Le Mystère de la chambre jaune

Corpus:
FRANTEXT (E)
Filename:
Le Mystère de la chambre jaune
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ATILF / Étienne Petitjean
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automatique
Type:
littérature
Modality:
écrit
Sample address:
/annis-sample/frantext/LeMystereDeLaChambreJaune_GastonLeroux_1907_P2.html
Text:
XVI étrange phénomène de dissociation de la matière , extrait du carnet de * Joseph * Rouletabille ( suite ) me voici de nouveau à la pierre de la fenêtre , continue * Rouletabille , et de nouveau ma tête dépasse cette pierre ; entre les rideaux dont la disposition n' a pas bougé , je m' apprête à regarder , anxieux de savoir dans quelle attitude je vais trouver l' assassin . S' il pouvait me tourner le dos ! S' il pouvait être encore à cette table , en train d' écrire ... mais peut-être ... peut-être n' est -il plus là ! ... et comment se serait -il enfui ? ... est -ce que je n' ai pas son échelle ? ... je fais appel à tout mon sang-froid . J' avance encore la tête . Je regarde : il est là ; je revois son dos monstrueux , déformé par les ombres projetées par la bougie . Seulement , il n' écrit plus et la bougie n' est plus sur le petit bureau . La bougie est sur le parquet devant l' homme courbé au-dessus d' elle . Position bizarre , mais qui me sert . Je retrouve ma respiration . Je monte encore . Je suis aux derniers échelons ; ma main gauche saisit l' appui de la fenêtre ; au moment de réussir je sens mon coeur battre à coups précipités . Je mets mon revolver entre mes dents . Ma main droite maintenant tient aussi l' appui de la fenêtre . Un mouvement nécessairement un peu brusque , un rétablissement sur les poignets et je vais être sur la fenêtre ... pourvu que l' échelle ... ! C' est ce qui arrive ... je suis dans la nécessité de prendre un point d' appui un peu fort sur l' échelle et mon pied n' a point plutôt quitté celle -ci que je sens qu' elle bascule . Elle racle le mur et s' abat ... mais déjà mes genoux touchent la pierre ... avec une rapidité que je crois sans égale , je me dresse debout sur la pierre ... mais plus rapide que moi a été l' assassin ... il a entendu le raclement de l' échelle contre le mur et j' ai vu tout à coup le dos monstrueux se soulever , l' homme se dresser , se retourner ... j' ai vu sa tête ... ai -je bien vu sa tête ? ... la bougie était sur le parquet et n' éclairait suffisamment que ses jambes . à partir de la hauteur de la table , il n' y avait guère dans la chambre que des ombres , que de la nuit ... j' ai vu une tête chevelue , barbue ... des yeux de fou ; une face pâle qu' encadraient deux larges favoris ; la couleur , autant que je pouvais dans cette seconde obscure distinguer , la couleur ... en était rousse ... à ce qu' il m' est apparu ... à ce que j' ai pensé ... je ne connaissais point cette figure . Ce fut , en somme , la sensation principale que je reçus de cette image entrevue dans des ténèbres vacillantes ... je ne connaissais pas cette figure ou , tout au moins , je ne la reconnaissais pas ! ah ! Maintenant , il fallait faire vite ! ... il fallait être le vent ! La tempête ! ... la foudre ! Mais hélas ... hélas ! il y avait des mouvements nécessaires ... pendant que je faisais les mouvements nécessaires de rétablissement sur les poignets , du genou sur la pierre , de mes pieds sur la pierre ... l' homme qui m' avait aperçu à la fenêtre avait bondi , s' était précipité comme je l' avais prévu sur la porte de l' antichambre , avait eu le temps de l' ouvrir et fuyait . Mais déjà j' étais derrière lui revolver au poing . Je hurlai : " à moi ! " comme une flèche j' avais traversé la chambre et cependant j' avais pu voir qu' il y avait une lettre sur la table . je rattrapai presque l' homme dans l' antichambre , car le temps qu' il lui avait fallu pour ouvrir la porte lui avait au moins pris une seconde . Je le touchai presque ; il me colla sur le nez la porte qui donne de l' antichambre sur la galerie ... mais j' avais des ailes , je fus dans la galerie à trois mètres de lui ... * M * Stangerson et moi le poursuivîmes à la même hauteur . L' homme avait pris , toujours comme je l' avais prévu , la galerie à sa droite , c' est-à-dire le chemin préparé de sa fuite ... " à moi , * Jacques ! à moi , * Larsan ! " m' écriai -je . Il ne pouvait plus nous échapper ! Je poussai une clameur de joie , de victoire sauvage ... l' homme parvint à l' intersection des deux galeries à peine deux secondes avant nous et la rencontre que j' avais décidée , le choc fatal qui devait inévitablement se produire , eut lieu ! Nous nous heurtâmes tous à ce carrefour : * M * Stangerson et moi venant d' un bout de la galerie droite , le père * Jacques venant de l' autre bout de cette même galerie et * Frédéric * Larsan venant de la galerie tournante . Nous nous heurtâmes jusqu'à tomber ... mais l' homme n' était pas là ! à suivre . extrait du carnet de * Joseph * Rouletabille ( suite ) . nous nous regardions avec des yeux stupides , des yeux d' épouvante , devant cet irréel : l' homme n' était pas là ! où est -il ? Où est -il ? Où est -il ? ... tout notre être demandait : où est -il ? -il est impossible qu' il se soit enfui ! M' écriai -je dans une colère plus grande que mon épouvante ! -je le touchais , s' exclama * Frédéric * Larsan . - il était là , j' ai senti son souffle dans la figure ! Faisait le père * Jacques . - nous le touchions ! Répétâmes -nous , * M * Stangerson et moi ... où est -il ? Où est -il ? Où est -il ? ... nous courûmes comme des fous dans les deux galeries ; nous visitâmes portes et fenêtres ; elles étaient closes , hermétiquement closes ... on n' avait pas pu les ouvrir , puisque nous les trouvions fermées ... et puis , est -ce que cette ouverture d' une porte ou d' une fenêtre par cet homme , ainsi traqué , sans que nous ayons pu apercevoir son geste , n' eût pas été plus inexplicable encore que la disparition de l' homme lui-même ? Où est -il ? Où est -il ? ... il n' a pu passer par une porte , ni par une fenêtre , ni par rien . Il n' a pu passer à travers nos corps ! ... j' avoue que , dans le moment , je fus anéanti . car , enfin , il faisait clair dans la galerie , et dans cette galerie il n' y avait ni trappe , ni porte secrète dans les murs , ni rien où l' on pût se cacher . Nous remuâmes les fauteuils et soulevâmes les tableaux . Rien ! Rien ! Nous aurions regardé dans une potiche , s' il y avait eu une potiche ! XVII la galerie inexplicable * Mlle * Mathilde * Stangerson apparut sur le seuil de son antichambre , continue toujours le carnet de * Rouletabille . Nous étions presque à sa porte , dans cette galerie où venait de se passer l' incroyable phénomène . Il y a des moments où l' on sent sa cervelle fuir de toutes parts . Une balle dans la tête , un crâne qui éclate , le siège de la logique assassiné , la raison en morceaux ... tout cela était sans doute comparable à la sensation , qui m' épuisait , qui me vidait , du déséquilibre de tout , de la fin de mon moi pensant , pensant avec ma pensée d' homme ! La ruine morale d' un édifice rationnel , doublé de la ruine réelle de la vision physiologique , alors que les yeux voient toujours clair , quel coup affreux sur le crâne ! Heureusement , * Mlle * Mathilde * Stangerson apparut sur le seuil de son antichambre . Je la vis ; et ce fut une diversion à ma pensée en chaos ... je la respirai ... je respirai son parfum de la dame en noir ... chère dame en noir , chère dame en noir que je ne reverrai jamais plus ! Mon dieu ! Dix ans de ma vie , la moitié de ma vie pour revoir la dame en noir ! Mais , hélas ! Je ne rencontre plus , de temps en temps , et encore ! ... et encore ! ... que le parfum , à peu près le parfum dont je venais respirer la trace , sensible pour moi seul , dans le parloir de ma jeunesse ! ... c' est cette réminiscence aiguë de ton cher parfum , dame en noir , qui me fit aller vers celle -ci que voilà tout en blanc , et si pâle , si pâle , et si belle sur le seuil de la galerie inexplicable ! ses beaux cheveux dorés relevés sur la nuque laissent voir l' étoile rouge de sa tempe , la blessure dont elle faillit mourir ... quand je commençais seulement à prendre ma raison par le bon bout , dans cette affaire , j' imaginais que , la nuit du mystère de la chambre jaune , * Mlle * Stangerson portait les cheveux en bandeaux ... mais , avant mon entrée dans la chambre jaune , comment aurais -je raisonné sans la chevelure aux bandeaux ? et maintenant , je ne raisonne plus du tout , depuis le fait de la galerie inexplicable ; je suis là , stupide , devant l' apparition de * Mlle * Stangerson , pâle et si belle . Elle est vêtue d' un peignoir d' une blancheur de rêve . On dirait une apparition , un doux fantôme . Son père la prend dans ses bras , l' embrasse avec passion , semble la reconquérir une fois de plus , puisqu' une fois de plus elle eût pu , pour lui , être perdue ! Il n' ose l' interroger ... il l' entraîne dans sa chambre où nous les suivons ... car , enfin , il faut savoir ! ... la porte du boudoir est ouverte ... les deux visages épouvantés des gardes-malades sont penchés vers nous ... * Mlle * Stangerson demande ce que signifie tout ce bruit . " voilà , dit -elle , c' est bien simple ! ... " -comme c' est simple ! Comme c' est simple ! - ... elle a eu l' idée de ne pas dormir cette nuit dans sa chambre , de se coucher dans la même pièce que les gardes-malades , dans le boudoir ... et elle a fermé , sur elles trois , la porte du boudoir ... elle a , depuis la nuit criminelle , des craintes , des peurs soudaines fort compréhensibles , n' est -ce pas ? ... qui comprendra pourquoi , cette nuit justement où il devait revenir , elle s' est enfermée par un hasard très heureux avec ses femmes ? Qui comprendra pourquoi elle repousse la volonté de * M * Stangerson de coucher dans le salon de sa fille , puisque sa fille a peur ? Qui comprendra pourquoi la lettre , qui était tout à l' heure sur la table de la chambre , n' y est plus ! ... celui qui comprendra cela dira : * Mlle * Stangerson savait que l' assassin devait revenir ... elle ne pouvait l' empêcher de revenir ... elle n' a prévenu personne parce qu' il faut que l' assassin reste inconnu ... inconnu de son père , inconnu de tous ... excepté de * Robert * Darzac . Car * M * Darzac doit le connaître maintenant ... il le connaissait peut-être avant ! Se rappeler la phrase du jardin de l' élysée : me faudra -t-il , pour vous avoir , commettre un crime ? contre qui , le crime , sinon contre l' obstacle , contre l' assassin ? Se rappeler encore cette phrase de * M * Darzac en réponse à ma question : " cela ne vous déplairait -il point que je découvre l' assassin ? " - " ah ! Je voudrais le tuer de ma main ! " et je lui ai répliqué : " vous n' avez pas répondu à ma question ! " ce qui était vrai . En vérité , en vérité , * M * Darzac connaît si bien l' assassin qu' il a peur que je le découvre , tout en voulant le tuer . il n' a facilité mon enquête que pour deux raisons : d' abord parce que je l' y ai forcé ; ensuite , pour mieux veiller sur elle ... je suis dans la chambre ... dans sa chambre ... je la regarde , elle .. et je regarde aussi la place où était la lettre tout à l' heure ... * Mlle * Stangerson s' est emparée de la lettre ; cette lettre était pour elle , évidemment ... évidemment ... ah ! Comme la malheureuse tremble ... elle tremble au récit fantastique que son père lui fait de la présence de l' assassin dans sa chambre et de la poursuite dont il a été l' objet ... mais il est visible ... il est visible qu' elle n' est tout à fait rassurée que lorsqu' on lui affirme que l' assassin , par un sortilège inouï , a pu nous échapper . Et puis il y a un silence ... quel silence ! ... nous sommes tous là , à la regarder ... son père , * Larsan , le père * Jacques et moi ... quelles pensées roulent dans ce silence autour d' elle ? ... après l' événement de ce soir , après le mystère de la galerie inexplicable , après cette réalité prodigieuse de l' installation de l' assassin dans sa chambre , à elle , il me semble que toutes les pensées , toutes , depuis celles qui se traînent sous le crâne du père * Jacques , jusqu'à celles qui naissent sous le crâne de * M * Stangerson , toutes pourraient se traduire par ces mots qu' on lui adresserait , à elle : " oh ! Toi qui connais le mystère , explique-le -nous , et nous te sauverons peut-être ! " ah ! Comme je voudrais la sauver ... d' elle-même , et de l' autre ! ... j' en pleure ... oui , je sens mes yeux se remplir de larmes devant tant de misère si horriblement cachée . Elle est là , celle qui a le parfum de la dame en noir ... je la vois enfin , chez elle , dans sa chambre , dans cette chambre où elle n' a pas voulu me recevoir ... dans cette chambre où elle se tait , où elle continue de se taire . Depuis l' heure fatale de la chambre jaune , nous tournons autour de cette femme invisible et muette pour savoir ce qu' elle sait . Notre désir , notre volonté de savoir doivent lui être un supplice de plus . Qui nous dit que , si " nous apprenons " , la connaissance de son mystère ne sera pas le signal d' un drame plus épouvantable que ceux qui se sont déjà déroulés ici ? Qui nous dit qu' elle n' en mourra pas ? Et cependant , elle a failli mourir ... et nous ne savons rien ... ou plutôt il y en a qui ne savent rien ... mais moi ... si je savais qui , je saurais tout ... qui ? Qui ? Qui ? ... et ne sachant pas qui , je dois me taire , par pitié pour elle , car il ne fait point de doute qu' elle sait , elle , comment il s' est enfui , lui , de la chambre jaune , et cependant elle se tait . pourquoi parlerais -je ? quand je saurai qui , je lui parlerai , à lui ! elle nous regarde maintenant ... mais de loin ... comme si nous n' étions pas dans sa chambre ... * M * Stangerson rompt le silence . * M * Stangerson déclare que , désormais , il ne quittera plus l' appartement de sa fille . C' est en vain que celle -ci veut s' opposer à cette volonté formelle , * M * Stangerson tient bon . Il s' y installera dès cette nuit même , dit -il . Sur quoi , uniquement occupé de la santé de sa fille , il lui reproche de s' être levée ... puis il lui tient soudain de petits discours enfantins ... il lui sourit ... il ne sait plus beaucoup ni ce qu' il dit , ni ce qu' il fait ... l' illustre professeur perd la tête ... il répète des mots sans suite qui attestent le désarroi de son esprit ... celui du nôtre n' est guère moindre . * Mlle * Stangerson dit alors , avec une voix si douloureuse , ces simples mots : " mon père ! Mon père ! " que celui -ci éclate en sanglots . Le père * Jacques se mouche et * Frédéric * Larsan , lui-même , est obligé de se détourner pour cacher son émotion . Moi , je n' en peux plus ... je ne pense plus , je ne sens plus , je suis au-dessous du végétal . Je me dégoûte . C' est la première fois que * Frédéric * Larsan se trouve , comme moi , en face de * Mlle * Stangerson , depuis l' attentat de la chambre jaune . comme moi , il avait insisté pour pouvoir interroger la malheureuse ; mais , pas plus que moi , il n' avait été reçu . à lui comme à moi , on avait toujours fait la même réponse : * Mlle * Stangerson était trop faible pour nous recevoir , les interrogatoires du juge d' instruction la fatiguaient suffisamment , etc ... il y avait là une mauvaise volonté évidente à nous aider dans nos recherches qui , moi , ne me surprenait pas , mais qui étonnait toujours * Frédéric * Larsan . Il est vrai que * Frédéric * Larsan et moi avons une conception du crime tout à fait différente ... ... ils pleurent ... et je me surprends encore à répéter au fond de moi : la sauver ! ... la sauver malgré elle ! La sauver sans la compromettre ! La sauver sans qu' il parle ! Qui : il ? -il , l' assassin ... le prendre et lui fermer la bouche ! ... mais * M * Darzac l' a fait entendre : pour lui fermer la bouche , il faut le tuer ! conclusion logique des phrases échappées à * M * Darzac . Ai -je le droit de tuer l' assassin de * Mlle * Stangerson ? Non ! ... mais qu' il m' en donne seulement l' occasion . Histoire de voir s' il est bien , réellement , en chair et en os ! Histoire de voir son cadavre , puisqu' on ne peut saisir son corps vivant ! Ah ! Comment faire comprendre à cette femme , qui ne nous regarde même pas , qui est toute à son effroi et à la douleur de son père , que je suis capable de tout pour la sauver ... oui ... oui ... je recommencerai à prendre ma raison par le bon bout et j' accomplirai des prodiges ... je m' avance vers elle ... je veux parler , je veux la supplier d' avoir confiance en moi ... je voudrais lui faire entendre par quelques mots , compris d' elle seule et de moi , que je sais comment son assassin est sorti de la chambre jaune , que j' ai deviné la moitié de son secret ... et que je la plains , elle , de tout mon coeur ... mais déjà son geste nous prie de la laisser seule , exprime la lassitude , le besoin de repos immédiat ... * M * Stangerson nous demande de regagner nos chambres , nous remercie , nous renvoie ... * Frédéric * Larsan et moi saluons , et , suivis du père * Jacques , nous regagnons la galerie . J' entends * Frédéric * Larsan qui murmure : " bizarre ! Bizarre ! ... " il me fait signe d' entrer dans sa chambre . Sur le seuil , il se retourne vers le père * Jacques . Il lui demande : - vous l' avez bien vu , vous ? -qui ? -l'homme ! -si je l' ai vu ! ... il avait une large barbe rousse , des cheveux roux ... - c' est ainsi qu' il m' est apparu , à moi , fis -je . - et à moi aussi , dit * Frédéric * Larsan . Le grand * Fred et moi nous sommes seuls , maintenant , à parler de la chose , dans sa chambre . Nous en parlons une heure , retournant l' affaire dans tous les sens . Il est clair que * Fred , aux questions qu' il me pose , aux explications qu' il me donne , est persuadé-malgré ses yeux , malgré mes yeux , malgré tous les yeux-que l' homme a disparu par quelque passage secret de ce château qu' il connaissait . - car il connaît le château , me dit -il ; il le connaît bien ... - c' est un homme de taille plutôt grande , bien découplé ... - il a la taille qu' il faut ... murmure * Fred ... - je vous comprends , dis -je ... mais comment expliquez -vous la barbe rousse , les cheveux roux ? -trop de barbe , trop de cheveux ... des postiches , indique * Frédéric * Larsan . - c' est bientôt dit ... vous êtes toujours occupé par la pensée de * Robert * Darzac ... vous ne pourrez donc vous en débarrasser jamais ? ... je suis sûr , moi , qu' il est innocent ... - tant mieux ! Je le souhaite ... mais vraiment tout le condamne ... vous avez remarqué les pas sur le tapis ? ... venez les voir ... - je les ai vus ... ce sont les pas élégants du bord de l' étang . - ce sont les pas de * Robert * Darzac ; le nierez -vous ? -évidemment , on peut s' y méprendre ... - avez -vous remarqué que la trace de ces pas ne revient pas ? quand l' homme est sorti de la chambre , poursuivi par nous tous , ses pas n' ont point laissé de traces ... - l' homme était peut-être dans la chambre depuis des heures . la boue de ses bottines a séché et il glissait avec une telle rapidité sur la pointe de ses bottines ... on le voyait fuir , l' homme ... on ne l' entendait pas ... soudain , j' interromps ces propos sans suite , sans logique , indignes de nous . Je fais signe à * Larsan d' écouter : - là , en bas ... on ferme une porte ... je me lève ; * Larsan me suit ; nous descendons au rez-de-chaussée du château ; nous sortons du château . Je conduis * Larsan à la petite pièce en encorbellement dont la terrasse donne sous la fenêtre de la galerie tournante . Mon doigt désigne cette porte fermée maintenant , ouverte tout à l' heure , sous laquelle filtre de la lumière . - le garde ! Dit * Fred . - allons -y ! Lui soufflai -je . Et , décidé , mais décidé à quoi , le savais -je ? Décidé à croire que le garde est le coupable ? L' affirmerais -je ? ... je m' avance contre la porte , et je frappe un coup brusque . Certains penseront que ce retour à la porte du garde est bien tardif ... et que notre premier devoir à tous , après avoir constaté que l' assassin nous avait échappé dans la galerie , était de le rechercher partout ailleurs , autour du château , dans le parc ... partout ... si l' on nous fait une telle objection , nous n' avons pour y répondre que ceci : c' est que l' assassin était disparu de telle sorte de la galerie que nous avons réellement pensé qu' il n' était plus nulle part ! il nous avait échappé quand nous avions tous la main dessus , quand nous le touchions presque ... nous n' avions plus aucun ressort pour nous imaginer que nous pourrions maintenant le découvrir dans le mystère de la nuit et du parc . Enfin , je vous ai dit de quel coup cette disparition m' avait choqué le crâne ! ... aussitôt que j' eus frappé , la porte s' ouvrit ; le garde nous demanda d' une voix calme ce que nous voulions . Il était en chemise et il allait se mettre au lit ; le lit n' était pas encore défait ... nous entrâmes ; je m' étonnai . - tiens ! Vous n' êtes pas encore couché ? ... - non ! Répondit -il d' une voix rude ... j' ai été faire une tournée dans le parc et dans les bois ... j' en reviens ... maintenant , j' ai sommeil ... bonsoir ! ... - écoutez , fis -je ... il y avait tout à l' heure , auprès de votre fenêtre , une échelle ... - quelle échelle ? Je n' ai pas vu d' échelle ! ... bonsoir ! Et il nous mit à la porte tout simplement . Dehors , je regardai * Larsan . Il était impénétrable . - eh bien ? Fis -je ... - eh bien ? Répéta * Larsan ... - cela ne vous ouvre -t-il point des horizons ? Sa mauvaise humeur était certaine . En rentrant au château , je l' entendis qui bougonnait : - il serait tout à fait , mais tout à fait étrange que je me fusse trompé à ce point ! ... et , cette phrase , il me semblait qu' il l' avait plutôt prononcée à mon adresse qu' il ne se la disait à lui-même . Il ajouta : - dans tous les cas , nous serons bientôt fixés ... ce matin il fera jour . XVIII * Rouletabille a dessiné un cercle entre les deux bosses de son front extrait du carnet de * Joseph * Rouletabille ( suite ) . nous nous quittâmes sur le seuil de nos chambres après une mélancolique poignée de mains . J' étais heureux d' avoir fait naître quelque soupçon de son erreur dans cette cervelle originale , extrêmement intelligente , mais antiméthodique . Je ne me couchai point . J' attendis le petit jour et je descendis devant le château . J' en fis le tour en examinant toutes les traces qui pouvaient en venir ou y aboutir . Mais elles étaient si mêlées et si confuses que je ne pus rien en tirer . Du reste , je tiens ici à faire remarquer que je n' ai point coutume d' attacher une importance exagérée aux signes extérieurs que laisse le passage d' un crime . Cette méthode , qui consiste à conclure au criminel d' après les traces de pas , est tout à fait primitive . Il y a beaucoup de traces de pas qui sont identiques , et c' est tout juste s' il faut leur demander une première indication qu' on ne saurait , en aucun cas , considérer comme une preuve . Quoi qu' il en soit , dans le grand désarroi de mon esprit , je m' en étais donc allé dans la cour d' honneur et m' étais penché sur les traces , sur toutes les traces qui étaient là , leur demandant cette première indication dont j' avais tant besoin pour m' accrocher à quelque chose de raisonnable , à quelque chose qui me permît de raisonner sur les événements de la galerie inexplicable . comment raisonner ? ... comment raisonner ? ... ah ! Raisonner par le bon bout ! Je m' assieds , désespéré , sur une pierre de la cour d' honneur déserte ... qu' est -ce que je fais , depuis plus d' une heure , sinon la plus basse besogne du plus ordinaire policier ... je vais quérir l' erreur comme le premier inspecteur venu , sur la trace de quelques pas qui me feront dire ce qu' ils voudront , qui me feront penser comme ils voudront ! je me trouve plus abject , plus bas dans l' échelle des intelligences que ces agents de la sûreté imaginés par les romanciers modernes , agents qui ont acquis leur méthode dans la lecture des romans d' * Edgar * Poë ou de * Conan * Doyle . Ah ! Agents littéraires ... qui bâtissez des montagnes de stupidité avec un pas sur le sable , avec le dessin d' une main sur le mur ! -à toi , * Frédéric * Larsan , à toi , l' agent littéraire ! ... tu as trop lu * Conan * Doyle , mon vieux ! ... * Sherlock * Holmes te fera faire des bêtises , des bêtises de raisonnement plus énormes que celles qu' on lit dans les livres ... elles te feront arrêter un innocent ... avec ta méthode à la * Conan * Doyle , tu as su convaincre le juge d' instruction , le chef de la sûreté ... tout le monde ... tu attends une dernière preuve ... une dernière ! ... dis donc une première , malheureux ! ... tout ce que vous offrent les sens ne saurait être une preuve ... moi aussi , je me suis penché sur les traces sensibles , mais pour leur demander uniquement d' entrer dans le cercle qu' avait dessiné ma raison . ah ! Bien des fois , le cercle fut si étroit , si étroit ... mais si étroit était -il , il était immense , puisqu' il ne contenait que de la vérité ! ... oui , oui , je le jure , les traces sensibles n' ont jamais été que mes servantes ... elles n' ont point été mes maîtresses ... elles n' ont point fait de moi cette chose monstrueuse , plus terrible qu' un homme sans yeux : un homme qui voit mal ! Et voilà pourquoi je triompherai de ton erreur et de ta cogitation animale , ô * Frédéric * Larsan ! Eh quoi ! Eh quoi ! Parce que , pour la première fois , cette nuit , dans la galerie inexplicable , il s' est produit un événement qui semble ne point rentrer dans le cercle tracé par ma raison , voilà que je divague , voilà que je me penche , le nez sur la terre , comme un porc qui cherche , au hasard , dans la fange , l' ordure qui le nourrira ... allons ! * Rouletabille , mon ami , relève la tête ... il est impossible que l' événement de la galerie inexplicable soit sorti du cercle tracé par ta raison ... tu le sais ! Tu le sais ! Alors , relève la tête ... presse de tes deux mains les bosses de ton front , et rappelle -toi que , lorsque tu as tracé le cercle , tu as pris , pour le dessiner dans ton cerveau comme on trace sur le papier une figure géométrique , tu as pris ta raison par le bon bout ! eh bien , marche maintenant ... et remonte dans la galerie inexplicable en t' appuyant sur le bon bout de ta raison comme * Frédéric * Larsan s' appuie sur sa canne , et tu auras vite prouvé que le grand * Fred n' est qu' un sot ... 30 octobre , midi . * Joseph * Rouletabille . ainsi ai -je pensé ... ainsi ai -je agi ... la tête en feu , je suis remonté dans la galerie et voilà que , sans y avoir rien trouvé de plus que ce que j' y ai vu cette nuit , le bon bout de ma raison m' a montré une chose si formidable que j' ai besoin de me retenir à lui pour ne pas tomber . Ah ! Il va me falloir de la force , cependant , pour découvrir maintenant les traces sensibles qui vont entrer , qui doivent entrer dans le cercle plus large que j' ai dessiné là , entre les deux bosses de mon front ! 30 octobre , minuit . * Joseph * Rouletabille . XIX * Rouletabille m' offre à déjeuner à l' auberge du " donjon " ce n' est que plus tard que * Rouletabille me remit ce carnet où l' histoire du phénomène de la galerie inexplicable avait été retracée tout au long , par lui , le matin même qui suivit cette nuit énigmatique . Le jour où je le rejoignis au * Glandier dans sa chambre , il me raconta , par le plus grand détail , tout ce que vous connaissez maintenant , y compris l' emploi de son temps pendant les quelques heures qu' il était allé passer , cette semaine -là , à * Paris , où , du reste , il ne devait rien apprendre qui le servît . L' événement de la galerie inexplicable était survenu dans la nuit du 29 au 30 octobre , c' est-à-dire trois jours avant mon retour au château , puisque nous étions le 2 novembre . c' est donc le 2 novembre que je reviens au * Glandier , appelé par la dépêche de mon ami et apportant les revolvers . Je suis dans la chambre de * Rouletabille ; il vient de terminer son récit . Pendant qu' il parlait , il n' avait point cessé de caresser la convexité des verres du binocle qu' il avait trouvé sur le guéridon et je comprenais , à la joie qu' il prenait à manipuler ces verres de presbyte , que ceux -ci devaient constituer une de ces marques sensibles destinées à entrer dans le cercle tracé par le bon bout de sa raison . cette façon bizarre , unique , qu' il avait de s' exprimer en usant de termes merveilleusement adéquats à sa pensée ne me surprenait plus ; mais souvent il fallait connaître sa pensée pour comprendre les termes et ce n' était point toujours facile que de pénétrer la pensée de * Joseph * Rouletabille . La pensée de cet enfant était une des choses les plus curieuses que j' avais jamais eu à observer . * Rouletabille se promenait dans la vie avec cette pensée sans se douter de l' étonnement-disons le mot-de l' ahurissement qu' il rencontrait sur son chemin . Les gens tournaient la tête vers cette pensée , la regardaient passer , s' éloigner , comme on s' arrête pour considérer plus longtemps une silhouette originale que l' on a croisée sur sa route . Et comme on se dit : " d' où vient -il , celui -là ! Où va -t-il ? " on se disait : " d' où vient la pensée de * Joseph * Rouletabille et où va -t-elle ? " j' ai avoué qu' il ne se doutait point de la couleur originale de sa pensée ; aussi ne le gênait -elle nullement pour se promener , comme tout le monde , dans la vie . De même , un individu qui ne se doute point de sa mise excentrique est -il tout à fait à son aise , quel que soit le milieu qu' il traverse . C' est donc avec une simplicité naturelle que cet enfant , irresponsable de son cerveau supernaturel , exprimait des choses formidables par leur logique raccourcie , tellement raccourcie que nous n' en pouvions , nous autres , comprendre la forme qu' autant qu' à nos yeux émerveillés il voulait bien la détendre et la présenter de face dans sa position normale . * Joseph * Rouletabille me demanda ce que je pensais du récit qu' il venait de me faire . Je lui répondis que sa question m' embarrassait fort , à quoi il me répliqua d' essayer , à mon tour , de prendre ma raison par le bon bout . - eh bien , fis -je , il me semble que le point de départ de mon raisonnement doit être celui -ci : il ne fait point de doute que l' assassin que vous poursuiviez a été à un moment de cette poursuite dans la galerie . Et je m' arrêtai ... - en partant si bien , s' exclama -t-il , vous ne devriez point être arrêté si tôt . Voyons , un petit effort . - je vais essayer . Du moment où il était dans la galerie et où il en a disparu , alors qu' il n' a pu passer ni par une porte ni par une fenêtre , il faut qu' il se soit échappé par une autre ouverture . * Joseph * Rouletabille me considéra avec pitié , sourit négligemment et n' hésita pas plus longtemps à me confier que je raisonnais toujours " comme une savate " . - que dis -je ? Comme une savate ! Vous raisonnez comme * Frédéric * Larsan ! Car * Joseph * Rouletabille passait par des périodes alternatives d' admiration et de dédain pour * Frédéric * Larsan ; tantôt il s' écriait : " il est vraiment fort ! " ; tantôt il gémissait : " quelle brute ! " , selon que-et je l' avais bien remarqué- selon que les découvertes de * Frédéric * Larsan venaient corroborer son raisonnement à lui ou qu' elles le contredisaient . C' était un des petits côtés du noble caractère de cet enfant étrange . Nous nous étions levés et il m' entraîna dans le parc . Comme nous nous trouvions dans la cour d' honneur , nous dirigeant vers la sortie , un bruit de volets rejetés contre le mur nous fit tourner la tête , et nous vîmes au premier étage de l' aile gauche du château , à la fenêtre , une figure écarlate et entièrement rasée que je ne connaissais point . - tiens ! Murmura * Rouletabille , * Arthur * Rance ! Il baissa la tête , hâta sa marche et je l' entendis qui disait entre ses dents : - il était donc cette nuit au château ? ... qu' est -il venu y faire ? Quand nous fûmes assez éloignés du château , je lui demandai qui était cet * Arthur * Rance et comment il l' avait connu . Alors il me rappela son récit du matin même , me faisant souvenir que * Mr * Arthur- * W . * Rance était cet américain de * Philadelphie avec qui il avait si copieusement trinqué à la réception de l' élysée . - mais ne devait -il point quitter la * France presque immédiatement ? Demandai -je . - sans doute ; aussi vous me voyez tout étonné de le trouver encore , non seulement en * France , mais encore , mais surtout au * Glandier . Il n' est point arrivé ce matin ; il n' est point arrivé cette nuit ; il sera donc arrivé avant dîner et je ne l' ai point vu . Comment se fait -il que les concierges ne m' aient point averti ? Je fis remarquer à mon ami qu' à propos des concierges , il ne m' avait point encore dit comment il s' y était pris pour les faire remettre en liberté . Nous approchions justement de la loge . Sur le seuil , le père et la mère * Bernier nous regardaient venir . Un bon sourire éclairait leur face prospère . Ils semblaient n' avoir gardé aucun mauvais souvenir de leur détention préventive . Mon jeune ami leur demanda à quelle heure était arrivé * Arthur * Rance . Ils lui répondirent qu' ils ignoraient que * M * Arthur fût au château . Il avait dû s' y présenter dans la soirée de la veille , mais ils n' avaient pas eu à lui ouvrir la grille , attendu que * M * Arthur * Rance , qui était , paraît -il , un grand marcheur et qui ne voulait point qu' on allât le chercher en voiture , avait coutume de descendre à la gare du petit bourg de * Saint- * Michel ; de là , il s' acheminait à travers la forêt jusqu'au château . Il arrivait au parc par la grotte de sainte- * Geneviève , descendait dans cette grotte , enjambait un petit grillage et se trouvait dans le parc . à mesure que les concierges parlaient , je voyais le visage de * Rouletabille s' assombrir , manifester un certain mécontentement et , à n' en point douter , un mécontentement contre lui-même . évidemment , il était un peu vexé que , ayant tant travaillé sur place , ayant étudié les êtres et les choses du * Glandier avec un soin méticuleux , il en fût encore à apprendre qu' * Arthur * Rance avait coutume de venir au château . morose , il demanda des explications . - vous dites que * M * Arthur * Rance a coutume de venir au château ... mais , quand y est -il donc venu pour la dernière fois ? -nous ne saurions vous dire exactement , répondit * M * Bernier-c'était le nom du concierge-attendu concierge-attendu que nous ne pouvions rien savoir pendant qu' on nous tenait en prison , et puis parce que , si ce monsieur , quand il vient au château , ne passe pas par notre grille , il n' y passe pas non plus quand il le quitte ... - enfin , savez -vous quand il y est venu pour la première fois ? -oh ! Oui , monsieur ... il y a neuf ans ! ... - il est donc venu en * France , il y a neuf ans , répondit * Rouletabille ; et , cette fois -ci , à votre connaissance , combien de fois est -il venu au * Glandier ? -trois fois . - quand est -il venu au * Glandier pour la dernière fois , à votre connaissance , avant aujourd'hui . - une huitaine de jours avant l' attentat de la chambre jaune . * Rouletabille demanda encore , cette fois -ci , particulièrement à la femme : - dans la rainure du parquet ? -dans la rainure du parquet , répondit -elle . - merci , fit * Rouletabille , et préparez -vous pour ce soir . Il prononça cette dernière phrase , un doigt sur la bouche , pour recommander le silence et la discrétion . Nous sortîmes du parc et nous dirigeâmes vers l' auberge du donjon . - vous allez quelquefois manger à cette auberge ? -quelquefois . - mais vous prenez aussi vos repas au château ? -oui , * Larsan et moi nous nous faisons servir tantôt dans l' une de nos chambres , tantôt dans l' autre . - * M * Stangerson ne vous a jamais invité à sa table ? -jamais . - votre présence chez lui ne le lasse pas ? -je n' en sais rien , mais en tout cas il fait comme si nous ne le gênions pas . - il ne vous interroge jamais ? -jamais ! Il est resté dans cet état d' esprit du monsieur qui était derrière la porte de la chambre jaune , pendant qu' on assassinait sa fille , qui a défoncé la porte et qui n' a point trouvé l' assassin . Il est persuadé que , du moment qu' il n' a pu , sur le fait , rien découvrir , nous ne pourrons à plus forte raison rien découvrir non plus , nous autres ... mais il s' est fait un devoir , depuis l' hypothèse de * Larsan , de ne point contrarier nos illusions . * Rouletabille se replongea dans ses réflexions . Il en sortit enfin pour m' apprendre comment il avait libéré les deux concierges . - je suis allé , dernièrement , trouver * M * Stangerson avec une feuille de papier . Je lui ai dit d' écrire sur cette feuille ces mots : " je m' engage , quoi qu' ils puissent dire , à garder à mon service mes deux fidèles serviteurs , * Bernier et sa femme " , et de signer . Je lui expliquai qu' avec cette phrase je serais en mesure de faire parler le concierge et sa femme et je lui affirmai que j' étais sûr qu' ils n' étaient pour rien dans le crime . Ce fut , d' ailleurs , toujours son opinion . Le juge d' instruction présenta cette feuille signée aux * Bernier qui , alors , parlèrent . Ils dirent ce que j' étais certain qu' ils diraient , dès qu' on leur enlèverait la crainte de perdre leur place . Ils racontèrent qu' ils braconnaient sur les propriétés de * M * Stangerson et que c' était par un soir de braconnage qu' ils se trouvèrent non loin du pavillon au moment du drame . Les quelques lapins qu' ils acquéraient ainsi , au détriment de * M * Stangerson , étaient vendus par eux au patron de l' auberge du donjon qui s' en servait pour sa clientèle ou qui les écoulait sur * Paris . C' était la vérité , je l' avais devinée dès le premier jour . Souvenez -vous de cette phrase avec laquelle j' entrai dans l' auberge du donjon : " il va falloir manger du saignant maintenant ! " cette phrase , je l' avais entendue le matin même , quand nous arrivâmes devant la grille du parc , et vous l' aviez entendue , vous aussi , mais vous n' y aviez point attaché d' importance . Vous savez qu' au moment où nous allions atteindre cette grille , nous nous sommes arrêtés à regarder un instant un homme qui , devant le mur du parc , faisait les cent pas en consultant , à chaque instant , sa montre . Cet homme , c' était * Frédéric * Larsan qui , déjà , travaillait . Or , derrière nous , le patron de l' auberge sur son seuil disait à quelqu' un qui se trouvait à l' intérieur de l' auberge : " maintenant , il va falloir manger du saignant ! " pourquoi ce " maintenant " ? quand on est comme moi à la recherche de la plus mystérieuse vérité , on ne laisse rien échapper , ni de ce que l' on voit , ni de ce que l' on entend . Il faut , à toutes choses , trouver un sens . Nous arrivions dans un petit pays qui venait d' être bouleversé par un crime . La logique me conduisait à soupçonner toute phrase prononcée comme pouvant se rapporter à l' événement du jour . " maintenant " , pour moi , signifiait : " depuis l' attentat . " dès le début de mon enquête , je cherchai donc à trouver une corrélation entre cette phrase et le drame . Nous allâmes déjeuner au donjon . je répétai tout de go la phrase et je vis , à la surprise et à l' ennui du père * Mathieu , que je n' avais pas , quant à lui , exagéré l' importance de cette phrase . J' avais appris , à ce moment , l' arrestation des concierges . Le père * Mathieu nous parla de ces gens comme on parle de vrais amis ... que l' on regrette ... liaison fatale des idées ... je me dis : " maintenant que les concierges sont arrêtés , il va falloir manger du saignant . " plus de concierges , plus de gibier ! Comment ai -je été conduit à cette idée précise de gibier ! la haine exprimée par le père * Mathieu pour le garde de * M * Stangerson , haine , prétendait -il , partagée par les concierges , me mena tout doucement à l' idée de braconnage ... or , comme , de toute évidence , les concierges ne pouvaient être dans leur lit au moment du drame , pourquoi étaient -ils dehors cette nuit -là ? Pour le drame ? Je n' étais point disposé à le croire , car déjà je pensais , pour des raisons que je vous dirai plus tard , que l' assassin n' avait pas de complice et que tout ce drame cachait un mystère entre * Mlle * Stangerson et l' assassin , mystère dans lequel les concierges n' avaient que faire . L' histoire du braconnage expliquait tout , relativement aux concierges . je l' admis en principe et je recherchai une preuve chez eux , dans leur loge . Je pénétrai dans leur maisonnette , comme vous le savez , et découvris sous leur lit des lacets et du fil de laiton . " parbleu ! Pensai -je , parbleu ! Voilà bien pourquoi ils étaient , la nuit , dans le parc . " je ne m' étonnai point qu' ils se fussent tus devant le juge et que , sous le coup d' une aussi grave accusation que celle d' une complicité dans le crime , ils n' aient point répondu tout de suite en avouant le braconnage . Le braconnage les sauvait de la cour d' assisses , mais les faisait mettre à la porte du château , et , comme ils étaient parfaitement sûrs de leur innocence sur le fait crime , ils espéraient bien que celle -ci serait vite découverte et que l' on continuerait à ignorer le fait braconnage . Il leur serait toujours loisible de parler à temps ! Je leur ai fait hâter leur confession par l' engagement signé de * M * Stangerson , que je leur apportais . Ils donnèrent toutes preuves nécessaires , furent mis en liberté et conçurent pour moi une vive reconnaissance . Pourquoi ne les avais -je point fait délivrer plus tôt ? Parce que je n' étais point sûr alors qu' il n' y avait dans leur cas que du braconnage . Je voulais les laisser venir , et étudier le terrain . Ma conviction ne devint que plus certaine , à mesure que les jours s' écoulaient . Au lendemain de la galerie inexplicable , comme j' avais besoin de gens dévoués ici , je résolus de me les attacher immédiatement en faisant cesser leur captivité . Et voilà ! Ainsi s' exprima * Joseph * Rouletabille , et je ne pus que m' étonner encore de la simplicité de raisonnement qui l' avait conduit à la vérité dans cette affaire de la complicité des concierges . Certes , l' affaire était minime , mais je pensai à part moi que le jeune homme , un de ces jours , ne manquerait point de nous expliquer , avec la même simplicité , la formidable nuit de la chambre jaune et celle de la galerie inexplicable . nous étions arrivés à l' auberge du donjon . nous entrâmes . Cette fois , nous ne vîmes point l' hôte , mais ce fut l' hôtesse qui nous accueillit avec un bon sourire heureux . J' ai déjà décrit la salle où nous nous trouvions , et j' ai donné un aperçu de la charmante femme blonde aux yeux doux qui se mit immédiatement à notre disposition pour le déjeuner . - comment va le père * Mathieu ? Demanda * Rouletabille . - guère mieux , monsieur , guère mieux ; il est toujours au lit . - ses rhumatismes ne le quittent donc pas ? -eh non ! J' ai encore été obligée , la nuit dernière , de lui faire une piqûre de morphine . Il n' y a que cette drogue -là qui calme ses douleurs . Elle parlait d' une voix douce ; tout , en elle , exprimait la douceur . C' était vraiment une belle femme , un peu indolente , aux grands yeux cernés , des yeux d' amoureuse . Le père * Mathieu , quand il n' avait pas de rhumatismes , devait être un heureux gaillard . Mais elle , était -elle heureuse avec ce rhumatisant bourru ? La scène à laquelle nous avions précédemment assisté ne pouvait nous le faire croire , et cependant , il y avait , dans toute l' attitude de cette femme , quelque chose qui ne dénotait point le désespoir . Elle disparut dans sa cuisine pour préparer notre repas , nous laissant sur la table une bouteille d' excellent cidre . * Rouletabille nous en versa dans des bols , bourra sa pipe , l' alluma , et , tranquillement , m' expliqua enfin la raison qui l' avait déterminé à me faire venir au * Glandier avec des revolvers . - oui , dit -il , en suivant d' un oeil contemplatif les volutes de la fumée qu' il tirait de sa bouffarde , oui , cher ami , j' attends , ce soir , l' assassin . il y eut un petit silence que je n' eus garde d' interrompre , et il reprit : - hier soir , au moment où j' allais me mettre au lit , * M * Robert * Darzac frappa à la porte de ma chambre . Je lui ouvris , et il me confia qu' il était dans la nécessité de se rendre , le lendemain matin , c' est-à-dire ce matin même , à * Paris . La raison qui le déterminait à ce voyage était à la fois péremptoire et mystérieuse , péremptoire puisqu' il lui était impossible de ne pas faire ce voyage , et mystérieuse puisqu' il lui était aussi impossible de m' en dévoiler le but . " je pars , et cependant , ajouta -t-il , je donnerais la moitié de ma vie pour ne pas quitter en ce moment * Mlle * Stangerson . " il ne me cacha point qu' il la croyait encore une fois en danger . " il surviendrait quelque chose la nuit prochaine que je ne m' en étonnerais guère , avoua -t-il , et cependant il faut que je m' absente . Je ne pourrai être de retour au * Glandier qu' après-demain matin . " je lui demandai des explications , et voici tout ce qu' il m' expliqua . Cette idée d' un danger pressant lui venait uniquement de la coïncidence qui existait entre ses absences et les attentats dont * Mlle * Stangerson était l' objet . La nuit de la galerie inexplicable , il avait dû quitter le * Glandier ; la nuit de la chambre jaune , il n' aurait pu être au * Glandier et , de fait , nous savons qu' il n' y était pas . Du moins nous le savons officiellement , d' après ses déclarations . Pour que , chargé d' une idée pareille , il s' absentât à nouveau aujourd'hui , il fallait qu' il obéît à une volonté plus forte que la sienne . c' est ce que je pensais et c' est ce que je lui dis . Il me répondit : " peut-être ! " je lui demandai si cette volonté plus forte que la sienne était celle de * Mlle * Stangerson ; il me jura que non et que la décision de son départ avait été prise par lui , en dehors de toute instruction de * Mlle * Stangerson . Bref , il me répéta qu' il ne croyait à la possibilité d' un nouvel attentat qu' à cause de cette extraordinaire coïncidence qu' il avait remarquée et que le juge d' instruction , du reste , lui avait fait remarquer . " s' il arrivait quelque chose à * Mlle * Stangerson , dit -il , ce serait terrible et pour elle et pour moi ; pour elle , qui sera une fois de plus entre la vie et la mort ; pour moi , qui ne pourrai la défendre en cas d' attaque et qui serai ensuite dans la nécessité de ne point dire où j' ai passé la nuit . or , je me rends parfaitement compte des soupçons qui pèsent sur moi . Le juge d' instruction et * M * Frédéric * Larsan -ce dernier m' a suivi à la piste , la dernière fois que je me suis rendu à * Paris , et j' ai eu toutes les peines du monde à m' en débarrasser-ne sont pas loin de me croire coupable . " - " que ne dites -vous , m' écriai -je tout à coup , le nom de l' assassin , puisque vous le connaissez ? " * M * Darzac parut extrêmement troublé de mon exclamation . Il me répliqua , d' une voix hésitante : " moi ! Je connais le nom de l' assassin ? Qui me l' aurait appris ? " je répartis aussitôt : " * Mlle * Stangerson ! " alors , il devint tellement pâle que je crus qu' il allait se trouver mal , et je vis que j' avais frappé juste : * Mlle * Stangerson et lui savent le nom de l' assassin ! quand il fut un peu remis , il me dit : " je vais vous quitter , monsieur . Depuis que vous êtes ici , j' ai pu apprécier votre exceptionnelle intelligence et votre ingéniosité sans égale . Voici le service que je réclame de vous . Peut-être ai -je tort de craindre un attentat la nuit prochaine ; mais , comme il faut tout prévoir , je compte sur vous pour rendre cet attentat impossible ... prenez toutes dispositions qu' il faudra pour isoler , pour garder * Mlle * Stangerson . Faites qu' on ne puisse entrer dans la chambre de * Mlle * Stangerson . Veillez autour de cette chambre comme un bon chien de garde . Ne dormez pas . Ne vous accordez point une seconde de repos . L' homme que nous redoutons est d' une astuce prodigieuse , qui n' a peut-être encore jamais été égalée au monde . Cette astuce même la sauvera si vous veillez ; car il est impossible qu' il ne sache point que vous veillez , à cause de cette astuce même ; et , s' il sait que vous veillez , il ne tentera rien . " - " avez -vous parlé de ces choses à * M * Stangerson ? " - " non ! " - " pourquoi ? " - " parce que je ne veux point , monsieur , que * M * Stangerson me dise ce que vous m' avez dit tout à l' heure : " vous connaissez le nom de l' assassin ! " si , vous , vous êtes étonné de ce que je viens vous dire : " l' assassin va peut-être venir demain ! " , quel serait l' étonnement de * M * Stangerson , si je lui répétais la même chose ! Il n' admettra peut-être point que mon sinistre pronostic ne soit basé que sur des coïncidences qu' il finirait , sans doute , lui aussi , par trouver étranges ... je vous dis tout cela , * Monsieur * Rouletabille , parce que j' ai une grande ... une grande confiance en vous ... je sais que , vous , vous ne me soupçonnez pas ! ... " le pauvre homme , continua * Rouletabille , me répondait comme il pouvait , à hue et à dia . Il souffrait . J' eus pitié de lui , d' autant plus que je me rendais parfaitement compte qu' il se ferait tuer plutôt que de me dire qui était l' assassin , comme * Mlle * Stangerson se fera plutôt assassiner que de dénoncer l' homme de la chambre jaune et de la galerie inexplicable . l' homme doit la tenir , ou doit les tenir tous deux , d' une manière terrible , et ils ne doivent rien tant redouter que de voir * M * Stangerson apprendre que sa fille est " tenue " par son assassin . je fis comprendre à * M * Darzac qu' il s' était suffisamment expliqué et qu' il pouvait se taire puisqu' il ne pouvait plus rien m' apprendre . Je lui promis de veiller et de ne me point coucher de la nuit . Il insista pour que j' organisasse une véritable barrière infranchissable autour de la chambre de * Mlle * Stangerson , autour du boudoir où couchaient les deux gardes et autour du salon où couchait , depuis la galerie inexplicable , * M * Stangerson ; bref , autour de tout l' appartement . Non seulement je compris , à cette insistance , que * M * Darzac me demandait de rendre impossible l' arrivée à la chambre de * Mlle * Stangerson , mais encore de rendre cette arrivée si visiblement impossible , que l' homme fût rebuté tout de suite et disparût sans laisser de trace . C' est ainsi que j' expliquai , à part moi , la phrase finale dont il me salua : " quand je serai parti , vous pourrez parler de vos soupçons pour cette nuit à * M * Stangerson , au père * Jacques , à * Frédéric * Larsan , à tout le monde au château et organiser ainsi , jusqu'à mon retour , une surveillance dont , aux yeux de tous , vous aurez eu seul l' idée . " il s' en alla , le pauvre , le pauvre homme , ne sachant plus guère ce qu' il disait , devant mon silence et mes yeux qui lui criaient que j' avais deviné les trois quarts de son secret . Oui , oui , vraiment , il devait être tout à fait désemparé pour être venu à moi dans un moment pareil et pour abandonner * Mlle * Stangerson quand il avait dans la tête cette idée terrible de la coïncidence ... quand il fut parti , je réfléchis . Je réfléchis à ceci , qu' il fallait être plus astucieux que l' astuce même , de telle sorte que l' homme , s' il devait aller , cette nuit , dans la chambre de * Mlle * Stangerson , ne se doutât point une seconde qu' on pouvait soupçonner sa venue . Certes ! L' empêcher de pénétrer , même par la mort , mais le laisser avancer suffisamment pour que , mort ou vivant , on pût voir nettement sa figure ! car il fallait en finir , il fallait libérer * Mlle * Stangerson de cet assassinat latent ! oui , mon ami , déclara * Rouletabille , après avoir posé sa pipe sur la table et vidé son verre , il faut que je voie , d' une façon bien distincte , sa figure , histoire d' être sûr qu' elle entre dans le cercle que j' ai tracé avec le bon bout de ma raison ! à ce moment , apportant l' omelette au lard traditionnelle , l' hôtesse fit sa réapparition . * Rouletabille lutina un peu * Mme * Mathieu et celle -ci se montra de l' humeur la plus charmante . - elle est beaucoup plus gaie , me dit -il , quand le père * Mathieu est cloué au lit par ses rhumatismes que lorsque le père * Mathieu est ingambe ! Mais je n' étais ni aux jeux de * Rouletabille , ni aux sourires de l' hôtesse ; j' étais tout entier aux dernières paroles de mon jeune ami et à l' étrange démarche de * M * Robert * Darzac . Quand il eut fini son omelette et que nous fûmes seuls à nouveau , * Rouletabille reprit le cours de ses confidences : - quand je vous ai envoyé ma dépêche ce matin , à la première heure , j' en étais resté , me dit -il , à la parole de * M * Darzac : " l' assassin viendra peut-être la nuit prochaine . " maintenant , je peux vous dire qu' il viendra sûrement . oui , je l' attends . - et qu' est -ce qui vous a donné cette certitude ? Ne serait -ce point par hasard ... - taisez -vous , m' interrompit en souriant * Rouletabille , taisez -vous , vous allez dire une bêtise . Je suis sûr que l' assassin viendra depuis ce matin , dix heures et demie , c' est-à-dire avant votre arrivée , et par conséquent avant que nous n' ayons aperçu * Arthur * Rance à la fenêtre de la cour d' honneur ... - ah ! Ah ! Fis -je ... vraiment ... mais encore , pourquoi en étiez -vous sûr dès dix heures et demie ? -parce que , à dix heures et demie , j' ai eu la preuve que * Mlle * Stangerson faisait autant d' efforts pour permettre à l' assassin de pénétrer dans sa chambre , cette nuit , que * M * Robert * Darzac avait pris , en s' adressant à moi , de précautions pour qu' il n' y entrât pas ... à suivre . - Oh ! Oh ! m' écriai -je , est -ce bien possible ! ... et plus bas : - ne m' avez -vous pas dit que * Mlle * Stangerson adorait * M * Robert * Darzac ? -je vous l' ai dit parce que c' est la vérité ! -alors , vous ne trouvez pas bizarre ... - tout est bizarre , dans cette affaire , mon ami , mais croyez bien que le bizarre que vous connaissez n' est rien à côté du bizarre qui vous attend ! ... - il faudrait admettre , dis -je encore , que * Mlle * Stangerson et son assassin aient entre eux des relations au moins épistolaires ? -admettez -le ! Mon ami , admettez -le ! ... vous ne risquez rien ! ... je vous ai rapporté l' histoire de la lettre sur la table de * Mlle * Stangerson , lettre laissée par l' assassin la nuit de la galerie inexplicable , lettre disparue ... dans la poche de * Mlle * Stangerson ... qui pourrait prétendre que , dans cette lettre , l' assassin ne sommait pas * Mlle * Stangerson de lui donner un prochain rendez -vous effectif , et enfin qu' il n' a pas fait savoir à * Mlle * Stangerson , aussitôt qu' il a été sûr du départ de * M * Darzac , que ce rendez -vous devait être pour la nuit qui vient ? Et mon ami ricana silencieusement . Il y avait des moments où je me demandais s' il ne se payait point ma tête . La porte de l' auberge s' ouvrit . * Rouletabille fut debout , si subitement , qu' on eût pu croire qu' il venait de subir sur son siège une décharge électrique . - * Mr * Arthur * Rance ! S' écria -t-il . * Mr * Arthur * Rance était devant nous , et , flegmatiquement , saluait . XX un geste de * Mlle * Stangerson -vous me reconnaissez , monsieur ? Demanda * Rouletabille au gentleman . - parfaitement , répondit * Arthur * Rance . J' ai reconnu en vous le petit garçon du buffet . ( visage cramoisi de colère de * Rouletabille à ce titre de petit garçon . ) et je suis descendu de ma chambre pour venir vous serrer la main . Vous êtes un joyeux petit garçon . Main tendue de l' américain ; * Rouletabille se déride , serre la main en riant , me présente , présente * Mr * Arthur- * William * Rance , l' invite à partager notre repas . - non , merci . Je déjeune avec * M * Stangerson . * Arthur * Rance parle parfaitement notre langue , presque sans accent . - je croyais , monsieur , ne plus avoir le plaisir de vous revoir ; ne deviez -vous pas quitter notre pays le lendemain ou le surlendemain de la réception à l' élysée ? * Rouletabille et moi , en apparence indifférents à cette conversation de rencontre , prêtons une oreille fort attentive à chaque parole de l' américain . La face rose violacé de l' homme , ses paupières lourdes , certains tics nerveux , tout démontre , tout prouve l' alcoolique . Comment ce triste individu est -il le commensal de * M * Stangerson ? Comment peut -il être intime avec l' illustre professeur ? Je devais apprendre , quelques jours plus tard , de * Frédéric * Larsan-lequel avait , comme nous , été surpris et intrigué par la présence de l' américain au château , et s' était documenté-que * Mr * Rance n' était devenu alcoolique que depuis une quinzaine d' années , c' est-à-dire depuis le départ de * Philadelphie du professeur et de sa fille . à l' époque où les * Stangerson habitaient l' * Amérique , ils avaient connu et beaucoup fréquenté * Arthur * Rance , qui était un des phrénologues les plus distingués du nouveau monde . Il avait su , grâce à des expériences nouvelles et ingénieuses , faire franchir un pas immense à la science de * Gall et de * Lavater . Enfin , il faut retenir à l' actif d' * Arthur * Rance et pour l' explication de cette intimité avec laquelle il était reçu au * Glandier , que le savant américain avait rendu un jour un grand service à * Mlle * Stangerson , en arrêtant , au péril de sa vie , les chevaux emballés de sa voiture . Il était même probable qu' à la suite de cet événement une certaine amitié avait lié momentanément * Arthur * Rance et la fille du professeur ; mais rien ne faisait supposer , dans tout ceci , la moindre histoire d' amour . Où * Frédéric * Larsan avait -il puisé ses renseignements ? Il ne me le dit point ; mais il paraissait à peu près sûr de ce qu' il avançait . Si , au moment où * Arthur * Rance nous vint rejoindre à l' auberge du donjon , nous avions connu ces détails , il est probable que sa présence au château nous eût moins intrigués , mais ils n' auraient fait , en tout cas , qu' augmenter l' intérêt que nous portions à ce nouveau personnage . L' américain devait avoir dans les quarante-cinq ans . Il répondit d' une façon très naturelle à la question de * Rouletabille : - quand j' ai appris l' attentat , j' ai retardé mon retour en * Amérique ; je voulais m' assurer , avant de partir , que * Mlle * Stangerson n' était point mortellement atteinte , et je ne m' en irai que lorsqu' elle sera tout à fait rétablie . * Arthur * Rance prit alors la direction de la conversation , évitant de répondre à certaines questions de * Rouletabille , nous faisant part , sans que nous l' y invitions , de ses idées personnelles sur le drame , idées qui n' étaient point éloignées , à ce que j' ai pu comprendre , des idées de * Frédéric * Larsan lui-même , c' est-à-dire que l' américain pensait , lui aussi , que * M * Robert * Darzac " devait être pour quelque chose dans l' affaire " . Il ne le nomma point , mais il ne fallait point être grand clerc pour saisir ce qui était au fond de son argumentation . Il nous dit qu' il connaissait les efforts faits par le jeune * Rouletabille pour arriver à démêler l' écheveau embrouillé du drame de la chambre jaune . il nous rapporta que * M * Stangerson l' avait mis au courant des événements qui s' étaient déroulés dans la galerie inexplicable . on devinait , en écoutant * Arthur * Rance , qu' il expliquait tout par * Robert * Darzac . à plusieurs reprises , il regretta que * M * Darzac fût justement absent du château quand il s' y passait d' aussi mystérieux drames , et nous sûmes ce que parler veut dire . Enfin , il émit cette opinion que * M * Darzac avait été très bien inspiré , très habile , en installant lui-même sur les lieux * M * Joseph * Rouletabille , qui ne manquerait point-un jour ou l' autre-de autre-de découvrir l' assassin . Il prononça cette dernière phrase avec une ironie visible , se leva , nous salua , et sortit . * Rouletabille , à travers la fenêtre , le regarda s' éloigner et dit : - drôle de corps ! Je lui demandai : - croyez -vous qu' il passera la nuit au * Glandier ? à ma stupéfaction , le jeune reporter répondit " que cela lui était tout à fait indifférent " . Je passerai sur l' emploi de notre après-midi . Qu' il vous suffise de savoir que nous allâmes nous promener dans les bois , que * Rouletabille me conduisit à la grotte de sainte- * Geneviève et que , tout ce temps , mon ami affecta de me parler de toute autre chose que de ce qui le préoccupait . Ainsi le soir arriva . J' étais tout étonné de voir le reporter ne prendre aucune de ces dispositions auxquelles je m' attendais . Je lui en fis la remarque , quand , la nuit venue , nous nous trouvâmes dans sa chambre . Il me répondit que toutes ses dispositions étaient déjà prises et que l' assassin ne pouvait , cette fois , lui échapper . Comme j' émettais quelque doute , lui rappelant la disparition de l' homme dans la galerie , et faisant entendre que le même fait pourrait se renouveler , il me répliqua : qu' il l' espérait bien , et que c' est tout ce qu' il désirait cette nuit -là . je n' insistai point , sachant par expérience combien mon insistance eût été vaine et déplacée . Il me confia que , depuis le commencement du jour , par son soin et ceux des concierges , le château était surveillé de telle sorte que personne ne pût en approcher sans qu' il en fût averti ; et que , dans le cas où personne ne viendrait du dehors , il était bien tranquille sur tout ce qui pouvait concerner ceux du dedans . il était alors six heures et demie , à la montre qu' il tira de son gousset ; il se leva , me fit signe de le suivre et , sans prendre aucune précaution , sans essayer même d' atténuer le bruit de ses pas , sans me recommander le silence , il me conduisit à travers la galerie ; nous atteignîmes la galerie droite , et nous la suivîmes jusqu'au palier de l' escalier que nous traversâmes . Nous avons alors continué notre marche dans la galerie , aile gauche , passant devant l' appartement du professeur * Stangerson . à l' extrémité de cette galerie , avant d' arriver au donjon , se trouvait une pièce qui était la chambre occupée par * Arthur * Rance . Nous savions cela parce que nous avions vu , à midi , l' américain à la fenêtre de cette chambre qui donnait sur la cour d' honneur . La porte de cette chambre était dans le travers de la galerie , puisque la chambre barrait et terminait la galerie de ce côté . En somme , la porte de cette chambre était juste en face de la fenêtre " est " qui se trouvait à l' extrémité de l' autre galerie droite , aile droite , là où , précédemment , * Rouletabille avait placé le père * Jacques . Quand on tournait le dos à cette porte , c' est-à-dire quand on sortait de cette chambre , on voyait toute la galerie en enfilade : aile gauche , palier et aile droite . Il n' y avait , naturellement , que la galerie tournante de l' aile droite que l' on ne voyait point . - cette galerie tournante , dit * Rouletabille , je me la réserve . Vous , quand je vous en prierai , vous viendrez vous installer ici . Et il me fit entrer dans un petit cabinet noir triangulaire , pris sur la galerie et situé de biais à gauche de la porte de la chambre d' * Arthur * Rance . De ce recoin , je pouvais voir tout ce qui se passait dans la galerie aussi facilement que si j' avais été devant la porte d' * Arthur * Rance et je pouvais également surveiller la porte même de l' américain . La porte de ce cabinet , qui devait être mon lieu d' observation , était garnie de carreaux non dépolis . Il faisait clair dans la galerie où toutes les lampes étaient allumées ; il faisait noir dans le cabinet . C' était là un poste de choix pour un espion . Car que faisais -je , là , sinon un métier d' espion ? De bas policier ? J' y répugnais certainement ; et , outre mes instincts naturels , n' y avait -il pas la dignité de ma profession qui s' opposait à un pareil avatar ? En vérité , si mon bâtonnier me voyait ! Si l' on apprenait ma conduite , au palais , que dirait le conseil de l' ordre ? * Rouletabille , lui , ne soupçonnait même pas qu' il pouvait me venir à l' idée de lui refuser le service qu' il me demandait , et , de fait , je ne le lui refusai point : d' abord parce que j' eusse craint de passer à ses yeux pour un lâche ; ensuite parce que je réfléchis que je pouvais toujours prétendre qu' il m' était loisible de chercher partout la vérité en amateur ; enfin , parce qu' il était trop tard pour me tirer de là . Que n' avais -je eu ces scrupules plus tôt ? Pourquoi ne les avais -je pas eus ? Parce que ma curiosité était plus forte que tout . Encore , je pouvais dire que j' allais contribuer à sauver la vie d' une femme ; et il n' est point de règlements professionnels qui puissent interdire un aussi généreux dessein . Nous revînmes à travers la galerie . Comme nous arrivions en face de l' appartement de * Mlle * Stangerson , la porte du salon s' ouvrit , poussée par le maître d' hôtel qui faisait le service du dîner ( * M * Stangerson dînait avec sa fille dans le salon du premier étage , depuis trois jours ) , et , comme la porte était restée entr'ouverte , nous vîmes parfaitement * Mlle * Stangerson qui , profitant de l' absence du domestique et de ce que son père était baissé , ramassant un objet qu' elle venait de faire tomber , versait hâtivement le contenu d' une fiole dans le verre de * M * Stangerson . XXI à l' affût ce geste , qui me bouleversa , ne parut point émouvoir extrêmement * Rouletabille . Nous nous retrouvâmes dans sa chambre , et , ne me parlant même point de la scène que nous venions de surprendre , il me donna ses dernières instructions pour la nuit . Nous allions d' abord dîner . Après dîner , je devais entrer dans le cabinet noir et , là , j' attendrais tout le temps qu' il faudrait pour voir quelque chose . - si vous voyez avant moi , m' expliqua mon ami , il faudra m' avertir . Vous verrez avant moi si l' homme arrive dans la galerie droite par tout autre chemin que la galerie tournante , puisque vous découvrez toute la galerie droite et que moi je ne puis voir que la galerie tournante . Pour m' avertir , vous n' aurez qu' à dénouer l' embrasse du rideau de la fenêtre de la galerie droite qui se trouve la plus proche du cabinet noir . Le rideau tombera de lui-même , voilant la fenêtre et faisant immédiatement un carré d' ombre là où il y avait un carré de lumière , puisque la galerie est éclairée . Pour faire ce geste , vous n' avez qu' à allonger la main hors du cabinet noir . Moi , dans la galerie tournante qui fait angle droit avec la galerie droite , j' aperçois , par les fenêtres de la galerie tournante , tous les carrés de lumière que font les fenêtres de la galerie droite . Quand le carré lumineux qui nous occupe deviendra obscur , je saurai ce que cela veut dire . - et alors ? -alors , vous me verrez apparaître au coin de la galerie tournante . - et qu' est -ce que je ferai ? -vous marcherez aussitôt vers moi , derrière l' homme , mais je serai déjà sur l' homme et j' aurai vu si sa figure entre dans mon cercle ... - celui qui est tracé par le bon bout de la raison , terminai -je en esquissant un sourire . - pourquoi souriez -vous ? C' est bien inutile ... enfin , profitez , pour vous réjouir , des quelques instants qui vous restent , car je vous jure que tout à l' heure vous n' en aurez plus l' occasion . - et si l' homme échappe ? -tant mieux ! fit flegmatiquement * Rouletabille . Je ne tiens pas à le prendre ; il pourra s' échapper en dégringolant l' escalier et par le vestibule du rez-de-chaussée ... et cela avant que vous n' ayez atteint le palier , puisque vous êtes au fond de la galerie . Moi , je le laisserai partir après avoir vu sa figure . c' est tout ce qu' il me faut : voir sa figure . Je saurai bien m' arranger ensuite pour qu' il soit mort pour * Mlle * Stangerson , même s' il reste vivant . si je le prends vivant , * Mlle * Stangerson et * M * Robert * Darzac ne me le pardonneront peut-être jamais ! Et je tiens à leur estime ; ce sont de braves gens . Quand je vois * Mlle * Stangerson verser un narcotique dans le verre de son père , pour que son père , cette nuit , ne soit pas réveillé par la conversation qu' elle doit avoir avec son assassin , vous devez comprendre que sa reconnaissance pour moi aurait des limites si j' amenais à son père , les poings liés et la bouche ouverte , l' homme de la chambre jaune et de la galerie inexplicable ! c' est peut-être un grand bonheur que , la nuit de la galerie inexplicable , l' homme se soit évanoui comme par enchantement ! Je l' ai compris cette nuit -là à la physionomie soudain rayonnante de * Mlle * Stangerson quand elle eut appris qu' il avait échappé . et j' ai compris que , pour sauver la malheureuse , il fallait moins prendre l' homme que le rendre muet , de quelque façon que ce fut . mais tuer un homme ! Tuer un homme ! Ce n' est pas une petite affaire . Et puis , ça ne me regarde pas ... à moins qu' il ne m' en donne l' occasion ! ... d' un autre côté , le rendre muet sans que la dame me fasse de confidences ... c' est une besogne qui consiste d' abord à deviner tout avec rien ! ... heureusement , mon ami , j' ai deviné ... ou plutôt non , j' ai raisonné ... et je ne demande à l' homme de ce soir de ne m' apporter que la figure sensible qui doit entrer ... - dans le cercle ... - parfaitement . Et sa figure ne me surprendra pas ! ... - mais je croyais que vous aviez déjà vu sa figure , le soir où vous avez sauté dans la chambre ... - mal ... la bougie était par terre ... et puis , toute cette barbe ... - ce soir , il n' en aura donc plus ? -je crois pouvoir affirmer qu' il en aura ... mais la galerie est claire , et puis , maintenant , je sais ... ou du moins mon cerveau sait ... alors mes yeux verront ... - s' il ne s' agit que de le voir et de le laisser échapper ... pourquoi nous être armés ? -parce que , mon cher , si l' homme de la chambre jaune et de la galerie inexplicable sait que je sais , il est capable de tout ! Alors , il faudra nous défendre . - et vous êtes sûr qu' il viendra ce soir ? ... - aussi sûr que vous êtes là ! ... * Mlle * Stangerson , à dix heures et demie , ce matin , le plus habilement du monde , s' est arrangée pour être sans gardes-malades cette nuit ; elle leur a donné congé pour vingt-quatre heures , sous des prétextes plausibles , et n' a voulu , pour veiller auprès d' elle , pendant leur absence , que son cher père , qui couchera dans le boudoir de sa fille et qui accepte cette nouvelle fonction avec une joie reconnaissante . La coïncidence du départ de * M * Darzac ( après les paroles qu' il m' a dites ) et des précautions exceptionnelles de * Mlle * Stangerson , pour faire autour d' elle de la solitude , ne permet aucun doute . La venue de l' assassin , que * Darzac redoute , * Mlle * Stangerson la prépare ! -c'est effroyable ! -oui . - et le geste que nous lui avons vu faire , c' est le geste qui va endormir son père ? -oui . - en somme , pour l' affaire de cette nuit , nous ne sommes que deux ? -quatre ; le concierge et sa femme veillent à tout hasard ... je crois leur veille inutile , avant ... mais le concierge pourra m' être utile après , si on tue ! -vous croyez donc qu' on va tuer ? -on tuera s' il le veut ! -pourquoi n' avoir pas averti le père * Jacques ? Vous ne vous servez plus de lui , aujourd'hui ? -non , me répondit * Rouletabille d' un ton brusque . Je gardai quelque temps le silence ; puis , désireux de connaître le fond de la pensée de * Rouletabille , je lui demandai à brûle-pourpoint : - pourquoi ne pas avertir * Arthur * Rance ? Il pourrait nous être d' un grand secours ... - ah ça ! Fit * Rouletabille avec méchante humeur ... vous voulez donc mettre tout le monde dans les secrets de * Mlle * Stangerson ! ... allons dîner ... c' est l' heure ... ce soir nous dînons chez * Frédéric * Larsan ... à moins qu' il ne soit encore pendu aux trousses de * Robert * Darzac ... il ne le lâche pas d' une semelle . Mais , bah ! S' il n' est pas là en ce moment , je suis bien sûr qu' il sera là cette nuit ! ... en voilà un que je vais rouler ! à ce moment , nous entendîmes du bruit dans la chambre à côté . - ce doit être lui , dit * Rouletabille . - j' oubliais de vous demander , fis -je : quand nous serons devant le policier , pas une allusion à l' expédition de cette nuit , n' est -ce pas ? -évidemment ; nous opérons seuls , pour notre compte personnel . - et toute la gloire sera pour nous ? * Rouletabille , ricanant , ajouta : - tu l' as dit , bouffi ! ... nous dînâmes avec * Frédéric * Larsan , dans sa chambre . Nous le trouvâmes chez lui ... il nous dit qu' il venait d' arriver et nous invita à nous mettre à table . Le dîner se passa dans la meilleure humeur du monde , et je n' eus point de peine à comprendre qu' il fallait l' attribuer à la quasi-certitude où * Rouletabille et * Frédéric * Larsan , l' un et l' autre , chacun de son côté , étaient de tenir enfin la vérité . * Rouletabille confia au grand * Fred que j' étais venu le voir de mon propre mouvement et qu' il m' avait retenu pour que je l' aidasse dans un grand travail qu' il devait livrer , cette nuit même , à l' époque . je devais repartir , dit -il , pour * Paris , par le train d' onze heures , emportant sa " copie " , qui était une sorte de feuilleton où le jeune reporter retraçait les principaux épisodes des mystères du * Glandier. * Larsan sourit à cette explication comme un homme qui n' en est point la dupe , mais qui se garde , par politesse , d' émettre la moindre réflexion sur des choses qui ne le regardent pas . Avec mille précautions dans le langage et jusque dans les intonations , * Larsan et * Rouletabille s' entretinrent assez longtemps de la présence au château de * Mr * Arthur- * W . * Rance , de son passé en * Amérique qu' ils eussent voulu connaître mieux , du moins quant aux relations qu' il avait eues avec les * Stangerson . à un moment , * Larsan , qui me parut soudain souffrant , dit avec effort : - je crois , * Monsieur * Rouletabille , que nous n' avons plus grand'chose à faire au * Glandier , et m' est avis que nous n' y coucherons plus de nombreux soirs . - c' est aussi mon avis , * Monsieur * Fred . - vous croyez donc , mon ami , que l' affaire est finie ? -je crois , en effet , qu' elle est finie et qu' elle n' a plus rien à nous apprendre , répliqua * Rouletabille . -avez -vous un coupable ? Demanda * Larsan . - et vous ? -oui . - moi aussi , dit * Rouletabille . - serait -ce le même ? -je ne crois pas , si vous n' avez pas changé d' idée , répliqua le jeune reporter . Et il ajouta avec force : - * M * Darzac est un honnête homme ! -vous en êtes sûr ? Demanda * Larsan . Eh bien , moi , je suis sûr du contraire ... c' est donc la bataille ? -oui , la bataille . Et je vous battrai , * Monsieur * Frédéric * Larsan . - la jeunesse ne doute de rien , termina le grand * Fred en riant et en me serrant la main . * Rouletabille répondit comme un écho : - de rien ! Mais soudain , * Larsan , qui s' était levé pour nous souhaiter le bonsoir , porta les deux mains à sa poitrine et trébucha . Il dut s' appuyer à * Rouletabille pour ne pas tomber . Il était devenu extrêmement pâle . - oh ! Oh ! Fit -il , qu' est -ce que j' ai là ? Est -ce que je serais empoisonné ? Et il nous regardait d' un oeil hagard ... en vain , nous l' interrogions , il ne nous répondait plus ... il s' était affaissé dans un fauteuil et nous ne pûmes en tirer un mot . Nous étions extrêmement inquiets , et pour lui , et pour nous , car nous avions mangé de tous les plats auxquels avait touché * Frédéric * Larsan . Nous nous empressions autour de lui . Maintenant , il ne semblait plus souffrir , mais sa tête lourde avait roulé sur son épaule et ses paupières appesanties nous cachaient son regard ... * Rouletabille se pencha sur sa poitrine et ausculta son coeur ... quand il se releva , mon ami avait une figure aussi calme que je la lui avais vue tout à l' heure bouleversée . Il me dit : - il dort ! Et il m' entraîna dans sa chambre , après avoir refermé la porte de la chambre de * Larsan . - le narcotique ? Demandai -je ... * Mlle * Stangerson veut donc endormir tout le monde , ce soir ? ... - peut-être ... me répondit * Rouletabille en songeant à autre chose . - mais nous ! ... nous ! M' exclamai -je . Qui me dit que nous n' avons pas avalé un pareil narcotique ? -vous sentez -vous indisposé ? Me demanda * Rouletabille avec sang-froid . - non , aucunement ! -avez -vous envie de dormir ? -en aucune façon ... - eh bien , mon ami , fumez cet excellent cigare ... et il me passa un havane de premier choix que * M * Darzac lui avait offert ; quant à lui , il alluma sa bouffarde , son éternelle bouffarde . Nous restâmes ainsi dans cette chambre jusqu'à dix heures , sans qu' un mot fût prononcé . Plongé dans un fauteuil , * Rouletabille fumait sans discontinuer , le front soucieux et le regard lointain . à dix heures , il se déchaussa , me fit un signe et je compris que je devais , comme lui , retirer mes chaussures . Quand nous fûmes sur nos chaussettes , * Rouletabille dit , si bas que je devinai plutôt le mot que je ne l' entendis : - revolver ! Je sortis mon revolver de la poche de mon veston . - armez ! Fit -il encore . J' armai . Alors il se dirigea vers la porte de sa chambre , l' ouvrit avec des précautions infinies ; la porte ne cria pas . Nous fûmes dans la galerie tournante . * Rouletabille me fit un nouveau signe . Je compris que je devais prendre mon poste dans le cabinet noir . Comme je m' éloignais déjà de lui , * Rouletabille me rejoignit et m' embrassa , et puis je vis qu' avec les mêmes précautions il retournait dans sa chambre . étonné de ce baiser et un peu inquiet , j' arrivai dans la galerie droite que je longeai sans encombre ; je traversai le palier et continuai mon chemin dans la galerie , aile gauche , jusqu'au cabinet noir . Avant d' entrer dans le cabinet noir , je regardai de près l' embrasse du rideau de la fenêtre ... je n' avais , en effet , qu' à la toucher du doigt pour que le lourd rideau retombât d' un seul coup , cachant à * Rouletabille le carré de lumière : signal convenu . Le bruit d' un pas m' arrêta devant la porte d' * Arthur * Rance . il n' était donc pas encore couché ! mais comment était -il encore au château , n' ayant pas dîné avec * M * Stangerson et sa fille ? Du moins , je ne l' avais pas vu à table , dans le moment que nous avions saisi le geste de * Mlle * Stangerson . Je me retirai dans mon cabinet noir . Je m' y trouvais parfaitement . Je voyais toute la galerie en enfilade , galerie éclairée comme en plein jour . évidemment , rien de ce qui allait s' y passer ne pouvait m' échapper . Mais qu' est -ce qui allait s' y passer ? Peut-être quelque chose de très , très grave . Nouveau souvenir inquiétant du baiser de * Rouletabille . On n' embrasse ainsi ses amis que dans les grandes occasions ou quand ils vont courir un danger ! Je courais donc un danger ? Mon poing se crispa sur la crosse de mon revolver , et j' attendis . Je ne suis pas un héros , mais je ne suis pas un lâche . J' attendis une heure environ ; pendant cette heure je ne remarquai rien d' anormal . Dehors , la pluie , qui s' était mise à tomber violemment vers neuf heures du soir , avait cessé . Mon ami m' avait dit que rien ne se passerait probablement avant minuit ou une heure du matin . Cependant il n' était pas plus d' onze heures et demie quand la porte de la chambre d' * Arthur * Rance s' ouvrit . J' en entendis le faible grincement sur ses gonds . On eût dit qu' elle était poussée de l' intérieur avec la plus grande précaution . La porte resta ouverte un instant qui me parut très long . Comme cette porte était ouverte , dans la galerie , c' est-à-dire poussée hors la chambre , je ne pus voir , ni ce qui se passait dans la chambre , ni ce qui se passait derrière la porte . à ce moment , je remarquai un bruit bizarre qui se répétait pour la troisième fois , qui venait du parc , et auquel je n' avais pas attaché plus d' importance qu' on n' a coutume d' en attacher au miaulement des chats qui errent , la nuit , sur les gouttières . Mais , cette troisième fois , le miaulement était si pur et si spécial que je me rappelai ce que j' avais entendu raconter du cri de la bête du bon * Dieu . comme ce cri avait accompagné , jusqu'à ce jour , tous les drames qui s' étaient déroulés au * Glandier , je ne pus m' empêcher , à cette réflexion , d' avoir un frisson . Aussitôt je vis apparaître , au delà de la porte , et refermant la porte , un homme . Je ne pus d' abord le reconnaître , car il me tournait le dos et il était penché sur un ballot assez volumineux . L' homme , ayant refermé la porte , et portant le ballot , se retourna vers le cabinet noir , et alors je vis qui il était . Celui qui sortait , à cette heure , de la chambre d' * Arthur * Rance était le garde . c' était l' homme vert . il avait ce costume que je lui avais vu sur la route , en face de l' auberge du donjon , le premier jour où j' étais venu au * Glandier , et qu' il portait encore le matin même quand , sortant du château , nous l' avions rencontré , * Rouletabille et moi . Aucun doute , c' était le garde . Je le vis fort distinctement . Il avait une figure qui me parut exprimer une certaine anxiété . Comme le cri de la bête du bon * Dieu retentissait au dehors pour la quatrième fois , il déposa son ballot dans la galerie et s' approcha de la seconde fenêtre , en comptant les fenêtres à partir du cabinet noir . Je ne risquai aucun mouvement , car je craignais de trahir ma présence . Quand il fut à cette fenêtre , il colla son front contre les vitraux dépolis , et regarda la nuit du parc . Il resta là une demi-minute . La nuit était claire , par intermittences , illuminée par une lune éclatante qui , soudain , disparaissait sous un gros nuage . l' homme vert leva le bras à deux reprises , fit des signes que je ne comprenais point ; puis , s' éloignant de la fenêtre , reprit son ballot et se dirigea , suivant la galerie , vers le palier . * Rouletabille m' avait dit : quand vous verrez quelque chose , dénouez l' embrasse . je voyais quelque chose . était -ce cette chose que * Rouletabille attendait ? Ceci n' était point mon affaire et je n' avais qu' à exécuter la consigne qui m' avait été donnée . Je dénouai l' embrasse . Mon coeur battait à se rompre . L' homme atteignit le palier , mais à ma grande stupéfaction , comme je m' attendais à le voir continuer son chemin dans la galerie , aile droite , je l' aperçus qui descendait l' escalier conduisant au vestibule . Que faire ? Stupidement , je regardais le lourd rideau qui était retombé sur la fenêtre . Le signal avait été donné , et je ne voyais pas apparaître * Rouletabille au coin de la galerie tournante . Rien ne vint ; personne n' apparut . J' étais fort perplexe . Une demi-heure s' écoula qui me parut un siècle . que faire maintenant , même si je voyais autre chose ? le signal avait été donné , je ne pouvais le donner une seconde fois ... d' un autre côté , m' aventurer dans la galerie en ce moment pouvait déranger tous les plans de * Rouletabille . Après tout , je n' avais rien à me reprocher , et , s' il s' était passé quelque chose que n' attendait point mon ami , celui -ci n' avait qu' à s' en prendre à lui-même . Ne pouvant plus être d' aucun réel secours d' avertissement pour lui , je risquai le tout pour le tout : je sortis du cabinet , et , toujours sur mes chaussettes , mesurant mes pas et écoutant le silence , je m' en fus vers la galerie tournante . Personne dans la galerie tournante . J' allai à la porte de la chambre de * Rouletabille . J' écoutai . Rien . Je frappai bien doucement . Rien . Je tournai le bouton , la porte s' ouvrit . J' étais dans la chambre . * Rouletabille était étendu , tout de son long , sur le parquet . XXII le cadavre incroyable je me penchai , avec une anxiété inexprimable , sur le corps du reporter , et j' eus la joie de constater qu' il dormait ! Il dormait de ce sommeil profond et maladif dont j' avais vu s' endormir * Frédéric * Larsan . Lui aussi était victime du narcotique que l' on avait versé dans nos aliments . Comment , moi-même , n' avais -je point subi le même sort ! Je réfléchis alors que le narcotique avait dû être versé dans notre vin ou dans notre eau , car ainsi tout s' expliquait : je ne bois pas en mangeant . doué par la nature d' une rotondité prématurée , je suis au régime sec , comme on dit . Je secouai avec force * Rouletabille , mais je ne parvenais point à lui faire ouvrir les yeux . Ce sommeil devait être , à n' en point douter , le fait de * Mlle * Stangerson . Celle -ci avait certainement pensé que , plus que son père encore , elle avait à craindre la veille de ce jeune homme qui prévoyait tout , qui savait tout ! Je me rappelai que le maître d' hôtel nous avait recommandé , en nous servant , un excellent * Chablis qui , sans doute , avait passé sur la table du professeur et de sa fille . Plus d' un quart d' heure s' écoula ainsi . Je me résolus , en ces circonstances extrêmes , où nous avions tant besoin d' être éveillés , à des moyens robustes . Je lançai à la tête de * Rouletabille un broc d' eau . Il ouvrit les yeux , enfin ! De pauvres yeux mornes , sans vie et sans regard . Mais n' était -ce pas là une première victoire ? Je voulus la compléter ; j' administrai une paire de gifles sur les joues de * Rouletabille , et le soulevai . Bonheur ! Je sentis qu' il se raidissait entre mes bras , et je l' entendis qui murmurait : " continuez , mais ne faites pas tant de bruit ! ... " continuer à lui donner des gifles sans faire de bruit me parut une entreprise impossible . Je me repris à le pincer et à le secouer , et il put tenir sur ses jambes . Nous étions sauvés ! ... - on m' a endormi , fit -il ... ah ! J' ai passé un quart d' heure abominable avant de céder au sommeil ... mais maintenant , c' est passé ! Ne me quittez pas ! ... il n' avait pas plus tôt terminé cette phrase que nous eûmes les oreilles déchirées par un cri affreux qui retentissait dans le château , un véritable cri de la mort ... - malheur ! Hurla * Rouletabille ... nous arrivons trop tard ! ... et il voulut se précipiter vers la porte ; mais il était tout étourdi et roula contre la muraille . Moi , j' étais déjà dans la galerie , le revolver au poing , courant comme un fou du côté de la chambre de * Mlle * Stangerson . Au moment même où j' arrivais à l' intersection de la galerie tournante et de la galerie droite , je vis un individu qui s' échappait de l' appartement de * Mlle * Stangerson et qui , en quelques bonds , atteignit le palier . à suivre . je ne fus pas maître de mon geste : je tirai ... le coup de revolver retentit dans la galerie avec un fracas assourdissant ; mais l' homme , continuant ses bonds insensés , dégringolait déjà l' escalier . Je courus derrière lui , en criant : " arrête ! Arrête ! Ou je te tue ! ... " comme je me précipitais à mon tour dans l' escalier , je vis en face de moi , arrivant du fond de la galerie , aile gauche du château , * Arthur * Rance qui hurlait : " qu' y a -t-il ? ... qu' y a -t-il ? ... " nous arrivâmes presque en même temps au bas de l' escalier , * Arthur * Rance et moi ; la fenêtre du vestibule était ouverte ; nous vîmes distinctement la forme de l' homme qui fuyait ; instinctivement , nous déchargeâmes nos revolvers dans sa direction ; l' homme n' était pas à plus de dix mètres devant nous ; il trébucha et nous crûmes qu' il allait tomber ; déjà nous sautions par la fenêtre ; mais l' homme se reprit à courir avec une vigueur nouvelle ; j' étais en chaussettes , l' américain était pieds nus ; nous ne pouvions espérer l' atteindre si nos revolvers ne l' atteignaient pas ! nous tirâmes nos dernières cartouches sur lui ; il fuyait toujours ... mais il fuyait du côté droit de la cour d' honneur vers l' extrémité de l' aile droite du château , dans ce coin entouré de fossés et de hautes grilles d' où il allait lui être impossible de s' échapper , dans ce coin qui n' avait d' autre issue , devant nous , que la porte de la petite chambre en encorbellement occupée maintenant par le garde . L' homme , bien qu' il fût inévitablement blessé par nos balles , avait maintenant une vingtaine de mètres d' avance . Soudain , derrière nous , au-dessus de nos têtes , une fenêtre de la galerie s' ouvrit et nous entendîmes la voix de * Rouletabille qui clamait , désespérée : - tirez , * Bernier ! Tirez ! Et la nuit claire , en ce moment , la nuit lunaire , fut encore striée d' un éclair . à la lueur de cet éclair , nous vîmes le père * Bernier , debout avec son fusil , à la porte du donjon . Il avait bien visé . l' ombre tomba . mais , comme elle était arrivée à l' extrémité de l' aile droite du château , elle tomba de l' autre côté de l' angle de la bâtisse ; c' est-à-dire que nous vîmes qu' elle tombait , mais elle ne s' allongea définitivement par terre que de cet autre côté du mur que nous ne pouvions pas voir . * Bernier , * Arthur * Rance et moi , nous arrivions de cet autre côté du mur , vingt secondes plus tard . l' ombre était morte à nos pieds . réveillé évidemment de son sommeil léthargique par les clameurs et les détonations , * Larsan venait d' ouvrir la fenêtre de sa chambre et nous criait , comme avait crié * Arthur * Rance : " qu' y a -t-il ? ... qu' y a -t-il ? ... " et nous , nous étions penchés sur l' ombre , sur la mystérieuse ombre morte de l' assassin . * Rouletabille , tout à fait réveillé maintenant , nous rejoignit dans le moment , et je lui criai : - il est mort ! Il est mort ! ... - tant mieux , fit -il ... apportez -le dans le vestibule du château ... mais il se reprit : - non ! Non ! Déposons -le dans la chambre du garde ! ... * Rouletabille frappa à la porte de la chambre du garde ... personne ne répondit de l' intérieur ... ce qui ne m' étonna point , naturellement . - évidemment , il n' est pas là , fit le reporter , sans quoi il serait déjà sorti ! ... portons donc ce corps dans le vestibule ... depuis que nous étions arrivés sur l' ombre morte , la nuit s' était faite si noire , par suite du passage d' un gros nuage sur la lune , que nous ne pouvions que toucher cette ombre sans en distinguer les lignes . Et cependant , nos yeux avaient hâte de savoir ! Le père * Jacques , qui arrivait , nous aida à transporter le cadavre jusque dans le vestibule du château . Là , nous le déposâmes sur la première marche de l' escalier . J' avais senti , sur mes mains , pendant ce trajet , le sang chaud qui coulait des blessures ... le père * Jacques courut aux cuisines et en revint avec une lanterne . Il la pencha sur le visage de l' ombre morte , et nous reconnûmes le garde , celui que le patron de l' auberge du donjon appelait l' homme vert et que , une heure auparavant , j' avais vu sortir de la chambre d' * Arthur * Rance , chargé d' un ballot . Mais , ce que j' avais vu , je ne pouvais le rapporter qu' à * Rouletabille seul , ce que je fis du reste quelques instants plus tard . Je ne saurais passer sous silence l' immense stupéfaction -je dirai même le cruel désappointement-dont firent preuve * Joseph * Rouletabille et * Frédéric * Larsan , lequel nous avait rejoint dans le vestibule . Ils tâtaient le cadavre ... ils regardaient cette figure morte , ce costume vert du garde ... et ils répétaient , l' un et l' autre : " impossible ! ... c' est impossible ! " * Rouletabille s' écria même : - c' est à jeter sa tête aux chiens ! le père * Jacques montrait une douleur stupide accompagnée de lamentations ridicules . Il affirmait qu' on s' était trompé et que le garde ne pouvait être l' assassin de sa maîtresse . Nous dûmes le faire taire . On aurait assassiné son fils qu' il n' eût point gémi davantage , et j' expliquai cette exagération de bons sentiments par la peur dont il devait être hanté que l' on crût qu' il se réjouissait de ce décès dramatique ; chacun savait , en effet , que le père * Jacques détestait le garde . Je constatai que seul , de nous tous qui étions fort débraillés ou pieds nus ou en chaussettes , le père * Jacques était entièrement habillé . Mais * Rouletabille n' avait pas lâché le cadavre ; à genoux sur les dalles du vestibule , éclairé par la lanterne du père * Jacques , il déshabillait le corps du garde ! ... il lui mit la poitrine à nu . Elle était sanglante . Et , soudain , prenant , des mains du père * Jacques , la lanterne , il en projeta les rayons , de tout près , sur la blessure béante . Alors , il se releva et dit sur un ton extraordinaire , sur un ton d' une ironie sauvage : - cet homme que vous croyez avoir tué à coups de revolver et de chevrotines est mort d' un coup de couteau au coeur ! je crus , une fois de plus , que * Rouletabille était devenu fou et je me penchai à mon tour sur le cadavre . Alors je pus constater qu' en effet le corps du garde ne portait aucune blessure provenant d' un projectile , et que , seule , la région cardiaque avait été entaillée par une lame aiguë . XXIII la double piste je n' étais pas encore revenu de la stupeur que me causait une pareille découverte quand mon jeune ami me frappa sur l' épaule et me dit : - suivez -moi ! -où , lui demandai -je ? -dans ma chambre . - qu' allons -nous y faire ? -réfléchir . J' avouai , quant à moi , que j' étais dans l' impossibilité totale , non seulement de réfléchir , mais encore de penser ; et , dans cette nuit tragique , après des événements dont l' horreur n' était égalée que par leur incohérence , je m' expliquais difficilement comment , entre le cadavre du garde et * Mlle * Stangerson peut-être à l' agonie , * Joseph * Rouletabille pouvait avoir la prétention de " réfléchir " . C' est ce qu' il fit cependant , avec le sang-froid des grands capitaines au milieu des batailles . Il poussa sur nous la porte de sa chambre , m' indiqua un fauteuil , s' assit posément en face de moi , et , naturellement , alluma sa pipe . Je le regardais réfléchir ... et je m' endormis . Quand je me réveillai , il faisait jour . Ma montre marquait huit heures . * Rouletabille n' était plus là . Son fauteuil , en face de moi , était vide . Je me levai et commençai de m' étirer les membres quand la porte s' ouvrit et mon ami rentra . Je vis tout de suite à sa physionomie que , pendant que je dormais , il n' avait point perdu son temps . - * Mlle * Stangerson ? Demandai -je tout de suite . - son état , très alarmant , n' est pas désespéré . - il y a longtemps que vous avez quitté cette chambre ? -au premier rayon de l' aube . - vous avez travaillé ? -beaucoup . - découvert quoi ? -une double empreinte de pas très remarquable et qui aurait pu me gêner ... - elle ne vous gêne plus ? -non . - vous explique -t-elle quelque chose ? -oui . - relativement au cadavre incroyable du garde ? -oui ; ce cadavre est tout à fait croyable , maintenant . J' ai découvert ce matin , en me promenant autour du château , deux sortes de pas distinctes dont les empreintes avaient été faites cette nuit en même temps , côte à côte . Je dis : en même temps ; et , en vérité , il ne pouvait guère en être autrement , car , si l' une de ces empreintes était venue après l' autre , suivant le même chemin , elle eût souvent empiété sur l' autre , ce qui n' arrivait jamais . Les pas de celui -ci ne marchaient point sur les pas de celui -là . Non , c' étaient des pas qui semblaient causer entre eux . cette double empreinte quittait toutes les autres empreintes , vers le milieu de la cour d' honneur , pour sortir de cette cour et se diriger vers la chênaie . Je quittais la cour d' honneur , les yeux fixés vers ma piste , quand je fus rejoint par * Frédéric * Larsan . Immédiatement , il s' intéressa beaucoup à mon travail , car cette double empreinte méritait vraiment qu' on s' y attachât . On retrouvait là la double empreinte des pas de l' affaire de la chambre jaune : les pas grossiers et les pas élégants ; mais , tandis que , lors de l' affaire de la chambre jaune , les pas grossiers ne faisaient que joindre au bord de l' étang les pas élégants , pour disparaître ensuite-dont nous avions conclu , * Larsan et moi , que ces deux sortes de pas appartenaient au même individu qui n' avait fait que changer de chaussures-ici , pas grossiers et pas élégants voyageaient de compagnie . Une pareille constatation était bien faite pour me troubler dans mes certitudes antérieures . * Larsan semblait penser comme moi ; aussi , restions -nous penchés sur ces empreintes , reniflant ces pas comme des chiens à l' affût . Je sortis de mon portefeuille mes semelles de papier . La première semelle , qui était celle que j' avais découpée sur l' empreinte des souliers du père * Jacques retrouvés par * Larsan , c' est-à-dire sur l' empreinte des pas grossiers , cette première semelle , dis -je , s' appliqua parfaitement à l' une des traces que nous avions sous les yeux , et la seconde semelle , qui était le dessin des pas élégants , s' appliqua également sur l' empreinte correspondante , mais avec une légère différence à la pointe . En somme , cette trace nouvelle du pas élégant ne différait de la trace du bord de l' étang que par la pointe de la bottine . Nous ne pouvions en tirer cette conclusion que cette trace appartenait au même personnage , mais nous ne pouvions non plus affirmer qu' elle ne lui appartenait pas . L' inconnu pouvait ne plus porter les mêmes bottines . Suivant toujours cette double empreinte , * Larsan et moi , nous fûmes conduits à sortir bientôt de la chênaie et nous nous trouvâmes sur les mêmes bords de l' étang qui nous avaient vus lors de notre première enquête . Mais , cette fois , aucune des traces ne s' y arrêtait et toutes deux , prenant le petit sentier , allaient rejoindre la grande route * D' * épinay . Là , nous tombâmes sur un macadam récent qui ne nous montra plus rien ; et nous revînmes au château , sans nous dire un mot . Arrivés dans la cour d' honneur , nous nous sommes séparés ; mais , par suite du même chemin qu' avait pris notre pensée , nous nous sommes rencontrés à nouveau devant la porte de la chambre du père * Jacques . Nous avons trouvé le vieux serviteur au lit et constaté tout de suite que les effets qu' il avait jetés sur une chaise étaient dans un état lamentable , et que ses chaussures , des souliers tout à fait pareils à ceux que nous connaissions , étaient extraordinairement boueux . Ce n' était certainement point en aidant à transporter le cadavre du garde , du bout de cour au vestibule , et en allant chercher une lanterne aux cuisines , que le père * Jacques avait arrangé de la sorte ses chaussures et trempé ses habits , puisque alors il ne pleuvait pas . Quant à la figure du bonhomme , elle n' était pas belle à voir . Elle semblait refléter une fatigue extrême , et ses yeux clignotants nous regardèrent , dès l' abord , avec effroi . Nous l' avons interrogé . Il nous a répondu d' abord qu' il s' était couché immédiatement après l' arrivée au château du médecin que le maître d' hôtel était allé quérir ; mais nous l' avons si bien poussé , nous lui avons si bien prouvé qu' il mentait , qu' il a fini par nous avouer qu' il était , en effet , sorti du château . Nous lui en avons , naturellement , demandé la raison ; il nous a répondu qu' il s' était senti mal à la tête , et qu' il avait eu besoin de prendre l' air , mais qu' il n' était pas allé plus loin que la chênaie . Nous lui avons alors décrit tout le chemin qu' il avait fait , aussi bien que si nous l' avions vu marcher . le vieillard se dressa sur son séant et se prit à trembler . - vous n' étiez pas seul ! S' écria * Larsan . Alors , le père * Jacques : - vous l' avez donc vu ? -qui ? Demandai -je . - mais le fantôme noir ! Sur quoi , le père * Jacques nous conta que , depuis quelques nuits , il voyait le fantôme noir . Il apparaissait dans le parc sur le coup de minuit et glissait contre les arbres avec une souplesse incroyable . Il paraissait traverser le tronc des arbres ; deux fois , le père * Jacques , qui avait aperçu le fantôme à travers sa fenêtre , à la clarté de la lune , s' était levé et , résolument , était parti à la chasse de cette étrange apparition . L' avant-veille , il avait failli la rejoindre , mais elle s' était évanouie au coin du donjon ; enfin , cette nuit , étant en effet sorti du château , travaillé par l' idée du nouveau crime qui venait de se commettre , il avait vu tout à coup , surgir au milieu de la cour d' honneur , le fantôme noir . Il l' avait suivi d' abord prudemment , puis de plus près ... ainsi il avait tourné la chênaie , l' étang , et était arrivé au bord de la route d' * épinay . là , le fantôme avait soudain disparu . - vous n' avez pas vu sa figure ? Demanda * Larsan . - non ! Je n' ai vu que des voiles noirs ... - et , après ce qui s' est passé dans la galerie , vous n' avez pas sauté dessus ? -je ne le pouvais pas ! Je me sentais terrifié ... c' est à peine si j' avais la force de le suivre ... - vous ne l' avez pas suivi , fis -je , père * Jacques , - et ma voix était menaçante -vous êtes allé avec le fantôme jusqu'à la route d' * épinay bras dessus , bras dessous ! -non ! Cria -t-il ... il s' est mis à tomber des trombes d' eau ... je suis rentré ! ... je ne sais pas ce que le fantôme noir est devenu ... mais ses yeux se détournèrent de moi . Nous le quittâmes . Quand nous fûmes dehors : - complice ? Interrogeai -je , sur un singulier ton , en regardant * Larsan bien en face pour surprendre le fond de sa pensée . * Larsan leva les bras au ciel . - est -ce qu' on sait ? ... est -ce qu' on sait , dans une affaire pareille ? ... il y a vingt-quatre heures , j' aurais juré qu' il n' y avait pas de complice ! ... et il me laissa en m' annonçant qu' il quittait le château sur-le-champ pour se rendre à * épinay . * Rouletabille avait fini son récit . Je lui demandai : - eh bien ? Que conclure de tout cela ? ... quant à moi , je ne vois pas ! ... je ne saisis pas ! ... enfin ! que savez -vous ? - tout ! s' exclama -t-il ... tout ! et je ne lui avais jamais vu figure plus rayonnante . Il s' était levé et me serrait la main avec force ... - alors , expliquez -moi , priai -je ... - allons demander des nouvelles de * Mlle * Stangerson , me répondit -il brusquement . XXIV * Rouletabille connaît les deux moitiés de l' assassin * Mlle * Stangerson avait failli être assassinée pour la seconde fois . Le malheur fut qu' elle s' en porta beaucoup plus mal la seconde que la première . Les trois coups de couteau que l' homme lui avait portés à la poitrine , en cette nouvelle nuit tragique , la mirent longtemps entre la vie et la mort , et quand , enfin , la vie fut plus forte et qu' on pût espérer que la malheureuse femme , cette fois encore , échapperait à son sanglant destin , on s' aperçut que , si elle reprenait chaque jour l' usage de ses sens , elle ne recouvrait point celui de sa raison . La moindre allusion à l' horrible tragédie la faisait délirer , et il n' est point non plus , je crois bien , exagéré de dire que l' arrestation de * M * Robert * Darzac , qui eut lieu au château du * Glandier , le lendemain de la découverte du cadavre du garde , creusa encore l' abîme moral où nous vîmes disparaître cette belle intelligence . * M * Robert * Darzac arriva au château vers neuf heures et demie . Je le vis accourir à travers le parc , les cheveux et les habits en désordre , crotté , boueux , dans un état lamentable . Son visage était d' une pâleur mortelle . * Rouletabille et moi , nous étions accoudés à une fenêtre de la galerie . Il nous aperçut ; il poussa vers nous un cri désespéré : - j' arrive trop tard ! ... * Rouletabille lui cria : - elle vit ! ... une minute après , * M * Darzac entrait dans la chambre de * Mlle * Stangerson , et , à travers la porte , nous entendîmes ses sanglots . - fatalité ! Gémissait à côté de moi , * Rouletabille . Quels dieux infernaux veillent donc sur le malheur de cette famille ! Si l' on ne m' avait pas endormi , j' aurais sauvé * Mlle * Stangerson de l' homme , et je l' aurais rendu muet pour toujours ... et le garde ne serait pas mort ! * M * Darzac vint nous retrouver . Il était tout en larmes . * Rouletabille lui raconta tout : et comment il avait tout préparé pour leur salut , à * Mlle * Stangerson et à lui ; et comment il y serait parvenu en éloignant l' homme pour toujours après avoir vu sa figure ; et comment son plan s' était effondré dans le sang , à cause du narcotique . - ah ! Si vous aviez eu réellement confiance en moi , fit tout bas le jeune homme , si vous aviez dit à * Mlle * Stangerson d' avoir confiance en moi ! ... mais ici chacun se défie de tous ... la fille se défie du père ... et la fiancée se défie du fiancé ... pendant que vous me disiez de tout faire pour empêcher l' arrivée de l' assassin , elle préparait tout pour se faire assassiner ! ... et je suis arrivé trop tard ... à demi endormi ... me traînant presque , dans cette chambre où la vue de la malheureuse , baignant dans son sang , me réveilla tout à fait ... sur la demande de * M * Darzac , * Rouletabille raconta la scène . S' appuyant aux murs pour ne pas tomber , pendant que , dans le vestibule et dans la cour d' honneur , nous poursuivions l' assassin , il s' était dirigé vers la chambre de la victime ... les portes de l' antichambre sont ouvertes ; il entre ; * Mlle * Stangerson gît , inanimée , à moitié renversée sur le bureau , les yeux clos ; son peignoir est rouge du sang qui coule à flots de sa poitrine . Il semble à * Rouletabille , encore sous l' influence du narcotique , qu' il se promène dans quelque affreux cauchemar . Automatiquement , il revient dans la galerie , ouvre une fenêtre , nous clame le crime , nous ordonne de tuer , et retourne dans la chambre . Aussitôt , il traverse le boudoir désert , entre dans le salon dont la porte est restée entr'ouverte , secoue * M * Stangerson sur le canapé où il s' est étendu et le réveille comme je l' ai réveillé , lui , tout à l' heure ... * M * Stangerson se dresse avec des yeux hagards , se laisse traîner par * Rouletabille jusque dans la chambre , aperçoit sa fille , pousse un cri déchirant ... ah ! Il est réveillé ! Il est réveillé ! ... tous les deux , maintenant , réunissant leurs forces chancelantes , transportent la victime sur son lit ... puis * Rouletabille veut nous rejoindre , pour savoir ... pour savoir ... mais , avant de quitter la chambre , il s' arrête près du bureau ... il y a là , par terre , un paquet ... énorme ... un ballot ... qu' est -ce que ce paquet fait là , auprès du bureau ? ... l' enveloppe de serge qui l' entoure est dénouée ... * Rouletabille se penche ... des papiers ... des papiers ... des photographies ... il lit : " nouvel électroscope condensateur différentiel ... propriétés fondamentales de la substance intermédiaire entre la matière pondérable et l' éther impondérable . " ... vraiment , vraiment , quel est ce mystère et cette formidable ironie du sort qui veulent qu' à l' heure où on lui assassine sa fille , on vienne restituer au professeur * Stangerson toutes ces paperasses inutiles , qu' il jettera au feu ! ... au feu ! ... au feu ! ... le lendemain . dans la matinée qui suivit cette horrible nuit , nous avons vu réapparaître * M * De * Marquet , son greffier , les gendarmes . Nous avons tous été interrogés , excepté naturellement * Mlle * Stangerson qui était dans un état voisin du coma . * Rouletabille et moi , après nous être concertés , n' avons dit que ce que nous avons bien voulu dire . J' eus garde de rien rapporter de ma station dans le cabinet noir ni des histoires de narcotique . Bref , nous tûmes tout ce qui pouvait faire soupçonner que nous nous attendions à quelque chose , et aussi tout ce qui pouvait faire croire que * Mlle * Stangerson attendait l' assassin . la malheureuse allait peut-être payer de sa vie le mystère dont elle entourait son assassin ... il ne nous appartenait point de rendre un pareil sacrifice inutile ... * Arthur * Rance raconta à tout le monde , fort naturellement-si naturellement que j' en fus stupéfait-qu'il avait vu le garde pour la dernière fois vers onze heures du soir . Celui -ci était venu dans sa chambre , dit -il , pour y prendre sa valise qu' il devait transporter le lendemain matin à la première heure à la gare de * Saint- * Michel et s' était attardé à causer longuement chasse et braconnage avec lui ! * Arthur- * William * Rance , en effet , devait quitter le * Glandier dans la matinée et se rendre à pied , selon son habitude , à * Saint- * Michel ; aussi avait -il profité d' un voyage matinal du garde dans le petit bourg pour se débarrasser de son bagage . * M * Stangerson confirma ses dires ; il ajouta qu' il n' avait pas eu le plaisir , la veille au soir , d' avoir à sa table son ami * Arthur * Rance parce que celui -ci avait pris , vers les cinq heures , un congé définitif de sa fille et de lui . * Mr * Arthur * Rance s' était fait servir simplement un thé dans sa chambre , se disant légèrement indisposé . * Bernier , le concierge , sur les indications de * Rouletabille , rapporta qu' il avait été requis par le garde lui-même , cette nuit -là , pour faire la chasse aux braconniers ( le garde ne pouvait plus le contredire ) , qu' ils s' étaient donné rendez -vous tous deux non loin de la chênaie et que , voyant que le garde ne venait point , il était allé , lui , * Bernier , au-devant du garde ... il était arrivé à hauteur du donjon , ayant passé la petite porte de la cour d' honneur , quand il aperçut un individu qui fuyait à toutes jambes du côté opposé , vers l' extrémité de l' aile droite du château ; des coups de revolver retentirent dans le même moment derrière le fuyard ; * Rouletabille était apparu à la fenêtre de la galerie ; il l' avait aperçu , lui * Bernier , l' avait reconnu , l' avait vu avec son fusil et lui avait crié de tirer . Alors , * Bernier avait lâché son coup de fusil qu' il tenait tout prêt ... et il était persuadé qu' il avait mis à mal le fuyard ; il avait cru même qu' il l' avait tué , et cette croyance avait duré jusqu'au moment où * Rouletabille , dépouillant le corps qui était tombé sous le coup de fusil , lui avait appris que ce corps avait été tué d' un coup de couteau ; que , du reste , il restait ne rien comprendre à une pareille fantasmagorie , attendu que , si le cadavre trouvé n' était point celui du fuyard sur lequel nous avions tous tiré , il fallait bien que ce fuyard fût quelque part . Or , dans ce petit coin de cour où nous nous étions tous rejoints autour du cadavre , il n' y avait pas de place pour un autre mort ou pour un vivant sans que nous le vissions ! Ainsi parla le père * Bernier . Mais le juge d' instruction lui répondit que , pendant que nous étions dans ce petit bout de cour , la nuit était bien noire , puisque nous n' avions pu distinguer le visage du garde , et que , pour le reconnaître , il nous avait fallu le transporter dans le vestibule ... à quoi le père * Bernier répliqua que , si l' on n' avait pas vu l' autre corps , mort ou vivant , on aurait au moins marché dessus , tant ce bout de cour est étroit . Enfin , nous étions , sans compter le cadavre , cinq dans ce bout de cour et il eût été vraiment étrange que l' autre corps nous échappât ... la seule porte qui donnait dans ce bout de cour était celle de la chambre du garde , et la porte en était fermée . On en avait retrouvé la clef dans la poche du garde ... tout de même , comme ce raisonnement de * Bernier , qui à première vue paraissait logique , conduisait à dire qu' on avait tué à coups d' armes à feu un homme mort d' un coup de couteau , le juge d' instruction ne s' y arrêta pas longtemps . Et il fut évident pour tous , dès midi , que ce magistrat était persuadé que nous avions raté " le fuyard " et que nous avions trouvé là un cadavre qui n' avait rien à voir avec notre affaire . Pour lui , le cadavre du garde était une autre affaire . il voulut le prouver sans plus tarder , et il est probable que cette nouvelle affaire correspondait avec des idées qu' il avait depuis quelques jours sur les moeurs du garde , sur ses fréquentations , sur la récente intrigue qu' il entretenait avec la femme du propriétaire de l' auberge du donjon , et corroborait également les rapports qu' on avait dû lui faire relativement aux menaces de mort proférées par le père * Mathieu à l' adresse du garde , car à une heure après-midi le père * Mathieu , malgré ses gémissements de rhumatisant et les protestations de sa femme , était arrêté et conduit sous bonne escorte à * Corbeil . On n' avait cependant rien découvert chez lui de compromettant ; mais des propos tenus , encore la veille , à des rouliers qui les répétèrent , le compromirent plus que si l' on avait trouvé dans sa paillasse le couteau qui avait tué l' homme vert . nous en étions là , ahuris de tant d' événements aussi terribles qu' inexplicables , quand , pour mettre le comble à la stupéfaction de tous , nous vîmes arriver au château * Frédéric * Larsan , qui en était parti aussitôt après avoir vu le juge d' instruction et qui en revenait , accompagné d' un employé du chemin de fer . Nous étions alors dans le vestibule avec * Arthur * Rance , discutant de la culpabilité et de l' innocence du père * Mathieu ( du moins * Arthur * Rance et moi étions seuls à discuter , car * Rouletabille semblait parti pour quelque rêve lointain et ne s' occupait en aucune façon de ce que nous disions ) . Le juge d' instruction et son greffier se trouvaient dans le petit salon vert où * Robert * Darzac nous avait introduits quand nous étions arrivés pour la première fois au * Glandier . Le père * Jacques , mandé par le juge , venait d' entrer dans le petit salon ; * M * Robert * Darzac était en haut , dans la chambre de * Mlle * Stangerson , avec * M * Stangerson et les médecins . * Frédéric * Larsan entra dans le vestibule avec l' employé de chemin de fer . * Rouletabille et moi reconnûmes aussitôt cet employé à sa petite barbiche blonde : " tiens ! L' employé d' * épinay- * Sur- * Orge ! " m' écriai -je , et je regardai * Frédéric * Larsan qui répliqua en souriant : " oui , oui , vous avez raison , c' est l' employé d' * épinay- * Sur- * Orge . " sur quoi * Fred se fit annoncer au juge d' instruction par le gendarme qui était à la porte du salon . Aussitôt , le père * Jacques sortit , et * Frédéric * Larsan et l' employé furent introduits . Quelques instants s' écoulèrent , dix minutes peut-être . * Rouletabille était fort impatient . La porte du salon se rouvrit ; le gendarme , appelé par le juge d' instruction , entra dans le salon , en ressortit , gravit l' escalier et le redescendit . Rouvrant alors la porte du salon et ne la refermant pas , il dit au juge d' instruction : - monsieur le juge , * M * Robert * Darzac ne veut pas descendre ! -comment ! Il ne veut pas ! ... s' écria * M * De * Marquet . -non ! Il dit qu' il ne peut quitter * Mlle * Stangerson dans l' état où elle se trouve ... - c' est bien , fit * M * De * Marquet ; puisqu' il ne vient pas à nous , nous irons à lui ... * M * De * Marquet et le gendarme montèrent ; le juge d' instruction fit signe à * Frédéric * Larsan et à l' employé de chemin de fer de les suivre . * Rouletabille et moi fermions la marche . On arriva ainsi , dans la galerie , devant la porte de l' antichambre de * Mlle * Stangerson . * M * De * Marquet frappa à la porte . Une femme de chambre apparut . C' était * Sylvie , une petite boniche dont les cheveux d' un blond fadasse retombaient en désordre sur un visage consterné . - * M * Stangerson est là ? Demanda le juge d' instruction . - oui , monsieur . - dites -lui que je désire lui parler . * Sylvie alla chercher * M * Stangerson . Le savant vint à nous ; il pleurait ; il faisait peine à voir . - que me voulez -vous encore , demanda celui -ci au juge . Ne pourrait -on pas , monsieur , dans un moment pareil , me laisser un peu tranquille ! -monsieur , fit le juge , il faut absolument que j' aie , sur-le-champ , un entretien avec * M * Robert * Darzac . Ne pourriez -vous le décider à quitter la chambre de * Mlle * Stangerson ? Sans quoi , je me verrais dans la nécessité d' en franchir le seuil avec tout l' appareil de la justice . Le professeur ne répondit pas ; il regarda le juge , le gendarme et tous ceux qui les accompagnaient comme une victime regarde ses bourreaux , et il rentra dans la chambre . Aussitôt * M * Robert * Darzac en sortit . Il était bien pâle et bien défait ; mais , quand le malheureux aperçut , derrière * Frédéric * Larsan , l' employé de chemin de fer , son visage se décomposa encore ; ses yeux devinrent hagards et il ne put retenir un sourd gémissement . Nous avions tous saisi le tragique mouvement de cette physionomie douloureuse . Nous ne pûmes nous empêcher de laisser échapper une exclamation de pitié . Nous sentîmes qu' il se passait alors quelque chose de définitif qui décidait de la perte de * M * Robert * Darzac . Seul , * Frédéric * Larsan avait une figure rayonnante et montrait la joie d' un chien de chasse qui s' est enfin emparé de sa proie . * M * De * Marquet dit , montrant à * M * Darzac le jeune employé à la barbiche blonde : - vous reconnaissez monsieur ? -je le reconnais , fit * Robert * Darzac d' une voix qu' il essayait en vain de rendre ferme . C' est un employé de l' * Orléans à la station d' * épinay- * Sur- * Orge . - ce jeune homme , continua * M * De * Marquet , affirme qu' il vous a vu descendre de chemin de fer , à * épinay ... - cette nuit , termina * M * Darzac , à dix heures et demie ... c' est vrai ! ... il y eut un silence ... - * Monsieur * Darzac , reprit le juge d' instruction sur un ton qui était empreint d' une poignante émotion ... * Monsieur * Darzac , que veniez -vous faire cette nuit à * épinay- * Sur- * Orge , à quelques kilomètres de l' endroit où l' on assassinait * Mlle * Stangerson ? ... * M * Darzac se tut . Il ne baissa pas la tête , mais il ferma les yeux , soit qu' il voulût dissimuler sa douleur , soit qu' il craignît qu' on pût lire dans son regard quelque chose de son secret . - * Monsieur * Darzac , insista * M * De * Marquet ... pouvez -vous me donner l' emploi de votre temps , cette nuit ? * M * Darzac rouvrit les yeux . Il semblait avoir reconquis toute sa puissance sur lui-même . - non , monsieur ! ... - réfléchissez , monsieur ! Car je vais être dans la nécessité , si vous persistez dans votre étrange refus , de vous garder à ma disposition ... - je refuse ... - * Monsieur * Darzac ! Au nom de la loi , je vous arrête ! ... le juge n' avait pas plutôt prononcé ces mots que je vis * Rouletabille faire un mouvement brusque vers * M * Darzac . Il allait certainement parler , mais celui -ci d' un geste lui ferma la bouche ... du reste , le gendarme s' approchait déjà de son prisonnier ... à ce moment un appel désespéré retentit : - * Robert ! ... * Robert ! ... nous reconnûmes la voix de * Mlle * Stangerson , et , à cet accent de douleur , pas un de nous qui ne frissonnât . * Larsan lui-même , cette fois , en pâlit . Quant à * M * Darzac , répondant à l' appel , il s' était déjà précipité dans la chambre ... le juge , le gendarme , * Larsan s' y réunirent derrière lui ; * Rouletabille et moi restâmes sur le pas de la porte . Spectacle déchirant : * Mlle * Stangerson , dont le visage avait la pâleur de la mort , s' était soulevée sur sa couche , malgré les deux médecins et son père ... elle tendait des bras tremblants vers * Robert * Darzac sur qui * Larsan et le gendarme avaient mis la main ... ses yeux étaient grands ouverts ... elle voyait ... elle comprenait ... sa bouche sembla murmurer un mot ... un mot qui expira sur ses lèvres exsangues ... un mot que personne n' entendit ... et elle se renversa , évanouie ... on emmena rapidement * Darzac hors de la chambre ... en attendant une voiture que * Larsan était allé chercher , nous nous arrêtâmes dans le vestibule . Notre émotion à tous était extrême . * M * De * Marquet avait la larme à l' oeil . * Rouletabille profita de ce moment d' attendrissement général pour dire à * M * Darzac : - vous ne vous défendrez pas ? -non ! Répliqua le prisonnier . - moi , je vous défendrai , monsieur ... - vous ne le pouvez pas , affirma le malheureux avec un pauvre sourire ... ce que nous n' avons pu faire , * Mlle * Stangerson ni moi , vous ne le ferez pas ! -si , je le ferai . Et la voix de * Rouletabille était étrangement calme et confiante . Il continua : - je le ferai , * Monsieur * Robert * Darzac , parce que moi , j' en sais plus long que vous ! -allons donc ! Murmura * Darzac presque avec colère . - oh ! Soyez tranquille , je ne saurai que ce qu' il sera utile de savoir pour vous sauver ! - il ne faut rien savoir , jeune homme ... si vous voulez avoir droit à ma reconnaissance . * Rouletabille secoua la tête . Il s' approcha tout près , tout près de * Darzac : - écoutez ce que je vais vous dire , fit -il à voix basse ... et que cela vous donne confiance ! Vous , vous ne savez que le nom de l' assassin ; * Mlle * Stangerson , elle , connaît seulement la moitié de l' assassin ; mais moi , je connais ses deux moitiés ; je connais l' assassin tout entier , moi ! ... * Robert * Darzac ouvrit des yeux qui attestaient qu' il ne comprenait pas un mot de ce que venait de lui dire * Rouletabille . La voiture , sur ces entrefaites , arriva , conduite par * Frédéric * Larsan . On y fit monter * Darzac et le gendarme . * Larsan resta sur le siège . On emmenait le prisonnier à * Corbeil . XXV * Rouletabille part en voyage le soir même nous quittions le * Glandier , * Rouletabille et moi . Nous en étions fort heureux : ce séjour n' avait rien qui pût encore nous retenir . Je déclarai que je renonçais à percer tant de mystères , et * Rouletabille , en me donnant une tape amicale sur l' épaule , me confia qu' il n' avait plus rien à apprendre au * Glandier , parce que le * Glandier lui avait tout appris . Nous arrivâmes à * Paris vers huit heures . Nous dînâmes rapidement , puis , fatigués , nous nous séparâmes en nous donnant rendez -vous le lendemain matin chez moi . à l' heure dite , * Rouletabille entrait dans ma chambre . Il était vêtu d' un complet à carreaux en drap anglais , avait un ulster sur le bras , une casquette sur la tête et un sac à la main . Il m' apprit qu' il partait en voyage . - combien de temps serez -vous parti ? Lui demandai -je . - un mois ou deux , fit -il , cela dépend ... je n' osai l' interroger ... - savez -vous , me dit -il , quel est le mot que * Mlle * Stangerson a prononcé hier avant de s' évanouir ... en regardant * M * Robert * Darzac ? ... - non , personne ne l' a entendu ... - si ! Répliqua * Rouletabille , moi ! Elle lui disait : " parle ! " -et * M * Darzac parlera ? -jamais ! J' aurais voulu prolonger l' entretien , mais il me serra fortement la main et me souhaita une bonne santé , je n' eus que le temps de lui demander : - vous ne craignez point que , pendant votre absence , il se commette de nouveaux attentats ? ... - je ne crains plus rien de ce genre , dit -il , depuis que * M * Darzac est en prison ! Sur cette parole bizarre , il me quitta . Je ne devais plus le revoir qu' en cour d' assises , au moment du procès * Darzac , lorsqu' il vint à la barre expliquer l' inexplicable . XXVI où * Joseph * Rouletabille est impatiemment attendu le 15 janvier suivant , c' est-à-dire deux mois et demi après les tragiques événements que je viens de rapporter , l' époque publiait , en première colonne , première page , le sensationnel article suivant : " le jury de * Seine- * Et- * Oise est appelé , aujourd'hui , à juger l' une des plus mystérieuses affaires qui soient dans les annales judiciaires . Jamais procès n' aura présenté tant de points obscurs , incompréhensibles , inexplicables . Et cependant l' accusation n' a point hésité à faire asseoir sur le banc des assises un homme respecté , estimé , aimé de tous ceux qui le connaissent , un jeune savant , espoir de la science française , dont toute l' existence fut de travail et de probité . Quand * Paris apprit l' arrestation de * M * Robert * Darzac , un cri unanime de protestation s' éleva de toutes parts . La sorbonne tout entière , déshonorée par le geste inouï du juge d' instruction , proclama sa foi dans l' innocence du fiancé de * Mlle * Stangerson . * M * Stangerson lui-même attesta hautement l' erreur où s' était fourvoyée la justice , et il ne fait de doute pour personne que , si la victime pouvait parler , elle viendrait réclamer aux douze jurés de * Seine- * Et- * Oise l' homme dont elle voulait faire son époux et que l' accusation veut envoyer à l' échafaud . Il faut espérer qu' un jour prochain * Mlle * Stangerson recouvrera sa raison qui a momentanément sombré dans l' horrible mystère du * Glandier . Voulez -vous qu' elle la reperde lorsqu' elle apprendra que l' homme qu' elle aime est mort de la main du bourreau ? Cette question s' adresse au jury auquel nous nous proposons d' avoir affaire , aujourd'hui même . nous sommes décidés , en effet , à ne point laisser douze braves gens commettre une abominable erreur judiciaire . Certes , des coïncidences terribles , des traces accusatrices , un silence inexplicable de la part de l' accusé , un emploi du temps énigmatique , l' absence de tout alibi , ont pu entraîner la conviction du parquet qui , ayant vainement cherché la vérité ailleurs , s' est résolu à la trouver là . Les charges sont , en apparence , si accablantes pour * M * Robert * Darzac , qu' il faut même excuser un policier aussi averti , aussi intelligent , et généralement aussi heureux que * M * Frédéric * Larsan de s' être laissé aveugler par elles . Jusqu'alors , tout est venu accuser * M * Robert * Darzac , devant l' instruction ; aujourd'hui , nous allons , nous , le défendre devant le jury ; et nous apporterons à la barre une lumière telle que tout le mystère du * Glandier en sera illuminé . car nous possédons la vérité . si nous n' avons point parlé plus tôt , c' est que l' intérêt même de la cause que nous voulons défendre l' exigeait sans doute . Nos lecteurs n' ont pas oublié ces sensationnelles enquêtes anonymes que nous avons publiées sur le pied gauche de la rue * Oberkampf , sur le fameux vol du crédit universel et sur l' affaire des lingots d' or de la monnaie . elles nous faisaient prévoir la vérité , avant même que l' admirable ingéniosité d' un * Frédéric * Larsan ne l' eût dévoilée tout entière . Ces enquêtes étaient conduites par notre plus jeune rédacteur , un enfant de dix-huit ans , * Joseph * Rouletabille , qui sera illustre demain . Quand l' affaire du * Glandier éclata , notre petit reporter se rendit sur les lieux , força toutes les portes et s' installa dans le château d' où tous les représentants de la presse avaient été chassés . à côté de * Frédéric * Larsan , il chercha la vérité ; il vit avec épouvante l' erreur où s' abîmait tout le génie du célèbre policier ; en vain essaya -t-il de le rejeter hors de la mauvaise piste où il s' était engagé : le grand * Fred ne voulut point consentir à recevoir des leçons de ce petit journaliste . Nous savons où cela a conduit * M * Robert * Darzac . Or , il faut que la * France sache , il faut que le monde sache que , le soir même de l' arrestation de * M * Robert * Darzac , le jeune * Joseph * Rouletabille pénétrait dans le bureau de notre directeur et lui disait : " je pars en voyage . Combien de temps " serai -je parti , je ne pourrais vous le dire ; " peut-être un mois , deux mois , trois mois ... " peut-être ne reviendrai -je jamais ... voici une " lettre ... si je ne suis pas revenu le jour où * M " * Darzac comparaîtra devant les assises , vous " ouvrirez cette lettre en cour d' assises , après le " défilé des témoins . Entendez -vous pour cela avec " l' avocat de * M * Robert * Darzac . * M * Robert * Darzac " est innocent . dans cette lettre il y a le nom de " l' assassin , et , je ne dirai point : les " preuves , car , les preuves , je vais les chercher , " mais l' explication irréfutable de sa " culpabilité . " et notre rédacteur partit . Nous sommes restés longtemps sans nouvelles , mais un inconnu est venu trouver notre directeur , il y a huit jours , pour lui dire : " agissez suivant les " instructions de * Joseph * Rouletabille , si la " chose devient nécessaire . il y a la vérité " dans la lettre . " cet homme n' a point voulu nous dire son nom . Aujourd'hui , 15 janvier , nous voici au grand jour des assises ; * Joseph * Rouletabille n' est pas de retour ; peut-être ne le reverrons -nous jamais . La presse , elle aussi , compte ses héros , victimes du devoir : le devoir professionnel , le premier de tous les devoirs . Peut-être , à cette heure , y a -t-il succombé ! Nous saurons le venger . Notre directeur , cet après-midi , sera à la cour d' assises de * Versailles , avec la lettre : la lettre qui contient le nom de l' assassin ! " en tête de l' article , on avait mis le portrait de * Rouletabille . Les parisiens qui se rendirent ce jour -là à * Versailles pour le procès dit du mystère de la chambre jaune n' ont certainement pas oublié l' incroyable cohue qui se bousculait à la gare saint- * Lazare . On ne trouvait plus de place dans les trains et l' on dut improviser des convois supplémentaires . L' article de l' époque avait bouleversé tout le monde , excité toutes les curiosités , poussé jusqu'à l' exaspération la passion des discussions . Des coups de poing furent échangés entre les partisans de * Joseph * Rouletabille et les fanatiques de * Frédéric * Larsan , car , chose bizarre , la fièvre de ces gens venait moins de ce qu' on allait peut-être condamner un innocent que de l' intérêt qu' ils portaient à leur propre compréhension du mystère de la * Chambre jaune . chacun avait son explication et la tenait pour bonne . Tous ceux qui expliquaient le crime comme * Frédéric * Larsan n' admettaient point qu' on pût mettre en doute la perspicacité de ce policier populaire ; et tous les autres , qui avaient une explication autre que celle de * Frédéric * Larsan , prétendaient naturellement qu' elle devait être celle de * Joseph * Rouletabille qu' ils ne connaissaient pas encore . Le numéro de l' époque à la main , les " * Larsan " et les " * Rouletabille " se disputèrent , se chamaillèrent , jusque sur les marches du palais de justice de * Versailles , jusque dans le prétoire . Un service d' ordre extraordinaire avait été commandé . L' innombrable foule qui ne put pénétrer dans le palais resta jusqu'au soir aux alentours du monument , maintenue difficilement par la troupe et la police , avide de nouvelles , accueillant les rumeurs les plus fantastiques . Un moment , le bruit circula qu' on venait d' arrêter , en pleine audience , * M * Stangerson lui-même , qui s' était avoué l' assassin de sa fille ... c' était de la folie . L' énervement était à son comble . Et l' on attendait toujours * Rouletabille . Des gens prétendaient le connaître et le reconnaître ; et , quand un jeune homme , muni d' un laissez-passer , traversait la place libre qui séparait la foule du palais de justice , des bousculades se produisaient . On s' écrasait . On criait : " * Rouletabille ! Voici * Rouletabille ! " des témoins , qui ressemblaient plus ou moins vaguement au portrait publié par l' époque , furent aussi acclamés . L' arrivée du directeur de l' époque fut encore le signal de quelques manifestations . Les uns applaudirent , les autres sifflèrent . Il y avait beaucoup de femmes dans la foule . Dans la salle des assises , le procès se déroulait sous la présidence de * M * De * Rocoux , un magistrat imbu de tous les préjugés des gens de robe , mais foncièrement honnête . On avait fait l' appel des témoins . J' en étais , naturellement , ainsi que tous ceux qui , de près ou de loin , avaient touché les mystères du * Glandier : * M * Stangerson , vieilli de dix ans , méconnaissable , * Larsan , * Mr * Arthur- * W . * Rance , la figure toujours aussi enluminée , le père * Jacques , le père * Mathieu , qui fut amené , menottes aux mains , entre deux gendarmes , * Mme * Mathieu , toute en larmes , les * Bernier , les deux gardes-malades , le maître d' hôtel , tous les domestiques du château , l' employé de poste du bureau 40 , l' employé du chemin de fer d' * épinay , quelques amis de * M et de * Mlle * Stangerson , et tous les témoins à décharge de * M * Robert * Darzac . J' eus la chance d' être entendu parmi les premiers témoins , ce qui me permit d' assister à presque tout le procès . Je n' ai point besoin de vous dire que l' on s' écrasait dans le prétoire . Des avocats étaient assis jusque sur les marches de " la cour " ; et , derrière les magistrats en robe rouge , tous les parquets des environs étaient représentés . * M * Robert * Darzac apparut au banc des accusés , entre les gendarmes , si calme , si grand et si beau , qu' un murmure d' admiration plus que de compassion l' accueillit . Il se pencha aussitôt vers son avocat , * Me * Henri- * Robert , qui , assisté de son premier secrétaire , * Me * André * Hesse , alors débutant , avait déjà commencé à feuilleter son dossier . Beaucoup s' attendaient à ce que * M * Stangerson allât serrer la main de l' accusé ; mais l' appel des témoins eut lieu et ceux -ci quittèrent tous la salle sans que cette démonstration sensationnelle se fût produite . Au moment où les jurés prirent place , on remarqua qu' ils avaient eu l' air de s' intéresser beaucoup à un rapide entretien que * Me * Henri- * Robert avait eu avec le directeur de l' époque . celui -ci s' en fut ensuite prendre place au premier rang de public assis . Quelques-uns s' étonnèrent qu' il ne suivît point les témoins dans la salle qui leur était réservée . La lecture de l' acte d' accusation s' accomplit comme presque toujours , sans incident . Je ne relaterai pas ici le long interrogatoire que subit * M * Darzac . Il répondit à la foi de la façon la plus naturelle et la plus mystérieuse . tout ce qu' il pouvait dire parut naturel , tout ce qu' il tut parut terrible pour lui , même aux yeux de ceux qui sentaient son innocence . Son silence sur les points que nous connaissons se dressa contre lui et il semblait bien que ce silence dût fatalement l' écraser . Il résista aux objurgations du président des assises et du ministère public . On lui dit que se taire , en une pareille circonstance , équivalait à la mort . - c' est bien , dit -il , je la subirai donc ; mais je suis innocent ! Avec cette habileté prodigieuse qui a fait sa renommée , et profitant de l' incident , * Me * Henri- * Robert essaya de grandir le caractère de son client , par le fait même de son silence , en faisant allusion à des devoirs moraux que seules des âmes héroïques sont susceptibles de s' imposer . L' éminent avocat ne parvint qu' à convaincre tout à fait ceux qui connaissaient * M * Darzac , mais les autres restèrent hésitants . Il y eut une suspension d' audience , puis le défilé des témoins commença et * Rouletabille n' arrivait toujours point . Chaque fois qu' une porte s' ouvrait , tous les yeux allaient à cette porte , puis se reportaient sur le directeur de l' époque qui restait , impassible , à sa place . On le vit enfin qui fouillait dans sa poche et qui en tirait la lettre . une grosse rumeur suivit ce geste . à suivre . mon intention n' est point de retracer ici tous les incidents de ce procès . J' ai assez longuement rappelé toutes les étapes de l' affaire pour ne point imposer aux lecteurs le défilé nouveau des événements entourés de leur mystère . j' ai hâte d' arriver au moment vraiment dramatique de cette journée inoubliable . Il survint , comme * Me * Henri- * Robert posait quelques questions au père * Mathieu , qui , à la barre des témoins , se défendait , entre ses deux gendarmes , d' avoir assassiné l' homme vert . sa femme fut appelée et confrontée avec lui . Elle avoua , en éclatant en sanglots , qu' elle avait été la maîtresse du garde , que son mari s' en était douté ; mais elle affirma encore que celui -ci n' était pour rien dans l' assassinat de son amant . * Me * Henri- * Robert demanda alors à la cour de bien vouloir entendre immédiatement , sur ce point , * Frédéric * Larsan . - dans une courte conversation que je viens d' avoir avec * Frédéric * Larsan , pendant la suspension d' audience , déclara l' avocat , celui -ci m' a fait comprendre que l' on pouvait expliquer la mort du garde autrement que par l' intervention du père * Mathieu . Il serait intéressant de connaître l' hypothèse de * Frédéric * Larsan . * Frédéric * Larsan fut introduit . Il s' expliqua fort nettement . - je ne vois point , dit -il , la nécessité de faire intervenir le père * Mathieu en tout ceci . Je l' ai dit à * M * De * Marquet , mais les propos meurtriers de cet homme lui ont évidemment nui dans l' esprit de M le juge d' instruction . Pour moi , l' assassinat de * Mlle * Stangerson et l' assassinat du garde sont la même affaire . on a tiré sur l' assassin de * Mlle * Stangerson , fuyant à travers la cour d' honneur ; on a pu croire l' avoir atteint , on a pu croire l' avoir tué ; à la vérité il n' a fait que trébucher au moment où il disparaissait derrière l' aile droite du château . Là , l' assassin a rencontré le garde qui voulut sans doute s' opposer à sa fuite . L' assassin avait encore à la main le couteau dont il venait de frapper * Mlle * Stangerson , il en frappa le garde au coeur , et le garde en est mort . Cette explication si simple parut d' autant plus plausible que , déjà , beaucoup de ceux qui s' intéressaient aux mystères du * Glandier l' avaient trouvée . Un murmure d' approbation se fit entendre . - et l' assassin , qu' est -il devenu , dans tout cela ? Demanda le président . - il s' est évidemment caché , monsieur le président , dans un coin obscur de ce bout de cour et , après le départ des gens du château qui emportaient le corps , il a pu tranquillement s' enfuir . à ce moment , du fond du " public debout " , une voix juvénile s' éleva . Au milieu de la stupeur de tous , elle disait : - je suis de l' avis de * Frédéric * Larsan pour le coup de couteau au coeur . Mais je ne suis plus de son avis sur la manière dont l' assassin s' est enfui du bout de cour ! tout le monde se retourna ; les huissiers se précipitèrent , ordonnant le silence . Le président demanda avec irritation qui avait élevé la voix et ordonna l' expulsion immédiate de l' intrus ; mais on réentendit la même voix claire qui criait : - c' est moi , monsieur le président , c' est moi , * Joseph * Rouletabille ! XXVII où * Joseph * Rouletabille apparaît dans toute sa gloire il y eut un remous terrible . On entendit des cris de femmes qui se trouvaient mal . On n' eût plus aucun égard pour " la majesté de la justice " . Ce fut une bousculade insensée . Tout le monde voulait voir * Joseph * Rouletabille . Le président cria qu' il allait faire évacuer la salle , mais personne ne l' entendit . Pendant ce temps , Il avait ce costume anglais que je lui avais vu le matin de son départ-mais dans quel état , mon dieu ! -l'ulster sur son bras et la casquette de voyage à la main . Et il dit : - je vous demande pardon , monsieur le président , le transatlantique a eu du retard ! J' arrive d' * Amérique . Je suis * Joseph * Rouletabille ! ... on éclata de rire . Tout le monde était heureux de l' arrivée de ce gamin . Il semblait à toutes ces consciences qu' un immense poids venait de leur être enlevé . On respirait . On avait la certitude qu' il apportait réellement la vérité ... qu' il allait faire connaître la vérité ... mais le président était furieux . - ah ! Vous êtes * Joseph * Rouletabille , reprit le président ... eh bien , je vous apprendrai , jeune homme , à vous moquer de la justice ... en attendant que la cour délibère sur votre cas , je vous retiens à la disposition de la justice ... en vertu de mon pouvoir discrétionnaire . - mais , monsieur le président , je ne demande que cela : être à la disposition de la justice ... je suis venu m' y mettre , à la disposition de la justice ... si mon entrée a fait un peu de tapage , j' en demande bien pardon à la cour ... croyez bien , monsieur le président , que nul , plus que moi , n' a le respect de la justice ... mais je suis entré comme j' ai pu ... et il se mit à rire . Et tout le monde rit . - emmenez -le ! Commanda le président . Mais * Me * Henri- * Robert intervint . Il commença par excuser le jeune homme , il le montra animé des meilleurs sentiments , il fit comprendre au président qu' on pouvait difficilement se passer de la déposition d' un témoin qui avait couché au * Glandier pendant toute la semaine mystérieuse , d' un témoin surtout qui prétendait prouver l' innocence de l' accusé et apporter le nom de l' assassin . - vous allez nous dire le nom de l' assassin ? Demanda le président , ébranlé mais sceptique . - mais , mon président , je ne suis venu que pour ça ! Fit * Rouletabille . On faillit applaudir dans le prétoire , mais les chut ! énergiques des huissiers rétablirent le silence . - * Joseph * Rouletabille , dit * Me * Henri- * Robert , n' est pas cité régulièrement comme témoin , mais j' espère qu' en vertu de son pouvoir discrétionnaire , monsieur le président voudra bien l' interroger . - c' est bien ! Fit le président , nous l' interrogerons . Mais finissons -en d' abord ... l' avocat général se leva : - il vaudrait peut-être mieux , fit remarquer le représentant du ministère public , que ce jeune homme nous dise tout de suite le nom de celui qu' il dénonce comme étant l' assassin . Le président acquiesça avec une ironique réserve : - si monsieur l' avocat général attache quelque importance à la déposition de * M * Joseph * Rouletabille , je ne vois point d' inconvénient à ce que le témoin nous dise tout de suite le nom de son assassin ! On eût entendu voler une mouche . * Rouletabille se taisait , regardant avec sympathie * M * Robert * Darzac , qui , lui , pour la première fois , depuis le commencement du débat , montrait un visage agité et plein d' angoisse . - eh bien , répéta le président , on vous écoute , * Monsieur * Joseph * Rouletabille . Nous attendons le nom de l' assassin . * Rouletabille fouilla tranquillement dans la poche de son gousset , en tira un énorme oignon , y regarda l' heure , et dit : - monsieur le président , je ne pourrai vous dire le nom de l' assassin qu' à six heures et demie ! nous avons encore quatre bonnes heures devant nous ! la salle fit entendre des murmures étonnés et désappointés . Quelques avocats dirent à haute voix : " il se moque de nous ! " le président avait l' air enchanté ; * Mes * Henri- * Robert et * André * Hesse étaient ennuyés . Le président dit : - cette plaisanterie a assez duré . Vous pouvez vous retirer , monsieur , dans la salle des témoins . Je vous garde à notre disposition . * Rouletabille protesta . - je vous affirme , monsieur le président , s' écria -t-il , de sa voix aiguë et claironnante , je vous affirme que , lorsque je vous aurai dit le nom de l' assassin , vous comprendrez que je ne pouvais vous le dire qu' à six heures et demie ! parole d' honnête homme ! Foi de * Rouletabille ! ... mais , en attendant , je peux toujours vous donner quelques explications sur l' assassinat du garde ... * M * Frédéric * Larsan qui m' a vu travailler au * Glandier pourrait vous dire avec quel soin j' ai étudié toute cette affaire . J' ai beau être d' un avis contraire au sien et prétendre qu' en faisant arrêter * M * Robert * Darzac , il a fait arrêter un innocent , il ne doute pas , lui , de ma bonne foi , ni de l' importance qu' il faut attacher à mes découvertes , qui ont souvent corroboré les siennes ! * Frédéric * Larsan dit : - monsieur le président , il sera intéressant d' entendre * M * Joseph * Rouletabille ; d' autant plus intéressant qu' il n' est pas de mon avis . Un murmure d' approbation accueillit cette parole du policier . Il acceptait le duel en beau joueur . La joute promettait d' être curieuse entre ces deux intelligences qui s' étaient acharnées au même tragique problème et qui étaient arrivées à deux solutions différentes : comme le président se taisait , * Frédéric * Larsan continua : - ainsi nous sommes d' accord pour le coup de couteau au coeur qui a été donné au garde par l' assassin de * Mlle * Stangerson ; mais , puisque nous ne sommes plus d' accord sur la question de la fuite de l' assassin , dans le bout de cour , il serait curieux de savoir comment * M * Rouletabille explique cette fuite . - évidemment , fit mon ami , ce serait curieux ! Toute la salle partit encore à rire . Le président déclara aussitôt que , si un pareil fait se renouvelait , il n' hésiterait pas à mettre à exécution sa menace de faire évacuer la salle . - vraiment , termina le président , dans une affaire comme celle -là , je ne vois pas ce qui peut prêter à rire . - moi non plus ! Dit * Rouletabille . Des gens , devant moi , s' enfonçèrent leur mouchoir dans la bouche pour ne pas éclater ... - allons , fit le président , vous avez entendu , jeune homme , ce que vient de dire * M * Frédéric * Larsan . Comment , selon vous , l' assassin s' est -il enfui du bout de cour ? * Rouletabille regarda * Mme * Mathieu , qui lui sourit tristement . - puisque * Mme * Mathieu , dit -il , a bien voulu faire l' aveu de sa faute , et n' a point dissimulé qu' elle a été la maîtresse du garde ... - la garce ! S' écria le père * Mathieu . - faites sortir le père * Mathieu ! Ordonna le président . On emmena le père * Mathieu . * Rouletabille reprit : - ... puisqu' elle a fait cet aveu , je puis bien vous dire qu' elle avait souvent rendez -vous , la nuit , avec le garde , au premier étage du donjon , dans la chambre qui fut , autrefois un oratoire . Ces rendez -vous furent surtout fréquents dans les derniers temps , quand le père * Mathieu était cloué au lit par ses rhumatismes . Une piqûre de morphine , administrée à propos , donnait au père * Mathieu le calme et le repos , et tranquillisait son épouse pour les quelques heures pendant lesquelles elle était dans la nécessité de s' absenter . * Mme * Mathieu venait au château , la nuit , enveloppée dans un grand châle noir qui lui servait autant que possible à dissimuler sa personnalité et la faisait ressembler à un sombre fantôme qui , parfois , troubla les nuits du père * Jacques . Pour prévenir son amant de sa présence , * Mme * Mathieu avait emprunté au chat de la mère * Agenoux , une vieille sorcière de * Sainte- * Geneviève- * Des- * Bois , son miaulement sinistre ; aussitôt , le garde descendait de son donjon et venait ouvrir la petite poterne à sa maîtresse . Quand les réparations du donjon furent récemment entreprises , les rendez -vous n' en eurent pas moins lieu dans l' ancienne chambre du garde , au donjon même , la nouvelle chambre , qu' on avait momentanément abandonnée à ce malheureux serviteur , à l' extrémité de l' aile droite du château , n' étant séparée du ménage du maître d' hôtel et de la cuisinière que par une trop mince cloison . * Mme * Mathieu venait de quitter le garde en parfaite santé , quand le drame du petit bout de cour survint . * Mme * Mathieu et le garde , n' ayant plus rien à se dire , étaient sortis du donjon ensemble ... je n' ai appris ces détails , monsieur le président , que par l' examen auquel je me livrai des traces de pas dans la cour d' honneur , le lendemain matin ... * Bernier , le concierge , que j' avais placé , avec son fusil , en observation derrière le donjon , ainsi que je lui permettrai de vous l' expliquer lui-même , ne pouvait voir ce qui se passait dans la cour d' honneur . Il n' y arriva un peu plus tard qu' attiré par les coups de revolver , et tira à son tour . Voici donc le garde et * Mme * Mathieu , dans la nuit et dans le silence de la cour d' honneur . Ils se souhaitent le bonsoir ; * Mme * Mathieu se dirige vers la grille ouverte de cette cour , et lui s' en retourne se coucher dans sa petite pièce en encorbellement , à l' extrémité de l' aile droite du château . Il va atteindre sa porte , quand des coups de revolver retentissent ; il se retourne ; anxieux , il revient sur ses pas ; il va atteindre l' angle de l' aile droite du château quand une ombre bondit sur lui et le frappe . Il meurt . Son cadavre est ramassé tout de suite par des gens qui croient tenir l' assassin et qui n' emportent que l' assassiné . Pendant ce temps , que fait * Mme * Mathieu ? Surprise par les détonations et par l' envahissement de la cour , elle se fait la plus petite qu' elle peut dans la nuit et dans la cour d' honneur . La cour est vaste , et , se trouvant près de la grille , * Mme * Mathieu pouvait passer inaperçue . Mais elle ne passa pas . Elle resta et vit emporter le cadavre . Le coeur serré d' une angoisse bien compréhensible et poussée par un tragique pressentiment , elle vint jusqu'au vestibule du château , jeta un regard sur l' escalier éclairé par le lumignon du père * Jacques , l' escalier où l' on avait étendu le corps de son amant ; elle vit et s' enfuit . Avait -elle éveillé l' attention du père * Jacques ? Toujours est -il que celui -ci rejoignit le fantôme noir , qui déjà lui avait fait passer quelques nuits blanches . Cette nuit même , avant le crime , il avait été réveillé par les cris de la bête du bon dieu et avait aperçu , par sa fenêtre , le fantôme noir ... il s' était hâtivement vêtu et c' est ainsi que l' on s' explique qu' il arriva dans le vestibule , tout habillé , quand nous apportâmes le cadavre du garde . Donc , cette nuit -là , dans la cour d' honneur , il a voulu sans doute , une fois pour toutes , regarder de tout près la figure du fantôme . Il la reconnut . Le père * Jacques est un vieil ami de * Mme * Mathieu . Elle dut lui avouer ses amours , ses rendez -vous , et le supplier de la sauver de ce moment difficile ! L' état de * Mme * Mathieu , qui venait de voir son amant mort , devait être pitoyable . Le père * Jacques eut pitié et accompagna * Mme * Mathieu , à travers la chênaie , et hors du parc , par delà même les bords de l' étang , jusqu'à la route d' * épinay . Là , elle n' avait plus que quelques mètres à faire pour rentrer chez elle . Le père * Jacques revint au château , et , se rendant compte de l' importance judiciaire qu' il y aurait pour la maîtresse du garde à ce qu' on ignorât sa présence au château , cette nuit -là , essaya autant que possible de nous cacher cet épisode dramatique d' une nuit qui , déjà , en comptait tant ! Je n' ai nul besoin , ajouta * Rouletabille , de demander à * Mme * Mathieu et au père * Jacques de corroborer ce récit . je sais que les choses se sont passées ainsi ! Je ferai simplement appel aux souvenirs de * M * Larsan qui , lui , comprend déjà comment j' ai tout appris , car il m' a vu , le lendemain matin , penché sur une double piste où l' on rencontrait voyageant de compagnie , l' empreinte des pas du père * Jacques et de ceux de madame . Ici , * Rouletabille se tourna vers * Mme * Mathieu qui était restée à la barre , et lui fit un salut galant . - les empreintes des pieds de madame , expliqua * Rouletabille , ont une ressemblance étrange avec les traces des pieds élégants de l' assassin ... * Mme * Mathieu tressaillit et fixa avec une curiosité farouche le jeune reporter . Qu' osait -il dire ? Que voulait -il dire ? -madame a le pied élégant , long et plutôt un peu grand pour une femme . C' est , au bout pointu de la bottine près , le pied de l' assassin ... il y eut quelques mouvements dans l' auditoire . * Rouletabille , d' un geste , les fit cesser . On eût dit vraiment que c' était lui , maintenant , qui commandait la police de l' audience . - je m' empresse de dire , fit -il , que ceci ne signifie pas grand'chose et qu' un policier qui bâtirait un système sur des marques extérieures semblables , sans mettre une idée générale autour , irait tout de go à l' erreur judiciaire ! * M * Robert * Darzac , lui aussi , a les pieds de l' assassin , et cependant , il n' est pas l' assassin ! nouveaux mouvements . Le président demanda à * Mme * Mathieu : - c' est bien ainsi que , ce soir -là , les choses se sont passées pour vous , madame ? -oui , monsieur le président , répondit -elle . C' est à croire que * M * Rouletabille était derrière nous . - vous avez donc vu fuir l' assassin jusqu'à l' extrémité de l' aile droite , madame ? -oui , comme j' ai vu emporter , une minute plus tard , le cadavre du garde . - et l' assassin , qu' est -il devenu ? Vous étiez restée seule dans la cour d' honneur , il serait tout naturel que vous l' ayez aperçu alors ... il ignorait votre présence et le moment était venu pour lui de s' échapper ... - je n' ai rien vu , monsieur le président , gémit * Mme * Mathieu . à ce moment la nuit était devenue très noire . - c' est donc , fit le président , * M * Rouletabille qui nous expliquera comment l' assassin s' est enfui . - évidemment ! Répliqua aussitôt le jeune homme avec une telle assurance que le président lui-même ne put s' empêcher de sourire . Et * Rouletabille reprit la parole : - il était impossible que l' assassin s' enfuît normalement du bout de cour dans lequel il était entré sans que nous le vissions ! Si nous ne l' avions pas vu , nous l' eussions touché ! C' est un pauvre petit bout de cour de rien du tout , un carré entouré de fossés et de hautes grilles . L' assassin eût marché sur nous ou nous eussions marché sur lui ! Ce carré était aussi quasi-matériellement fermé par les fossés , les grilles et par nous-mêmes , que la chambre jaune ! -alors , dites -nous donc , puisque l' homme est entré dans ce carré , dites -nous donc comment il se fait que vous ne l' ayez point trouvé ! ... voilà une demi-heure que je ne vous demande que cela ! ... * Rouletabille ressortit une fois encore l' oignon qui garnissait la poche de son gilet ; il y jeta un regard calme , et dit : - monsieur le président , vous pouvez me demander cela encore pendant trois heures trente , je ne pourrai vous répondre sur ce point qu' à six heures et demie ! Cette fois -ci les murmures ne furent ni hostiles , ni désappointés . On commençait à avoir confiance en * Rouletabille . on lui faisait confiance . et l' on s' amusait de cette prétention qu' il avait de fixer une heure au président comme il eût fixé un rendez -vous à un camarade . Quant au président , après s' être demandé s' il devait se fâcher , il prit son parti de s' amuser de ce gamin comme tout le monde . * Rouletabille dégageait de la sympathie , et le président en était déjà tout imprégné . Enfin , il avait si nettement défini le rôle de * Mme * Mathieu dans l' affaire , et si bien expliqué chacun de ses gestes , cette nuit -là , que * M * De * Rocoux se voyait obligé de le prendre presque au sérieux . - eh bien , * Monsieur * Rouletabille , fit -il , c' est comme vous voudrez ! Mais que je ne vous revoie plus avant six heures et demie ! * Rouletabille salua le président , et , dodelinant de sa grosse tête , se dirigea vers la porte des témoins . Son regard me cherchait . Il ne me vit point . Alors , je me dégageai tout doucement de la foule qui m' enserrait et je sortis de la salle d' audience , presque en même temps que * Rouletabille . Cet excellent ami m' accueillit avec effusion . Il était heureux et loquace . Il me secouait les mains avec jubilation . Je lui dis : - je ne vous demanderai point , mon cher ami , ce que vous êtes allé faire en * Amérique . Vous me répliqueriez sans doute , comme au président , que vous ne pouvez me répondre qu' à six heures et demie ... - non , mon cher * Sainclair , non , mon cher * Sainclair ! Je vais vous dire tout de suite ce que je suis allé faire en * Amérique , parce que vous , vous êtes un ami : je suis allé chercher le nom de la seconde moitié de l' assassin ! -vraiment , vraiment , le nom de la seconde moitié ... - parfaitement . Quand nous avons quitté le * Glandier pour la dernière fois , je connaissais les deux moitiés de l' assassin et le nom de l' une de ces moitiés . C' est le nom de l' autre moitié que je suis allé chercher en * Amérique ... nous entrions , à ce moment , dans la salle des témoins . Ils vinrent tous à * Rouletabille avec force démonstrations . Le reporter fut très aimable , si ce n' est avec * Arthur * Rance auquel il montra une froideur marquée . * Frédéric * Larsan entrant alors dans la salle , * Rouletabille alla à lui , lui administra une de ces poignées de main dont il avait le douloureux secret , et dont on revient avec les phalanges brisées . Pour lui montrer tant de sympathie , * Rouletabille devait être bien sûr de l' avoir roulé . * Larsan souriait , sûr de lui-même et lui demandant , à son tour , ce qu' il était allé faire en * Amérique . Alors , * Rouletabille , très aimable , le prit par le bras et lui conta dix anecdotes de son voyage . à un moment , ils s' éloignèrent , s' entretenant de choses plus sérieuses , et , par discrétion , je les quittai . Du reste , j' étais fort curieux de rentrer dans la salle d' audience où l' interrogatoire des témoins continuait . Je retournai à ma place et je pus constater tout de suite que le public n' attachait qu' une importance relative à ce qui se passait alors , et qu' il attendait impatiemment six heures et demie . Ces six heures et demie sonnèrent et * Joseph * Rouletabille fut à nouveau introduit . Décrire l' émotion avec laquelle la foule le suivit des yeux à la barre serait impossible . On ne respirait plus . * M * Robert * Darzac s' était levé à son banc . Il était " pâle comme un mort " . Le président dit avec gravité : - je ne vous fais pas prêter serment , monsieur ! Vous n' avez pas été cité régulièrement . Mais j' espère qu' il n' est pas besoin de vous expliquer toute l' importance des paroles que vous allez prononcer ici ... et il ajouta , menaçant : - toute l' importance de ces paroles ... pour vous , sinon pour les autres ! ... * Rouletabille , nullement ému , le regardait . Il dit : - oui , m' sieur ! -voyons , fit le président . Nous parlions tout à l' heure de ce petit bout de cour qui avait servi de refuge à l' assassin , et vous nous promettiez de nous dire , à six heures et demie , comment l' assassin s' est enfui de ce bout de cour et aussi le nom de l' assassin . Il est six heures trente-cinq , * Monsieur * Rouletabille , et nous ne savons encore rien ! -voilà , m' sieur ! Commença mon ami au milieu d' un silence si solennel que je ne me rappelle pas en avoir vu de semblable . Je vous ai dit que ce bout de cour était fermé et qu' il était impossible pour l' assassin de s' échapper de ce carré sans que ceux qui étaient à sa recherche s' en aperçussent . C' est l' exacte vérité . quand nous étions là , dans ce carré de bout de cour , l' assassin s' y trouvait encore avec nous ! -et vous ne l' avez pas vu ! ... c' est bien ce que l' accusation prétend ... - et nous l' avons tous vu ! Monsieur le président , s' écria * Rouletabille . - et vous ne l' avez pas arrêté ! ... - il n' y avait que moi qui sût qu' il était l' assassin . Et j' avais besoin que l' assassin ne fût pas arrêté tout de suite ! Et puis , je n' avais d' autre preuve , à ce moment , que ma raison ! oui , seule , ma raison me prouvait que l' assassin était là et que nous le voyions ! J' ai pris mon temps pour apporter , aujourd'hui , en cour d' assises , une preuve irréfutable , et qui , je m' y engage , contentera tout le monde . - mais parlez ! Parlez , monsieur ! Dites -nous quel est le nom de l' assassin , fit le président ... - vous le trouverez parmi les noms de ceux qui étaient dans le bout de cour , répliqua * Rouletabille , qui , lui , ne semblait pas pressé ... on commençait à s' impatienter dans la salle ... - le nom ! Le nom ! Murmurait -on ... * Rouletabille , sur un ton qui méritait des gifles , dit : - je laisse un peu traîner cette déposition , la mienne , m' sieur le président , parce que j' ai mes raisons pour cela ! ... - le nom ! Le nom ! Répétait la foule . - silence ! Glapit l' huissier . Le président dit : - il faut tout de suite nous dire le nom , monsieur ! ... ceux qui se trouvaient dans le bout de cour étaient : le garde , mort . Est -ce lui , l' assassin ? -non , m' sieur . - le père * Jacques ? ... - non m' sieur . - le concierge , * Bernier ? -non , m' sieur ... - * Mr * Arthur- * William * Rance , alors ? Il ne reste que * Mr * Arthur * Rance et vous ! Vous n' êtes pas l' assassin , non ? -non , m' sieur ! -alors , vous accusez * Mr * Arthur * Rance ? -non , m' sieur ! -je ne comprends plus ! ... où voulez -vous en venir ? ... il n' y avait plus personne dans le bout de cour . - si , m' sieur ! ... il n' y avait personne dans le bout de cour , ni au-dessous , mais il y avait quelqu' un au-dessus , quelqu' un penché à sa fenêtre , sur le bout de cour ... - * Frédéric * Larsan ! S' écria le président . - * Frédéric * Larsan ! Répondit d' une voix éclatante * Rouletabille . Et , se retournant vers le public qui faisait entendre déjà des protestations , il lui lança ces mots avec une force dont je ne le croyais pas capable : - * Frédéric * Larsan , l' assassin ! une clameur où s' exprimaient l' ahurissement , la consternation , l' indignation , l' incrédulité , et , chez certains , l' enthousiasme pour le petit bonhomme assez audacieux pour oser une pareille accusation , remplit la salle . Le président n' essaya même pas de la calmer ; quand elle fut tombée d' elle-même , sous les chut ! énergiques de ceux qui voulaient tout de suite en savoir davantage , on entendit distinctement * Robert * Darzac , qui , se laissant retomber sur son banc , disait : - c' est impossible ! Il est fou ! ... le président : - vous osez , monsieur , accuser * Frédéric * Larsan ! Voyez l' effet d' une pareille accusation ... * M * Robert * Darzac lui-même vous traite de fou ! ... si vous ne l' êtes pas , vous devez avoir des preuves ... - des preuves , m' sieur ! Vous voulez des preuves ! Ah ! Je vais vous en donner une , de preuve ... fit la voix aiguë de * Rouletabille ... qu' on fasse venir * Frédéric * Larsan ! ... le président : - huissier , appelez * Frédéric * Larsan . L' huissier courut à la petite porte , l' ouvrit , disparut ... la petite porte était restée ouverte ... tous les yeux étaient sur cette petite porte . L' huissier réapparut . Il s' avança au milieu du prétoire et dit : - monsieur le président , * Frédéric * Larsan n' est pas là . Il est parti vers quatre heures et on ne l' a plus revu . * Rouletabille clama , triomphant : - ma preuve , la voilà ! -expliquez -vous ... quelle preuve ? Demanda le président . - ma preuve irréfutable , fit le jeune reporter , ne voyez -vous pas que c' est la fuite de * Larsan . Je vous jure qu' il ne reviendra pas , allez ! ... vous ne reverrez plus * Frédéric * Larsan ... rumeurs au fond de la salle . - si vous ne vous moquez pas de la justice , pourquoi , monsieur , n' avez -vous pas profité de ce que * Larsan était avec vous , à cette barre , pour l' accuser en face ? Au moins , il aurait pu vous répondre ! ... - quelle réponse eût été plus complète que celle -ci , monsieur le président ? ... il ne me répond pas ! il ne me répondra jamais ! j' accuse * Larsan d' être l' assassin et il se sauve ! vous trouvez que ce n' est pas une réponse , ça ! ... - nous ne voulons pas croire , nous ne croyons point que * Larsan , comme vous dites , se soit sauvé ... comment se serait -il sauvé ? Il ne savait pas que vous alliez l' accuser ? -si , m' sieur , il le savait , puisque je le lui ai appris moi-même , tout à l' heure ... - vous avez fait cela ! ... vous croyez que * Larsan est l' assassin et vous lui donnez les moyens de fuir ! ... - oui , m' sieur le président , j' ai fait cela , répliqua * Rouletabille avec orgueil ... je ne suis pas de la " justice " , moi ; je ne suis pas de la " police " , moi ; je suis un humble journaliste , et mon métier n' est point de faire arrêter les gens ! Je sers la vérité comme je veux ... c' est mon affaire ... préservez , vous autres , la société , comme vous pouvez , c' est la vôtre ... mais ce n' est pas moi qui apporterai une tête au bourreau ! ... si vous êtes juste , monsieur le président-et vous l' êtes -vous trouverez que j' ai raison ! ... ne vous ai -je pas dit , tout à l' heure , que vous comprendriez que je ne pouvais prononcer le nom de l' assassin avant six heures et demie . j' avais calculé que ce temps était nécessaire pour avertir * Frédéric * Larsan , lui permettre de prendre le train de 4 heures 17 , pour * Paris , où il saurait se mettre en sûreté ... une heure pour arriver à * Paris , une heure et quart pour qu' il pût faire disparaître toute trace de son passage ... cela nous menait à six heures et demie ... vous ne retrouverez pas * Frédéric * Larsan , déclara * Rouletabille en fixant * M * Robert * Darzac ... il est trop malin ... c' est un homme qui vous a toujours échappé ... et que vous avez longtemps et vainement poursuivi ... s' il est moins fort que moi , ajouta * Rouletabille , en riant de bon coeur et en riant tout seul , car personne n' avait plus envie de rire ... il est plus fort que toutes les polices de la terre . Cet homme , qui , depuis quatre ans , s' est introduit à la sûreté , et y est devenu célèbre sous le nom de * Frédéric * Larsan , est autrement célèbre sous un autre nom que vous connaissez bien . * Frédéric * Larsan , m' sieur le président , c' est * Ballmeyer ! - * Ballmeyer ! S' écria le président . - * Ballmeyer ! Fit * Robert * Darzac , en se soulevant ... * Ballmeyer ! ... c' était donc vrai ! -ah ! Ah ! * M' sieur * Darzac , vous ne croyez plus que je suis fou , maintenant ! ... * Ballmeyer ! * Ballmeyer ! * Ballmeyer ! On n' entendait plus que ce nom dans la salle . Le président suspendit l' audience . à suivre . vous pensez si cette suspension d' audience fut mouvementée . Le public avait de quoi s' occuper . * Ballmeyer ! On trouvait , décidément , le gamin " épatant " ! * Ballmeyer ! Mais le bruit de sa mort avait couru , il y avait , de cela , quelques semaines . * Ballmeyer avait donc échappé à la mort comme , toute sa vie , il avait échappé aux gendarmes . Est -il nécessaire que je rappelle ici les hauts faits de * Ballmeyer ? Ils ont , pendant vingt ans , défrayé la chronique judiciaire et la rubrique des faits divers ; et , si quelques-uns de mes lecteurs ont pu oublier l' affaire de la chambre jaune , ce nom de * Ballmeyer n' est certainement pas sorti de leur mémoire . * Ballmeyer fut le type même de l' escroc du grand monde ; il n' était point de gentleman plus gentleman que lui ; il n' était point de prestidigitateur plus habile de ses doigts que lui ; il n' était point d' " apache " , comme on dit aujourd'hui , plus audacieux et plus terrible que lui . Reçu dans la meilleure société , inscrit dans les cercles les plus fermés , il avait volé l' honneur des familles et l' argent des pontes avec une maëstria qui ne fut jamais dépassée . Dans certaines occasions difficiles , il n' avait pas hésité à faire le coup de couteau et le coup de l' os de mouton . Du reste , il n' hésitait jamais , et aucune entreprise n' était au-dessus de ses forces . étant tombé une fois entre les mains de la justice , il s' échappa , le matin de son procès , en jetant du poivre dans les yeux des gardes qui le conduisaient à la cour d' assises . On sut plus tard que , le jour de sa fuite , pendant que les plus fins limiers de la sûreté étaient à ses trousses , il assistait , tranquillement , nullement maquillé , à une " première " du théâtre-français . Il avait ensuite quitté la * France pour travailler en * Amérique , et la police de l' état d' * Ohio avait , un beau jour , mis la main sur l' exceptionnel bandit ; mais , le lendemain , il s' échappait encore ... * Ballmeyer , il faudrait un volume pour parler ici de * Ballmeyer , et c' est cet homme qui était devenu * Frédéric * Larsan ! ... et c' est ce petit gamin de * Rouletabille qui avait découvert cela ! ... et c' est lui aussi , ce moutard , qui , connaissant le passé d' un * Ballmeyer , lui permettait , une fois de plus , de faire la nique à la société , en lui fournissant le moyen de s' échapper ! à ce dernier point de vue , je ne pouvais qu' admirer * Rouletabille , car je savais que son dessein était de servir jusqu'au bout * M * Robert * Darzac et * Mlle * Stangerson en les débarrassant du bandit sans qu' il parlât . on n' était pas encore remis d' une pareille révélation , et j' entendais déjà les plus pressés s' écrier : " en admettant que l' assassin fût * Frédéric * Larsan , cela ne nous explique pas comment il est sorti de la chambre jaune ! ... " quand l' audience fut reprise . * Rouletabille fut appelé immédiatement à la barre et son " interrogatoire " , car il s' agissait là plutôt d' un interrogatoire que d' une " déposition " , reprit . Le président : - vous nous avez dit tout à l' heure , monsieur , qu' il était impossible de s' enfuir du bout de cour . J' admets , avec vous , je veux bien admettre que , puisque * Frédéric * Larsan se trouvait penché à sa fenêtre , au-dessus de vous , il fût encore dans ce bout de cour ; mais , pour se trouver à sa fenêtre , il lui avait fallu quitter ce bout de cour . Il s' était donc enfui ! Et comment ? * Rouletabille : - j' ai dit qu' il n' avait pu s' enfuir normalement ... il s' est donc enfui anormalement ! car le bout de cour , je l' ai dit aussi , n' était que quasi -fermé tandis que la chambre jaune l' était tout à fait . On pouvait grimper au mur , chose impossible dans la chambre jaune , se jeter sur la terrasse et de là , pendant que nous étions penchés sur le cadavre du garde , pénétrer de la terrasse dans la galerie par la fenêtre qui donne juste au-dessus . * Larsan n' avait plus qu' un pas à faire pour être dans sa chambre , ouvrir sa fenêtre et nous parler . Ceci n' était qu' un jeu d' enfant pour un acrobate de la force de * Ballmeyer . Et , monsieur le président , voici la preuve de ce que j' avance . Ici , * Rouletabille tira de la poche de son veston , un petit paquet qu' il ouvrit , et dont il tira une cheville . - tenez , monsieur le président , voici une cheville qui s' adapte parfaitement dans un trou que l' on trouve encore dans " le corbeau " de droite qui soutient la terrasse en encorbellement . * Larsan , qui prévoyait tout et qui songeait à tous les moyens de fuite autour de sa chambre-chose nécessaire quand on joue son jeu-avait enfoncé préalablement cette cheville dans ce " corbeau " . Un pied sur la borne qui est au coin du château , un autre pied sur la cheville , une main à la corniche de la porte du garde , l' autre main à la terrasse , et * Frédéric * Larsan disparaît dans les airs ... d' autant mieux qu' il est fort ingambe et que , ce soir -là , il n' était nullement endormi par un narcotique , comme il avait voulu nous le faire croire . Nous avions dîné avec lui , monsieur le président , et , au dessert , il nous joua le coup du monsieur qui tombe de sommeil , car il avait besoin d' être , lui aussi , endormi , pour que , le lendemain , on ne s' étonnât point que moi , * Joseph * Rouletabille , j' aie été victime d' un narcotique en dînant avec * Larsan . Du moment où nous avions subi le même sort , les soupçons ne l' atteignaient point et s' égaraient ailleurs . Car , moi , monsieur le président , moi , j' ai été bel et bien endormi , et par * Larsan lui-même , et comment ! ... si je n' avais pas été dans ce triste état , jamais * Larsan ne se serait introduit dans la chambre de * Mlle * Stangerson ce soir -là , et le malheur ne serait pas arrivé ! ... on entendit un gémissement . C' était * M * Darzac qui n' avait pu retenir sa douloureuse plainte ... - vous comprenez , ajouta * Rouletabille , que , couchant à côté de lui , je gênais particulièrement * Larsan , cette nuit -là , car il savait ou du moins il pouvait se douter que , cette nuit -là , je veillais ! naturellement il ne pouvait pas croire une seconde que je le soupçonnais , lui ! Mais je pouvais le découvrir au moment où il sortait de sa chambre pour se rendre dans celle de * Mlle * Stangerson . Il attendit , cette nuit -là , pour pénétrer chez * Mlle * Stangerson , que je fusse endormi et que mon ami * Sainclair fût occupé dans ma propre chambre à me réveiller . Dix minutes plus tard * Mlle * Stangerson criait à la mort ! -comment étiez -vous arrivé à soupçonner , alors , * Frédéric * Larsan ? Demanda le président . - le bon bout de ma raison me l' avait indiqué , m' sieur le président ; aussi j' avais l' oeil sur lui ; mais c' est un homme terriblement fort , et je n' avais pas prévu le coup du narcotique . Oui , oui , le bon bout de ma raison me l' avait montré ! Mais il me fallait une preuve palpable ; comme qui dirait : " le voir au bout de mes yeux après l' avoir vu au bout de ma raison ! " -qu'est -ce que vous entendez par le bon bout de votre raison ? -eh ! M' sieur le président , la raison a deux bouts : le bon et le mauvais . Il n' y en a qu' un sur lequel vous puissiez vous appuyer avec solidité : c' est le bon ! On le reconnaît à ce que rien ne peut le faire craquer , ce bout -là , quoi que vous fassiez ! Quoi que vous disiez ! Au lendemain de la galerie inexplicable , alors que j' étais comme le dernier des derniers des misérables hommes qui ne savent point se servir de leur raison parce qu' ils ne savent par où la prendre , que j' étais courbé sur la terre et sur les fallacieuses traces sensibles , je me suis relevé soudain , en m' appuyant sur le bon bout de ma raison et je suis monté dans la galerie . Là , je me suis rendu compte que l' assassin que nous avions poursuivi n' avait pu , cette fois , ni normalement , ni anormalement quitter la galerie . Alors , avec le bon bout de ma raison , j' ai tracé un cercle dans lequel j' ai enfermé le problème , et autour du cercle , j' ai déposé mentalement ces lettres flamboyantes : " puisque l' assassin ne peut être en dehors du cercle , il est dedans ! " qui vois -je donc , dans ce cercle ? Le bon bout de ma raison me montre , outre l' assassin qui doit nécessairement s' y trouver : le père * Jacques , * M * Stangerson , * Frédéric * Larsan et moi ! Cela devait donc faire , avec l' assassin , cinq personnages . Or , quand je cherche dans le cercle , ou si vous préférez , dans la galerie , pour parler matériellement , je ne trouve que quatre personnages . Et il est démontré que le cinquième n' a pu s' enfuir , n' a pu sortir du cercle ! donc , j' ai , dans le cercle , un personnage qui est deux , c' est-à-dire qui est , outre son personnage , le personnage de l' assassin ! ... pourquoi ne m' en étais -je pas aperçu déjà ? Tout simplement parce que le phénomène du doublement du personnage ne s' était pas passé sous mes yeux . Avec qui , des quatre personnes enfermées dans le cercle , l' assassin a -t-il pu se doubler sans que je l' aperçoive ? Certainement pas avec les personnes qui me sont apparues à un moment , dédoublées de l' assassin . ainsi ai -je vu , en même temps , dans la galerie , * M * Stangerson et l' assassin , le père * Jacques et l' assassin , moi et l' assassin . L' assassin ne saurait donc être ni * M * Stangerson , ni le père * Jacques , ni moi ! Et puis , si c' était moi l' assassin , je le saurais bien , n' est -ce pas , m' sieur le président ? ... avais -je vu , en même temps , * Frédéric * Larsan et l' assassin ? Non ! ... non ! Il s' était passé deux secondes pendant lesquelles j' avais perdu de vue l' assassin , car celui -ci était arrivé , comme je l' ai du reste noté dans mes papiers , deux secondes avant * M * Stangerson , le père * Jacques et moi , au carrefour des deux galeries . Cela avait suffi à * Larsan pour enfiler la galerie tournante , enlever sa fausse barbe d' un tour de main , se retourner et se heurter à nous , comme s' il poursuivait l' assassin ! ... * Ballmeyer en a fait bien d' autres ! Et vous pensez bien que ce n' était qu' un jeu pour lui de se grimer de telle sorte qu' il apparût tantôt avec sa barbe rouge à * Mlle * Stangerson , tantôt à un employé de poste avec un collier de barbe châtain qui le faisait ressembler à * M * Darzac , dont il avait juré la perte ! Oui , le bon bout de ma raison me rapprochait ces deux personnages , ou plutôt ces deux moitiés de personnage que je n' avais pas vues en même temps : * Frédéric * Larsan et l' inconnu que je poursuivais ... pour en faire l' être mystérieux et formidable que je cherchais : l' assassin ; cette révélation me bouleversa . J' essayai de me ressaisir en m' occupant un peu des traces sensibles , des signes extérieurs qui m' avaient , jusqu'alors , égaré , et qu' il fallait , normalement , faire entrer dans le cercle tracé par le bon bout de ma raison ! quels étaient , tout d' abord , les principaux signes extérieurs , cette nuit -là , qui m' avaient éloigné de l' idée d' un * Frédéric * Larsan assassin : 1 ) j' avais vu l' inconnu dans la chambre de * Mlle * Stangerson , et , courant à la chambre de * Frédéric * Larsan , j' y avais trouvé * Frédéric * Larsan , bouffi de sommeil . 2 ) l' échelle 3 ) j' avais placé * Frédéric * Larsan au bout de la galerie tournante en lui disant que j' allais sauter dans la chambre de * Mlle * Stangerson pour essayer de prendre l' assassin . Or , j' étais retourné dans la chambre de * Mlle * Stangerson où j' avais retrouvé mon inconnu . le premier signe extérieur ne m' embarrassa guère . Il est probable que , lorsque je descendis de mon échelle , après avoir vu l' inconnu dans la chambre de * Mlle * Stangerson , celui -ci avait déjà fini ce qu' il avait à y faire . Alors , pendant que je rentrais dans le château , il rentrait , lui , dans la chambre de * Frédéric * Larsan , se déshabillait en deux temps , trois mouvements , et , quand je venais frapper à sa porte , montrait un visage de * Frédéric * Larsan ensommeillé à plaisir ... le second signe : l' échelle , ne m' embarrassa pas davantage . Il était évident que , si l' assassin était * Larsan , il n' avait pas besoin d' échelle pour s' introduire dans le château , puisque * Larsan couchait à côté de moi ; mais cette échelle devait faire croire à la venue de l' assassin , de l' extérieur , chose nécessaire au système de * Larsan puisque , cette nuit -là , * M * Darzac n' était pas au château . Enfin , cette échelle , en tout état de cause , pouvait faciliter la fuite de * Larsan . Mais le troisième signe extérieur me déroutait tout à fait . Ayant placé * Larsan au bout de la galerie tournante , je ne pouvais expliquer qu' il eût profité du moment où j' allais dans l' aile gauche du château trouver * M * Stangerson et le père * Jacques , pour retourner dans la chambre de * Mlle * Stangerson ! c' était là un geste bien dangereux ! Il risquait de se faire prendre ... et il le savait ! ... et il a failli se faire prendre ... n' ayant pas eu le temps de regagner son poste , comme il l' avait certainement espéré ... il fallait qu' il eût , pour retourner dans la chambre , une raison bien nécessaire ! Quant à moi , quand j' envoyai le père * Jacques au bout de la galerie droite , je croyais naturellement que * Larsan était toujours à son poste au bout de la galerie tournante et le père * Jacques lui-même , à qui , du reste , je n' avais point donné de détails , en se rendant à son poste , ne regarda pas , lorsqu' il passa à l' intersection des deux galeries , si * Larsan était au sien . Le père * Jacques ne songeait alors qu' à exécuter mes ordres rapidement . Quelle était donc cette raison imprévue qui avait pu conduire * Larsan une seconde fois dans la chambre ? Quelle était -elle ? ... je pensai que ce ne pouvait être qu' une marque sensible de son passage qui le dénonçait ! Il avait oublié quelque chose de très important dans la chambre ! Quoi ? ... avait -il retrouvé cette chose ? ... je me rappelai la bougie sur le parquet et l' homme courbé ... je priai * Mme * Bernier , qui faisait la chambre , de chercher ... et elle trouva un binocle ... ce binocle , m' sieur le président ! Et * Rouletabille sortit de son petit paquet le binocle que nous connaissons déjà ... - quand je vis ce binocle , je fus épouvanté ... je n' avais jamais vu de binocle à * Larsan ... s' il n' en mettait pas , c' est donc qu' il n' en avait pas besoin ... il en avait moins besoin encore alors dans un moment où la liberté de ses mouvements lui était chose si précieuse ... que signifiait ce binocle ? ... il n' entrait point dans mon cercle . à moins qu' il ne fût celui d' un presbyte , m' exclamai -je , tout à coup ! ... en effet , je n' avais jamais vu écrire * Larsan , je ne l' avais jamais vu lire . Il pouvait donc être presbyte ! On savait certainement à la sûreté qu' il était presbyte , s' il l' était ... on connaissait sans doute son binocle ... le binocle du presbyte * Larsan trouvé dans la chambre de * Mlle * Stangerson , après le mystère de la galerie inexplicable , cela devenait terrible pour * Larsan ! Ainsi s' expliquait le retour de * Larsan dans la chambre ! ... et , en effet , * Larsan- * Ballmeyer est bien presbyte , et ce binocle , que l' on reconnaîtra peut-être à la sûreté , est bien le sien ... vous voyez , monsieur , quel est mon système , continua * Rouletabille ; je ne demande pas aux signes extérieurs de m' apprendre la vérité ; je leur demande simplement de ne pas aller contre la vérité que m' a désignée le bon bout de ma raison ! ... pour être tout à fait sûr de la vérité sur * Larsan , car * Larsan assassin était une exception qui méritait que l' on s' entourât de quelque garantie , j' eus le tort de vouloir voir sa figure . j' en ai été bien puni ! Je crois que c' est le bon bout de ma raison qui s' est vengé de ce que , depuis la galerie inexplicable , je ne me sois pas appuyé solidement , définitivement et en toute confiance , sur lui ... négligeant magnifiquement de trouver d' autres preuves de la culpabilité de * Larsan que celle de ma raison ! Alors , * Mlle * Stangerson a été frappée ... * Rouletabille s' arrêta ... se moucha ... vivement ému . - mais qu' est -ce que * Larsan , demanda le président , venait faire dans cette chambre ? Pourquoi a -t-il tenté d' assassiner à deux reprises * Mlle * Stangerson ? -parce qu' il l' adorait , m' sieur le président ... - voilà évidemment une raison ... - oui , m' sieur , une raison péremptoire . Il était amoureux fou ... et à cause de cela , et de bien d' autres choses aussi , capable de tous les crimes . - * Mlle * Stangerson le savait ? -oui , m' sieur , mais elle ignorait , naturellement , que l' individu qui la poursuivait ainsi fût * Frédéric * Larsan ... sans quoi * Frédéric * Larsan ne serait pas venu s' installer au château , et n' aurait pas , la nuit de la galerie inexplicable , pénétré avec nous auprès de * Mlle * Stangerson , après l' affaire . j' ai remarqué du reste qu' il s' était tenu dans l' ombre et qu' il avait continuellement la tête baissée ... ses yeux devaient chercher le binocle perdu ... * Mlle * Stangerson a eu à subir les poursuites et les attaques de * Larsan sous un nom et sous un déguisement que nous ignorions mais qu' elle pouvait connaître déjà . - et vous , * Monsieur * Darzac ! Demanda le président ... vous avez peut-être , à ce propos , reçu les confidences de * Mlle * Stangerson ... comment se fait -il que * Mlle * Stangerson n' ait parlé de cela à personne ? ... cela aurait pu mettre la justice sur les traces de l' assassin ... et si vous êtes innocent , vous aurait épargné la douleur d' être accusé ! - * Mlle * Stangerson ne m' a rien dit , fit * M * Darzac . - ce que dit le jeune homme vous paraît -il possible ? Demanda encore le président . Imperturbablement , * M * Robert * Darzac répondit : - * Mlle * Stangerson ne m' a rien dit ... - comment expliquez -vous que , la nuit de l' assassinat du garde , reprit le président , en se retournant vers * Rouletabille , l' assassin ait rapporté les papiers volés à * M * Stangerson ? ... comment expliquez -vous que l' assassin se soit introduit dans la chambre fermée de * Mlle * Stangerson ? -oh ! Quant à cette dernière question , il est facile , je crois , d' y répondre . Un homme comme * Larsan- * Ballmeyer devait se procurer ou faire faire facilement les clefs qui lui étaient nécessaires ... quant au vol des documents , je crois que * Larsan n' y avait pas d' abord songé . Espionnant partout * Mlle * Stangerson , bien décidé à empêcher son mariage avec * M * Robert * Darzac , il suit un jour * Mlle * Stangerson et * M * Robert * Darzac dans les grands magasins de la louve , s' empare du réticule de * Mlle * Stangerson , que celle -ci perd ou se laisse prendre . Dans ce réticule , il y a une clef à tête de cuivre . Il ne sait point l' importance qu' a cette clef . Elle lui est révélée par la note que fait paraître * Mlle * Stangerson dans les journaux . Il écrit à * Mlle * Stangerson poste restante , comme la note l' en prie . Il demande sans doute un rendez -vous en faisant savoir que celui qui a le réticule et la clef est celui qui la poursuit , depuis quelque temps , de son amour . Il ne reçoit pas de réponse . Il va constater au bureau 40 que sa lettre n' est plus là . Il y va , ayant pris déjà l' allure et autant que possible l' habit de * M * Darzac , car , décidé à tout pour avoir * Mlle * Stangerson , il a tout préparé , pour que , quoi qu' il arrive , * M * Darzac , aimé de * Mlle * Stangerson , * M * Darzac qu' il déteste et dont il veut la perte , passe pour le coupable . je dis : quoi qu' il arrive , mais je pense que * Larsan ne pensait pas encore qu' il en serait réduit à l' assassinat . Dans tous les cas , ses précautions sont prises pour compromettre * Mlle * Stangerson sous le déguisement * Darzac . * Larsan a , du reste , à peu près la taille de * M * Darzac et quasi le même pied . Il ne lui sera pas difficile , s' il est nécessaire , après avoir dessiné l' empreinte du pied de * M * Darzac , de se faire faire , sur ce dessin , des chaussures qu' il chaussera . Ce sont là trucs enfantins pour * Larsan- * Ballmeyer . Donc , pas de réponse à sa lettre , pas de rendez -vous , et il a toujours la petite clef précieuse dans sa poche . Eh bien , puisque * Mlle * Stangerson ne vient pas à lui , il ira à elle ! Depuis longtemps son plan est fait . Il s' est documenté sur le * Glandier et sur le pavillon . Un après-midi , alors que * M et * Mlle * Stangerson viennent de sortir pour la promenade et que le père * Jacques lui-même est parti , il s' introduit dans le pavillon par la fenêtre du vestibule . Il est seul , pour le moment , il a des loisirs ... il regarde les meubles ... l' un d' eux , fort curieux , et ressemblant à un coffre-fort , a une toute petite serrure ... tiens ! Tiens ! Cela l' intéresse ... comme il a sur lui la petite clef de cuivre ... il y pense ... liaison d' idées . Il essaye la clef dans la serrure ; la porte s' ouvre ... des papiers ! Il faut que ces papiers soient bien précieux pour qu' on les ait enfermés dans un meuble aussi particulier ... pour qu' on tienne tant à la clef qui ouvre ce meuble ... eh ! Eh ! Cela peut toujours servir ... à un petit chantage ... cela l' aidera peut-être dans ses desseins amoureux ... vite , il fait un paquet de ces paperasses et va le déposer dans le lavatory du vestibule . Entre l' expédition du pavillon et la nuit de l' assassinat du garde , * Larsan a eu le temps de voir ce qu' étaient ces papiers . Qu' en ferait -il ? Ils sont plutôt compromettants ... cette nuit -là , il les rapporta au château ... peut-être a -t-il espéré du retour de ces papiers , qui représentaient vingt ans de travaux , une reconnaissance quelconque de * Mlle * Stangerson ... tout est possible , dans un cerveau comme celui -là ! ... enfin , quelle qu' en soit la raison , il a rapporté les papiers et il en était bien débarrassé ! * Rouletabille toussa et je compris ce que signifiait cette toux . Il était évidemment embarrassé , à ce point de ses explications , par la volonté qu' il avait de ne point donner le véritable motif de l' attitude effroyable de * Larsan vis-à-vis de * Mlle * Stangerson . Son raisonnement était trop incomplet pour satisfaire tout le monde , et le président lui en eut certainement fait l' observation , si , malin comme un singe , * Rouletabille ne s' était écrié : " maintenant , nous arrivons à l' explication du mystère de la chambre jaune ! " il y eut , dans la salle , des remuements de chaises , de légères bousculades , des chuts ! énergiques . La curiosité était poussée à son comble . - mais , fit le président , il me semble , d' après votre hypothèse , * Monsieur * Rouletabille , que le mystère de la chambre jaune est tout expliqué . Et c' est * Frédéric * Larsan qui nous l' a expliqué lui-même en se contentant de tromper sur le personnage , en mettant * M * Robert * Darzac à sa propre place . Il est évident que la porte de la chambre jaune s' est ouverte quand * M * Stangerson était seul , et que le professeur a laissé passer l' homme qui sortait de la chambre de sa fille , sans l' arrêter , peut-être même sur la prière de sa fille , pour éviter tout scandale ! ... - non , m' sieur le président , protesta avec force le jeune homme . Vous oubliez que * Mlle * Stangerson , assommée , ne pouvait plus faire de prière , qu' elle ne pouvait plus refermer sur elle ni le verrou ni la serrure ... vous oubliez aussi que * M * Stangerson a juré sur la tête de sa fille à l' agonie que la porte ne s' était pas ouverte ! -c'est pourtant , monsieur , la seule façon d' expliquer les choses ! la chambre jaune était close comme un coffre-fort . pour me servir de vos expressions , il était impossible à l' assassin de s' en échapper normalement ou anormalement . quand on pénètre dans la chambre , on ne le trouve pas ! Il faut bien pourtant qu' il s' échappe ! ... - c' est tout à fait inutile , m' sieur le président ... - comment cela ? -il n' avait pas besoin de s' échapper , s' il n' y était pas ! rumeurs dans la salle ... - comment , il n' y était pas ? - évidemment non ! Puisqu' il ne pouvait pas y être , c' est qu' il n' y était pas ! il faut toujours , m' sieur l' président , s' appuyer sur le bon bout de sa raison ! -mais toutes les traces de son passage ! Protesta le président . - ça , m' sieur le président , c' est le mauvais bout de la raison ! ... le bon bout nous indique ceci : depuis le moment où * Mlle * Stangerson s' est enfermée dans sa chambre jusqu'au moment où l' on a défoncé la porte , il est impossible que l' assassin se soit échappé de cette chambre ; et , comme on ne l' y trouve pas , c' est que , depuis le moment de la fermeture de la porte jusqu'au moment où on la défonce , l' assassin n' était pas dans la chambre ! -mais les traces ? -eh ! M' sieur le président ... ça , c' est les marques sensibles , encore une fois ... les marques sensibles avec lesquelles on commet tant d' erreurs judiciaires parce qu' elles vous font dire ce qu' elles veulent ! il ne faut point , je vous le répète , s' en servir pour raisonner ! Il faut raisonner d' abord ! Et voir ensuite si les marques sensibles peuvent entrer dans le cercle de votre raisonnement ... j' ai un tout petit cercle de vérité incontestable : l' assassin n' était point dans la chambre jaune ! pourquoi a -t-on cru qu' il y était ? à cause des marques de son passage ! Mais il peut être passé avant ! que dis -je : il doit être passé avant . La raison me dit qu' il faut qu' il soit passé là , avant ! examinons les marques et ce que nous savons de l' affaire , et voyons si ces marques vont à l' encontre de ce passage avant ... avant que * Mlle * Stangerson s' enferme dans sa chambre , devant son père et le père * Jacques ! après la publication de l' article du matin et une conversation que j' eus dans le trajet de * Paris à * épinay- * Sur- * Orge avec le juge d' instruction , la preuve me parut faite que la chambre jaune était mathématiquement close et que , par conséquent , l' assassin en avait disparu avant l' entrée de * Mlle * Stangerson dans sa chambre , à minuit . les marques extérieures se trouvaient alors être terriblement contre ma raison . * Mlle * Stangerson ne s' était pas assassinée toute seule , et ces marques attestaient qu' il n' y avait pas eu suicide . L' assassin était donc venu avant ! mais comment * Mlle * Stangerson n' avait -elle été assassinée qu' après ? Ou plutôt ne paraissait -elle avoir été assassinée qu' après ? Il me fallait naturellement reconstituer l' affaire en deux phases , deux phases bien distinctes l' une de l' autre de quelques heures : la première phase pendant laquelle on avait réellement tenté d' assassiner * Mlle * Stangerson , tentative qu' elle avait dissimulée ; la seconde phase pendant laquelle , à la suite d' un cauchemar qu' elle avait eu , ceux qui étaient dans le laboratoire avaient cru qu' on l' assassinait ! je n' avais pas encore , alors , pénétré dans la chambre jaune . quelles étaient les blessures de * Mlle * Stangerson ? Des marques de strangulation et un coup formidable à la tempe ... les marques de strangulation ne me gênaient pas . Elles pouvaient avoir été faites avant et * Mlle * Stangerson les avait dissimulées sous une collerette , un boa , n' importe quoi ! Car , du moment que je créais , que j' étais obligé de diviser l' affaire en deux phases , j' étais acculé à la nécessité de me dire que * Mlle * Stangerson avait caché tous les événements de la première phase ; elle avait des raisons , sans doute , assez puissantes pour cela , puisqu' elle n' avait rien dit à son père et qu' elle dut raconter naturellement au juge d' instruction l' agression de l' assassin dont elle ne pouvait nier le passage , comme si cette agression avait eu lieu la nuit , pendant la seconde phase ! Elle y était forcée , sans quoi son père lui eût dit : " que nous as -tu caché là ? Que signifie ton silence après une pareille agression ? " elle avait donc dissimulé les marques de la main de l' homme à son cou . mais il y avait le coup formidable à la tempe ! ça , je ne le comprenais pas ! Surtout quand j' appris que l' on avait trouvé dans la chambre un os de mouton , arme du crime ... elle ne pouvait avoir dissimulé qu' on l' avait assommée , et cependant cette blessure apparaissait évidemment comme ayant dû être faite pendant la première phase puisqu' elle nécessitait la présence de l' assassin ! J' imaginai que cette blessure était beaucoup moins forte qu' on ne le disait -en quoi j' avais tort-et je pensai que * Mlle * Stangerson avait caché la blessure de la tempe sous une coiffure en bandeaux ! quant à la marque , sur le mur , de la main de l' assassin blessée par le revolver de * Mlle * Stangerson , cette marque avait été faite évidemment avant et l' assassin avait été nécessairement blessé pendant la première phase , c' est-à-dire pendant qu' il était là ! toutes les traces du passage de l' assassin avaient été naturellement laissées pendant la première phase : l' os de mouton , les pas noirs , le béret , le mouchoir , le sang sur le mur , sur la porte et par terre ... de toute évidence , si ces traces étaient encore là , c' est que * Mlle * Stangerson , qui désirait qu' on ne sût rien et qui agissait pour qu' on ne sût rien de cette affaire , n' avait pas encore eu le temps de les faire disparaître ! ce qui me conduisait à chercher la première phase de l' affaire dans un temps très rapproché de la seconde . si , après la première phase , c' est-à-dire après que l' assassin se fût échappé , après qu' elle-même eût en hâte regagné le laboratoire où son père la retrouvait , travaillant , - si elle avait pu pénétrer à nouveau un instant dans la chambre , elle aurait au moins fait disparaître , tout de suite , l' os de mouton , le béret et le mouchoir qui traînaient par terre . Mais elle ne le tenta pas , son père ne l' ayant pas quittée . Après , donc , cette première phase , elle n' est entrée dans sa chambre qu' à minuit . Quelqu' un y était entré à dix heures : le père * Jacques , qui fit sa besogne de tous les soirs , ferma les volets et alluma la veilleuse . Dans son anéantissement sur le bureau du laboratoire où elle feignait de travailler , * Mlle * Stangerson avait sans doute oublié que le père * Jacques allait entrer dans sa chambre ! Aussi elle a un mouvement : elle prie le père * Jacques de ne pas se déranger ! De ne pas pénétrer dans la chambre ! Ceci est en toutes lettres dans l' article du matin . le père * Jacques entre tout de même et ne s' aperçoit de rien , tant la chambre jaune est obscure ! ... * Mlle * Stangerson a dû vivre là deux minutes affreuses ! Cependant , je crois qu' elle ignorait qu' il y avait tant de marques du passage de l' assassin dans sa chambre ! Elle n' avait sans doute , après la première phase , eu le temps que de dissimuler les traces des doigts de l' homme à son cou et de sortir de sa chambre ! ... si elle avait su que l' os , le béret et le mouchoir fussent sur le parquet , elle les aurait également ramassés quand elle est rentrée à minuit dans sa chambre ... elle ne les a pas vus , elle s' est déshabillée à la clarté douteuse de la veilleuse ... elle s' est couchée , brisée par tant d' émotions , et par la terreur , la terreur qui ne l' avait fait regagner cette chambre que le plus tard possible ... ... ainsi étais -je obligé d' arriver de la sorte à la seconde phase du drame , avec * Mlle * Stangerson seule dans la chambre , du moment qu' on n' avait pas trouvé l' assassin dans la chambre ... ainsi devais -je naturellement faire entrer dans le cercle de mon raisonnement les marques extérieures . Mais il y avait d' autres marques extérieures à expliquer . Des coups de revolver avaient été tirés , pendant la seconde phase . Des cris : " au secours ! à l' assassin ! " avaient été proférés ! ... que pouvait me désigner , en une telle occurrence , le bon bout de ma raison ? Quant aux cris , d' abord : du moment où il n' y avait pas d' assassin dans la chambre , il y avait forcément cauchemar dans la chambre ! on entend un grand bruit de meubles renversés . J' imagine ... je suis obligé d' imaginer ceci : * Mlle * Stangerson s' est endormie , hantée par l' abominable scène de l' après-midi ... elle rêve ... le cauchemar précise ses images rouges ... elle revoit l' assassin qui se précipite sur elle , elle crie : " à l' assassin ! Au secours ! " et son geste désordonné va chercher le revolver qu' elle a posé , avant de se coucher , sur sa table de nuit . Mais cette main heurte la table de nuit avec une telle force qu' elle la renverse . Le revolver roule par terre , un coup part et va se loger dans le plafond ... cette balle dans le plafond me parut , dès l' abord , devoir être la balle de l' accident ... elle révélait la possibilité de l' accident et arrivait si bien avec mon hypothèse de cauchemar qu' elle fut une des raisons pour lesquelles je commençai à ne plus douter que le crime avait eu lieu avant , et que * Mlle * Stangerson , douée d' un caractère d' une énergie peu commune , l' avait caché ... cauchemar , coup de revolver ... * Mlle * Stangerson , dans un état moral affreux , est réveillée ; elle essaye de se lever ; elle roule par terre , sans force , renversant les meubles , râlant même ... " à l' assassin ! Au secours ! " et s' évanouit ... cependant , on parlait de deux coups de revolver , la nuit , lors de la seconde phase . à moi aussi , pour ma thèse -ce n' était plus , déjà , une hypothèse -il en fallait deux ; mais un dans chacune des phases et non pas deux dans la dernière ... un coup pour blesser l' assassin , avant , et un coup lors du cauchemar , après ! or , était -il bien sûr que , la nuit , deux coups de revolver eussent été tirés ? Le revolver s' était fait entendre au milieu du fracas de meubles renversés . Dans un interrogatoire , * M * Stangerson parle d' un coup sourd d' abord , d' un coup éclatant ensuite ! Si le coup sourd avait été produit par la chute de la table de nuit en marbre sur le plancher ? Il est nécessaire que cette explication soit la bonne . Je fus certain qu' elle était la bonne , quand je sus que les concierges , * Bernier et sa femme , n' avaient entendu , eux qui étaient tout près du pavillon , qu' un seul coup de revolver . ils l' ont déclaré au juge d' instruction . Ainsi , j' avais presque reconstitué les deux phases du drame quand je pénétrai , pour la première fois , dans la chambre jaune . Cependant la gravité de la blessure à la tempe n' entrait pas dans le cercle de mon raisonnement . cette blessure n' avait donc pas été faite par l' assassin avec l' os de mouton , lors de la première phase , parce qu' elle était trop grave , que * Mlle * Stangerson n' aurait pu la dissimuler et qu' elle ne l' avait pas dissimulée sous une coiffure en bandeaux ! Alors , cette blessure avait été nécessairement faite lors de la seconde phase , au moment du cauchemar ? C' est ce que je suis allé demander à la chambre jaune et la chambre jaune m' a répondu ! " * Rouletabille tira , toujours de son petit paquet , un morceau de papier blanc plié en quatre , et , de ce morceau de papier blanc , sortit un objet invisible , qu' il tint entre le pouce et l' index et qu' il porta au président : - ceci , monsieur le président , est un cheveu , un cheveu blond maculé de sang , un cheveu de * Mlle * Stangerson ... je l' ai trouvé collé à l' un des coins de marbre de la table de nuit renversée ... ce coin de marbre était lui-même maculé de sang . Oh ! Un petit carré rouge de rien du tout ! Mais fort important ! Car il m' apprenait , ce petit carré de sang , qu' en se levant , affolée , de son lit , * Mlle * Stangerson était tombée de tout son haut et fort brutalement sur ce coin de marbre qui l' avait blessée à la tempe , et qui avait retenu ce cheveu , ce cheveu que * Mlle * Stangerson devait avoir sur le front , bien qu' elle ne portât pas la coiffure en bandeaux ! La salle faillit partir , une fois de plus , en applaudissements ; mais , comme * Rouletabille reprenait tout de suite sa déposition , le silence se rétablit sur-le-champ . - il me restait à savoir , en dehors du nom de l' assassin que je ne devais connaître que quelques jours plus tard , à quel moment avait eu lieu la première phase du drame . L' interrogatoire de * Mlle * Stangerson , bien qu' arrangé pour tromper le juge d' instruction , et celui de * M * Stangerson , devaient me le révéler . * Mlle * Stangerson a donné exactement l' emploi de son temps , ce jour -là . Nous avons établi que l' assassin s' est introduit entre cinq et six dans le pavillon ; mettons qu' il fût six heures et quart quand le professeur et sa fille se sont remis au travail . C' est donc entre cinq heures et six heures et quart qu' il faut chercher . Que dis -je , cinq heures ! Mais le professeur est alors avec sa fille ... le drame ne pourra s' être passé que loin du professeur ! Il me faut donc , dans ce court espace de temps , chercher le moment où le professeur et sa fille seront séparés ! ... eh bien , ce moment , je le trouve dans l' interrogatoire qui eut lieu dans la chambre de * Mlle * Stangerson , en présence de * M * Stangerson . Il y est marqué que le professeur et sa fille rentrent vers six heures au laboratoire . * M * Stangerson dit : " à ce moment , je fus abordé par mon garde qui me retint un instant . " il y a donc conversation avec le garde . Le garde parle à * M * Stangerson de coupe de bois ou de braconnage ; * Mlle * Stangerson n' est plus là ; elle a déjà regagné le laboratoire puisque le professeur dit encore : je quittai le garde et je rejoignis ma fille qui était déjà au travail ! c' est donc dans ces courtes minutes que le drame se déroula . C' est nécessaire ! Je vois très bien * Mlle * Stangerson rentrer dans le pavillon , pénétrer dans sa chambre pour poser son chapeau et se trouver en face du bandit qui la poursuit . Le bandit était là , dans le pavillon , depuis un certain temps . Il devait avoir arrangé son affaire pour que tout se passât la nuit . Il avait alors déchaussé les chaussures du père * Jacques qui le gênaient , dans les conditions que j' ai dites au juge d' instruction , il avait opéré la rafle des papiers , comme je vous l' ai dit tout à l' heure , et il s' était ensuite glissé sous le lit ... le temps lui avait paru long ... il s' était relevé , avait à nouveau erré dans le laboratoire , était venu dans le vestibule , avait regardé dans le jardin , et avait vu venir , vers le pavillon-car , à ce moment -là , la nuit qui commençait était très claire- * Mlle * Stangerson , toute seule ! jamais il n' eût osé l' attaquer à cette heure -là s' il n' avait cru être certain que * Mlle * Stangerson était seule ! Et , pour qu' elle lui apparût seule , il fallait que la conversation entre * M * Stangerson et le garde qui le retenait eût lieu à un coin détourné du sentier , coin où se trouve un bouquet d' arbres qui les cachait aux yeux du misérable . Alors , son plan est fait . Il va être plus tranquille , seul avec * Mlle * Stangerson dans ce pavillon , qu' il ne l' aurait été , en pleine nuit , avec le père * Jacques dormant dans le grenier . et il dut fermer la fenêtre du vestibule ! ce qui explique aussi que ni * M * Stangerson , ni le garde , du reste assez éloignés encore du pavillon , n' ont entendu le coup de revolver . Puis il regagne la chambre jaune . * Mlle * Stangerson arrive . Ce qui s' est passé a dû être rapide comme l' éclair ! ... * Mlle * Stangerson a dû crier ... ou plutôt a voulu crier son effroi ; l' homme l' a saisie à la gorge ... peut-être va -t-il l' étouffer , l' étrangler ... mais la main tâtonnante de * Mlle * Stangerson a saisi , dans le tiroir de la table de nuit , le revolver qu' elle y a caché depuis qu' elle redoute les menaces de l' homme ... l' assassin brandit déjà , sur la tête de la malheureuse , cette arme terrible dans les mains de * Larsan- * Ballmeyer , un os de mouton ... mais elle tire ... le coup part , blesse la main qui abandonne l' arme . L' os de mouton roule par terre , ensanglanté par la blessure de l' assassin ... l' assassin chancelle , va s' appuyer à la muraille , y imprime ses doigts rouges , craint une autre balle et s' enfuit ... elle le voit traverser le laboratoire ... elle écoute ... que fait -il dans le vestibule ? ... il est bien long à sauter par cette fenêtre ... enfin , il saute ! Elle court à la fenêtre et la ferme ! ... et maintenant , est -ce que son père a vu ? A entendu ? Maintenant que le danger a disparu , toute sa pensée va à son père ... douée d' une énergie surhumaine , elle lui cachera tout , s' il en est temps encore ! ... et , quand * M * Stangerson reviendra , il trouvera la porte de la chambre jaune fermée , et sa fille , dans le laboratoire , penchée sur son bureau , attentive , au travail , déjà ! * Rouletabille se tourne alors vers * M * Darzac : - vous savez la vérité , s' écria -t-il , dites -nous donc si la chose ne s' est pas passée ainsi ? -je ne sais rien , répond * M * Darzac . - vous êtes un héros ! Fait * Rouletabille , en se croisant les bras ... mais si * Mlle * Stangerson était , hélas ! En état de savoir que vous êtes accusé , elle vous relèverait de votre parole ... elle vous prierait de dire tout ce qu' elle vous a confié ... que dis -je , elle viendrait vous défendre elle-même ! ... * M * Darzac ne fit pas un mouvement , ne prononça pas un mot . Il regarda tristement * Rouletabille . - enfin , fit celui -ci , puisque * Mlle * Stangerson n' est pas là , il faut bien que j' y sois , moi ! mais , croyez -moi , * Monsieur * Darzac , le meilleur moyen , le seul , de sauver * Mlle * Stangerson et de lui rendre la raison , c' est encore de vous faire acquitter ! Un tonnerre d' applaudissements accueillit cette dernière phrase . Le président n' essaya même pas de réfréner l' enthousiasme de la salle . * Robert * Darzac était sauvé . Il n' y avait qu' à regarder les jurés pour en être certain ! Leur attitude manifestait hautement leur conviction . Le président s' écria alors : - mais enfin , quel est ce mystère qui fait que * Mlle * Stangerson , que l' on tente d' assassiner , dissimule un pareil crime à son père ? -ça , m' sieur , fit * Rouletabille , j' sais pas ! ... ça ne me regarde pas ! ... le président fit un nouvel effort auprès de * M * Robert * Darzac . - vous refusez toujours de nous dire , monsieur , quel a été l' emploi de votre temps pendant qu' on attentait à la vie de * Mlle * Stangerson ? -je ne peux rien vous dire , monsieur ... le président implora du regard une explication de * Rouletabille : - on a le droit de penser , m' sieur le président , que les absences de * M * Robert * Darzac étaient étroitement liées au secret de * Mlle * Stangerson ... aussi * M * Darzac se croit -il tenu à garder le silence ! ... imaginez que * Larsan , qui a , lors de ses trois tentatives , tout mis en train pour détourner les soupçons sur * M * Darzac , ait fixé , justement , ces trois fois -là , des rendez -vous à * M * Darzac dans un endroit compromettant , rendez -vous où il devait être traité du mystère ... * M * Darzac se fera plutôt condamner que d' avouer quoi que ce soit , que d' expliquer quoi que ce soit qui touche au mystère de * Mlle * Stangerson . * Larsan est assez malin pour avoir fait encore cette combinaise -là ! ... le président , ébranlé , mais curieux , répartit encore : - mais quel peut bien être ce mystère -là ? -ah ! M' sieur , j' pourrais pas vous dire ! Fit * Rouletabille en saluant le président ; seulement , je crois que vous en savez assez maintenant pour acquitter * M * Robert * Darzac ! ... à moins que * Larsan ne revienne ! Mais j' crois pas ! Fit -il en riant d' un gros rire heureux . Tout le monde rit avec lui . - encore une question , monsieur , fit le président . Nous comprenons , toujours en admettant votre thèse , que * Larsan ait voulu détourner les soupçons sur * M * Robert * Darzac , mais quel intérêt avait -il à les détourner aussi sur le père * Jacques ? ... - l' intérêt du policier ! m' sieur ! L' intérêt de se montrer débrouillard en annihilant lui-même ces preuves qu' il avait accumulées . C' est très fort , ça ! C' est un truc qui lui a souvent servi à détourner les soupçons qui eussent pu s' arrêter sur lui-même ! Il prouvait l' innocence de l' un , avant d' accuser l' autre . Songez , monsieur le président , qu' une affaire comme celle -là devait avoir été longuement " mijotée " à l' avance par * Larsan . Je vous dis qu' il avait tout étudié et qu' il connaissait les êtres et tout . Si vous avez la curiosité de savoir comment il s' était documenté , vous apprendrez qu' il s' était fait un moment le commissionnaire entre " le laboratoire de la sûreté " et * M * Stangerson , à qui on demandait des " expériences " . Ainsi , il a pu , avant le crime , pénétrer deux fois dans le pavillon . Il était grimé de telle sorte que le père * Jacques , depuis , ne l' a pas reconnu ; mais il a trouvé , lui , * Larsan , l' occasion de chiper au père * Jacques une vieille paire de godillots et un béret hors d' usage , que le vieux serviteur de * M * Stangerson avait noués dans un mouchoir pour les porter sans doute à un de ses amis , charbonnier sur la route d' * épinay ! Quand le crime fut découvert , le père * Jacques , reconnaissant les objets à part lui , n' eut garde de les reconnaître immédiatement ! Ils étaient trop compromettants , et c' est ce qui vous explique son trouble , à cette époque , quand nous lui en parlions . Tout cela est simple comme bonjour et j' ai acculé * Larsan à me l' avouer . Il l' a du reste fait avec plaisir , car , si c' est un bandit -ce qui ne fait plus , j' ose l' espérer , de doute pour personne-c'est aussi un artiste ! ... c' est sa manière de faire , à cet homme , sa manière à lui ... il a agi de même lors de l' affaire du crédit universel et des lingots de la monnaie ! des affaires qu' il faudra reviser , m' sieur le président , car il y a quelques innocents dans les prisons depuis que * Ballmeyer- * Larsan appartient à la sûreté ! XXVIII où il est prouvé qu' on ne pense pas toujours à tout gros émoi , murmures , bravos ! * Me * Henri- * Robert déposa des conclusions tendant à ce que l' affaire fût renvoyée à une autre session pour supplément d' instruction ; le ministère public lui-même s' y associa . L' affaire fut renvoyée . Le lendemain , * M * Robert * Darzac était remis en liberté provisoire , et le père * Mathieu bénéficiait d' un " non-lieu " immédiat . On chercha vainement * Frédéric * Larsan . La preuve de l' innocence était faite . * M * Darzac échappa enfin à l' affreuse calamité qui l' avait , un instant , menacé , et il put espérer , après une visite à * Mlle * Stangerson , que celle -ci recouvrerait un jour , à force de soins assidus , la raison . Quant à ce gamin de * Rouletabille , il fut , naturellement , l' homme du jour ! à sa sortie du palais de * Versailles , la foule l' avait porté en triomphe . Les journaux du monde entier publièrent ses exploits et sa photographie ; et lui , qui avait tant interviewé d' illustres personnages , fut illustre et interviewé à son tour ! Je dois dire qu' il ne s' en montra pas plus fier pour ça ! Nous revînmes de * Versailles ensemble , après avoir dîné fort gaiement au chien qui fume . dans le train , je commençai à lui poser un tas de questions qui , pendant le repas , s' étaient pressées déjà sur mes lèvres et que j' avais tues toutefois parce que je savais que * Rouletabille n' aimait pas travailler en mangeant . - mon ami , fis -je , cette affaire de * Larsan est tout à fait sublime et digne de votre cerveau héroïque . Ici il m' arrêta , m' invitant à parler plus simplement et prétendant qu' il ne se consolerait jamais de voir qu' une aussi belle intelligence que la mienne était prête à tomber dans le gouffre hideux de la stupidité , et cela simplement à cause de l' admiration que j' avais pour lui ... - je viens au fait , fis -je , un peu vexé . Tout ce qui vient de se passer ne m' apprend point du tout ce que vous êtes allé faire en * Amérique . Si je vous ai bien compris : quand vous êtes parti la dernière fois du * Glandier , vous aviez tout deviné de * Frédéric * Larsan ? ... vous saviez que * Larsan était l' assassin et vous n' ignoriez plus rien de la façon dont il avait tenté d' assassiner ? -parfaitement . Et vous , fit -il , en détournant la conversation , vous ne vous doutiez de rien ? -de rien ! -c'est incroyable . - mais , mon ami ... vous avez eu bien soin de me dissimuler votre pensée et je ne vois point comment je l' aurais pénétrée ... quand je suis arrivé au * Glandier avec les revolvers , à ce moment précis , vous soupçonniez déjà * Larsan ? -oui ! Je venais de tenir le raisonnement de la galerie inexplicable ! mais le retour de * Larsan dans la chambre de * Mlle * Stangerson ne m' avait pas encore été expliqué par la découverte du binocle de presbyte ... enfin , mon soupçon n' était que mathématique , et l' idée de * Larsan assassin m' apparaissait si formidable que j' étais résolu à attendre des traces sensibles avant d' oser m' y arrêter davantage . Tout de même cette idée me tracassait , et j' avais parfois une façon de vous parler du policier qui eût dû vous mettre en éveil . D' abord je ne mettais plus du tout en avant sa bonne foi et je ne vous disais plus qu' il se trompait . je vous entretenais de son système comme d' un misérable système , et le mépris que j' en marquais , qui s' adressait dans votre esprit au policier , s' adressait en réalité , dans le mien , moins au policier qu' au bandit que je le soupçonnais d' être ! Rappelez -vous ... quand je vous énumérais toutes les preuves qui s' accumulaient contre * M * Darzac , je vous disais : " tout cela semble donner quelque corps à l' hypothèse du grand * Fred . C' est , du reste , cette hypothèse , que je crois fausse , qui l' égarera ... " et j' ajoutais sur un ton qui eût dû vous stupéfier : " maintenant , cette hypothèse égare -t-elle réellement * Frédéric * Larsan ? voilà ! Voilà ! Voilà ! ... ces " voilà ! " eussent dû vous donner à réfléchir ; il y avait tout mon soupçon dans ces " voilà ! " et que signifiait : " égare -t-elle réellement ? " sinon qu' elle pouvait ne pas l' égarer , lui , mais qu' elle était destinée à nous égarer , nous ! je vous regardais à ce moment et vous n' avez pas tressailli , vous n' avez pas compris ... j' en ai été enchanté , car , jusqu'à la découverte du binocle , je ne pouvais considérer le crime de * Larsan que comme une absurde hypothèse ... mais , après la découverte du binocle qui m' expliquait le retour de * Larsan dans la chambre de * Mlle * Stangerson ... voyez ma joie , mes transports ... oh ! Je me souviens très bien ! Je courais comme un fou dans ma chambre et je vous criais : je roulerai le grand * Fred ! Je le roulerai d' une façon retentissante ! ces paroles s' adressaient alors au bandit . Et , le soir même , quand , chargé par * M * Darzac de surveiller la chambre de * Mlle * Stangerson , je me bornai jusqu'à dix heures du soir à dîner avec * Larsan sans prendre aucune mesure autre , tranquille parce qu' il était là , en face de moi ! à ce moment encore , cher ami , vous auriez pu soupçonner que c' était seulement cet homme -là que je redoutais ... et quand je vous disais , au moment où nous parlions de l' arrivée prochaine de l' assassin : oh ! Je suis bien sûr que * Frédéric * Larsan sera là cette nuit ! ... mais il y a une chose capitale qui eût pu , qui eût dû nous éclairer tout à fait et tout de suite sur le criminel , une chose qui nous dénonçait * Frédéric * Larsan et que nous avons laissée échapper , vous et moi ! ... auriez -vous donc oublié l' histoire de la canne ? oui , en dehors du raisonnement qui , pour tout esprit logique , dénonçait * Larsan , il y avait l' " histoire de la canne " qui le dénonçait à tout esprit observateur . j' ai été tout à fait étonné-apprenez -le donc- qu' à l' instruction , * Larsan ne se fût pas servi de la canne contre * M * Darzac . Est -ce que cette canne n' avait pas été achetée le soir du crime par un homme dont le signalement répondait à celui de * M * Darzac ? Eh bien , tout à l' heure , j' ai demandé à * Larsan lui-même , avant qu' il prît le train pour disparaître , je lui ai demandé pourquoi il n' avait pas usé de la canne . Il m' a répondu qu' il n' en avait jamais eu l' intention ; que , dans sa pensée , il n' avait jamais rien imaginé contre * M * Darzac avec cette canne et que nous l' avions fort embarrassé , le soir du cabaret d' * épinay , en lui prouvant qu' il nous mentait ! vous savez qu' il disait qu' il avait eu cette canne à * Londres ; or , la marque attestait qu' elle était de * Paris ! Pourquoi , à ce moment , au lieu de penser : " * Fred ment ; il était à * Londres ; il n' a pas pu avoir cette canne de * Paris , à * Londres ? " ; pourquoi ne nous sommes -nous pas dit : " * Fred ment . Il n' était pas à * Londres , puisqu' il a acheté cette canne à * Paris ! " * Fred menteur , * Fred à * Paris , au moment du crime ! C' est un point de départ de soupçon , cela ! Et quand , après votre enquête chez * Cassette , vous nous apprenez que cette canne a été achetée par un homme qui est habillé comme * M * Darzac , alors que nous sommes sûrs , d' après la parole de * M * Darzac lui-même , que ce n' est pas lui qui a acheté cette canne , alors que nous sommes sûrs , grâce à l' histoire du bureau de poste 40 , qu' il y a à * Paris un homme qui prend la silhouette * Darzac , alors que nous nous demandons quel est donc cet homme qui , déguisé en * Darzac , se présente le soir du crime chez * Cassette pour acheter une canne que nous retrouvons entre les mains de * Fred , comment ? Comment ? Comment ne nous sommes -nous pas dit un instant : " mais ... mais ... mais ... cet inconnu déguisé en * Darzac qui achète une canne que * Fred a entre les mains , ... si c' était ... si c' était ... * Fred lui-même ? ... " certes , sa qualité d' agent de la sûreté n' était point propice à une pareille hypothèse ; mais , quand nous avions constaté l' acharnement avec lequel * Fred accumulait les preuves contre * Darzac , la rage avec laquelle il poursuivait le malheureux ... nous aurions pu être frappés par un mensonge de * Fred aussi important que celui qui le faisait entrer en possession , à * Paris , d' une canne qu' il ne pouvait avoir eue à * Londres . même , s' il l' avait trouvée à * Paris , le mensonge de * Londres n' en existait pas moins . Maintenant , comment se fait -il que , pas une seconde , il n' en usa comme d' une canne trouvée autour de * M * Darzac ? c' est bien simple ! C' est tellement simple que nous n' y avons pas pensé ... * Larsan l' avait achetée , après avoir été blessé légèrement à la main par la balle de * Mlle * Stangerson , uniquement pour avoir un maintien , pour avoir toujours la main refermée , pour n' être point tenté d' ouvrir la main et de montrer sa blessure intérieure ? comprenez -vous ? ... voilà ce qu' il m' a dit , * Larsan , et je me rappelle vous avoir répété souvent combien je trouvais bizarre que sa main ne quittât pas cette canne . à table , quand je dînais avec lui , il n' avait pas plutôt quitté cette canne qu' il s' emparait d' un couteau dont sa main droite ne se séparait plus . Tous ces détails me sont revenus quand mon idée se fût arrêtée sur * Larsan , c' est-à-dire déjà trop tard pour qu' ils me fussent d' un quelconque secours . C' est ainsi que , le soir où * Larsan a simulé devant nous le sommeil , je me suis penché sur lui et , très habilement , j' ai pu voir , sans qu' il s' en doutât , dans sa main . Il ne s' y trouvait plus qu' une bande légère de taffetas qui dissimulait ce qui restait d' une blessure légère . Je constatai qu' il eût pu prétendre à ce moment que cette blessure lui avait été faite par toute autre chose qu' une balle de revolver . Tout de même , pour moi , à cette heure -là , c' était un nouveau signe extérieur qui entrait dans le cercle de mon raisonnement . La balle , m' a dit tout à l' heure * Larsan , n' avait fait que lui effleurer la paume et avait déterminé une assez abondante hémorragie . Si nous avions été plus perspicaces , au moment du mensonge de * Larsan , et plus ... dangereux ... il est certain que celui -ci eût sorti , pour détourner les soupçons , l' histoire que nous avions imaginée pour lui , l' histoire de la découverte de la canne autour de * Darzac ; mais les événements se sont tellement précipités que nous n' avons plus pensé à la canne ! Tout de même nous l' avons fort ennuyé , * Larsan- * Ballmeyer , sans que nous nous en doutions ! -mais , interrompis -je , s' il n' avait aucune intention , en achetant la canne , contre * Darzac , pourquoi avait -il alors la silhouette * Darzac ? Le pardessus mastic ? Le melon ? Etc ... - parce qu' il arrivait du crime et qu' aussitôt le crime commis , il avait repris le déguisement * Darzac qui l' a toujours accompagné dans son oeuvre criminelle dans l' intention que vous savez ! Mais déjà , vous pensez bien , sa main blessée l' ennuyait et il eut , en passant avenue de l' opéra , l' idée d' acheter une canne , idée qu' il réalisa sur-le-champ ! ... il était huit heures ! Un homme , avec la silhouette * Darzac , qui achète une canne que je trouve dans les mains de * Larsan ! ... et moi , moi qui avais deviné que le drame avait déjà eu lieu à cette heure -là , qu' il venait d' avoir lieu , qui étais à peu près persuadé de l' innocence de * Darzac je ne soupçonne pas * Larsan ! ... il y a des moments ... - il y a des moments , fis -je , où les plus vastes intelligences ... * Rouletabille me ferma la bouche ... et comme je l' interrogeais encore , je m' aperçus qu' il ne m' écoutait plus ... * Rouletabille dormait . J' eus toutes les peines du monde à le tirer de son sommeil quand nous arrivâmes à * Paris . XXIX le mystère de * Mlle * Stangerson les jours suivants , j' eus l' occasion de lui demander encore ce qu' il était allé faire en * Amérique . Il ne me répondit guère d' une façon plus précise qu' il ne l' avait fait dans le train de * Versailles , et il détourna la conversation sur d' autres points de l' affaire . Il finit , un jour , par me dire : - mais comprenez donc que j' avais besoin de connaître la véritable personnalité de * Larsan ! -sans doute , fis -je , mais pourquoi alliez -vous la chercher en * Amérique ? ... il fuma sa pipe et me tourna le dos . évidemment , je touchais au mystère de * Mlle * Stangerson . * Rouletabille avait pensé que ce mystère , qui liait d' une façon si terrible * Larsan à * Mlle * Stangerson , mystère dont il ne trouvait , lui , * Rouletabille , aucune explication dans la vie de * Mlle * Stangerson , en * France , il avait pensé , dis -je , que ce mystère devait avoir son origine dans la vie de * Mlle * Stangerson , en * Amérique . et il avait pris le bateau ! Là-bas , il apprendrait qui était ce * Larsan , il acquerrait les matériaux nécessaires à lui fermer la bouche ... et il était parti pour * Philadelphie ! Et maintenant , quel était ce mystère qui avait commandé le silence à * Mlle * Stangerson et à * M * Robert * Darzac ? Au bout de tant d' années , après certaines publications de la presse à scandale , maintenant que * M * Stangerson sait tout et a tout pardonné , on peut tout dire . C' est , du reste , très court , et cela remettra les choses au point , car il s' est trouvé de tristes esprits pour accuser * Mlle * Stangerson qui , en toute cette sinistre affaire , fut toujours victime , depuis le commencement . le commencement remontait à une époque lointaine où , jeune fille , elle habitait avec son père à * Philadelphie . Là , elle fit la connaissance , dans une soirée , chez un ami de son père , d' un compatriote , un français qui sut la séduire par ses manières , son esprit , sa douceur et son amour . On le disait riche . Il demanda la main de * Mlle * Stangerson au célèbre professeur . Celui -ci prit des renseignements sur * M * Jean * Roussel , et , dès l' abord , il vit qu' il avait affaire à un chevalier d' industrie . Or , * M * Jean * Roussel , vous l' avez deviné , n' était autre qu' une des nombreuses transformations du fameux * Ballmeyer , poursuivi en * France , réfugié en * Amérique . Mais * M * Stangerson n' en savait rien ; sa fille non plus . Celle -ci ne devait l' apprendre que dans les circonstances suivantes : * M * Stangerson avait , non seulement refusé la main de sa fille à * M * Roussel , mais encore il lui avait interdit l' accès de sa demeure . La jeune * Mathilde , dont le coeur s' ouvrait à l' amour , et qui ne voyait rien au monde de plus beau ni de meilleur que son * Jean , en fut outrée . Elle ne cacha point son mécontentement à son père qui l' envoya se calmer sur les bords de l' * Ohio , chez une vieille tante qui habitait * Cincinnati . * Jean rejoignit * Mathilde là-bas et , malgré la grande vénération qu' elle avait pour son père , * Mlle * Stangerson résolut de tromper la surveillance de la vieille tante , et de s' enfuir avec * Jean * Roussel , bien décidés qu' ils étaient tous les deux à profiter des facilités des lois américaines pour se marier au plus tôt . Ainsi fut fait . Ils fuirent donc , pas loin , jusqu'à * Louisville . Là , un matin , on vint frapper à leur porte . C' était la police qui désirait arrêter * M * Jean * Roussel , ce qu' elle fit , malgré ses protestations et les cris de la fille du professeur * Stangerson . En même temps , la police apprenait à * Mathilde que son mari n' était autre que le trop fameux * Ballmeyer ! ... désespérée , après une vaine tentative de suicide , * Mathilde rejoignit sa tante à * Cincinnati . Celle -ci faillit mourir de joie de la revoir . Elle n' avait cessé , depuis huit jours , de faire rechercher * Mathilde partout , et n' avait pas encore osé avertir le père . * Mathilde fit jurer à sa tante que * M * Stangerson ne saurait jamais rien ! C' est bien ainsi que l' entendait la tante , qui se trouvait coupable de légèreté dans cette si grave circonstance . * Mlle * Mathilde * Stangerson , un mois plus tard , revenait auprès de son père , repentante , le coeur mort à l' amour , et ne demandant qu' une chose : ne plus jamais entendre parler de son mari , le terrible * Ballmeyer-dont le bruit de la mort courait du reste quelques semaines plus tard- arriver à se pardonner sa faute à elle-même , et se relever devant sa propre conscience par une vie de travail sans borne et de dévouement à son père ! Elle s' est tenue parole . Cependant , dans le moment où , après avoir tout avoué à * M * Robert * Darzac , alors qu' elle croyait * Ballmeyer défunt , elle s' était accordée la joie suprême , après avoir tant expié , de s' unir à un ami sûr , le destin lui avait ressuscité * Jean * Roussel , le * Ballmeyer de sa jeunesse ! Celui -ci lui avait fait savoir qu' il ne permettrait jamais son mariage avec * M * Robert * Darzac et qu' il l' aimait toujours ! ce qui , hélas ! était vrai . * Mlle * Stangerson n' hésita pas à se confier à * M * Robert * Darzac ; elle lui montra cette lettre où * Jean * Roussel- * Frédéric * Larsan- * Ballmeyer lui rappelait les premières heures de leur union dans ce petit et charmant presbytère qu' ils avaient loué à * Louisville : ... le presbytère n' a rien perdu de son charme , ni le jardin de son éclat . le misérable se disait riche et émettait la prétention de la ramener là-bas ! * Mlle * Stangerson avait déclaré à * M * Darzac que , si son père arrivait à soupçonner un pareil déshonneur , elle se tuerait ! * M * Darzac s' était juré qu' il ferait taire cet américain , soit par la terreur , soit par la force , dût -il commettre un crime ! Mais * M * Darzac n' était pas de force , et il aurait succombé sans ce brave petit bonhomme de * Rouletabille . Quant à * Mlle * Stangerson , que vouliez -vous qu' elle fît , en face du monstre ? une première fois , quand , après des menaces préalables qui l' avaient mise sur ses gardes , il se dressa devant elle , dans la chambre jaune , elle essaya de le tuer . Pour son malheur , elle n' y réussit pas . Dès lors , elle était la victime assurée de cet être invisible qui pouvait la faire chanter jusqu'à la mort , qui habitait chez elle , à ses côtés , sans qu' elle le sût , qui exigeait des rendez -vous au nom de leur amour . la première fois , elle lui avait refusé ce rendez -vous , réclamé dans la lettre du bureau 40 ; il en était résulté le drame de la chambre jaune . la seconde fois , avertie par une nouvelle lettre de lui , lettre arrivée par la poste , et qui était venue la trouver normalement dans sa chambre de convalescente , elle avait fui le rendez -vous , en s' enfermant dans son boudoir avec ses femmes . Dans cette lettre , le misérable l' avait prévenue , que , puisqu' elle ne pouvait se déranger , vu son état , il irait chez elle , et serait dans sa chambre telle nuit , à telle heure ... qu' elle eût à prendre toute disposition pour éviter le scandale ... * Mathilde * Stangerson , sachant qu' elle avait tout à redouter de l' audace de * Ballmeyer , lui avait abandonné sa chambre ... ce fut l' épisode de la galerie inexplicable . la troisième fois , elle avait préparé le rendez -vous . c' est qu' avant de quitter la chambre vide de * Mlle * Stangerson , la nuit de la galerie inexplicable , * Larsan lui avait écrit , comme nous devons nous le rappeler , une dernière lettre , dans sa chambre même , et l' avait laissée sur le bureau de sa victime ; cette lettre exigeait un rendez -vous effectif dont il fixa ensuite la date et l' heure , lui promettant de lui rapporter les papiers de son père , et la menaçant de les brûler si elle se dérobait encore . elle ne doutait point que le misérable n' eût en sa possession ces papiers précieux ; il ne faisait là sans doute que renouveler un célèbre larcin , car elle le soupçonnait depuis longtemps d' avoir , avec sa complicité inconsciente , volé lui-même , autrefois , les fameux papiers de * Philadelphie , dans les tiroirs de son père ! ... et elle le connaissait assez pour imaginer que si elle ne se pliait point à sa volonté , tant de travaux , tant d' efforts , et tant de scientifiques espoirs ne seraient bientôt plus que de la cendre ! ... elle résolut de le revoir une fois encore , face à face , cet homme qui avait été son époux ... et de tenter de le fléchir ... puisqu' elle ne pouvait l' éviter ! ... elle prépara donc le rendez -vous ! ... il fut bref ... on devine ce qui s' y passa ... les supplications de * Mathilde , la brutalité de * Larsan ... il exige qu' elle renonce à * Darzac ... elle proclame son amour ... et il la frappe ... avec la pensée arrêtée de faire monter l' autre sur l' échafaud ! car il est habile , lui , et le masque * Larsan qu' il va se reposer sur la figure , le sauvera ... pense -t-il ... tandis que l' autre ... l' autre ne pourra pas , cette fois encore , donner l' emploi de son temps ... de ce côté , les précautions de * Ballmeyer sont bien prises ... et l' inspiration en a été des plus simples , ainsi que l' avait deviné le jeune * Rouletabille ... * Larsan fait chanter * Darzac comme il fait chanter * Mathilde ... avec les mêmes armes , avec le même mystère ... dans des lettres , pressantes comme des ordres , il se déclare prêt à traiter , à livrer toute la correspondance amoureuse d' autrefois et surtout à disparaître ... si on veut y mettre le prix ... * Darzac doit aller aux rendez -vous qu' il lui fixe , sous menace de divulgation dès le lendemain , comme * Mathilde doit subir les rendez -vous qu' il lui donne ... et , dans l' heure même que * Ballmeyer agit en assassin auprès de * Mathilde , * Robert débarque à * épinay , où un complice de * Larsan , un être bizarre , une créature d' un autre monde , que nous retrouverons un jour , le retient de force , et lui fait perdre son temps , en attendant que cette coïncidence , dont l' accusé de demain ne pourra se résoudre à donner la raison , lui fasse perdre la tête ... seulement , * Ballmeyer avait compté sans notre * Joseph * Rouletabille ! Ce n' est pas à cette heure que voilà expliqué le mystère de la chambre jaune , que nous suivrons pas à pas * Rouletabille en * Amérique . Nous connaissons le jeune reporter , nous savons de quels moyens puissants d' information , logés dans les deux bosses de son front , il disposait pour remonter toute l' aventure de * Mlle * Stangerson et de * Jean * Roussel . à * Philadelphie , il fut renseigné tout de suite en ce qui concernait * Arthur- * William * Rance ; il apprit son acte de dévouement , mais aussi le prix dont il avait gardé la prétention de se le faire payer . Le bruit de son mariage avec * Mlle * Stangerson avait couru autrefois les salons de * Philadelphie ... le peu de discrétion du jeune savant , la poursuite inlassable dont il n' avait cessé de fatiguer * Mlle * Stangerson , même en * Europe , la vie désordonnée qu' il menait sous prétexte de " noyer ses chagrins " , tout cela n' était point fait pour rendre * Arthur * Rance sympathique à * Rouletabille , et ainsi s' explique la froideur avec laquelle il l' accueillit dans la salle des témoins . Tout de suite il avait du reste jugé que l' affaire * Rance n' entrait point dans l' affaire * Larsan- * Stangerson . Et il avait découvert le flirt formidable * Roussel- * Mlle * Stangerson . Qui était ce * Jean * Roussel ? Il alla de * Philadelphie à * Cincinnati , refaisant le voyage de * Mathilde . à * Cincinnati , il trouva la vieille tante et sut la faire parler : l' histoire de l' arrestation de * Ballmeyer lui fut une lueur qui éclaira tout . Il put visiter , à * Louisville , le " presbytère " -une modeste et jolie demeure dans le vieux style colonial-qui n' avait en effet " rien perdu de son charme " . Puis , abandonnant la piste de * Mlle * Stangerson , il remonta la piste * Ballmeyer , de prison en prison , de bagne en bagne , de crime en crime ; enfin , quand il reprenait le bateau pour l' * Europe sur les quais de * New- * York , * Rouletabille savait que , sur ces quais mêmes , * Ballmeyer s' était embarqué cinq ans auparavant , ayant en poche les papiers d' un certain * Larsan , honorable commerçant français de la * Nouvelle- * Orléans , qu' il venait d' assassiner ... et maintenant , connaissez -vous tout le mystère de * Mlle * Stangerson ? Non , pas encore . * Mlle * Stangerson avait eu de son mari * Jean * Roussel un enfant , un garçon . cet enfant était né chez la vieille tante qui s' était si bien arrangée que nul n' en sut jamais rien en * Amérique . Qu' était devenu ce garçon ? Ceci est une autre histoire que je n' ai pas encore le droit de raconter . Deux mois environ après ces événements , je rencontrai * Rouletabille assis mélancoliquement sur un banc du palais de justice . - eh bien ! Lui dis -je , à quoi songez -vous , mon cher ami ? Vous avez l' air bien triste . Comment vont vos amis ? -en dehors de vous , me dit -il , ai -je vraiment des amis ? -mais j' espère que * M * Darzac ... - sans doute ... - et que * Mlle * Stangerson ... comment va -t-elle , * Mlle * Stangerson ? ... - beaucoup mieux ... mieux ... beaucoup mieux ... - alors il ne faut pas être triste ... - je suis triste , fit -il , parce que je songe au parfum de la dame en noir ... - le parfum de la dame en noir ! je vous en entends toujours parler ! M' expliquerez -vous , enfin , pourquoi il vous poursuit avec cette assiduité ? -peut-être , un jour ... un jour , peut-être ... fit * Rouletabille . Et il poussa un gros soupir . fin