homme de ménager la jeunesse ; et il fut en proie à un étrange malaise : il couvrit rapidement , d' un petit ouvrage de laine qui se trouvait là , sous sa main , ce qu' il put couvrir de son corps embarrassant . Et il s' en alla plus vite qu' il n' était venu , plus penaud qu' un coq déplumé , tenant sur son derrière l' ouvrage de laine . Et * Jacquette , fort peu émue , de lui crier : " -eh ! Là , monsieur , mon travail au crochet , je vous prie ! ... " dès qu' il fut dehors , * Jacquette se rendormit . * Mademoiselle * De * Quinconas demeura je ne sais combien de temps sans connaissance . Quand elle s' éveilla , il faisait plus grand jour que de coutume , parce que * Marie * Coquelière , n' ayant pas trouvé la clef du gynécée chez la marquise , n' avait pu ouvrir et apporter le déjeuner de ces demoiselles . à défaut du témoignage de la bougie consumée jusqu'au bout , la clef égarée eût suffi à prouver à * Mademoiselle * De * Quinconas qu' elle n' avait pas rêvé en voyant l' homme nu : quelqu' un s' était emparé de la clef du gynécée et s' y était introduit ; ce quelqu' un n' était pas un monstre , car elle l' avait estimé bien fait ... qui était -ce ? * Mademoiselle * De * Quinconas était si bien élevée qu' elle ne se fût pas permis d' accuser un hôte du château d' une aussi horrible infamie , et elle avait coutume d' observer si scrupuleusement la prudence qu' elle jugea sage de taire une aventure qui la pouvait aussi , hélas ! Desservir personnellement . * Jacquette , étant dressée à ne dire jamais rien , demeura muette vis-à-vis du monde , se réservant d' en philosopher à son aise avec * Pomme d' * Api . * Marie * Coquelière attribua la disparition de la clef à un tour de sorcellerie et en accusa * Cornebille . * Châteaubedeau , pour corriger une farce manquée par une farce , dès le matin , allant embrasser tendrement sa mère , lui glissa la clef sous l' oreiller . Quand * Madame * De * Châteaubedeau remua son puissant séant , cette clef lui tomba , pour ainsi dire , dans la main . D' autre part , le bruit était déjà répandu que l' on avait dû enfoncer la porte de l' appartement de ces demoiselles , faute de la clef égarée . Elle se tut , elle aussi , par une prudence de femme adonnée aux amours coupables , car les fautes comme l' innocence concourent à nous rendre circonspects . - cependant , aiguillonnée tout le jour par une curiosité bien légitime , elle ne put tenir , vers le soir , contre le désir de savoir si la clef qu' elle possédait , n' était point celle du gynécée . Ne se souvenait -elle pas maintenant que son fils l' était venue baiser un peu ce matin ! Le vaurien n' avait -il agi que par tendresse ? Et elle alla , avec toutes sortes de précautions , jusqu'à la petite porte . La nuit tombait , le corridor était dans l' ombre ; une grande paix semblait répandue dans le château comme dans l' appartement des vierges . * Madame * De * Châteaubedeau tira de sa poche la clef , l' introduisit , la tourna dans la serrure sans rencontrer de résistance . Soudain , un bruit au fond du corridor ... elle songe à revenir sur ses pas ; mais on s' expliquera mal sa présence en cet endroit : le plus sûr moyen d' éviter la personne qui s' approche est d' entrer chez ces demoiselles . Elle pousse la porte , elle est dans l' antichambre ... mais elle n' a pas le loisir de repousser la porte ! Son amant * Chourie , sans cesse sur ses pas , a pénétré derrière elle . Elle s' affaisse sur le premier siège , car * Chourie , en vérité , lui a fait peur . Elle croit qu' elle va défaillir . Son amant aux abois cherche secours ; il ouvre une porte : c' est la salle d' étude ; elle est déserte . Il y entraîne sa forte maîtresse et , l' ayant déposée sur une chaise , près de la fenêtre , il délace amoureusement son abondant corsage . Elle revient à la vie , se laisse cajoler , tourne et retourne de gros yeux langoureux ; cette femme qui va vieillir demain , que n' oublie -t-elle pas , - songez -y ! -sous le charme magique des avant-dernières caresses ! ... son regard va de son amant au petit parterre bien dessiné , bien planté , à l' allée des fontaines , au bon vieux pigeonnier . Ce n' est que peu à peu qu' elle songe à la qualité de l' endroit où elle est : on entend , dans une pièce voisine qui sert d' oratoire , la voix de * Jacquette , et celle de m . Le curé qui lui serine son catéchisme . C' est là le gynécée : quel dommage ! Que ces appartements sont favorables à l' amour ! Quelle tranquillité on y goûte ! * Chourie fait observer que la poussière envahit les meubles , que des toiles d' araignée doublent les tentures , de leur tissu léger . En effet , depuis que l' on voit poindre à l' horizon le jour de la première communion , la salle d' étude est délaissée en faveur de l' oratoire . Et qui sait ? Peut-être ne vient -il plus personne en cette belle pièce ? ... et * Madame * De * Châteaubedeau se représente les difficultés de la vie dans la partie prétendue libre du château , où le pauvre * Chourie est épié sans répit par sa femme , par son frère maladroit et par la marquise , où elle-même a quelque répugnance à s' exhiber en galante posture aux yeux de son fils , enfin où chacun , portant le fardeau de ses fredaines , marche en louvoyant comme un renard le long du poulailler . " - * Chourie " , dit -elle , " si nous revenions ici ? ... " elle garda donc la clef et revint chaque jour ici , à la même heure , avec * M . * De * La * Vallée- * Chourie , qui , efflanqué par un rude service d' amant , trouvait ici un adjuvant puant bien un peu l' apothicaire , mais efficace en somme : ne pratiquait -il pas en ce gynécée une sorte de viol d' un lieu saint , rendu plus sensible par le murmure des voix de la fillette et du vieux prêtre , dans l' oratoire voisin , et par la présence , parfois , de la satanique belle * Zébute , qui dardait , dans un coin sombre , ses fixes prunelles de soufre , ou qui s' agitait tout à coup d' un mouvement de danse barbare , diabolique divertissement ? Moins de huit jours après , les deux amants , jamais troublés , tenaient cette pièce du gynécée pour un pavillon à eux ; ils y apportaient des friandises , y croquaient des gâteaux secs et faisaient du pupitre de * Mademoiselle * De * Quinconas une cave à liqueurs et à vins variés . * Chourie , ayant dérobé à l' office un petit plumeau , commençait à épousseter par -ci , par -là , à nettoyer les miroirs tout au moins , afin que sa maîtresse pût , en se retirant , mettre de l' ordre dans sa toilette et dans sa chevelure . Tout se passait au gynécée avec la régularité des couvents . M. Le curé arrivait au château sur les quatre heures ; un petit bonjour à la marquise quand il la rencontrait , un brin de causette avec celui -là ; avant cinq heures , invariablement , la leçon était commencée dans l' oratoire . Elle se poursuivait jusqu'à six heures et demie précises . à six heures et demie , la marquise entrait à l' oratoire , prenait congé du bon curé et accompagnait sa fille dans la salle à manger du gynécée , où le dîner de ces demoiselles était servi . Elle s' informait du menu , chatouillait d' un doigt le cou de * Jacquette et disait bonsoir . * Mademoiselle * De * Quinconas assistait à la leçon ainsi que * Pomme d' * Api et , du moins en principe , la belle * Zébute . Quand le laps de temps jugé suffisant pour instruire , sans le fatiguer , le cerveau de la jeune catéchumène était écoulé , m . Le curé tolérait qu' une aimable détente succédât à l' attention soutenue , et il prolongeait en causerie édifiante la partie dogmatique de son enseignement . Quelques sauts étaient même permis à * Jacquette dont le tempérament enjoué s' accommodait mal des longues stations , et elle en profitait pour exécuter maintes cabrioles avec la belle * Zébute . L' abbé * Puce contemplait ces ébats avec indulgence et les encourageait volontiers de sa cordiale hilarité , encore qu' il lui arrivât souvent de se mettre à croppetons , sa soutane tordue entre les deux genoux , afin de saisir plus prestement la chatte , par la queue , au passage . Puis il se relevait , la joue semblable à une tranche de boeuf , et s' entretenait avec la gouvernante , soit de monseigneur l' évêque d' * Angers , vénérable parent de celle -ci , soit de la satisfaction que donnait à son coeur l' édifiante préparation à la communion de * Mademoiselle * De * Chamarante . Il louait * Mademoiselle * De * Quinconas de sa collaboration intelligente et zélée , et , parcourant de son honnête regard les murs blanchis du petit oratoire , les pieuses images qui l' ornaient et l' auditoire rare et charmant , composé " premièrement , disait -il , d' une sainte gouvernante qui portera aux pieds de * Dieu le mérite d' avoir soustrait une enfant aux embûches du siècle ; deuxièmement , de cette enfant , tabernacle de toutes les grâces , héritière des plus beaux biens de ce monde et candidate aux ineffables richesses de l' autre ; troisièmement , de * Mademoiselle * Pomme d' * Api , exemple de sagesse et de modération dans l' exubérance de la santé et de la belle mine ; quatrièmement , enfin , de cette chère bête , digne joujou de l' homme , et à qui il ne manque qu' une âme pour être notre soeur en gentillesse et en agilité " , il élevait son âme vers le ciel et lui offrait avec une touchante sincérité son pur contentement . Il arriva que * Jacquette , le moment venu de cette courte récréation , ne trouva plus la belle * Zébute à son poste ordinaire et la chercha , en vain , dans les coins et recoins de l' oratoire . Elle s' en affligeait , et elle trépignait de l' envie de découvrir par quelle issue la chatte noire avait pu ainsi lui fausser compagnie . M. Le curé , lui , aussi , regrettait la perte de la belle * Zébute . Voilà donc * Jacquette à quatre pattes , m . Le curé à genoux , * Mademoiselle * De * Quinconas elle-même ployant sa vaste et belle taille , balayant le sol de cette pesante poitrine qui avait troublé le marquis * De * Chamarante et qui avait failli plus d' une fois , sous les chastes regards du vieux prêtre , s' échapper du corsage , ouvert , à la mode du temps . On remue le prie-dieu , les chaises , le confessionnal rococo , joli comme une pièce de nougat ; on dérange la statue des saints ; on met en lambeaux les toiles d' araignée . Tout à coup , * Jacquette à plat ventre contre un vieux panneau de boiserie , semble attentive ou pétrifiée comme un chien à l' arrêt . Que se passe -t-il ? Elle a trouvé ! * Mademoiselle * De * Quinconas se relève en tenant sa gorge à deux mains ; le bon curé ajuste ses lunettes et , désignant du doigt la fillette , qui a été la plus heureuse à la chasse , il rit de tout son coeur . Ce qu' avait trouvé * Jacquette était une chatière , trou rond , dissimulé par un clapet mobile ouvrant de -ci , de -là , au gré des allées et venues de l' animal . Lorsque * Jacquette eut pesé du doigt sur cette porte secrète , elle vit , droit devant elle , au beau milieu de la salle d' étude , la belle * Zébute qui la regardait de ses deux yeux jaunes , ayant l' oreille fine et sensible au plus menu bruit . Puis quelque chose de compact intercepta l' image de la chatte noire . Puis celle -ci reparut , léchant goulûment certain morceau de pâtisserie d' où bavait une crème appétissante . Puis elle disparut de nouveau . Puis * Jacquette la revit qui se pourléchait les babines avec une petite langue rose et friande ; des miettes de pâte gluante lui demeuraient prises entre quatre crins de moustache . * Jacquette , au comble de la joie , annonçait à haute voix les détails du spectacle . Mais elle était curieuse de savoir la nature de l' écran opaque qui lui dérobait , à intervalles presque réguliers , la vue de cette gourmande de belle * Zébute . Peu à peu son oeil discerna un soulier , un grand soulier d' homme , et côte à côte un soulier plus petit et de satin blanc , à ne pouvoir s' y méprendre . Le grand soulier était emmanché au bout d' une patte de coq , et le soulier de satin chaussait le pied d' une personne fort prospère . Nulle joie ne se pouvait comparer à celle qui désopilait le bon curé lorsque * Jacquette disait qu' elle voyait un pied noir et un pied blanc dans la salle d' étude . Il en toussait , mouchait , crachait ; il pliait en deux sa bedaine ; il communiquait sa gaieté à la gouvernante , qui , penchée sur le corps de * Jacquette , la main étalée à l' échancrure du corsage , interrogeait elle-même : " -et après , mademoiselle , que voyez -vous ? Que voyez -vous ? ... qui donc aura laissé un pied noir et un pied blanc dans la salle d' étude , avec des friandises ? ... " et l' abbé * Puce , reprenant ses sens , commençait de rappeler quelques textes des livres saints , touchant les prodiges et visions . En effet , il ne pouvait y avoir au gynécée si sévèrement clos ni pied noir , ni pied blanc , ni pâtisserie , et cette tendre enfant était abusée par une plaisante imagination , proportionnée à son âge . Mais * Jacquette se releva d' elle-même et s' en alla dans un coin de l' oratoire en faisant la moue , comme s' il lui était arrivé quelque chose de désagréable . * Mademoiselle * De * Quinconas fut sur le point de s' allonger sur le sol pour mettre l' oeil à la chatière . M. L' abbé * Puce ne le souffrit pas . " -permettez , mademoiselle ! " dit -il ; " permettez ! ... " voilà m . Le curé à quatre pattes , fermant un oeil , ouvrant l' autre , se souvenant d' avoir été gamin . Il a ses besicles ; il distingue à merveille ; mais , seigneur * Dieu ! Il ne peut en croire ses sens , et on le voit se relever d' un bond . Ne se possède -t-il plus ? Ou bien qu' a -t-il pu voir pour qu' un juron s' échappe de sa bouche sainte ? " -bon dieu de bois ! " s' est écrié le vénérable abbé * Puce . Il retombe sur un siège ; il s' essuie le front du revers de la main ; puis il se frictionne vigoureusement les yeux , comme pour en chasser quelque image immonde . Enfin il ne songe plus qu' à la petite catéchumène qui a vu ce que lui-même a vu . Il se précipite vers elle ; il l' entoure de ses bras ; il lui baise le front ; il invoque du plus haut du ciel la grâce d' un divin oubli pour cette jeune pensée ; il voudrait qu' une source clarifiée jaillît de quelque part afin d' y laver sa petite amie à grande eau ; il a tant de chagrin , le digne homme , qu' il en pleure , et , à défaut de source miraculeuse , ses grosses larmes se répandent sur les cheveux blonds de * Jacquette . Mais , dans le tourbillon même de cette tempête spirituelle , * Jacquette , dont les soucis sont tout autres , dit simplement : " Quant à * Mademoiselle * De * Quinconas , elle était sur le gril . D' abord , elle avait la fringale de regarder par la chatière et n' osait interroger m . Le curé sur ce qu' il avait vu ; m . Le curé , d' ailleurs , n' était que lamentations , qu' exorcismes . En outre , ne fallait -il pas faire cesser la cause du scandale , quelle qu' elle fût ? ... ah ! Que la gouvernante eût été bien aise qu' on lui ordonnât d' aller rétablir l' ordre dans la salle d' étude ! Avec cela il se fait tard ; l' heure a sonné ; et la marquise entre dans l' oratoire avant que l' on ait eu le temps de prendre un parti sur ce qu' il est opportun de lui dire ou de lui cacher . Elle trouve la gouvernante affolée ; elle voit * Jacquette essuyer tranquillement avec son mouchoir les larmes que m . Le curé répand ; elle surprend le pauvre prêtre encore en feu , levant les mains au ciel ou les abaissant pour désigner du doigt , dans la boiserie , le trou dérobé de la chatière . * Ninon , interdite , ouvre les yeux sans rien comprendre . Tout à coup , le clapet est soulevé comme un couvercle de tabatière , et les deux étincelles de la belle * Zébute illuminent le trou ténébreux ; la chatte tout entière apparaît , semblant rire , en sa frimousse de négrillon . La marquise est prête à s' amuser de la chose , mais le curé , d' un geste l' arrête , et il dit : " -madame , cet animal est l' image du démon qui s' est introduit dans ce saint asile , selon un usage qui lui est familier et que * Dieu permet , car ses desseins sont insondables . * Satan est votre hôte , madame la marquise ! Il rampe et s' agite immodérément de l' autre côté de cette cloison ! ... " * Ninon le croit devenu fou : elle va tout droit à la porte de la salle d' étude , veut l' ouvrir , l' ébranle , mais en vain : un verrou , de l' intérieur , a été poussé ; mais une autre porte communique avec l' antichambre ; elle y court : même obstacle ! ... * Ninon enrage d' avoir fait d' inutiles frais de clôture et d' aménagements , si le lieu préparé pour le recueillement de sa fille est violé . Par ses propres moyens elle tente de défoncer la porte ; à coups de talon , du coude et du genou , elle frappe , elle crie , elle piétine , elle appelle des renforts . On l' a entendue ; on vient . Voici son mari qui la suit maintenant partout et de près , comme il suivait jadis la gouvernante ; voici * Châteaubedeau ; voici * Malitourne l' empressé , toujours prompt à se rendre serviable . Les maladroits sont parfois les plus braves : c' est celui -ci qui donne l' assaut le premier . Il fait bélier de ses reins . Un grand craquement en résulte . Le verrou a sauté ; la porte cède un peu trop tôt : * Malitourne tombe sur son séant . On l' enjambe ; on se rue dans la pièce . Qu' y voit -on ? Personne , mais les débris d' une collation . Ah ! Si ! ... regardez à la fenêtre ! ... qu' est -ce cela ? ... un vol d' outardes ? Une armoire à chiffons ? Le panier de la blanchisseuse ? Non : une femme qui a sauté par le balcon ! Au balcon l' on se porte . Ciel ! Un amas de chairs dans une corbeille de dentelles ! Un bouquet géant jeté des nues et qui se va empaler , dirait -on , à un long pieu fourchu qu' on voit fiché en bas au fond de la douve desséchée ! ... qu' est -ce encore ? C' est * Madame * De * Châteaubedeau , tout linge dehors , qui va rejoindre son * Chourie par la route aérienne fréquentée des classiques amants ! Ceux -ci toutefois , sont d' ordinaire plus agiles . On croit , sans doute , que l' accident va tourner à la confusion de la grosse maman amoureuse ? Elle l' eût mérité , certes ! Car , franchement , à l' âge qu' elle a et que je ne veux dire , il sied d' avoir quelque continence . Mais je ne sais si celui qui a réglé les affaires du monde a la même pensée que moi , et j' incline au contraire à le croire disposé à prendre obstinément le parti de l' amour . Du haut de son siège , il discerne peu le ridicule , il échappe au dégoût ; et , pour peu qu' il soupçonne qu' un couple a quelque chance de contribuer à cette multiplication des êtres qui est une règle tournée chez lui à la manie , il étend sur ce couple sa main ; du pouce et de l' index , il en presse les éléments , et , du restant de ses doigts , couvre l' ouvrage , comme vous vous y prenez , par exemple , pour faire du feu contre le vent . * Madame * De * Châteaubedeau eut la chance , en l' occasion , de se casser la cuisse . Opportune cassure ! Qui nierait qu' elle fût providentielle ! Les personnes qui regardaient tomber par la fenêtre cette grande quantité de chair , et qui se voulaient scandaliser d' un délit si flagrant , éprouvèrent une soudaine virevolte en leurs sentiments quand ils purent vérifier que le double objet scandaleux demeurait au fond du fossé , aussi inerte qu' un pot à fleurs chu d' une lucarne de la tour . Nul ne songea plus qu' à voler au secours des blessés . Les deux complices se métamorphosaient en victimes . * Ninon , elle-même , si courroucée d' abord , ne fut que compassion tout à coup , et elle soigna , dorlota , pansa * Madame * De * Châteaubedeau , ni plus ni moins que , peu de temps auparavant , son fils . Quant à * Chourie , qui n' avait aucun mal , on lui sut gré précisément de n' ajouter pas un trouble nouveau , et certains le félicitèrent ; il sourit , tout guilleret , à sa femme qui n' osa pas lui tenir rigueur , parce qu' un moment on l' avait cru mort . Et m . Le curé , qui voulait à toute force administrer les coupables , dut s' en retourner au presbytère sans avoir accompli cette fonction ; et , par une malice étrange du sort des choses d' ici-bas , c' était lui , m . Le curé , le plus penaud , en s' en allant chez lui , car il avait fait grand bruit d' une affaire qui semblait se terminer fort paisiblement et pour ainsi dire à la satisfaction de tous . Cependant le saint homme ne se tint pas pour battu , et il imposa à la marquise une réparation pour les détestables faits accomplis et pour la purification du gynécée et des yeux de * Jacquette . La méthode consistait à observer une retraite de neuf jours , prêchée spécialement pour * Jacquette , mais à laquelle on exhortait madame la marquise à assister , car elle était , aux yeux de * Dieu , responsable de la souillure infligée à l' âme de sa fille par le dérèglement de ses hôtes . Pour donner à la chose plus de solennité et lui faire porter plus de fruits , l' abbé * Puce était décidé à confier la parole à un certain moine notable de l' abbaye de * Ligugé , en * Poitou , qui , par hasard , se trouvait présentement à * Saumur . * Ninon accepta tout ce qui faisait plaisir au bon curé . On vit bientôt se présenter au château un noir bénédictin aux yeux de braise ardente . Son froc était râpé , ses poignets crasseux , ses pieds crottés jusqu'au jusqu'au delà des chevilles ; à sa taille était noué un cuir gras dont les bouts superflus ballaient devant les jambes en lanières menaçantes . Un poil nombreux lui gazonnait les oreilles , et sa figure osseuse et blême était sillonnée de rides profondes imitant le dessin des fleuves et canaux sur une carte de * Hollande . Il n' avait point de dents : quand il fermait la bouche , de molles membranes se pliaient , des narines au menton , comme les flancs d' un soufflet . Quand il ouvrait la bouche , sa parole surprenante semblait articulée par quelqu' un stagnant au fond d' une caverne obscure , tels on imagine les vagissements d' outre-tombe ; aussi la moindre chose qu' il disait produisait -elle une grande épouvante . Il parla dans le petit oratoire , en présence de ces demoiselles , de la marquise et de m . Le curé . Ni * Pomme d' * Api ni la belle * Zébute n' avaient été admises . * Jacquette en voulait beaucoup au capucin d' être cause qu' on la privât de sa compagnie ordinaire ; elle se vengeait en se moquant du vieil édenté et en pouffant de rire derrière l' écran de ses mains jointes , soit que le bonhomme ahanât du fond de sa caverne , soit qu' ayant mis le feu à tous les coeurs il laissât reposer son soufflet . Dès la première instruction , * Ninon fondit en larmes , se priva de dîner et eut la force d' interdire la nuit sa porte à * Châteaubedeau . Car , jusque -là , elle le recevait encore , n' ayant point été en peine d' opposer aux desseins amoureux du marquis des fins de non-recevoir irréfutables . * Foulques retournait donc dormir chaque soir , le nez incliné comme par le passé , sur sa table de nuit ; mais il ne pouvait maîtriser le violent regain d' appétit qu' il avait pour sa femme , et il la persécutait tout le long du jour , essayant de l' amadouer par les agaceries de ses mains inhabiles , comme il faisait à la gouvernante du temps qu' elle vivait en liberté . Et il tirait son nez en cas d' insuccès . Le terrible capucin foudroya la débauche et les plaisirs illégitimes . Il ne faisait pas longtemps beaucoup de bruit , car sa voix , aussitôt éraillée , se réduisait à un souffle , mais qui semblait venir du ciel même , par une petite fissure ; et ce chuchotement divin , dans les ténèbres de l' oratoire , pour les âmes de bonne volonté , était plus terrifiant que le tonnerre . * Jacquette , pour qui l' on se donnait tant de peine , à vrai dire , n' en profitait guère . Les béatitudes célestes et les tourments de l' enfer étaient sans prise sur son esprit positif et pur . Elle en faisait le récit fidèle à * Pomme d' * Api avant de s' endormir , mais de la même façon qu' elle lui eût répété un conte de fées ou une légende de * Marie * Coquelière . Elle rangeait cela dans sa tête parmi les " choses qu' on fait " et les " choses qu' on voit " , sur une ligne bien droite et bien unie . Des unes comme des autres , elle ne tirait ni motif d' édification ni matière à s' indigner . Elle avait une âme docile et courageuse , qui acceptait le monde tel qu' il est . * Mademoiselle * De * Quinconas était à l' épreuve de l' éloquence sacrée , ayant entendu d' illustres prédicateurs à la cathédrale d' * Angers , alors qu' elle habitait la petite ruelle . Mais il n' en était pas de même de la marquise , qui , hormis les remontrances de * Madame * De * Matefelon , n' avait jamais été atteinte par une parole émouvante . Elle se crut une très grande coupable , ayant mérité une éternité de supplices , tant par son inconduite particulière que pour avoir favorisé dans sa maison celle de ses hôtes . Ne voulait -elle point couvrir sa fine peau d' un cilice ? N' inaugura -t-elle pas ce régime par le port de torchons rugueux , qui déformaient sa taille et la piquaient comme un essaim d' abeilles ? Elle jeûna , passa des heures en prières , s' abîma gravement les genoux ! Enfin , comme la retraite touchait à sa fin , elle se jeta aux pieds du moine et le pria de disposer de sa vie selon la volonté de * Dieu , qu' il connaissait , cela va sans dire . Elle était toute préparée , affirmait -elle , s' il le fallait , à se retirer au désert . Le capucin lui dit que * Dieu était touché d' un si beau repentir , mais qu' il se contentait à moins de frais . Il ne l' appelait point au désert , il ne lui demandait point de mortifications insupportables , mais bien de vivre dignement et de remplir avec ponctualité ses devoirs d' épouse et ceux de mère . * Ninon respira et s' estima bien heureuse d' en être quitte à si bon compte . Une grande paix descendit dans son âme quand le moine la bénit , et elle souriait doucement et remerciait * Dieu , car il lui semblait maintenant qu' elle ferait son salut très sûrement et avec une grande facilité . * Ninon était demeurée assez longtemps avec le capucin dans l' oratoire , après la dernière instruction . Les auditeurs s' étaient retirés , m . L' abbé * Puce le dernier , tout rayonnant de l' issue inespérée de cette retraite ; car , par la purification de * Ninon , il estimait que les dernières traces du scandale étaient lavées . Le moine laissa la marquise agenouillée sur son prie-dieu , et il quitta l' oratoire , satisfait , quant à lui , de son oeuvre . Pendant ce temps -là , le marquis cherchait sa femme , car il était demeuré , lui , étranger aux componctions des neuvaines , et il convoitait sans cesse plus vivement la chair fine . Au surplus , il envoyait au diable moines , moinillons et moineries . Il vint donc rôder autour de l' oratoire et y pénétra même , dans le temps que * Ninon s' y trouvait encore . Elle le reconnut malgré l' obscurité , comprit fort bien ce qu' il souhaitait d' elle , fit le signe de la croix , et alla vers l' époux que le ciel lui avait départi . En lui ouvrant les bras , elle lui dit , tout imprégnée encore des saintes paroles : " -je suis la servante du seigneur , qu' il me soit fait selon votre bon plaisir ... " * Foulques , qui ne s' attendait pas à cela , demeura stupide ; mais non pas tant qu' il n' accueillît galamment la proposition de sa femme et ne désirât y répondre dans le plus bref délai . Il enveloppa * Ninon de ses grands bras et la pressa de faire " selon son bon plaisir " , ainsi qu' elle avait dit . Elle avait fermé les yeux et elle implorait seulement de son seigneur qu' il ne prît pas dans ce lieu même ce qu' il voulait d' elle . Il la souleva à trois pieds du sol , quoiqu' elle fût rondelette et d' un bon poids , et , ayant franchi l' antichambre avec la décision rapide d' un courant d' air , il la jeta sur le premier lit qu' il entrevoyait aux lueurs du crépuscule . " -pas ici ! Pas ici ! " hurlait l' infortunée marquise , " c' est la chambre de notre fille ! ... " ah ! C' est que * Foulques , pour qui l' aubaine était rare , ne connaissait plus ni personne ni lieu ! Peu s' en fallut que son élan ne fût si bien pris que tout obstacle eût dû être par lui traversé ... * Dieu merci , * Foulques arrêta son élan assez tôt pour qu' aucun dommage irréparable n' en résultât , trop tard toutefois pour que l' embrassement conjugal fût complètement inoffensif , car * Jacquette , qui était en train de réciter à * Pomme d' * Api le dernier sermon du capucin , et qui avait baissé la voix en apercevant son papa et sa maman , déjà se levait et gagnait la porte à pas de loup , tenant * Pomme d' * Api cachée dans son tablier , afin que sa fille n' allât point s' aviser de lui demander encore des éclaircissements sur la scène qui se préparait là . Ce que voyant , la marquise , sa mère , se releva d' un bond , éloigna d' elle son mari et ne put se retenir de prononcer un mot d' enfant mal élevée , mais qui pouvait seul exprimer parfaitement le sentiment de l' impuissance où en est réduite la meilleure volonté du monde contre cette espèce de malignité diabolique qui agite les événements d' ici-bas . Qu' on lui pardonne le mot découragé , mais vif , qu' elle lança en retombant sur le lit , les deux jambes en l' air . Elle voulait dire : " on a beau faire pour garantir l' innocence d' une jeune fille ; entassez gouvernantes , murs de clôture , in-folio édifiants , voire curés et capucins , le démon subtil de l' amour est partout , s' infiltre en tout lieu ; et , à s' acharner à détourner de lui nos enfants , on perd son temps et sa peine ; autant leur dire : jusqu'à vingt ans , mes petits , bouchez -vous les yeux à l' aide de vos deux poings ; il ne faut pas connaître la lumière ! " mais , pensant plus court , * Ninon dit tout crûment : " -zut ! " la chasse dans le parc . La marquise tire un coup de fusil dans le labyrinthe . discours de * Dieu au chevalier * Dieutegard et triste chute de celui -ci du haut d' un pin . Combat sanglant et affreux . Quelques mots de philosophie ; vanité de ces mots . La leçon d' amour dans un parc est finie . oui , tout porte à croire qu' il existe un gavroche divin dont la fonction , - que je me garde d' apprécier , - est de rire de nous lorsque nous pratiquons les vertus trop austères . Qu' on l' appelle diable ou bien l' amour , il est le même en tous pays , en toutes langues ; honni ici , adoré là , il se plaît ici comme là ; audacieux et charmant , il se rit des hommes et des dieux , car il se sait leur maître . * M. * De * Chemillé , vieux libertin , vous dirait que , dans le cas qui nous a retenus , il n' y a aucune intervention surhumaine , mais la manifestation de la toute-puissance de l' amour , qui règne sur l' univers immense . à la façon dont la marquise a prononcé le mot significatif , rappelé à la fin du dernier chapitre , et en jetant ses deux jambes en l' air , il était à prévoir que sa conversion ne serait pas de longue durée . Elle fut , en effet , tellement dépitée du maudit hasard qui faillit lui faire mettre le comble aux scandales de sa maison , dans le moment même où elle se disposait à accomplir le devoir imposé par le saint prédicateur , qu' elle se fût volontiers , et sur-le-champ , livrée aux plus coupables amours . Je crois qu' elle n' en trouva pas l' occasion , mais du moins elle courut se pelotonner contre son amant , et se moqua avec lui des terreurs que lui avait causées la retraite . * Châteaubedeau , pendant ses loisirs , s' était adonné au divertissement de la chasse . Il chassait au dehors , chassait au dedans : forêts , landes , vignes , moissons , enclos du parc étaient par lui saccagés ; il tirait partout , tirait au hasard , ayant juré de dépeupler le domaine de tous les lapins et de tous les oiseaux , de toutes ces jolies bêtes qu' il est si agréable de voir passer effarouchées dans la campagne ou dans les bois . * Ninon ne tarda pas à prendre goût à cet exercice . Ce que disait ou faisait * Châteaubedeau était merveille . Elle avait même abdiqué la décence qui lui était naturelle et ne craignait pas qu' on la vît à toute heure de jour et de nuit avec ce gros fougueux . Elle tirait avec lui , tuait avec lui ; c' était , dans le château , un vrai carnage . Les paons , les cygnes des bassins , au moins la moitié des colombes , d' inoffensifs agneaux , des chèvres avec leurs biquets , les chiens de berger , les daims qui couraient libres sous les charmilles , tout cela tomba en peu de temps , sous leurs coups . Ces fous , un jour , nous tuèrent la belle * Zébute ! Il y avait dans le parc une compagnie de daims qui pullulaient depuis des années , car il n' était venu à personne l' idée de troubler leurs ébats . * Châteaubedeau n' eut point de cesse que le dernier ne fût atteint . Après les avoir poursuivis , traqués , massacrés durant des semaines , il arriva , lors d' une des dernières belles journées de l' automne , qu' on eut la certitude qu' il n' en restait plus qu' un . C' était vers la tombée du jour . * Châteaubedeau et la marquise traversaient ce bois de chênes dont je vous ai parlé , quelqu' un de vous s' en souvient peut-être , lorsque je vous ai raconté la croisade matinale de * Madame * De * Matefelon et de la gouvernante . - ces dames s' y étaient assises , un moment , sur un banc , avant de pénétrer dans le labyrinthe . - les deux amants , ayant beaucoup couru , s' assirent , eux aussi , sur ce banc , et y exprimèrent le regret de n' avoir pu exterminer la dernière bête , qui , selon toute apparence , avait dû venir se réfugier dans ces parages . Le pauvre * Fleury , bon à tout faire , et à qui , pour l' heure , étaient dévolues les fonctions de rabatteur , vint leur annoncer que les chiens s' étaient ralliés dans le labyrinthe et qu' il y avait là une jolie partie à faire avant la nuit . * Châteaubedeau fut sur pied ; * Ninon comme lui . Les voilà dans le labyrinthe , dont * Ninon connaît les méandres . Elle s' arrête devant une de ces vues nommées " ah ! Ah ! " ménagées dans l' épaisseur des fourrés , et par l' une desquelles * Mademoiselle * De * Quinconas avait aperçu la rousse tignasse de * Cornebille . * Ninon discerna nettement , malgré l' approche du soir , la statuette de marbre , et elle la montra à * Châteaubedeau . Il la vit tout comme elle ; mais il s' étonna que ces jours demeurassent si bien taillés en oeil-de-boeuf dans des fourrés d' arbustes vivaces , et il fit remarquer en même temps le bon état des allées , où cependant ne fréquentait personne . * Ninon , légère , et qui n' avait point pensé à ces détails , s' en émerveilla à son tour . Elle alla mettre l' oeil à une autre ouverture et vit l' amour de marbre , propre et blanc comme au premier jour . à plus de dix années pourtant remontait à présent ce jour -là ! ... * Châteaubedeau n' était qu' un gamin lorsque * Madame * De * Matefelon le tenait éloigné du bain des dames , ainsi que le chevalier * Dieutegard ! ... " -pauvre chevalier ! " soupira * Ninon . Elle se souvint de lui , parla de lui ; et elle se remémora aussi * Cornebille , qui l' avait vue là , nue , un soir d' automne semblable à celui -ci . Les chiens tenaient l' animal . * Ninon vit passer un objet rapide , et il lui prit fantaisie d' asseoir le canon de son fusil dans ce cylindre creusé à même le feuillage . Elle se disposa à tirer , à première vue , sur le daim bondissant à la gueule des chiens . Elle épaula donc son arme et attendit , un oeil clos , l' autre brillant , ses belles lèvres recroquevillées par une cruelle ardeur . Tel était , à ce moment , son appétit de détruire , qu' à défaut du passage de l' innocent animal elle avait résolu de massacrer la statuette ! Mais , pan ! ... elle a tiré . Plus haut que les aboiements de la meute , un cri a retenti . Et * Ninon , dans son coeur de femme , et son imbécile amant lui-même ont tressailli , en reconnaissant-à quoi ? On ne saurait le dire-que l' âme d' un homme , par ce cri , s' échappait ... ils courent vers le bassin par le dédale du labyrinthe . Faisons comme eux . On disait que * Ninon en savait par coeur les méandres ! ... sa tête de linotte les a perdus sans doute ? Ah ! Mais , nous voilà égarés ! ... profitons -en , si vous voulez bien , pour revenir là-bas , au bord de la * Loire , près de la maison du passeur , dans la cabane de * Cornebille , où nous avons laissé le chevalier * Dieutegard . Oh ! Que ces deux malheureux faisaient un triste ménage ! Ils dormaient le jour par honte de se montrer dans leur dénuement , et aussi parce qu' ils passaient la nuit , comme je vous l' ai dit , tantôt à penser à * Ninon sous ses fenêtres , tantôt à entretenir le labyrinthe , le bassin et la statuette ; tantôt enfin à pêcher dans le fleuve , au risque de se faire prendre par la maréchaussée , ou bien encore , - il faut bien l' avouer à la confusion de notre chevalier amoureux , - à voler la volaille et les oeufs frais dans les fermes . Le reste du temps , * Dieutegard faisait redire à * Cornebille la scène du bain de * Ninon , et il éprouvait un sombre plaisir à voir étinceler les prunelles de son rival barbare . * Cornebille excitait * Dieutegard à parler de la marquise , et il avait sans cesse l' envie de le tuer quand il était question des faveurs qu' elle lui avait témoignées , mais il ne le faisait pas , parce qu' il voulait entendre encore parler de * Ninon le lendemain . Alors il inclinait l' entretien sur * Châteaubedeau , et c' était celui -là de qui , dans l' ombre , il étranglait le fantôme . Ils couchaient sur la paille et sur de vieux chiffons que * Marie * Coquelière apportait parfois , en cachette , dans ses poches , car cette honnête femme n' eût osé voler une aune de drap à ses maîtres . Elle ne s' aventurait d' ailleurs plus guère à la cabane , parce qu' elle se mourait du regret d' avoir parlé , après avait failli mourir de ne point parler , et elle croyait que * Cornebille l' avait punie en lui envoyant la maladie qui la consumait . * Dieutegard avait eu son habit feuille-morte très endommagé par le contenu du vase reçu sous les fenêtres de * Ninon ; il l' avait fallu plonger dans la rivière , le pauvre habit décoloré et mal odorant , et sa belle soie rétrécie , ridée , était pareille maintenant à la pelure d' une pomme de reinette qui a passé l' hiver sur la claie . Nous ne parlons pas des trous , ni des taches , ni de la guenille qui provient de porter un vêtement jour et nuit et d' en arracher les pans , au petit matin , à la gueule des chiens de berger ! ... il ne prévoyait pas de terme à sa détresse , car son amour , avec le temps , s' aggravait par la recherche quotidienne de * Ninon , qu' il ne voyait jamais , et par l' émulation qu' il recevait du féroce amour de son compagnon . Nulle mésaventure ne le pouvait détourner du désir d' approcher * Ninon : lorsqu' on a commencé de souffrir par un grand amour , toute douleur nouvelle est plus avidement souhaitée qu' un rendez -vous par un amant heureux . Il était retourné sous les fenêtres ; il avait passé des nuits dans la volupté amère d' un bien-aimé voisinage . Il avait aussi pris goût à la besogne de jardinier d' amour , au labyrinthe . * Cornebille et lui , munis de vieux instruments qu' ils cachaient dans un endroit du parc connu d' eux , taillaient , émondaient , ratissaient ; ils entretenaient la margelle du bassin aussi propre qu' une assiette de faïence ; ils se jetaient à l' eau et époussetaient l' impudique amour . Quand vint la fin de l' automne , ils avaient fort à faire , parce que les pluies salissaient le cher objet , et parce que les feuilles humides s' y fixaient , enfin parce que les nuits souvent étaient obscures , et il leur fallait travailler vite , aux premières lueurs du jour , et en courant de grands dangers . Ils avaient été surpris , un matin , par la chasse endiablée du page et avaient dû demeurer cachés tout le jour dans le labyrinthe . Vers le soir , les coups de fusil retentirent de nouveau , et , cette fois , c' était la chasse de * Ninon et de * Châteaubedeau que nous suivions , nous autres , tout à l' heure , sous la futaie qui environne le bassin : le fait était nouveau et surprenant . * Cornebille pensait que la marquise enfin allait connaître ses soins , depuis plus de dix ans prodigués vainement . Or , pendant qu' il pensait cela , une balle le blessa à l' épaule . Cet homme , dont la vie était pire que la mort , après s' être lavé dans le bassin et pansé de son mieux , conseilla à * Dieutegard de monter sur un arbre élevé , où l' on aurait moins de risques d' être atteint et plus de chances de voir * Ninon . Le chevalier grimpa dans un haut pin et , pour la première fois depuis le jour fatal où il avait vu * Ninon à demi nue sur son lit , il la vit , de très loin , c' est vrai , mais enfin il la vit . Et il fut tout à coup plus pâle que s' il avait reçu la blessure dont souffrait * Cornebille , et il faillit tomber de son arbre . * Cornebille qui , lui , était sur un chêne plus touffu et qui n' avait point vu * Ninon , lui demanda ce qu' il avait . Mais * Dieutegard ne le lui dit pas , afin de savourer davantage , en lui-même , sa douleur ou sa joie . Comme il ne soufflait mot , * Cornebille cessa de lui parler , et le chevalier demeura sur sa branche , bouleversé par une bien grande émotion . Son coeur faisait le bruit d' une écolière en retard qui court en sabots sur la route , et le vent , dans le feuillage du pin , jouait de la harpe : grave , enivrante musique . Le chevalier n' avait vu * Ninon qu' un instant ! ... mais il peut se faire qu' un être qui passe entre deux troncs d' arbres , et qui est aperçu de loin , soit cause que le sang s' arrête dans les veines d' un homme . Aussi , pour si peu , le chevalier sentit que la mort avait touché ses membres , et il crut qu' il se trouvait devant * Dieu , et qu' il le reconnaissait très bien , tel qu' on enseigne qu' il est , c' est-à-dire entouré d' anges magnifiques , de prophètes barbus et de saints à la figure douce . Des personnes que l' on ne voyait pas touchaient de l' orgue avec beaucoup de talent . Et on faisait au nouveau venu un excellent accueil dans cette belle assemblée . Il va sans dire qu' il n' avançait qu' avec une grande discrétion , car il était encore timide , mais il entendait que l' éternel en personne lui parlait du haut de son trône et lui disait : " monsieur le chevalier , soyez le bienvenu pour avoir porté dans votre coeur la pure flamme d' amour qui soulève les hommes au-dessus de la terre , et qui vous a amené ici ainsi que tous les bienheureux que vous y voyez réunis . Je vous ai très bien entendu le matin où vous m' avez prié , au bord de la * Loire . Vous aimiez , m' avez -vous dit , madame la marquise * De * Chamarante ... il est curieux que les hommes en soient encore à se faire d' aussi plaisantes illusions ! Dit -il , en souriant ; et se tournant de gauche et de droite vers la nombreuse assistance . - non , monsieur ! Votre âme brûlait du feu qui distingue les plus valeureux de ma noblesse , comme l' ordre du saint-esprit marque la poitrine des meilleurs serviteurs du roi . Ce feu vous élevait vers la beauté , qui revêt mille formes ; vous avez été sensible à mon soleil , à ma nuit , aux eaux , aux bassins qui reflètent mon ciel et mes étoiles , au charme de mes provinces de * Touraine et d' * Anjou , qui est plus délicat que tout autre ; vous avez goûté les poètes qui ont le secret de rendre durables les fleurs de ma création ; vous avez cru à quelque chose de superbe qui flotterait au-dessus du monde , et pour cette chose qui , à vos yeux d' enfant , n' était encore que confuse , vous eussiez donné votre vie aussi gentiment que votre mouchoir . Vous eussiez pu être un martyr , un apôtre , un grand soldat . Le hasard vous a placé en présence d' une femme de fraîche figure et de corps engageant , et vous l' avez parée de toute la beauté qui était en vous . Et tenez ! à vous parler franc , monsieur le chevalier , je ne suis pas fâché que vous ayez souffert les maux que le goût de la chair vous causa , en sorte que vous puissiez aujourd'hui faire la part de ce qu' est proprement l' amour tel que les hommes de votre monde le conçoivent , et de ce qu' est l' amour qui brille sous la perruque des héros , qui brille , monsieur , à ce point qu' on le peut distinguer d' ici , à l' oeil nu ... penchez -vous plutôt , je vous prie ... " à ces mots , le chevalier se pencha ; mais il n' eut le temps de rien voir , car il tomba du haut de son arbre dans le bassin , ce qui lui évita de se casser les reins , mais le tira du songe où il avait entendu * Dieu le père lui parler . Et , comme il était fort jeune , il fut content de n' être pas mort , malgré la belle réception qui semblait lui être destinée au paradis , car les paroles du créateur ne lui plaisaient qu' à demi , et , pour lui , il demeurait fermement dans " l' illusion " d' aimer * Ninon d' une flamme qui était héroïque , ou pure , ou tout ce qu' on voudra , mais d' une flamme qui le consumait et qui l' empêchait même de sentir qu' il était trempé de la tête aux pieds . Il sourit donc à la vie , quelle qu' elle fût , et envoya de la main un baiser à * Ninon , qu' il savait n' être pas loin de là ; puis il profita de ce qu' il était près de la statuette pour l' enlacer , et baiser la place où * Ninon , un jour , avait posé ses lèvres . Ce fut dans ce mouvement , et comme il interceptait de son corps le marbre , que le coup tiré par * Ninon l' atteignit en plein coeur . Et il retomba , à demi dans l' eau , à demi sur le socle de l' amour . * Ninon , qui avait enfin retrouvé le secret du chemin , accourait avec * Châteaubedeau . Elle arriva au bassin , le malheur irrémédiablement accompli , et elle vit ce jeune homme , les pieds baignant dans l' eau et sa belle tête exsangue , renversée sur la dure marche de pierre . Elle ne se pâma point , car elle croyait d' abord n' avoir blessé qu' un malandrin . Ce fut en s' inclinant à la margelle , dans une attitude inquiète et charmante qui eût rappelé à la vie le chevalier s' il l' eût pu voir , qu' elle reconnut la victime de sa chasse malheureuse . Et dans le temps qu' elle remettait le visage de * Dieutegard , - presque pareil , quoique amaigri et flétri , à celui qu' il avait eu , en ce lieu même , le jour où elle avait tant souhaité qu' il la baisât sur la bouche . - le passé se représenta à sa courte mémoire de femme , et elle eut immédiatement une douleur aiguë et sincère qui lui arracha une plainte déchirante . Mais , sans perdre la tête , elle commanda à * Châteaubedeau de se jeter à l' eau et de secourir son ancien ami ; puis elle cria : " au secours ! Au secours ! " et s' enfuit , afin de guider ses gens lorsqu' ils approcheraient du labyrinthe . * Châteaubedeau jeta son habit , en réfléchissant que ce qui venait de se passer là était déplaisant . Il éprouva l' eau , du gras de l' orteil , et s' élança . Il allait atteindre le milieu du bassin , lorsqu' une masse d' os , lourde comme une bille de chêne vert , lui tomba , du haut d' un arbre , entre les deux épaules , et le fit plonger jusqu'au fond du bassin . Il remonta à la surface en même temps que ce bolide et vit , en s' ébrouant , un visage horrible qui s' ébrouait de même , et si près qu' ils se vomissaient à la face l' un l' autre . * Châteaubedeau reconnut le sorcier * Cornebille et le soupçonna aussitôt de ne lui vouloir pas de bien . Dans tous les cas , cet homme , en lui tombant dessus , lui avait fait grand mal . Il ne songea donc plus qu' à s' éloigner le plus tôt possible . Mais le sorcier , de ses longs membres maigres , nageait comme une grenouille , et il fut hors de l' eau quand * Châteaubedeau mettait le pied sur l' échelle marine . * Cornebille l' empoigna par la chevelure , et telle était la force haineuse de ce sauvage qu' il souleva le gros page au bout de son bras ; ensuite il le plongea à l' eau ; et , agenouillé au bord du bassin , il le secouait et le cognait contre la margelle , comme on voit les laveuses , à grands coups de battoir , aplatir leur linge baveux . * Châteaubedeau , lourd et râblé , mais souple , redressa tout son corps avec l' agilité d' une anguille , et , en serrant entre ses jarrets son hideux rival , il lui fit lâcher prise et lui trancha , d' un seul coup de dents , deux doigts . Ensuite il bondit dans l' eau comme une otarie et en sortit sans échelle , d' un saut d' animal traqué . Mais aussitôt * Cornebille se représenta à lui , dégouttant d' eau et de sang , secouant sa main rompue , comme un immonde pinceau . Ils se ruèrent de nouveau l' un sur l' autre . * Châteaubedeau était desservi par l' horreur qu' inspirait ce monstre ; * Cornebille par la douleur de son épaule trouée , de ses doigts arrachés et par le sang perdu ; * Châteaubedeau défendait sa vie , mais * Cornebille assouvissait sa haine , ce qui le rendait fort . Ils tombèrent sur le sable , qui saupoudra leurs dos humides d' une poussière blonde . Un dernier rayon filtré par les rameaux d' automne colorait de beaux tons mordorés cette boule humaine qui roulait , poussée par quelque pied invisible , autour du bassin dominé par l' amour indifférent et par le chevalier mort . Enfin on arriva : les domestiques , les hôtes du château , * M. * De * Chemillé , le marquis , et jusqu'à * Jacquette et sa gouvernante , tous essoufflés , * Ninon avec eux . Elle pensait trouver * Dieutegard étendu sur la mousse et * Châteaubedeau à genoux à côté de lui , lavant amicalement sa blessure . Elle fut très étonnée et mécontente de ce qu' elle découvrait : le pauvre chevalier toujours étendu , sur les degrés de la statuette ; la boule épouvantable roulant avec un sinistre bruit . Les hommes firent un pas en avant , les premiers , et , ayant reconnu la matière dont était composé ce spectacle , ils s' employèrent à en séparer les éléments . * Châteaubedeau demandait grâce ; mais * Cornebille le tenait serré dans un garrot et disait distinctement qu' il voulait lui faire exprimer son dernier jus , comme à un marc de raisin . Tout effort pour arracher les membres du page aux tentacules de cette pieuvre était inutile . * Ninon parvint à se faire jour à travers le groupe d' hommes qui voulait lui épargner tant d' horreur . Elle approcha , contint de la main son coeur ; elle essaya plusieurs fois de parler avant d' y réussir , tant elle était émue ; enfin elle prononça sur un ton suppliant : " - * Cornebille ! ... " comme un chien appesanti par le sommeil se trouve soudain sur les pattes à la voix de son maître , le monstre , en entendant son nom tomber de cette bouche , détourna les yeux de sa proie , et laissa un instant s' égarer dans le vide sa prunelle rougeoyante . Je ne sais pas ce qu' il voyait , car la passion sauvage de cet homme me dépasse . Cependant il ne lâchait point les membres de * Châteaubedeau , qui lui , si peu digne d' intérêt qu' il fût , faisait pitié , je vous prie de le croire . * Ninon s' approcha davantage encore , et elle essaya de commander impérieusement du doigt à * Cornebille , en répétant son nom . * Cornebille releva la prunelle , et il vit le doigt , et au-dessus , penché sur lui , le visage de * Ninon . Pour le visage , il n' osa pas le regarder , mais il regardait le doigt . Alors il saisit ce doigt , de sa demi-main sanglante , et lâcha tout pour le porter à sa bouche . * Ninon défaillait d' épouvante . On voulait , à coups de pied , faire lâcher prise à la brute . Mais * Ninon eut l' âme à endurer ce martyre , et elle ordonna d' emporter * Châteaubedeau pendant que le monstre léchait le doigt . Il léchait le doigt de * Ninon , ce seul doigt , en rampant et faisait entendre un sourd gémissement . Il se tordait dans la boue ensanglantée du sol , en léchant ce doigt , ce seul doigt ; car il n' osa pas aller plus haut . Puis , de sa bouche abominable on crut entendre les grondements d' un orage apaisé . Enfin le monstre retomba tout d' un bloc , et * Ninon alla se laver dans le bassin . Alors les uns donnèrent des soins à * Châteaubedeau qui en avait grand besoin , les autres au malheureux chevalier qui était maintenant au-dessus de toutes les infortunes de ce monde . On le déshabilla pour examiner sa blessure . La petite balle l' avait touché au coeur ainsi que je vous l' ai dit . Quand on eut passé sur sa poitrine un linge humide , on vit le nom de * Ninon écrit en hautes lettres qu' une pointe malhabile avait tracées . De sorte que * Ninon apprit en un même moment la grande passion de ce jeune homme et sa mort . Toutes les autres personnes qui se trouvaient là , - gens qui ne savent jamais rien de ce qui se passe au fond des âmes , - furent fort étonnées . * Marie * Coquelière ne put se retenir de répéter ce qu' elle avait déjà dit sur la vie mystérieuse des deux êtres qui gisaient , sur leurs visites nocturnes dans le parc , sur l' entretien miraculeux du labyrinthe et de l' amour ; et , cette fois -ci , il fallut le croire ; mais ces aventures parurent bien extraordinaires . La nuit était venue ; on ne distinguait plus qu' avec peine les objets , sauf la statuette de l' amour , dont le marbre blanc retenait la lumière , et qui se dressait intacte , impassible et impudique , au milieu des événements . M. Le baron * De * Chemillé crut le moment venu de prendre * Jacquette par la main et de lui parler en termes clairs de tout ce qu' elle avait vu , non seulement en cette journée , mais depuis le temps qu' on s' efforçait de lui tout dissimuler . Il lui dit qu' il ne fallait pas qu' elle recueillît de tout cela matière à se détourner de l' amour , qui est un sentiment noble et beau , quand il vient à son heure et dans des conditions telles que rien ne le fasse dévier de sa route droite . Il lui dit qu' elle allait être grande bientôt et qu' on pouvait lui parler comme à une femme . Et il se donna en effet la peine de lui éclaircir diverses particularités du jeu de l' amour , afin que rien , pour ainsi dire , ne lui en demeurât inconnu ou n' excitât sa jeune imagination par l' attrait du mystère . Avec des termes qu' il s' efforça de trouver mesurés , il toucha devant sa filleule à ce grand sujet qui bat comme un coeur au centre de l' univers et l' alimente , et que , seule , la méchanceté des hommes et des moeurs parvient à rabaisser et à avilir . Enfin il s' éleva très haut là-dessus et dit des choses superbes . En effet , c' était un philosophe ; et il s' était construit , comme ses pareils , sur toutes choses , des systèmes inégaux et séduisants . * Jacquette l' écoutait , car elle était toujours attentive à ce qu' on lui disait . Sachez cependant que rien de ce qu' elle avait vu , rien de ce qui lui fut caché , rien de ce qui lui fut éclairci , ne modifia la contenance que * Jacquette devait prendre vis-à-vis de l' amour lorsque celui -ci se présenta . Car elle épousa , vers l' âge de seize ans , un beau jeune homme qu' elle aima tendrement dès qu' il eut demandé sa main , quoiqu' elle ne l' eût que bien peu vu auparavant . Et , aussitôt qu' elle sentit qu' elle l' aimait , elle fut si pudique que le moindre mot malséant , qu' il lui était bien égal d' entendre jusque -là , lui devint désagréable ; elle rougissait et croyait très volontiers que son mari était un ange ; elle oublia tout ce qu' elle avait vu , tout ce qu' elle avait appris malgré elle et tout ce que son parrain le philosophe lui avait enseigné , et il n' y eut jamais de femme plus vertueuse à la fois et plus agréable à son mari , car elle était venue au monde avec une âme simple dans une chair bien portante . Les exemples du monde et la philosophie sont peu de chose au prix d' une gouttelette de beau sang .