Le Voyage de Sparte

Corpus:
FRANTEXT (E)
Nom de fichier:
Le Voyage de Sparte
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ATILF / Étienne Petitjean
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Type:
littérature
Modalité:
écrit
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Texte:
DéDICACE à C. SSE DE NOAILLES à madame la comtesse * De * Noailles née princesse * De * Brancovan madame , en quittant le rivage où respirèrent * Iphigénie et * Antigone , quel délice de trouver au front d' une jeune vivante les grâces flexibles et l' étincelle de l' * Ionie ! C' est que , jadis , vous avez vécu dans l' * érechthéion avec les jeunes filles qu' on nommait " les porteuses de rosée " . On vous entrevoit , dans la procession , qui tenez de vos deux mains le voile d' * Athéna ; et les jeunes gens de * Platon vous ont appelée : ma soeur . Quand les acropoles cessèrent de porter leurs fruits particuliers et redevinrent des rochers stériles auprès de la mer , vous ne vous êtes pas couchée dans le sable des morts avec les figurines d' argile . Vous avez vécu dans * Byzance , d' où votre ancêtre nous apporta le trésor des lettres antiques . Toute la suite des voyageurs ont vu les jeunes phanariotes chanter , danser et pleurer sous les vergers de la mer * Noire . Mais votre nom paternel évoque l' effort des vieilles races pour s' affranchir de la * Babel ottomane . Obscurs frissons , fièvres royales , quel beau livre on pourrait écrire avec l' histoire d' une goutte de sang grec ! Hier enfin , vous êtes venue , du * Danube comme * Ronsard , et de * Byzance comme * Chénier , nous offrir toute vive , mais attendrie par des siècles d' exil , cette délicatesse grecque dont les archéologues ne nous donnent qu' une idée languissante . Vos poèmes remplissent de plaisir nos débutants et nos maîtres . On s' émerveille du mariage d' un jeune coeur païen avec nos paysages . Un jardin que vous regardez en a plus de parfums et d' éclat ; il devient tel que furent , avant votre migration , j' imagine , les îles de l' * Archipel . Les réminiscences involontaires qui soutiennent votre génie nous aident à comprendre les mystères de l' inspiration , et l' on voit dans votre âme , comme dans une ruche de verre , se composer les lourds rayons dorés . Vous paraissez obéir docilement aux propositions de l' heure ; votre fantaisie bondit avec une sûreté joyeuse sur la minute qui passe , ou bien vous cédez à votre inclination comme une herbe qui ploie au bord du chemin , mais vous demeurez toujours une avisée petite-fille d' * Ulysse . Quand je lis vos romans , je songe parfois aux ruses des héros grecs . Il semble qu' une divinité champêtre se soit déguisée en parisienne pour observer , avec un détachement cruel , le petit manège des femmes . Les princesses de * Racine , quand elles rencontrent vos héroïnes dans un bois sacré de l' * île- * De- * France , on les voit rougir et sourire ; elles ne veulent pas vous suivre , elles vous reconnaissent pourtant . Ainsi , madame , ce n' est pas sans sujet que j' ai désiré inscrire votre jeune gloire sur la première page de ce voyage à * Sparte . Elle place sous l' invocation de la poésie un livre qui pourrait parfois sembler irrévérent à l' égard des belles choses . On ne me traitera pas de barbare , si vous me permettez de mettre à vos pieds mon admiration respectueuse . * Maurice * Barrès . chapitre premier . le dernier apôtre de l' hellénisme : au lycée de * Nancy , en 1880 , * M. * Auguste * Burdeau , notre professeur de philosophie , ouvrit un jour un tout petit livre : " je vais vous lire quelques fragments d' un des plus rares esprits de ce temps . " c' étaient les rêveries d' un païen mystique . pages subtiles et fortes , qui convenaient mal pour une lecture à haute voix , car il eût fallu s' arrêter et méditer sur chaque ligne . Mais elles conquirent mon âme étonnée . Avez -vous fait cette remarque que la clarté n' est pas nécessaire pour qu' une oeuvre nous émeuve ? Le prestige de l' obscur auprès des enfants et des simples est certain . Aujourd'hui encore , je délaisse un livre quand il a perdu son mystère et que je tiens dans mes bras la pauvre petite pensée nue . Les difficultés de la thèse de * Ménard , l' harmonie de ses phrases pures et maigres , l' accent grave de * Burdeau qui mettait sur nous une atmosphère de temple , son visage blême de jeune contremaître des ateliers intellectuels , tout concourait à faire de cette lecture une scène théâtrale . Trente petits provinciaux de * Lorraine et d' * Alsace n' étaient guère faits pour recevoir avec profit cette haute poésie essentielle , ce triple extrait d' * Athènes , d' * Alexandrie et de * Paris . Il eût mieux valu qu' un maître nous fournît une discipline lorraine et nous expliquât le destin particulier de ceux qui naissent entre la * France et l' * Allemagne . Le polythéisme mystique de * Ménard tombait parmi nous comme une pluie d' étoiles . J' ai horreur des apports du hasard : je voudrais me développer en profondeur plutôt qu' en étendue . Pourtant , je ne me plaindrai pas du coup d' alcool que nous donna , par cette lecture , * Burdeau . Depuis vingt années , * Ménard excite mon esprit . Peu après , vers 1883 , comme j' avais l' honneur de fréquenter chez * Leconte * De * Lisle , qui montrait aux jeunes gens une extrême bienveillance , je m' indignai devant lui d' avoir vu , chez * Lemerre , la première édition des rêveries presque totalement invendue . à cette date , je n' avais pas lu les préfaces doctrinales de * Leconte * De * Lisle , d' où il appert que l' esthétique parnassienne repose sur l' hellénisme de * Ménard , et j' ignorais que les deux poètes eussent participé aux agitations révolutionnaires et stériles que le second empire écrasa . Je fus surpris jusqu'à l' émotion par l' affectueuse estime que * Leconte * De * Lisle m' exprima pour son obscur camarade de jeunesse . Je fus surpris , car ce terrible * Leconte * De * Lisle , homme de beaucoup d' esprit , mais plus tendre que bon , s' exerçait continuellement au pittoresque , en faisant le féroce dans la conversation ; je fus ému , parce qu' à vingt ans , un novice souffre des querelles des maîtres que son admiration réunit . * Leconte * De * Lisle me peignit * Ménard comme un assez drôle de corps ( dans des anecdotes , fausses , je pense , comme toutes les anecdotes ) , mais il y avait , dans son intonation , une nuance de respect . C' est ce qu' a très bien aperçu un poète , * M. * Philippe * Dufour . " j' étais allé voir * Leconte * De * Lisle , dit * M . * Dufour , au moment où la revue des deux mondes publiait ses hymnes orphiques : je suis content de ces poèmes , me déclara le maître , parce que mon vieil ami * Ménard m' a dit que c' est dans ces vers que j' ai le plus profondément pénétré et rendu le génie grec . " la jolie phrase , d' un sentiment noble et touchant ! Belle qualité de ces âmes d' artistes si parfaitement préservées que , bien au delà de la soixantaine , elles frissonnent d' amitié pour une même conception de l' hellénisme . " tout est illusion " , a répété indéfiniment * Leconte * De * Lisle , mais il a cru dur comme fer à une * Grèce qui n' a jamais existé que dans le cerveau de son ami . Heureux de donner un admirateur à * Ménard , qui ne s' en connaissait guère , * Leconte * De * Lisle me conduisit un matin chez * Polydor , humble et fameux crémier de la rue de * Vaugirard . Les grecs , fort éloignés de nos épaisses idées de luxe , ont toujours réduit leurs besoins matériels à une frugalité qui nous paraîtrait misérable . Le vieil helléniste avait une maison place de la * Sorbonne et , dans cette maison , une jeune femme charmante , mais il venait se nourrir pour quelques sous chez * Polydor . Je vis mon maître , je vis des petits yeux d' une lumière et d' un bleu admirables au milieu d' un visage ridé , un corps de chat maigre dans des habits râpés , des cheveux en broussailles : au total , un vieux pauvre animé par une allégresse d' enfant et qui éveillait notre vénération par sa spiritualité . Nul homme plus épuré de parcelles vulgaires . Si j' aime un peu l' humanité , c' est qu' elle renferme quelques êtres de cette sorte , que d' ailleurs elle écrase soigneusement . Depuis cette première rencontre , je n' ai jamais cessé d' entretenir des relations avec * Louis * Ménard . Je montais parfois l' escalier de sa maison de la place de la * Sorbonne . J' évitais que ce fût après le soleil couché , car , sitôt la nuit venue , en toute saison , il se mettait au lit , n' aimant pas à faire des dépenses de lumière . Il occupait à l' étage le plus élevé une sorte d' atelier vitré où il faisait figure d' alchimiste dans la poussière et l' encombrement . On y voyait toute la * Grèce en moulages et en gravures qu' il nous présentait d' une main charmante , prodigieusement sale . D' autres fois , nous faisions des promenades le long des trottoirs . Il portait roulé autour de son cou maigre un petit boa d' enfant , un mimi blanc en poil de lapin . Peut-être que certains passants le regardaient avec scandale , mais , dans le même moment , il prodiguait d' incomparables richesses , des éruditions , des symboles , un tas d' explications abondantes , ingénieuses , très nobles , sur les dieux , les héros , la nature , l' âme et la politique : autant de merveilles qu' il avait retrouvées sous les ruines des vieux sanctuaires . C' était un homme un peu bizarre , en même temps que l' esprit le plus subtil et le plus gentil , ce * Louis * Ménard ! En voilà un qui ne conçut pas la vie d' artiste et de philosophe comme une carrière qui , d' un jeune auteur couronné par l' académie française , fait un chevalier de la légion d' honneur , un officier , un membre de l' institut , un commandeur , un président de sociétés , puis un bel enterrement ! Il a été passionné d' hellénisme et de justice sociale , et toute sa doctrine , long monologue incessamment poursuivi , repris , amplifié dans la plus complète solitude , vise à nous faire sentir l' unité profonde de cette double passion . Comme * Jules * Soury , fils d' un opticien , et comme * Anatole * France , fils d' un libraire , * Louis * Ménard est né de commerçants parisiens , nés eux-mêmes à * Paris . Tous les trois , en même temps qu' ils m' émerveillent par leur aisance à respirer et à s' isoler au plus épais de la grande ville ( d' où ils s' absentent rarement ) , sont aimables , curieux , ornés , simples de moeurs . Tout aboutit et se combine dans leurs cerveaux ; ils sont , comme leur ville , des esprits carrefours , tout à la fois athées et religieux . * Ménard est né dans l' automne de 1822 ( 19 octobre ) , rue gît-le-coeur . Il eut pour compagnon d' études , au collège * Louis- * Le- * Grand , * Baudelaire qui le précédait de deux ans . En 1846 , ils firent la connaissance de * Leconte * De * Lisle qui débarquait à * Paris . Celui -ci m' a raconté que , dès le premier jour , * Baudelaire leur récita la barque de don * Juan . je crois avoir distingué que * Leconte * De * Lisle appréciait mal * Baudelaire . Le désir de produire de l' effet rendait le jeune * Baudelaire insupportable : les poètes sont souvent démoniaques . Et puis , son parti pris aristocratique devait choquer dans ce petit cénacle où les * Leconte * De * Lisle , les * Ménard , les * Thalès * Bernard participaient de l' esprit généreux et absurde du * Paris révolutionnaire à la fin du règne de * Louis- * Philippe . * Ménard travaillait dans le laboratoire du chimiste * Pelouze . On lui doit la découverte du collodion , d' un usage si important par ses applications au traitement des plaies , à la chirurgie , aux matières explosibles et par son emploi décisif pour la photographie . C' est encore lui qui , le premier , réussit à cristalliser la mannite électrique , le plus puissant explosif connu . Au jugement de * M . * Marcelin * Berthelot , * Ménard était près des grandes découvertes modernes . Il tentait la fabrication du diamant , à côté de son ami * Paul * De * Flotte , qui cherchait à faire de l' or quand la révolution de 1848 éclata . Tous ces jeunes gens se jetèrent dans le mouvement socialiste . * Louis * Ménard , transporté d' indignation par les fusillades de juin , publia des vers politiques , gloria victis , et toute une suite d' articles , intitulés : prologue d' une révolution , qui lui valurent quinze mois de prison et 10000 francs d' amende . Il passa dans l' exil , où il s' attacha passionnément à * Blanqui et connut * Karl * Marx . Il vivait en aidant son frère à copier une toile de * Rubens . * Leconte * De * Lisle , envoyé en * Bretagne par le club des clubs , pour préparer les élections , était resté en détresse à * Dinan . Il gardait sa foi républicaine , mais se détournait , pour toujours , de l' action . Il s' efforça de ramener le proscrit dans les voies de l' art : " en vérité , lui écrivait -il , n' es -tu pas souvent pris d' une immense pitié , en songeant à ce misérable fracas de pygmées , à ces ambitions malsaines d' êtres inférieurs ? Va , le jour où tu auras fait une belle oeuvre d' art , tu auras plus prouvé ton amour de la justice et du droit qu' en écrivant vingt volumes d' économie politique . " le grand silence de l' empire les mit tous deux au même ton . Et * Ménard , à qui l' amnistie de 1852 venait de rouvrir les portes d' une * France toute transformée , s' en alla vivre dans les bois de * Fontainebleau . Si l' on feuillette l' histoire ou simplement si l' on regarde autour de soi , on est frappé du grand nombre des coureurs qui lâchent la course peu après le départ , et qui , voyant le train dont va le monde , ne daignent pas concourir plus longtemps . Les hommes sont grossiers et la vie injuste . On peut s' exalter là-dessus et dénoncer les violences des puissants et la bassesse des humbles ; on peut aussi se réfugier dans le rêve d' une société où régneraient le bonheur et la vertu . Cette société édénique , selon * Ménard , ce fut la * Grèce . Il entreprit de la révéler aux cénacles des poètes et des républicains . * José- * Maria * De * Heredia a souvent entendu * Ménard lire du grec : " * Ménard prenait un vieil in-folio à la reliure fatiguée , * Homère , * Anacréon , * Théocrite ou * Porphyre , et traduisait . Aucune difficulté du texte ne pouvait l' arrêter , et sa voix exprimait une passion telle que je n' en ai connue chez aucun autre homme de notre génération . La vue seule des caractères grecs le transportait ; à la lecture , il était visible qu' il s' animait intérieurement ; au commentaire , c' était un enthousiasme . Sa face noble s' illuminait . Il en oubliait les soins matériels de la vie . Un soir d' hiver que nous expliquions l' antre de * Porphyre , je dus lui dire tout à coup qu' il faisait plus froid dans sa chambre sans feu que dans l' antre des nymphes . " en sa qualité d' helléniste , * Ménard poursuivait le divin sur tous les plans de l' univers : comme peintre dans la nature , comme poète dans son âme , comme citoyen dans la société . Il vécut et travailla avec les peintres de * Barbizon , avec * Troyon à * Toucques , avec * Jules * Dupré à l' * Isle- * Adam , avec * Rousseau . Pendant dix années , il a exposé une quantité de paysages au salon . Le public les méconnut , mais * Théophile * Gautier les aima . J' ai vu l' entassement des toiles de * Ménard couvertes de poussière dans sa maison de la * Sorbonne . On dit avec justesse que le délicieux peintre-poète * René * Ménard a hérité et employé les dons de son oncle . Après avoir inspiré les hautes pages d' esthétique qui précèdent la première édition des poèmes antiques , * Louis * Ménard publia ses propres poésies ( 1855 ) , mais en façon de testament . S' était -il découragé devant la maîtrise de son ami ? " je publie ce volume de vers , qui ne sera suivi d' aucun autre , disait -il , comme on élève un cénotaphe à sa jeunesse . Qu' il éveille l' attention , ou qu' il passe inaperçu , au fond de ma retraite , je ne le saurai pas . Engagé dans les voies de la science , je quitte la poésie pour n' y jamais revenir . " essentiellement , ce qu' il demandait à l' étude de l' hellénisme , c' était d' accorder ses méditations et son activité , ses rêves d' art , sa turbulence révolutionnaire de jeune parisien et son incontestable générosité citoyenne . Au cours de ses longues rêveries dans les bois , sa prédilection pour la * Grèce et sa haine de la constitution de 1852 s' amalgamèrent . Il s' attacha au polythéisme comme à une conception républicaine de l' univers . Pour les sociétés humaines comme pour l' univers , l' ordre doit sortir de l' autonomie des forces et de l' équilibre des lois ; la source du droit se trouve dans les relations normales des êtres et non dans une autorité supérieure : * Homère et * Hésiode prononcent la condamnation de * Napoléon * Iii . * Ménard exposait ces vues à * M . * Marcelin * Berthelot , au cours de longues promenades péripatéticiennes , sous les bois paisibles de * Chaville et de * Viroflay . * M. * Berthelot et son ami * Renan étaient des réguliers . Ils pressèrent * Ménard de donner un corps à ses théories ingénieuses sur la poésie grecque , les symboles religieux , les mystères , les oracles , l' art , et de passer son doctorat . Ils auguraient que sa profonde connaissance du grec lui assurerait une belle carrière universitaire . La soutenance de * Ménard eut beaucoup d' éclat . Nous avons sa thèse dans le livre qu' il a intitulé : la morale avant les philosophes , et qu' il compléta , en 1866 , par la publication du polythéisme hellénique . c' est quelque chose d' analogue , si j' ose dire , au fameux livre de * Chateaubriand ; c' est une sorte de génie du polythéisme . le polythéisme était un sentiment effacé de l' âme humaine ; * Ménard l' a retrouvé . Il est le premier qui n' ait pas partagé l' indignation de * Platon contre la mort de * Socrate . * Socrate se croyait bien sage de rejeter les traditions antiques et de dénoncer des fables grossières ; il pensait épurer l' intelligence athénienne et dissiper les ténèbres de l' obscurantisme , mais un scepticisme général sortit de son enseignement . Un peuple qui a renié ses dieux est un peuple mort , écrit * Ménard . Et ce n' est pas l' art seulement , c' est la liberté qui mourait avec le polythéisme . Le nouveau docteur désirait de partir pour la * Grèce et il allait l' obtenir , quand un fonctionnaire s' y opposa , sous prétexte que la thèse du postulant se résumait à dire que " le polythéisme est la meilleure des religions , puisqu' elle aboutit nécessairement à la république " . Ce fonctionnaire impérial avait bien de l' esprit . Avec son émotivité d' artiste et de parisien , * Ménard était à point pour participer à tous les enthousiasmes et toutes les bêtises de l' année terrible . heureusement qu' une pleurésie l' empêcha de prendre part à la commune . Il se serait fait tuer sur les barricades ou exécuter par les tribunaux de répression . Il ne put que la glorifier . Ses amis blâmèrent son exaltation . Il s' enfonça tout seul dans l' ombre . Il y médita son chef-d'oeuvre , les rêveries d' un païen mystique . ce petit volume mêlé de prose et de vers , d' une dialectique allègre et d' un goût incomparable , un des honneurs du haut esprit français assailli par le vulgaire et par les étrangers , peut servir de pierre de touche pour reconnaître chez nos contemporains le degré de sensibilité intellectuelle . Nos plus illustres mandarins , la chose éclate avec scandale dans le tombeau de * Louis * Ménard ( édité par le jeune * édouard * Champion ) , ignoraient ou ne comprirent pas * Ménard . C' est qu' à notre époque , il y a plus d' écrivains à tempérament que d' esprits justes et plus de brutalité que de maîtrise . Sur le tard , l' auteur des rêveries eut une grande satisfaction . Le conseil municipal de * Paris , soucieux de dédommager un vieil enthousiaste révolutionnaire , créa pour * Ménard un cours d' histoire universelle à l' hôtel de ville . Louons les gens d' esprit qui firent agréer * Ménard par une majorité d' anticléricaux et de socialistes bien incapables de le juger . En réalité , les idées sociales et religieuses du vieil hellénisant ne pouvaient satisfaire aucun parti ; même elles devaient déplaire gravement à tous les élus , de quelque coterie qu' ils fussent , car le programme politique de * Ménard , c' est , avant tout , la législation directe et le gouvernement gratuit , qu' il emprunte aux républiques de l' antiquité . * Ménard méprisait de tout son coeur notre prétendue démocratie : " je resterai dans l' opposition , m' écrivait -il un jour , tant que nous ne serons pas revenus à la démagogie de * Périclès . " dans cette attente , et pour mieux protester contre un siècle trop peu athénien , il se tenait dans les partis extrêmes ; mais il repoussait le parti des satisfactions du ventre . Il ne pensait pas qu' on pût se passer d' une règle idéale pour la conduite de la vie . Cela éclate dans ses cours , dédiés à * Garibaldi , comme au champion de la démocratie en * Europe . Ils sont d' un grand esprit , mais qui mêle à tout des bizarreries . " j' aime beaucoup la sainte vierge , m' écrivait -il ; son culte est le dernier reste du polythéisme . " à l' hôtel de ville , il justifiait les miracles de * Lourdes et , le lendemain , faisait l' éloge de la commune . Le scandale n' alla pas loin , parce que personne ne venait l' écouter . En hiver , * Ménard professait dans la loge du concierge de l' hôtel de ville . à quoi bon chauffer et éclairer une salle ? N' était -il pas là très bien pour causer avec l' ami et unique auditeur qui le rejoignait ? C' est peut-être chez ce concierge et dans les dernières conversations de * Ménard qu' on put le mieux profiter de sa science fécondée par cinquante ans de rêveries . Ce poète philosophe n' avait jamais aimé le polythéisme avec une raison sèche et nue ; mais , à mesure qu' il vieillit , son coeur , comme il arrive souvent , commença de s' épanouir . Il laissa sortir des pensées tendres qui dormaient en lui et qu' un * Leconte * De * Lisle n' a jamais connues . Il me semble que nous nous augmentons en noblesse si nous rendons justice à toutes les formes du divin et surtout à celles qui proposèrent l' idéal à nos pères et à nos mères . * Leconte * De * Lisle m' offense et se diminue par sa haine politicienne contre le moyen âge catholique . Il veut que cette haine soit l' effet de ses nostalgies helléniques ; j' y reconnais plutôt un grave inconvénient de sa recherche outrancière , féroce du pittoresque verbal . Le blasphème est une des plus puissantes machines de la rhétorique , mais une âme qui ne se nourrit pas de mots aime accorder entre elles les diverses formules religieuses . * Ménard se plaisait à traduire sous une forme abstraite les dogmes fondamentaux du christianisme , afin de montrer combien ils sont acceptables pour des libres penseurs . Et par exemple , il disait que , si l' on voulait donner au dogme républicain de la fraternité une forme vivante et plastique , on ne pourrait trouver une image plus belle que celle du juste mourant pour le salut des hommes . Je soupçonne bien qu' il y a une part de jeu littéraire dans cette interprétation des symboles , mais elle est servie , protégée par un goût exquis . C' est de la science animée par l' amour le plus délicat . Et puis , de tels jeux de l' esprit sont d' une grande importance pour la paix sociale . Ils permettent de concilier la foi , le doute et la négation ; ils aident des athées , des esprits passionnés pour l' analyse à éviter l' anarchie et à s' accommoder de l' ordre traditionnel qui porte nos conceptions de la vertu . Je ne puis pas regarder sans attendrissement la position qu' a prise * Ménard dans l' équipe des * Burnouf , des * Renan , des * Taine et des * Littré . Ces grands travailleurs attristés , attristants , nous font voir les dieux incessamment créés et puis détruits par nous autres , misérables hommes imaginatifs . La conséquence immédiate de cette vue sur la mutabilité des formes du divin devrait être de nous désabuser des dieux . Mais par une magnifique ressource de son âme de poète , * Louis * Ménard y trouve un argument de plus en leur faveur . Ils sont tous vrais , puisqu' on doit voir en eux les affirmations successives d' un besoin éternel . Que l' on me passe une image qui n' est irrespectueuse qu' en apparence . * Ménard me fait songer à la soeur de * Claude * Bernard , qui , pour réparer les crimes de la physiologie , a ouvert un asile de chiens . * Louis * Ménard , le compagnon de ces philologues qui détruisirent , chez nous , la religion , a prétendu abriter dans son intelligence tous les dieux . Il ne les jette point ignominieusement au scheol ; il les recueille et les honore comme sur un olympe , dans sa conscience d' historien et d' artiste . Chez ce grand aryen vivent côte à côte toutes les formes de l' idéal . * Ménard n' a pas jeté le cri blasphémateur de * James * Darmesteter , un cri dont * Leconte * De * Lisle se convulsait de plaisir . * James * Darmesteter , âpre prophète d' * Israël , a vu dans un songe le * Christ tombé du ciel et assailli par les huées des mille dieux qu' il avait détrônés : " te voilà donc blessé comme nous , galiléen , te voilà semblable à nous . Ta splendeur s' est éteinte et tes lyres se sont tues . " * Ménard n' admet point qu' aucune splendeur se soit éteinte , ni qu' aucune lyre se soit tue . Il prophétise la communion universelle des vivants et des morts , la grande paix des dieux . Et , spécialement , il honore dans le christianisme l' héritier de la morale grecque . Entre tous les grands systèmes encore vivants de philosophie sociale , seule la doctrine du * Christ fait une place pour l' énergie virile de la lutte contre soi-même , pour l' héroïque effort de la volonté ; elle établit la suprématie de l' âme sur les attractions du dehors . Toutefois , pour nuancer exactement la pensée chrétienne de * Ménard , observons qu' il disait : " je ne puis être chrétien qu' à la condition d' être protestant , car je tiens absolument à garder mon droit illimité de libre examen et d' interprétation . " peut-être suivait -il là une inclination de famille ; je suppose que c' est lui-même qui parle , quand il fait dire à un personnage de ses petits dialogues : " mon trisaïeul est mort dans la persécution qui suivit la révocation de l' édit de * Nantes et ses enfants ont été convertis au catholicisme par autorité du roi . " plus sûrement , il subissait les mêmes influences intellectuelles qui décidèrent un * Taine , né catholique et devenu un pur stoïcien , à réclamer pour son enterrement un pasteur . Dans ce temps -là , * Renouvier , l' ami de * Ménard , voulait protestantiser la * France . Il faudra qu' on étudie un jour comment la crise de 1870 - 71 obligea et oblige encore les libres penseurs individualistes à reconnaître la nécessité d' un lien social , d' une religion . La * Grèce avait été présente sous chacune des pensées et l' on peut dire sous chacun des actes de * Ménard . C' est sur la guerre de l' indépendance hellénique , de 1821 à 1828 , qu' il fit ses dernières leçons . Ce suprême hommage à ses chers hellènes fut d' ailleurs annulé par l' étrange manie où il venait de tomber . Vers la fin de sa carrière , ne s' avisa -t-il pas de se passionner pour la réforme de l' orthographe ! Ses ouvrages n' ayant jamais eu les lecteurs auxquels son génie l' autorisait à prétendre , il s' occupa consciencieusement à dégoûter ses rares fidèles . Il fit des sacrifices pour qu' on réimprimât les rêveries d' un païen mystique en orthographe simplifiée . Il ne simplifiait ni la tâche de ses lecteurs ni la tâche de ses imprimeurs . Ce nouveau texte est ignoble à l' oeil et , pour le comprendre , il faut le lire à haute voix . J' ai eu l' honneur d' avoir * Ménard pour collaborateur à la cocarde ( septembre 1894 à mars 1895 ) , où furent ébauchées toutes les idées d' une régénération française . Il s' agissait de faire " sentir que le parti fédéraliste était le parti national et que le parti national perdrait les trois quarts de ses forces s' il ne devenait pas un parti fédéraliste . On insistait pour substituer au patriotisme administratif un patriotisme terrien et remplacer l' image de la * France idéale chère à quelques rhéteurs par l' idée d' une * France réelle , c' est-à-dire composée , comme dans la réalité , de familles , de communes et de provinces : tous éléments non point contraires ou divisés entre eux , mais variés , sympathiques et convergents " . * Louis * Ménard nous avait apporté une belle étude : les classes dirigeantes et les ennemis de la société . il désira qu' elle fût orthographiée d' après son système . Il fallut plus de cinq épreuves pour arriver à maintenir les fautes que la grammaire réprouvait , et que * Ménard exigeait . Quand le secrétaire de rédaction , enfin , eut obtenu le bon à tirer , le public se fâcha : " quel charabia incompréhensible ! " et * Ménard se désolait : " ils ont encore corrigé mes fautes . " il y a du défi au public dans cette extrémité d' un homme de grand goût gâtant son oeuvre à plaisir . Une part de responsabilité est imputable à mon homonyme * M . * Jean * Barès , qui est venu de * Colombie à * Paris pour réformer le français . Un galant homme , d' ailleurs , et qui donne de toutes les manières l' exemple du sacrifice . Il consacre ses revenus à subventionner ceux qui écrivent aussi mal que lui , c' est-à-dire qui suppriment les lettres redoublées , et même , pour donner l' exemple , il s' est exécuté , il a supprimé un r dans notre nom . Mais pourquoi ne s' appelle -t-il pas * Jan , comme jambon ? Puisque toute manière d' écrire est conventionnelle , je ne perdrai pas mon temps à apprendre une nouvelle orthographe . L' honorable colombien me dit qu' il y a des règles compliquées et des mots difficiles . Eh ! Monsieur ! Qui vous empêche de faire des fautes ? On ne vous mettra pas à l' amende . Je souhaite que * M . * Jean * Barès échoue dans son apostolat . Pour tout le reste , mes voeux l' accompagnent , car il plaisait beaucoup , je dois le reconnaître , à mon vénéré maître * Ménard . D' ailleurs nous devons à ce fâcheux * M . * Barès une page délicieuse . Je veux la transcrire , charmante et bizarre , telle qu' il l' a donnée dans le tombeau de * Louis * Ménard . malgré tous ses déboires , * Ménard avait conservé un fond de gaîté ... lors de sa dernière vizite au " réformiste " ( c' est le journal de * M . * Barès ) , nous cauzâmes longuement de la réforme , de la vie et même de la mort q'il sentait venir . - je suis vieus et bien cassé , me dizait -il , néanmoins une bien grande et bèle dame est devenue amoureuse de moi et a solicité mon portrait . - diable , lui dis -je , céte dame ne semble pas vous croire aussi cassé qe vous prétendez l' être . - je n' en sais rien , me dit -il , mais le fait est vrai . - mon cher maître , je n' en doute pas . - oui , je vois qe vous en doutez , et pour qe vous n' en doutiez plus , je vais vous dire son nom . - comme vous voudrez . - eh bien ! La dame en qestion n' est autre qe la ville de * Paris qi m' a demandé le portrait dont je vous ai parlé pour le placer au muzée du * Luxembourg . aussitôt son explication terminée , le cher maître se mit à rire et je fis comme lui , bien qe ce fût un peu à mes dépens . un moment plus tard * Ménard reprenait : - la ville de * Paris n' est pas la seule dame qi me dézire , je suis aussi courtisé par une autre . Céte dernière est moins bèle , mais èle est encore plus puissante , ce qi ne suffit pas à me la faire aimer . Néanmoins , èle sait qe je ne la crains pas . Voulez -vous savoir son nom ? -je veux bien . - èle s' apèle la mort . hélas ! Les deus amoureuzes de l' inoubliable et grand * Louis * Ménard ont obtenu satisfaction : l' une a reçu le portrait et l' autre a emporté l' original . quelle charmante histoire , n' est -ce pas , mais quelle cacographie ! La dernière fois que je vis * Louis * Ménard , il se réjouissait d' une longue étude que * Philippe * Berthelot , le fils de l' illustre savant , projetait sur son oeuvre . Je me serais bien mal expliqué dans les pages qui précèdent si l' on pouvait admettre chez le vieux philosophe déclinant la moindre vanité d' auteur : " ne parlez pas de moi , parlez de mes idées " , disait -il à son jeune admirateur . * Philippe * Berthelot promit à * Louis * Ménard de " bien parler des dieux d' * Homère " . Le pauvre et charmant homme est mort sans cette satisfaction qu' il attendait impatiemment . Depuis lors , * Philippe * Berthelot a publié des pages choisies , précédées d' une étude digne de son objet . J' en veux citer une belle page : * Louis * Ménard est mort le 9 février 1901 , dans cette petite rue du jardinet qui traverse la cour de * Rohan , blottie au creux d' un mur d' enceinte du vieux * Paris ; c' est là qu' il s' est éteint au milieu des ouvriers et des gens du peuple , pour qui il avait rêvé la justice ; au ras de terre , car il ne pouvait plus marcher . à son chevet le vieux païen a cru voir la sombre figure des érynnies et il a confessé ses fautes . Mais devons -nous oublier l' indifférence du siècle ? à son heure dernière , accablé par le sentiment de sa solitude , il a douté de son génie . Il est parti , délaissé par ceux à qui il avait tout donné ; mais pardonné de celle qu' il avait aimée et méconnue : c' est à peine si l' on a pu mettre dans sa main fermée une de ses belles médailles grecques , l' image divine d' * Athéné , l' obole que réclamait * Charon . il y a dans ces lignes harmonieuses et voilées tout le drame intime de la vie de * Ménard . J' ai bien des fois cherché à comprendre ce véritable scandale qu' est l' échec de * Louis * Ménard . Comment l' un des esprits les plus originaux de ce temps , à la fois peintre et poète , érudit et savant , historien et critique d' art , admiré de * Renan , de * Michelet , de * Gautier , de * Sainte- * Beuve , a -t-il pu vivre et mourir ainsi complètement inconnu du public ? L' ardeur de sa pensée démocratique a -t-elle éloigné de lui les craintifs amis des lettres ? A -t-il distrait la gloire en s' essayant dans des genres si divers ? Peut-être , mais surtout il y a trop de gens qui lisent aujourd'hui . Leur masse , en se portant sur un livre médiocre , crée des succès injustifiés et rejette dans l' ombre des ouvrages de la plus haute valeur . Je crois , en outre , que * Ménard fut gêné de la manière la plus déplorable et la plus comique par un tas d' homonymes . Sa découverte du collodion est attribuée par les dictionnaires spéciaux à un américain nommé * Maynard qui , de bonne foi , la refit en effet , après lui , et , sans les rectifications exigées par * M . * Berthelot , l' erreur durerait encore . Plusieurs littérateurs , dont un qui s' avisa de découvrir des " pages inédites " déjà publiées dans les oeuvres complètes de * Bossuet , portent les noms de * Menars , * Mesnard , * Maynard et même de * Louis * Ménard ; ils n' ont pas peu contribué à embrouiller les notions du public . Un jour que j' avais cherché dans un article de journal à tracer de notre maître une image exacte et noble , un lecteur m' écrivit : " merci , monsieur , de nous avoir donné , à ma femme et à moi , des nouvelles du joyeux compagnon qui nous a tant fait rire dans un voyage à * Dieppe l' an dernier . Nous avions bien soupçonné que ce charmant garçon écrivait , car personne ne tournait comme lui le calembour . " mon correspondant s' égarait grossièrement . Le sentiment religieux demeura toujours le centre de * Ménard , et même cette préoccupation suffit à expliquer son échec auprès du public . L' attitude d' un laïque et d' un libre penseur , qui , sans préoccupation polémique , étudie le divin , est peut-être bien ce qu' il y a de plus étranger à notre goût français . * Ménard posséda toutefois un disciple , * M. * Lami , esprit exalté , d' une rare distinction . Il ne le garda pas longtemps . Après avoir prié * Brahma toute une nuit , * M. * Lami se jeta par la fenêtre en disant : - je m' élance dans l' éternité . Un ami commun , * M. * Droz , ne voulut pas croire à cette mort extraordinaire . - je savais bien qu' il était fou , disait -il à * Ménard , mais je croyais que c' était comme vous . Ces hautes préoccupations du sentiment religieux plaisent beaucoup aux étrangers ; * Ménard , s' il était traduit , aurait un immense succès dans les pays anglo-saxons . Avant la guerre , il y avait des curiosités de cette sorte en * France . Elles nous valurent certaines méditations de * Lamartine , le * Port- * Royal de * Sainte- * Beuve , l' oeuvre de * Renan et la poésie de * Leconte * De * Lisle . Je suis arrivé à * Paris assez à temps pour en recueillir l' écho . Mais , de plus en plus , notre inaptitude à saisir ce qu' est la religion se constate par l' impuissance où nous sommes , plus qu' aucun autre peuple en * Europe , à résoudre nos difficultés éternelles de cléricalisme et d' anti-cléricalisme . Nos lettrés , à cette heure , ne font plus oraison . Pour ma part , je dois l' avouer , quand * Ménard , depuis l' acropole ou , plus exactement , depuis le serapeum d' * Alexandrie , regarde l' écroulement éternel de la matière divine , il m' inspire du respect plutôt qu' il ne conseille mon activité . J' admire son grand art d' écrivain qui n' appuie jamais ; je m' ennoblis en goûtant sa poésie ; sa figure solitaire , un peu bizarre , me repose de tant d' âmes intéressées ou communes ; parfois j' invoque son autorité , puisque aussi bien il a entrevu certaines conséquences de ce culte des morts qui semble se former dans nos grandes villes modernes ; et pourtant , sa pensée de fond , son polythéisme m' ennuie . C' est peut-être * Ménard qui m' a conseillé le voyage de * Grèce , mais sa voix , si plaisante sous le ciel nuancé de * Paris , n' a tout de même pas su m' émouvoir d' une vénération qui donnât leur sens plein , leur vie mystique aux temples quand je foulai le vieux sol pittoresque . chapitre II . Le départ : la curiosité qui m' oriente vers * Athènes m' est venue du dehors plutôt que de mon coeur profond . Si le salon de * Leconte * De * Lisle ( les * Ménard , les * Anatole * France , les * Henry * Houssaye ) n' avait pas eu tant de prestige sur mon imagination à vingt ans , irais -je de moi-même chercher dans l' * Athènes de * Périclès un complément de ma culture ? Sur le paquebot du * Pirée , je songe qu' en peu d' heures , j' aurais pu gagner * Barcelone et gravir le * Montserrat , ou bien franchir une fois encore le ravin de * Tolède et regarder les * Greco qui savent toujours , ainsi que les * Zurbaran de * Séville , me dire des paroles excitantes . C' est avec une sorte de maussaderie et pour remplir un devoir de lettré que je vais me soumettre à la discipline d' * Athènes . Saurai -je l' entendre ? Quand notre bateau doubla notre-dame de la garde , dix religieuses , pressées sur un banc du pont comme des oiseaux sur un bâtonnet , ont prié pour obtenir une traversée favorable . Leur latin de bréviaire éveille en moi une sensibilité catholique pas trop lointaine , mais qu' est -ce que le polythéisme d' * Hellas , tel que pour les initiés il flotte encore sur les débris du * Parthénon ? Un sage voyageur voudrait agir comme ces animaux qui prennent la couleur , la forme , l' apparence exacte des objets qui les entourent . Un beau voyage , c' est un cas de mimétisme . * Gautier épanouit une âme orientale , * Stendhal milanaise , * Corneille espagnole et * M . * Taine britannique . Certes un * Corneille se construit une * Espagne autrement forte que celle de * Gautier , mais enfin , l' un comme l' autre , ils ont su mettre de l' unité dans leur vision , et se faire de l' âme avec des beautés étrangères . Aurai -je leur bonheur ? Je suis d' une race qui trouva ses dieux au plus épais des forêts . Ils me favorisent encore en * Lorraine et en * Alsace , tandis que les divinités marines m' énervent avec leur sel et leur mobilité . J' ai traversé comme un colis des messageries , et nullement comme un * Ulysse , une mer qui m' embrouillait tout . Nous fîmes une courte relâche à * Naples , grossière et pleine de cris matinaux , sous un ciel voilé qui ne laissait point chanter * Ischia , * Castellamare , * Sorrente , ni le * Pausilippe . Dans la nuit , le * Stromboli jetait des flammes et prêtait à ces rêveries où , sur mer , l' esprit le mieux discipliné s' égare . Le commandant me dit : " nous passerons à deux heures du matin * Charybde et * Scylla . Par votre hublot , vous respirerez les orangers de la * Sicile . " nous franchîmes les limites de l' antiquité latine pour entrer dans la grecque . Après vingt-quatre heures , nous arrivâmes aux falaises basses de * Cythère . Aurais -je atteint l' âge de n' y voir qu' un écueil sans agrément ? Des îlots , puis les escarpements d' * Hydra me confirmèrent dans ma déception . Les géographes , en dénonçant l' aridité des contours du * Péloponèse , ne m' avaient point jusqu'alors gêné pour y amasser de la volupté , car j' imaginais une désolation émouvante comme le visage des héros vaincus ou , mieux encore , déchirante comme le cri des violons tziganes dans une nuit chargée de parfums . Mais , sous un ciel pareil au nôtre , j' ai vu leurs roches usées par les chèvres , dirait -on , plutôt que brûlées par une activité surhumaine . Ces lieux du miracle hellénique ont passé l' automne extrême où la fleur qui vient de défaillir couvre encore le sol de ses pétales . Si puissante est la force de ces grands noms de la poésie , qu' après quelques semaines , mon imagination , repoussant mon expérience , rétablit sur ces îlots des beautés enivrantes et vagues . Le mirage restaure son règne sur les pauvres écueils , d' où ma lorgnette l' avait chassé . Mais , en avril 1900 , comme je suivais la mer d' * Ionie et de * Crète , déçu par l' horizon , j' étais réduit à me pencher sur le sillage des illustres pèlerins qui vinrent avant moi chercher la raison dans sa patrie , et je subissais avec eux cette alternative d' ardeur et de déception où nous balancent des noms qui parlent si fort et des rivages si muets . Le quatrième jour , par un ciel lumineux et sur une mer indulgente , nous entrâmes au golfe d' * Athènes . Toute sauvagerie a disparu ; l' abrupt se transforme en netteté et fermeté . Voici les îles d' * égine , de * Salamine , et puis , dans une échancrure que forment deux belles montagnes , un rocher apparaît qui porte quelques colonnes et le triangle d' un fronton , le coeur hésite ; le doigt , le regard interrogent . Cette petite chose ? ... c' est l' acropole , semblable à un autel , et qui nous présente , avec la plus étonnante simplicité , le * Parthénon . Vue à trois lieues depuis la mer , au fond d' un golfe pur , resserrée entre les montagnes et sans défense , l' acropole émeut comme un autel abandonné . Eh quoi ! Tant de confiance ! Le plus précieux morceau de matière qui soit au monde s' expose si familièrement ! Un mouvement de vénération nous convainc avant que , de si loin et si vite , * Minerve ait pu toucher notre intelligence . Ce petit rocher ruineux se rattache en nous à tant d' idées préalablement associées que ce seul mot des passagers : " * Athènes ! Voici l' acropole ! " détermine dans ma conscience le même bruissement qu' un coup de vent dans les feuilles de la forêt . Mon jugement propre n' avait aucune part dans mon enthousiasme , car ce premier aspect d' * Athènes , exactement , me déconcertait par son apparence de bibelot bizarre ; mais les * Chateaubriand , les * Byron , les * Renan , les * Leconte * De * Lisle s' agitaient , faisaient une rumeur de foule dans les parties subconscientes de mon être . chapitre III . Première visite à l' acropole : je fis ma première visite au * Parthénon une heure après mon débarquement dans * Athènes . Encore mal débarrassé du sel marin et de la poussière du * Pirée , je me tenais sur le perron de l' hôtel et m' orientais vers l' acropole , quand de grands cris m' étonnèrent . Une voiture paysanne , sa roue rompue , venait de verser ; douze officieux accourus ramassaient un enfant , et sur son petit front le malheureux serrait ses mains instantanément sanglantes . Une émotion d' horreur anéantit ma joie . Un cocher empoigna l' enfant , courut vers son fiacre , le mit sur le siège à son côté et fouetta vers quelque pharmacie ; mais la victime , qu' il tenait d' une seule main et que le sang couvrait de plus en plus , faillit à un tournant retomber . Le beau ciel me révolta . " je vais goûter , me disais -je , un plaisir d' art , le plus grand , je crois , de ma vie ; que ne puis -je en le sacrifiant racheter la peine de ce faible ! " tandis que je gravissais l' acropole , non par la route carrossable , que je n' avais pas su trouver , mais à travers les masures des pentes et sur les vieux sentiers turcs , ma pensée , mise en mouvement par ce drame de la rue , s' en alla , je me le rappelle , vers ces enfants que la république , peu avant * Platée , lapida parce que leur père proposait d' accepter les avances des perses . C' est peut-être puéril que je teinte avec le sang de ce petit écrasé ma première image du * Parthénon , mais c' est un fait , et grâce auquel le * Parthénon m' a tout de suite été une émotion vivante . Si je fus sur l' acropole d' esprit médiocre ou peu rapide , du moins n' y ai -je pas conduit des nerfs enveloppés , protégés par la poussière des livres . Sur la haute terrasse , les propylées franchies , dans le premier émoi d' un spectacle longuement annoncé , et quand l' harmonie des monuments avec le cercle des montagnes ébranlait en moi ces ressources de respect que nous autres , bons celtes , nous promènerons toujours à travers les hommes et les choses , je me tournai d' instinct vers * Salamine et vers * Marathon pour remercier les soldats , les tueurs , qui permirent à la pensée grecque , à la perfection , d' exister . " non seulement leur pays conserve leurs noms gravés sur des colonnes , mais , jusque dans les régions les plus lointaines , à défaut d' épitaphes , la renommée élève à leur mémoire un monument immatériel . " ainsi parla , jadis , * Périclès . Et ma présence , après vingt-trois siècles , justifiait cet engagement . Mais , en même temps , je sentais combien de choses diaboliques soutiennent ce que nous jugeons divin . J' entendais la mère qui poursuivit * Périclès de ses lamentations . Cette mince circonstance méritait -elle que je la rapportasse ? Je perdrais sans gloire mon temps si , dans un voyage voulu pour mon perfectionnement , je manquais de sincérité envers moi-même . Qu' ai -je trouvé d' abord au milieu de cet horizon sublime et sur les rocailles de ce fameux rocher ? Quelque chose de ramassé , de farouche et de singulier , une dure perfection , sous laquelle je crus entendre des gémissements . chapitre IV . Les pas dans les pas : les yeux sans cesse rappelés vers le * Parthénon , j' ai , pendant quinze jours , parcouru l' * Athènes moderne , élégante , plaisante , j' allais dire pimpante , et les vieux quartiers , pleins de turqueries , où de gros personnages , vêtus de fustanelles , manient les grains de leurs fastidieux " komboloi " . Les masures accrochées aux flancs de l' acropole me redisaient la phrase dont vécut la mélancolie des voyageurs romantiques : " * Athènes n' est plus qu' un village albanais . " en visitant les fouilles récentes , l' * Agora , les maisons étroites des contemporains de * Périclès , leurs citernes , les puits où coulait le vin de leurs pressoirs , je me plaignais secrètement de trouver plus de " curiosités " archéologiques que de beautés évidentes . Bien que je doive en rougir , je me rends compte que je cherchais d' abord , dans * Athènes , des objets analogues à ceux qui , dans d' autres pays , m' avaient donné du bonheur . Je ne trouvai point d' agréments faciles , sensuels , dans ce pays de la raison . Timidité ou manque de goût , j' ajournais d' attaquer l' * Athènes essentielle , et je ne songeais pas à me placer moi-même au centre des beautés que j' entrevoyais . J' élaborai des jugements analogues à ceux des littérateurs qui me précédèrent ici . Avec une régularité qui mènerait au désespoir des hommes assez imprudents pour s' attarder à réfléchir sur notre effroyable impuissance , nous mettons éternellement nos pas dans les pas de nos prédécesseurs immédiats . Les ombres de * Byron et de * Chateaubriand , que j' avais amenées de * Paris , m' accompagnaient dans toutes mes dévotions . C' est à former des rêveries qui s' accordassent avec les leurs que j' employai ma première semaine , et du temple de * Thésée au * Pnyx , à l' aréopage et à la colline des nymphes , sous une lumière brûlante , j' ai vagué sans que le sol de l' * Attique me fût plus nourrissant que les gravats que paissaient , durant cette semaine de la pâque grecque , d' innombrables agneaux pascals . J' ai vu la tribune aux harangues . Je me suis trouvé incapable d' y ressusciter * Démosthène . Le contact des objets et la vue de ce petit canton hellénique , loin de servir mon imagination , la gênent , la désorientent . L' hellénisme , pour nous autres bacheliers , c' est un olympe , un ciel , le pays des abstractions académiques . Nul moyen de camper , sous ce beau ciel , mon * Démosthène des classes , qui était un type vague , un pâle esclave des professeurs . Au contraire , sans nul effort et presque malgré moi , je vois sur cette pierre , à la fois généreux et fat , * Alphonse * De * Lamartine , tel qu' il s' y complut un soir d' août 1832 , à comparer le sort de l' orateur avec le sort du poète . Il se promettait de réunir leurs deux destinées : " hélas ! Disait -il , les hommes , jaloux de toute prééminence , n' accordent jamais deux puissances à une même tête . " avidité d' une âme ardente à la vie ! Sur le tard , * Lamartine paya cette vaine gloire de sa jeunesse . " pourquoi ai -je réveillé l' écho qui dormait si bien dans les bois paternels ? Il me poursuit maintenant que je voudrais dormir à mon tour . " on apprécie toutes les nuances d' une telle vie , et l' on aime * Lamartine ; mais ses malheurs font à * Démosthène une draperie de théâtre , aussi belle qu' indifférente . Dans cette saison où les cerisiers en fleur atténuent les rocailles , j' ai tenté quelques courtes promenades . J' aurais voulu retrouver à * Karetea cette cabane d' albanais où * M . * De * Chateaubriand crut mourir de la fièvre ; dans son délire , il chantait la chanson de * Henri * Iv , il regrettait son ouvrage interrompu et * Mme * De * N ... , tandis qu' une jeune indifférente , de dix-sept ans et pieds nus , vaquait à ses travaux dans la pièce . Je me suis promené sous les oliviers peu nombreux de * Colone . Depuis longtemps , je m' étais promis d' y murmurer comme une formule magique le couplet de * Sophocle : " étranger , te voici dans une contrée célèbre par ses chevaux et le meilleur séjour qui soit sur la terre , c' est le sol du blanc * Colone . Les rossignols font entendre leurs plaintes mélodieuses dans ces bois sacrés , impénétrables à la lumière ; les arbres chargés de fruits y sont respectés des orages , et , dans ses fortes allégresses , * Bacchus aime de promener ici le cortège de ses divines nourrices . Chaque jour , la rosée du ciel y fait fleurir le narcisse aux belles grappes et le safran doré , couronne antique des deux grandes déesses . La source du Céphise y verse à flots pressés une onde qui ne dort jamais ... " la présence réelle des oliviers , des grèves où devait couler la rivière et des pures montagnes d' * Athènes , n' ajoutait rien à la force de * Sophocle , mais plutôt me communiquait la tristesse d' une déception . On me conseilla d' aller voir les danses qui , chaque année , le jour de pâques , se déroulent en feston sur la colline aride de * Mégare . Elles commémorent , dit -on , les exploits de * Thésée et cherchent à figurer les replis du minotaure . à une heure et demie d' * Athènes ( par le chemin de fer de * Corinthe ) , en face de l' île de * Salamine , la misérable * Mégare , d' aspect tout oriental , resserre six mille âmes dans des maisons blanches pareilles à des cubes de plâtre . Nous nous assîmes au café , sur l' antique * Agora . Quel ennui de décrire ce rassemblement ! Le député portant beau , fumant et riant , distribuait des poignées de main à des hommes en fustanelle . Des vendeurs ambulants criaient et offraient des pistaches ou de la menthe . Des petites filles en costumes locaux s' approchèrent de nos tables . Plusieurs avaient de beaux yeux ; leur misère donnait à toutes une grâce florentine . Elles nous regardaient sans bouger . Au moindre geste , fût -ce si nous prenions nos verres , elles tressaillaient , tortillaient leurs doigts , cachaient leurs cheveux . Vous aurez idée de cette délicatesse par les oiseaux de nos jardins publics qui s' apprivoisent si l' on ne bouge pas . Aucune ne mendiait ; elles prirent seulement quelques pastilles de menthe avec des petits doigts si durs que je crus sentir dans le creux de ma main les coups de bec d' une poule . La fête commença . Toutes les femmes de * Mégare , jeunes ou vieilles , formaient d' étranges lignes de danse , de marche , plutôt , conduites par un musicien . Sous le vaste soleil , les couleurs franches de leurs costumes traditionnels donnaient à l' oeil un plaisir net . Ni les tons , ni les gestes ne se brouillaient . Ces femmes faisaient trois pas en avant , deux pas en arrière , soutenues par ces lentes mélopées que nous appelons orientales . En vain attendait -on , il n' y avait à voir que ce remuement de leurs pieds et puis certaines manières incessamment variées d' enlacer leurs mains , cependant qu' un public mal discipliné encombrait tout le terrain . Cette danse a quelque chose de religieux , de simple et de grave . On la nomme , je crois , tratta . il est difficile de dégager l' impression qu' elle communique . Est -ce un néant d' intérêt ? Ou bien notre goût , émoussé comme celui des lecteurs de romans forcenés , ne sait -il plus apprécier des effets délicats ? Des jeunes filles anglaises mangeaient des sandwichs trop gros pour leur appétit et semblaient n' être venues que pour faire le bonheur des chiens de * Mégare . Les évolutions lentes et cadencées se succédèrent indéfiniment . Je me félicite à chaque pas de mon voyage en * Grèce d' être averti par la splendeur des noms . J' ai vu à * Palma * De * Majorque , dans le domaine de * Raxa , des rondes rustiques dont le décor et le caractère m' ont autrement touché que les danses de * Mégare . Celles -ci , ailleurs qu' en * Grèce , je les oublierais tout de suite . Eh bien ! J' aurais tort . Ces femmes ne valent pas en beauté , j' imagine , les anciennes courtisanes de * Mégare , qu' on appelait des sphinges ; leurs mouvements ne me semblent guère expressifs ; mais je suis en * Grèce , à l' école , et pourquoi mes sens dédaigneraient -ils de prendre des leçons de tempérance ? J' assiste à une fête municipale ; je devrais goûter son naturel où rien n' est trivial et qui m' avertit que la foire de * Neuilly est proprement ignoble . J' ai vu à * Mégare quelque chose dont nous ne pouvons rapprocher que nos processions catholiques ; mais à nos plus aimables rogations , il manque cet effacement de l' individu , cette subordination de chaque danseuse , dans l' équilibre et dans la convenance générale . Je me suis renseigné à l' école française d' * Athènes . " danses albanaises " , m' a -t-on répondu . Mais un athénien fort érudit m' affirme qu' elles appartiennent à la meilleure tradition grecque . Ces gens de * Mégare seraient de race dorienne . J' attends d' être fixé sur ce problème ethnique pour savoir si je m' ennuyai , ce mardi de la pâque grecque , à * Mégare . En revenant vers * Athènes , j' aurais voulu rencontrer ce paysan qui menait un âne chargé de raisin et que l' illustre * M . * Fauvel fit voir à * Pouqueville : " regardez * Neri , lui dit -il , * Neri le descendant des derniers princes d' * Athènes . Il ne revendique pas la couronne ducale de ses glorieux ancêtres ; il s' embarrasse aussi peu de son extraction que le gouvernement turc s' inquiète de ses droits sur l' * Attique . Sa dynastie succéda aux maisons de * La * Roche et de * Brienne , après la décadence des seigneurs français dans la * Grèce . La force lui a pris ce que l' astuce avait donné à ses pères . Aujourd'hui , le pauvre * Neri , aussi noble qu' un grand d' * Espagne , est devenu le plus simple et le plus humble des raïas de la terre classique . " ce petit-fils des * Neri , qui se balance derrière son âne , quel joli héros pour un * Walter * Scott ! Je m' informai de sa descendance . Mais vainement : il paraît que les * Neri sont trop jeunes pour ressortir à l' archéologie , et je dus rougir de m' évader ainsi des curiosités orthodoxes . chapitre V. J' analyse mon désarroi : heureux celui qui , de l' acropole , en face des collines classiques , réjouit pleinement son âme ! Quant à moi , je ne viens pas en * Grèce pour goûter un paysage . J' ai pu cueillir les gros oeillets d' * Andalousie et les camélias des lacs italiens , mais , à respirer au pied du * Parthénon les violettes de l' * Attique , je mésuserais de mon pèlerinage . Heureux encore qui se satisfait de comprendre , tant bien que mal , des parcelles de beauté ! Moi je puis me contenter avec des plaisirs fragmentaires . Où que je sois , je suis mal à l' aise si je n' ai pas un point de vue d' où les détails se subordonnent les uns aux autres et d' où l' ensemble se raccorde à mes acquisitions précédentes . Il y a quelques années , l' hellénisme , sur le haut de cette acropole , apparaissait à l' humanité dans une lumière spéciale et , chaque soir , le soleil couchant mettait au golfe d' * Athènes une coloration d' apothéose . ô beauté , maître idéal , décisive révélation ! Les plus virils penseurs professaient une foi naïve dans le miracle grec . Ils trouvaient ici une beauté , une vérité qui ne dépendaient d' aucune condition et qu' ils regardaient comme nécessaires et universelles : l' absolu . Et de qui veux -je parler ? De ceux -là mêmes qui dénient qu' une vérité universelle existe , des maîtres qui substituèrent à la notion de l' absolu la notion du relatif . Dans le temps où il dépouille * Jésus de sa divinité , * Renan maintient celle de * Pallas * Athéné . Il dit qu' * Athènes a fondé la raison universelle . * Taine nous trace de la société hellénique un tableau où il n' y a plus de place pour le mal , où le rêve et l' action s' harmonisent . Aux yeux de ce savant , enivré par les livres et par les moulages , le * Parthénon fonde la religion éternelle des artistes et des philosophes . Je reprendrais volontiers cette thèse . Aussi bien , ce qui me conduit vers * Athènes , c' est une affectueuse déférence pour la suite des hommes illustres qui vinrent ici respirer le parfum du vase dont les tessons jonchent le sol . Je serais fier de joindre ma voix aux cantates que sur l' acropole mes aînés entonnèrent . Mais tout de même , quand je me trouve dans un cadre limité , en face d' objets réels , les litanies admiratives doivent céder à un examen positif . Si plaisant qu' il soit de chanter , dans le cadre authentique , un chant appris sur les bancs de l' école , je dois tirer de mon effort un meilleur parti . Me voici sur le tas , au pied du mur . En cinq minutes , le contact des choses m' a fait mieux progresser que les plus lyriques commentaires . Après huit jours , je crois sentir que l' interprétation classique ne pourra pas être la mienne . à mon avis , * Pallas * Athéné n' est pas la raison universelle , mais une raison municipale , en opposition avec tous les peuples , même quand elle les connaît comme raisonnables . Pour entendre sa voix , penchez -vous , par exemple , sur le dialogue des athéniens et des méliens , élégant et dur , et d' un souverain bon sens . Les méliens refusaient d' accepter le joug d' * Athènes , ils plaidaient leur bon droit , l' honneur , la justice ; les autres répondaient froidement : " il faut se tenir dans les limites du possible et partir d' un principe universellement admis : c' est que , dans les affaires humaines , on se règle sur la justice quand de part et d' autre on en sent la nécessité , mais que les forts exercent leur puissance et que les faibles la subissent . " toute bête de proie qui serait capable de raisonner ses moeurs réinventerait naturellement cette formule . Dans l' intérieur d' * Athènes , au nom de l' intérêt public , les partis se déciment tour à tour , comme ils s' étaient accordés pour exterminer les cités rivales . L' * Athéna colossale , dressée en bronze par * Phidias à l' entrée de l' acropole , enveloppait sa ville d' un sourire caressant : c' est un sourire électoral . * Mm. * Heuzey et * Pierre * Paris remarquent que l' étiquette orientale imposait aux visages des rois et des dieux une expression impassible , mais que la vie libre des cités grecques obligeait les chefs des peuples et les dieux eux-mêmes à paraître aimables , à chercher la popularité . Cette déesse de la raison est proprement la raison d' état . Chez cette * Pallas * Athéné , dont les poètes et les philosophes tiennent le règne pour les temps de l' âge d' or , nulle autre moralité que la force . Sa tête portait le casque et son bras gauche un bouclier . Quand sa lance lui échappa , toute sa perfection et tout son prestige ne servirent de rien : elle subit cette même loi que de son clair regard elle avait reconnue . Je ne puis faire emploi d' aucune beauté , si je n' ai pas su établir une circulation de mon coeur à son coeur . Les amoureuses de * Racine avec toutes leurs syllabes harmonieuses sont incapables d' éveiller nos échos profonds , jusqu'à ce qu' un hasard nous présente réunies , dans une jeune déesse vivante , la beauté , la tendresse et la mesure . Et le docteur * Faust , encore , que m' était -il avant que j' approchasse du temps où , trop tard , je me dirai : " quand j' étais jeune , plutôt que de tant étudier , j' aurais dû jouir de la vie " ? Les plus justes raisonnements et l' étude la mieux dirigée ne me conduiront jamais jusqu'où me mettrait une soudaine démarche de mon coeur . Comment puis -je utiliser cette fameuse * Athènes où je rôde ? Il faudrait qu' en me repliant sur moi-même je trouvasse dans mon âme des réalités morales , des besoins et des émotions , analogues à celles qui s' expriment par ces statues , par ces architectures et par ces paysages grecs . Il faudrait ... parlons net , il faudrait que j' eusse le sang de ces hellènes . Le sang des vallées rhénanes ne me permet pas de participer à la vie profonde des oeuvres qui m' entourent . Je puis avoir quelque révélation . Le grand bas-relief de * Déméter , * Koré et * Triptolème , trouvé à * éleusis , les amazones d' * épidaure , les charités de * Phidias et la * Niké attachant sa sandale , me contraignent à reconnaître une suprématie dont * Sophocle et * Thucydide m' avaient d' ailleurs prévenu . Ces éclairs m' éblouissent , ils ne me guident pas . Après trois semaines d' * Athènes , on se dit : " il est probable que je suis devant la perfection , mais tout de même , je suis bien à l' aise . " c' était plus commode avec la conception de * Winkelmann , dont vécurent les * Goethe et plus près de nous les * Gautier , voire les * Leconte * De * Lisle . On opposait la sérénité grecque aux scrupules chrétiens . Cette thèse suffit -elle pour nous rendre intelligible l' art plastique de l' époque fameuse ? Allons donc ! Aujourd'hui nous savons un fait , c' est que nous ne possédons que des morceaux de boutique , des répliques commerciales . Une seule statue authentique est venue jusqu'à notre âge parmi celles que l' antiquité mettait réellement très haut : l' * Hermès de * Praxitèle à * Olympie . Eh bien ! Il est pommadé . Les frises de * Phidias ? Le barbare ploie le genou devant leur aisance divine . Mais de ces frises , * Phidias et l' antiquité ne faisaient pas le plus grand cas . Elles furent exécutées par des élèves , d' après les dessins du maître . Allons au court , l' oeuvre de * Phidias , c' était l' * Athéna en matière précieuse , c' est-à-dire ce qu' il y a de plus opposé à notre conception de l' art hellénique . Tout est trop clair , hélas ! Nous sommes de deux races . Ce que les meilleurs d' entre nous appellent leur hellénisme est un ensemble d' idées conçues dans * Alexandrie , dans * Séleucie , dans * Antioche , et que nos professeurs débitent . Cette idéologie que nous apportons naïvement de nos bibliothèques pour la confronter avec ces lieux fameux ne s' accorde pas avec les odeurs et avec la structure de ces ruines . Nous avons accepté la fiction d' une sorte de nationalité hellénique où l' on s' introduit par une culture classique . J' ai bavardé tout comme un autre sur l' hellénisme de * Racine , sur l' atticisme de * La * Fontaine et , par vitesse acquise , sur la plasticité grecque de la * George * Sand champêtre , d' * Anatole * France et de * Jules * Lemaître . Mais ce ne serait pas la peine que j' eusse fait le voyage pour que mon esprit restât dans un système . Quel rapport entre ces barbares héritiers d' une certaine culture hellénisante et les citoyens de l' * Athènes du sixième siècle ? La * Grèce , exactement , elle est un arbre mort après avoir produit certains esprits , auxquels on doit les principes de notre civilisation . Les libres hellènes disparus sous la montée des barbares , aucun peuple n' a sécrété le même génie . Bien plus , aucun de nous ne repensera leurs pensées . Dès la haute mer , en vue des côtes de la * Grèce , j' avais éprouvé un mouvement de défiance pour mes annonciateurs d' * Athènes . à mesure que je m' appliquais à m' adapter au climat des musées de la * Grèce , je soupçonnai leurs déclamations d' imposture , et bientôt , je commençai une manière de liquidation . Je congédiai les ombres de * Byron , de * Chateaubriand , de * Lamartine . Je les trouvais grossiers . L' impudence alcoolique du premier , la roide pompe du second , le bavardage du troisième m' apparurent , et l' on imagine ce que je pouvais penser de moi-même si j' en arrivais à traiter ainsi mes illustres maîtres . Je fus amené à me vider de toutes les idées que je me composais du sublime . Par exemple , j' admirais * Michel- * Ange et je pouvais , avec son aide , ressentir de l' héroïsme . Comme j' en étais fier ! Mais , en un tour de main , ce grand homme vient d' être jeté bas , et je ne puis plus supporter ses contorsions arbitraires en vue d' obtenir un effet . Ici les oeuvres les plus fameuses dédaignent tout moyen théâtral d' éblouir . Elles sont tout l' opposé du * Tintoret , de * Saint- * Pierre de * Rome , de nos cathédrales , de notre * Victor * Hugo ... ah ! Les grecs ne se sont pas " démanchés " ! Seulement ils avaient des âmes grecques ! Après trois semaines d' * Athènes , j' ai trouvé sur l' acropole la révélation d' une vie supérieure qui ne peut pas être la mienne . Cela m' irrite et me peine , me prive du bonheur calme que nous donnent à l' ordinaire l' art et la nature . Je ne souffre pas seulement de mon impuissance à m' identifier avec l' âme athénienne , mais encore de connaître avec évidence mon irrémédiable subalternité . La perfection de l' art grec m' apparaît comme un fait , mais en l' affirmant je me nie . On juge de mon trouble . Je faillis en donner une preuve trop sûre . Des échafaudages dressés sur la façade occidentale m' avaient permis d' examiner et de toucher avec la main les jeunes cavaliers de la frise dans la cella ; j' étais si préoccupé de l' effondrement de mon esthétique qu' en descendant l' échelle , je perdis l' équilibre . L' accident souligne assez bien que je progresse mal dans * Athènes , et que si je fais un pas en avant , c' est pour me détruire . En un tel lieu , c' eût été un manque détestable de goût . On a beau n' être qu' un barbare , il faudrait être exceptionnellement dépourvu d' atticisme pour terminer le petit poème de la vie sur une chute aussi prétentieuse . chapitre VI . Le palais des ducs d' * Athènes : * Le * Voyageur . - qu' aviez -vous besoin de détruire le palais des ducs d' * Athènes ? * Le * Pensionnaire * De * L' * école * Française * D' * Athènes . -j'ai détruit un palais ! * Le * Voyageur . - vous ou vos frères en archéologie grecque . En 1875 , vous avez démoli une tour sur l' acropole , à côté des propylées et du temple de la victoire * Aptère . Elle était une survivance du palais des ducs d' * Athènes ; c' est bien pour cela qu' elle vous gênait . Vous ne tenez aucun compte des souvenirs français en * Grèce . * Le * Pensionnaire . - ah ! Vous parlez de cette tour qu' on voit sur les anciens dessins de l' acropole . Elle n' a disparu qu' en 1875 ? On a vraiment trop attendu pour l' abattre . Elle ne présentait aucun intérêt . * Le * Voyageur . - pardon ! Elle m' intéresse . Les ducs d' * Athènes , cela m' enchante l' imagination . Un seigneur bourguignon qui se bâtit sur l' acropole un palais embrassant les * Propylées et la pinacothèque et se prolongeant jusqu'au temple d' * érechthée ... vous n' êtes pas séduit ? à mon goût , si le * Parthénon , que ne peut plus habiter * Minerve , demeurait ce qu' il fut un jour , la basilique de la mère de * Dieu , les chefs-d'oeuvre de l' art antique n' y perdraient rien ; ils seraient baignés de vie ; ils échapperaient à cette désolation , à cette mort de musée qui me gêne là-haut . * Le * Pensionnaire . - je vois que vous pourriez dire là-dessus de jolies choses , mais c' est de la fantaisie . * Le * Voyageur . - à moins que la fantaisie ne soit de contrarier , au nom de votre caprice , l' ordre des choses , et de gêner avec vos études et vos piétés , que je respecte , mes études et mes piétés , qu' il faut également respecter . Oh ! Je vous comprends bien : vous êtes un agrégé hellénisant et ne voulez connaître que l' antiquité ; mais si je suis un chartiste et un élève de * Viollet- * Le- * Duc , si j' aime * Buchon et lis nos vieilles chroniques , si je m' appelle * Courajod ou bien * Walter * Scott ? Le " miracle grec " c' est beau , mais le miracle français , je veux dire notre expansion au treizième siècle , ce n' est pas mal non plus . Vous me faites songer à ces ouvriers qu' on prie de collaborer à sa maison et qui détruisent , les uns les autres , leurs travaux . Le tapissier scie le bas de mes portes , parce qu' elles ne jouent plus sur le tapis qu' il vient de clouer ; le peintre que je charge de faire un raccord arrache brutalement le " capitonnage invisible " que le tapissier avait posé dans les joints des fenêtres et des portes : chacun de ces gens -là , pour faire du bel ouvrage , détruit d' autres ouvrages qui m' étaient également utiles . * Le * Pensionnaire . - vous n' allez tout de même pas comparer aux plus beaux vestiges de l' art classique une mauvaise tour carrée ! Le fait regrettable , le crime , ç'a été précisément de démolir une partie de l' aile sud des * Propylées pour édifier votre palais . * Le * Voyageur . - eh ! Monsieur , comme vous , je préfère les * Propylées au palais des ducs d' * Athènes , mais tel n' est pas le débat . En détruisant celui -ci , vous n' avez pas rétabli celui -là . Il n' est pas en votre pouvoir de remettre l' * Acropole dans sa jeunesse , ne gâtez donc pas sa vieillesse . Vous n' êtes intervenu dans la vie de ces ruines que pour appauvrir leur signification . C' est encore une beauté pour un monument dont les premières beautés sont irréparables , s' il est chargé de siècles , d' événements et d' émotion . * Le * Pensionnaire . - je connais votre point de vue . Il peut se soutenir et même il a été souvent soutenu ... * Renan ... * émile * Gebhart ... laissez -moi vous le dire : c' est un vieux bateau . Faut -il ramener les édifices à leur aspect primitif ou les accepter tels que les siècles nous les ont légués ? Là-dessus on a dit le pour et le contre , mais s' il s' agit de l' * Acropole , l' hésitation n' est pas permise . Nous avons le devoir de tout sacrifier pour dégager la pensée de * Phidias . * Le * Voyageur . - pour avoir supprimé tout ce qui ne vous semble pas du cinquième siècle , vous croyez avoir mis sous nos yeux la pensée de * Phidias ! Quelle aberration ! Vous avez simplement créé un nouvel état du * Parthénon , l' état de 1900 . La ruine nettoyée par vos soins est une fort belle chose , mais nul grec du cinquième siècle n' y reconnaîtrait les monuments religieux splendidement peints et ornés où se déroulaient les fêtes athéniennes . En reniant sur l' * Acropole mes braves compatriotes , les ducs d' * Athènes , vous avez cru tout arranger pour que je repense la pensée de * Périclès . J' en suis incapable comme devant . C' est la faute de votre document incomplet ; mais j' irai plus loin , et je dis que c' est la faute de mon âme . Parfaitement . Je n' ai pas l' âme grecque . J' ai une âme composite et par là fort capable de comprendre la signification de l' * Acropole que vous avez détruite . Vous avez , au nom de votre conception scolaire , mis bas un donjon qui , sous le soleil de l' * Attique , avait pris une belle couleur fauve et s' harmonisait avec le paysage . Ce * Parthénon incongru était justifié par l' histoire . Il n' était pas plus absurde que mon cerveau , où des parties grecques et romaines sont associées à une première conception celtique . Les blocs antiques écussonnés par les * Villehardouin et les * La * Roche , ducs d' * Athènes et de * Thèbes , ressemblent assez à ce que nous sommes , nous autres , pèlerins , indéfiniment métissés . Vous n' avez pas raisonné , vous vous êtes scandalisés ; il vous a paru intolérable que des reliques barbares souillassent le parvis d' * Athéna . Mais où est -elle , * Athéna ? Cette déesse s' est -elle réfugiée dans vos âmes ? Elle fut un instant du divin dans le monde . Eh bien ! Pour nous , aujourd'hui , le divin gît dans un sentiment très fort et très clair de l' évolution et de l' écoulement des choses . Nous protestons contre des iconoclastes qui gâtent les plus nobles démonstrations du temps . Le principe du développement des sociétés et des vérités , voilà ce que nous mettrait sous les yeux , avec un pittoresque inexprimable , le temple de * Pallas , compliqué d' une chapelle byzantine , d' un donjon féodal , d' un mirab musulman et d' un musée archéologique . La vue nette de ces constructions successives , l' apparente incohérence de tant d' efforts qui eurent chacun leur idéal et qu' un grand coeur sentirait dans leur unité , voilà une magnifique leçon de relativisme . Elle met dans mon esprit de l' ordre , et me moralise mieux mieux que ne peut faire l' incertaine * Athéna . Elle me communique un apaisement religieux quand vos effusions d' helléniste me tiennent en défiance . * Le * Pensionnaire . - nous n' avons jamais eu l' idée , que je sache , de restaurer le culte d' * Athéna . * Le * Voyageur . - alors , je ne vois plus à quoi vous pouvez servir . Si vous rebâtissez le temple , il faut de toute nécessité que vous tâchiez d' y faire rentrer le dieu . La pensée de * Phidias , la pensée de * Périclès sont inintelligibles si je ne me représente pas la conception morale qu' ils voulaient abriter , glorifier dans le * Parthénon . Ils concevaient sans doute une religion municipale , un ardent nationalisme . Tant bien que mal et au risque de faire mille confusions , je puis l' admirer du dehors ; je ne puis y participer . En revanche , quand je suis sur l' * Acropole , je me trouve , tout naturellement , rempli d' émotions qui tiendraient dans le * Parthénon composite et pour lesquelles la ruine de * Périclès est trop étroite . Par exemple , je me rappelle la petite ville de * Brienne où je passe si souvent et d' où sortirent des seigneurs qui régnèrent ici . Je me rappelle le général * Fabvier . Dans le chaos de 1823 , c' est peut-être ce lorrain qui a sauvé la * Grèce . Il n' y avait plus que l' * Acropole d' * Athènes qui résistât aux turcs . Mais les munitions commençaient d' y manquer . Une nuit , * Fabvier avec huit cents hommes débarque sur la plage de * Phalère , il traverse au pas de course et sabre à la main le gros de l' armée turque , chaque soldat portant de la farine et de la poudre . Il resta dans l' * Acropole pendant six mois de misère terrible . Mais * Athènes sauvée fut jointe au * Péloponèse et aux îles pour former la * Grèce indépendante . Les ducs de * Brienne sont sur le chemin que je parcours pour aller en * Lorraine . * Fabvier est de * Pont- * à- * Mousson . Notre sang nous force à sentir dans le mot de * Grèce autre chose que ce que l' * Hellade était pour * Périclès . * Le * Pensionnaire . - ça , c' est trop fort ! Je ne vois pas ce que le " sang français " vient faire là dedans ! Je suis un archéologue classique et je fais mon métier . * Le * Voyageur . - je crains qu' à faire votre métier , vous n' oubliiez la raison de votre métier . Après tout , l' archéologie ne peut avoir d' autre objet que de nous fournir des documents qui donnent un exercice à nos puissances de sentir et de juger . Et , je vous prie , avec quoi sentirais -je et jugerais -je , sinon avec ma sensibilité et ma raison françaises ? Mais je n' insiste pas sur cette considération s' il vous semble que je m' égare . Votre métier d' helléniste et d' archéologue , puisque vous y tenez , c' est de mettre sous nos yeux des documents contrôlés ; eh bien ! Je me plains que vous m' ayez supprimé des documents certains . En somme , je venais en * Grèce pour comprendre et pour jouir . Je me plains que vous n' ayez pas laissé l' espace des siècles à mon imagination . J' ai plus de confiance que vous dans la puissance totale de cette terre . Sa perfection , dites -vous , fut au temps de * Périclès . Ma piété pour cette époque s' augmente à voir que notre * Fabvier fit de grandes choses parce que * Périclès avait existé . De même , s' il flotte tant de poésie autour des seigneurs champenois et bourguignons qui régnèrent un jour ici , c' est qu' ils sont les successeurs d' un * Périclès . La * Grèce expurgée que vous me proposez est une vérité sèche , mal féconde . Celle que je réclame a plus d' atmosphère , est mieux mêlée de douleur , de piété , de respect , d' élévation morale . Qu' est -ce qu' elle fait de moi pendant que je la regarde , votre ruine bien nettoyée ? Un amoureux , un héros , un sage ? Elle me met hors de la vie . Au contraire , un * Parthénon qui va de * Pisistrate à la guerre de l' indépendance me communique des notions qui se muent aisément en sentiments : il fait de moi un philosophe et un héros . * Le * Pensionnaire . - je n' entends rien à tout cela . Jamais je ne me suis demandé quel retentissement moral auraient mes travaux scientifiques . * Le * Voyageur . - c' est possible , mais vous avez tort de ne pas vous demander à quoi vous servez . Vous êtes destinés à aménager l' univers pour nous faire plus nobles , plus délicats , plus poètes . Très souvent , vous nous y aidez , mais je voudrais , monsieur , que vous ne nous gênassiez jamais . Au début , vous étiez , ici , la science au service de l' art , mais petit à petit , l' esprit géométrique , chez vous , a étouffé l' esprit de finesse . Tenez , vous finirez par rebâtir le * Parthénon . * Le * Pensionnaire . - ce serait très facile . Mais avant de le rebâtir , nous allons achever de le démolir ; car nous sommes très curieux pour le moment de savoir comment tiennent ses fondations . chapitre VII . * Phidias : je ne puis y contredire ; la beauté de * Phidias s' impose avec domination à tous les hommes raisonnables . Faute de sang grec dans mes veines , je ne comprends guère * Socrate ni * Platon ; pour me plaire dans leurs discussions fastidieuses autant que délicieuses , il me faudrait , je crois , un sens spécial , comme j' ai un sens pour goûter l' ingénue surabondance à la fois mystique et clownesque d' un * Théodore * De * Banville . Mais * Phidias ! ... celui -là justifie les enthousiastes qui parlent de l' absolu grec . Certains savants tiennent * Phidias , comme * Raphaël en * Italie , pour le commencement de la décadence . Je me range à leur opinion , si elle revient à dire que la fleur qui s' épanouit annonce son déclin . * Phidias est la plus haute minute , le point de perfection du génie athénien . J' aurai beaucoup avancé mon intelligence de la * Grèce , si je puis entrevoir la pensée vivante , le modèle moral que ce grand homme portait en soi et sur lequel il a exécuté son oeuvre . Je parle du " modèle moral " d' après lequel * Phidias travaillait . C' est que je suis mieux préparé pour m' avancer dans l' ordre de la moralité que dans le domaine de l' art plastique . Je ne suis ni sculpteur , ni connaisseur de la beauté des corps ; ce n' est pas moi qui pourrais dire le mot passionné de * M . * Ingres : " ces muscles , ils sont tous nos amis " ; mais je me crois apte à comprendre les statues comme l' expression fixée d' une certaine sensibilité . Que les lecteurs impatients m' excusent . Je n' ignore point ce que disait * Goethe : " si j' écoute l' opinion d' autrui , je veux qu' elle soit exprimée d' une manière positive , car j' ai assez d' opinions problématiques . " aurais -je dû garder pour moi seul mes longues heures de scrupules ? C' est possible , et pourtant la chasse peut intéresser quelle que soit la prise . Il y a profit à suivre un homme de bonne foi qui s' oriente avec ses modestes moyens . Je n' ai point pénétré * Phidias d' une vue et par le sentiment . Pour prendre mon plaisir , je m' aidais de réflexion . Voici leur suite sincère . * Phidias fut mis à la tête des grands travaux d' * Athènes par son ami * Périclès . Ses pouvoirs peuvent être comparés à ceux d' un * Alfred * Picard dans nos dernières expositions : il commandait une armée de sculpteurs , de peintres et d' architectes . Il a réglé et surveillé la construction du * Parthénon , il a dessiné les modèles des quatre-vingt-douze métopes et de la frise ; l' exécution , il la distribuait à ses collaborateurs . Pour connaître son excellence propre , il faudrait que nous puissions juger de l' effet que produisait dans le sanctuaire sa statue colossale d' * Athéna , toute revêtue d' or et d' ivoire et haute de quinze mètres . Pourtant la plupart des cinquante statues ou morceaux de frontons doivent être de sa main , et le nu de l' * Héraclès , les draperies de l' * Iris debout , le groupe de * Démèter et de * Coré , les trois * Parques assises , la figure nue de * Céphise , qui sont à * Londres , ou bien le torse de * Poseidon , de * Cécrops avec sa fille , qui demeurent à * Athènes , exigent qu' on s' agenouille : grâce , plénitude , souplesse , voici la fleur des choses et la plus profonde vie morale . Ils étaient heureux , les contemporains de * Phidias , dans leur belle patrie reconquise ; heureux de leurs pères , d' eux-mêmes , de leurs ressources et de leur gloire ! Je les compare à des hommes qui , sortis avec succès , grâce à leur énergie , de la plus périlleuse aventure , se sont bâti une maison disposée tout à leur convenance . Ils se préparent à jouir de la vie avec sécurité . Ils ne rêvent que d' ordre et d' harmonie ... comment ne les envierions -nous pas , nous , les artistes d' aujourd'hui , mal satisfaits de notre société , enclins à préférer soit le passé , soit l' avenir , et ne voyant pas un public homogène dont nous puissions exprimer ou exciter l' âme ? * Phidias a compris la bienfaisance de cet équilibre . Qu' il ait été lui-même un homme chétif , incertain , c' est possible , mais il avait l' amour de l' ordre , des proportions justes , des moyens simples ; et ces qualités , peut-être n' étaient -elles pas sans mélange chez ses concitoyens , mais il a su les choisir et les isoler . L' invention artistique n' est pas une bonne fortune de hasard ; elle est la trouvaille d' un heureux regard que le génie jette sur la nature . Notre * Corneille a discerné quelque chose de généreux , d' héroïque , de " cornélien " chez les français de son temps , qui , s' ils étaient regardés , mouraient volontiers pour l' honneur . Comme le poète * Corneille , dans les moeurs de l' âme , le poète * Phidias , dans les moeurs du corps , a reconnu une très noble qualité , qu' il a séparée et accusée pour la faire éclater dans le monde . Un * Phidias , un * Corneille ont aimé autour d' eux ce qu' on n' avait pas encore distingué . Ils ont enrichi l' idéal en définissant des façons de sentir . Nous savons que le * Cid , * Horace , * Cinna , ajoutèrent quelque chose à l' honneur français , et c' est de la même manière , sans doute , que * Quintilien disait que le zeus de * Phidias avait " ajouté à la religion " . La religion grecque était essentiellement traditionaliste . * Phidias en innovant , devait passer pour un impie . Ses ennemis prétendirent qu' il s' était attribué une partie de l' or destiné à la statue d' * Athéna . C' est une coutume universelle de déshonorer , par une accusation de détournement des deniers publics , ceux que les partis poursuivent de haines politiques ou religieuses . * Phidias se justifia de ce prétendu vol. Alors on avança qu' il avait dénaturé les attributs des simulacres divins , qu' il avait mis la figure de * Périclès sur le bouclier d' * Athéna . Il s' enfuit , et l' on doit croire qu' à * Olympie , où il exécutait d' admirables travaux , il finit par succomber sous les accusations d' impiété . Nous ne serons pas si naïfs de nous étonner de cette catastrophe . Les hommes de génie sont toujours isolés , par définition . Si la foule aperçoit ces êtres différents , et s' ils n' ont pas la force , elle se jette dessus , car l' instinct naturel veut l' élimination des " monstres " . Nous tendons à nous représenter les citoyens d' * Athènes comme des * Sophocle , des * Périclès , des * Euripide , des * Phidias : autant admettre que les parisiens qui nous ont précédés étaient des * Hugo , des * Renan , des * Taine , des * Puvis * De * Chavannes ; or ces maîtres , que nous avons connus , suscitaient la plus vive admiration , mais en même temps ils faisaient scandale , et ils furent dénoncés à l' opinion publique . C' est bon pour le petit groupe de * Périclès , pour les * Anaxagore , les * Archélaüs , les * Euripide , de comprendre et d' admirer l' * Athéna de leur ami * Phidias ; quant à la foule , il est dans l' ordre des choses qu' elle préfère la vieille idole de bois , gardée sur l' * Acropole dans la cella du temple de la victoire * Aptère ; et ces hommes qui portent aux autels des goûts qu' elle ne comprend pas , elle les accusera d' impiété , voire d' athéisme ... cette première vue sur * Phidias construisant son oeuvre au milieu des injustices normales nous sort d' une atmosphère fastidieuse de féerie . Elle raccorde le " miracle du * Parthénon " à nos expériences ordinaires de la vie . Mais nous pouvons serrer mieux encore la réalité . Nous pouvons confronter l' oeuvre de * Phidias avec les doctrines philosophiques qu' il respirait . J' ai obtenu quelque lumière , je crois , sur l' âme du * Parthénon , en écoutant ce qui se dit chez * Périclès devant * Phidias . En ce temps -là , un homme était venu dans * Athènes , * Anaxagore , qu' on appelle * Anaxagore l' athée . Il était athée , c' est-à-dire qu' il ne concevait pas * Dieu exactement comme on avait fait la veille . Les hellènes voyaient dans la nature des forces qui se livrent incessamment des combats variés , et ces forces étaient des dieux . Les dieux personnifiaient les diverses sensations d' un grec devant les phénomènes de l' univers . Mais * Anaxagore vint , qui parla du ( ... ) , ou de l' intelligence . Il n' y a aucune trace d' une intervention de la divinité dans le cours des choses . Le rôle qu' * Anaxagore donne à l' intelligence ce n' est pas d' organiser le monde , c' est de le sentir . L' intelligence n' a pas créé le monde ; elle est un mode de l' existence , une qualité du corps de l' homme vivant . Que dis -je , une qualité de l' homme vivant ! S' en tenir là serait fausser la conception d' * Anaxagore et restreindre la présidence d' * Athéna . L' intelligence est une force qu' * Anaxagore attribue à tous les êtres . Même chez les végétaux il constate des sensations , des désirs , des perceptions . ( que j' aime , à la lueur de ces idées familières à * Phidias , regarder les aimables et fiers chevaux , les fortes bêtes du sacrifice ! Et comme * Charles * Maurras est justifié du sentiment fraternel qui le poussait , l' obligeait à embrasser les belles colonnes ! ) toutefois l' homme est le plus intelligent des animaux . * Anaxagore en donne la raison : " l' homme est le plus intelligent des animaux parce qu' il a des mains . " observation saisissante ! Si les plantes , les animaux , les hommes participent à l' intelligence universelle , ils ne sont pas tous également à même d' en user : un bon corps permet mieux d' agir au ( ... ) qui est dans tous les êtres . Chez un homme , la force qui anime le monde , le ( ... ) , est d' autant plus énergique qu' il possède pour l' exercer un meilleur corps et des organes plus solides . Cette vue philosophique est très propre à mettre la statuaire au premier rang des arts : elle laisse entendre qu' un beau corps pour * Phidias est quelque chose d' analogue à ce que nous appellerions une âme bien née . Mais un texte d' * Aristote nous le dit , le ( ... ) d' * Anaxagore " ne paraît pas exister dans la même mesure chez tous les animaux , ni même être réparti également entre tous les hommes ... " et voilà une vue sur l' inégalité des hommes qui justifie l' enseignement politique d' * Anaxagore , si , comme le dit * Plutarque , il enseignait à * Périclès l' art de gouverner le peuple " avec fermeté " . Elle justifie aussi ce qu' on voit de dominateur ( jusqu'à la dureté ) sous le front d' * Athéna . Je ne m' étonne pas qu' après * Marathon et * Platées , il y ait eu chez les athéniens un état d' esprit propre à se traduire dans une telle philosophie et à se satisfaire avec le * Parthénon . C' est par le ( ... ) , par l' intelligence et par l' âme , que les grecs ont vaincu les masses barbares . * Athénes est l' endroit où il y a le plus d' intelligence et d' âme , et dans * Athènes , doivent dominer les hommes à qui il a été réparti le plus d' intelligence et d' âme . On atteint une conception plus claire encore du * Parthénon , si l' on examine les autres textes trop rares qui nous sont parvenus d' * Anaxagore . Il a écrit : " les hellènes parlent mal quand ils disent naître et mourir , car rien ne naît ni ne périt , mais les choses déjà existantes se mélangent , puis se séparent de nouveau . Pour dire juste , il faudrait donc appeler mélange la production d' une chose et désagrégation sa fin . " de telles pensées expliquent la paix , qui n' a rien de morne , de ces statues . Que la vie s' écoule et que la mort s' approche ! Celui qui sait aller vers une autre naissance éprouve des sentiments inconnus au vulgaire , il participe de la paix et de l' éternelle jeunesse qui respirent sur l' * Acropole . Un dernier propos d' * Anaxagore nous rend décidément intelligible cette sérénité . D' après * Aristote , * Anaxagore aurait dit à quelques-uns de ses amis ou disciples que , " pour eux , les choses ne seront que ce qu' ils les croiront être . " ce " doute sur la réalité objective de nos connaissances " , cette " conscience des limites de l' esprit humain " , cette certitude que nous sommes enfermés dans les phénomènes nous donne une résignation , une acceptation . Elle nous interdit les aspirations illimitées et toutes les fausses idées du sublime romantique . La prison est irrémédiablement close ; ne nous dégradons point à frapper contre les portes ; adaptons -nous à notre sort . Nous trouvons le calme à savoir notre assujettissement et que nous ignorerons toujours les choses cachées . * Aristophane a poursuivi avec violence la doctrine d' * Anaxagore . Il se permettait de plaisanter les dieux , mais il n' acceptait point qu' on revisât leurs titres . Il sentait bien qu' une innovation qui installait le ( ... ) à la présidence de l' activité universelle suggérait , en même temps que le dédain des institutions anciennes , un vague idéal de cosmopolitisme . Il ne se trompait pas ; nos humanistes tendent à croire qu' * Athènes a fourni une raison universelle et qu' elle était contenue dans le * Parthénon . Mais si violent qu' * Aristophane ait été contre * Périclès et * Euripide , il semble attendri par * Phidias . Je crois qu' il fut sensible , lui , le grand combattant pour la paix , à cette beauté plastique dont la marque est une impassible sérénité de l' âme . Qu' il est touchant sous ses voiles , le passage consacré par * Aristophane à * Phidias ! J' aime sur l' * Acropole à me rappeler cette phrase obscure , mais si tendre , où le comique fait allusion à la grande guerre du * Péloponèse : " * Phidias finit mal ; la paix a disparu avec lui . - elle était donc sa parente ? -sans doute , elle l' était par sa beauté . " on croit savoir que * Phidias , après avoir fui d' * Athènes , fut par la suite , à * Elis , condamné à mort et torturé . Je ne regrette pas d' avoir , par un détour un peu singulier , évoqué devant le * Parthénon , les idées d' * Anaxagore . Elles m' ont aidé à comprendre l' ensemble de la construction . Puisque mon coeur ne me fournissait pas une vénération grecque , il me fallut bien demander à ma raison qu' elle donnât un sens à la déesse . Je suis content de savoir quelle est cette intelligence qui , par les soins de * Phidias , préside sur l' * Acropole dans l' effigie d' * Athéna . Le rôle de * Phidias , c' est de rendre le ( ... ) d' * Anaxagore sensible au coeur , tangible aux yeux et à la main . Ce n' est pas que l' on veuille prétendre que * Phidias tailla des statues pour symboliser des idées . Je rappelle que , dans une élite , à cette époque , une sensibilité régnait qui fut satisfaite par l' enseignement d' * Anaxagore ; que cet enseignement fut de grande action sur * Périclès , * Euripide , * Archélaüs , * Phidias , et leur valut des accusations d' impiété ; qu' il me donne raison de ce que * Phidias a ajouté aux simulacres des dieux et à la religion ; et qu' enfin si les fragments d' * Anaxagore nous manquaient on retrouverait sa doctrine dans les statues de * Phidias . Ces membres épars d' une philosophie et d' un temple semblent faits sur le même modèle spirituel . Il y avait un certain rapport entre la nature et * Phidias , et c' était le même qu' entre la nature et * Anaxagore . C' est la doctrine d' * Anaxagore qui rend le mieux compte des dispositions morales où m' inclinent les statues de * Phidias , mais mon objet n' est point d' expliquer comment * Phidias a raisonné . Aussi bien , il n' a pas raisonné , il a eu du goût . Je cherche à me le rendre intelligible , et , de fait , je suis parvenu à me faire une vue de son oeuvre en prenant pour repère le point où était parvenue , de son vivant , la philosophie . Vraiment , sur l' * Acropole , je ne pouvais pas n' avoir qu' un plaisir ordinaire de musée . C' est bon qu' au * British museum et au * Louvre je me contente d' enrichir de belles formes mon imagination de conteur ; mais dans * Athènes ! J' attends des marbres athéniens qu' ils me renseignent sur la vie puissante qui , jadis , anima cette société , sur sa conception des dieux , de la patrie et de la nature ; je veux dire qu' ils m' ouvrent d' immenses perspectives nouvelles et me proposent des sentiments tout neufs pour un chrétien de la vallée du * Rhin . Mon pèlerinage n' a pas été déçu . Ce grand art de l' * Acropole soulève les plus graves problèmes intellectuels ; il nous fournit d' admirables représentations d' une vérité qui était efficace au cinquième siècle et qui est encore une des deux grandes vérités humaines . Cependant le * Parthénon n' éveille pas en moi une musique indéfinie comme fait , par exemple , un * Pascal . C' est qu' en explorant ses vestiges , je ne repasse point par des sentiments éprouvés , familiers et chers . Il nous oblige à le rejoindre dans un passé qui nous désoriente . Entre le * Parthénon et nous , il y a dix-neuf siècles de christianisme . J' ai dans le sang un idéal différent et même ennemi . Bien que je reconnaisse l' interprétation hellénique de la vie comme très haute et d' immense portée , elle m' est étrangère et sans résonnance . Si * Goethe , par son commentaire de * Spinoza , ne m' avait pas préparé , je n' aurais rien de vivant en moi où rattacher la pensée de * Phidias : un juif et un allemand sont mes anneaux intermédiaires ... chapitre VIII . * Daphné : à chaque minute d' * Athènes , j' imagine qu' enfin je vais employer mon coeur . Parfois il se soulève , mais l' air est trop marin , les rocailles trop sèches ; dans ces dehors si neufs , mon coeur ne voit rien où il puisse me raccorder ; il retombe , boude , s' attriste et se croit exilé . - pourtant , lui dis -je , depuis le paquebot tu battis plus fort , quand nous arrivâmes en vue du petit temple bizarre ? Il me répond : - j' étais un naïf coeur gaulois , curieux et respectueux de toutes nouveautés . à l' usage , je n' éprouve pas d' * Athènes ces mouvements , cette effusion qui seuls me persuadent . C' est vrai qu' ici je ne sens pas sous moi cet océan profond , ces milliers d' idées préalablement associées qui , dans ma * Lorraine , me portent . Sur notre immense plateau solitaire , les peupliers , les vallonnements légers , les villages peureux et les effluves de l' histoire me composent une musique et me disposent à consentir à mes destins . Mais dans l' * Attique , seule peut-être la petite * Daphné me touche , modeste église , fraîche sous des sapins et sur une prairie où des visiteurs assis sont en train de goûter . Quand j' étais un petit garçon , j' allais chaque année , le long de la * Moselle , à la saint- * Pierre d' * Essegney , pauvre fête de village , où , dans une herbe pareille à la prairie de * Daphné , il y avait des chevaux de bois , de la fatigue , un malaise d' estomac , du désir sans objet ... bien chétives images , mais l' une de mes sources et qui s' harmonisent avec le paisible vallon catholique de * Daphné . C' est ici que * Buchon retrouva les tombeaux des ducs français d' * Athènes , et que * Chateaubriand aperçut pour la première fois la ville de l' intelligence . Voilà des faits où je m' intéresse . Mais peu me chaut si l' on me montre la voie sacrée , que suivait la procession des initiés d' * éleusis : j' ignore trop à quoi ils étaient initiés . Les plus belles panathénées ne me donnent pas la douceur d' une fête de la vierge dans nos petites villes lorraines ... l' on voit d' abord trois filles de seize ans qui portent une * Marie dorée . Les femmes suivent , ayant au cou des rubans violets , puis viennent les bannières de beau goût et la musique municipale alternant avec les cantiques latins . Voici le groupe des hommes , compact et fort , derrière le prêtre et qui répètent obstinément : " je suis chrétien " , avec notre accent héréditaire et fraternel . J' entends les mots " espérance " , " amour " , qui flottent dans le tiède soleil . Mais déjà le mince cortège a disparu , déploiement rustique d' une profonde pensée de ma race . Qu' il arrive vite , le temps où des beautés derrière nous sont seules pleines , touchantes , sérieuses ! Si je cédais à ma préférence , je refuserais d' accroître mon modeste patrimoine ; je négligerais les leçons d' * Athènes pour m' en tenir à mes vénérations innées , que l' église de * Daphné accueille , conforte et prolonge . Abandonner toutes les positions pour resserrer mon coeur sur mes tombes ; m' isoler , vivre en profondeur , quelle volupté ! Je me consumerais dans une musique perpétuelle . Mais il faut que je m' interdise ou que j' ajourne ce morne bonheur . Mon courage me défend de m' engourdir déjà au son des humbles violons de * Lorraine . Je ne mettrai pas au-dessus de tout , comme il me serait si doux , mon émouvant pays de naissance , les côtes viticoles du * Madon , du * Brenon , notre vent glacial , nos bois de bouleaux et ma claire * Moselle , où j' admire chaque saison les reflets de mon enfance . Jusqu'à mon extrême fatigue , mon intelligence voudra chercher et conquérir des terres nouvelles , pour que mes activités profondes s' étendent , s' enrichissent , s' expriment par des formes plus saisissantes . Je le veux , et cependant , au cours de mes études d' * Athènes , j' ai laissé mon coeur en dépôt à * Daphné . chapitre IX . " * Antigone " au théâtre de * Dionysos : mes meilleures minutes d' * Athènes et mes instants de plénitude furent sur les gradins du théâtre de * Dionysos , quand je relisais * Antigone . c' est , à mon goût , le plus beau des livres , un drame lyrique , mais d' un lyrisme qui se justifie devant notre raison . Ni l' auteur ni l' acteur n' exigèrent qu' * Antigone chantât : chez une telle personne , naturellement solitaire en pleine foule , les pensées prennent , d' elles-mêmes , un rythme . Je ne m' étonne pas non plus des mouvements , des transports du choeur , car l' aventure qu' il voit se dérouler nous met en telle disposition que , nous aussi , nous sommes prêts à interpeller le soleil : " soleil aux rayons d' or , oeil du jour ... " pour jouir de cette raison chantante , qui va tout droit nous saisir l' âme , je montais aux places les plus élevées , celles du vulgaire . Humble ignorant , j' épelais une traduction juxtalinéaire , et , du fond du vieux texte , émergeait une inexprimable poésie . Du théâtre jusqu'à la mer , une brume matinale flottait de chants invisibles mêlés au joyeux soleil . Cette double jeunesse du ciel grec et de la tragédie m' enveloppait , m' isolait . J' étais dans le cercle des déesses . Que m' importent les déceptions possibles de la vie ! Comme une louange immortelle , * Antigone justifie mon activité toute réglée par mes morts . Cette tragédie rassemble les faits , les idées et les moeurs les plus propres à faire reconnaître pour émouvante notre piété , qu' on accusait d' étinceler , sans conquérir , et d' être une pierrerie froide . Ai -je respiré intacte la rose que * Sophocle fit fleurir sur le sable de * Bacchus ? C' est beaucoup , auprès d' une fleur , fût -elle la moins périssable , qu' un retard de vingt-trois siècles . Nous nous partageons les pétales défaits d' * Antigone . Les chrétiens admirent que chez les païens une innocente soit apparue pour racheter sa race , et s' ils lèvent leur regard du texte , ils voient * Antigone au milieu des anges . Cette vierge païenne dans son rocher d' agonie est la soeur de nos religieuses qui , chaque nuit , dans leurs cellules , font la réparation pour tous les coupables de l' univers . Les philosophes étudient dans ce petit drame les rapports de la religion et de l' état , l' opposition entre la piété de la femme et la loi publique que l' homme est fait pour servir . Quant à moi , cette pièce , toute claire , harmonieuse et proportionnée , m' est un puits de rêverie . J' y distingue superposés tous les âges de l' humanité . * Antigone émerge des profondes époques primitives où les soeurs épousaient leurs frères . Le secret , le centre de son culte des morts , elle le livre quand elle dit : " je n' aurais pas ainsi bravé la mort pour mon époux , car j' aurais pu me remarier , ni pour un fils , car j' aurais pu avoir un autre fils ; mais pour un frère ... puisque les auteurs de mes jours reposent tous les deux dans la tombe , un frère ne peut plus naître pour moi ... " par ce chuchotement sibyllin , * Antigone se révèle comme une survivance des conceptions aristocratiques qui mirent sur nos sommets mosellans le culte de la déesse * Rosmerthe , assise auprès de son frère , le * Mercure gaulois . Et de cette nuit lointaine , elle s' élève , fusée royale et solitaire , pour illuminer * Lucile * De * Chateaubriand , * Eugénie * De * Guérin , * Henriette * Renan , toutes ces " parèdres " ardentes et chastes qui meurent d' un amour fraternel . Cette jeune figure , pleine de vie , constamment tournée vers la mort , je l' invoque sous le nom d' * Antigone l' ensevelisseuse . par ses chants , comme un fidèle , dans les prières traditionnelles , j' exhale mes voeux particuliers . Redisons les paroles sacrées : " ... j' ensevelirai mon frère ... je reposerai avec mon frère chéri et j' aurai rempli mon devoir , car j' ai plus longtemps à plaire aux morts qu' aux vivants . Je dois reposer avec eux à jamais ... " " ... je satisfais ceux à qui je dois plaire . Je m' arrêterai lorsque je ne pourrai plus agir ... " " ... tu vis encore , mais moi , depuis longtemps , je suis morte à la vie pour servir celui qui n' est plus . " par de telles sentences , lourdes d' un sens social , cette violente fille se désigne comme la sainte patronne de ceux qui veulent donner , jusqu'au bout , témoignage à leur maison , à toutes leurs traditions , fût -ce sans autre espoir que d' accomplir une vie qui soit une note juste . Ce n' est pas un médiocre rôle qu' * Antigone nous propose ainsi . Les empereurs * Marc- * Aurèle et * Julien furent de tels témoins du monde antique périssant . Nous ne pensons pas à monter dans les barques légères , heureuses , qui s' en vont courir des destins inconnus , mais nous voulons persister et faire bonne figure , sur le vieux sol traditionnel : le seul où nous adapte notre préparation et hors duquel duquel il ne vaut plus de vivre . Depuis dix années que j' aime * Antigone , elle ne m' a pas laissé une fois insensible . Si les circonstances me devaient décevoir , ses chants véridiques seraient mon refuge et , je crois , ma consolation . De ces minces pastilles que mon regard allume , monte une fumée qui m' enveloppe , m' isole et me donne une paix funéraire . J' ai vu * Mme * Bartet jouer * Antigone à la comédie-française . Elle était exquise de goût , de plastique et de douceur , mais elle trahissait * Sophocle . Cette chantante * Mme * Bartet amoindrit toute l' oeuvre , quand elle hésite à nous montrer les colères d' * Antigone que tourmentent ses nerfs et son désir de gloire . En édulcorant son rôle , elle annule cette belle invention à la fois riche et souple de deux soeurs qui semblent pareilles , mais dont l' une est déesse et l' autre à notre mesure . On ne distinguait d' abord sur ces deux filles que de la jeunesse et quelque chose d' étincelant ; elles semblaient interchangeables . Mais qu' un choc les bouleverse ! * Antigone est une soeur d' * Achille . Elle porte en elle un démon qui l' isole et la rend sublime , en même temps que douloureuse et mal agréable . Je vois * Ismène de qui les yeux ne quittent pas sa soeur , mais * Antigone se plaint de son génie et nous déchire avec sa grosse voix de rossignol . * Antigone et * Ismène ne sont pas deux chants d' opéra qui se marient , l' un plus puissant , l' autre plus doux , pour mieux plaire , mais deux épreuves réalistes , à des échelles différentes , d' un type royal éternellement vrai . Leur conflit , c' est le chuchotement de deux feuilles que le vent du malheur froisse , distingue et fait sonner sur l' arbre familial . Avant même que sa beauté intérieure éclate et qu' * Antigone soit toute déclose par la mort , on reconnaît une aristocrate , une " eugénique " , comme elle dit d' elle-même et comme disent nos sociologues modernes . Elle prend conseil de ses morts , quand elle médite le visage incliné vers son coeur . * Antigone est une pièce de guerre civile . On y voit les suprêmes soubresauts d' une famille de forcenés . à travers les siècles , de place en place , émergent , comme de hauts burgs dans le brouillard , des familles féodales , intraitables , démesurées . Qu' une telle famille soit dépossédée d' un trône ou d' un domaine , ses passions , à toutes les époques , se révéleront pareilles . Sur la tragédie thébaine éclatent les dures couleurs qui souillent le konak royal de * Belgrade . Je ne puis pas me détacher d' * Antigone , quand elle s' en va , de nuit , sur la plaine des morts ... c' est que nous tous , nous avons à relever des morts sur les champs de bataille de l' histoire : des morts que d' autres morts également vénérables nous défendent d' honorer . * Antigone a peur , son regard est fixe , elle frôle les mânes goulus qui , n' ayant pas encore traversé le * Styx , accourent , comme des chiens , se repaître des libations sur les tombes ; mais rien ne la détournera . C' est le propre d' une * Antigone qu' exaltée , délirante , elle garde , comme une lanterne sous la tempête , toute sa vive intelligence pour accomplir sa décision . * Stace l' accompagne ; le doux * Ballanche aussi , qui , la confondant avec * Mme * Récamier , trouve , pour la décrire , quelques accents aimables . Il dit qu' elle aperçut un petit groupe de gardes qui sommeillaient autour d' un feu . à quelque trente mètres , dans la demi-nuit brillait un grand corps tout nu . Elle court sans bruit , le reconnaît et , par pudeur , le couvre d' abord avec son écharpe . On sourit de reconnaître aux mains d' * Antigone l' écharpe à tout faire de * Mme * Récamier . Une tempête de vent s' est élevée . La jeune fille , sur le cadavre de son frère , pousse les cris lamentables d' une vocifération . Je ne sais rien de plus beau que ce jeune aigle sombre saisi sur un charnier et qu' on traîne devant * Créon . Alors éclate l' immortel dialogue , la protestation d' * Antigone en face du pouvoir constitué . * Créon . -connaissais -tu la défense que j' avais fait publier ? * Antigone . -je la connaissais . * Créon . -et pourtant tu as osé enfreindre cette loi . * Antigone . -ce n' était pas * Jupiter qui m' avait publié ces choses , ni la justice , compagne des dieux mânes qui avaient fixé ces lois parmi les hommes . Je ne croyais pas que tes proclamations , les proclamations d' un mortel , pussent transgresser les lois non écrites et infaillibles des dieux . Car celles -ci existent non d' aujourd'hui , certes , ni d' hier , mais éternellement , et personne ne sait depuis quel temps elles ont paru . L' homme sage qui lit cette scène voudrait sur son visage un voile , car l' éclatante revendication de la vierge en faveur de l' équité divine contre la fragile justice humaine , naturellement , nous émeut de sympathie , mais nous avons à vivre en société , et je ne puis avouer le mouvement de chevalerie qui me range au côté de cette audacieuse . Que je cède au prestige d' * Antigone , il n' y a plus de cité . Cette vierge , au nom de son sens personnel , proteste contre la loi écrite et se glorifie d' agir autrement que ses concitoyens ; à sa suite , dès lors , chacun de nous , pour n' en faire qu' à sa tête , peut invoquer les lois non écrites , impérissables , émanées des dieux . Le conflit de * Créon avec la noble * Antigone est immoral , très propre à pervertir les thébains . Si * Créon avait un peu d' intelligence politique , il chercherait un biais , et je suis sûr qu' il le trouverait en causant avec * Tirésias . Les lois humaines n' ont rien d' absolu , et c' est le propre d' un bon administrateur de les plier selon les cas . Mais ce * Créon est un novice , ou plutôt un homme passionné ; il s' égare à discuter avec sa prisonnière . Il lui propose une difficulté . Une difficulté grave , d' ailleurs , celle -là même , qu' aujourd'hui encore , on oppose aux traditionalistes . * étéocle et * Polynice se détestaient ; ils sont morts en s' exécrant ; vous dites que vous êtes leur soeur et leur sang , que vous les honorez tous les deux et que vous les continuerez , mais , trop légère raisonneuse , " vous outragez l' un par les honneurs rendus à l' autre " . - n' était -il pas aussi ton frère , cet * étéocle qui périt en combattant * Polynice ? -il était , et naquit de mêmes parents . - comment alors honores -tu d' un service impie * Polynice ? - * étéocle ne dira pas que je l' outrage . - cependant , tu partages avec un impie les honneurs que tu lui rends . - * Polynice était son frère ! -il ravageait sa patrie , * étéocle combattait pour elle . - j' agis selon les lois que * Pluton nous impose . - le criminel et le vertueux ne doivent pas être traités de la même manière ... terrible difficulté du vieux texte grec et que , cent fois , dans les mêmes termes , nous nous entendîmes opposer : - fort bien , nous disait -on , vous invoquez la tradition , mais quelle tradition ? Bien que notre force de vénération , qui est notre source profonde , ne s' arrête pas sur cet obstacle , notre dialectique en a de l' embarras . Aussi regardons -nous avec angoisse * Antigone ; nous tremblons pour elle , comme pour * Jeanne devant ses juges . Mais soudain , elle prononce la claire parole , elle projette le pur sentiment , elle nous associe à sa générosité naturelle qui nous rassérène et qui volatilise l' objection : - je ne suis pas née , dit -elle , pour partager la haine , mais pour partager l' amitié . Comme une musique soutient un chant , une telle parole , si pleine , nous accompagne et nous assiste à travers les contradictions de l' histoire . Je tiens de ma naissance française d' innombrables affinités , des amitiés , par où j' accorde dans mon coeur nos * étéocle et nos * Polynice , tous ces frères ennemis dont nous perpétuons la querelle . Il faudrait que je fusse un harmoniste surhumain et que je possédasse des ressources inouïes de rythme pour mêler dans un cantique juste les sympathies et les déplaisirs que j' éprouve d' * Antigone . Je pleure * Antigone et la laisse périr . C' est que je ne suis pas un poète . Que les poètes recueillent * Antigone . Voilà le rôle bienfaisant de ces êtres amoraux . à mes yeux , * Antigone représente la vertu et l' héroïsme ; * Créon , l' autorité légitime . Ce n' est point dans les livres , c' est tout autour de moi que j' ai appris combien étaient rares les circonstances où le héros est utile à l' état . Pour l' ordinaire , ce genre de personnage est un péril public . Les chants du supplice s' approchent . * Antigone commence sa lamentation . La nénie d' * Antigone marchant toute vivante à la mort ! Une des plus hautes plaintes lyriques qu' ait entendues l' humanité . Pour nous toucher , toute beauté nous signale qu' elle doit périr ; mais est -il rien d' aussi périssable qu' * Antigone dans le sentier de son supplice ? Elle trouve le plus fort moyen de nous émouvoir : elle dit tout haut son regret de n' avoir pas connu le lit nuptial . Quelle pureté , quand elle nous fournit un trait si positif . Auprès d' * Antigone mourante , * Ballanche s' éternise comme il faisait les jours que * Mme * Récamier indisposée l' autorisait à lui tenir compagnie . Je suis plus désireux , je l' avoue , de connaître ce qui se passe dans * Thèbes que d' entendre le gémissement de la vierge dans son rocher . * Sophocle n' a pas tout dit quand il me fait voir la mort d' * Antigone et le désespoir de * Créon qui , sa femme et son fils perdus , s' éloigne dans l' exil ; il ne contente pas toutes mes curiosités ; il laisse irrésolue la plus grave des péripéties de sa pièce . Qu' est -il advenu de * Thèbes ? Je suis convaincu que * Sophocle a déformé l' histoire , et qu' en fait * Hémon a vécu pour épouser * Ismène et régner . Cette révolution , selon moi , fut l' oeuvre de * Tirésias . Le caractère exact de ce prêtre est discernable à travers les déformations ( légitimes ) du poète . * Tirésias était un agitateur , un prophète , un journaliste , fort habile , mais vénal . - l' appât du gain te dicte tes discours , lui dit * Créon . Toute la race des devins est avide d' argent . - c' est grâce à moi , réplique * Tirésias , que tu as sauvé l' état , que tu règnes . - tu es habile , oui , c' est certain , mais je me méfie ... * Tirésias attendait une circonstance favorable . La mort d' * Antigone le sert . En marchant à la mort , la victime disait aux partisans d' * étéocle et aux partisans de * Polynice : " voyez , chefs des thébains , une princesse , seul reste du sang des rois , voyez quels outrages elle reçoit . " un tel spectacle dut en effet émouvoir la populace . Songez à l' utilité d' un cadavre dans nos troubles parisiens . Cette mort , par son pathétique , refit l' unité dans * Thèbes ; surtout elle donna plus d' assurance pour l' avenir à * Tirésias . Il voyait bien que sur une * Antigone on ne peut rien fonder , mais au nom de la jeune * Ismène , il gouvernera comme * Joad , dans * Athalie , sous le couvert du jeune * Joas . Ce serait un plaisir de reconstituer l' habile et sainte argumentation par laquelle * Tirésias , sur l' * Acropole de * Thèbes , justifia , consacra le nouveau règne . Sans nul doute , ce prêtre a devancé la fameuse doctrine de * Joseph * De * Maistre sur l' efficacité merveilleuse du sacrifice volontaire de l' innocence qui se dévoue elle-même à la divinité comme une victime propitiatoire : " toujours les hommes ont attaché un prix infini à cette soumission du juste qui accepte les souffrances ... les changements les plus heureux qui s' opèrent parmi les nations sont presque toujours achetés de sanglantes catastrophes dont l' innocence est la victime . " bien que de telles idées aient été , je crois , étrangères à l' indomptable * Antigone ( qui s' explique assez comme une martyre du fait princier , de l' orgueil du sang ) , on ne blâmera point * Tirésias de les lui avoir prêtées . C' est l' usage des politiques de maquiller la figure et de fausser la pensée des cadavres . Avec quelle souplesse * Sophocle se plie aux dures nécessités ! Quel sens aristocratique ou politique de la vie ! Il a très bien vu le danger de sacrifier * Antigone à * Créon , ou * Créon à * Antigone . Un conflit sans issue était ouvert entre l' état et la famille , mieux encore , entre la vie sociale et le droit de la nature ; il fallait que le problème fût supprimé . C' est ainsi que * Sophocle raya les deux termes , je veux dire les deux personnages inconciliables . * Sophocle avait cinquante-cinq ans lorsqu' il écrivit sa pièce . Ce n' est plus un jeune poète qui subit tout le prestige d' une figure héroïque ; il jouit des belles parties du paysage , mais il prend une vue de l' ensemble . Une fleur tournoie sur un gouffre . Derrière cette frêle vivante , l' homme mûr surveille tout l' horizon . Il était utile à la paix et à l' ordre moral qu' * Antigone et * Créon disparussent . Rien que par cette solution , * Sophocle méritait le poste de stratège auquel il semble bien que ses auditeurs l' élurent . chapitre X. Mon ami * Tigrane , disciple des stèles du céramique : pourquoi suis -je revenu si souvent parmi les blanches stèles du céramique ou du musée de * Patissia ? C' est en commémoration de l' influence virile qu' elles eurent sur celui de mes amis qui m' a le plus émerveillé : je veux parler d' un jeune oriental , l' arménien * Tigrane , qui faisait avec tout de la poésie et qui , durant plusieurs années , guida mon imagination dans le monde asiatique . Il servait là mon goût involontairement , car sa raison contredisait avec violence l' * Orient . Il avait étudié auprès des plus doctes imans , mais sous les poivriers d' * Athènes son coeur ne voulut plus connaître que les trésors de l' * Occident . Il y satisfit son dégoût des conceptions familières aux masses asiatiques et son enthousiasme pour nos méthodes de pensée . Il ne m' a jamais répondu qu' à contre-coeur si je l' interrogeais sur les cyprès qui ombragent les tombes d' * Eyoub , ou bien sur les barques rapides du * Bosphore et de la corne d' or . Il haïssait ces turqueries . Les cimetières de * Constantinople , ces champs de ronces plantés d' innombrables pierres que couronne un turban , peuvent susciter d' agréables rêveries chez un voyageur désintéressé , mais * Tigrane disait avec mépris : " le turc , devant l' immensité de son créateur , est de la poussière qui redevient poussière ; devant l' omnipotence du sultan qui le nourrit , il est un fonctionnaire qu' on remplace . Sa raison est esclave dans le domaine moral comme son corps dans le domaine politique , et la corde dont il ceint avec orgueil son front rasé apparaît sur les pierres mortuaires comme l' emblème dernier de la servitude . " en circulant aujourd'hui parmi les asphodèles du céramique , je comprends d' une manière sensible que , dans la pire détresse , * Tigrane se mettait à l' école de ces tombeaux antiques ! Son imagination , hantée par les supplices où des milliers d' enfants de sa race moururent , aimait à se prémunir contre un destin atroce en méditant le calme souverain de ces séparations ... sur les monuments funéraires d' * Athènes , on voit le mort assis devant sa tombe et qui prend congé de ses amis . Nulle angoisse , aucun abattement ; c' est un fruit qui se détache ou le soleil quand il se couche . Un honnête homme se retire d' une honnête compagnie . Voici un vieillard et sa fille morte . Que pense le père ? On distingue sa douleur . Mais cette fille ? Comme elle est calme ! En regard de son indifférence , j' évoque le cri terrible , que me citait * Alphonse * Daudet , d' un enfant du nord malade , veillé par les siens , et qui , dans la nuit , chuchote : " père , cela me fait tant de peine de mourir ! " une telle plainte nous étouffe d' angoisse , mais au céramique , on accepte la mort . Toutes les vertus que contient le mot " dignité " sont réunies sur cette vierge . Dans les sérails de l' * Orient , elle introduirait la fierté d' une âme libre . On reçoit d' elle une préparation pour entendre la * Myrrha de * Byron , qui , asservie au barbare charmant , par l' amour plus que par des chaînes , veut l' helléniser , l' affranchir de ses vices . - ailleurs , deux jeunes gens armés du casque , de la lance et du bouclier , se donnent l' adieu . Leurs jeunes femmes , dont l' une debout s' appuie légèrement sur sa compagne assise , regardent au loin , et de la main droite désignent , rappellent ces héros distraits . Près de quitter les plaisirs et la tendresse , ils ne pensent qu' à leur gloire . - sur un autre marbre , le mort , un adolescent qui tient un bâton et qu' accompagne son chien , plonge au loin un regard pensif . Rien ne marque pourtant qu' il regrette la vie ; c' est quand les forces déclinent qu' on s' attache à l' existence : à trente ans , on veut du nouveau , toujours du nouveau , et c' en est encore de devenir un héros . Un vieillard l' examine avec un profond chagrin . C' est le père ; il ne pleurera pas . Sans doute les grecs connaissaient les larmes , puisqu' un petit serviteur , assis par terre et pelotonné , pleure , mais c' est un enfant et un esclave . De telles compositions , comme un geste de la main écarte des fumées , font du silence autour de nous . La société de ces morts murmure : " retenez vos larmes et n' aigrissez pas votre coeur ; tout est accompli . " les parnassiens sont passés à côté du bon sens , s' ils ont voulu , au nom de l' hellénisme , bannir de la poésie les émotions personnelles , mais ils pouvaient nous parler justement d' une certaine impassibilité grecque , ou , du moins , reconnaître dans l' élite athénienne des hommes qui pratiquaient ce que * Spinoza et * Goethe , avec le pédantisme de nos races , nous ont rendu accessible sous le nom d' " acceptation " . Cette tenue des anciens grecs devant l' inévitable est exprimée avec une force saisissante sur les stèles et les lécythes . Elle compose sans phrases un enseignement dont mon ami * Tigrane fut l' élève . Par là , sa vie mérite mieux mieux qu' une allusion rapide . Elle est bien dans le sens de mon voyage , car d' * Athènes à * Sparte mon objet , c' est de reconnaître quel bénéfice moral nous pouvons encore tirer de la * Grèce . Et puis comment quitter si vite la mémoire de mon ami : si je m' éloigne , il va glisser dans l' isolement le plus muet . Les premières circonstances où j' ai connu * Tigrane me disposaient à sentir vivement son charme . En effet , des soins matériels et des occupations basses laissent s' amasser en nous une sorte de nostalgie ou de mal du pays : les êtres qui nous entourent deviennent des espèces de fantômes , et nous nous retirons , comme dans un réduit sacré , tout au fond de notre conscience où fermente un vague enthousiasme . Dans l' été de 1893 , je m' occupais d' une campagne électorale à * Neuilly , et , bien qu' elle fût intéressante , je sentais s' irriter en moi des exigences de poésie . Au milieu de ces dispositions , je fus surpris par la visite d' un jeune arménien , qui désirait me dire son amitié pour mes livres , et il m' enchanta tout d' abord par la lumière de son visage et par sa grâce un peu raide . C' était un fragile morceau d' ambre , dégageant un précieux arome . J' appris avec curiosité qu' il venait de * Constantinople , et je fus émerveillé , quand il me raconta que sa famille avait passé par * Bagdad . Cela me changeait de * Neuilly , de * Boulogne et de * Billancourt . Pour l' instant , il suivait un traitement d' hydrothérapie dans une maison de repos du boulevard d' * Argenson . Ses yeux étaient trop grands , ses membres frêles et ses gestes un peu contractés ; il parlait d' une manière précise , avec une sorte de fierté , et l' on se plaisait tout de suite à le traiter en jeune prince d' * Orient . Comme on propose à un invité le tour du propriétaire , j' offris à * Tigrane de me suivre chez les marchands de vins où j' avais des mains à serrer . Ce jeune flatteur trouva qu' on y parlait trop peu du jardin de * Bérénice . - en vérité , lui répondis -je , ce qui me gêne chez les mastroquets , ce n' est pas ma soif d' égards . C' est , tout au court , mon manque de soif . Le petit-bleu , le petit-blanc , le mêlé-casse , le marc-teint me dégoûtent également . Ah ! Ce serait plus agréable de respirer des roses à * Chiraz que de trinquer sur le zinc ! Mais ne trouvez -vous pas que l' agréable nous débilite l' âme ? Ce qui me plaît dans les besognes où vous me surprenez , c' est précisément que je m' y contrarie . Il y a du plaisir à faire quelque chose d' extrêmement ennuyeux , à se porter de tout son corps contre un obstacle . D' ailleurs , ces médiocrités sont les moyens d' une oeuvre magnifique , et , si j' avais plus d' énergie généreuse , sans doute que je saurais réconcilier cette réalité avec mon idéal . Là-dessus , je lui exposai quelques-unes des thèses déterministes , connues aujourd'hui sous le nom de nationalisme . elles flattent vivement un individu un peu fier , parce qu' elles le prolongent dans le passé et dans l' avenir de sa race ; elles lui permettent de sentir que l' humanité vit dans une étroite élite , où de lui-même il se place . - ainsi , mon cher monsieur , disais -je à * Tigrane , vos ancêtres vous ont préparé sur les bords de l' * Euphrate et dans la * Mésopotamie , d' où vous êtes venu en * Perse pour habiter aujourd'hui * Constantinople . Certainement votre sensibilité différente de la nôtre vous permet de goûter , mieux mieux que je ne puis , les musiques monotones de l' * Orient et les motifs décoratifs indéfiniment répétés et divers des alhambras musulmanes . C' est par là que vous m' êtes précieux . Les partisans et même les adversaires , avec qui vous me voyez m' agiter , m' intéressent d' une certaine manière fraternelle , car nous sommes des frères d' armes , mais je les vaux , ils me valent et je les défie de m' étonner . Nous pouvons bâiller en nous regardant , mais vous , * Tigrane , vous m' étiez annoncé par les figures persanes que j' ai vues peintes sur des boîtes ou sur des plats de livres . Si j' ai rêvé plusieurs fois que , dans * Chiraz , je visitais le tombeau de * Saadi et qu' un jeune lettré convaincu par ma démarche me livrait le sens secret de * Firdousi , d' * Hafiz et d' * Omar * Khayyam , ce jeune lettré c' était vous . J' aime la rêverie auprès du jet d' eau des cours intérieures d' * Asie ; j' aime les histoires un peu fades , mais pleines de ressources verbales , sur les amours de la rose et du rossignol ; j' aime le soleil écrasant . Eh bien ! Toutes ces formes diverses d' une poésie où mon esprit aspire , ce jet d' eau , ces légendes du rossignol et de la rose , ces lourds après-midi de soleil , qui nous inclinent à la résignation , vous les mettez auprès de moi , * Tigrane . Je vous reconnais pour l' un des innombrables voyageurs qui furent , à toutes les époques , les sages des diverses races de l' * Orient ; vous m' apparaissez comme un épi de l' immense moisson asiatique . Ainsi je devisais , ou , plutôt , c' est ainsi que j' aurais voulu deviser . Nous manquions de loisir . Dans cet été de 1893 , je vis peu * Tigrane , car ce n' était pas pour moi le temps de la rêverie . Parfois , dans les réunions les plus épaisses , à la faveur d' une houle , du haut de l' estrade où je parlais , j' apercevais sa jeune figure dorée , agréable et mystérieuse , comme la flamme d' un cierge en plein jour . Puis il quitta la * France et , peu de semaines après , je reçus du * Caire ou d' * Alexandrie un journal qui contenait ses impressions sur mon ardente campagne électorale . C' était imprimé en caractères égyptiens , qui sont des petits traits fleuris et bistournés . On eût dit un bouquet défait , un sélam répandu . Une traduction que mon arménien avait jointe à son envoi me convainquit de sa flatteuse sympathie en même temps que de son joli goût . Quelques mois après , quand je dirigeai la cocarde , j' écrivis à * Tigrane , et il m' envoya de * Constantinople des pages charmantes qui rappelaient les soies brodées de * Loti . Puis , les jours s' amassant , une buée se forma sur l' image que j' avais gardée de ce frêle passant . En 1896 , * Tigrane réapparut en chair et en os . Il fuyait de * Constantinople et venait de passer par * Athènes . Il reprit tout de go notre conversation de 1893 sur la nécessité de vivre d' accord avec les morts de sa nation . Il voulait vivre et mourir pour sa malheureuse * Arménie . Quant à moi , il venait m' offrir le rôle d' un * Byron . Il fallait que je le suivisse dans une série de conférences , puis en * Grèce , pour organiser une descente de volontaires en * Cilicie . On pense si je regardai soigneusement ce pèlerin ! J' avais , dès notre première rencontre , discerné qu' il portait en lui un inconnu de poésie ; mais , cette fois -ci , le jeune lettré cosmopolite s' était évanoui . La chrysalide aux beautés d' emprunt avait mué ; je me trouvais en face d' un patriote et d' un apôtre . * Tigrane avait de naissance une âme désireuse d' attirer sur soi la sympathie des autres âmes et une organisation mobile à qui tout milieu morne eût été insupportable . Mais il existe des milliers de jeunes gens de cette sorte . Ce qui m' émut , ce fut de voir les meurtrissures et les stigmates d' une nation défigurant la beauté naturelle d' un individu . Mon fragile et fier * Tigrane était préparé pour être un jeune aristocrate , et les circonstances voulaient qu' il fût un esclave , ou bien un révolutionnaire , ou bien un exilé . C' était un enfant malheureux . En méditant sur une telle vie , je me convainquis que c' est une grande chance d' être né français , fût -ce dans une * France diminuée . L' arménien * Tigrane ne pouvait connaître qu' un idéal désespéré . Il n' en avait pas conscience les premières fois que je le vis , car il sortait de faire ses études au collège d' * Arcueil et puis de voyager en * Amérique . Mais , en 1896 , un long séjour à * Constantinople venait de lui révéler sa race , son coeur et son destin . On peut imaginer ce qu' avaient été les frémissements de ce jeune homme formé par une double culture anglaise et française , quand il trébucha dans les cadavres des siens jetés en travers des rues de * Péra et qu' il entendit la maxime des turcs : " l' arbre doit être privé de ses branches , mais non pas déraciné , car il s' agit que les enfants instruits par l' exemple grandissent dans la soumission et servent de nouveau avec fidélité . " quel tragique déniaisement pour un garçon à peine majeur ! Il se chercha et se trouva dans ses morts . Il se comprit comme l' un des points les plus conscients de sa race et ne voulut point douter que la raison occidentale , à laquelle nos collèges l' avaient initié , ne fût appelée à conquérir tous les pays où elle n' exerce pas encore son empire . Sa vue principale , dès lors , fut que l' arménien , pour fournir de l' excellent , doit se soumettre à la culture hellénique . Il m' en a bien souvent donné la démonstration historique . - c' est à la conquête d' * Alexandre , disait -il , que l' * Arménie , jusqu'alors trop soucieuse d' imiter la * Perse , se retourna vers l' * Occident . Les dieux , les statues , les sophistes et les acteurs de la * Grèce furent reçus à * Tigranocerte et dans * Artaxade ... * Athènes , * Mithridate et le roi d' * Arménie unirent leurs efforts contre * Rome . Le succès politique des romains n' entrava point l' hellénisme dans l' * Orient . Les professeurs grecs continuèrent de faire l' éducation des riches arméniens ... plus tard , contre les invasions mazdéennes , puis musulmanes , les arméniens furent le rempart de toute la civilisation chrétienne . Plusieurs centaines d' années , ils résistèrent , furent piétinés , se relevèrent au milieu des neiges , apparurent à l' entrée des défilés , aux abords des cavernes , sur des hauteurs inaccessibles , flore énergique enracinée dans les rochers ... cependant beaucoup de paysans , de riches citadins et de princes passèrent à * Byzance . Il y eut une garde arménienne , des généraux , des ministres , des empereurs arméniens ... cette période triomphante flattait au plus haut point les passions politiques de * Tigrane . Pour me la rendre intelligible , il revenait toujours à * Jean * Zimiscès l' arménien , qui refoula les arabes et les bulgares , et qui perdit , par le poison , la couronne impériale qu' il avait conquise par ses victoires et ses crimes . * Tigrane aimait , je crois , ce brutal héros parce qu' il lui voyait des vertus batailleuses qui manquent trop aux doux arméniens de * Galata . Toutes les nations vaincues et foulées , l' * Irlande comme la * Pologne , l' * Arménie comme la * Roumanie , ont des poètes qui lamentent les destinées de leur patrie ; ils enchaînent dans leurs récits les héros fabuleux aux soldats les plus récents de la liberté . Aucun de ces éléments d' émotion ne manquait à * Tigrane ; ils faisaient au fond de son âme une chaleur concentrée , mais sa poésie propre était une sorte de philosophie de l' histoire . Il cherchait dans les annales byzantines des leçons utiles au succès de sa cause , et sa constante conclusion , c' était qu' il fallait lier les destinées de l' * Arménie à celles de la * Grèce . Quand * Tigrane dut quitter en hâte * Constantinople après la journée du 26 avril 1896 et qu' il vint à * Paris m' apporter ses ardentes excitations , il s' arrêta en route à * Athènes . Il y fit une conférence . Sur cette terre favorable , il donnait enfin leur vol aux pensées qui , depuis trois années , multipliaient et s' étouffaient en lui . Son succès fut immense . Les athéniens reconnurent le délégué d' une nation marchande , en même temps qu' un esprit formé par la discipline de l' hellénisme , c' est-à-dire chez qui l' enthousiasme ne nuit pas à la mesure ni à l' habileté . J' ai sous les yeux le manuscrit de son discours . J' y goûte le mélange d' un accent héroïque et d' une argumentation réaliste . J' aime surtout l' élasticité de cette âme courageuse qui trouvait dans tous les malheurs une raison de rebondir . On ne peut lire sans amitié les lettres que * Tigrane écrivait d' * Athènes à sa mère demeurée à * Constantinople . " 30 septembre 1896 . " je vais prolonger mon séjour jusqu'au 10 octobre et peut-être un peu plus en donnant des articles aux journaux . La presse grecque m' a fait un excellent accueil . La vie d' ailleurs est ici très facile . Une pièce de vingt francs vaut trente-cinq francs grecs . Je vais donner ma conférence samedi soir . La manifestation aura lieu le lendemain , après le service religieux . Nous honorerons d' abord le monument * Byron , et nous irons ensuite saluer celui du patriarche * Grégoire , pendu par les turcs au * Phanar . Je me sens vivifié par la vue des ruines que j' ai aimées depuis mon enfance et par la saine énergie des sentiments qui animent le peuple d' * Athènes . Je pense à toi en mangeant le raisin de l' * Attique dont les grappes sont longues , extrêmement sucrées , à la peau dure , ou bien cette autre espèce de raisins qui s' appelle " la mamelle d' * Aphrodite " et qui est rose . Si tu n' as pas encore envoyé à * Paris mes ordonnances de pharmacie , adresse-les -moi ici ... " " 1er dimanche d' octobre 1896 . " ma chère mère , je viens de recevoir enfin ta lettre . Me voilà content . Je l' attendais avec anxiété . Elle me surprend au milieu du plus grand désordre . Toute la matinée j' ai été occupé à dicter et à recopier mon discours dont le texte entier et des fragments sont demandés par les journaux de toutes nuances de la ville . Le président du syllogue a chargé quelqu' un de venir me remercier d' avoir honoré leur maison d' une semblable conférence , de me présenter le titre de membre du syllogue et de m' annoncer que la traduction grecque du discours serait publiée à leurs frais . Le discours concluant à l' alliance des deux nations sur le double terrain moral et politique , une foule de pourparlers se sont engagés en ce qui concerne la réalisation immédiate des idées que j' ai exposées . Je suis donc occupé d' une part avec le monde universitaire , d' autre part avec les comités grecs , qui me chargent d' une mission pour * Paris . En un mot , l' alliance a été bien plaidée . Moi-même j' en fus quelque peu surpris . Jamais je n' ai eu des idées aussi claires et le travail cérébral aussi facile qu' à * Athènes . " les grecs veulent que les arméniens du * Pirée et d' * Athènes ne quittent pas le pays . Pour faciliter leur installation , ils vont m' arranger une entrevue avec le premier , * Delyannis , à qui je demanderai qu' un lot de terre soit accordé à nos transfuges en * Thessalie . Ces diverses affaires m' empêcheront de partir demain . Je ne m' embarquerai que l' autre dimanche . Les arméniens sont très heureux d' avoir exhibé celui que les journaux comblent des épithètes de nearos , aristos , retor , philosophos , philoxenos , philhellenos . le bruit même a pris naissance que * Tigrane était un millionnaire du * Caucase . Je te dis tout cela , ma chère maman , pour te distraire . " j' ai vu le * Parthénon , le musée . Quel dommage que je n' aie point d' argent pour que tu me rejoignes ici et que nous visitions ensemble tous ces marbres en compagnie des professeurs de l' université : à la chaire de mythologie tu retrouverais toutes ces dames d' * Ovide ; c' est ici qu' il y a des attitudes qui t' inspireraient des poses : draperies , profils de mains , tabourets , et tout cela contemporain de * Périclès ! " au moment de fermer ma lettre , voici que je reçois un mot d' un écrivain qui habite le * Pirée et qui , en compagnie de plusieurs grecs , était allé à bord du dernier courrier pour me dire adieu . Comme ils savent tous que j' aime beaucoup les fleurs , sa lettre est accompagnée d' un envoi de fouls , dont le parfum peut-être parviendra jusqu'à toi , et de roses énormes . Cet écrivain , qui est le premier auteur tragique de la * Grèce , a entendu avec enthousiasme la partie de ma conférence où je parle du dixième siècle byzantin pendant lequel les grecs et les arméniens s' unirent contre les slaves et les musulmans . Lui-même a étudié spécialement cette époque , et en a tiré la matière d' une trilogie , où règne la figure de * Théophano . La dernière pièce de cette trilogie est * Zimiscès , l' empereur arménien , pour lequel il est tout feu et passion , et probablement son imagination lui fait retrouver en * Tigrane l' énergie et le philhellénisme de ce * Jean * Zimiscès . Il vient de consacrer à * Tigrane un article qui débute par une citation de * Schiller : " j' ai " vingt-deux ans et je n' ai rien fait encore " pour l' immortalité . " il continue : " ces vers " que * Schiller met dans la bouche de don " * Carlos et dont beaucoup d' entre nous sentent " encore l' amertume à quarante ans , * Tigrane " n' en a point éprouvé la mélancolie . " tu vois que l' on est plongé ici dans l' histoire et dans le lyrisme . " je t' écris à la hâte , car quelqu' un m' attend pour me conduire aux jardins du roi . On y voit de belles allées que fit dessiner la reine * Amélie , femme d' * Othon . C' est grâce à ses soins qu' * Athènes fut fleurie et décorée d' arbres . Il paraît qu' au début , on allait voler toutes les fleurs de ses parterres , surtout aux jours où il y avait quelque fête au palais . Aussi , chaque fois qu' elle recevait , avisait -elle ses invités qu' ils ne devaient pas être fleuris . * Olga n' est nullement aimée par le peuple qui la considère comme une slave , comme une barbare . " ce soir , je vais manger un excellent yoghourt , cadeau d' arméniens que nous avons réussi à placer en ville comme restaurateurs . Quand remangerons -nous ensemble de toutes ces bonnes choses ? Si nous pouvions nous rencontrer ici , au printemps , pour quelques mois ! ... je suis obligé de glisser et de me taire sur la partie sérieuse de mon séjour ... " * Tigrane doit se taire à cause de la police ottomane , et moi , je diminue peut-être le caractère politique de mon ami , si je laisse s' épancher devant des lecteurs sans complaisance ce long chuchotement d' un fils de vingt-cinq ans à l' oreille d' une mère inquiète . Il la caresse en lui disant : " on fête ton fils . " la jolie animation de cette figure adolescente sous le soleil d' * Athènes et sous les premiers feux de la gloire ! Désormais , tous les rêves de * Tigrane évolueront autour de ces heureuses semaines de septembre-octobre 1896 , étroit espace lumineux d' une vie sur qui va tomber la pluie noire de l' exil . Ce jeune oiseau migrateur m' arriva porté sur deux ailes de poésie et d' impatience . Il cherchait un grenier où faire sa provision arménienne . Ce partisan , qui ne croyait pas décider les riches de sa nation par des appels au coeur , voulut me montrer des avantages tangibles . " qu' est -ce qu' une obscure campagne à * Neuilly- * Boulogne , disait -il , auprès d' une expédition en * Cilicie ? " les destinées interrompues de * Byron m' attendaient sur des rivages fameux . Si j' avais été indépendant , je serais parti avec * Tigrane , en limitant mes ambitions , de manière à limiter mon échec : je me serais proposé simplement de courir une aventure . Pour la réussir , je manquais peut-être de qualités sportives . Mon jeune et idéaliste ami prévoyait l' objection , mais il la réfutait avec une arrière-pensée que la connaissance de l' histoire lui suggérait : " la cause de l' indépendance de la * Grèce fut mieux servie par la mort de * Byron qu' elle ne l' eût été par sa vie . L' exact emploi de cet illustre volontaire fut de fournir aux grecs son argent , et puis un cadavre de bel effet . " à la bonne heure ! J' aime les idéalistes qui ont dans l' esprit des parties positives . C' est très probablement dans le musée de * Patissia que * Tigrane a rêvé pour moi la fin honorable qu' il est venu me proposer à domicile . Il admirait la conception que les grecs se font de la mort . - toute leur vie , disait -il , est une belle tragédie dont le tombeau fait le terme glorieux . Ils la jouent sur de petits théâtres . Dans leurs étroites cités , on promène le mort à visage découvert , et chacun dit sur lui des éloges et des regrets . Ainsi le grec s' habitue à considérer la mort comme un collégien le jour de la distribution des prix , qui est en même temps la veille des vacances . J' indiquais au jeune arménien que , moi aussi , je croyais qu' il y a deux ou trois choses plus importantes que la vie ; cette croyance est même le pain de notre race . Je lui rappelais les belles exclamations de * Bonaparte : " ne faut -il pas toujours périr ? Celui qui tombe sur le champ de bataille échappe à la tristesse de se voir mourir sur son lit , environné de l' égoïsme d' une nouvelle génération . Il n' a jamais inspiré la compassion que nous arrache la vieillesse caduque ou l' homme tourmenté par les maladies aiguës . " dois -je avoir des remords , si mes propos ont donné de l' espoir à * Tigrane ? Aussi bien il m' était difficile de lui dire : - mon cher * Tigrane , je vous aime et vous admire de ce que vous voulez être un martyr du patriotisme . Mais avouez tout de même que ce serait trop drôle si , moi , français , j' allais me faire arménien . C' est déjà bien beau que vous le restiez . Et , entre nous , sachez qu' à votre insu vous êtes en train de vous faire grec . * Tigrane était trop neuf encore pour que je me livrasse avec lui à l' ivresse des dieux , au plaisir cruel de voir tout à fait clair . Il eût dit comme le jeune * Saint- * Just : " ils m' ont flétri le coeur . " je ne lui ai jamais avoué que je croyais fermement à son échec ; il aurait souffert , et , s' il m' avait cru , il serait , tout d' un coup , devenu devant moi un pauvre petit garçon . J' aurais été bien fâché de le distraire et qu' il ne déployât pas ses vertus . J' ai traité ses projets comme j' aurais fait d' un manuscrit qu' il m' eût présenté . J' ai contesté certains détails de l' action de * Tigrane , jamais je n' en ai mis en question l' idée fondamentale . Pourtant je lui ai donné quelques indications assez sombres . Je le vois encore , par les après-midi d' hiver , appuyé contre mes rayons de livres . Je lui disais , à propos de l' assassinat de * Morès , ce que j' ai vérifié ensuite sur la mort de * Villebois- * Mareuil , que les préparations d' une mort héroïque supposent un état d' esprit analogue , par certains côtés , aux prodromes du suicide . Quand * Byron voulut gagner la * Grèce , ses amis l' accompagnèrent jusqu'à son navire qui partit au milieu de l' enthousiasme , mais , sitôt en pleine mer , le mauvais temps survint et le contraignit de rentrer au port , où personne ne l' attendait plus . * Byron passa trois heures à terre . Il retourna dans la maison démeublée où il avait habité avec la * Guiccioli , et il pleura . * Tigrane et moi , nous nous taisions pour entendre les larmes du héros qui s' était tant détruit qu' il n' avait plus qu' à parfaire sa destruction . Qu' on ne croie point , au reste , que mon ami fût un cerveau durci de naissance ou congestionné par son rêve . * Tigrane avait cette intelligence qui met les choses à leur place . Grande beauté chez un martyr . Elle manque , à mon gré , au * Polyeucte de * Corneille , tandis que je la vois , par exemple , chez mon compatriote * Lasalle , le cavalier messin , dans cette fameuse soirée de * Burgos , où , peu de jours avant qu' une balle le tuât net à * Wagram , il devisait avec le sage * Roederer , cet autre messin . " pourquoi veut -on vivre ? Disait le jeune * Lasalle , campé dans ses grandes culottes à la mameluck et tirant des bouffées de sa pipe . Pour se faire honneur , pour faire son chemin , sa fortune . Eh bien ! J' ai trente-trois ans , je suis général de division ... savez -vous que l' empereur m' a donné l' an dernier cinquante mille livres de rente ? On jouit en acquérant tout cela , on jouit en faisant la guerre , on est dans le bruit , dans la fumée , dans le mouvement , et puis , quand on s' est fait un nom , eh bien ! On a joui du plaisir de le faire . Tout cela m' est arrivé . Moi , je puis mourir demain . " j' ai horreur des hommes de sacrifice qui tombent dans la niaiserie . On peut toujours faire quelque chose d' un pur goujat , d' un matérialiste , mais un idéaliste qui est en même temps un imbécile , quelle inutile créature ! On voudrait qu' il bêlât pour l' envoyer à l' abattoir . * Tigrane savait que la vie ne ressemble pas aux portraits qu' on en trace dans les discours d' apparat ( distributions de prix , oraisons funèbres , etc. ) . C' est ainsi que son intelligence savait tirer des satisfactions de faits que sa sensibilité déplorait . Dans le palais secret de son âme , je le vis toujours se féliciter , au nom de l' * Arménie éternelle , que les maîtres de sa nation fussent des bourreaux . Un chef sait bien que les soldats marcheront dès qu' ils auront à venger des camarades . C' est quand * Tigrane parlait des longues misères de sa race que sa passion et sa raison étaient les plus belles à voir . - mes grands-parents , disait -il , se souviennent que , de leur temps , les chrétiens avaient encore coutume de porter sur eux un mouchoir spécial : au moindre geste , ils se courbaient pour essuyer les pieds d' un janissaire ... ce caractère ethnique brutal de nos maîtres sera notre salut . En nous condamnant au travail et en s' attribuant à eux-mêmes le privilège exclusif de déployer la force , les turcs se murent dans un moyen âge prolongé et nous préparent pour la vie du vingtième siècle . Comme les grecs , nos frères , nous devrons notre liberté aux flots de sang de nos compatriotes égorgés , aussi bien qu' à l' argent de nos obscurs marchands . Ce jeune prophète d' * Arménie ajoutait : - la main de * Dieu ne s' est pas encore assez appesantie sur son peuple . * Tigrane , cependant , ne partageait pas l' ivresse que j' éprouve à constater la brutalité avec laquelle les lois du monde , les nécessités courbent et nivellent tous les êtres . C' est pour moi quelque chose d' analogue à la représentation d' une tragédie parfaite . J' aime voir l' orgueilleux cochon qui entre à un bout de la machine en faisant mille difficultés , toujours les mêmes , et qui sort à l' autre bout en belles saucisses et jambons . Quand * Tigrane me disait que la force doit céder à l' esprit , je lui laissais voir , sans y insister , que je me méfiais d' un esprit qui , depuis tant de siècles , n' était pas devenu la force . - que voulez -vous , lui disais -je , dans le pommeau d' un sabre ou dans une pièce de cent sous , il y a toujours de l' intelligence . à part cela , tous mes respects et surtout mes tendres sentiments aux vaincus et aux pauvres . Nous eûmes cette conversation par une après-midi de janvier dans les sentiers du bois de * Boulogne . - je ne veux plus , me disait -il au retour , que vous me promeniez dans ce bois triste comme un cimetière . Tout ce que vous me dites me décompose . Mes tristesses m' empoisonnent moi-même quand elles ont perdu leur lyrisme et que je les retrouve figées dans un coin de ma mémoire . Ah ! Je n' ai pas le bel optimisme de ce * Tigrane qui , des malheurs mêmes de sa nation , tirait une promesse de bonheur . L' * Orient , c' est l' acceptation . * Tigrane s' attachait avec frénésie à l' * Occident courageux . On eût dit l' élan d' un malade vers la guérison . Je n' abordais pas à fond le problème du fatalisme , mais j' indiquais que l' * Asie , en voulant croire que l' avenir est réglé d' avance et qu' un grand coeur n' y peut rien changer , atteint à une résignation qui n' est pas sans une sombre grandeur . C' est ce que déniait * Tigrane . Il n' avait de sympathie que pour la patience , les ressources et l' élasticité grecques . On trouve le même enthousiasme exclusif chez tous les raïas qui tendent à se libérer du turc . Quant à nous qui sommes cette pensée occidentale qu' ils veulent acquérir , il est naturel que nous cherchions ce que nous ne possédons pas , et que nous nous tournions parfois vers les jardins de l' islam . - achetez une maison , lui disais -je , dans l' allée des poivriers , à * Athènes . Pour moi , mon rêve demeure une verandah , pleine d' oeillets blancs , là-bas , sur l' * Indus , aux extrémités de l' empire d' * Alexandre ... combien j' aime aussi ce lac d' un bleu intense dont parlait * Ximénès , l' espagnol né à * Avila , et qu' il vit dans les montagnes pleines de neige et de myosotis d' où il embrassait toute la * Perse ! Ainsi je me plaisais à contrarier , à exciter * Tigrane , jusqu'à ce qu' il me dénonçât une nouvelle fois les ferments malsains de l' * Asie , et je pensais : " bonheur ! Voilà encore qu' il va maudire , et de l' objet que ses malédictions me décrivent si beau , j' enrichirai mon imagination . " en vain , d' ailleurs , se reniait -il : un accent particulier , une invincible persistance de sa nationalité rappelaient toujours son climat naturel , et , par sa seule présence , * Tigrane faisait régner l' * Orient dans ma bibliothèque . En le regardant , on disait : " ô la plus aimable des pensées de l' * Asie ! " je voudrais me rappeler ses paroles d' un soir d' hiver , quand nous suivions la rue de la paix , vers six heures , et qu' il me développa que cette rue , avec ses diamants , le faisait toujours songer aux vieilles civilisations égyptiennes . Après tant d' années , je n' entends plus , de mon ami , qu' un murmure , je ne me rappelle qu' une physionomie qui m' enchante ; mais chacune de ses phrases était vive et précise . Il me donne une idée de ces poètes persans qui menaient une vie errante et de qui l' oeuvre est une riche collection d' anecdotes ornées . Bien que leur but essentiel fût d' instruire ceux qui en étaient dignes , ils recherchaient les déguisements de la rhétorique ou bien ils affichaient une mobilité sceptique , car ils étaient souvent engagés dans des circonstances difficiles . J' aimais beaucoup * Tigrane pour sa puissance à faire de la poésie avec la vie . J' aimais aussi sa fierté . Non seulement il dédaignait de se raconter à ceux qui ne pouvaient pas collaborer à son oeuvre , mais encore il voulait les ignorer . Il eût craint , en se voyant dans leurs yeux , d' être ramené à une vue trop basse sur soi-même . J' ignorais absolument les conditions de son existence . J' aurais imaginé volontiers une vie d' exil à la polonaise : des hommes chevaleresques , des femmes étincelantes à qui * Chopin fait de la musique . Il n' en allait pas ainsi . Mais quelle intervention l' eût servi ? Il lui fallait , pour lui , la gloire , et , pour l' * Arménie , la liberté . J' ai connu la vérité après sa mort , dans ses lettres à sa mère . En me les remettant , elle eut un mot qui fait l' image la plus touchante et la plus juste : " vous les comprendrez mieux que nul poète , ces cris d' un oiseau mourant , et , comme tel , il a exhalé son dernier soupir , une plainte céleste . " ces lettres montrent toute l' amabilité de mon ami . L' enfant y réapparaît sous l' adolescent d' une intelligence héroïque . Il dit à sa mère ce qui peut la rendre orgueilleuse , il tâche de la faire jouir des instants de chaleur , de lumière que ses vingt ans de malade et d' exilé trouvaient tout de même , parfois , à * Paris . " janvier 1897 . " ma chère mère , avant-hier vendredi , j' ai donné lecture de ma conférence d' * Athènes chez les * H ... , devant une trentaine d' intimes : américains , anglais , hommes de lettres et artistes français , quelques grecs , la princesse * S ... et le prince * M . - * K ... ils avaient arrangé l' atelier et les pièces attenantes d' une manière ravissante : lustres , fleurs , brocarts , statues . La salle à manger en buffet . Sur toutes les nappes blanches , des parterres de mimosas et de bruyères . * Tigrane applaudi et très entouré . Une très belle après-midi pour ton fils . Tu eusses été si contente à * Paris . à huit heures , un très beau dîner pour quelques intimes en l' honneur de la lecture . Quelques jours auparavant , ils m' avaient prié à déjeuner pour rencontrer miss * S ... , une beauté anglaise ... une petite branche de bruyères cueillie pour toi ... " " 15 février 1897 . " ... les événements de * Crète m' ont fourni du travail pour les journaux et quelques ressources . Je suis loin d' être satisfait . Il me semble que je cours sur un parapet entre le succès et la * Seine ... je continue de voir souvent les américains : les * D ... , les * M ... , les * H ... , et leurs amis . Ce monde me plaît et me convient par ses allures franches et parce qu' il lui manque l' esprit bourgeois et l' égoïsme étroit . " " * Paris , 27 février 1897 . " je suis alité de nouveau depuis hier . Toute fatigue que je subis se porte sur les intestins . Je crois bien que c' est le seul héritage que m' a laissé mon père . Je suis très content du petit thé que tu as pris en compagnie des * B ... et des * M ... je voudrais pouvoir t' envoyer les moyens de répéter souvent la chose . Et il faudrait si peu d' argent pour que ces modestes distractions te fussent fréquentes ! Si j' avais eu une santé meilleure , j' aurais pu travailler trois ou quatre fois plus , gagner en proportion et nous procurer à tous deux une vie aisée . On se fait toujours l' illusion que les maladies sont passagères , qu' elles existent seulement pour quelques semaines ou quelques mois . Comme tu as bien fait de ne pas vouloir venir à * Paris ! -merci pour cette recette . - je me dis toujours qu' à la première occasion où j' aurai quelque argent de poche , il me faudra t' acheter une foule de choses à la pensée et chez * Petit . Le numéro du 1er mars de la revue des revues contient mon article sur la * Crète . Il est signé XXX . Cet article arrive à point pour liquider mes dépenses d' hôtel . C' est une satisfaction pour moi , lorsque , avec le produit de mon travail d' intelligence , j' arrive à couvrir mes dépenses matérielles . - il y a du soleil ; je vais me lever dans l' après-midi . Très heureusement , mon indisposition , quoique fréquente , ne dure jamais plus d' une couple d' heures , trois tout au plus . - j' ai sur ma table une série d' articles qui m' attendent . Les sujets grecs me passionnent en particulier . Je corresponds toujours avec mes amis d' * Athènes . Ils me voudraient là . Moi , je m' y souhaite . à la suite du bombardement de la * Canée , j' ai rédigé , j' ai fait signer et j' ai porté , à la tête d' une délégation , au ministère de la * Grèce , l' adresse dont tu as dû lire le texte dans le journal ... " triste chose que l' exil , fût -ce à * Paris , et qu' il s' agisse de * Dante , dans la rue du * Fouarre , ou du jeune oriental , sur qui tombe notre pluie au sortir des fêtes brillantes du monde cosmopolite . Vers le mois de mai 1897 , durant la guerre gréco-turque , * Tigrane put retourner dans sa chère * Athènes . Les hommes politiques , les littérateurs , les journalistes l' accueillirent avec admiration , et c' est là qu' il écrivit ses meilleurs articles . Les amitiés d' hommes sont des collaborations d' idées . * Tigrane m' adressait les documents de sa vie publique , il ne m' écrivit rien d' une pleurésie qui , dans l' été de 1897 , le mit très bas . Il voulut la soigner en * égypte , mais il y souffrit d' un hiver exceptionnellement froid et revint à * Athènes , où il se sentait moins triste de sa maladie . Bientôt il fallut quitter cette terre de consolation et suivre à * Constantinople sa mère qui , prévenue par des amis , était venue le chercher . Elle nous a dit qu' en revoyant cette fameuse rade où les collines de * Galata , d' * Eyoub et de * Stamboul dessinent avec la mer un immense sarcophage , il murmura : " un tombeau ! " il mourut dans l' île des * Princes , sur la mer de * Marmara , le 1er décembre 1899 , âgé de vingt-neuf ans , épuisé de longues souffrances et sans bénéfice public . Sa mère m' a écrit : " en me quittant , en 1896 , * Tigrane me disait pour atténuer le chagrin de notre séparation : " tu seras la " mère de * Tigrane " , sans se douter que je serais la mère d' un pauvre saint supplicié ... peu de jours avant sa fin , vers le soir d' une journée ensoleillée , tournant son regard vers la fenêtre , il prononçait trois fois le nom d' une belle et charmante jeune fille qu' il avait laissée à * Paris , et ajoutait : " * France ... " * Athènes ... " quelque chose de léger et de généreux , c' est-à-dire de chevaleresque , est éternellement sensible dans notre pays , qui rassure les courages , de même que l' * Athènes antique met dans l' esprit des enthousiastes ces vertus de mesure et de prudence qui firent d' * Ulysse son héros le plus populaire . * Tigrane demeure pour moi un peu énigmatique . On n' est pas d' une race préparée à * Bagdad sans laisser quelque chose à deviner pour un lorrain . Il me prête indéfiniment à réfléchir , et , par là , il fait une société excellente pour l' imagination . Ce qu' il m' a montré m' inspire un tel goût que je sais avec certitude que tout ce qui me restait à découvrir de lui m' était approprié . Il a irrité , sans y satisfaire , mon désir de connaître la poésie de l' * Orient , mais je tiens sa vie elle-même pour un charmant poème du divan oriental-occidental . La vie de * Tigrane entraîne vers ces hautes régions où le sacrifice se transforme en volupté . Il s' était consacré à une magnifique oeuvre d' art , il voulait restituer à sa nation une âme hellénique , pour qu' elle fût plus impatiente dans sa captivité et qu' elle émût davantage ceux qui ont les sentiments humains . Dans les conceptions des hellènes , - fût -ce dans les sculptures exécutées à la grosse par des praticiens installés autour des cimetières , - il reste une telle spiritualité qu' un jeune esclave d' âme fière reçut de ces marbres , ses excitations , sa méthode et son suprême réconfort . J' ai des amis d' une formation analogue à la mienne et qui m' ont donné des témoignages positifs . Je leur préfère ce jeune éphémère . chapitre XI . Le cheval ailé sur l' * Acro- * Corinthe : le long de la côte , en vue de * Salamine , je vais par le chemin de fer d' * éleusis à * Mégare et jusqu'à * Corinthe . Des champs d' une orge médiocre , quelques chevaux épars , un bois d' oliviers , ou , comme nous dirions , un verger auprès de la mer . Seules , les montagnes dénudées , à formes pleines , sévères , gracieuses donnent sur tous les horizons la marque grecque . Leur élégance et leur dignité pourraient tout de même ennuyer , par un temps couvert . C' est un paysage peu nouveau , une route de notre * Provence maritime . La route de la corniche devait être quelque chose d' analogue avant que les rastaquouères du monde entier nous forçassent à grouper dessus des idées communes . Ici du moins nulle architecture prétentieuse , nulle végétation exotique . Des herbes sauvages parmi des pierrailles , et , sur des terres mêlées de rose , d' immobiles petits vieux oliviers . Cette monotonie du sol , avec la double monotonie de la mer et des montagnes , a la beauté des espaces pleins en architecture qui laissent d' autant mieux chanter le motif principal . Le motif principal , en * Grèce , c' est toujours la lumière . Qui n' a pas vu , ce matin , le golfe * Saronique ignore ce que peut être un champ de coquelicots . Pourpre joyeuse comme les larges blessures d' un héros . Plus loin , voilà des nappes d' or . Par masses , c' est le mieux pour jouir des fleurs . étincellement que la lumière donne aux montagnes , en même temps qu' elle opalise les eaux ! Fraîches coulées d' argent dans le bleu de la mer ! Est -ce de la joie que nous ressentons ? Nous prenons notre équilibre . Les angoisses , les tourments , les délires ont leur siège dans la nuit ; la lumière les dissipe et nous pacifie . Un chroniqueur grec du moyen âge , pour exprimer son dédain envers l' un de nos chevaliers croisés , dit qu' il était " en tout un homme passionné " . Chez nous , ce pourrait être un compliment ; ici , rien ne semble meilleur qu' un homme qui se possède . Cette raison pourtant , chez l' hellène , ne gêne pas l' inconscient et ces beaux imprévus qui nous viennent de notre fantaisie profonde . Depuis que je suis en * Grèce , je sens ce qu' a de guindé l' hellénisme parnassien . * Leconte * De * Lisle s' exagère l' éminente dignité du rôle de la volonté dans l' art. Il nous conduit à négliger les beaux trésors qu' un artiste porte dans son coeur . Entre * Mégare et * Corinthe , aujourd'hui , je déclasse les poèmes antiques , barbares et tragiques ; je les rangerai dorénavant sur le rayon que préside * Boileau . Nul n' est poète s' il n' a des ailes ( encore qu' il faille redouter que * Pégase s' égare dans les hautes solitudes où lui seul serait son spectateur ) . C' est un problème de mesure . Et la * Grèce a trouvé le point ténu de la perfection . Dans l' azur grec , l' esprit revient toujours sans vertige ni fatigue , comme un puissant oiseau fidèle , se poser sur le promontoire . Quand nous atteignons * Corinthe , il est midi . Les brebis se sont rassemblées sous un arbre . Le chevrier qui dort protège dans ses bras un chevreau . Sur la campagne caillouteuse , rien ne bouge . Un âne met son énorme figure débridée dans les herbes , et de très loin je vois sa queue frétiller de plaisir . à * Corinthe , ce 6 mai , les plus hautes montagnes portent encore de la neige , et la chaleur pèse sur la plaine . Le paysage a perdu cette petite perfection dure qui nous rend muet sur l' * Acropole d' * Athènes . Avec son diadème de ruines , l' * Acro- * Corinthe semble une très vieille * Sémiramis . Je gravis la haute , vaste et brûlante * Acropole pour visiter la fontaine fabuleuse , encore jaillissante , la fontaine * Pirène , source de toute poésie . Durant des heures , je parcours un chaos de turqueries , de hautes murailles féodales françaises , de tours byzantines et de substructions helléniques ; je n' y regrette que le temps où le cheval ailé , * Pégase , venait à l' abreuvoir de * Pirène et qu' un héros le saisissait . Autour de moi , la * Grèce étale ses caps , ses golfes , ses îles , ses deux mers , les neiges du * Parnasse enflammées de rose et le désordre des montagnes d' * Achaïe . Je crois être sur la poupe des âges , baigné , battu par une ivresse indéterminée . Mais auprès de * Pirène , nul beau délire qui ne se discipline . J' en fis l' épreuve ce soir -là . Tout ramenait ma pensée , qu' un immense spectacle eût voulu divertir , sur l' étroit miroir de la source , et la riche fable se développa en images , sous mes yeux , en même temps qu' une musique me parlait ... c' était au fond des âges , par un semblable soleil couchant . Il y avait de grands espaces calmes dans le ciel au-dessus de la mer et le rocher projetait de l' ombre sur la source . Là se tenaient le cheval et le héros . Petit groupe précieux sur l' immense décor . La robe du cheval fabuleux frissonnait de reflets et de moires vivantes . Sa tête un peu farouche , ses narines froncées , son oeil plein d' éclairs , mais oblique , son sabot qui fouillait le sol , ses ailes agitées parfois à grand bruit , tout son être se défendait , tandis que le héros faiseur de calme le flattait et le tenait solidement par la crinière aux belles tresses . " ô mon cher et beau cheval , disait le héros , tu hennis à l' espace et tu veux te soulever loin de tout ce que nous connaissons . Tu brûles de t' enfoncer dans la solitude des aigles et qu' au-dessous de toi disparaisse * Corinthe . Ton âme renferme des paysages que tu veux aller reconnaître , fussent -ils dans le soleil . L' impatience met en mouvement tes ailes , tes naseaux et tes jeunes sabots . Si tu l' osais , tu me dirais que ma présence , autrefois ta vie , te gêne , te pèse et te limite . " oublies -tu nos beaux soirs dans des vallées silencieuses , où la nuit mettait une douceur qui desserrait ton coeur fumant ? Nos âmes se gonflaient : de bonheur , de douleur , j' ignore , mais d' une divine effusion . Nulle parole , nos regards perdus ; mais avec ivresse nous nous sentions captifs l' un de l' autre . Parfois tu t' arrêtais et tu battais l' espace avec tes longues ailes éclatantes , car jamais notre bonheur ne fut dépouillé d' une sensation d' éphémère ; ose dire , cependant , ingrat , si tu fus une dupe quand tu renonçais à chercher l' infini dans l' espace , pour goûter auprès de moi l' infini dans un sentiment . " soit ! Tu vas t' élever comme une flèche vers le soleil . Mais quel désert autour de toi ! Brûlante colonne de feu qui s' élance pour se consumer ! Tu te satisferas d' orgueil et d' un haut sentiment solitaire de toi-même . ô mon ingrat ami , si tu comptes sur tes ailes , tu dois cette juste confiance à ma louangeuse amitié , et si tu te crois le foyer , le coeur ailé de l' univers , c' est d' avoir vu mon chaud regard et toutes mes pensées te presser et te circonscrire . " dans le milieu du jour , quel sera ton ennui ! Et puis , au coucher du soleil , une angoisse voisine du délire . " ô mon cher miracle , je t' aime et tu m' émerveilles autant que le premier jour , quand je te surpris au bord de la source et que j' osai te retenir . Mais seras -tu donc éternellement étonné de toi-même ? Est -il excessif d' attendre que tu t' habitues à la grande ombre de tes ailes éployées ? " apprends à te connaître . L' air que tes jeunes naseaux aspirent , quand tu l' expires , devient un nuage de poésie , et toi , d' un coup d' aile , tu veux rejoindre et dépasser ce mirage que tu viens de créer . Où veux -tu courir ? Hors de toutes limites ? C' est courir au délire . Tu cherches ton propre songe . Tu veux , dis -tu , toujours plus d' azur . Il n' y a pas d' azur , il n' y a que notre amitié . " je sais qu' ayant admis de naviguer dans les hautes solitudes du ciel , tu comprimeras avec peine les vagues pressentiments qui te gonflent le coeur . Pourtant , une amitié profonde a des mystères . Dans la nôtre tu trouverais du douloureux , de l' inconnu , de l' insaisissable , tout un grand ciel plein de nuées . Cher compagnon , demeure sur nos sommets à bondir de ta folie vive en ta folie triste et à cultiver en toi le sentiment de l' exil . Notre rencontre est un prodige . Comment lui préférerais -tu le sec isolement d' où notre sympathie t' a sauvé ? Tu veux être , la nuit , une étoile dans les cieux ? Mais que feras -tu d' épuiser ta divinité là-haut , si tu ne peux pas me la voir admirer ? " cependant , le cheval ailé hennissait et fumait de jeunesse , d' impatience et de génie . chapitre XII . Je quitte * Mycènes à la suite d' * Iphigénie : les chiens furieux et les enfants , avec un élan magnifique de tout le corps , se précipitent et battent l' air . Dans la nuit de leurs portes , les gens du misérable hameau de * Karvathi nous regardent passer sous un plein soleil de midi . Avec un absurde désordre nos petits chevaux grimpent la longue pente pierreuse vers les collines fauves où nous allons trouver " * Mycènes , abondante en or , et le palais , séjour sanglant des pélopides " . Je suis confus de soulever tant de poussière quand j' ai le coeur si peu empressé . J' aperçus bientôt sur un monticule , au pied d' âpres montagnes , un rocher désert que marquent dans la sauvagerie générale des blocs disposés en damier . Nul arbrisseau , nul herbage , des pierres et partout une horreur fastidieuse ... je franchis entre deux remparts noirâtres la porte royale écussonnée des lions fameux , qui évoquent l' * égypte et l' * Iran , et j' entrai dans l' * Oreste d' * Euripide , dans l' * électre de * Sophocle , dans la trilogie d' * Eschyle . Je visitai l' * Acropole , ceinte de hautes murailles , l' * Agora , ses tombes , le palais royal . Certainement ces ruines donnaient beaucoup de plaisir au vieillard qui me guidait , et sa figure me disait , tandis qu' il fumait des cigarettes : " oui , ô étranger , voici ce que , nous autres d' une vieille race , nous pouvons montrer aux barbares . " il me menait en faisant tourner sa canne , et , derrière lui , je pensais : " j' espère que bientôt il aura terminé ce tour du propriétaire . " çà et là , sous le soleil , les fosses laissées béantes par les archéologues augmentent l' aspect de désolation . * Schliemann , l' éventreur des tombeaux , ajoute un retentissant sacrilège à la série héroïque des crimes mycéniens . Dans l' enceinte sacrée de la citadelle , sur l' * Agora de * Mycènes , l' heureux épicier d' * Allemagne a trouvé dix-sept corps ensevelis luxueusement ; la société archéologique d' * Athènes , au pied de la colline et sur les pentes voisines , a exploré cinquante-deux sépultures . Un crâne se brisa , ne laissant aux mains impies qu' un riche diadème . Certains de ces squelettes furent conservés entiers , parce qu' on les arrosa d' alcool saturé de résine . L' un d' eux , au lever de son masque d' or , avait encore les chairs de sa figure , ses deux yeux , et , dans sa bouche entr'ouverte , trente-deux dents . Certes , ce fut un beau spectacle , quand ces buttes furent éventrées . Mais l' émouvant , c' était de les imaginer pleines et puis de les ouvrir . Avec la réussite tout le jeu est fini . J' arrive pour que l' on me dise : " * M . * Schliemann s' est bien amusé ! " * M . * Schliemann , soit . Mais moi ? Le chercheur emporta la truffe . Au départ , quand on imagine un tête-à-tête avec l' antique * Mycènes , on s' assure qu' il sera fécond : sur les lieux , l' imagination reste bête . Sans doute on peut noter l' accord de ces ravins desséchés et des légendes sinistres qui les peuplent . Un tel site semble prédestiné pour servir d' aire à une nichée de grands scélérats ; ces solitudes retentissent encore des imprécations d' * Oreste et des cris de sa mère sous le couteau . Je n' en disconviens pas . Mais tout de même , je méprise beaucoup ces pensées qui , ne soupçonnant pas le plaisir supérieur de voir clair , s' attardent dans l' esthétique du beau crime et la poésie du maudit . à * Rodez , dans l' * Aveyron , subsiste encore la sinistre maison * Bancal où * Fualdès fut assassiné ; elle garde la plus mauvaise physionomie , une atmosphère de grand mélodrame , bien que la musique des deux vielles se soit tue avec les gémissements de l' ex-accusateur public qu' on saignait comme un pourceau sur une table . J' ai suivi , par un soir de pluie , de la rue des hebdomadiers jusqu'au bord de la rivière , la route où * Bastide le gigantesque et * Jausion l' insidieux menèrent le cortège du cadavre . J' y goûtai fort congrûment des impressions de terreur . J' avais tout de même un souci plus riche ; c' était d' étudier s' il y eut quelques dessous politiques à ce fameux mystère criminel . Mais quelle excuse d' être venu jusqu'à * Mycènes , déterrer les rois et soulever le masque que leur mirent les vieux batteurs d' or , si nous ne savons rien obtenir d' eux qui ajoute à notre poids ? Depuis ce burg de * Mycènes , où régnèrent * Agamemnon et ses vassaux , je distingue le château franc qui couronne la montagne d' * Argos ; et j' imagine que ces deux féodalités doivent peu de chose aux lieux qu' elles étonnèrent en s' y épuisant . Ce sont deux colonies que leurs mères patries cessent un jour de ravitailler . Les flots ont jeté dans cette * Argolide , ouverte largement à la mer , les vieilles civilisations de l' * égypte , de la * Chaldée , de l' * Assyrie , et , vingt siècles plus tard , de * France , d' * Espagne et de * Venise . * Mycènes est une orientale abandonnée sur la plage de * Grèce . Les * Atrides , comme les * Brienne , sont une forte famille de chefs déracinés . Dans la même journée j' ai parcouru les pâles débris de * Tyrinthe recouverts d' une exploitation agricole , sous laquelle je n' étais que trop disposé à les laisser dormir . C' est à peine si j' y trouvai le genre de curiosité que m' inspirent les ossements d' un ichthyosaure . Au résumé , dans la plaine verdoyante d' * Argos , ces collines maudites et leurs mythes farouches semblent de la poésie asiatique éteinte , une suite d' anciens volcans . Mille petites fleurs y frémissaient lors de ma visite à * Mycènes ; et quand tout respirait la mort , leur douceur en un tel lieu m' orienta soudain vers * Iphigénie ... toi seule , * Iphigénie , tu gardes des couleurs sur la demeure des * Atrides . Petite fleur jaune , avoine balancée sur cette lave refroidie ... mais la vierge a quitté ce tertre où l' on ne peut pas vivre . Elle a gagné la mer , les vagues bruissantes , les pins ombreux de * Tauride . Que ne puis -je la suivre dans ses voyages à la recherche de l' apaisement ! Sur les hautes falaises de * Sébastopol , qui dominent une mer d' un bleu intense , * M. * Schlumberger a reconnu l' emplacement du temple où la vierge d' * Argos fut la prêtresse d' * Artémis . Un monastère de saint- * Georges occupe ce lieu charmant . * Iphigénie n' est plus en * Tauride . * Goethe l' a prise par la main pour la conduire au coeur de la * Germanie et , sous un tel précepteur , celle qu' * Eschyle compare à une chienne devient une sorte de chanoinesse élevée dans l' admiration de * Marc- * Aurèle et des philosophes stoïciens . Dans mes * Vosges natales , dans ce canton de rêverie mi-germanique , mi-française , qui fut le paradis de mon enfance , un jour , j' ai rencontré la grecque costumée en jeune dame allemande . * Taine venait de l' asseoir sur nos roches druidiques . Bien que celles -ci soient assez pareilles aux pierres cyclopéennes de * Mycènes , le lieu et la dame disconvenaient . J' en pris conscience , quand j' eus vécu toutes les heures du mont et de la plaine d' * Alsace . Mais d' abord , je fus enivré . Je revenais d' un premier voyage en * Italie . L' * Italie nous raconte les plus belles amours sans daigner rompre notre isolement . C' est la déception de * Tannhauser qui , repoussé de * Rome , regagne nos forêts du nord , et dit sa plainte dans des cris , sommet de toute poésie . Je crus qu' * Iphigénie , type classique ranimé avec nos pensées rhénanes , m' attendait à * Sainte- * Odile , pour me donner le sens profond de mon pays ; grave méprise dont je fus averti par un mouvement de mon coeur . Sous les bois du monastère , aucune strophe de nos hymnes ne s' accorde avec la vierge de * Weimar . C' est ici le domaine d' * Odile . Quand le colchique d' automne met sa délicatesse violette sur la prairie de * Truttenhausen , et que les cloches de novembre , en pleurant l' année qui s' achève , commémorent mes parents , la vierge * Odile s' avance et , les deux mains levées sur la plaine , dit une prière alsacienne . Une prière qui ne passe pas le * Rhin , qui appelle , invoque , si je sais bien l' entendre , les héroïnes de * Corneille et de * Racine , formées sur le coeur de la * France , plutôt que la noble jeune dame un peu lourde de la cour de * Weimar . Je ne puis pas dire " ma soeur " à l' * Iphigénie de * Goethe . Cependant , par-dessus le vaste fossé rhénan et depuis le faîte des * Vosges , j' aime admirer sa belle stature , sa démarche sans trouble , sa vertu de jeune * Hercule féminin . Peut-être n' est -il pas permis-permis , ce mot si vague rend seul ma peur un peu mystérieuse-que nous produisions au dehors nos pensées les plus intimes ; peut-être devons -nous protéger , voiler nos réserves , de crainte qu' une source , dont nous avons écarté les branches , ne se dessèche au soleil ; mais je dois reconnaître mes obligations . La destinée qui oppose mon pays à l' * Allemagne n' a pourtant pas permis que je demeurasse insensible à l' horizon d' outre- * Rhin : j' aime la grecque germanisée . Connaissez -vous les routes par où le nord aborde l' * Italie ? Ces belles civilisatrices , à chaque fois que nous les descendons , elles nous rajeunissent l' âme . D' étape en étape , un automne , par le col du * Brenner , j' ai suivi * Iphigénie dans le voyage d' amour qu' éternellement elle fait avec * Goethe . Je les attendais sur le lac de * Garde , au petit port de * Torbole , dans cette maison , aujourd'hui l' auberge * Terrasse , où * Goethe , fort excité d' avoir vu des oliviers , arriva le 12 septembre 1786 . Depuis dix ans il était épris de la prêtresse de * Diane ... on possède une lettre , où , dix années avant le voyage d' * Italie , un soir de février 1776 , il écrit à son amie , * Mme * De * Stein : " mon âme se détache peu à peu , grâce aux agréables sons , des protocoles et des dossiers . Quatre musiciens sont tout près dans la chambre verte , je suis assis et j' évoque doucement les images éloignées . Une scène doit s' achever aujourd'hui ; je le pense , mais j' aurai de la peine ... " combien j' aime cette expression " doit s' achever " . Il ne dit pas : " je dois achever . " il est un arbre qui se laisse fleurir et fructifier . Il laisse se créer , en soi , des images , une oeuvre , que tout nécessitait . Peu de jours après cette soirée , où quatre musiciens avaient favorisé son génie , * Goethe dut partir en tournée comme inspecteur des ponts et chaussées et comme conseil de revision . Il allait examiner les routes et les recrues . Et de * Dornberg , le 2 mars , il écrit à * Mme * De * Stein : " je vis aujourd'hui avec les hommes de ce monde ; je mange , je bois , je plaisante avec eux , mais ils m' affectent peu , car ma vie intérieure suit impitoyablement son cours . " quelle est donc à cette date la vie intérieure de * Goethe ? Son amour pour * Mme * De * Stein et cette * Iphigénie en * Tauride , qui sera l' histoire héroïque de leur amour . * Mme * De * Stein est * Iphigénie , et * Goethe s' est exprimé dans * Thoas . Il écrit à son amie : " ton amour éclaire toutes mes journées . Ton approbation est ma meilleure gloire , et si j' attache du prix à une bonne renommée , c' est pour toi , c' est pour ne pas te faire honte . " comme la vierge d' * Argos sur la côte de * Tauride , * Mme * De * Stein à * Weimar , auprès du jeune et puissant barbare romantique , est une civilisatrice . Leurs lettres et toutes leurs moeurs l' attestent . Ne croit -on pas entendre * Thoas , quand le jeune * Goethe , qui vient d' entrer à * Weimar , brillant et généreux comme un véritable roi des esprits , dit à la grande dame qu' il aime : " je ne suis pas un être indépendant . J' ai appuyé sur toi toutes mes faiblesses , j' ai rempli par toi mes lacunes . " et pour comprendre la principale beauté de cette tragédie , c' est-à-dire sa plénitude et sa solidité , que l' on médite le sentiment de * Goethe pour son amie : " la gentillesse , la grâce , l' amabilité des dames que je vois , jusqu'à leurs goûts apparents , portent la marque de la fragilité ; toi seule , sur ce sol mobile , as ce qui dure . " on doit honorer en * Mme * De * Stein un magnifique ressort du développement de * Goethe . Cette amitié fut pour le poète une incomparable excitation morale ; elle lui inspira des besoins plus relevés , une plus haute idée de lui-même et l' amena à sentir la beauté d' une existence vraiment noble . Au contact de * Mme * De * Stein il lui fut donné de se policer , de se modérer , d' atteindre au calme et à la solidité . Dans le même moment , le peintre * Oeser et * Winckelmann affirmant que la sérénité est le caractère essentiel des oeuvres d' art , il réagissait contre l' influence qu' avaient eue sur son génie * Shakespeare , * Herder et la cathédrale de * Strasbourg . Ainsi tout collaborait à former en lui la vierge spinoziste . Mais , pour la parfaire , il sentit la nécessité du climat méridional et du milieu privilégié où naquirent , où subsistent les oeuvres classiques . à * Weimar , bien que pénétré des sentiments qu' il devait exprimer dans sa pièce , il sentait trop la médiocrité de la vie réelle et bourgeoise . En septembre 1786 , * Goethe s' évade vers l' * Italie . Le cruel artiste ! Il avait tiré son bénéfice de * Mme * De * Stein , et maintenant il la délaisse , il la sacrifie à l' enfant de leur amour . Le 8 septembre , dans l' auberge du * Brenner , il retire de son bagage le manuscrit d' * Iphigénie ; il prend la vierge pour compagne de route : " les jours sont longs , rien ne trouble la pensée , et les délicieuses scènes qui m' entourent , loin d' éloigner le sentiment poétique , ne l' évoquent que plus promptement avec l' air et le mouvement ... " quelle belle organisation créatrice il possède , ce grand homme , s' il n' est point anéanti , désespéré , poussé vers le suicide par la masse des sensations qui le pressent dans ces nuits de septembre , solitaire sur les lacs ! C' est un matin , vers les trois heures , que * Goethe et son * Iphigénie partirent de * Torbole , avec deux rameurs , sur le doux et sévère lac de * Garde . Heureuses vagues qui portez cette petite barque , jeunes rayons qui frappez la cime mobile des bois , vous qu' un * Virgile avait déjà favorisés , le poète germain vous saisit , et pour les siècles vous étincelez et vous vous balancez sur la grève imaginaire de * Tauride . Le 19 septembre au soir , * Goethe écrit de * Vicence : " arrivé ici depuis quelques heures , j' ai déjà parcouru la ville , vu le théâtre olympique et les édifices de * Palladio . Quand on a de telles oeuvres sous les yeux , on en reconnaît le rare mérite et je dis de * Palladio qu' il est essentiellement un grand homme . " et le 27 , en passant à * Padoue , il achète les ouvrages de * Palladio , ou plutôt un fac-simile sur cuivre de l' édition originale qui était gravée sur bois . On doit cette réédition aux soins du consul anglais * Smith . Aussi , peu de jours après , dans le cimetière du lido , * Goethe lui rendra grâce sur une tombe à moitié ensevelie . Bien souvent à * Venise , à * Vicence et sur la * Brenta , j' ai examiné les constructions de * Palladio , avec la plus respectueuse curiosité , pour saisir ce que * Goethe leur doit , pour m' instruire à mon tour et surtout pour savoir comment l' * Iphigénie est une oeuvre palladienne . * Goethe et * Palladio témoignent , chacun à leur manière , d' une même nature intérieure ; ils s' accordent sur la réforme à accomplir . Ils sont préoccupés de se poser des limites et de ne pas permettre que leur imagination les dépasse . Ensuite , ils se proposent de résoudre la grande , l' éternelle difficulté qui est de rester naturel et vrai en stylisant : " * Palladio , dit * Goethe , est un génie créateur , car il sut vaincre la contradiction qu' il y aura toujours à associer des colonnes et des murs . Il parvint à employer convenablement des colonnades dans l' architecture bourgeoise . " je prie que l' on remarque que c' est en quoi excelle notre * Racine si noble , aisé , naturel , tandis que c' est l' échec du * Chateaubriand magnifique , mais composite et tendu des martyrs . et * Goethe continue : " * Palladio sut combiner ; il nous força d' oublier qu' une colonnade dans un palais privé , dans une maison pour loger des vicentins , c' est un artifice , un mensonge . Il y a dans les plans d' un * Palladio quelque chose de divin , comme chez un grand poète qui , de la vérité et du mensonge , crée une troisième chose dont l' existence empruntée nous enchante . " nos amateurs modernes peuvent s' amuser de * Goethe et dire qu' il n' a vu en * Italie aucun des beaux objets de l' antiquité . Nous sourirons avec eux s' ils l' exigent . Mais , à défaut de la connaissance , ce grand homme avait l' amour du classicisme ; il était entraîné vers les grandes époques , et c' est par cet échauffement de l' âme qu' on exerce une action féconde . à * Venise , il voit un morceau de l' entablement du temple d' * Antonin et de * Faustine : " c' est autre chose , s' écrie -t-il , que nos saints grimaçants empilés par étages , sur de petites consoles , autre chose que nos enjolivements gothiques , nos colonnes en tuyaux de pipe , nos tourelles pointues et nos saillies fleuronnées . Dieu merci ! Je suis pour jamais délivré de tout cela ! " évidemment , il confond l' époque romaine avec la bonne époque . Qu' importe l' anachronisme , puisque à l' aide de ce faux jugement il se met dans l' état paisible que reflète * Iphigénie et qui déconcerta les fanatiques de sa fougue antérieure . Aussi bien , il ne s' agit pas pour * Goethe de découvrir et d' appliquer les règles de l' art antique . Ce qu' il cherche , en * Italie , et ce qu' il obtient , fût -ce des oeuvres pseudo-antiques , c' est un concours pour mettre en oeuvre l' énergie intime que * Mme * De * Stein et les leçons de la vie lui avaient communiquée . Au cours de ce voyage , son but précis est de tenir son âme à la hauteur où il trouvera tout naturellement des expressions , une musique assez héroïque pour nous rendre saisissable , pour chanter la tragédie dont il porte avec lui le livret . Le pédantisme et l' aplomb d' un * Goethe pourraient déconcerter . Gardons -nous de méconnaître sa magistrature . Il nous ouvre mieux qu' aucun maître la voie du grand art , en nous montrant que , pour produire une plus belle beauté , le secret , c' est de perfectionner notre âme . * Goethe travailla sans cesse à se développer en s' élevant . L' artiste est grand selon qu' il possède une imagination de héros . De là l' effort si raisonnable de * Goethe pour épurer , ennoblir continuellement sa sensibilité . Il nous est utile par l' exemple de sa vie , mieux encore que par son oeuvre . La société d' un * Goethe apprend à tirer parti sans vergogne des moindres éléments , à ne pas nous intimider , ni enfiévrer , ni désespérer . Ce grand homme est calmant . Ses points de vue ne sont ni rares , ni extraordinairement puissants ( d' ailleurs l' extraordinaire a quelque chose de répugnant pour un naturaliste et les phénomènes sont des beautés de foire ) . Mais c' est un homme très solidement campé dans ses idées . Ce citoyen libre de * Francfort , ce bourgeois haussé d' une classe , ce parfait produit d' une vigoureuse famille , bien adapté à la vie allemande , avec quelle heureuse audace il s' appuie sur ses erreurs ! Rien n' entrave le jeu de ses facultés artistiques et , comme c' est toujours de l' âme que naît une oeuvre littéraire , il parvient , au moyen des plus grossiers malentendus , dès l' instant qu' ils l' émeuvent , à établir un poème le plus solide et le plus sincère . Un voyage d' ignorant sur la terre classique a permis à * Goethe de donner une voix à tout ce qu' il avait entrevu dans ses moments de plus haute vénération . Sous un climat qui transfigure une âme du nord et parmi des objets qui échauffent la piété d' un artiste , il a transformé en noble matière poétique ses plus humbles expériences , pour le grand profit du modèle imaginaire qu' il s' occupait alors à réaliser . Dans * Bologne , le 19 octobre , il contemple longuement une sainte * Cécile de * Raphaël . " l' artiste , dit -il , lui a donné les traits d' une jeune fille robuste et ferme , sans froideur et sans rudesse . Je l' ai étudiée avec soin et je lui dirai en esprit mon * Iphigénie . je ne ferai rien dire à mon héroïne que cette sainte n' ait pu exprimer . " plus tard , il se plaindra qu' aucun acteur allemand ne puisse se faire l' âme assez noble pour jouer les rôles et prendre les attitudes d' * Iphigénie en * Tauride . en effet , un très petit nombre de personnes sont à un degré suffisant de culture pour ressentir , repenser l' esprit profond de cette tragédie qui est une pièce civilisatrice . D' * Iphigénie sort une puissance capable de faire des philosophes stoïciens , - comme du * Cid , d' * Horace et de * Polyeucte sortait une puissance capable de faire des individus qui se sacrifient . * Corneille sert un * Napoléon qui a besoin de héros ; * Goethe sert toute société qui a besoin de se défendre contre l' orgueil intellectuel . L' * Iphigénie pose une barrière à celui que la conscience de sa spiritualité incite à s' évader des règles et des coutumes sans ménagements . L' * Iphigénie , oeuvre d' un homme que disciplinaient , par ailleurs , ses études d' histoire naturelle , ramène à la soumission nécessaire de puissantes intelligences enivrées de leur supériorité . * Mycènes enfin s' anime . Je donne un sens à mon pèlerinage , c' est de comprendre la vierge qui s' embarqua sur cette plage pour venir jusqu'aux plaines du * Rhin . Je puis intéresser mon coeur et sortir de ma frigidité si je me dis que cette * Acropole farouche est le berceau de l' étrangère qui m' enchanta dans mon aigre pays . Mais un grand doute m' est venu . Je me rappelle un rouleau d' * égypte , auprès d' une momie , où l' on trouve cette exclamation : " ô coeur , qui me viens de ma mère ! " de cette famille des * Atrides peut -il sortir , comme * Goethe l' a cru , une * Iphigénie qui pardonne ? Rien d' arbitraire ne fleurit chez les êtres ; jamais une feuille n' apparaît sur eux qui n' appartenait pas à leur principe . * Iphigénie , formée d' * Agamemnon et de * Clytemnestre , n' est pas faite pour s' insurger contre la loi sanglante d' * Artémis . Celle qu' un père acceptait d' immoler sur l' autel , ne répugnera pas à verser le sang pour obéir à la déesse . * Iphigénie étant la sacrifiée doit devenir la sacrifiante . * Racine l' a bien vu . Dans les notes qu' il prenait de ses lectures grecques , il relève ce que dit à * Clytemnestre * électre , soeur d' * Iphigénie et d' * Oreste : " si je suis méchante , je ne dégénère point de vous . " et là-dessus , il fait un commentaire : " le caractère honnête d' * électre se montre au milieu de son emportement . Elle s' en excuse sur son malheur . Elle dit qu' elle en a honte elle-même et qu' elle y est forcée , et elle l' explique en disant à * Clytemnestre : ce sont vos actions qui parlent en moi . " à * Mycènes , plus qu' ailleurs , on subissait les ordres des tombeaux . J' ai vu dans les vitrines du musée athénien la dépouille des sépulcres , les vases d' or et d' argent , les sphinx , les griffons , le beau lion d' or , les bibelots d' ivoire , la tête mitrée qui sent l' * Assyrie , les oeufs d' autruche ornés de dessins , le grand cachet babylonien . Qu' ils devaient valoir , ces morts , pour qu' on les comblât de si grandes richesses ! Au premier acte des choephores , j' entends * Oreste s' écrier : " ô mon père , sois avec ceux qui t' aiment . " * électre insiste : " vois , dit -elle , tes deux enfants debout près de ta tombe . " * Oreste , d' un cri sublime , presse son père : " ne laisse pas s' anéantir en nous la race des pélopides . " terribles adjurations qu' aucun homme vraiment digne ne refuse de prononcer . Qui de nous ne s' est écrié : " ô mon sang , sois fidèle à toi-même ; ne laisse pas s' affaiblir , dans mes veines , mes pères . Tu es ma famille , ma cité , mes lois , ma révélation ; je t' accepte . " mais les enfants des * Atrides , quand ils veulent que leur race s' agite dans leurs veines , appellent leurs péchés et leur condamnation . * Goethe et la * Grèce ont voulu nier ces fatalités . Sur les sommets de l' oeuvre goethienne , on respire la confiance dans la vie . Le poète veut nous persuader d' une conception optimiste de l' univers , parce qu' elle favorise l' activité ... les artistes sont obligés , pour épanouir notre sympathie , d' épurer les passions qu' ils mettent en mouvement sous nos yeux . Et dans toute catastrophe il est convenable que l' on voie glisser des lueurs de justice . Nous prenons du ressort et du calme dans la conviction qu' ils nous communiquent que la vie est perfectible . Je n' objecterai rien contre l' intention de cet heureux mensonge . Je proclame , moi aussi , la nécessité de cet apaisement artistique . Mais je pense que pour y atteindre , il est plus loyal de nous faire voir comment ces passions , ces accidents , ces dévastations rentrent dans un ordre universel . Et nul plus large plan où faire rentrer les faits que ce déterminisme auquel l' * Iphigénie essaye de contredire . Certainement , il est agréable d' entendre qu' * Oreste s' est guéri de ses troubles épileptiformes , et je voudrais que l' amitié de ce dégénéré pour * Pylade ne me fût pas suspecte . Mais que faire si je vois nettement l' absurdité de ces hypothèses optimistes ? Je pourrais encore me payer d' illusion sur cette grande famille de tarés , dans les prairies du * Jura où je mets au net mes notes de voyage . Parmi ces combes grasses , les chalets pleins de vaches sonnantes , les longues solitudes où il n' est pas une herbe , pas une bête méchante , nous inclinent à l' élégie et voilent les dures certitudes . Mais sur les tombeaux de * Mycènes , rien ne s' interpose entre nous et les faits . Sur les tertres funéraires , trois coupes de sang furent largement épandues : au festin de * Thyeste , à la mort d' * Agamemnon , à l' assassinat de * Clytemnestre . Les colonnes du temple d' * Artémis , où la fille des assassins officie , demeurent teintes du sang humain . Au-dessous de l' * Acropole mycénienne , on mène les voyageurs dans une crypte saisissante de force et de grandeur , dite le trésor d' * Atrée . Par un corridor de murs cyclopéens , ils pénètrent sous une coupole en forme de ruche : à droite est un caveau plus petit , entièrement creusé dans le roc ; on l' éclaire en brûlant un journal et il empeste le sépulcre violé . * Edgar * Quinet , qui visitait en 1828 ce sanctuaire du culte des morts , s' écrie : " je sens qu' ici l' on est parvenu au point extrême du monde grec et qu' il n' y a plus qu' à écouter autour de soi les sources des fontaines ... " il s' arrête , se tait , hésite à désigner ces fontaines , ces grandes pensées qui n' ont jamais tari et qui sourdent encore sous la terre pierreuse de * Mycènes . Aussi bien , on suit leur cours dans l' oeuvre des grands poètes , de * Dante , de * Pascal , qui , pour les adoucir , y mêlent l' idée de la grâce . Nous sommes asservis aux transmissions du passé ; nos morts nous donnent leurs ordres auxquels il nous faut obéir ; nous ne sommes pas libres de choisir . Ils ne sont pas nos morts , ils sont notre activité vivante . Ces sombres vérités demeurent les vues les plus certaines de notre raison . L' humanité , qui les avait déposées dans les grands mythes primitifs , les a transbordées dans ses lois scientifiques . On est bien dans le tombeau des * Atrides , qui nous resserre et ne nous donne d' échappée qu' en profondeur , pour entendre ces fontaines sourdre de toute éternité . chapitre XIII . Le soir dans une bourgade de * Grèce : au fond du golfe d' * Argos , la baie de * Nauplie abrite un espace de mer pareil aux lacs italiens , mais où manque leur volupté ... des matelots travaillent lentement sur le port , le soleil se couche en illuminant un cirque de montagnes , la fièvre vibre dans les airs . Sur une barque un débardeur chante et rechante sa plainte turque . Elle m' enchaîne et me laisse aller jusqu'au point où elle se perd , pour , aussitôt , me ramener jusqu'au point d' où elle se lève ... voici des êtres mous , pareils à ceux qui boivent l' apéritif dans notre * Languedoc , et puis de vrais arabes poussant leurs bâtons pointus dans les plaies de leurs ânes . Je ne m' occupe que des dalles où je pose mes cent pas monotones . Heures avant-courrières de notre usure et qui déjà nous isolent de l' univers ! Au crépuscule , tous les soirs , notre âme se fait neuve . Elle rejette les copeaux de sa journée qui l' encombrent et désire recevoir une émotion spirituelle . Alors , si rien ne nous impose de plaisir ou de tourment , quelle détresse , quel veuvage ! Un homme raisonnable a soin de réclamer vite la lampe . Hâtons -nous d' étouffer sous notre travail ce soulèvement de vaine poésie . Mais au fond du golfe d' * Argos , sur quoi se divertir de soi-même ? La terre de * Nauplie , pour moi , n' a pas d' odeur . J' écoute ses propositions avec insensibilité . Je ne gravirai pas sur le flanc du rocher les huit cent cinquante-sept marches qui mènent au fort * Palamède . Nul paysage ne saurait , ce soir , vaincre ma dure indifférence . Je rentre à l' hôtel , et voici qu' en feuilletant mes livres , je trouve sur le nom de * Nauplie une tache de sang pâli . Elle m' attire au parvis de * Saint- * Spiridion ... dans l' une des rues basses qui encerclent le * Palamède , j' ai visité la sinistre église . Sous son portail , le président * Capo * D' * Istria fut assassiné à six heures du matin , le 9 octobre 1831 . * Capo * D' * Istria avait été mis par l' * Europe à la tête du gouvernement de la * Grèce . C' était un habile homme de cour parmi de rudes * Klephtes . Son escrime ne valait pas contre leurs brutalités . Il voulut affaiblir les familles influentes et pousser dans l' ombre les chefs de la guerre d' indépendance , afin de concentrer dans ses mains le pouvoir ; il se heurta , il se brisa contre leur opposition et surtout contre celle des * Mavromichalis , la plus puissante des familles féodales du * Magne . La tête de cette famille était * Petro * Mavromichalis , le bey du * Magne qui , en 1821 , avec * Colocotroni , avait donné le signal de l' insurrection . Quarante-neuf membres de ses parents étaient morts en combattant pour l' indépendance . Aussi souffrait -il avec impatience l' autorité du nouveau président . Des siècles d' anarchie belliqueuse l' avaient mieux préparé pour être un héros que pour se soumettre à des institutions régulières : " homme né d' hier , disait -il à un contradicteur , oses -tu bien te mesurer avec celui de qui l' origine est aussi ancienne que les sommets du * Taygète ? " des révoltes ayant éclaté sur plusieurs points , * Capo * D' * Istria osa l' emprisonner dans le fort * Palamède . Mettre la main sur le vieillard des * Mavromichalis ! C' était un coup d' état . " notre vieillard " : on nomme ainsi en * Grèce le chef de la famille , et lui-même appelle ses enfants tous les jeunes gens de sa clientèle . Ceux -ci s' émurent au point que * Capo * D' * Istria dut en arrêter deux : le colonel * Constantin et * Georges ; le premier , frère , et l' autre , neveu du vieux * Petro . D' ailleurs ils ne furent point enfermés , mais seulement astreints à la résidence de * Nauplie , sous la surveillance de deux policiers . Le dimanche , 9 octobre 1831 , à six heures du matin , il faisait un très beau soleil . Le colonel * Constantin et * Georges * Mavromichalis pénétrèrent avec leurs deux gardes dans l' église de * Saint- * Spiridion . Ils y arrivaient du port , par la même rue qu' allait prendre * Capo * D' * Istria ( elle est si étroite que j' ai touché ses deux murs en étendant les bras ) . La messe allait commencer ; on n' attendait que le chef de l' état . * Georges * Mavromichalis embrassa l' image de la vierge sur l' autel et fit allumer un cierge par son garde . Après quelques minutes , le vieux bedeau * Goulo annonça que le président arrivait . Il fit dégager la porte . Le colonel * Constantin sortit et se plaça dehors , du même côté que son neveu resté dans l' église . Le colonel appuyait sa tête contre le mur de l' église . * Jean * Caraïanis et * André * Georgi , leurs deux policiers , qu' il faut maintenant appeler leurs complices , étaient placés dans la rue . Tous quatre regardaient venir le président . * Capo * D' * Istria était , à son ordinaire , vêtu d' un pantalon de toile blanche et d' une redingote bleue , de coupe militaire , avec un double rang de boutons en argent . Il était flanqué de son garde habituel , * Démétrius * Léonidas , auquel se joignait , comme de coutume , et par dévouement spontané , un brave manchot nommé * Georges * Cozinis . En apercevant les * Mavromichalis sous le portail , * Capo * D' * Istria eut une hésitation . Les trouva -t-il étranges sous leurs longs manteaux ? Avait -il reçu des avertissements ? On croit qu' une seconde il voulut entrer dans la maison de * M . * Rhodius , son secrétaire au département de la guerre . Mais ce diplomate avait de l' âme ; il s' achemina d' un pas égal vers sa destinée . Comme tout le monde se découvrait , * Constantin et * Georges ôtèrent leurs bonnets rouges avec leur main gauche ; ils tenaient la droite sous leurs manteaux . * Capo * D' * Istria répondit à leur salut avec une grande affabilité . Alors , comme il enlevait son chapeau pour entrer dans l' église , le jeune * Georges le frappa de son poignard dans l' aine , en même temps que le colonel * Constantin lui tirait , à bout portant , un coup de pistolet dans la nuque . On entendit deux explosions , c' est que * Jean * Caraïanis , lui aussi , avait tiré , mais sa balle se ficha dans le portail . Les deux gardes de * Capo * D' * Istria s' élancent à son secours . * Cozinis , le manchot , le reçoit sur son unique bras , mais le voit mort , et le jette roide à terre pour courir sus à * Constantin . Celui -ci enfile la ruelle escarpée , vis-à-vis du portail de l' église . Au vol , le manchot lui loge une balle dans l' épaule droite . Les cris : " à l' assassin ! " gagnaient de toutes parts . * Constantin tout saignant ne s' arrête pas de grimper . Il atteint le faîte de la montée et va descendre l' autre versant , quand la clameur fait bondir de son lit le vieux général souliote * Fotorama , qui saisit au mur sa carabine toute chargée , court à sa fenêtre , voit et tire . Le colonel roule par terre . Le manchot se jette dessus avec la meute des poursuivants . Au milieu de cette curée arrive par hasard un piquet de soldats . * Constantin , dit -on , les implora : - ô mes frères chrétiens , ne me martyrisez pas ; je ne suis pas le vrai coupable , laissez -moi vivre pour avouer la vérité ... ils le traînèrent jusqu'au poste , mais d' une telle manière qu' il mourut en arrivant . Cependant * Dimitri , le garde régulier de * Capo * D' * Istria , poursuivait le second assassin et ses deux policiers , le long de la rue , à droite , en sortant de l' église . Il leur tira dessus par deux fois , sans que son pistolet prît feu . Les fuyards se jetèrent dans la maison du colonel * Valiano . Au premier étage habitait un bourgeois , * Spiridion * Kyparissi , né à * Ithaque . Il a déposé en justice : " j' entendis à l' étage supérieur , au deuxième , une voix effrayante . Le jeune * Mavromichalis , son pistolet à la main , menaçait tous les locataires qui , en caleçons , voire en chemise , bondissaient de leurs lits . Il criait : " * Valiano , nous " l' avons assassiné . - qui ? -ce f ... président . " vous devez tous sortir de la maison . " il courait dans la chambre comme un forcené , et tandis qu' un de ses gardes redescendait l' escalier pour s' assurer de la porte , il calfeutrait les fenêtres avec les coussins du divan , car déjà , du dehors , on menaçait de tirer . " au bout d' un quart d' heure , * Georges s' étant aperçu qu' une terrasse de la maison dominait le jardin du ministre de * France , espéra d' y trouver un asile inviolable . Tous trois sautèrent de la terrasse dans le jardin . Le baron * Rouen , accouru sur le bruit , les rencontra dans son escalier . * Georges * Mavromichalis prononçait une suite de mots entrecoupés : " honneur ... patrie . " * M . * Rouen , devant le personnel de l' ambassade , lui demanda d' abord de se désarmer . * Georges ôta son pistolet de sa ceinture , le baisa et dit : - je le livre à l' honneur de la * France . * Nauplie , d' un seul élan , se prononçait contre les * Mavromichalis . On avait fermé les portes de la ville . Les troupes de la garnison se mutinaient pour aller venger le sang du président . Elles ne s' apaisèrent un peu qu' après avoir obtenu la démission du général * Gérard , français , et , par là , suspect de libéralisme . Un portugais lui fut substitué . Sur les sommets des montagnes , les bergers sonnaient de la corne ; ils donnaient l' alarme aux bergers plus lointains , comme ils faisaient jadis pour annoncer les turcs : " frères , mettez en sûreté vos troupeaux . " au parvis de * Saint- * Spiridion , la foule , avec des tampons de coton , se pressait pour recueillir le sang du martyr . Son corps , rapporté dans le modeste palais présidentiel , avait été remis aux pleureuses qui le lavaient en même temps qu' elles lamentaient les chants funèbres , ainsi qu' il est déjà raconté dans la dix-huitième rapsodie de l' * Iliade : " ces chiens , disaient -elles , ces hommes sans religion ni conscience sont parvenus à le tuer . Désormais , qui nous protégera ? Où trouverons -nous un autre président , si bon , si doux , si patient , si amoureux du peuple ? Jusqu'à ce moment nous dormions tous tranquillement chez nous , parce qu' il y avait maître * Jean qui veillait . Malheureuse * Grèce ! Tu vas être de nouveau la proie de nos notables . " cette plainte est intéressante : elle marque comment les notables avaient vu dans la révolution un moyen de substituer leur tyrannie à celle des turcs . On y vérifie en outre que dans tous les climats , les notables , les féodaux , les chefs de clientèle tendent naturellement à réclamer le parlementarisme , tandis que les petites gens se ramassent autour du pouvoir autoritaire . * M. * Rouen qui avait de l' honneur-et qui représentait la * France libérale de * Louis- * Philippe-n'avait pas voulu livrer le libéral * Georges * Mavromichalis à cette foule servante de l' autocratie qui , avec des cris de mort , assiégeait l' ambassade . Quand un pouvoir régulier se manifesta , qu' on vint réclamer le réfugié au nom de la commission administrative et que des forces militaires furent en mesure de garantir l' ordre , les portes s' ouvrirent . Le général * Pélion donna le bras au jeune homme , pour le couvrir , et les soldats le conduisirent , sans violences , au * Palamède . Chemin faisant , il disait : - je sais que je dois mourir : je recommande à ma femme de trouver un beau mari et de se remarier . Ce à quoi elle ne manqua point . Quelques jours plus tard on le condamna selon les formes . Il fut mené sous un platane isolé , au bord de la mer . Son père , des fenêtres de son cachot , lui envoya sa bénédiction . Il est moral d' ajouter que , l' année d' après , à l' avènement du roi * Othon , le vieux * Petro * Mavromichalis et son fils * Anastase reçurent le titre de sénateurs , qu' un autre de ses fils , le général * Démétrios , fut nommé ministre de la guerre par le gouvernement qui renversa * Othon , que la famille demeure une des premières de * Grèce , et que la mémoire de * Capo * D' * Istria jouit du respect patriotique de tous les partis . Un respect sans enthousiasme . Pourquoi la complaisance des poètes semble -t-elle manquer à * Capo * D' * Istria ? Sur le ciel de * Missolonghi la flamme du bûcher funèbre de * Byron laisse d' éclatantes lueurs . Je ne les préfère pas à cette tache qui s' efface au parvis de * Saint- * Spiridion . Nous ne rejetons pas l' héritage romantique , mais il faut l' agrandir ; nous invitons les enthousiastes d' un * Byron à sentir de la poésie dans certaines activités sans éclat ... d' ailleurs la destinée de scandale ou de gloire de leur héros devient mieux intelligible si nous mettons en regard la mission d' un * Capo * D' * Istria . * Aristocrate , exclu par sa caste , et calomnié par toute sa nation , * Byron jette l' anathème sur l' * Angleterre . Privé de la haute vie seigneuriale que ses instincts exigeaient , il veut briser les cadres sociaux . Son orgueil forcené s' insurge contre toute limite ; il refuse même d' accepter les conditions de la vie et , par exemple , le départ de sa jeunesse : c' est le révolté . * Byron fut , en * Grèce , le chevalier de la révolution , comme * Capo * D' * Istria , l' agent de la légitimité . Celui -ci , petit noble sans patrie , mit au service du plus grand pouvoir conservateur , c' est-à-dire la * Russie , ses facultés de faiseur d' ordre . Il accepta la tâche de détruire les sociétés secrètes en * Grèce et de dompter un esprit d' anarchie qui émouvait toute l' * Europe . S' il périt , c' est que la révolution , ayant triomphé à * Paris ( 1830 ) , crut pouvoir établir en * Grèce un régime constitutionnel . Il fallait bien d' abord qu' elle se débarrassât de * Capo * D' * Istria . à toutes les époques , pour se défaire d' un homme politique qui gêne , on s' est adressé à des passions privées , auxquelles on fournit des moyens matériels et des idées généreuses . Dans l' espèce , il était naturel qu' on pensât aux * Mavromichalis . Ils furent enthousiasmés par l' idée de venger leur honneur , et par le désir de restaurer le pouvoir de leur famille . Qu' avais -je donc hier au soir sur le port de * Nauplie , à suivre cette chanson qui se noyait dans le crépuscule ? Une chanson orientale empoisonne une âme passante . Mais la vision nette de quelques faits cruels nous redresse et nous tonifie . L' homme n' est pas fait pour qu' il rêve , mais pour qu' il morde et qu' il déchire . chapitre XIV . Les approches de * Sparte : dans les pauvres rues de * Tripoli , je cherchai vainement un vestige du récent passé turc . Rien ni personne ne me renseigna sur le pacha de la morée , tel qu' il survit dans les chants populaires , assis dans ses jardins , avec sa garde d' albanais , ses esclaves noirs tenant de beaux chevaux , ses janissaires de tragédie , son sérail plein de secrets , ses confiseurs , ses pages , ses bouffons , ses musiciens , ses montreurs de marionnettes obscènes , son chapelain et son bourreau . En revanche , chacun voulut que je visitasse , à deux heures de * Tripoli , le champ de bataille de * Mantinée . Je cédai , car en voyage il faut battre tous les buissons de peur de manquer son plaisir . Mais * Pélopidas non plus qu' * épaminondas ne me firent compagnie ; je pensais à * Chateaubriand qui passa ici le 14 avril 1806 . Le lendemain , il se rendit chez le drogman du pacha . On lui répondit que son excellence venait d' entrer chez ses femmes . * Byron aussi traversa * Tripoli . Son génie doit beaucoup à son premier voyage de * Grèce , comme sa gloire à son second . Cette * Grèce , où nous venons prendre des leçons de classicisme , a fourni plus qu' aucun lieu des couleurs au romantisme . Même aujourd'hui qu' en apparence elle s' est expurgée , elle garde un fond de fièvre mal assoupie . Et voici un thème bizarre qu' en revenant sur * Tripoli , elle me suggérait de broder . Quand les grecs de * Colocotroni prirent la ville d' assaut , en 1821 , ils massacrèrent toute la population turque , hors les femmes du vieux * Kourchid-pacha , gouverneur de la morée . Les jeunes vainqueurs s' amusèrent avec ces personnes d' un charme sauvage , qui en eurent elles-mêmes du plaisir . Mais leur rachat ayant été conclu par traité , elles furent rendues à * Kourchid . Il les fit coudre dans des sacs et jeter à la mer . Si l' on savait donner des âmes variées et vraisemblables aux personnages de ce drame brutal et même aux brutes qui cousirent les sacs , on aurait une belle occasion de produire toute la gamme qui va de la volupté à la cruauté . Ce ne sont pas les ombres de ces belles hurleuses qui , en mai 1900 , visitèrent mon sommeil . Vers les cinq heures du matin , je me levai d' entre les punaises . Soixante kilomètres d' une route excellente séparent * Tripoli de * Sparte . Je fis un détour de deux lieues pour visiter la cathédrale de * Palaeo * Episcopi , seul reste de la ville de * Nicli , dont * Geoffroy * De * Villehardouin , au treizième siècle , fit une baronnie , et qui repose sur l' emplacement de l' antique * Tégée . Dans un paysage herbeux , à travers une grande plaine cerclée de montagnes puissantes et semée de moulins à vent ou de petites villes peu distinctes sur des vallonnements , j' atteignis mon église . Je reconnus dans ses murs plusieurs fragments de bas-reliefs et de colonnes de marbre , puis un pappas m' introduisit dans le dôme central , flanqué de quatre petits dômes . De là , je poussai jusqu'à la bourgade voisine qui se nomme * Piali . On y conserve un bas-relief de marbre , un lion de grandeur naturelle , que les manuels affirment l' un des plus remarquables morceaux de la sculpture grecque . Nous ne pûmes pas d' abord obtenir la clé . Celui qui la garde était absent . Il fallut nous asseoir patiemment sur les pierres turques qui protègent le puits . * Hercule aussi s' est attardé au puits de * Piali , mais il y violait * Augé , prêtresse d' * Athéna . C' est une bonne manière de tuer le temps . Le choeur grec s' était formé autour de nous et je compris dans cette journée combien ce personnage du théâtre ancien est pris dans la vérité locale . Ces raseurs , au nombre d' une vingtaine , m' entouraient ; un seul parlait et tous l' approuvaient de la tête . Le choeur disait : " ô étranger , ne t' impatiente pas . Tu veux voir le lion qui est admirable . Il est vraiment derrière cette porte fermée , et cette fermeture même te prouve combien ce lion est un objet précieux . " une vieille m' apporta une fleur ; cette attention et la fleur furent célébrées en termes hyperboliques par le choeur . " voilà comme nous sommes , nous , les antiques descendants de ces tégéates que tu es venu admirer de fort loin , car tu n' es pas une bête et tu sais notre supériorité : aussi tu t' empresses de donner une piécette à cette excellente vieille et tu trouveras encore l' occasion de nous en donner . Ce qui te prouve que tu as tort de t' impatienter si la clef tarde à venir . " des enfants assez gentils passèrent avec des ardoises , où , sans doute , on les dressait à écrire les hauts faits des tégéates . Le choeur nous les montrait avec orgueil . Je n' ai jamais vu qu' un bébé de quatre ans , et qu' on gâte , pour s' émerveiller de soi-même aussi naïvement et , je dois le dire , aussi sincèrement que fait cette nation . Parmi ces gens qui nous entouraient , il y a de gros turcs aisément reconnaissables , mais , s' appeler des grecs , cela transforme un peu le sang . Enfin , après plus de temps qu' il n' en fallut , je ne dis pas à * Hercule , mais à sa prêtresse violée pour engendrer leur fils * Télèphe , on m' ouvrit une sorte d' écurie obscure au fond de laquelle gisait le chef-d'oeuvre . Le choeur entré avec moi me boucha complètement la lumière ... une fois de plus , j' avais fait tout un voyage pour abandonner , sur un dernier obstacle , ma curiosité . Et détourné par mon impatience de ce lion , que je voudrais aujourd'hui revoir , je n' attendais plus rien , sous la chaleur grandissante , que de * Sparte ; je la réclamais , à peu près de la même manière qu' un dîneur sans appétit , au restaurant , réclame " la suite " . Au sortir de la * Tégéatide , vaste plaine de belle culture où nous avions longuement couru , la route gravit la montagne qui devient rapidement pierreuse . Nous dominions le marais de la * Taka , d' une couleur chocolat . à distance , la * Grèce , c' est immuablement des lignes pures sous un ciel bleu . Souvenir , sans doute , des beaux jours de l' * Attique . Mais , pour gagner * Sparte , je trouvai d' abord les hauts plateaux de l' * Auvergne : même vent frais , même saleté de l' habitant , mêmes forces et grandeur monotone dans les ballons . Toutefois les vaches d' * Auvergne , si elles s' avisaient de pâturer sur ces hauteurs , s' y ensanglanteraient le mufle . Notre voiture était un landau confortable et le cocher vêtu à l' européenne ; mais il se mit à chanter pour lui-même une sorte de plainte gémissante et monotone qui , malgré l' air vif , me tournait le coeur . C' était une chanson si accablée et si gisante qu' on craignait que les mouches ne s' y missent . Il paraît que les gens compétents distinguent dans cette musique orientale des variantes . Pour notre oreille inhabile , c' est toujours la même note , une note de plain-chant et un développement soudain interrompu . Elle soulève toute mon âme et puis la laisse retomber . Ce n' est rien qu' un coup d' archet , mais qui déclanche en moi une masse de sensations . C' est l' analogue d' une ritournelle qui , dans un bal , met en branle tous les désirs , tous les caprices d' une jeunesse enivrée . Cette chanson du cocher de * Tripolitza fait voir que la vie n' a pas de but et que la société repose sur des opinions absolument frivoles . " et moi aussi , nous dit ce pauvre homme , j' aimerais d' avoir une belle femme qui me caresserait avec plaisir ; j' aimerais d' être considéré , d' avoir de l' argent . Mais les femmes rendent bien malheureux ; il faut se donner du mal pour faire sa fortune et du mal encore pour la garder . En outre , quel puissant est sûr du lendemain ? " cette chanson fatiguée , ce sont des désirs étouffés en leurs germes . " tout est vanité , répète indéfiniment le chanteur ; les choses qui me semblent les plus belles ne valent pourtant pas que je me désole , si je meurs sans les avoir possédées . " cet humble qui n' a pas fait l' expérience de toutes les occupations humaines ne saurait avoir inventé cette philosophie , mais il l' a respirée dans un souffle qui vient d' * Orient , et désormais pour lui elle fait le charme de la vie . Il ne se lasse pas de son refrain . à peine a -t-il exposé sa conception dédaigneuse du monde qu' il a envie de l' exposer de nouveau . C' est sa volupté . Il passe et repasse son archet sur ses nerfs . Il irrite avec délice sa tristesse . Il se caresse comme un matou avec son ronron . J' excuse , j' admire ce voiturier de se laisser aller à la dérive de son rythme monotone . Comme le soleil dans son parcours , sa pensée ayant aperçu la plus juste évolution qu' elle pût faire , l' exécute sans arrêt . Il est fastidieux , mais persuasif . De kilomètre en kilomètre , sa philosophie me pénètre l' âme . Aussi bien de quel droit pourrais -je le critiquer ? Si je cours dans ces montagnes du * Péloponèse , c' est pour y ressentir des humeurs nouvelles et les traduire en phrases longues , brèves , lourdes , ailées , pareilles à des barques mouvementées sur mon coeur . Quand je suis si personnel que je ne parviens pas à fixer mon attention sur le terrain de * Mantinée , sur les vestiges de * Tégée , ni sur le lion de * Piali , convient -il que je blâme un pauvre cocher qui ne s' occupe , comme moi , qu' à produire son âme ? Nous suivons un torrent pétré à travers des plateaux stériles . Il semble que la même cause ait désolé cette vaste pierraille et le coeur de mon cocher . çà et là , un paysan , qu' on dirait un kabyle , mène une charrue , dont le fer débile gratte mal la surface du sol . Parfois on croise une fuite en * égypte . Une heure plus loin , des bergers aux visages noirs nous regardent du haut des rochers . Appuyés sur de longs bâtons et le fusil à l' épaule , ils ont des poses de style . Leurs chiens-loups aboyaient furieusement . Quelques bandes de terre rouge héroïsent le paysage , mais il a , en général , la couleur du dos des rares ânes qui , les oreilles droites , y promènent leur sympathique humilité . Un pauvre khani nous fournit du lait de chèvre et un café buvable . A -t-il beaucoup changé depuis le passage de * Chateaubriand ? " j' avais mangé l' ours et le chien sacré avec les sauvages ; je partageai depuis le repas des bédouins , mais je n' ai jamais rien rencontré de comparable à ce premier khani de * Laconie . " j' y laisse reposer notre triste cocher mélomane et , d' un pied léger , je le précède . Il est midi ; l' heure ajoute à l' aridité . Seules quelques rares chèvres , dispersées , bravent le soleil qui brutalement vient de succéder au froid . Ces bêtes font toute la vie de ces étroits défilés . Pour la première fois , le mince sujet classique du pâtre qui se désespère d' une brebis égarée m' apparaît avec un sens vivant ... mon voiturier m' avait rejoint . Par mille lacets , nous gravissons une montagne toute en verdure . Quand nous fûmes exactement au point de partage et que nous franchîmes le col , nous rencontrâmes une tempête qui courait sur nous de la * Laconie et qui faillit nous dépouiller ; puis , dans la même minute , à travers les poussières que ce vent furieux soulevait , là-bas , par-dessus les abîmes où gît la plaine de * Sparte , nous découvrîmes des crêtes puissantes et nombreuses qui pointaient dans le ciel . Je n' eus pas à demander leur nom : le * Taygète ! Sa chaîne se disposait avec ordre et puissance . Un nuage faisait marcher de grandes ombres sur les montagnes plus basses interposées entre nous et cette suite d' arêtes tragiques ... l' ouragan qui nous secouait sur ce plateau pelé s' harmonisait avec mon premier saisissement . Un tel grandiose , dont la musique de * Beethoven m' a seule donné l' avant-goût , bouscula mon âme d' une si forte manière que je m' entendis m' écrier : " * Hélène , je le jure , n' est pas une poupée ! En elle , la volupté triste se confond avec les fureurs qui affrontent la mort . L' homme veut tuer et se perpétuer , et les pics sévères que voici présidèrent aux efforts les plus réussis de ces deux sauvages instincts pour s' élever à l' héroïsme ! " mais déjà de nouveaux renflements des sommets où nous courions me cachaient le * Taygète . Il avait suscité toutes mes forces intérieures . La morose cantilène de mon voiturier ne me semblait plus qu' un soupir de la ville des pachas et la basse mélancolie d' un esclave . Le génie de * Lacédémone , dans un grand coup de vent , venait de m' assainir l' âme et de balayer ce chant de malaria . Bientôt je vis sans obstacle le * Taygète , de ses cimes jusqu'à sa base . Pour ajouter à mon plaisir par le contraste , en même temps que je reconnaissais le * Taygète comme le héros du paysage , je promenais mes regards dans le ciel plein de nuages et de soleil et dans la riche vallée surabondante de verdures étalée immédiatement sous mes pieds . Je découvris l' * Eurotas , dont les eaux brillaient ; les blanches maisons de la nouvelle * Sparte éclataient dans les vergers de la plaine ; des villages aux toits rouges , pareils à des bosquets sacrés , s' abritaient sur les flancs généreux du * Taygète . Et , perchée sur un monticule , tout au fond du décor , je finis par distinguer la noble ville de * Mistra , que je cherchais expressément . C' est une ivresse de mettre en place , sur des lieux qu' on aborde pour la première fois , des noms de poésie . Je me répète à l' infini ces syllabes : * Mistra , * Lacédémone , * Eurotas , * Taygète , tandis que d' interminables lacets nous conduisent au fond de la vallée , parmi des arbustes verts , le plus souvent des lauriers-roses . Un mois plus tard , j' eusse atteint l' * Eurotas à travers leurs branches fleuries . Dans cette dernière heure , la plaine prend un aspect d' incomparable fertilité . Je m' engage entre les huttes qui recouvrent , dit -on , la * Sparte des héros . Partout des arbres à fruits et de petites rivières . J' aperçois deux gerbes bruissantes qui tombent de la montagne . Que ne peut la lumière de * Grèce ! Elle charge de beauté une colonne de poussière soulevée au loin par le vent . * Sparte , le soir où j' y parvins , embaumait le lilas en fleur . Parmi les blanches maisons de ce grand village neuf , je crus , au premier regard , retrouver l' * Andalousie . * Grenade par exemple , d' où l' on voit , tout en brûlant , les neiges du * Cerro de * Mulhacen . Mais à l' ouest de * Sparte , le fleuve * Eurotas , en s' écoulant parmi ses désolations , fait avec le mont * Taygète un accord sublime . Le * Taygète vigoureux , calme , sain , classique ( bien qu' il porte dans ses forêts toutes les lyres du romantisme ) , nous propose les cimes d' où l' on juge la vie fuyante . Cette plaine éternelle exprime des états plus hauts que l' humanité . Je puis dire d' un seul mot , le plus beau de l' * Occident , ce que j' ai d' abord perçu dans ce fameux paysage : de la magnanimité . chapitre XV . Une soirée sur l' * Eurotas : j' avais une lettre pour un juge du tribunal de * Sparte . Je le priai de me conduire au * Platanistas . Il fut perplexe et désira en conférer avec un pharmacien de la grande place . Nous tînmes conseil dans la boutique . Je leur lus ce que dit * Joanne . - en longeant l' * Eurotas , si nous laissons à gauche des terrains marécageux et , à droite , le village de * Psychiko , nous franchirons un canal qui forme , avec l' * Eurotas et la * Magoulitza , une sorte d' île triangulaire : c' est , messieurs , votre antique * Platanistas . Cependant que je les instruisais , mon hôte , debout sur une chaise , cherchait parmi ses bocaux une crème vanillée rose : - la plus nouvelle liqueur de * Paris , disait -il en remplissant trois verres . Je le priai de me remettre quelques cachets de quinine , dont il m' avoua que toute la population se nourrissait . Ces deux aimables spartiates se préparaient à visiter l' exposition de * Paris . Tout en me conduisant au * Platanistas , mon * Joanne à la main , le magistrat me disait sa joie patriotique de voir bientôt la * Vénus de * Milo . Sous l' action de la crème vanillée , je crus pouvoir lui dire que nous avions aussi nos * Vénus nationales , qui n' étaient pas manchotes et qu' il rencontrerait aux folies-bergère . Nous devînmes trois amis . Par-dessus trente canaux d' irrigation , à travers des demi-marécages , au milieu d' arbousiers et de plantes grasses , qu' ils appellent sphuro , nous descendîmes dans l' immense lit de gravier où le faible * Eurotas dessine ses méandres . Moitié s' excusant , moitié s' enorgueillissant , mes compagnons me répétaient avec le dur accent grec : - la voilà , cette fameuse * Sparte . Puis ils vantaient les restaurants de * Paris . Je leur fis voir sur l' autre rive de hauts escarpements de sable rouge . - c' est là , messieurs , que se trouvait le tombeau de votre * Ménélas . Je cassai parmi les roseaux quelques branches de laurier-rose , mais je ne vis nager aucun cygne sur l' * Eurotas . Depuis des siècles , l' événement a justifié le présage de mort que leur voix rauque avait chanté . Sur la prairie où jadis les vierges de * Sparte frottées d' huile luttaient nues avec les garçons , une pauvre petite fille molestait un cochon rétif . C' est ici que les compagnes d' * Hélène lui tressèrent une couronne de lis bleus quand elle fut prête à passer dans le lit de * Ménélas . Je fis quelques cents pas sur la route de * Gythéion . Les malheurs , les désespoirs , toutes les fatalités endormies sur ces vastes champs de mûriers et de maïs assaillent le passant qui leur est un terrain favorable . J' accompagnais le beau * Pâris quand il emporte son amante vers l' île de * Cranaos , où leur premier lit est dressé par le plaisir éphémère . C' est par une telle soirée , qui succédait à la plus lourde chaleur , qu' * Hélène , pour son infortune et sa gloire , consentit à son instinct . Sur ce chemin de la mer , où déjà me rejoignaient les grandes ombres du * Taygète , je voyais fuir le dernier roi de * Sparte , * Cléomène ... * Cléomène descend au galop les hauteurs de * Sellasie où la phalange macédonienne vient d' enfoncer la suprême armée spartiate ; il s' appuie quelques minutes contre la colonne d' un temple , puis , sans vouloir manger ni boire , prend la route de * Gythéion et de la mer , comme avaient fait * Hélène et * Pâris . Ces deux amants furtifs et ce vaincu ouvrent et closent les fastes de * Lacédémone . Nous revînmes dans un café de * Sparte , et mon juge interrogea ses compagnons de manille pour savoir où se trouvait la tombe de * Léonidas . Bien que ce fût l' heure du brouet , ils me conduisirent en troupe derrière une haie , dans une sorte de jardin , et me dirent : - c' est là . On ne trouve rien d' authentique sur les monticules onduleux de * Sparte . Qu' est devenue la stèle , près du tombeau de * Léonidas , où les enfants épelaient les noms des trois cents morts aux * Thermopyles ? Et cette * Vénus de cèdre , assise , la tête voilée et les pieds enchaînés , symbole des vertus domestiques ? Et la * Diane dérobée en * Tauride par * Iphigénie , devant laquelle on fouettait les éphèbes ? ... mais peut-être les pierres de mémoire élargissent -elles en tombant le culte qu' elles commémoraient . La plaine tout entière devient un monument aux héros . Ce soir , l' horizon , l' histoire et ma chétive pensée font un accord inoubliable . Le soleil a disparu derrière le * Taygète , les splendeurs sensibles s' éteignent et cèdent à la fièvre , que je m' enivre encore de la vallée de * Sparte . C' est possible qu' en tous lieux la nature révèle un dieu , mais je ne puis entendre son hymne que sur la tombe des grands hommes . chapitre XVI . Les matinées classiques de * Sparte : mes yeux et mon coeur sont neufs ce matin . C' est que je respire l' air qui caressa la beauté d' * Hélène . Ce matin , je me promène avec mon compatriote , l' harmonieux * Claude * Gelée . Il m' enseigne l' amour des époques primitives et me fait reconnaître , au nord , sur les horizons d' * Arcadie , le séjour des personnages fabuleux . Par une telle matinée , sur l' * Eurotas , navigua le cygne fou d' amour qu' au * Bargello florentin , * Michel- * Ange conduit jusqu'au coeur de * Léda . Délégué des rives de * Sparte , l' oiseau assaille la reine pour que , de leur transport , une vierge naisse , qui passe en éclat le ciel et la nation de * Laconie . Ces platanes qui frissonnent sont les petits-neveux du platane touffu où les amies d' * Hélène suspendirent , le soir du mariage , un chapeau de fleurs odorantes . Douze vierges de haute taille , les premières de la ville , et la chevelure mêlée d' hyacinthes violettes , formaient un choeur devant la chambre nouvellement peinte où le blond * Ménélas venait de s' enfermer avec sa jeune compagne . Et toutes chantaient en marquant la mesure de leurs pieds entrelacés , et la maison retentissait de l' hymne hyménéen : " ô jeune époux , t' endors -tu si tôt ? As -tu quelque lourdeur aux genoux ? As -tu donc assez bu pour désirer ton lit ? Si tu avais sommeil , il fallait laisser la jeune fille jouer avec ses compagnes jusqu'au matin , près de sa mère . " ces beaux chants , ces harmonies du corps et de l' âme , et qu' on me passe le mot , ces belles " santés " que portent les filles de * Sparte aux jeunes époux qui vont respirer la tendresse et le désir sur le sein l' un de l' autre , ne sont pas en désaccord avec les trois sermons lyriques pour jeunes militaires que nous possédons de * Tyrtée : " ... de ceux qui osent soutenir d' un courage unanime le choc de l' ennemi , peu meurent et ils sauvent leur peuple ; mais les lâches perdent toute leur force , et nul ne peut dire combien les lâches sont accablés de maux . C' est une chose misérable qu' un cadavre gisant dans la poussière et que la pointe d' une lance a percé dans le dos . Mais il est beau , celui qui marche d' un pied ferme , mordant sa lèvre de ses dents , couvrant de l' orbe de son large bouclier ses cuisses , sa poitrine et ses épaules , brandissant de sa main droite la lance solide , et agitant sa crinière terrible sur sa tête . " on croit mourir de délices si l' on réveille dans les saules de l' * Eurotas ces cantiques d' une franchise adolescente , ces poésies toutes directes . Rien n' est interposé entre nous et de telles images . Deux bras nus nous saisissent l' âme . Le vieux poète-professeur * Aleman , au soir d' une longue vie passée à apprendre le chant aux filles de * Lacédémone , enviait les martins-pêcheurs que les jeunes femelles transportent quand ils ne peuvent plus voler . Si nous nous élevons jusqu'à comprendre les héros primitifs , c' est que les beautés naturelles de * Sparte nous prennent sur leurs ailes . De colline en colline , comme de strophe en strophe , chante le poème d' un noble sang disparu . La pensée dorienne se soulève des vallons où elle dormait pour nous tendre la lance et la lyre . L' étincellement de toute la plaine rajeunit mes images de collège ; * Léonidas , ce matin , n' est pas de l' école de * David . Il a perdu son allure emphatique , et l' on doute s' il se proposa l' idéal austère , éloquent , que nous crûmes lui voir d' après les commentateurs de * Plutarque . On comprend ce qu' étaient ici les héros . * Castor et * Pollux , modèles de la jeunesse spartiate , me deviennent intelligibles . Ces deux brutaux passèrent leur enfance dans les sombres bois de pins suspendus aujourd'hui encore aux escarpements du * Taygète . Rien ne dénonce mieux leur moralité que l' agression qu' ils commirent , avec l' assentiment général , sur les fiancées d' * Idas et de * Lyncée . En vain le jeune * Lyncée leur faisait -il les remontrances les plus aimables : " * Leucippe nous a depuis longtemps fiancés à ses filles que voilà , et nos serments sont prononcés ; mais vous , au mépris de cette alliance jurée , vous avez , avec des boeufs et des mulets dérobés à d' autres , changé la volonté de cet homme ; vos présents nous ont volé nos fiancées . Certes , * Sparte est grande . Là , mille jeunes filles intelligentes et belles sont élevées par leurs parents , et il vous serait facile d' épouser celle que vous choisiriez , car les pères recherchent de nobles fiancés , et vous êtes illustres entre les héros , illustres par votre père et non moins par votre mère . Amis ! Laissez donc nos mariages s' accomplir et nous vous aiderons à en faire d' autres vous-mêmes . Cependant , si vous voulez combattre et laver les lances dans le sang , que le robuste * Pollux et * Idas s' abstiennent de la lutte , et que nous combattions seuls , * Castor et moi , car nous sommes les plus jeunes . Ne laissons pas à nos parents une douleur sans remède . C' est assez d' un seul cadavre par maison . Les survivants réjouiront leurs amis ; ils seront fiancés au lieu d' être morts et ils épouseront ces jeunes filles . " ainsi parle l' aimable * Lyncée . Mais * Castor le tue en lui enfonçant sa large épée dans le côté jusqu'au nombril et * Idas périt également . Le nom de héros nous trompe . Sous cette appellation , l' élite française honore un esprit de sacrifice et de courtoisie , mais * Castor et * Pollux , que * Sparte propose comme modèles à ses fils , se tiennent seuls à l' écart de leurs compagnons dans les retraites du * Taygète . Ce sont deux terroristes . Les professeurs veulent que la nature satisfasse les besoins idylliques de leurs honnêtes esprits rétrécis . Quelle dérision , leur * Sparte de collège ! Mais tout de même , cette fable a suscité de magnifiques agitations . Au mois d' août 1806 , * Chateaubriand cria de toute sa force sur la rive de l' * Eurotas : " * Léonidas ! " explosion naïve de l' enthousiasme des celtes . à l' heure où la * France s' ébranle pour la sublime campagne d' * Iéna , ce breton vient tromper son inaction en admirant de la gloire . C' est ainsi que je m' attardais sur les traces de mes souvenirs classiques parmi les collines matinales de * Sparte . On y trouve des beautés que l' on peut aimer sans souffrir . Le coeur qu' elles emplissent demeure raisonnable . Elles nous laissent notre orgueilleuse indépendance . Ces harmonies de la nature , de l' histoire et de la poésie sont épurées de tous éléments de désespoir . Auprès de ces froides compagnes étincelantes , un passant veut reprendre haleine et se guérir des trop vivantes beautés . Parfois je poussais jusqu'aux petits bourgs blottis avec leurs vergers et leurs ronces sur les premiers étages du vigoureux * Taygète . * Parori , * Tripy , je ne ferais entendre votre éclat , voilé sous les plus admirables jardins , que si je pouvais transporter ici vos parfums , le bruissement de vos fontaines , le contraste que vous faites avec toute l' aride * Grèce , la fièvre que vous rafraîchissez et l' esprit occupé de sublime que chaque voyageur nécessairement vous apporte . Au hasard de mes promenades , j' ai bien des fois respiré l' odeur de mystère qu' exhalent certains manoirs de nos plus vieilles campagnes de * France . Sous les châtaigniers d' * Auvergne , je me rappelle des fenêtres closes : derrière la grille rouillée croissaient les chardons et les folles avoines , et , dans le jardin , des touffes de scolopendres embaumaient la margelle du puits . à * Neuilly même , chaque jour , je me promène entre les murs prudents et silencieux de * Saint- * James . Cet énigmatique quartier , sur la pente de la * Seine , si mort et si secret , s' associe dans ma mémoire aux jardins de * Parori . Mais les maisons de * Laconie , sous les citronniers , les parfums , le soleil et la misère , derrière de hautes murailles délitées , abritent des rêves où nous ne sommes point engagés . Si j' assiste au mariage d' une dame du sérail , mon coeur risque moins de souffrir que si je mène une amie de mon enfance dans la demeure d' un jeune époux . Jardins de * Parori , de * Tripy , beautés éblouissantes , encloses de misères , secrets que j' ai durant quelques jours côtoyés , notre tristesse de ne pouvoir pas pénétrer et emporter votre bonheur s' atténue du pressentiment que c' est un bonheur dont nous ne saurions guère jouir . Vers midi , je me reposais sur les margelles de la fontaine de * Parori . Au bord de cet heureux bassin qu' ombragent des arbres à fruits , les femmes de * Sparte se rassemblaient jadis , quand leurs maris mouraient pour * Hélène devant * Troie . Sur les mêmes pierres s' assirent leurs petites-filles , esclaves des turcs , le visage ombragé d' un demi-voile de mousseline transparente . Leurs sensations pacifiées , éventées , s' ajoutent à ce beau lieu pastoral . chapitre XVII . Le rocher des apothètes : je ne me lassais point d' errer , à l' ouest de la ville , dans les campagnes comprises entre l' * Eurotas et la chaîne du * Taygète . Des bosquets d' oliviers , de sycomores et de platanes , des mûriers enlacés de vignes laissent pousser dans leur ombre claire de l' orge , des maïs , tous les légumes et toutes les fleurs . à chaque pas murmurent et fraîchissent de petites rigoles , par où la neige , qui blanchit les cimes du * Taygète et qui ruisselle impatiente sur tous ses flancs , vient tremper cette terre brûlante . Mais ce paradis est un cimetière . Les cyprès y commémorent le plus illustre des deuils . Sur cette scène étroite , une race extraordinaire a donné sa représentation . Ces vallons , ces torrents et ces ruines , qui sous des flots de jeune lumière offrent les marques de l' ancienne domination , émeuvent , comme des grecques captives dans le sérail des pachas . Ils disposent une jeune âme à recueillir ces traditions doriennes , graves et vigoureuses , que le nouveau royaume doit s' approprier , s' il veut , comme c' est nécessaire , se purger de ses turqueries . Si j' étais un riche grec , je ne fonderais pas d' hôpital , ni de collège dans * Athènes ; je doterais la malheureuse * Sparte . Je dessinerais sur ces collines des pèlerinages civiques . J' y enverrais les jeunes albanais venus en * Grèce pour être grecs , et je voudrais qu' ils fissent leur plus longue méditation au seuil de la brèche éclatante de * Parori . On y visite , dans les premiers escarpements du * Taygète , le haut rocher des apothètes , d' où * Sparte précipitait tout enfant incapable de faire un guerrier vigoureux . C' est excellent de décourager les fausses vocations . * Sparte a prétendu diriger la reproduction de ses citoyens . Les jeunes reproducteurs étaient formés par des danses et des luttes ; puis on retardait et comprimait de plusieurs manières leurs rêves voluptueux . Les vierges s' exposaient sans voiles ; il fallait que le garçon enlevât par force la fille qu' il voulait épouser : au soir du mariage , la femme était vêtue de l' habit d' un homme , et chaque fois , ensuite , elle devait être saisie à la dérobée , par une violence furtive , tant le législateur redoutait la mollesse et la satiété . Sitôt enceinte , on entourait la jeune épouse des images d' * Hyacinthe , de * Narcisse , de * Castor et de * Pollux pour qu' elle formât son fils sur leur perfection . S' il naissait difforme , on le supprimait . Il y a là des articles obscurs , mais , dans leur ensemble , ces grandes vues rationnelles m' enchantent . Voici l' un des points du globe où l' on essaya de construire une humanité supérieure . Il est trop certain que la vie n' a pas de but et que l' homme pourtant a besoin de poursuivre un rêve . * Lycurgue proposa aux gens de cette vallée la formation d' une race chef . Un spartiate ne poursuit pas la suprématie de son individu éphémère , mais la création et le maintien d' un sang noble . Je sais tout ce qu' on a dit sur la dureté orgueilleuse de * Sparte . Ces critiques sentent l' esprit subalterne . Mon compatriote , le maréchal * De * Bassompierre , recevant des mousquetaires , un jour qu' il était en train de lire les coutumes de * Lacédémone , leur dit : " en vérité , messieurs , je jurerais que tous les lacédémoniens étaient autant de chartreux et de mousquetaires . " quant à moi , j' admire dans * Sparte un prodigieux haras . Ces gens -là eurent pour âme de vouloir que leur élevage primât . chapitre XVIII . Les motifs de mon enthousiasme : quand du khani de * Vourlia , par-dessus la vallée de l' * Eurotas , j' embrassai d' un premier regard les déchirements et les élancements des masses du * Taygète , il me fut impossible de rien analyser . Sans pouvoir dire mes raisons , je subis , dès l' abord , un dégoût des plus sensuelles turqueries ! Qu' on ne me parle plus , disais -je , des meilleures pâtes parfumées , ni des voiles brodés de l' * Asie , ni des cantilènes qu' échangent la rose et le rossignol ! ... chez tout passant , le * Taygète suscite ce mouvement qu' eut le jeune * Achille quand il vivait au milieu des filles de * Scyros , et que soudain il aperçut la lance et le bouclier ... mais après que j' ai parcouru le domaine d' * Hélène et de * Lycurgue , je veux fournir une base réelle à mon enthousiasme . La vallée de * Lacédémone , où l' * Eurotas coule , chétif , dans un vaste lit de cailloux , est fermée au levant par le * Ménélaion et au couchant par le * Taygète ; elle a quelques kilomètres de large ; elle s' infléchit en courbes passionnées , et des vallons luxuriants séparent des monticules arides . Cette sinuosité , ces appels et ces fuites pleines de rêve s' accordent aux terrasses pathétiques du rougeâtre * Ménélaion , mais tout ce romanesque cède à la vaste souveraineté du * Taygète . Le * Taygète repose sur des assises puissantes qui présentent de sombres plis ; à sa base , il est tourmenté de gorges profondes , pleines d' un bleu noir et de forêts , et tout armé d' arêtes et de vastes contreforts . Ces puissantes avances envahissent , chargent la plaine , et l' on y voit mourir en héros d' antiques villages guerriers . Sur cette première construction , de formidables escarpements s' élèvent . Là-dessus , comme un troisième étage , se développe la région sauvage des glaciers et des avalanches . Et plus haut encore , la série des pics se dispose , d' un effet admirable par leur variété . Au milieu de cette ascension colossale de croupes , de sombres bois , de gouffres , de faîtes irisés et de glaces , le * Taygète fait éclater de soudaines déchirures , de splendides accents imprévus . Que de force et de grandeur dans les mouvements du * Taygète , quand il s' appuie largement sur la plaine conseillère de voluptés et qu' il se jette par cinq pointes neigeuses dans le ciel ! Nulle hardiesse d' écrivain ne peindra cette épaisseur éclatante et forte , ces couleurs solides , entières , jamais équivoques , ces grandes diversités rudes , qui s' étagent avec aisance depuis la zone des orangers jusqu'aux glaces étincelantes . Par quel jet de lyrisme rendre l' esprit qu' exhale cette masse brute ? C' est peut-être une puissance analogue qu' a subie ma jeunesse toute neuve , le jour que , rejoignant au sénat mon maître * Leconte * De * Lisle , je le vis causer avec un petit homme dont je devinai , par un coup dans mon coeur , que c' était * Victor * Hugo . Le * Taygète où brille , à travers l' épaisseur des rocs , une immense âme spartiate nous enlève à la volupté triste et lascive de l' * Eurotas ... ô fuite qui nous ébranle sans nous entraîner , de l' * Eurotas roulant dans sa molle vallée vers * Gythéion avec * Hélène ! Ses méandres qui s' écoulent vers le golfe de * Cythère , à l' heure où le soleil , glissé derrière la montagne , fait encore frémir le printemps , sont l' éternel tableau déchirant du départ de la volupté . à quarante ans , c' est * Sparte où je veux me fixer . * Sparte n' est point comme * Venise une note de tendresse qui sonne au milieu du plaisir ; elle ne jette pas comme * Tolède un ordre , un cri dans la bataille ; elle laisse * Jérusalem gémir . Le * Taygète entonne un péan . Un coeur noyé de poésie , s' il connaît une fois cette virilité du mont sous lequel tressaille la plaine pécheresse , veut mourir pour un idéal . Sa volonté d' être un héros jaillit , claire et joyeuse . Rien désormais ne le contentera qu' un fier repos au sein de la cité , une mémoire bien assise et resplendissante . Nulle hésitation , aucun tâtonnement . * Sparte est toujours la dompteuse d' hommes . Trois couleurs fermes et bien mises lui suffisent pour diriger l' âme . * Sparte n' a point surgi du caprice d' un esprit systématique . Elle fut la création nécessaire du sol . C' est le paysage où le * Taygète , avec un méprisant orgueil , se dresse par-dessus une plaine enivrante , qui dicta les fameuses institutions de * Lycurgue . Collines éternellement tragiques du rougeâtre * Ménélaion , * Eurotas , qui fuis dans un désert de cailloux et de lauriers , cimes étincelantes du * Taygète aux cinq doigts , quand le peuple , que vous avez formé pour qu' il fût votre âme agissante , depuis longtemps a disparu , vous continuez à disperser sur des pierrailles vos conseils . Les puissances naturelles qui portaient la patrie d' * Hélène et de * Lycurgue demeurent . Ces sublimes indifférentes ignorent l' histoire qu' elles encadrent , et que la cité vive ou soit morte , elles continuent de parler . Un air de divine jeunesse enveloppe toujours les masses du * Taygète . Sur ses neiges , je vois errer les centaures primitifs . * Castor et * Pollux joutent dans les forêts de la mi-côte . Le mystérieux cortège des bacchantes court avec des cris terribles . Que signifient de telles fureurs ? Pourquoi ces jeunes filles de * Sparte , les joues pourpres , des thyrses et des flambeaux dans les mains et leurs robes retroussées jusqu'aux genoux ? Glorifions avec les poètes celles en qui * Dionysos est entré jusqu'au fond du coeur . * Dionysos inspire les résolutions les plus généreuses ; il fait un peuple d' évelpides , des hommes confiants dans la fortune ... * Cassandre est toujours violée sur les autels . Le cygne assaille * Léda . Les jeunes filles du * Platanistas chantent à la jeune épouse enfermée avec son époux un éternel épithalame . C' est ce soir que , dans * Gythéion , * Pâris va posséder * Hélène . chapitre XIX . * Hélène au musée de * Sparte : dans le pauvre musée de * Sparte , sur un grand nombre de bas-reliefs , on voit les * Dioscures . Le plus souvent ils tiennent leurs chevaux par la bride . Parfois , ils sont debout , nus , avec des bonnets de magiciens . Ils s' appuient sur leurs lances . Entre les deux se tient leur soeur * Hélène , coiffée d' un polo évasé , raide , dans l' attitude d' une idole archaïque . à ses mains , sont -ce des joyaux ? Est -ce une chaîne brisée ? Triste entre ces deux hommes , inintelligible et peut-être bornée , elle m' envoie de ce fond des âges mille émotions de tristesse , de crainte et de désir . La voici donc , petite barque , avant qu' elle entrât sur la mer profonde ... cette * Hélène enfermée dans sa gaine d' * Asie , c' est la fleur du magnolia , close encore et qui doit , à l' aube prochaine , en s' épanouissant , transfigurer son tulipier . Mais cette rude * Hélène du musée contient mieux que les couleurs et les parfums d' un merveilleux arbre de roses . Depuis les remparts de * Troie , elle a vu les combats dont elle était le prix . Quel silence ! Quel regard lointain ! Les arêtes du * Taygète et ses entablements guerriers jettent leur ombre sur cette * Hélène primitive . Bien qu' elle touche partout les coeurs , ne croyez pas que la * Tyndaride soit de tous les paysages . Elle naquit de cette vallée , de l' * Eurotas et du * Taygète . En vain , à travers les âges , mène -t-elle sa grande aventure , sa légende garde la forme de ces modèles inoubliables , et sa volupté n' a tout son empire que dans un voisinage héroïque . Après qu' * Hélène eut couru le monde , * Goethe l' a saisie dans ses bras , et sur l' horizon de * Sparte le vieux prophète a voulu la rapatrier . Il n' a pas dit expressément qu' il situait son sublime épisode dans le château des * Villehardouin , mais nul ne s' y trompera : ce burg doré , à l' occident de la plaine , sur les contreforts du * Taygète , c' est le poème de * Goethe , dominant comme une couronne les ruines de * Mistra . chapitre XX . L' ascension de * Mistra : après bien des saisons , je ramène ma pensée sur les heures éclatantes de ma visite à * Mistra . De telles heures sont des fontaines qui me versent , à flots jaillissants , du plaisir et de la beauté . L' univers ne me sera jamais une solitude , l' amour et la bonté dussent -ils me faire défaut , parce que je garde mémoire de ces images resplendissantes . Je les évoque sans me lasser , comme un pâtre sur le * Taygète siffle trois notes toujours les mêmes . Ces belles minutes de mon voyage accourent en dansant . Avec un visage immobile et des mouvements passionnés , elles parent mon passé et me masquent le cercueil . * Mistra ressemble à telle jeune femme de qui un mot , un simple geste nous convainc que ses secrets , ses palpitations et son parfum satisferaient , pour notre vie entière , nos plus profonds désirs de bonheur . Le frère et la soeur se retrouvent . C' est un pressentiment que j' éprouve devant les créations de * Giorgione , de * Delacroix ou de * Chasseriau . Et , puissé -je ne point paraître trop bizarre , je le retrouve au pied du haut monticule qui porte des ruines , couronnées par le château de * Villehardouin . Je m' explique cet enchantement d' amour . J' ai vécu ma petite enfance sous l' influence des vieux burgs alsaciens ou mosellans . Leur vieillesse , leur silence et leur gravité m' ont formé , mais il leur manque une âme de beauté . Cette rudesse gothique m' attrista , me resserra jusqu'à m' enfoncer dans une sorte de résignation triste , et je me suis confondu avec plus de piété que d' élan dans mon aigre pays . Or , voici qu' aujourd'hui la patrie d' * Hélène dispose avec aisance une étincelante parure sur les tours féodales . J' aperçois la splendeur d' * Hélène sur un visage de ma famille ! Ah ! Sois bénie , dis -je à ce burg doré , créature lumineuse qui , dans la série des êtres , me continue et me perfectionne , et par qui j' assiste , obscur , à ma transfiguration ! ... je voudrais mettre sur * Mistra , que j' ai vue baigner dans le mystère en plein midi , ce mélange de respect et de familiarité avec lequel les grands peintres traitent le corps nu de la femme et qu' ils interposent entre notre désir et la beauté . C' est par un matin d' allégresse que je traversai la petite rivière de * Parori et commençai de gravir les pentes chargées de ruines . Le soleil chauffait les herbes violentes qui tapissent les décombres et tirait d' elles des parfums . Très vite les orangers devinrent rares , et , à mesure que s' effaçait le bruit du torrent , les zones de l' agréable verdure cédaient à celles de l' aridité . Nous marchions sur des dalles rompues , à travers des ruelles tortueuses , sous les poternes et les mâchicoulis . Des palais écussonnés et privés de toits , nul visage ne se penchait sur notre caravane . J' entrai dans une petite église à coupole verte , exquise de paix ; il n' y avait pas un pouce de sa muraille qui ne fût couvert de fresques , pareilles à des soies fanées : je me rappelle un * Christ , sur une ânesse blanche , qui pénètre dans une ville du moyen âge , et déjà la cène est prête sous un dôme byzantin . Un peu plus loin , je visitai deux chapelles qui se commandent , comme un boudoir précède un boudoir plus secret ; je dus me courber , tant elles étaient basses , et mes deux mains touchaient à la fois les deux murs . Ailleurs , mon guide me montra le tombeau d' une impératrice de * Byzance ; il l' appelait la belle * Théodora * Tocco . Auprès de tombes fraîchement ouvertes , des corbeilles posées à terre étaient pleines de crânes et de tibias . Ces corbeilles négligentes me parurent celles où des voluptueux jettent un regard entre deux plaisirs pour s' exciter à savourer la vie . * Mistra s' effrite sans tristesse . Ses couvents , ses mosquées , ses églises latines et byzantines gardent un air familier délicieusement jeune . Au milieu de cette dévastation lumineuse , j' ai vu les plus noirs cyprès ; dans la cour de l' église métropolitaine , l' un d' eux valait une colonne de * Phidias , tandis qu' à ses pieds un lilas embaumait . Quelle curieuse inhumanité j' éprouve sur cette montagne de feu ! Elle me spiritualise . Je n' entends nulle respiration à travers les siècles dans ces palais , sinon celle de * Chateaubriand qui s' abrita sous l' un de ces toits . Que m' importent des êtres indéterminés ! Mais au-dessus du portique de l' église qu' on appelle * Pantanassa , s' ouvre une petite loggia où se penche un figuier . J' y laisse reposer mon coeur qu' essouffle , plus encore que cette ascension sous le soleil , mon désir ardent de tout embrasser ; et de là , découvrant la plaine , je me réjouis de vivre et que l' univers soit si beau . Nous connaissons d' autres villes mortes du moyen âge . Par exemple , les * Baux en * Provence et * San * Gemignano près de * Sienne . Leur pittoresque amuse notre goût ; mais * Mistra gonfle mon âme de poésie . Un oranger qui verse ses pommes sur des mâchicoulis met devant mes yeux , soudain , le sérail des petites-filles d' * Hélène , où de rudes champenois , mes frères , perdirent leurs forces et reçurent un peu de l' antique culture . Voici l' un des harems où nos chevaliers s' engourdirent . Mieux encore , voici le château suscité par la magie auprès du palais de * Ménélas , pour abriter les amours d' * Hélène et de * Faust . En gravissant les pentes du * Castro , je reconnais les décors du second * Faust , de la même manière que , le soir où j' ai visité * Combourg , je voyais , je touchais , bâti en solides pierres , le premier chapitre des mémoires d' outre-tombe . c' est ici , nulle part ailleurs , que * Faust put posséder * Hélène . C' est à travers ces ruelles tortueuses que la * Tyndaride , fuyant le palais peu sûr de l' antique * Sparte , a trouvé son refuge chez le guerrier gothique . L' enfant né de leurs amours , * Euphorion , sur les décombres , devant moi , bondit et danse : " toujours plus haut ! Je dois monter ! Toujours plus loin ! Il faut que je voie ... à présent , laissez -moi bondir ! M' élancer dans les airs est mon désir ! Je ne veux pas fouler la terre plus longtemps . " d' église en chapelle , en mosquée , en palais , en couvent , à travers les citernes béantes et sous les pierres qui s' effondrent , vers le sommet , vers le * Castro , je suis attiré invinciblement . à mesure que je m' élève , les ruines sont plus désertes , mais aussi plus écussonnées . Ce qui ne change point , c' est la misère : en bas , misère atroce et parfumée , en haut misère brodée . Parmi ces décombres d' histoire et d' art , je vois courir quelques cochons , le groin à terre , et des poules que le soleil fait belles comme des faisans . Je m' arrête sur une place plus vaste où de hautes murailles aux tours crénelées sont les vestiges du palais des despotes byzantins . Puis , d' espace en espace , par la brèche ou bien sous un arceau qui branle , je franchis les murailles flanquées de tours , qui composaient les diverses lignes de la fortification . Cette montagne est construite comme une intelligence . Des débris de toutes les époques et des races les plus diverses y prennent une couleur d' ensemble ; ils sont tapissés , reliés par un lierre vigoureux où bourdonnent les abeilles . J' atteignis enfin le sommet de la citadelle . Au milieu des décombres et des citernes , on y cultive de l' orge . Quels espaces , quelle lumière ! à ma gauche s' élève un pic désert qui ne porte que des touffes de pins ; derrière nous , se développent les escarpements du * Taygète , semés d' éclatants villages et couronnés de glaciers . De ce côté , un vent froid me venait , car * Mistra protège , masque une gorge profonde et noire où bondit une immense cascade . Mais si fortes que soient ces vues resserrées de l' est , nécessairement je m' en détourne pour me réjouir et m' épanouir avec l' immense plaine lumineuse . à pic , sous mes pieds , les ruines argentées flamboient sur la côte , qui a des couleurs de plomb . Depuis mes créneaux champenois , par-dessus des églises byzantines , je vois le voluptueux jardin qui recouvre les ruines de * Sparte . L' * Eurotas s' écoule vers la mer , au milieu des collines qui dessinent sa vallée , sous une poussière de soleil enflammant des tons rouges , ocres et verts . Du * Taygète au * Ménélaion , de l' île de * Cythère aux montagnes de l' * Arcadie , je contemple , je respire la vallée de * Lacédémone . De là-haut , toute pensée prend une ampleur , une aisance , une jeunesse , comme si l' on buvait du bonheur et de l' immortalité . Je ne connais que les pentes du * Vésuve qui m' aient donné cette ivresse . Encore le * Vésuve , quand il brûlait avec sa cendre mes yeux , mes lèvres et la semelle de mes chaussures , a -t-il moins excité mon âme que ne fait ce beau volcan d' histoire et de poésie . Ici , l' islam , les croisades , * Byzance et puis ma * Sparte de collège , puissante et morne , se mêlent , se vaporisent sous l' action du sol , de la mer et du ciel . La plaine est sous mon ivresse comme la lyre d' un poète . Voici donc la patrie d' * Hélène ! Bien que l' histoire ait rudement foulé ce beau lit de la * Tyndaride , l' âcre parfum d' amour y demeure . C' est un mariage de tous mes sens avec le sommeil d' * Hélène . Elle appuie sa tête aux montagnes des bergers ; le flot marin qui meurt contre ses pieds coupables accourt du royaume de * Vénus . Ignorant , je ne puis comprendre , aux froids couloirs de nos musées , les leçons de l' arbre hellénique . Mais qu' il m' apparaisse , cet arbre , comme un buisson de flammes , au centre des jardins de * Sparte , je désire et je trouve un juste accord avec l' antique . * Hélène , une fois encore , tourne vers nous son visage , et dans notre sein attise une ardeur que nulle enfant des hommes ne satisfera . Deux beaux rayons glacés nous suivent de ses yeux , double conseil qui nous convainc d' être le nom d' une belle mort ou de faire sonner la lyre . chapitre XXI . Les burgs dorés : double plaisir , ce matin : je quitte le village banal de * Mégalopolis et le malpropre logis qu' un indigène nous y prêta , et je vais , en trois petites heures , gagner * Caritena , fameuse par un château féodal qui date de la quatrième croisade . Autour de * Mégalopolis , le territoire dessine une vaste cuve bien cultivée . Nous y décrivons ( dans une exécrable carriole ) le plus large circuit , parmi des pierres , du soleil , des moutons , des chèvres et fort peu d' arbres , pour atteindre une seconde cuve pareille où se dresse , sur la paroi la plus lointaine , le rocher solitaire de * Caritena . Chez les grecs modernes , tout est dépouillé d' une façon que je ne pourrais rendre sensible qu' en faisant ronger ce chapitre par leurs troupeaux de chèvres . * Caritena , sèche sous le soleil , n' a pas , comme nos ruines alsaciennes , un bel ombrage où s' asseoir . Chez nous , après la montée , il y a tout de suite la fraîcheur , l' appétit largement ouvert pour les truites et le vin blanc . Mais ici , les maisons d' un étage , en pierre grossière , avec un balcon de planches pourries sur lequel ouvrent leurs portes , sont pareilles à des bouches avides tournées vers le pèlerin qui grimpe péniblement . Elles crient famine et ne peuvent offrir qu' un chétif lit de camp , autour duquel duquel rôdent la fièvre et la vermine . Peut-être , de cette dure misère naît -il une sorte de perfection . Tout ce qui doit pourrir est tombé ; ce qui subsiste prend un caractère éternel . Le château de * Caritena , trophée de notre race , attend , comme une rose de * Jéricho , qu' une imagination passante l' aide à refleurir . Tout le jour je rôde sur les deux collines , dans l' église , sur toutes les pierrailles et , par l' étroit sentier du pic desséché , je reviens au donjon que construisit , le lendemain de la conquête , le champenois messire * Hugues * De * Bruyères . J' y pourrais évoquer son dernier hôte , le patriote * Colocotroni , dont ce château ruineux et garni de canons fut le refuge dans la guerre de l' indépendance et qui , d' un air ardent et féroce , se reposait sous les arceaux gothiques en comptant les grains de son rosaire oriental . Mais je n' ai d' âme , ce soir , que pour nos chevaliers francs et surtout pour ce fameux sire de * Caritena , de qui le courage , la courtoisie envers les dames et l' absurde frivolité éclatent dans le livre de la conqueste publié par * Buchon . C' est * Buchon qui m' a conduit à * Caritena . Il fut certainement mon meilleur compagnon de * Grèce . Ce * Buchon ! Qu' il a bien travaillé . Après avoir publié les textes qui racontent comment nos croisés de * France vinrent fonder leurs baronnies dans les vallons où avaient régné les rois d' * Homère , il est allé , sur les lieux mêmes , interroger les traditions et les pierres des châteaux francs oubliés dans les montagnes . Ses mouvements d' amour devant les paysages historiques lui assurent notre piété . Combien j' aime cette nuit de printemps qu' il passa sur la tour carrée du château de la belle , au fond d' une gorge de * Tzaconie , tandis qu' un pâtre lui chantait la vieille ballade d' une châtelaine aux belles robes franques et au coeur tendre ! Il mourut des fatigues de son voyage . Ce n' est pas très hygiénique pour un quinquagénaire de fouiller les archives de l' * Italie méridionale , de la * Sicile et de l' île de * Malte , puis de courir les cantons les plus inconnus de la * Grèce continentale et des îles . Nous possédons le récit de son voyage de * Morée , mais il avait " avec la même affection religieuse " , c' est son mot , exploré tout l' archipel . Hélas ! Le précieux manuscrit inédit de cette croisière a été perdu par le notaire de la succession . S' est -on jamais occupé sérieusement de le rechercher dans les archives de l' étude * Boudier , aujourd'hui tenue par me * Lavoignat ? * édouard * Drumont , fils de la soeur de * Buchon et , en quelque manière , son héritier spirituel , s' indigne justement que cet historien voyageur , qu' anime un haut sentiment de la * France , soit recouvert de la plus noire obscurité . Quoi qu' en pensent les chartistes , qu' à leur tour l' avenir revisera , * Buchon doit être sauvé comme le furent les deux * Thierry ou bien un * François * Lenormant . Nos lettrés protègent mal certains cas de leur ressort . Ah ! Quel succès nous ferions au voyage en * Morée , s' il nous arrivait d' * Allemagne ! Si j' étais un jeune étudiant , je présenterais à la * Sorbonne une thèse sur la vie et l' oeuvre de * Buchon ; si j' étais un maître , je reprendrais sa tâche . M' aidant des travaux de * Hopf , de * Mas * Latrie , de * Schlumberger et de * Morel- * Fatio , j' essaierais de faire voir nos terriens de * Champagne et de * Bourgogne et ceux de * Provence aussi , tels qu' ils débarquèrent , sans sulfate de quinine , dans le golfe de * Patras ... ce rivage du débarquement , le matin que je le parcourus , était éblouissant de bleu , d' or et de neige . La région n' est pas belle au sens d' un touriste ; mais on y cultive la vigne et l' on y peut chevaucher ; elle dut plaire à nos compatriotes . Leur forteresse de * Chlemoutzi , sur un cône au milieu d' une chaîne assez longue en bordure de la mer , maintient sur le paysage un vigoureux témoignage de leur extraordinaire aventure ... ils venaient de bâtir notre-dame et se trouvaient en présence du * Parthénon . Ils ressuscitaient ces * Agamemnon , ces * Ajax , ces * Achille qui se croisèrent contre * Troie . Et beaucoup d' entre eux étaient des troubadours assez pareils à ceux qui firent les poèmes d' * Homère . Ils apportaient une religion française , une langue française , des lois et des habitudes françaises et venaient disputer la * Grèce aux byzantins . Deux brillantes fantaisies se heurtent sur un sol , d' où perpétuellement émane une divine influence . Il serait beau d' écrire cette chevauchée pour qu' elle soit un livre national , un exemple significatif de toute notre histoire , car l' énergie qui fit déborder , au treizième siècle , la * France sur l' * Orient réapparaît , exactement pareille , au début du dix-neuvième . La force qui assembla ces pierres grecques écussonnées aux armes de * France , c' est un chant spontané qui s' élève toujours des âmes guerrières de chez nous . L' esprit des guerres de la révolution et celui des croisades sont faits d' une même foi sincère , d' un même amour de la gloire , d' un même goût des aventures . C' est toujours nous qui , d' un pareil élan , libérons les opprimés et proclamons les droits de l' homme . Et , jadis comme hier , nos plus hardis chevaliers ne se présentent pas en maîtres farouches ; leurs harangues , jointes aux agréments de leurs personnes , contribuent à leur réussite ; ils fondent des royaumes avec leurs épées , ou épousent des filles de rois , et toujours ces héroïques tumultes français , ces expansions de notre race , après quelques combinaisons politiques éphémères , finissent stérilement . Tout est perdu hors l' honneur . Pourquoi ces fièvres , ces générosités et ces faillites ? Tant que de tels problèmes d' énergie n' auront pas été résolus , la psychologie de notre nation et le sens de son développement resteront inintelligibles . S' il est difficile de comprendre les raisons de cette explosion du treizième siècle , il nous est aisé de sentir ses couleurs . Les traces de nos croisés que j' ai vues , en * Grèce , sont semblables à celles que , d' autres jours , j' ai relevées sur la rive droite du * Rhin et partout en * Italie . Et puis , quoi ! Nous en étions tous , de cette quatrième croisade : vous qui me lisez , moi qui vous parle , et nos amis communs . * Geoffroi * De * Villehardouin , * Guillaume * De * Champlitte , * Hugues * De * Saint- * Quentin , * Robert * De * Blois , * Jean , comte de * Brienne , le seigneur de * Caritène et tous les autres , je les ai connus , quand je faisais de la politique française aventureuse avec les beaux chevaliers qui s' appellent * Boulanger , * Morès , * Déroulède ; et je connus particulièrement le jeune * Rambaud , fils d' un chevalier de * Provence du château de * Vaquéras , qui se distingua par ses chansons et ses sirventes . Il s' éprit avec succès de la belle * Béatrice , soeur du marquis de * Montferrat . Il suivit à la croisade le marquis et en reçut de riches fiefs , outre-mer . C' est un ancêtre aimable de nos journalistes auxquels on donne une préfecture ou bien une recette générale , si leur parti a triomphé . Délicieuse floraison , jeune et pareille à chaque printemps , du plus beau des arbres , la * France ! Un * Laclos , je le jure , expira dans quelque * Chlemoutzi , comme celui qui , plus tard , mourut dans la fiévreuse * Tarente ; * Paul- * Louis * Courier , cinq siècles avant de nous dire ses aventures de * Calabre , avait goûté les risques de la guerre en * Laconie ; * Roederer , le sage messin , administra la neuve conquête d' outre-mer avec cette prudence qu' il fit voir à * Naples , auprès du roi * Joachim * Murat ; le jeune * Beyle s' est enivré de sa jeunesse , de la gloire et des femmes , à travers l' * Achaïe , aussi bien qu' il fera , près de nous , dans sa chère * Milan émue de * Marengo . Aujourd'hui , nous devons rêver où nos pères ont vécu . Un profond silence succède au tumulte des départs . La rumeur , confiante , fanfaronne , expire ; le glorieux soleil fait place à la nuit romanesque sur les ravins de l' * Arcadie . Des vies sans nombre et des forces choisies ont été pressées comme des roses pour que ce burg nous fût un flacon de parfums . Pouvait -il se dépenser tant d' énergie française , sans que l' amour courût en profiter ? On voudrait qu' un * Stendhal du treizième siècle nous eût donné les promenades dans l' * Achaïe , ou bien * Athènes , * Corinthe et * Mistra , ou bien encore des chroniques péloponésiennes . ce qu' eussent été de tels mémoires , on l' entrevoit à respirer les ruines féodales en * Grèce ; et sous la sécheresse des vers du livre de la conqueste , on s' imagine distinguer une délicatesse française , mûrie , forcée de quelques siècles par le soleil ou les effluves de cette terre civilisatrice . Comme elle est galante , la lettre que l' aimable * Rambaud * De * Vaquéras écrit à son amie , demeurée à * Montferrat : " tous les jours , je vois belles armes , bons chevaliers , batailles , sièges de villes , machines battant tours et murailles . Rien n' y parle d' amour , mais je vais vêtu d' un riche harnais , quérant guerres et batailles , pour m' enrichir de conquêtes . Nous avons fait des empereurs , des rois , et des ducs ; nous avons forcé des châteaux en * Asie , pris des turcs et des arabes , ouvert tous les chemins de brindes au bras saint- * Georges , je vois le marquis content et heureux , ainsi que le champenois et le comte * De * Saint- * Paul ; jamais nulle gent n' obtint tant d' honneurs sur terre . Mais à quoi me sert d' avoir si grande puissance , si mon chagrin s' est accru , puisque je suis éloigné de ma dame et sais que plus ne me viendra joie ? " un si gentil garçon ne dut pas longtemps attendre sa consolation . Toutes les femmes se tiennent sur le rivage ; elles ignorent qu' elles soupirent après les navigateurs inconnus . Et ceux -ci ne savent pas qu' ils aiment déjà l' amante surprenante qu' après un long voyage ils trouveront au débarqué . Mais nos français reconnurent tout de suite le prix du présent que les dieux helléniques leur daignaient ménager et que , le dimanche matin , sur le parvis de nos églises , les filles de chez nous leur avaient prophétisé . Une race naquit de leurs plaisirs . Dans cette race nouvelle , que l' on nomme gasmule , les femmes rehaussaient de gentillesse franque la beauté du type hellénique . Jadis , sur ces rives de l' * Alphée , * Pan menait le troupeau des nymphes avec * Silène , tandis que les pâtres soufflaient dans les flûtes . à la place du dieu * Pan , les chevaliers français installèrent en * Arcadie leur déesse qui était l' honneur . Ce sont deux puissants dieux , l' un plus champêtre , l' autre plus social . On les aime l' un et l' autre jusque dans leurs absurdités , hypostases qu' il est interdit d' expliquer . Par une conjonction merveilleuse , les gasmules , filles de ce climat et du courage guerrier , mêlaient dans leur coeur le culte pastoral avec le culte de l' honneur à la française . Elles marièrent nos seigneurs avec les îles , les golfes et les vallons de * Grèce . Dans leurs châteaux innombrables de * Mistra , de * Crèvecoeur , de * Matagriffon , ces chevaliers aux éperons d' or multiplièrent les grands festins , les tournois et les galanteries françaises . Entre tous ces princes de la seconde génération , nés sur le sol de la conquête et si curieusement adaptés , identifiés à leurs nouveaux fiefs , ce royaume romanesque de * Morée mit sa plus grande complaisance dans le sire de * Caritena . Selon l' usage , celui -ci avait abandonné son titre champenois , et le seigneur de * Bruyères avait disparu sous le baron des défilés de * Scorta . Les femmes eurent sur lui une extrême influence . Pour l' amour de celle qu' il épousa , il fit la guerre contre son suzerain . Pour l' amour d' une autre qu' il enleva , il s' enfuit sous un déguisement , quand c' était l' heure de se battre . Deux fois il vint , la corde au cou , demander grâce . Ses compagnons qu' il avait trahis l' embrassèrent avec amour et tout le monde pleurait . C' était un si gentil compagnon et si brave batailleur ! Il le fit bien voir , quand il voulut , contre l' avis unanime des chefs , un combat follement inégal , où tout son monde fut haché . Dans ces longues aventures , un homme raisonnable ne voit rien qu' il approuve , mais il reconnaît l' allure qui plaît à des français . Après sept siècles qu' il est mort , ce chevalier séduit encore : il séduit la fille de * Gobineau , * Mme * De * Guldencrone , quand elle écrit son beau livre l' * Achaïe féodale . sur les roches de * Caritena , je n' ai pas entendu les oiseaux qui , d' après les vieilles chroniques , gémirent sur la mort du sire , mais dans mon coeur profond , j' entendais bruire mes sympathies . Elles m' interdisent d' admettre que la débauche exténua nos chevaliers dans les harems de leurs châteaux gothiques . Une débauche qui n' atteint point l' âme laisse intacts et même repose de joyeux garçons français . Mais ces gasmules , semblables aux perles ou bien aux pêches mûres , peuvent mieux encore être comparées aux musiques qui font flotter dans l' air une buée de désespoir . Chacun de leurs mouvements renouvelait tous les désirs et déchirait les bandages des plus vieilles blessures . En vain lisait -on une tendre pitié dans leurs regards : il ne dépend d' aucune déesse que nous cessions d' être des hommes vulnérables . Quand ces filles poétiques avaient caressé nos princes francs , n' arriva -t-il point qu' ils connurent la détresse de la solitude sur le donjon de * Caritène et qu' ils furent pénétrés , blessés par l' azur de cette * Arcadie ? Plusieurs d' entre eux , et leur chef messire * Geoffroi * De * Villehardouin , étaient poètes . On possède quelques-unes de leurs chansons . Dans les salles de * Caritène , quand l' église sonne l' angelus , j' entends l' un d' eux , ce soir , qui chante : " j' ai suivi d' un pas régulier , ni hâtif ni lent , les sentiers de la vie , et j' ignore si j' ai cueilli plus ou moins de fruits que n' en cueillent la plupart des hommes , mais j' ai trouvé la fleur enfin que j' avais toujours pressentie , de sorte que , jusqu'à ma mort , tout ce que j' éprouverai sera mêlé de son parfum . Une étrangère ne porte pas au col la croix en or des filles champenoises , et dans son âme , des espaces sont fermés à nos regards . Mais que j' entende qu' elle respire , et je m' éveille au goût de la grandeur morale : générosité , confiance , esprit de sacrifice . Est -ce l' appel d' une victime , le mal d' une prophétesse ou le tourment du bonheur ? Une inflexion de sa voix , de son corps m' ouvre des paysages où je rêve de passer mon éternité ... " sur les terrasses éboulées , par un ciel nocturne de * Grèce , si je pouvais évoquer les morts , je n' appellerais pas indistinctement les belles anonymes qui vécurent ici pressées comme des rossignols en cages . Je rêve de cette gasmule qui , dans l' ombre de * Caritène , mystérieuse et délicate corolle , prit en échange d' un parfum toute la force d' un barbare . Dans les ruines gallo-grecques où le murmure de l' * Alphée s' unit au bruissement des térébinthes , une voix , la plus douce , s' éveille ; une plus douce présence suit . Elle brouille en moi les idées de temps , mais s' accorde avec mes désirs . Je serais gêné d' être l' hôte des petites maisons de l' * Athènes classique , mais les moeurs qu' il y eut dans * Caritena sont assorties à ma nature , et si l' on m' invite ce soir , me voilà digne de la fête . Une jeune gasmule s' avance d' une allure bondissante . Chaque pensée qui se soulève dans son âme l' arrache du sol , et vraiment elle s' envolerait , si un goût joyeux de la vie ne la ramenait vers des biens terrestres qu' elle ne peut pas délaisser . Elle reçoit de ces lieux mille influences de jeunesse et de plaisir que ses ancêtres indigènes avaient divinisées . Quand elle pénètre dans la vie des princes francs , ses demi-frères , c' est un jeune oiseau cruel dont la présence fait taire les humbles bosquets chanteurs . Elle est tantôt une enfant , alanguie , les pieds joints , tantôt une prophétesse aux cheveux épars . Son regard , l' éclat de ses joues , l' harmonie de son corps , son épaule nue , les approches de son secret exigent -ils que l' on meure ? Les francs aventureux ont fondu à cette flamme ... aujourd'hui , les gasmules ont déserté l' ogive croulante où notre évocation les ramène . Elles sont mortes , les voix qui firent dans les burgs dorés la musique de l' amour : voix ardentes , chantantes , ineffables , qui se vantaient et se plaignaient et qui firent souffrir , regards chastes dans le délire et mouvements si purs dans l' extrême impatience du plaisir ... je ne regrette pas le troupeau délicat des gasmules , dont je cherche sous * Caritène le cimetière . Chaque génération porte avec elle tout ce qu' il lui faut pour souffrir : nous avons nos vivantes . chapitre XXII . Journées de mulet dans le * Péloponèse : j' ai fait deux longs jours de mulet depuis les ruines de * Phigalie , qu' on nomme encore * Bassae , jusqu'aux fouilles d' * Olympie . Quelle misère ! Quelle splendeur ! Quelle divine vie primitive ! Nous suivions les mêmes sentiers et le même régime frugal dont s' accommodèrent , d' âge en âge , les gens de ce fameux pays . Les images de cette course se sont dissipées aussi vite que les cris gutturaux de l' agoyate qui , derrière ma bête , criait : " hourri ... oxo ... " mais il me reste de ce petit effort animal la sensation d' un bain , d' une plongée dans la plus vieille civilisation . Pour la visite du temple d' * Apollon secourable à * Bassae , le mieux est de dormir dans le village d' * Andrissena , dont les approches , quand j' y vins par les pentes du lycée , me rappelèrent les environs de * La * Bourboule en * Auvergne : vaste paysage rond et verdoyant , des rochers , des prairies , des vaches et leurs sonneries le soir . La nuit passée dans un pauvre logis , nous partîmes à la première heure vers les ruines du temple . Depuis longtemps , déjà , il faisait petit jour , quand deux doigts de couleur rose vinrent se poser sur la pointe extrême des sommets ; c' était le reflet des feux du soleil , cachés à notre vallon par les montagnes . Ce rose inimaginable , ce rose franc sur un petit espace de neige fut le brusque signal de la pleine lumière . Une fois de plus , l' antique aurore venait d' ouvrir les portes de l' * Orient . La monotonie du voyage , dans ces premières heures du jour , est d' une douceur incomparable . Sous nos climats , avec nos moeurs , nous voyons mal le vêtement de la nature . Quand je montais les pentes de * Bassae , depuis une semaine , je n' avais reçu ni lettre ni journal . Ainsi délivré du monde , l' esprit se donne tout aux sensations immédiates . Une eau qu' on traverse à gué , un arbre sous lequel on se courbe , un parfum fait une délectation . Je me rappelle la branche d' aubépine humide dont était orné mon mulet . Nous allions de colline en colline , à travers les sentiers sauvages et , parfois , dans les lits de torrents . Des vallons de genêts jaunes succédaient à des forêts de ronces violettes . Bientôt nous eûmes , au-dessous de nous , un silencieux pays bleu de montagnes . à huit heures , la chaleur commence et les fulgurations . On avance au milieu des poussières concassées , brûlées , de quarante hauts fourneaux qui , pendant des siècles , auraient , ici , entassé leurs laitiers . Soudain voici * Bassae . * Bassae , petit temple dorien , bijou parfait que l' on découvre , à l' imprévu , dans un vallon des sommets . Trente-six colonnes surmontées de l' architrave demeurent debout . Elles sont en pierres bleuâtres , teintées de rose par un lichen . Des chênes clairsemés les entourent , et puis , c' est la solitude lumineuse aux horizons indéfinis sur les montagnes , les forêts et les golfes . Désert qui rend plus émouvante cette petite ordonnance humaine ! Auprès des ruines de * Bassae , comme dans les paysages à fabrique de * Nicolas * Poussin , quelques figures de chevriers donnent les proportions . Sont -ils éloignés ou proches ? Ils sont mangés , vaporisés par l' ardente lumière , fondus dans l' argent liquide de cette atmosphère où leur forme fait seulement un petit brouillard qui tremble . Notre agoyate les appela . Ils m' apportèrent une jatte de quatre ou cinq litres de lait avec une louche en bois ... aujourd'hui encore , dans mon souvenir , le plus ordinaire des chênes de * Phigalie demeure une personne glorieuse de qui je voudrais m' informer auprès de tous les voyageurs . Les chèvres l' ont -elles épargné ? Les pierres du temple ne meurtrissent -elles pas ses rejets ? Il serait absurde que nos idées modernes et nos sentiments propres voulussent se loger dans la maison d' * Apollon . Mais elle nous donne une leçon de goût qui nous contraint à rougir de notre âme encombrée par tant d' images vulgaires , luxueuses ou incohérentes . C' est sur les ruines de * Bassae que j' ai compris un mot de * Taine ( que m' avait transmis * Paul * Bourget ) . * Taine disait avec indignation : " * M . * Hugo est un malhonnête homme . Il raconte qu' un lion furieux a broyé entre ses dents les portes d' une ville . Les félins ne peuvent pas broyer ; on ne broie qu' avec des molaires , et les molaires du lion ont évolué en canines , pointues , tout en crochets , sans surface masticatrice . " excessive boutade , peut-être , mais sa rigueur invite heureusement l' artiste à se régler . Mon ami , le pauvre * Guigou , se fâchait contre * Taine , il disait que le poète a des droits ... mais un passant , fût -il poète , qui respira la vertu d' un matin grec aux vallons de * Phigalie , ne veut plus subir l' attrait des imaginations monstrueuses . Il y avait trois heures , peut-être , que nous avions quitté le temple . Nous cheminions ... nos muletiers , d' un geste , appellent , à soixante mètres , un paysan , qui accourt avec une petite outre . Il la soulève ; ils boivent une lampée chacun , puis ils tirent de leur gousset , celui -ci une pincée de tabac blond , et celui -là quelques feuilles de papier qu' ils lui remettent . C' est l' antique simplicité des échanges pastoraux . à toutes ses étapes , ce brûlant voyage du * Péloponèse nous offre des images familières et nobles comme elles abondent dans l' odyssée . je me rappelle nos haltes brèves aux fontaines . Le muletier fait boire sa bête , puis la chassant d' une tape sur le mufle , il met sa bouche dans la même eau . Après cette fraternité , la caravane reprend sa marche sous le soleil . Au milieu de ces friches interminables , où nul sentier n' est dessiné , nous traversions des buissons d' arbres et d' arbustes , qu' à ma grande surprise , je reconnaissais . Vigoureux , en plein air , voici les jolis seigneurs si frêles que ma mère cultivait en caisses , avec tant de plaisir , dans la maison de mon enfance . C' est bien sûr qu' ils vivent ici leur véritable destin . Mais à mon sentiment , dans cette liberté , ce sont des réfractaires , des esclaves marrons . Interminables journées ! On rêve d' un chapitre où l' on noterait le cri , l' odeur , les sensations indéterminées qui flottent sur chacun des grands pays romanesques du monde ... j' ai dans l' oreille le cri fou des femmes liguriennes , vendeuses de poisson , et de qui la voix se brise en sanglots , en rires , je ne sais , vers neuf heures , par un clair soleil , au fond des basses rues du vieux- * Nice ... les appels variés des marchands qui poussent leurs charrettes dans la boue du * Paris matinal remuent et raniment les sensations fortes et vagues que j' avais , il y a vingt ans , jeune provincial fraîchement débarqué de * Lorraine ... et comme l' avertissement mélancolique des gondoliers de * Venise s' accorde au clapotis des noirs petits canaux , les deux , trois cris de l' agoyate poussant sa bête , s' associent étroitement avec le soleil , le cailloutis et les yeux brûlés du * Péloponèse . Hourri ... oxo ... ce sont juste les syllabes gutturales que * Wagner prête aux * Walkyries . J' arrivai vite à regretter les pâturages de * France . Dans les misérables khani ou bien sur le dos de ma bête , je rêvais , il m' en souvient , de la vallée , si drue de verdure , où des peupliers , des platanes et des tilleuls fraîchissent autour de * Nogent- * Sur- * Seine . Parmi ses grandes prairies et annoncée vers * Paris par une allée couverte , que * Nogent- * Sur- * Seine est aimable , d' agrément naturel , avec son fleuve et ses canaux , où transparaît une forêt d' algues éternellement peignées par le courant ! Le bruit des vannes , l' odeur saine des joncs et des arbres , les glycines qui pendent des modestes maisons , toute cette atmosphère de nos campagnes françaises que nous avons parfois méconnue , mais où notre énergie peut travailler , comme une roue de moulin clapote dans la rivière , ah ! Que nous la regrettions , sur l' échine de la bête qui nous menait , avec trente siècles de retard , aux jeux olympiques , c' est-à-dire en face du secret essentiel de la * Grèce . * Olympie fut la dernière étape de mon excursion . C' est là que j' ai pris ma plus claire idée de la * Grèce ancienne . J' ai vu les cités comme autant de haras qui venaient éprouver sur le stade la forme de leurs produits . La * Grèce fut un groupement de petites sociétés pour l' amélioration de la race hellénique . Et le culte de la race , s' il nous donne le secret d' une énergie et d' une aristocratie incomparables , nous explique aussi la décadence . Les meilleures précautions imaginées pour protéger et améliorer l' espèce dans chacun de ces petits cantons devaient cependant l' appauvrir . Le souci de garder la pureté ethnique est à la fois sagesse et démence . Un peuple produit alors une sécrétion qui lui est propre ; mais très vite il s' épuise . Les guerres , les massacres des partis , l' affranchissement des esclaves , les émigrations avaient raréfié le sang grec , quand le flot barbare submergea les * Acropoles . Mais c' est une grande force qu' un beau nom ; il stimule l' âme et dirige l' imagination . J' éprouve beaucoup de respect pour les peuplades qui habitent encore le sol vénérable de la * Grèce . à toutes les minutes de leur vie publique et privée , ces héritiers se flattent de sentir dans leurs veines la vertu des héros . Est -ce trop d' amour-propre ? Je ne me permets pas d' en décider . Si le vieil arbre rejette d' authentiques pousses , nous le verrons bien aux fruits . Si le petit royaume turc , allemand , français , est une véritable * Grèce , les sceptiques seront confondus quand * Phidias construira un nouveau * Parthénon , quand * Sophocle nous redonnera une * Antigone et que la raison de * Thucydide illuminera la physionomie de * M . * Jean * Psichari . Je penche à croire que ça ne tardera guère . D' une manière générale , en 1900 , les enfants au-dessous de sept ans étaient délicieux de flamme et de bonne grâce . Devenus grands , ils ne seront pas gênés de manifester avec force leurs mérites , car leurs pères , avec un génie commercial dont nul voyageur ne doute , ont dû leur amasser , sans en avoir l' air , de l' indépendance et de la fierté . Au reste , qu' on ne me soupçonne pas de parler légèrement des athéniens modernes . Aucun patriote et même aucun homme imaginatif ne peut être insensible au zèle religieux qu' ils veulent déployer pour reconquérir sur les barbares une * Grèce que l' histoire , sinon la nature , leur a mise dans le sang . ÉPILOGUE Après deux années , enfin , mon voyage prend forme dans mon souvenir , et la * Grèce me parle utilement . Ce long recul fut nécessaire , pour que d' un tel discours , deux , trois conseils se dégageassent . Quand on a tenu des objets nombreux et nouveaux devant son regard , il faut laisser mourir les images qui ne peuvent pas vivre . L' élaboration fut pénible . Ce n' était pas moi qui résistais aux puissances d' * Athènes , c' était * Venise , * Séville , * Tolède qui se débattaient en moi . Elles voulaient subsister . * Athènes , par sa perfection , humilie , efface l' univers . Ces belles villes , mes anciennes favorites , menacées de glisser au rôle de servantes , me disaient d' une voix pressante : - tu penches à nous sacrifier . Que feras -tu de cette reine morte ? Elle ne peut qu' irriter en toi l' intelligence de ton irrémédiable subalternité . Cette plainte de mes maîtresses eut une longue autorité sur mon coeur . Mais la cruelle * Athènes poursuivait son irrésistible action . Et la querelle dut se taire quand je revis * Venise , * Séville , * Tolède . Sur les canaux de * Venise , je puis encore respirer , évoquer les heures d' enchantement que sa féerie , jadis , me donna , mais nulle fusée ne s' élève plus au-dessus de sa lagune . Elle est devant mon froid regard le cadre d' un grand feu d' artifice éteint . Et cependant la despote , à qui je sacrifie de sûres amitiés , n' est pas devenue ma parente . Elle ne tient que ma raison . Et qu' est -ce que ma raison , qui me semble à certains jours une étrangère , une personne instruite préposée de l' extérieur à mon gouvernement ? Je conçois , tant bien que mal , l' équilibre et l' harmonie de cette civilisation grecque ; je ne l' éprouve pas . Même après la leçon classique , je continuerai de produire un romanesque qui contraste et déchire le coeur . Je reconnais les grecs pour nos maîtres . Cependant il faut qu' ils m' accordent l' usage du trésor de mes sentiments . Avec tous mes pères romantiques je ne demande qu' à descendre des forêts barbares et qu' à rallier la route royale , mais il faut que les classiques à qui nous faisons soumission nous accordent les honneurs de la guerre , et qu' en nous enrôlant sous leur discipline parfaite ils nous laissent nos riches bagages et nos bannières assez glorieuses . Rien de plus beau que le * Parthénon , mais il n' est pas l' hymne qui s' échappe naturellement de notre âme ; il ne réalise pas l' image que nous nous composons d' une éternité de plaisir . * épictète disait malheureux l' homme qui meurt sans avoir gravi l' * Acropole . Ah ! S' il existait un pèlerinage que * Pascal nous eût ainsi recommandé comme la fleur du monde ! Je rêve d' un temple dressé par un * Phidias de notre race dans un beau lieu français , par exemple sur les collines de la * Meuse , à * Domrémy , où ma vénération s' accorderait avec la nature et l' art , comme celle des anciens grecs en présence du * Parthénon . Des françaises de pierre m' y attendraient , - assez pareilles aux vierges champenoises des églises de * Troyes et plus voisines de mon âme que les * Vénus et les * Minerve , - et je voudrais que sous notre ciel nuancé une cloche soudain s' ébranlât . Alors je me rappellerais mon enfance et mes morts ; je me résignerais aux limites que mes expériences m' ont de toutes parts fait toucher , et je méditerais , avec une délectation triste , le désaccord que sentent les modernes entre la vie et la pensée . Il en est pour moi de l' âme athénienne comme des montagnes et des fleuves de l' * Attique ; les arbres ont été coupés , la terre a glissé , l' eau s' est évaporée . Je vois l' ossature de ces belles formes et le lit de cette fraîcheur ; je ne peux , en * Grèce , me désaltérer ni me reposer . Avec quel plaisir , en quittant cette * Athènes fameuse , j' ai retrouvé mon aigre * Lorraine ! C' était le début de l' automne , quand nos filles abritent encore sous les halettes leurs visages rudes et doux , un peu moqueurs , et que , déjà , sur nos prairies d' un vert mêlé de jaune , apparaissent les veilleuses . C' était le temps de la cueillette des mirabelles dans nos étroits vergers qu' entoure la grande paix lorraine : un doux ciel bleu pommelé de nuages , d' immenses labours que parsèment des bosquets , un horizon de molles côtes viticoles , et des routes qui fuient avec les longs peupliers chantants . Le troisième dimanche de septembre a lieu la fête patronale de ma petite ville . Ce dimanche -là , quand le soir tombe sur les pâquis où la * Moselle bruit et glisse fraîchement , toutes les cloches d' * Essegney , de * Charmes , de * Chamagne , annoncent , pour le lendemain , la messe des âmes , et dans la rue , les polissons excités se jettent aux jambes des passants , comme nous faisions à leur âge . Que la nuit vient rapidement ! C' est ici le reposoir d' où je peux le mieux étudier et trier ce qui m' est convenable dans mon butin de * Grèce . Ici rien ne me distraira . Aucun souffle n' agite en automne l' atmosphère dorée qui vernit ces vieux pays de mon enfance . Sur le grave vallon d' * Ubexy , c' est moi-même que je retrouve . Les trois tilleuls de * Florémont sont des parents de mes pensées . Et * Chamagne , pauvre village où * Claude * Gelée naquit , me montre ses prairies transfigurées par un rayon de la lumière antique . Pour mon usage , les mirabelliers lorrains valent les arbres de * Minerve . Celle -ci , elle-même , me l' a dit . La déesse m' a donné , comme à tous ses pèlerins , le dégoût de l' enflure dans l' art. Il y avait une erreur dans ma manière d' interpréter ce que j' admirais ; je cherchais un effet , je tournais autour des choses jusqu'à ce qu' elles parussent le fournir . Aujourd'hui , j' aborde la vie avec plus de familiarité , et je désire la voir avec des yeux aussi peu faiseurs de complexités théâtrales que l' étaient les yeux grecs . N' étant pas de sang hellénique , je ne sécrète aucune pensée athénienne ; il n' est pas question que personne de chez nous répète les beaux miracles du * Parthénon ; mais si la * France relève , par l' intermédiaire romain , de la * Grèce , c' est une tâche honorable , où je puis m' employer , de maintenir et de défendre sur notre sol une influence civilisatrice ... ainsi , dans ce voyage d' études , quand la * Grèce ravalait mes richesses d' emprunt , j' ai acquis , par cette impérieuse , une vue juste de mon rôle . Je me suis aperçu qu' entre tous les romans que la vie me propose , la * Lorraine est le plus raisonnable , celui où peuvent le mieux jouer mes sentiments de vénération . - reste , m' a dit la * Grèce , où te veulent tes fatalités . Tu n' as pas à masquer , dénaturer ni forcer ce qu' il y a dans ton coeur , mais simplement à le produire . Demeure à l' orient de la * France , avec ta petite nation , à combattre pour ma beauté que tu n' es pas prédestiné à vivre . 1900 - 1905 . BARRèS à A. BEAUNIER NOV . 1911 lettre à * André * Beaunier sur le " sourire d' * Athéna " : mon cher * Beaunier , je n' ai pas su jouir et bénéficier pleinement de la * Grèce ; je ne l' avais pas encore quittée que je sentais déjà qu' il m' y faudrait revenir . En me promenant là-bas , au milieu des fouilles , je regrettais de n' avoir pas la science et , à défaut de cette science qui ne saurait s' acquérir en un jour , de n' avoir pas sous la main un manuel conçu à la française , celui -là même que vous nous offrez aujourd'hui . Je vous remercie du magnifique cadeau que vous me faites en me dédiant votre sourire d' * Athéna . ce récit de votre voyage en * Grèce nous dit où en sont actuellement les connaissances archéologiques . Personne ne pouvait dresser cette mise au point mieux mieux que vous , qui avez été à l' école de * Tournier . * Tournier , le grand hellénisant , l' ami de * Louis * Ménard , l' éditeur de * Sophocle et , ce que je puis mieux goûter , l' auteur de cette profonde thèse , * Némésis , où nous voyons comment les grecs ont cru que la divinité pouvait s' alarmer pour elle-même de l' ambition des mortels et haïr , châtier en eux l' excès de la prospérité ! C' est un titre d' honneur que d' avoir à vingt ans reçu de telles leçons . Elles donnent à votre livre toute autorité . Sur mon exemplaire du voyage de * Sparte , au-dessous de ce titre qui n' ose pas prétendre que je vais guider personne dans * Athènes , j' ai mis au crayon première visite d' un ignorant aux dieux de la fable . et pour me préparer à les mieux entendre , ces dieux , j' ai saisi , il y a peu , l' occasion de visiter leurs berceaux . Comme les anciens sages de la * Grèce , je suis allé interroger les vieux temples du * Nil . Ils ne m' ont rien dit . Beaucoup d' autres interrogations me restaient à poser . Longue besogne que vous me simplifiez . Vous avez recueilli les réponses de tous ceux qui ont poussé le plus loin leur enquête . à tous , sous des formes variées , vous demandez : où est l' âme d' * Athènes ? Et de toutes leurs réponses , vous êtes amené à conclure que les érudits eux-mêmes ne peuvent pas saisir cette âme grecque qu' ils poursuivent toujours . Nous voilà donc au même point . J' aurais voulu m' identifier avec * Athéna par le sentiment . Vous cherchez à vous l' approprier par la science . Et nous aboutissons au même aveu d' impuissance . J' ai dit : " je ne comprends pas la * Grèce . " vous dites : " on ne la connaît pas . " ce silence décevant des pierres archéologiques , combien de fois je l' ai ressenti avec une intensité qui allait jusqu'à la souffrance . Je voyais la * Grèce comme un sublime opéra qui s' est tu , comme une scène désertée où gisent épars tous les instruments de l' orchestre . Sur le sable d' * Olympie , près de l' * Alphée boueux et fiévreux , ces monticules étiquetés , ces débris pieusement recueillis ne me faisaient aucune musique . Mais ma déception la plus forte , ma totale impuissance , c' est au pauvre village de * Lefsina et dans le silence d' * éleusis que je l' ai ressentie . Qu' ils sont beaux , attirants , religieux les trois personnages du bas-relief trouvé dans le sol du sanctuaire , au temple des mystères . Comme tout se tait en nous pour les écouter , les prier ! Ils devraient nous fournir , semble , de profondes révélations sur tout ce qui touche à la vie souterraine . Hélas ! Ces magnifiques témoins ne m' en dirent pas plus que ne fait une touffe de sombres asphodèles sur les rochers de notre * Provence . C' est alors qu' au retour , sur l' antique voie où la procession païenne portait les objets sacrés , je m' arrêtai avec effusion dans la petite église chrétienne de * Daphné . Tout ce que j' avais désiré , appelé au milieu des fouilles et des tranchées des archéologues , je le trouvai là vivant . à * éleusis , on m' avait bien fait la leçon , donné la marche des cérémonies , expliqué même les initiations , les mystères , mais j' écoutais tout cela avec une application qui bientôt tournait à l' ennui . La petite * Daphné , sans phrase , s' est fait entendre tout de suite . Enfin , voici sur le sol de * Grèce quelque chose avec quoi mon sentiment résonne . Je l' ai dit simplement et , je le croyais du moins , avec toute la clarté du monde . Je n' ai pas toujours été bien compris . Quelques personnes ont semblé croire que je mettais au-dessus d' * Athènes les petites villes lorraines et surtout le chef-lieu de canton où j' habite en été . La bonne plaisanterie ! Laissez -moi hausser les épaules . C' est vraiment trop méconnaître le sens largement représentatif , je dirai même symbolique , que je donne au mot de * Lorraine . Sous ce mot j' entends tout l' ensemble des sentiments innés qui constituent notre nature profonde . J' avais voulu un jour entrer en contact direct avec le vieux sol classique , je n' y ai trouvé rien où me prendre , rien qu' une poussière de collège où je ne pouvais me planter et fleurir ; je suis retourné à mes terrains solides , aux conditions qui me formèrent , à mes fatalités , et voilà tout ce que j' ai voulu dire en célébrant le plaisir que j' éprouvais à quitter cette * Athènes fameuse pour rejoindre mon aigre * Lorraine . Mais le bien-être que je trouve chez moi ne me console pas de revenir les mains vides . Comme vous , mon cher * Beaunier , je continue à me demander : qu' est -ce que l' hellénisme ? Et précisons , qu' est -ce que les dieux ? J' ai fait en * Grèce des acquisitions de détail ; je me suis mieux approché de l' idée de perfection artistique . Mais ce n' est rien rapporter si l' on ne rapporte pas l' essentiel . Mon désir n' était pas de reconstituer savamment le beau travail de * Phidias . J' aurais voulu comprendre le sentiment religieux de ceux qui venaient prier dans ces pierres . Mon cher neveu , * Charles * Demange , a laissé la trace d' une belle méditation dans les carnets qu' il griffonnait à * Athènes . " nous demeurons sur l' * Acropole , écrit -il , dans ce désert de prières , comme les matérialistes devant le corps humain : ils distinguent les beautés éparses de ce mécanisme ; ils n' aperçoivent rien qui les anime . " comment les grecs concevaient -ils leur rapport avec la divinité ? Dans un pays où je me promène , je laisse volontiers glisser entre mes mains beaucoup de belles choses , pour y saisir l' essentiel , pour en rapporter l' image , l' idée d' un dieu . Quand j' admire un beau paysage , je voudrais toujours qu' il m' advînt l' éblouissante aventure de l' indoue qui s' en allait puiser l' eau du * Gange , sans cruche , sans vase , sans ustensile d' aucune sorte . Dans ses mains pieuses , l' eau mouvante se solidifiait en un globe magnifique . Elle l' emportait dans sa pauvre maison . Moins heureux que cette femme privilégiée , je n' ai pas su saisir au rivage sacré un globe merveilleux ; je n' ai pas su donner un corps pur à la lumière de l' * Attique et aux souvenirs qui s' exhalent de ses ruines . Je ne prends pas mon parti de revenir les mains vides , quand j' aurais voulu rapporter une image vraie de la déesse * Athéna . Et la vie ne me laisse pas oublier ma déception . Les circonstances les plus imprévues la ravivent . Il y a quelque temps , à la chambre , dans un débat sur l' enseignement ou mieux sur les aspirations de la conscience française , on a recherché comment l' instituteur primaire et le maître , à tous les degrés de l' enseignement , pourraient satisfaire cet immense besoin de discipline et d' élévation qui est dans toute âme humaine . J' ai montré que nos instituteurs cherchent vainement une doctrine qui les satisfasse . Le ministre , puis * M . * Gérard- * Varet , puis * M . * Jaurès sont venus me répondre que je me trompais , que l' université a une tradition et une foi . Et cette foi , ils la nommaient , la définissaient , c' est l' hellénisme ... on l' enseigne en effet dans nos lycées . * Burdeau me l' a prêché avec éloquence , au temps lointain où j' étais son élève en classe de philosophie . Je puis dire que nous étions là trente petits lorrains incapables de l' entendre avec profit . Mieux eût valu pour nous qu' un maître nous fournît une discipline locale et nous expliquât le destin particulier de ceux qui naissent entre la * France et l' * Allemagne . Les idées helléniques tombaient sur nous comme une pluie d' étoiles . Les ai -je mieux comprises plus tard ? Dans le cénacle de * Leconte * De * Lisle , quand j' écoutais une éternelle apologie de la * Grèce , je n' y sentais de positif que la haine du christianisme . C' est , à bien voir , le sentiment qui fait la continuité de l' oeuvre d' un * Anatole * France . Ses noces corinthiennes , où l' on trouve une mystérieuse protestation en faveur des dieux antiques menacés par l' aube chrétienne , donnent la clef de toute son oeuvre . Toujours des négations et , hors de là , nulle clarté , nulle efficacité . Je vois que ces beaux poètes battent en brèche le * Christ ; mais je ne vois pas ce que sont les dieux qu' ils rappellent de l' exil pour présider à la vie des hommes d' aujourd'hui . Vainement sur le seuil des temples , les poètes , les archéologues , les universitaires et les philosophes du monde politique multiplient leurs appels , coupés de formules évocatrices , les dieux , pas plus que les hommes qui les avaient conçus , ne remonteront du noir séjour de l' * Hadès . Mes yeux ne m' ont pas trompé sur l' * Acropole d' * Athènes : j' ai vu là-bas une maison déserte . Dans le * Parthénon , la cella , le naos est vide , irrémédiablement . Bien loin de m' aider à comprendre l' antiquité , je soupçonne vos érudits , mon cher * Beaunier , de me l' avoir rendue , en * Grèce , inabordable . Comme je suis plus à l' aise en * Provence , dans la * Provence montagnarde que je connais et qu' il n' est pas absurde d' assimiler au * Péloponèse ! Ici comme là-bas , circulent des ruisselets , le plus souvent desséchés . Des soins séculaires ont créé sur ces versants arides des petits champs en terrasse , des vergers d' amandiers , d' oliviers et de vignes , mais qui se perdent bientôt dans les ronces et la broussaille , et la montagne s' achève quasi nue . C' est vraiment le * Péloponèse , tel que je le vis au printemps , quand mon mulet me promenait à travers ses maigres buissons , à travers ses friches pierreuses , interminables . C' est la nature au large , libre , sans contrainte , un paysage qu' aucune volonté n' a remanié , humanisé . Il garde la vérité la plus pure . J' aime ses détails très décoratifs ; je ne m' y arrête pas ; je m' attache à ce qui s' y trouve d' éternellement vrai , d' éternellement fort . Une divine lumière toute vivante du chant des oiseaux donne aux formes de la terre plus de solidité , des renflements bien proportionnés , l' épanouissement d' une fleur heureuse . Sous l' influence de cette beauté qui s' épand des cieux , le vaste horizon compose une heureuse unité , qui me fait songer à cette harmonie qu' un génie paisible répand sur un problème chargé de difficultés . Il y a quelques semaines , je voyais naître le printemps sur la * Durance . Ce fut , pour commencer , l' odeur des pins , quelques chants d' oiseaux , le bien-être d' un peu de chaleur et l' éclat joyeux d' une lumière rajeunissant toute la campagne . La brise gardait encore la fraîcheur des neiges brillantes sur un horizon de montagnes . Enfin voici les premières notes de la huppe . Elle fut autrefois , les poètes persans me l' ont dit , messagère d' amour entre * Salomon et la reine de * Saba ; dans les collines de * Provence elle est toujours la messagère du soleil . J' écoute les appels lointains de l' oiseau que je désirais et de qui je ne puis pas faire entendre mon merci . Insensible nature , si puissante sur mon coeur ! Je me promène sous les bois de pins . Qui dois -je remercier d' une telle beauté ? M' est -il possible d' en jouir sans qu' une de mes pensées ne s' oriente , ne s' élève et ne dise : " j' ai reçu ton message de plaisir , de noblesse . Je voudrais le comprendre . Accepte ma bonne volonté . Une fois encore , je suis prêt à croire ce beau sourire du printemps de * Provence , à suivre ses matines , ses vêpres , ses complies . " d' instinctives prières se forment dans mon coeur . Sont -ce des prières ? Des mouvements de plaisir , des remerciements , une gratitude pour ces belles minutes . Qu' une chapelle est charmante et solide au milieu d' une solitude champêtre ! Comme elle ramasse et rassure nos rêveries ! Elle en sacrifie , elle en laisse tomber une part immense , c' est vrai , mais pour garder un beau choix . Avec tant d' abondance , n' allions -nous pas tout à l' heure nous retrouver les mains vides et le coeur dispersé ? Ils sont innombrables en * Provence les petits oratoires , chapelles ou simples stèles . Et sur ce bord de la * Durance j' aime entre tous un petit monument votif au bord d' un chemin et entouré d' amandiers taillés en corbeille . On y voit les traces d' un bel appareillage romain , misérablement consolidé à travers les siècles par des éléments de hasard . Sa niche est vide . Je souffre de cette vacance . Qu' y mettrai -je ? Quels dieux ? En général , la grille et l' image sont tombées . Je les rétablis avec aisance . C' est une vierge , un saint rustiques . Ils me mènent sans effort à leurs prédécesseurs . Quand les dieux de la * Grèce et de * Rome gouvernaient les collines de * Provence , c' était la même huppe qui jetait là-bas derrière les collines sa note narquoise , c' était le même printemps , et les modestes divinités de jadis sollicitent , attirent toujours l' hommage de celui qui goûte le bonheur d' errer du * Rhône à la * Durance . Ces chapelles , ces petits oratoires , alors même qu' il n' entre aucune pierre antique dans leur maçonnerie , rappellent par l' endroit où ils sont placés des souvenirs païens . Avant eux , il y a eu à la même place une stèle , un dieu therme posé au carrefour du chemin , un autel votif dédié à une source , à un arbre , à une plante sacrée . Si vous allez en * Provence , mon cher * Beaunier , un de ses meilleurs fils et de ceux qui la connaissent le mieux dans son présent et dans son passé vous montrera sur les bords de l' * Huveaume la fameuse inscription matribus ubelnae et , non loin de là , un sanctuaire chrétien . On y continue à la bonne mère , à la vierge , le culte que l' on rendait à la source , à la mère des eaux . Notre ami * Aude , le savant bibliothécaire de la méjane d' * Aix , l' ami de * Mistral et d' * Henri * Brémond , vous mènera encore à notre-dame du rouet , c' est-à-dire notre-dame du chêne , à notre-dame de * Caderot , c' est-à-dire du genévrier , et à * Mimet sur les ruines de notre-dame du cyprès . Là s' élevait , dans les débris d' un temple païen , l' ancienne église paroissiale , et le cyprès qui l' ombrageait , dernier survivant d' un bois sacré , faisait l' objet d' une vénération profonde . Quel conte charmant à la * Paul * Arène on pourrait écrire , n' est -ce pas , avec le petit drame , en apparence comique et si baigné de mystère à bien voir , qui advint , lorsqu' un jour le conseil du village s' avisa de le faire couper , ce beau cyprès . Le croiriez -vous , c' est le curé qui cria au sacrilège et voulut intenter un procès aux profanateurs . Mais pourquoi se référer à ces grandes curiosités ? Regardez au hasard chacun de ces petits domaines comme il y en a partout là-bas , isolés dans leurs collines de pierrailles et de chênes verts , à proximité d' une source . On y voit une petite maison basse , le bastidon , avec une ou deux pièces , une tonnelle où grimpent des vignes vierges . Rien n' a changé depuis le temps des * Antonins . Elle est toujours là , sur le côté , la jarre à moitié enfouie , où jadis les gallo-romains mettaient du grain et qui près de la citerne sert aujourd'hui à rafraîchir l' eau . Un beau cyprès s' élance devant le petit portail , et voilà toujours les plantes sacrées , le laurier , la verveine , le jasmin , le figuier . Si le maître , en labourant sa terre , a trouvé une pièce écrite , un fragment de sculpture , il l' a encastré dans la muraille au-dessus de sa porte . Tout s' est emmêlé , pénétré dans ce paysage immuable . On ne saurait faire le départ de ce qui est païen et chrétien ; les choses se sont placées dans une même tradition ; ce que je vois aujourd'hui sous mes yeux me fait aisément remonter la chaîne des siècles et m' approche paisiblement des plus anciennes divinités . Et de même pour nous acheminer vers une idée de ce que put être un interlocuteur de * Platon ou bien un poète de la * Grande- * Grèce , le mieux n' est -il pas de considérer un * Mistral , un * Maurras , d' arrêter notre esprit sur une dialectique formée aux bords de l' étang de * Martigues et sous les oliviers auxois , ou bien encore de nous en aller en pèlerinage au village sacré de * Maillane ? Et pour perfectionner cette vue , on aimerait dire ce que l' un doit à la scholastique de l' ange de l' école , interprète d' * Aristote , et l' autre à saint * Virgile . Où que j' aille en * Provence , je me trouve placé au coeur de l' antiquité . Mais cette antiquité , pour moi , en * Grèce , oserai -je le dire , elle demeurait de l' exotisme . C' est la faute des érudits . En isolant la * Grèce et , dans la * Grèce , la grande époque , ils nous ont rendu le cinquième siècle incompréhensible . Leurs abstractions font se combattre ce que la nature avait su harmoniser . En * Provence , je n' ai jamais le désarroi qu' avec tous leurs musées ils m' organisent méthodiquement . En réalité , la meilleure façon de comprendre la * Grèce , c' est encore une conception poétique , je veux dire toute d' instinct et de sympathie , qui sans lacune relierait le présent avec le passé . C' est la manière de * Goethe et des grands artistes de la renaissance . Quel est donc pour vous le moment où le génie de la * Grèce meurt ? Est -ce au siège de * Corinthe , quand le romain l' emmène captif ? Ou bien sur la brèche ouverte à * Byzance par * Mahomet * Ii ? Nos chevaliers français n' en respirèrent -ils rien dans leurs chevauchées d' * Achaïe ? * Chateaubriand n' a -t-il entendu aucune voix répondre aux appels qu' il lançait sur la rive de l' * Eurotas ? Pourquoi cet abîme que vous voulez créer entre nous et les contemporains de * Périclès ? Il y a là deux mille ans qu' il n' est pas permis d' effacer , car tels quels ce sont encore eux les meilleurs guides vers cette antiquité qu' ils nous ont conservée . Il y a quelque chose de souverainement injuste et de maussade à dédaigner les siècles où la vieille nationalité grecque gardant sa langue au fond des monastères chrétiens ne cessa jamais de résister , fut presque toujours en état d' insurrection . Sachons dans un mouvement d' allégresse relier la * Grèce la plus antique avec la plus nouvelle , pourvu qu' elle soit héroïque , et dans l' entre-deux voyons ces chevaliers français , des gens de chez nous , des gens comme nous qui prennent la succession des héros d' * Homère et de * Plutarque . Qu' il soit hospitalier et toujours prêt à recevoir de nouveaux feuillets , notre album des belles images grecques , hospitalier jusqu'à permettre que le massacre de * Scio y trouve sa place naturelle . Laissons les honnêtes érudits dans leurs fouilles , sous l' épaisse nappe de leurs utiles conjectures , et d' un coup de talon remontons à la surface , mon cher * Beaunier , pour jouir d' un plus vaste horizon . Rejoignons nos véritables maîtres , les grands artistes de la renaissance et les * Goethe , qui jouirent des formes antiques avec la liberté des * La * Fontaine et des * Racine . Ni les uns , ni les autres ne disaient : siècle de * Périclès , mais siècle de * Périclès et d' * Alexandre . Pourquoi séparer la * Grèce athénienne de la * Grèce totale , et , dans * Athènes , mettre trop à part le cinquième siècle ? Pourquoi des amateurs s' astreindraient -ils à ces conceptions d' archéologues qui , à bien voir , ne sont utiles que pour l' enseignement et le travail ? Pourquoi limiter étroitement l' âge de la perfection ? Pouvons -nous oublier que les figurines de * Tanagra et de * Mirrhina sont du quatrième siècle ; du quatrième encore les lécythes blancs d' * Athènes ; la victoire de * Samothrace , du troisième ; le torse du belvédère et la * Vénus de * Milo , peut-être de la basse époque ? Pourquoi auraient -ils tort , ceux qui trouvent une émotion d' art au théâtre de * Marcellus aussi bien qu' au * Parthénon , et qui jugent le temple de la * Fortune , au capitole , d' une grâce égale à celle de l' * érechthéion ? Ce sont quelques statues de jardins qui donnèrent à l' auteur de l' * Iphigénie en * Tauride l' idée de la beauté grecque . Je m' accommode très bien de la bonhomie d' un * Goethe s' en allant à * Rome admirer le temple d' * Antonin et de * Faustine , et aussi de l' éclectisme de * Michel- * Ange , faisant large accueil à tout ce qui sortait de terre . Je ne sépare pas des antiques ces bronzes admirables qu' on voit au vestibule du * Louvre et qui furent fondus à * Fontainebleau d' après des moulages rapportés d' * Italie par * Primatice . Enfin je vois l' antiquité comme une planche magnifique de * Piranèse , et l' harmonie n' est pas complète , si le tombeau de la voie appienne ne porte pas toujours sa ferme où s' agitent des poulets sur un beau fumier , si l' * Acropole est dépouillée de son donjon chevaleresque , si l' église romano-byzantine de * Daphné en est écartée . Rien n' est plus faux comme représentation de la vie qu' une série dans un musée . Ces divisions , ces classifications , fort utiles pour exposer les faits , pour en faire une matière d' enseignement , faussent le spectacle , et dénaturent la vie antique . On a voulu me mettre en présence du miracle grec , on me l' a rendu incompréhensible . Il fallait accepter ces disparates , la tour des francs sur l' * Acropole , les églises chrétiennes au-dessus du temple de * Minerve , et * Minerve elle-même confondue avec * Athéna . Ces oppositions s' accordent fort bien dans mon cerveau . Il y a plus , l' antiquité , pour m' être intelligible , pour que je puisse y profiter , doit accepter les végétations que les siècles y ont greffées . Si vous prétendez l' épurer et construire un système en n' y conservant que le cinquième siècle , vous risquez d' aller à l' encontre de mes manières de sentir et de mes besoins , et de faire un chef-d'oeuvre inefficace . L' * Athènes du cinquième siècle , telle que la posent devant nous les archéologues , dégagée , nettoyée de tout ce que les siècles y avaient ajouté , soustraite à l' action du temps , c' est un musée en plein air , un froid tombeau . Si vous voulez que j' atteigne au miracle grec , laissez -moi suivre la série des expériences qui m' en séparent et remonter vers lui comme par une suite d' échelons . Il y a dans cette riche tradition où le christianisme hérite des acquisitions païennes quelque chose qui éveille l' imagination et oriente la pensée , et du point de vue moral même quelque chose d' autrement fécond pour nos âmes modernes que l' énigmatique et mince pensée que vous avez isolée à l' usage de votre université , dans le grand flot de la vie grecque , pour en faire un instrument de guerre , une page de manuel laïque . C' est ce que me disait excellement , dans un billet où il m' accusait réception du voyage de * Sparte , un homme d' une intelligence forte et claire et qui n' avait rien d' un pédant , le cardinal * Mathieu . Après s' être réjoui avec une grande bienveillance que je n' eusse pas " abdiqué nos souvenirs lorrains sur l' * Acropole " et que j' aie " rappelé les chevaliers chrétiens qui ont fondé le duché d' * Athènes " , il ajoutait : " j' aurais voulu encore que saint * Paul fût un peu vengé des mépris de * Renan pour son discours à l' aréopage , qui est d' un tour délicat et renferme une citation de * Ménandre . Des millions d' hommes se sont consolés en adorant celui que prêchait " l' affreux petit juif " , et l' admiration de * Minerve est un plaisir du dimanche , réservé à une élite qui , elle-même , ne peut s' en contenter : l' esthétique ne suffit pas à gouverner la vie . " le charmant billet , n' est -ce pas , mon cher * Beaunier , il colore de christianisme mes réflexions un peu plus que je ne voudrais , mais il ne les dénature pas , et je n' ai pu résister au plaisir de mettre sous vos yeux ces lignes si agréables et si justes . * M. * B. novembre 1911 .