Terres lorraines

Corpus:
FRANTEXT (E)
Filename:
Terres lorraines
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ATILF / Étienne Petitjean
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Type:
littérature
Modality:
écrit
Sample address:
/annis-sample/frantext/TerresLorraines_EmileMoselly_1907.html
Text:
première partie : il pouvait être sept heures du matin , en novembre . Une aube pluvieuse filtrait du ciel bas , noyait les champs d' une désolation infinie . Les chaumes grisâtres , lavés par l' automne , revêtaient la terre d' une toison hérissée , pareille à un vêtement de miséreux . La pluie cessait par moments ; alors une buée d' eau se levait des bois , dont le moutonnement ondulait dans les lointains ; puis une déchirure livide s' ouvrait au flanc des nuages ; la pluie tombait en un ruissellement de cataracte , comme si toutes les eaux du ciel s' étaient ruées par cette ouverture . La route dévalait presque à pic . Par endroits des bancs de pierre affleurant le sol y faisaient des marches d' escalier pour des pas de géant , et ces pierres blanches étaient polies par la roue des chariots , par l' écoulement des eaux , par le glissement des sables . Deux silhouettes s' ébauchèrent dans la grisaille du lointain , deux paysans qui marchaient côte à côte . Ils s' arrêtèrent du même mouvement en haut de la montée , et s' étant adossés à des " landres " de bois sec , qui fermaient une friche , ils y appuyèrent les lourdes hottes d' osier qui leur sciaient les épaules . Ils étaient tous deux étrangement pareils , vêtus de futaine grise que la pluie recouvrait d' une fine buée de gouttelettes , ayant le torse serré dans un tricot de laine brune . Leurs physionomies frustes et graves s' éclairaient du même regard bleu . Mais l' un était un jeune gars bien planté , dont les joues se recouvraient d' une barbe châtain , frisée et drue , tandis que l' autre , un vieux , tout courbé par le travail des champs , paraissait infirme , incapable de se redresser désormais pour regarder les nuages , le ciel lumineux , les spectacles qui égaient les hommes et les réconfortent . Ils soufflèrent un moment , tandis qu' un pâle rayon de soleil , filtrant à travers la pluie , courait sur l' horizon , allumait des lueurs dans les buissons d' épine . Un roitelet , tout près d' eux , fit entendre quelques notes d' une chanson mouillée et frissonnante . Puis l' averse redoubla . - * Pierre , dit le vieux , v'là qu' ça recommence . Et l' autre répondit , haussant les épaules d' un air de lassitude : - c' est le temps de la saison . Ils se remirent en marche , ayant dans leur allure le morne accablement des bêtes de somme . Tout un attirail de pêche dansait dans leurs hottes . Pour franchir les ruisseaux d' eau boueuse , ils sautaient sur les pierres branlantes , étendant les bras pour reprendre leur équilibre . * Pierre avait le bras passé dans l' anse d' un pot de fonte ébréché , où couvait un feu de braise . Quand la rafale tournoyante passait sur les deux hommes , une mince colonne de cendre , sortant du vase , montait dans l' air , comme une fumée . Ils arrivèrent au bord de la * Moselle . La rivière coulait , rapide et glacée , sous des branches de saules garnies de " chatives " , brins de joncs et de roseaux secs , amenés par les crues récentes , que le vent agitait avec un long froissement triste . Une barque était amarrée à la berge , une vieille barque dont le fond était obstrué de gravats et d' herbes folles . Les deux hommes y montèrent . Elle partit lentement , puis s' anima peu à peu , gagnée par la vie mobile et frémissante du flot . Les berges fuyaient de chaque côté d' un mouvement monotone , laissant apercevoir dans la profondeur des prairies inondées des saules étêtés qui levaient leurs têtes difformes . Et parfois aussi on côtoyait des tas de bois empilés à la lisière des forêts . Alors une odeur forte de tan courait sur l' eau : ce souffle pénétrant que les grands chênes exhalent après leur mort . Puis la rivière s' élargit , devint un lac d' eau jaunâtre . Les deux hommes se mirent à pêcher . Assis sur la planche à l' arrière , le vieux * Dominique faisait décrire à sa barque des courbes lentes . Puis il jetait dans l' eau des poignées de son et de chènevis . De grandes traînées blanches filaient à la surface ; les coques légères des grains de chènevis se dispersaient en une poussière grise . Bientôt des ablettes attirées , montant des profondeurs , trouaient la nappe de leur frétillement léger , de leur pullulement innombrable . Pareille aux insectes sortis de la terre à la fin d' une journée chaude , toute cette vermine de la rivière grouillait , tournoyait , happait les menus débris emportés au fil de l' eau . * Pierre , debout à l' avant , plongeait dans la rivière le large filet , tendu sur deux bâtons en croix , qu' on appelle un échiquier . Puis il le relevait d' un vigoureux tour de reins , campé solidement sur ses jambes écartées au fond de la nacelle , qui vacillait à chacun de ses mouvements . Les ablettes s' entassaient dans un coin , les ventres blancs jetant des lueurs pâles . Un rude métier , cette pêche . Rentrés au logis , les deux hommes raclaient les poissons , mettant de côté les écailles qui luisaient comme des piécettes d' argent . Ils en remplissaient une grande boîte de fer-blanc , qu' ils allaient tous les quinze jours expédier à la poste de la ville . Ils savaient vaguement qu' on envoyait la chose à * Paris pour fabriquer des perles fausses . La pluie tombait toujours : on aurait pu tordre leurs vêtements . Une vapeur d' eau montait de leurs épaules , de leurs jambes , de leurs bras . Leurs mains , cinglées par l' averse , s' engourdissaient , devenaient si maladroites qu' ils s' empêtraient dans les besognes les plus simples . Parfois ils pâlissaient , tout près de défaillir . Mais ils ne se plaignaient pas , retenus par une sorte de pudeur , craignant de passer pour des femmelettes . Des pensées tristes , de lentes obsessions tournoyaient invinciblement dans leurs cerveaux . Le vieux * Dominique songeait à la vie qui se faisait plus âpre chaque jour . On trimait toute sa chienne de vie pour amasser quatre sous et on n' y arrivait pas . Mais il finirait bien par se reposer ! On le coucherait auprès de sa femme , la * Marie- * Anne , dans le petit cimetière de campagne dont les croix s' effritent sous les hâles desséchants , sous le ruissellement des pluies d' automne . * Pierre , plus jeune , regrettait simplement le bon gîte , la pipe qu' on fume au coin de l' âtre ; une vision obsédante ramenait devant ses yeux la " taque " de fonte dressée dans la cheminée , une plaque venue des temps anciens , couverte de dessins qu' on ne comprenait plus . La suie qui la revêtait s' enflammait parfois dans le feu clair des bourrées , et des rougeoiements y couraient , pareils à des chenilles lumineuses . Le soir tombait sur les eaux livides . Cela vint lentement , doucement , ce crépuscule blême qui terminait le jour , comme il avait commencé , le noyant d' une clarté indécise . Une coulée d' ombre envahissait les champs , la rivière , la prairie inondée . La houlée furieuse du vent se déchaîna subitement . Il n' y eut plus rien que ces deux immensités mouvantes , la fuite des eaux sous le glissement de la nuit . C' était la même vie pendant toute l' année , chaque jour ramenant le même labeur persévérant et vain . Ces pêcheurs étaient pareils aux rocs calcaires dont leur visage avait la couleur terne et rude . à force de se pencher sur la rivière , leur regard usé avait l' éclat fondu , la transparence des eaux qui coulent . Jamais ils n' auraient imaginé une existence différente , une façon moins pénible de gagner leur vie . Ils pêchaient comme leurs pères , pris par cette étreinte de la routine qui emporte les générations rustiques dans les mêmes chemins battus , coupés d' ornières profondes . Ils accomplissaient leur lourde tâche sans réfléchir , avec une lenteur de machines bien remontées , se hâtant vers un but qu' elles n' entrevoient pas . Leur effort rude , simple , toujours renouvelé , se perdait dans le grand rythme des forces universelles . Ils peinaient sur les eaux , comme les sables qui coulent au flanc des monts , comme les souffles qui courbent les forêts , comme les sources qui rongent les rocs , sans avoir de leur vie autre chose qu' une conscience obscure . En vain les longs hivers finissant en pluies tièdes apportaient au flanc des monts de mouvantes parures de fleurs , en vain les saules retombant sur les courants d' eau les effleuraient de la laine jaunâtre de leurs chatons , ils restaient insensibles à cette séduction que la nature indifférente semble prodiguer en de certains jours . Un soir de novembre , là-bas , en * Lorraine ... dans le village de vignerons , une petite place s' ouvrait , obstruée de fagots entassés , bordée par les pignons aigus des vieilles maisons , auprès des chenevières fermées de murs croulants . Il avait dû pleuvoir tout le jour , mais le ciel s' était lavé subitement à l' approche de la nuit , les vents froids balayant les nuages . Des flaques d' eau luisaient , étrangement brillantes dans le noir des maisons , dans le noir des choses . Des étoiles s' y reflétaient , frissonnant soudain , quand des souffles ridaient la surface de l' eau immobile . Tous les bruits se taisaient . On entendait par instants le grincement d' une poulie de fer surmontant un vieux puits , quand une voisine venait tirer de l' eau pour la soupe du soir . On voyait la forme vague de la femme se pencher sur la margelle de pierre , où le frottement des cordes avait creusé des rigoles . Une fenêtre était ouverte dans la façade d' une maison . Deux jeunes filles se penchaient sur la barre d' appui , et causaient , s' arrêtant par moments , pour respirer les odeurs de terre qui montaient des champs assombris . L' une était une belle fille aux joues roses , aux lèvres fraîches , dont le rire sonnait : un rire un peu naïf de personne bien portante qui trouve de la gaieté dans toute chose . Alors sa compagne la regardait d' un air étonné , ayant l' air d' admirer et de blâmer à la fois cette insouciance . Celle -là véritablement ressemblait à une demoiselle de la ville , avec son col blanc rabattu , sa robe d' étoffe grise dessinant sa taille souple , ses bandeaux plats séparés par une raie . On voyait bien à la fraîcheur de son teint qu' elle restait à la maison , loin des hâles desséchants et des soleils qui mordent la peau . Sous ses longs cils noirs , son regard avait une douceur soyeuse , une profondeur pensive qui attirait . Jolie ? On n' en savait rien . Mais à la regarder longuement , de toute sa personne s' exhalait un charme qui finissait par vous prendre . Ainsi poussent , dans les haies , des fleurs chétives , maltraitées par les vents , mais dont l' odeur tenace , inoubliable , fait chanter dans notre coeur des rêves infinis de tendresse . Leur conversation traînait , gagnée peu à peu par le silence , par la nuit qui s' épaississait . Elles parlaient de chiffons , de robes , de bals prochains . Leurs amies allaient se marier , et ce mot de mariage seulement prononcé , comme par un mystérieux enchanteur , les rendait rêveuses . La rieuse , qui s' appelait * Jeanne et était la fille d' un riche fermier de l' endroit , avouait que son choix était fait depuis longtemps . Puis , curieuse , elle interrogeait sa compagne , avec des détours habiles et précautionneux . Une fièvre les gagnait à parler d' amour : leurs voix tremblaient , chuchotantes , et leurs mains , furtives , se cherchaient dans la nuit pour des caresses destinées à d' autres . La brune , * Marthe * Thiriet , fille du garde forestier , se dérobait aux interrogations , gardait son grand sérieux de personne réfléchie , qui ne confie pas ses secrets à la légère . Se marier ! Elle n' y pensait pas . Son père et sa mère avaient besoin d' elle dans leur ménage . * Jeanne leva le doigt , fit trois tours de valse dans la chambre , et , prenant ce ton mi-sérieux , mi-plaisant qui lui était habituel , elle dit : - pas de cachotteries . Le jour où * Pierre * Noel te demandera , tu ne feras pas tant de façons . Puis elle sortit dans un éclat de rire . * Marthe avait tressailli . La nuit venait . Une bande d' or rayait le couchant et les sapins de la côte se détachaient si vigoureusement sur ce fond de lumière , qu' on aurait pu compter leurs branches une à une . * Marthe restait à sa fenêtre , appuyée à la vitre froide , dont le contact rafraîchissait son front . C' est vrai qu' elle aimait ce * Pierre * Noel . Elle n' avait pas quinze ans , qu' elle faisait des détours pour le rencontrer dans les chemins , étonnée de sentir en elle quelque chose de doux , de profond et de fort , qui peu à peu remplissait sa vie . Elle revoyait tout au fond de ses souvenirs , étrangement lumineux et précis , ces soirs du mois de * Marie , où filles et garçons se retrouvent à la sortie de l' église , après la prière du soir . Le curé se démène , tempête , tonne dans sa chaire , qu' importe ! Ces beaux soirs de mai , pleins de clartés errantes , sont des rendez -vous d' amour . Que ce soit une profanation de faire servir à des usages si peu recommandables une cérémonie religieuse , on ne s' en met guère en peine dans les campagnes . L' église était encore vibrante de chants ; et l' harmonium laissait traîner par la porte son nasillement mélancolique , qu' ils étaient tous dehors , faisant claquer leurs sabots sur les marches du vieil escalier , se poursuivant et se bousculant dans la nuit claire . Alors c' étaient des poursuites éperdues , des bourrades robustes , de longues étreintes qui se terminaient par des baisers gloutons , appliqués aux bons endroits , dans les cheveux et dans le cou . Les pauvrettes se défendaient mollement et toute leur résistance tombait dans le rire pâmé des filles qu' on chatouille . * Marthe fuyait comme les autres , vaguement peureuse et charmée , et quand un souffle brutal effleurait sa nuque , elle souhaitait presque que * Pierre fût là , derrière elle , lancé sur sa trace . Quand ce n' était pas lui , elle résistait , décontenancée et furieuse , en fille qui ne cherche pas les aventures . * Pierre , dame , n' était repoussé que mollement et avec toute sorte de timidités qui s' offraient presque . Comme ils lui avaient pris son coeur , ces soirs de mai , encore si froids dans ces pays du nord , ces soirs où l' odeur des jacinthes montait des terres fraîchement remuées dans les jardins ! Une grande clarté blanche restait suspendue dans tout le ciel . La bande joyeuse galopait , galopait par les rues sombres , et des garçons de ferme , allant soigner le bétail , pénétraient dans les étables chaudes , portant à bout de bras des lanternes , dont les carreaux étaient de corne par crainte des incendies . Hélas ! Coureur de filles , ce * Pierre ! Elle était si désolée , si meurtrie , par ce grand amour qui avait envahi tout son être , par cette conviction qui se faisait chaque jour plus accablante , qu' elle serait impuissante à le garder pour elle , rien que pour elle . Il fallait le voir ce * Pierre * Noel , le dimanche matin quand il traversait le village pour se rendre à la grand'messe . Il avait une façon à lui de prendre un air crâne , de rejeter son chapeau en arrière , de marcher les mains dans les poches , faraud , les épaules balancées . Il portait des cravates voyantes , une blouse bien repassée dont il laissait le col entr'ouvert , il ramenait sur son front ses boucles soigneusement arrangées . Et il regardait les filles sous le nez avec une telle effronterie que les plus délurées baissaient les yeux ; et on chuchotait sur son compte toutes sortes d' histoires . Ah , si * Marthe avait su faire comme les autres , les rieuses et les coquettes , qui s' offrent d' un regard et se reprennent l' instant d' après , qui par leurs manèges et leurs mines friandes , appâtent les hommes et les retiennent ! Mais non , elle ne savait que rester dans son coin , heureuse d' un rien , d' un sourire jeté au passage , résignée à souffrir , gardant l' espoir inavoué qu' elle finirait par triompher de cette humeur vagabonde , par le fixer pour toujours auprès d' elle , à force de dévouement et de tendresse silencieuse . S' il venait à savoir un jour qu' elle avait tant pensé à lui , n' aurait -il pas un peu de pitié , cette pitié qui réchauffe le coeur et l' achemine doucement vers l' affection ? Elle ne voyait pas toutes ces choses , bien sûr , car elle n' était qu' une pauvre fille , qui n' avait pas l' habitude de se regarder vivre . Elle les sentait plutôt vaguement et fortement , et il se faisait en elle un mélange confus de tristesse et d' espérances . N' avait -elle pas réussi déjà une première fois à faire surgir en lui un grand élan d' amour sincère ? C' était encore à la fin d' un jour de printemps , par un crépuscule baigné de lumière blanche . Le soir s' attardait sur les prés , l' air était bleu , des branches d' églantier effeuillaient au vent des pétales roses , qui tourbillonnaient . On avait fêté ce jour -là sainte * Walburge , la patronne du village . Chaque année , il y a une heure exquise , quand la fête bruyante retombe à l' intimité d' une réjouissance familiale . La cohue de soldats , de citadins qui se bouscule dans la poussière s' est évanouie , les détonations des tirs forains se sont tues , et les chevaux de bois ne tournent plus , cachés par la toile blanche qui enveloppe le manège . Toutes les visions du passé lui revenaient une à une . Par les fenêtres ouvertes à la tiédeur du soir , on voyait des familles attablées , des gens en bras de chemise . Des enfants soufflaient dans des trompettes : on choquait des verres pour des santés interminables . Parfois un paysan descendait l' escalier de sa cave , une cruche de faïence bleue à la main , allant tirer au tonneau le vin des récoltes fameuses . Un reste de jour bleuâtre traînait dans la rue , et l' on n' entendait plus rien , rien que la nappe de la fontaine , dont le ruissellement se tordait au vent du soir . Le marronnier géant de l' église était fleuri de girandoles pâles . Lassés tous deux d' avoir tant dansé ce jour -là , ils étaient venus respirer la fraîcheur dans le petit jardin attenant à l' auberge . Les bruits du bal parvenaient jusqu'à eux , mais lointains , fondus , étouffés par l' épaisseur des murs . On distinguait le ronflement sonore de la basse , s' essoufflant à suivre le nasillement de la clarinette . Un calme immense tombait sur le jardin , sur les bouquets d' arbres , sur la côte de vigne : et dans l' air planait par moment une vague tiédeur , un souffle alanguissant de tendresse . * Pierre était venu l' inviter à la danse plus souvent que de coutume . Les commères faisant tapisserie , alignées sur des bancs , devaient en causer pour sûr . Elle n' y pensait pas , dans son ravissement . S' étant assis sur un banc , ils causaient tous deux gentiment , en vrais amoureux de village . Des paysans jouaient aux quilles avec des clameurs , des contestations , des disputes à chaque coup douteux . On entendait la boule sonnant contre les quilles cerclées de fer , quand elle arrivait au but . Sur leurs têtes pendaient des grappes de lilas , du " mirguet " , comme on dit là-bas . L' odeur forte des corolles épanouies se mêlait aux senteurs venues des jardins . * Marthe fit un gros bouquet de lilas qu' elle attacha à sa ceinture . Prenant une branche , elle la passa à la boutonnière de la veste de * Pierre , trouvant un geste si tendre qu' il en fut tout ému . Il lui mit le bras autour de la taille et l' embrassa . - vrai , * Mademoiselle * Marthe , c' est pas pour dire , mais je vous aime bien . Elle répondit , dissimulant sa gêne dans un éclat de rire . - vous l' avez dit à tant d' autres que ça ne tire pas à conséquence . Il insista : - vous avez tort de vous imaginer ça : les autres , c' est pour l' amusement ! Mais vous , c' est pas la même chose . C' était peut-être vrai , ce qu' il disait . Elle défaillait sous le poids d' un bonheur trop lourd pour ses forces . Ils avaient causé longuement , ne se décidant pas à se séparer , vaguement remués par la tombée de la nuit . La lune jaillit des entrailles de la terre , énorme et toute blanche , versant une lueur sur les pousses des jeunes ceps , trempés de rosée ... * Pierre se leva , ayant terminé sa besogne , ce soir -là , plus tôt que de coutume . - j' vas faire un tour , dit -il au vieux * Dominique , qui , une aiguille de bois aux doigts , réparait quelques mailles de l' échiquier , qu' une branche de saule avait rompues . Il descendit la côte , fumant sa pipe avec satisfaction , savourant le repos bien gagné , après une journée de travail . Arrivé sur la place , il s' arrêta . Il avait plu tout le jour , mais la pluie avait cessé vers le soir . De grands souffles passaient dans la nuit , de grands souffles froids charriant l' humidité , qui stagnait sur les labours d' automne . Un toit s' égouttant quelque part , au-dessus de sa tête , faisait entendre un clapotement triste . Au-dessus des maisons , la * Grande * Ourse , le " chariot de * David " allongeait son timon d' étoiles scintillantes . Tout au fond de la rue , une lueur trouait l' ombre . Des portes s' ouvraient sur des conversations interrompues ; une procession de lanternes s' avançait par les rues , courait au ras du sol , projetait sur les façades endormies de grands rais de lumière . Les femmes allaient au veilloir . Par moment la lumière faisait sortir de la nuit le soc blanc d' une charrue , la silhouette trapue d' un tombereau , mis au rancart . Sur le passage des femmes emmitouflées , des ombres gigantesques couraient le long des murs , montaient jusqu'aux toits , se perdaient dans les étoiles . - tiens , on veille chez les * Lardonnet , se dit * Pierre , je vais pousser jusque -là . Sous la grande cheminée lorraine , dont le manteau était si élevé qu' un homme aurait pu y entrer tout debout , le veilloir était rassemblé . Un feu couvait dans l' âtre , un de ces feux d' hiver faits pour durer longtemps , et qu' on entretient avec des marcs de raisin et des tas de chénevottes . Des vieilles , au profil anguleux , assises à des rouets , filaient le chanvre , trempaient leurs doigts dans un gobelet d' étain pour mieux saisir le fil , qu' elles tiraient des quenouilles chargées d' étoupe . Des enfants se promenaient , portant haut dans l' air des croix de chanvre nu , frêles assemblages qu' un mouvement un peu vif éparpillait sur le sol . Des vieux , somnolents , fumaient leur pipe en crachant dans les cendres du foyer d' un air songeur , et sur toute cette scène le " coupion " , un lumignon du temps passé , pendu à la cheminée par une crémaillère de fer , jetait une lumière vacillante , qui ne pénétrait pas dans les coins grouillant d' ombres . Tout le monde s' écarta pour faire place à * Pierre , car il ne comptait que des amis dans le village , à cause de sa bonne humeur , de sa large prestance qui en imposait . On lui offrit un verre de vin cuit , un vin qu' on prépare après la vendange , en mêlant au jus du raisin un peu d' eau-de-vie . Un plaisant , un petit homme au visage goguenard , travaillé par toutes sortes de mines , de froncements d' yeux , de sourcils , racontait une " fiaue " , un de ces récits de veillée interminables , avec des péripéties terribles ou grotesques , variant au gré du conteur . Tout à coup un choc ébranla la vitre . Un enfant , levant sa tête ébouriffée , s' écria joyeusement : " on va dailler . " et il se fit un grand silence , dans l' attente d' une chose mystérieuse . C' est en effet une très vieille coutume en * Lorraine , un usage qui vient du passé profond , que d' aller " dailler " le soir aux fenêtres . Et cette coutume se meurt doucement par l' indifférence des générations nouvelles , qui méprisent ces vieilleries . Antique cérémonie , avec un rituel et des règles , qu' on n' abandonnerait pas , une fois qu' on l' a commencée ! Mystère bizarre et compliqué qu' on accomplit avec une sorte de gravité recueillie . Une voix s' éleva , une voix comiquement déguisée , la personne qui parlait de l' autre côté de la vitre , dans la nuit , s' efforçant de ne pas être reconnue . - voulez -vous dailler ? Toute la chambrée répondit : oui . - mariez -nous ? - avec grand * Charles . - on dirait un échalas ! - avec le fils de la * Goton . - il est trop bête ! Ce fut une revue amusante , une critique pittoresque des mots familiers , des travers et des attitudes de chacun . Encore un usage où l' esprit satirique et la malignité propres au caractère lorrain trouvent leur compte . Rien ne saurait rendre la drôlerie de certaines reparties , la vivacité gaillarde et joliment troussée de certains portraits , esquissés au hasard d' un dialogue rapide , aiguisés de pointes perfides et d' insinuations qui vont loin . Et le mystère ajoute aux moindres propos une saveur , un intérêt extraordinaires . Toute la vie du village qui passe dans la nuit , les scandales , les événements de chaque jour . Les jeunes filles surtout courent à ce divertissement ! Combien ont senti , quand on leur jetait un nom , se révéler un amour qu' elles ignoraient , qui avait germé et pris racine au plus profond de leur coeur ! Combien de coeurs ont battu contre les vitres froides , par les nuits blanches de gelée et fourmillantes d' étoiles ! Pauvres murs lorrains , lézardés de crevasses béantes , battus de pluie , comme vous savez de ces histoires d' amour , dont personne n' a gardé le souvenir ! Ce soir -là , une vieille qui filait dans un coin dit tout bas , mais de façon à être entendue de toute l' assistance , ayant jeté un regard malin par-dessus ses lunettes : - c' est * Marthe * Thiriet qui daille . * Pierre leva la tête , mais voyant les yeux fixés sur lui , il s' efforça de prendre un air détaché , entamant une conversation sérieuse avec son voisin , tout en ne perdant pas un mot : le dialogue reprit : - mariez -nous . - avec * Coliche ! Un rire éclata derrière la vitre , * Coliche étant le berger de l' endroit , un garçon à demi idiot , hirsute et dépenaillé , traînant toujours sur ses talons deux grands chiens efflanqués , tout pareils à deux loups . Le beau parti pour une fille ! Puis on se piqua au jeu , et on proposa à la jeune fille des individus invraisemblables , des carrieurs de sable , ou des dragueurs de la * Moselle . Elle disait non , d' une voix amusée . Les vieilles riaient dans le veilloir , arrêtant le mouvement de leurs pauvres mains tremblantes , qui tricotaient des bas ou filaient de l' étoupe . Et les tout petits , qui n' ont pas encore le sens des choses d' amour , riaient eux aussi , pour faire comme les autres , amusés par les reparties et le son bizarre de la voix mystérieuse , qui montait dans la nuit . Il se fit un silence ; on se regardait ; la vieille qui avait reconnu * Marthe la première secouait la tête d' un air entendu , s' apprêtant à dire une chose d' importance : - mariez -nous ? - avec * Pierre * Noel . * Marthe répondit : - il est trop coureur . Mais le son de sa voix était changé . à l' émotion qui la faisait trembler , toute l' assistance eut la sensation qu' on avait touché juste . * Pierre s' était levé brusquement ; se dirigeant vers la porte , il l' ouvrit toute grande . Toutes les filles qui daillaient avec * Marthe ce soir -là prirent la fuite , comme un vol d' oiseaux effarouchés par un bruit . Les coiffes de leurs bonnets mettaient au fond de la nuit une vague palpitation de blancheur . Seule * Marthe restait appuyée contre les ais de la fenêtre , le coeur battant , et les jambes si cassées par l' émotion qu' il lui était impossible de faire un pas . * Pierre la prit dans ses bras et baisa longuement ses cheveux fins . Elle résistait , se débattait , faisait tous ses efforts pour échapper à cette étreinte qui , d' instant en instant , devenait plus robuste . Mais toute sa résistance tomba soudainement ; elle devint une petite chose inerte , qui s' abandonnait délicieusement à cette caresse , se faisait molle et confiante . Ils causèrent de choses et d' autres , puis ils se séparèrent , * Marthe ayant fait remarquer que l' heure s' avançait . Elle rentra dans sa maison à pas lents , lourds de rêverie . Il se faisait en elle un tumulte de sentiments contraires . Certes , il fallait que cet amour fût bien fort pour qu' il se trahît malgré elle , pour qu' on en parlât . Maintenant c' était un bruit qui courait le village ... mais lui n' ignorait plus rien , et dans le coeur de la pauvre fille vivait le souvenir vibrant de cette caresse dont la douceur se prolongeait , doucement émouvante ... le village dormait ; accroupis au fond de la nuit , les toits de tuiles allongeaient leurs grandes silhouettes paisibles . Dressant son timon d' étoiles , le chariot de * David s' était incliné un peu ... rentré dans le veilloir , * Pierre avait presque oublié cette aventure . Le lendemain , les deux pêcheurs se reposaient , car c' était jour de dimanche . Un grand silence enveloppait les campagnes , le silence d' automne , avant-coureur du sommeil hivernal . Les bois lointains , les vignes , l' horizon des côtes reposaient dans un calme infini , une sérénité baignée de lumière . Et les fils de la vierge , se détachant des buissons , se déroulaient dans leur chute molle et sinueuse . Les dernières feuilles tombaient des arbres , emportées par des souffles froids . Au fond d' un verger , quelques cerisiers , touchés par les gelées précoces , semblaient revêtus d' un rouge éclatant , pourpre somptueuse qui détonnait dans la nudité des campagnes . Une rumeur de vie courut de l' horizon , dans une flambée de soleil . Le vent léger charriait des sons de cloches , des claironnements de coqs , des appels de bateliers . Ce mystérieux appel réveillait la terre lorraine , suscitait la force fécondante endormie au creux des sillons , donnait l' illusion d' une splendeur fugitive de printemps . * Dominique défonçait un carré de terre dans son jardin . Il s' arrêta , et croisant ses mains sur le manche de sa bêche , il dit tout haut , les yeux clignotant dans la lumière : - c' est l' été de la saint- * Martin . Il souriait , ragaillardi par cette chaleur d' automne qui ranimait ses vieux os , et il faisait de temps à autre un petit signe d' amitié dans la direction de * Pierre , dont la haute taille s' encadrait dans la fenêtre . La maison , elle aussi , semblait réchauffée par cette dernière flambée de soleil . La façade luisait , éclaboussée de rayons , la façade ventrue que les pluies d' automne avaient rayée de taches grises , qui , lassée par la vie , elle aussi , se laissait à demi crouler au bord du chemin , avec un air d' abandon . Le faîte des tuiles moussues , s' incurvant comme l' échine d' une bête lasse , se découpait joyeusement sur le ciel d' un bleu profond . On avait planté à l' angle du mur une borne massive pour le préserver de la roue des chariots . Et sous l' auvent du toit , une perche suspendue à deux bouts de filin supportait ces rangées de mottes qu' on fabrique avec du marc de raisin , et qui servent à entretenir les feux de l' âtre , à la veillée . * Pierre allait et venait dans la chambre , maussade , s' abîmant dans une morne contemplation . C' était toujours ainsi depuis quelque temps . Une tristesse vague répandue dans tout son être l' appesantissait , le laissait inerte et somnolent sur une chaise , pendant des heures . La monotonie de son existence pesait lourdement sur lui . Il n' avait plus de goût à rien , retombant à tout moment dans d' incohérentes rêvasseries , échafaudant des projets , des rêves de vie aventureuse , qui s' écroulaient , se reformaient , goûtant une sorte de douceur triste et voluptueuse dans cette agitation de ses pensées . Il aurait voulu s' en aller , voir du pays , s' évader de sa misère . Et la route qui s' allongeait , s' enroulait au flanc des vignobles , révélait sa fuite à l' horizon par l' ondulation des peupliers , dont on n' apercevait que les cimes , exerçait sur lui une étrange fascination . Il bâillait , ne se décidant pas à sortir . En même temps , les liens qui l' attachaient aux choses , ces humbles choses contemplées depuis l' enfance , aux meubles familiers , s' étaient rompus . La maison n' était plus emplie de ces petites voix fluettes , cassées , chevrotantes qui parlent du passé avec une exquise douceur . Tout lui paraissait pauvre , muet , froid . La grande cuisine blanchie à la chaux , immense pour ses premiers pas , n' était plus qu' une pièce humide , dont la fraîcheur glacée vous prenait aux épaules . Il regardait avec dédain le petit poêle , dressant sur trois pieds branlants son cylindre de fonte , rongé par la rouille , amenuisé par le feu . Et la pompe de la " pierre à eau " s' égouttant dans une bassine de zinc , un long chantonnement de source montait , dont la mélancolie faisait écho au murmure de sa rêverie désolée . * Dominique le suivait du coin de l' oeil . Qu' avait * Pierre à se manger les sangs , à se tourmenter comme ça , depuis quelque temps ? D' ordinaire le vieux coupait court à ces rêvasseries , et le faisait sursauter en l' interpellant brusquement : " voilà encore que tu fais ta tête ! " mais cette fois il n' osa pas . Le vieux s' effarait , sentant son fils si inquiet , si tourmenté , prêt à se détacher de leur vie , à tous les deux . Et la clairvoyance de son affection lui faisant pressentir un avenir de tristesse , il ne se décidait pas à provoquer de franches explications , dans la crainte d' un désastre . Cette fois encore , il s' avisa d' un détour . Les mains toujours croisées sur le manche de sa bêche , il dit lentement : - c' est ça qui vous remet d' aplomb , un temps pareil . Fallait ce brin d' chaleur pour les semailles . Quand je bêche dans mon jardin , je ne donnerais pas ma place pour un empire ... * Pierre ne répondait pas . Le vieux continua , loquace , larmoyant , attendri : - on n' est pas riche , mais on est son maître . On mange à sa faim , après tout . J' ai rudement trimé , mais j' ai fait honneur à mes affaires . Je ne changerais pas mon sort pour celui des gens en place , dans les bureaux . On peut aller loin , on ne trouvera pas un pays plus plaisant , ni des gens plus affables ... et son geste enveloppait tout le pays . Vus de cette hauteur , les toits du village s' entassaient , dégringolaient la pente dans une mêlée joyeuse à l' oeil et cahotée . Des vols blancs de pigeons animaient le vide du battement sonore de leurs ailes . Des chats dormaient dans les gerbières , guettaient sournoisement les moineaux piaillards , sautillant sur les tuiles moussues . Et tout au loin on voyait les prés , les chènevières , la rivière coulant au fond du val en sinuosités vagabondes . Elle était toujours là , comme si elle avait voulu se montrer aux deux pêcheurs , promener à travers leur vie son onde égale et monotone . * Pierre haussait les épaules , visiblement ennuyé . Le vieux se remit à bêcher la terre , marmottant des choses à part lui , secouant la tête d' un air triste . Ce n' était pas un mauvais garçon , ce * Pierre ; seulement sa mère l' avait gâté , en lui répétant sans cesse qu' il était beau , qu' il était fort , que les filles seraient trop contentes de l' avoir . Une confiance , un sentiment de supériorité sortait de ses yeux , s' exhalait de sa personne , de ses gestes , de ses silences . Il portait beau . Il avait une façon de toiser le monde qui déplaisait au premier abord , mais on s' y habituait , et on était séduit par un certain air d' honnêteté qui tenait de la race . Le service militaire aussi l' avait perverti , l' initiant à une mollesse d' existence , qu' il n' avait pas connue auparavant . On était bien nourri et on ne travaillait pas . C' est un dicton des paysans dont la vie est si dure , qu' on devient " feignant " à faire des métiers pareils . Et le séjour dans une grande ville de l' est lui avait révélé le goût des distractions , les habitudes d' oisiveté , les stations dans les cafés , toute une vie molle dont la nostalgie lui gonflait le coeur . Ses succès auprès des femmes ne se comptaient plus . Elles tournaient autour de lui , affolées par sa mine robuste , par ses airs farauds et conquérants . Les besognes pénibles de la terre n' ayant pas déformé son corps , parmi tous les paysans déjetés , noueux , pareils à des souches , il avait l' air d' un monsieur de la ville . Il avait eu une liaison qui avait duré deux ans , pendant son service militaire à * Nancy , avec une fille de brasserie , une blonde un peu fanée , aux yeux tristes , qui versait à boire aux clients dans un café voisin de la pépinière . Elle s' était jetée à sa tête , séduite par sa prestance , heureuse dans son isolement de retrouver un camarade pour parler du pays . La rivière séparait leurs villages ! Les dimanches , ils allaient se promener le long du canal , hantés par la mélancolie que les eaux semblaient charrier , alourdies par le reflet des ormes touffus , entre les rangées de roseaux bruissants . Ils s' entretenaient des choses des champs , de l' état des récoltes , du prix des vins de la dernière cuvée . Ils s' aimaient , retrouvant des souvenirs d' enfance qui leur étaient communs , se comprenant , parce qu' ils avaient des mots , des façons de parler identiques , jetés aux bras l' un de l' autre par cette sensation d' isolement , qui les effarait au fond d' une grande ville . La fille , que sa profession mettait au courant de ces détails , initiait le soldat aux raffinements de la toilette , au luxe à bon marché des odeurs de bazar . Il s' enorgueillissait de l' avoir à son bras , vêtue d' une robe de soie bruissante , et des camarades qui l' avaient rencontré , l' avaient complimenté sur sa conquête . Elle se dévêtait lentement , fredonnant un refrain de café-concert entre ses lèvres serrées pour retenir les épingles de sa coiffure . Elle lui promenait sur les lèvres ses bras nus , sa chair un peu affaissée , luxueusement rehaussée par des odeurs de musc et de patchouli . Elle l' avait quitté comme elle l' avait pris , sans lui donner d' explications , le mettant de côté comme une ombrelle qui a cessé de plaire . Mais elle l' avait marqué pour la vie , le flétrissant d' une tare indélébile , lui ayant révélé l' usage du linge fin , des dessous neigeux , de la poudre de riz et du fard . Désormais , il fut incapable de goûter la simplicité des amours rustiques , l' odeur saine des corps fleurant bon le foin . Les filles de la campagne lui paraissaient des souillons auprès de cette femme , dont la peau de blonde éraillée exhalait des odeurs troublantes . Rentré au pays , il avait continué , prenant des maîtresses un peu partout . Il avait été choyé cette année -là par la femme d' un maître dragueur , dont le bateau était amarré dans une anse tranquille de la * Moselle ; une belle femme brune , aux yeux ardents , approchant de la trentaine , et qui dès le matin se tenait sur le devant de sa cabine , vêtue de camisoles d' une blancheur irréprochable , ayant l' air d' attendre , on ne savait quoi , dans sa mise de femme entretenue . Elle souriait , quand * Pierre passait dans sa barque , roulant sur ses reins , montrant ses bras nerveux et musclés , sa nuque que le soleil dorait d' une teinte chaude . Elle s' était donnée à lui , un soir d' été qu' elle l' avait attiré dans sa cabine , à l' heure où les pourpres du couchant ensanglantaient le fleuve , où les crapauds au fond des mares poussaient leur complainte monotone . Et elle s' était mise à l' aimer éperdument , lui faisant connaître l' émoi des rendez -vous furtifs , la volupté des étreintes rapides , avivées d' un frisson de terreur , dans la crainte du mari , un alsacien pas commode , dont le revolver était accroché à un clou , sur le mur de la cabine . Leur liaison avait continué , roulant cahin-caha à travers des scènes de jalousie , des ruptures , des reprises tendres qui fondaient les nerfs de * Pierre , lui ôtaient toute énergie , le laissaient défaillant à l' idée de rompre sa chaîne . Des soleils éclatants flambaient sur l' eau ; la réverbération des houles lumineuses chauffait la cabine , faisait courir sur les planches une moire papillotante . Alors la femme le prenait dans ses bras , comme un enfant , l' attirait sur sa chair lourde , le soûlait de voluptés . Puis , un soir qu' il venait au rendez -vous , il avait trouvé la place vide , la drague disparue , la cabine envolée . Seules quelques herbes fluviales , visqueuses et molles , tournoyaient à l' endroit où il avait vécu des joies si puissantes . Et il était resté là jusqu'au soir , effaré , ne comprenant pas , luttant contre la démence qui montait en lui , avec le soir enténébrant les têtes difformes des saules . Les autres payeraient pour la gueuse ! Et toutes ces aventures , qui avaient passé sur son coeur , l' avaient usé peu à peu , le rendant plus banal que la pierre d' un seuil qui s' effrite sous les pas . De toutes ces liaisons , il lui restait un invincible mépris de la femme , et il s' était habitué insensiblement à ne voir en elle qu' un objet de plaisir . Sortir de ce pays ! La vie de jour en jour se faisait plus dure ; la misère tombait sur les campagnes , amenée par les grêles , les gelées précoces , les mauvais vouloirs du ciel , acharnés sur les hommes . Le bien ne se vendait plus et la main-d'oeuvre était hors de prix . Toutes ces doléances , ressassées au long des jours par les paysans , créaient autour de * Pierre une atmosphère de mécontentement et de malaise . La mère morte , la maison autrefois si vivante était retombée à une sorte d' abandon . Cela venait de partout , cette lente tristesse qui planait dans le logis , l' emplissait d' une poussière grise . Elle s' exhalait des lits défaits , laissant traîner leurs draps sur le plancher , de la vieille armoire lorraine dont les cuivres , n' étant plus astiqués , ne luisaient plus . Et l' âtre , cette joie de la maison , était lamentable avec ses bouts de tisons à demi consumés , enfouis dans des monceaux de cendre qu' on ne balayait pas . Jusqu'au vieux * Dominique qui l' ennuyait maintenant avec ses continuelles jérémiades , ses pleurnicheries regrettant le temps passé , les forces disparues , déplorant les rhumatismes qui ankylosaient ses vieilles jambes . " on n' est plus bon à rien , quand on est vieux ! Pour ce qu' on fait sur la terre , vaudrait mieux crever tout de suite ! " * Pierre l' aimait pourtant d' une affection rude et droite , un peu par devoir , comme aiment les paysans . Mais la vie n' était pas gaie tous les jours , avec un compagnon aussi maussade ! Avec cela qu' il retombait en enfance , s' embarquait dans de longs récits cent fois entendus , qu' il ressassait , s' embrouillant dans les détails , confondant les noms , répétant les mêmes mots avec une obstination monotone . * Pierre souriait : " on la connaissait celle -là . - il la savait par coeur . " - le vieux " fonçait " droit devant lui , comme un sourd . * Pierre avait beau se raisonner : le vieillard aurait fait damner un saint , avec ses rabâchages , où les mots revenaient , comme des bornes le long d' une route poussiéreuse . Comme si l' âge avait brisé en lui le dur ressort de l' égoïsme , il était pris à tout moment d' accès de sensiblerie , de mouvements attendris , presque comiques à force de répétitions , qui provoquaient chez * Pierre un haussement d' épaules . Lui , il était dans la force de l' âge , au moment où la poussée irrésistible de la sève rend les hommes forts , triomphants , insensibles , où la splendeur de la vie , le magnifique égoïsme de la santé leur dissimule la misère , la maladie et la mort . Aussi les longs épanchements du vieux avaient le don de lui déplaire , et quand * Dominique s' apitoyait , lui parlait de sa naissance , de son baptême , souhaitait la venue de petits enfants qui égayeraient ses vieux jours , * Pierre lui coupait nerveusement la parole : - c' est bon , père . Assez de rengaines . On n' a pas de temps à perdre ! On était misérable . Le métier devenait chaque jour plus mauvais , au dire du vieux qui ne cessait pas d' établir des comparaisons entre les gains d' autrefois et la maigre paye d' aujourd'hui . Frappées dans leur fécondité , la terre et les eaux ne nourrissaient plus les hommes . Ils avaient bien quelque bout de champ , une maigre vigne . Encore ce bien , grevé d' hypothèques , les écrasait -il sous le poids d' une dette à payer , sans cesse grossie par l' accumulation des intérêts , un fardeau qui sans cesse retombait sur eux , comme une pierre qu' on roule sur une pente . Que de fois , ayant travaillé pendant des semaines , quand il leur arrivait de toucher un peu d' argent à la poste , ces pièces de monnaie ne faisaient que passer entre leurs mains , et s' en allaient tout de suite chez le notaire ! Ils les alignaient au bord de la table , sous le regard indifférent du tabellion , qui leur griffonnait une quittance sur un bout de papier et les congédiait aussitôt , avec sans-gêne , ayant l' air de réserver son temps pour des affaires plus considérables . Et ce sans-gêne , qui rendait les paysans respectueux d' ordinaire , suscitait chez * Pierre , à chaque fois , un mouvement de mauvaise humeur . On ne vivait pas , on ne mangeait pas , on se privait de tout . Le moindre objet à acheter , comme un vêtement neuf , un paquet de ficelle pour faire des filets , était la cause de calculs sans fins , de marchandages compliqués . Il faudrait bien que ça finisse . Toute la journée s' était passée dans ces rêveries . Le soir tombait , le soir qui vient si vite après la toussaint , qui apporte à l' âme toutes sortes de regrets et de tristesses . Il était venu s' échouer dans la belle chambre qu' on trouve dans toutes les maisons lorraines . Une odeur d' ennui s' exhalait des meubles . Sur les murs , des photographies de parents défunts , accrochés sans symétrie , promenaient dans le vide leurs regards sans âme . L' ombre endeuillait le lit à baldaquin , les solives du plafond où l' on avait suspendu des branches de chasselas de la dernière récolte , des grappes fripées et poussiéreuses . * Pierre restait assis à la même place , les yeux errant dans le lointain , la tête perdue dans un tourbillon de désirs , le coeur gonflé de choses inexprimables . Les deux pêcheurs dormaient encore . La nuit était noire ; le chant des coqs enroués , se répondant d' une basse-cour à l' autre , déchirait le silence . Un coup ébranla les ais de la fenêtre , tandis qu' une grosse voix , joyeuse et bourrue , criait au dehors : - ben quoi ! La coterie ! Tout le monde roupille là dedans ; y a pu d' amour ? * Pierre se leva , alluma à tâtons la lampe de cuivre suspendue au plafond , et dit à son père , par manière de réflexion : - * Poloche est bien matinal aujourd'hui . La porte ouverte , * Poloche entra . C' était un vieux colporteur qui , tous les quatre ou cinq jours , venait charger sa hotte de tout le fretin pris dans les derniers temps , et allait le vendre dans les côtes , où les habitants sont friands de semblable denrée . Un drôle de corps , ce * Poloche , avec qui on n' avait pas le temps de s' ennuyer une minute . Ivre habituellement , le vin qui donne aux hommes des pensées tristes et les fait larmoyer , les coudes sur la table , le vin , lui chauffant le ventre et le remettant d' aplomb sur ses vieilles quilles , lui inspirait une gaieté trouble , largement épanouie , fertile en inventions bizarres , en idées cocasses qui traversaient son cerveau . Aussi on l' aimait et , les jours de réjouissance , nombreux étaient les compères qui se pressaient autour de lui , heureux d' entendre ses calembredaines , ses histoires , ses drôleries , les provoquant au besoin , et le ramenant , sans en avoir l' air , aux sujets de conversations qu' il préférait . Ou bien ils commentaient ses récits d' un petit clignement d' yeux à l' adresse de la société , comme pour en faire valoir la saveur , toute la verve rare et puissante . Sacré * Poloche , on ne savait pas où il allait chercher tout ça ! Lui ne se faisait pas prier , gardant , au fond de l' ivresse , le vague sentiment de l' admiration qu' il soulevait . à jeun , il était encore plus drôle . Rien qu' à le voir , on éclatait de rire , tellement il y avait de malice , de goguenardise , de grivoiserie dans cette face d' ivrogne , aux yeux vifs , au nez curieusement illuminé , aux joues tachées de lie de vin et striées de fibrilles rouges , une figure qui était une vraie enseigne de boit-sans-soif . Il y passait par moments une expression de stupeur muette , reflet des ivresses disparues . La gaieté ne l' abandonnait pas pour ça . Fichtre non ! Il riait tout seul , en dedans , d' un rire silencieux qui creusait des rides dans ses joues , faisait trembler le bout de son nez rouge . à ces moments -là , on faisait silence autour de lui , et on entendait voler les mouches , car on comprenait qu' il allait en dire une bien bonne . Comme si l' ivresse eût délié sa langue , l' ivresse qui met dans la bouche des hommes un balbutiement pareil à la voix des bêtes , lui , dès qu' il était saoul , devenait d' une loquacité terrible . Il parlait , il parlait tout seul , le jour , la nuit , campé devant les choses inertes , les poteaux télégraphiques et les arbres des chemins , dans des soliloques qui n' en finissaient pas . Le plus drôle , c' est qu' à ces moments -là , il retrouvait des mots très distingués , des mots savants qui lui revenaient de lectures faites à la veillée ; un tas de vieux bouquins retrouvés au fond d' une armoire , héritage d' un oncle curé . Il répétait ainsi à tout bout de champ : comprends -tu l' apologue ? Et comme il prononçait l' apoloche , de là lui venait ce sobriquet de * Poloche , qui lui était resté . Il disait aussi " sans plus tergiverser " . Il était menuisier . Il aiguisait aussi les vieilles scies . Il allait par les rues , une couenne de lard à la main , un paquet de limes sonnant dans sa poche . Il montait aussi sur les toits pour réparer les gouttières , agile comme un chat , malgré son grand âge : sa silhouette se dressait gesticulante , sur la splendeur du couchant , parmi les cheminées qui fumaient . C' était un pauvre bougre , qui faisait la joie du village . Jusqu'aux tout petits qui se campaient derrière lui , quand il oscillait sur ses talons et courait à pas menus pour rattraper son équilibre . Ils trébuchaient comme lui , et répétaient en l' imitant : - sans plus tergiverser . Sans plus tergiverser . Soldat , il avait fait plusieurs congés , au temps où chacun d' eux durait sept ans . Ayant roulé sa bosse par toute la terre , les voyages lui avaient laissé toutes sortes de souvenirs , des aventures survenues chez les turcs , chez les yolofs , au * Mexique et sur la côte du * Sénégal . Il racontait ses amours de passage avec des femmes noires et des femmes jaunes , des bombances qui duraient des semaines , et se terminaient par des sommeils de quarante-huit heures , au creux des buissons , dans des pays étranges . * Poloche ne se faisait pas prier . * Pierre l' écoutait avidement . Toutes ces histoires extraordinaires , cette vie d' aventures et de maraude entretenaient dans l' esprit du jeune homme cette fièvre de l' inconnu , cette hantise du lointain dont son âme était palpitante ... ce matin -là , * Poloche se tenait drôlement au milieu de la chambre , la lueur crue de la lampe fouillant sa physionomie de pochard tiraillée de tics . Il se promettait de boire un bon coup là-bas , dans les pays de bon vin où il se rendait . Et sa face exprimait une joie si puissante , si communicative , que les deux pêcheurs se tordaient les côtes . Harassés , les deux pêcheurs rentrèrent tard ce soir -là . Les grands froids ne venaient pas ; l' automne mourait dans la boue et dans la pluie . Le ciel bas pesait sur la terre , et les champs , vêtus d' ombres grises , avaient l' air de somnoler au long des jours . Une petite pluie tombait , fine et pénétrante , et les chènevières noyées dans cette poussière d' eau s' étendaient sous la clarté livide du crépuscule . - * Pierre , dit * Dominique , j' vas prendre les devants pour préparer la soupe . * Pierre consentit du geste , sans mot dire , car il portait le plus gros de la charge . Il était forcé de s' arrêter de temps à autre , appuyant sa hotte sur les " landres " de bois sec qui ferment les pâturages . La nuit tombait , cette nuit froide de novembre qui s' abat subitement sur les campagnes , amenant un cortège d' épouvantes . La rafale se leva hurlante , courbant les grands peupliers qui gémissaient dans le noir . Et des trombes furieuses déversèrent des torrents qui clapotaient , cinglaient avec un bruit mou l' argile des labours . On entrevoyait vaguement le village à travers un rideau de pluie . Les toits de tuile , dont la charpente s' était effondrée par endroits sous la pesée du temps , se serraient autour du clocher , comme un troupeau surpris par la tourmente . Fouettées par l' averse , les maisons se rapetissaient , s' écrasaient au ras du sol . Et la rafale redoublait , chassait sur le faîte des toits une poussière d' eau qui courait dans le vent , comme une fumée . * Pierre se remit lentement en marche . Jamais il n' avait été triste comme ce soir -là . La désolation du soir , l' angoisse du jour finissant retombant sur son coeur , il lui semblait que ce flot de boue allait l' engloutir au fond du crépuscule . Des pensées mauvaises , des regrets de vie avortée , des rancoeurs de toutes sortes fondaient sur lui et le happaient au passage , comme des bêtes embusquées . Il marchait machinalement vers le logis , ramené vers le gîte et la soupe chaude par l' instinct qui guide l' animal lassé vers l' écurie . Il songeait avec mélancolie qu' il faudrait recommencer le lendemain . Il traversa le chemin qui longe les jardins , au bord des chènevières . à cet endroit , les " bougeries " , les hangars où l' on enferme le raisin , où l' on distille l' eau-de-vie , forment auprès des maisons des abris secs , simplement séparés des champs par une clôture d' osier ou des palissades vermoulues . Souvent les vagabonds , les camps volants s' y glissent par les soirs d' automne , et dorment sur des lits de roseaux craquants , près de l' étable d' où s' exhale le souffle des bêtes repues . Quelque chose remua comme * Pierre passait auprès d' un mur . Posant sa hotte à terre , il s' avança avec précaution , tâtonnant dans l' ombre avec ses mains . La nuit était noire . Un petit cri monta , d' effroi ou de surprise , tandis qu' une forme mince , une silhouette fuyante glissait rapidement dans les ténèbres , cherchant à gagner la porte ouverte sur le jardin . * Pierre l' atteignit . C' était une fille qui se débattait . L' ayant amenée au dehors , il reconnut le visage de * Marthe à la clarté douteuse , qui traînait sur les champs assombris . - que diable faites -vous là ? Demanda -t-il . L' autre ne répondait pas . Son coeur battait si fort dans sa poitrine que * Pierre pouvait l' entendre distinctement . Il ne distinguait pas les traits de son visage , mais un rayon errant se posait sur ses yeux , qui brillaient étrangement , d' un éclat trempé de larmes . * Pierre insista . Quelle idée d' aller se nicher dans cet endroit par un temps pareil ? * Marthe secouait la tête , avec un embarras visible dans tous ses gestes . Une supposition traversa l' esprit de * Pierre : " un galant sans doute qu' elle attendait " . Ces filles , à qui on aurait donné le bon * Dieu sans confession , s' entendaient à faire leurs coups en cachette . Il s' esclaffait , secoué d' un gros rire . à cette supposition , * Marthe eut un mouvement de révolte dans tout son corps . Se redressant sous l' affront , sans même donner d' explications , elle se tenait devant lui , méprisante . Il revint à la charge , flairant un secret , et lui passant le bras autour de la taille , il l' entraîna au fond de la " bougerie " , où ils s' assirent côte à côte , sur une botte de paille . Pressée de questions , * Marthe finit par lui avouer qu' elle venait se cacher là tous les soirs , depuis qu' ils allaient pêcher de ce côté . C' était plus fort qu' elle : elle ne vivait pas , à le sentir sur l' eau par une froidure pareille . Elle se glissait dans ce hangar à la nuit tombante , attendant le moment où ils passaient , heureuse de l' entrevoir un instant , d' entendre le bruit de ses pas sur les pierres du sentier . Et sachant qu' il ne lui était arrivé rien de fâcheux , elle dormait mieux . Elle continuait : " c' est vrai qu' ils faisaient un dur métier , et on ne vivait pas vieux dans leur famille , à preuve * Dominique , tout perclus de " douleurs " . Elle lui disait ces choses d' une voix basse , un peu tremblante , vaincue par l' émotion . Et elle posa sa tête sur l' épaule du jeune homme , dans un mouvement à la fois câlin et confiant . Lui la rassurait avec des paroles tendres . Il faisait bon dans ce coin tiède , pareil au gîte qu' une bête se ménage au creux d' un buisson battu de pluie , en piétinant les herbes . Ils oubliaient le moment qui passe , le souper qui les attendait , savourant la douceur des premiers serments et des minutes éternelles . L' ombre se peuplant autour d' eux de bruits familiers , une impression exquise de recueillement , de calme solitude flottait dans le silence . On entendait derrière le mur le mâchonnement monotone d' une vache ruminant devant sa crèche : la bête par moments tirant le foin du râtelier , sa chaîne sonnait sur le bord de la mangeoire . Des lapins , qu' on ne voyait pas , grignottant le treillage en fil de fer de leur baraque , faisaient entendre un petit bruit métallique , pénétrant et inquiet . Et les gouttes d' eau tombant du toit , s' écrasant sur la terre , les arbres secoués par la rafale , toute la vie nocturne du jardin frissonnant dans le noir accentuaient singulièrement la tiédeur , la paix profonde de cet abri . Ils se parlaient bas , remués et attendris par le mystère environnant . Et les mots qu' ils murmuraient , retombant sur leurs coeurs , y prolongeaient d' ineffables vibrations . Parfois ils se taisaient , comprenant que les paroles étaient inutiles , trouvant même à leur voix une sonorité étrange , qui détruisait le calme de leurs pensées . Et tandis qu' ils restaient là les mains jointes , leurs esprits vagabondant cherchaient à pénétrer dans les brumes de l' avenir le secret de leurs destinées . * Pierre se sentait ému , gagné par un attendrissement insolite qui lui donnait la sensation de découvrir un être nouveau en lui . Il fallait que cette petite fille l' aimât bien tout de même pour lui avouer sa tendresse du premier coup . Quelque chose naissait en lui de doux , de fort , de contenu , qui n' était pas l' amour qu' il avait connu jusque -là , qui tenait aux racines de son être . Comme cela le changeait des coureuses , des " trapelles " , des filles de rien qu' il avait fréquentées jusque -là . Elles savaient ce qu' on attendait d' elles . Mais l' ignorance de cette jeunesse , sa naïveté , le don absolu qu' elle faisait de sa personne , autant de douceurs émouvantes qu' il était prêt à savourer . C' est vrai qu' on serait heureux avec une femme pareille , en qui on aurait confiance . Sans compter que c' était un bon parti , avec sa grande maison , les champs , l' argent qu' avait dû économiser le vieux garde . Cette nouvelle conquête flattait son orgueil . Il aurait dû s' en douter depuis longtemps à voir ses petites mines confuses , ses airs rougissants , les coups d' oeil sournois qu' elle lui lançait à la dérobée . Elle s' abandonnait à la douceur du moment , devinait les choses qui se passaient en lui , s' enivrait de la douceur de son étreinte . Ils promirent de se revoir . ça tombait bien . Elle devait aller à la fête de * Bicqueley , le dimanche suivant . Le meunier de * Bouvade , un vieil ami de son père , les pressait depuis des années d' accepter son invitation . * Pierre , qui connaissait le meunier , l' accompagnerait . Les vieux resteraient au logis , car leur temps était passé et les jeunes gens feraient la route ensemble . Ils se frappèrent joyeusement dans les mains , comme pour conclure une affaire . La rafale d' instant en instant se faisait plus violente . Le village se taisait : seul un ronflement de machine à battre , montant au fond d' une grange , emplissait la nuit pluvieuse de son murmure de vie obstinée , s' acharnant pour le pain de chaque jour . Sous les souffles froids qui balayaient le ciel , la charpente du hangar vibrait , frémissait , parcourue de craquements sonores . On eût dit qu' une ruée d' êtres invisibles se déchaînait là-haut , dans le noir . La respiration géante balayait les frêles existences d' hommes , accrochées au flanc du coteau . Eux ne sentaient rien , n' entendaient rien , enivrés de cette aube d' amour . Leurs vies devenaient de petites choses , confiantes , délicieusement bercées par le chaos des éléments déchaînés , par la clameur furieuse qui tourbillonnait dans le val . Ils partirent le dimanche matin , comme c' était convenu . Il avait dû geler fort , la nuit précédente . Les toits des maisons , les brancards des chariots , la paille des fumiers saupoudrés de givre fin miroitaient doucement dans le jour . Un soleil rouge s' éborgnait aux cerisiers de la côte , dont les branches glacées ressemblaient à de grands lustres de cristal . Mais l' astre eut le dessus , il fondit la carapace de verglas qui emprisonnait les choses , et la campagne apparut , déroulant ses ondulations monotones sous le soleil . Ils traversèrent la * Moselle dans la vieille barque et s' engagèrent dans la vallée étroite qui conduit à * Bicqueley . Des brumes tournoyaient comme des fumées à la surface du * Bouvade , montrant la place où des sources qui ne gèlent jamais se déversent dans son lit . Les colchiques d' automne jetaient une lueur violette dans les fonds humides des prés . Par place une charrue abandonnée à l' extrémité d' un champ , avait un air de mélancolie , au milieu des labours sans fin , alignant leurs sillons de terre brune . Les deux jeunes gens parlèrent tout d' abord de choses indifférentes , n' osant faire allusion à leur entrevue nocturne dans le hangar . Sérieux et compassés , ils affectaient des façons de parler cérémonieuses , se demandaient gravement des nouvelles de leurs familles . Mais des mots , qu' ils prononçaient , prenaient un sens mystérieux , créaient entre eux une sorte d' entente , et comprenant qu' ils avaient la même pensée qu' ils n' osaient se confier , cette certitude leur était douce . * Marthe surtout se répétait les paroles qu' ils avaient échangées dans leur dernière entrevue , leur trouvant à chaque fois une saveur renouvelée . Et de temps à autre elle risquait un regard timide de son côté . Il marchait crânement au milieu de la route , ayant toujours son air d' assurance et de fierté . Des mouvements de joie , s' emparant de la jeune fille , lui donnaient des envies de courir . Il lui semblait que si elle avait voulu s' élancer , ses pieds n' auraient pas touché le sol . Mais elle réprimait toute cette fougue , et la contrainte qu' elle s' imposait augmentait la véhémence de sa joie . Ils arrivèrent au moulin pour midi . La table était mise dans une grande salle du rez-de-chaussée , servant à la fois de salle à manger et de cuisine : une grande table comme pour une noce . Des invités venus des villages voisins , des paysans riches , des fermiers vêtus de blouses bleues ornées de broderies blanches aux poignets et aux épaules , secouaient la tête d' un air de satisfaction devant les préparatifs du repas , les victuailles amoncelées sur le dressoir , la nappe de linge blanc qui tirait l' oeil . La lumière , entrant par les vitres , chauffait la pièce , miroitait sur les landiers de fer , accroupis au fond de l' âtre , sur la tête de l' alambic et sur les bassinoires de cuivre , alignées sur des rayons et qui , soigneusement astiquées pour la circonstance , flamboyaient dans l' ombre comme des soleils . Un grand lit occupait tout le fond de la pièce , large et monumental , sous son plumon de toile bleue , un de ces lits où des générations entières ont passé , depuis la naissance jusqu'à la mort . On attendait les jeunes gens et on leur fit fête , car lorsqu' ils entrèrent , ils apportaient avec eux un tel rayonnement de jeunesse et de fraîcheur que la chambre en fut égayée . Le repas commença . Ce fut un de ces repas lorrains avec un défilé de plats interminable , qui assoient au bord de la table les robustes appétits , les assoupissent dans la béatitude des digestions commencées . Le meunier avait tué un cochon pour la cérémonie ; on savoura le boudin finement parfumé de " sanriotte " , la grillade et les " fricodelles " . On s' observait d' un bout de la table à l' autre , et on ne disait mot dans la crainte de perdre un coup de dent , mais le vin délia les langues et les conversations commencèrent . Un chasseur avait apporté un lièvre ; le civet fut déclaré excellent . L' homme racontait les incidents de la chasse , mimait la surprise de son chien tombant en arrêt sur le gibier caché sous un pied de betteraves , soulevait les rires de l' assistance par ses gestes amusants , sa verve encombrante et passionnée . * Pierre , assis à côté de * Marthe , se répandait en menues attentions , mettant à ces soins une aisance d' homme bien élevé . * Marthe s' abandonnait à la douceur du moment ; elle se prenait à aimer ce vieux logis , ces meubles anciens . Une poussière de farine , s' insinuant à travers les cloisons , s' était déposée sur le fronton des armoires , sur le manteau de la cheminée . Le vin lui montant à la tête , elle se sentait un peu étourdie et entendait comme dans un rêve le bruissement du ruisseau dont le flot glissait sous le plancher , fuyait le long des murs , emplissait le logis de son murmure monotone . Le meunier les dévisageait , plein d' une bonhomie souriante . Un gros homme , encore vert , une bonne trogne lorraine bien nourrie , ayant dans tous ses gestes la décision de l' homme bien posé . Il adressait à * Pierre des clignements d' yeux complices : sacré mâtin , il n' avait pas dû s' embêter en faisant la route . * Marthe rougissait , mais l' hommage la ravissait , malgré sa brutalité . Elle eut une gentillesse si charmante pour remercier * Pierre d' une attention , que le meunier attendri lui cria : - bougre de jean-jean , embrasse -la donc . * Pierre s' exécuta , pendant que l' assistance battait des mains . Maintenant on soufflait un peu . Une servante étalait le dessert sur la table , les quiches aux " quetsches " dont le jus coulait parfumé , les gâteaux à la croûte dorée et craquante , les tartes aux pommes , larges comme des fonds de tonneau et dont la pâte avait un goût fin de cannelle . Et pour faire descendre ces bonnes choses , on buvait de larges rasades de vin de * Lucey , un vin fameux dont le meunier faisait l' éloge , débouchant les bouteilles avec précaution , essuyant le goulot de la paume de sa main pour en faire tomber les parcelles de cire . On se portait des santés à la ronde , rappelant le souvenir des absents , des joyeux lurons qui manquaient à la fête . Le meunier s' exclamait , tourné vers les jeunes gens . - un beau couple tout de même , faut vous marier ensemble , mes enfants , pour conserver l' espèce . Il continua : - les gens , c' est comme les bêtes , sauf vot'respect . Une supposition , un cheval vaut huit cents francs ; si on trouve son pareil , chacun des deux en vaut mille . On applaudissait . Excité , le meunier retrouvait au fond de sa mémoire toutes les calembredaines , tous les coqs-à -l'âne , toutes les balourdises qui traînent dans la conversation des paysans . Pourtant on en vint à parler d' affaires plus importantes . On déplorait la misère des campagnes , le manque de bras , l' avilissement de la terre , dont on ne faisait plus d' argent , quand on la vendait . Les doléances se croisaient , criant famine au sortir de ce festin plantureux . Les bougres n' en pouvaient plus , avaient le ventre plat , les dents longues ! Le meunier , de son air finaud , donnait des conseils à * Pierre . Il était jeune et robuste , il ne resterait pas dans ce pays de misère . Quand on savait s' y prendre , on avait vite fait d' amasser une fortune . Alors on se laissait vivre dans une petite maison de rentier , bâtie en briques , sur la côte , et on regardait les imbéciles tirant le diable par la queue . * Pierre ne disait pas non . Toutes ces raisons , qu' il avait tournées dans sa tête , prenaient en passant dans la bouche d' autrui une ampleur . Une ombre de mélancolie voila les beaux yeux de * Marthe . Ils sortirent pour faire un tour dans le jardin , en attendant l' ouverture du bal . La fête battait son plein dans le village . On entendait les sons pleurards de l' orgue de * Barbarie , arrivant par bouffées , avec le vent ; des pétards partaient , soulevant des aboiements de chien , et les détonations cassantes des tirs forains secouaient le grand silence automnal . Ils marchaient à pas lents dans les allées bordées de buis nains . S' étant assis au fond d' une charmille , dont les branches dépouillées jetaient dans le vent une rumeur sèche , ils regardaient le pays , les prés roussis par les premières gelées , la fuite du * Bouvade sous des saules grisâtres , l' ondulation des chaumes que des fils d' araignée revêtaient d' un réseau brillant , tissu d' argent où s' engluaient des clartés . Il faisait très chaud . * Marthe se surprenait à aimer toutes les choses environnantes , autant pour leur paix profonde , que comme des témoins de son bonheur . Une sorte de ravissement , un engourdissement de béatitude l' envahissaient à contempler la fosse du moulin où des herbes brillantes ondulaient , la roue moussue qui clapotait dans ce flot , le toit de tuiles rouges tout animé d' un vol de pigeons tourbillonnant . Une rose pendait aux branches d' un buisson , une de ces roses thé dont la chair meurtrie exhale une odeur pénétrante . Elle voulut la cueillir ; la fleur s' effeuilla , lui laissant dans la main un brin de bois sec , piteux et ridicule . Sans qu' elle raisonnât cette impression , elle en eut l' âme effleurée d' un pressentiment triste . Tous les propos du meunier lui revinrent à la mémoire . * Pierre se tenait à côté d' elle , les yeux perdus dans la vapeur bleuâtre des lointains . Elle le sentait plein de projets , agité d' espérances qu' il ne lui confiait pas . Elle frissonna , comme si un courant d' air froid lui avait glacé les épaules . Un nuage passa devant le soleil , tandis qu' une ombre volant sur les campagnes voilait la splendeur de ce dernier beau jour . Elle lui dit , faisant effort pour trouver ses mots : - comme ça , vous ne vous plaisez pas au pays ! Il me semble pourtant que quelque chose devrait vous y retenir . Il sourit , avec une imperceptible hauteur : - des idées qui me viennent ; je me mange les sangs quand je vois des malins se tirer d' affaire . Mais bah ! Tout ça passera avec l' âge . * Marthe insista , rougissante , les doigts tordant les plis de sa robe pour se donner une contenance . - c' est que , si vos projets étaient sérieux , il faudrait en faire votre deuil et rester au village . Mes parents , qui sont vieux et n' ont pas d' autre enfant , ne se décideraient pas à se séparer de leur fille ... elle parlait encore qu' il l' avait attirée dans ses bras , vaincu par son ingénuité , gagné par son abandon . Il lui ferma les yeux d' un baiser . On finissait toujours par s' entendre . Le bal était commencé , il la prit par la taille , et la soulevant , l' emporta le long des allées , dont le gravier volait sous ses pas . La brume d' inquiétude se fondit , se dissipa bientôt sous la chaleur de cette gaieté , sous le rayonnement de cette bonne humeur . Une semaine passa . * Pierre avait tout oublié . Il était pris par une liaison nouvelle , un caprice fougueux et sensuel qui l' attachait à la femme d' un vigneron , une gaillarde qui s' était jetée à sa tête , lui faisant de telles avances qu' il avait dû céder , sous peine de paraître niais . Ils se donnaient des rendez -vous tous les soirs , abritant leurs amours au hasard des logis abandonnés , se retrouvant dans les écuries éloignées des maisons , dans les chambres à four où flottait une odeur de pain chaud . Ils s' aimaient dans les greniers bourrés de foin sec et craquant , et la femme le serrait dans ses bras à le briser , prise d' un coup de passion pareil à une folie , que fouettaient les dangers d' une surprise , les bruits inquiets , les rumeurs de toute nature vibrant dans ces nuits de gelée , d' une sonorité de cristal . Ils s' arrangeaient si bien que rien ne transpirait de leur aventure . Et dans les intervalles de leurs enlacements , la femme se moquait de son mari , un petit homme malingre , qui n' avait guère de vaillance pour aucune besogne . On lui plantait joyeusement des cornes ! Et la canaillerie de cette liaison , cette dépravation enjouée et facile séduisaient * Pierre , flattant un fonds de veulerie qui se trouvait en lui . L' hiver vint tout d' un coup . La chute des flocons de neige commença , emportés d' un vol cinglant et capricieux , comme des mouches . Puis ils tombèrent si dru qu' on ne voyait plus les côtes ; et les peupliers apparaissaient noyés dans une blancheur . Puis la tombée de la neige cessa : le ciel s' éclaircit et les champs s' étendirent , leurs ondulations s' adoucissant encore sous cette couche glacée . Des fumées montaient dans l' air froid , révélant la place où des villages étaient ensevelis . Jamais il n' était tombé tant de neige que cette année -là . Dans les jardins ouverts au vent , elle montait jusqu'au toit , murant les portes des " bougeries " . Les gens ne sortaient plus , se calfeutrant auprès du poêle de fonte . Le soleil rouge , sans rayons , descendait dans le couchant pareil à une plaque de cuivre . L' air même paraissait mort , sans bruit . Les nuits étaient fourmillantes d' astres . Les vieux noyers se fendaient dans leurs vergers , et ils éclataient avec des craquements terribles . Au milieu de cette blancheur immense étalée sur les terres , la * Moselle roulait ses eaux jaunâtres , livides , plombées ; des glaçons tournoyaient dans les places tranquilles , froissant les tiges des roseaux secs . Les deux pêcheurs étaient à leur poste . Leurs blouses de toile , imbibées d' eau , étaient raides comme du carton ; * Pierre sentait son poignet que le frottement de l' étoffe coupait peu à peu , et cela lui faisait une blessure saignante , que le froid tenaillait . Midi sonnant à des cloches lointaines , le père proposa de casser une croûte à l' auberge des mariniers , au lieu de s' installer sous le vieux pont , dans les courants d' air , comme ils faisaient d' habitude . L' auberge était posée au bord de la route , où passaient des attelages de rouliers et des chariots . C' était une vieille baraque de planches goudronnées ; une feuille de tôle gondolée formait le toit . Les mariniers s' y donnaient rendez -vous et aussi les charpentiers , travaillant dans les chantiers voisins , où l' on construisait les chalands dont le glissement tranquille anime la rivière . Dans les larges bassins , fermés par une clôture de planches , les bateaux attendaient le moment où ils s' en iraient , le long des chemins de halage , au frémissement des sonnailles suspendues au cou des chevaux . Les uns , presque achevés , étaient enduits de goudron , d' autres à peine en train montraient leur quille longue , le squelette de leur membrure . Le marteau des calfats sonnait sur les coques , des fumées bleues montaient des marmites où l' on chauffait le goudron , le vent qui passait charriait des odeurs de poix et de résine . Dans l' auberge il faisait une chaleur lourde . Une buée d' eau ruisselait le long des vitres , et dans l' air plein de fumée , des silhouettes d' ouvriers attablés apparaissaient , massives et trapues . Les hommes s' installèrent devant une assiette de soupe fumante . Puis ils tirèrent de leur bissac les provisions . Leurs membres raidis se dénouaient dans la bonne chaleur . Une torpeur les envahissait , les tenait somnolents au bord de la table . Tout à coup la porte s' ouvrit et * Poloche entra en coup de vent . Il était ivre , effroyablement . Sa face congestionnée se coupait d' un large rire . Une flambée d' alcool luisait dans ses yeux : trébuchant à chaque pas , il se rattrapait aux tables , aux chaises avec des gestes maladroits . Toujours sa hotte au dos par exemple , la hotte d' osier où la dent des rats avait pratiqué des trous et qu' il gardait avec une obstination d' ivrogne , pour rouler dans les fossés et y dormir . Il vint s' asseoir auprès des pêcheurs et commanda un verre d' eau-de-vie . Alors , roulant lentement la tête avec la stupeur d' un boeuf ruminant devant sa crèche , tirant de son gosier une petite voix aiguë , qui contrastait avec sa haute taille , il se mit à chanter des airs d' église : dixit dominus domino meo ... scabellum pedum tuorum . c' était sa manie . Quand l' ivresse le travaillait , les chants entendus dans sa jeunesse lui revenaient à la mémoire et tout y passait , le magnificat et le dies iroe , la messe et l' office des morts ; le plain-chant étalait sa large mélopée sur les tables d' auberge , balançait parmi les hoquets les vocables somptueux du latin mystique . Un ouvrier l' interpella : - dis donc , * Poloche , y fait meilleur ici que devant * Sébastopol ! * Sébastopol ! On lui parlait souvent de ce siège où il avait assisté , comme voltigeur de la garde . * Poloche s' était levé en titubant . La main tendue dans un geste solennel , il affirmait : - oui , mon vieux , * Sébastopol , la * Tchernaïa . Y faisait des temps comme aujourd'hui . Partout d' la neige ! On avait froid sous la tente et chacun couchait à son tour au pied du mât , dans la chaleur des autres camarades . Et les russes donc : des gaillards membrés avec qui on faisait un brin de causette , pendant les suspensions d' armes . Y nous jetaient des croix de plomb , en disant : " * Christiane , * Christiane , " pour montrer qu' ils avaient de la religion comme nous . N' empêche qu' on s' abordait dans la tranchée , et qu' on se foutait de rudes coups de pelle sur la gueule . Puis des visions se précisèrent : - à * Balaklava , j' ai vu faucher des régiments entiers de cavalerie . On les enterra si vite , que leurs bottes sortaient de terre . J' ai vu ça , moi , des champs entiers plantés de bottes ! ... il se tut , penché dans le vide , suivant l' évocation sinistre , le ciel bas et neigeux , l' amoncellement des cadavres dans la campagne . C' était si saisissant , qu' un frisson passa dans la chambre enfumée . * Poloche retomba dans son ivresse , et vautré sur la table , il reprit son chant monotone ... au soir tombant , les pêcheurs remontaient le cours de la rivière . Le crépuscule était plein de lignes indécises et de formes mouvantes : quelques lumières s' allumant au loin dans le village trouaient l' ombre de clartés rouges . Derrière une jetée s' ouvrait un coin de rivière dont l' eau morte , obstruée de grands glaçons , envahie d' herbes fluviales , dormait sur un fond de vase . Le cimetière des bateaux . Quand ils étaient par trop délabrés , on les mettait là au rancart : ils pourrissaient . Par les soirs lumineux , leurs silhouettes agrandies se détachaient nettement sur le fond glauque de la prairie , sur les grèves miroitantes . Ils ressemblaient à des poissons monstrueux échoués là , le ventre reposant sur la vase , sur l' herbe boueuse , et la barre de leur gouvernail , qui ne tournait plus , rayait tout un coin du ciel . Les pêcheurs longeaient un de ces chalands . Le silence était profond , on n' entendait que le clapotis de l' eau courant le long de la nacelle , le bruit de l' aviron raclant régulièrement le bois du bordage . Tout à coup un gémissement sortit du flanc de l' épave . Cela montait , s' arrêtait , repartait , monotone et déchirant , et rien n' était triste comme cette plainte qui passait , inentendue , sur les eaux désolées . Les pêcheurs hélèrent , frappèrent de l' aviron la paroi sonore ; on ne répondait pas . * Pierre , se hissant à la force des poignets , escalada le bordage . Vers l' arrière , un étroit logis était ménagé sous l' entre-croisement des charpentes . * Pierre ouvrit la porte et vit un vieillard étendu sur un lit de paille , les jambes enveloppées dans une couverture de laine grise . - holà , hé , ça ne va pas ? Le vieux geignait , paraissait sur le point de rendre l' âme . * Pierre le reconnut . C' était le père * Guillaume , un batelier , qui depuis des années naviguait sur la rivière . Il raconta que son patron l' avait laissé là pour veiller sur l' épave , dont on pouvait tirer quelque argent et qu' il fallait garder des maraudeurs , toujours en quête de planches et de ferraille . La nuit précédente , le fourneau s' était éteint , et le froid terrible qui montait de l' eau , qui pénétrait dans ce logis ouvert à tous les souffles , lui avait gelé les pieds . Ne pouvant se remuer , il avait appelé tout le jour . Personne ne l' avait entendu . Il allait crever là , comme un chien . * Pierre le chargea sur ses épaules et le descendit dans la barque . On le porta à la maison , à travers champs . Le lendemain on le conduisit à l' hôpital . On lui coupa les deux pieds . Cela coûta beaucoup d' argent à la commune . Quand il en sortit et qu' il se trouva dans la rue , pauvre , dénué de tout , balancé entre ses béquilles , étonné d' entendre ses jambes de bois sonnant sur le pavé , à chaque pas qu' il faisait , il s' en fut rendre visite aux deux pêcheurs . C' était un dimanche en janvier , après vêpres . La chambre était chaude ; le poêle ronflait , bourré de souches . * Pierre absent , * Dominique lisait un vieil almanach . Une pâle lueur passait à travers les vitres que la gelée recouvrait d' arborescences capricieuses . De temps à autre un corbeau , croassant à la cime d' un peuplier , avait l' air de crier misère . L' infirme s' écroula sur une chaise , regardant d' un air piteux ses jambes de bois , auxquelles il ne pouvait pas s' habituer , à ce qu' il prétendait . La porte restait entr'ouverte sur la blancheur des campagnes , où il y avait bien cinq pieds de neige . Les arbres , les palissades des jardins , les " landres " de bois étaient vêtus de glace . Alors * Dominique , ayant réfléchi quelques instants , dit avec simplicité à l' infirme , comme si la proposition était toute naturelle : - qu' est -ce que vous allez devenir ? Vous n' avez plus personne au monde , et votre patron ne vous donnera pas une grosse indemnité , pour sûr . Alors faut rester avec nous , vous ferez cuire not'soupe . La chambre était chaude , le poêle se mit à ronfler plus fort . L' infirme accepta , ne trouvant pas de mots pour traduire sa reconnaissance . Ce fut entre les deux vieux un silence émouvant , plein de choses inexprimables . Sur le coup de midi , les deux pêcheurs étaient venus s' installer , pour casser une croûte , près du barrage de * Gare- * Le- * Cou . Le froid rigoureux des jours précédents s' étant adouci , un étroit chenal s' était ouvert dans les glaces , et la navigation recommençait , ramenant un peu de vie sur le fleuve . L' eau coulait de nouveau , et le bruissement monotone des nappes glissant entre les fermettes du barrage , se brisant sur les enrochements , le bruit familier emplissait le val de sa grande rumeur , de la voix des eaux enfin délivrées . Le père et le fils s' étaient accroupis à l' angle d' une petite maison de pierre , située à l' extrémité du déversoir , où le barragiste enfermait des gaffes , des outils , des engins de batellerie . Protégés par le mur de l' aigre vent du nord , ils jouissaient d' un moment de repos , tandis qu' un rayon de soleil , filtrant à travers la nue , chauffait les dalles blanches à leurs pieds , semait des paillettes d' argent sur les eaux , faisait luire la cime des sapins . Ils avaient allumé un petit feu . Ils voyaient le barragiste aller et venir devant eux , et sa haute taille se découpait sur la moire glissante des eaux , se penchant d' un mouvement régulier , pour relever les aiguilles de sapin . Le repas terminé , ils s' attardaient , ne se décidant pas à quitter le coin tiède . Ils se sentaient plus confiants , et la nourriture qu' ils avaient absorbée faisait couler dans leurs membres une chaleur insinuante et douce . * Dominique bourra sa pipe à petits coups de pouce méthodiques . Saisissant une braise dans sa main calleuse , il la fit couler sur le fourneau de terre brune , et il se mit à tirer des bouffées lentement , faisant durer le plaisir . Il regardait * Pierre fixement , comme si une idée le taquinait . C' était ainsi depuis quelque temps . Chaque fois que le vieux se trouvait bien , que la misère s' adoucissait , le sentiment du bien-être lui remontait au coeur , déterminait chez lui un besoin d' expansion , un élan de sensiblerie qui se donnait cours par des confidences loquaces , un bavardage de vieil homme larmoyant et attendri . Le vieux commençait ses jérémiades : - ça ne peut pas durer longtemps comme ça , mon fi . Pour le coup , c' est trop dur pour moi . Va falloir penser à t' établir . Bâti comme tu es , les beaux partis ne manqueront pas . * Pierre haussait les épaules : rien ne pressait . Le vieux insistait , lui parlait de sa mère , la * Marie- * Anne , une si brave femme , et des recommandations qu' elle avait faites à son lit de mort . Il s' attendrissait et s' interrompait de temps à autre pour essuyer une larme , qui coulait au bout de son nez . Puis il passait en revue les filles du village , - c' est -y la * Pauline qui te conviendrait ? " la * Virginie * Mathieu , non plus , n' était pas à dédaigner . Il n' avait qu' à se décider et à choisir . Et il ajoutait en manière de conclusion : - faut pas trop traîner pour arranger la chose , mon fi . J' ai pu guère de temps à vivre : on s' imagine pas ça à ton âge , mais les vieux le sentent bien . Les forces n' y sont pu . J' voudrais voir mes petits-enfants , avant qu' on me descende dans le trou . * Pierre ne répondait pas , ou bien quand le vieux le pressait , il avait une façon de secouer la tête , d' un air évasif . Il regardait attentivement les chalands qui remontaient la rivière . Ils se suivaient , nombreux , ce jour -là , ayant été arrêtés par les glaces . Les uns , vides , dressaient leur masse surélevée et semblaient voler sur les eaux , pareils à des tours . Les autres , lourdement chargés de charbon ou de gueuses de fonte , s' enfonçaient si profondément que le flot rasait leur bordage . Ils portaient à leur arrière une planche où des noms étaient inscrits : le zouave , le * Kléber , ou l' hirondelle des eaux . peints de couleurs vives , de minium ou de vert éclatant , leurs coques massives , leurs bordages évasés mettaient dans le sillage du flot un reflet lumineux , dont la nappe était égayée . Chacun d' eux portait une petite maison blanche , avec des fenêtres , des volets minuscules d' où sortait un filet de fumée qui allait s' accrocher aux sapins aigus de la côte . Comme il aurait fait bon vivre dans ces maisons ! Au tournant de la côte , ils prenaient le vent , et déployaient des voiles brunes qui tantôt se gonflaient et tantôt retombaient , flasques , le long du mât , dans les sautes brusques des souffles ... puis ils disparaissaient : on ne voyait plus que les banderoles éclatantes de leurs mâts , flottant parmi les cimes grêles des peupliers . * Pierre les suivait des yeux . Où allaient -ils ? Il enviait le sort des mariniers qui couraient pieds nus sur les ponts goudronnés . Comme il aurait voulu être le patron , l' homme qui , les bras croisés sur sa poitrine , poussait de la hanche la barre du gouvernail , guidant le chaland dans les remous , tandis que sa femme , ses enfants se déplaçaient avec lui , emportés dans ce logis flottant avec une lenteur balancée ! Le pays changeait incessamment autour d' eux . Ils partaient pour des destinations inconnues , pour des endroits que * Pierre ne verrait jamais ! La barre du gouvernail tournait , faisait entendre un grincement mélancolique . La voile brune palpitait , parcourue d' un frémissement , d' une agitation de vie . Ils passaient . * Pierre s' abîmait dans sa contemplation désolée . Jamais la vallée ne lui avait paru si déserte , et la vie si monotone . * Marthe ce soir -là montait la côte à pas lents . Elle allait reporter de l' ouvrage qu' on lui avait commandé et , selon son habitude , elle faisait un détour , pour voir * Pierre * Noel et causer un peu avec lui . Depuis plusieurs jours , elle ne l' avait pas vu . Le temps lui paraissait long . C' était une nuit tiède de janvier . Des nuages fins volaient sur la lune . Un souffle chaud descendu des collines fondait les vieilles neiges amoncelées dans les vignes . Les " chanettes " des toits s' égouttant dans l' ombre faisaient entendre un clapotement . Ces murmures de vie recommençante , cette tiédeur inattendue , cette torpeur hivernale qui doucement s' éveille , mettent au coeur de la nuit , dans ces pays du nord , une douceur inexprimable . Gagnée par ce charme profond , la pauvre fille se prenait à rêver . Ils avaient eu de bonnes journées , au cours de cet hiver . Ils avaient dansé ensemble à la fête de la saint- * Vincent , une fête de vignerons très gaie , très bruyante , avec sa procession qui s' avance dans les rues encombrées de neige , le long des maisons où des stalactites de glace pendent au rebord des toits . - ils s' étaient promenés aussi , par les après-midi de dimanche clairs et froids sur les bords de la * Moselle , poussant même jusqu'à la forêt , scintillante et magique , sous le givre cristallisé qui s' attachait aux branches . - ils se taisaient , remués par le silence illimité des combes , par cet engourdissement des bois morts , des clairières blanches , où ne montait aucune fumée , où ne sonnait aucun bruit . * Pierre était très doux avec elle , se répandant en menus soins . Pourtant il ne se décidait pas à lui parler de mariage , évitant les conversations sérieuses , comme s' il avait eu une idée , qu' il gardait à part lui . Elle , non plus , n' osait aborder ce sujet , craignant de le mécontenter . Elle attendait l' avenir , espérant sans trop savoir quoi . Elle le voyait , elle l' entendait , cela lui suffisait pour le moment , et cette inquiétude qui se mêlait à ses pensées d' amour avait , après tout , sa douceur . Elle arrivait devant la maison des * Noel . La façade endormie se détachait en noir sur le ciel . Aucune lumière ne filtrait par les persiennes closes . * Marthe tressaillit , secouée d' un étrange pressentiment . L' heure , pourtant , n' était pas avancée ; d' habitude elle frappait doucement la porte : à ce signal * Pierre venait la rejoindre , et ils causaient , serrés l' un contre l' autre , sous le ciel criblé d' étoiles . Elle entra dans la grande cuisine , le loquet de la porte ayant cédé sous sa main . Un toc-toc ébranla le plancher de la chambre voisine , et le marinier infirme apparut , attiré par le bruit , portant à la main une lampe à pétrole dont le verre était noir de fumée . Il se tenait devant la jeune fille , attendant qu' elle parlât . - comme ça , vous êtes seul , * Monsieur * Guillaume ? - mais oui . Les maîtres sont partis depuis une huitaine . * Marthe s' appuya au manteau de la cheminée . La lampe fumeuse , les chaises de bois , la figure du marinier , tous les objets environnants tournoyaient à ses yeux , défilaient dans une ronde fantastique . Et tandis que sa main ébauchait des gestes de noyé qui se raccroche à une branche , elle entendait la voix du vieux , pareille aux voix qu' on entend dans les rêves , qui lui donnait des explications . Machinalement elle répétait : oui , je sais bien , je sais bien , pour lui donner le change et dissimuler sa douleur . L' autre continuait : - paraît qu' ils avaient affermé sur la * Meuse un lot de pêche . Alors y sont partis dans le gros de l' hiver . Dame , vous comprenez , y faut bien gagner sa vie ... * Marthe étouffait ; elle sortit . Elle n' avait pas fait quatre pas , qu' elle s' écroula au bord du chemin . Il se faisait un grand vide dans sa tête . Et dans le désarroi où chaviraient ses idées , il lui semblait qu' elle n' aurait plus la force de se lever , qu' elle ne saurait plus retrouver son chemin , et qu' elle allait errer , lamentable , dans la nuit , comme une bête perdue . Tout près de là , dans une vigne , des feuilles sèches que le vent froissait contre un échalas faisaient un petit bruit inquiet . Elle l' écoutait machinalement , distraite un instant , n' ayant même plus la force de sentir . Et voilà que les souffles chauds , la respiration de la nuit , éveillant de lointaines associations , rappelant les soirs fleuris , l' odeur des lilas , le bruit de la boule sonnant sur les quilles , la rejetèrent dans son passé d' amour et lui navrèrent le coeur d' une indicible tristesse . Elle pleurait . Les heures , tombant du clocher , s' égrenaient dans la nuit . deuxième partie : les jours suivants furent bien tristes , dans leur pesante monotonie . Engourdie par une sorte d' hébétement , * Marthe ne cherchait même pas de raisons pour s' expliquer le départ de * Pierre , pour justifier son silence . Et elle se détournait de l' avenir avec épouvante , n' y trouvant que motifs d' appréhension . Elle n' osait pas sortir . Les moindres aspects des chemins , la borne d' un champ , le pignon aigu d' un toit lui donnaient une vive secousse au coeur , en lui rappelant les moments d' ivresse et de confiance disparus . Un soir qu' elle avait poussé jusqu'au hangar ouvert sur les jardins , les bruits familiers qu' elle entendit comme autrefois , le souffle paisible de la vache , le grignotement inquiet des lapins lui donnèrent l' illusion de toucher de la main son bonheur anéanti et la jetèrent dans une crise de désespoir si aiguë , qu' elle craignit de devenir folle . L' hiver fondait en boue . Elle passait la journée dans sa chambre , cachée derrière ses rideaux , ne bougeant pas , ne vivant pas , s' abîmant dans une contemplation morne . Les travaux de dentellerie , qui jadis récréaient ses doigts par leur grâce menue , qui la faisaient rêver de baptêmes et de mariages , lui paraissaient maintenant une tâche odieuse , qu' elle accomplissait avec dégoût . Toute la vie semblait morte dans le village ; les vignerons se calfeutraient dans leurs maisons closes par crainte du froid , passant leur temps à boire le vin gris trouble , à racler des échalas , ou à battre le seigle dans leurs granges . * Marthe restait seule , trouvant un charme amer , une consolation désespérée à retourner ses pensées maussades , et elle évitait toute conversation avec ses parents qui , ne sachant que supposer , se désespéraient . Pourtant c' étaient des braves gens , ces * Thiriet , les parents de * Marthe . La mère * Catherine d' abord : une vieille femme tranquille , souriante , effacée , qui vivait dans l' adoration de son mari et de sa fille . Ses jours se passaient à brosser , à nettoyer , à fourbir . Elle savait des recettes de cuisine et cela lui valait dans le village la réputation d' un cordon bleu . Elle sortait de son calme , quand on lui parlait d' un plat nouveau , d' une sauce à confectionner . Alors elle s' animait , donnait ses idées . Les veilles de fête surtout , elle était amusante à voir avec son tablier tourné sur les hanches , son bonnet dont les brides dénouées encadraient son visage incendié par le coup de feu des fourneaux . Le reste du temps , elle se tenait dans un coin , ne disant pas grand'chose . Le père * Jacques * Thiriet était un fameux garde . éveillé dès le chant du coq , il arpentait la grande pièce , chaussé de guêtres de coutil blanc , le képi sur l' oreille , dans une hâte de partir , d' aller respirer la bonne odeur des bois . " la maison sentait diablement le renfermé . " et selon les saisons , il prenait une faux pour couper l' herbe haute des tranchées , ou bien une serpe emmanchée d' un " bracot " de noisetier , pour émonder les branches folles . Ancien troupier , ayant gardé du service la raideur du soldat se tenant sous les armes , il avait des gestes compassés , comme s' il eût défilé la parade . D' ailleurs c' était encore un uniforme , cette blouse bleue où brillait la plaque de cuivre . Et il portait sa carabine en bandoulière , par-dessus la gibecière qui lui battait les reins de son filet de résille blanche . Il montait vers la forêt , très raide et très droit malgré ses soixante ans , montrant au-dessus des buissons sa bonne face rougeaude , encadrée d' une barbe broussailleuse . Passant toute sa vie dans la forêt , il l' aimait , comme un vigneron aime sa vigne , d' une passion âpre , muette , concentrée . On eût dit que les bois lui appartenaient . Sans pitié vis-à-vis des vieilles qui vont ramasser du bois mort , il leur faisait délier leur fagot sur le bord de la route , confisquait les serpettes , quand une ramure verte s' était glissée parmi les brindilles . Et il était la terreur des braconniers , qui le voyaient débusquer des taillis , au moment où ils glissaient dans leur poitrine le lièvre , qu' ils avaient pris au lacet . On ne lui connaissait qu' un seul défaut : il aimait s' installer à l' auberge devant un verre d' eau-de-vie , qu' il lampait silencieusement , à petits coups . Jamais ivre par exemple ; s' il buvait la goutte , elle ne lui descendait jamais dans les jambes , au point de le faire trébucher . Sans qu' il fît exprès , sa conversation revenait toujours aux bois . Le soir il disait à * Marthe : - fillette , je me lèverai demain de bon matin . J' ai vu dans une coupe des baliveaux qu' il faut marquer . Ou bien il lui apprenait que la laie du fond-de-tambour , un vieux sanglier qu' on n' arrivait pas à cerner dans sa bauge , se promenait avec quatre marcassins qu' elle venait de mettre bas ... une tristesse pénétrante enveloppait le logis , les chambres frottées au sable et lavées à grande eau , tous les samedis . Toute joie semblait disparue avec le rire de * Marthe , qui ne sonnait plus . Elle descendait dans la cuisine , s' installait au coin de la cheminée , occupant tout un pan du mur , pareille à un monument . Inerte , elle s' absorbait dans sa rêverie , où flottaient des lambeaux de souvenirs . Les jours étaient gris : un peu de lumière filtrait par la fenêtre étroite , dont le cintre était surbaissé à l' ancienne mode . Les vieux meubles , assoupis dans la pénombre douce , profilaient leurs courbes arrondies , leurs attitudes affaissées , semblaient envahis par une pesanteur de sommeil . Elle restait des heures à regarder les cendres , que le jour , tombant verticalement , effleurait d' une lumière bleue . Tous les bruits se taisaient . Le vieux chat * Marquis ronronnait voluptueusement au creux de l' âtre , ouvrant parfois ses prunelles cerclées d' or . Un coquemar de terre brune laissait fuser une fine vapeur de son couvercle et poussait un chantonnement doux , qui était aussi un ronron lourd de sommeil . Le merle sautillait dans sa cage , approchant des barreaux son oeil vif . Un hérisson courait sous les meubles ; on entendait ses pattes égratignant le plancher , avec un petit bruit sec . Elle restait ainsi immobile , jusqu'au moment où les bruits , les contours des objets sombraient dans la mélancolie du soir . Parfois sentant la tête lui tourner , étouffant dans sa longue claustration , elle allait faire un tour dans le jardin . Il était lamentable sous la pluie qui pénétrait de part en part les massifs de coudrier , s' écrasait sur le sol des plates-bandes , où pourrissaient des trognons de choux et des semenceaux de salade . Les poiriers taillés en quenouille et les pommiers rongés de chancres avaient l' air de grelotter sous la rafale . Quelques feuilles mortes restaient aux branches , bronzées par l' hiver . Et les ruches , soigneusement enveloppées de paille , ne faisaient plus entendre cette rumeur confuse de travail , ce bourdonnement infatigable , qui était la musique des jours d' été . Puis elle remontait dans sa chambre , où elle s' enfermait , n' ayant d' autre spectacle sous les yeux que la rue monotone , les flaques d' eau jaunâtre où le crépitement des averses soulevait des globules , que le vent chassait devant lui . Les grands événements de la journée étaient le passage du facteur . Il allait de porte en porte , sa canne de cornouiller sur le bras , son sac de cuir bourré de papiers sur le ventre , et il déposait chez les gens les lettres , les papiers qui apportent la joie ou la tristesse . Mais * Marthe n' attendait rien , et elle regardait le dos rond de l' homme s' effacer sous la pluie , en songeant qu' un seul mot venu de * Pierre lui aurait rendu la vie . Parfois aussi passait un couple de camps volants , de vanniers nomades qui vendent des paniers et des " charpagnes " aux paysans . L' homme et la femme en haillons , trempés jusqu'aux os , suivaient la carriole , dont la toile oscillait sur des cerceaux d' osier . Des têtes d' enfants , ébouriffées , sortaient des ouvertures de la maison roulante . L' équipage de misère émergeait de la brume pour y rentrer aussitôt , et s' y effacer comme une apparition , une vision de rêve . * Marthe les regardait , le coeur tordu de pitié ; elle les enviait presque , quand elle se disait qu' ils vivaient entre eux , qu' ils s' aimaient , qu' ils ne se séparaient pas . Certains jours , * Marthe emportait son ouvrage chez la vieille * Dorothée , sa voisine . Une vieille paysanne , affable , cérémonieuse , affectionnant les façons de parler révérencieuses , particulières aux paysans de bonne famille . Elle habitait , avec sa petite-fille * Anna , une bicoque posée à l' entrée de la creuse ; on appelle ainsi en * Lorraine les étroits ravins ouverts entre les vignes . Les rus torrentiels les ravagent en automne : l' été , ce sont des fouillis de verdures , de ronces , de sureaux laissant pleuvoir une poussière de fleurs , des vieux sureaux dont les enfants ont tailladé les pousses pour se fabriquer des sarbacanes . Moins qu' une maison : un taudis , un trou . Pour y entrer , il fallait descendre quelques marches d' un escalier de pierre branlantes . Le plancher était de terre battue , les vitres de la croisée tamisaient le jour , verdies par le temps et l' humidité qui monte des terres . Quelques assiettes à fleurs , venant de l' ancien temps , étaient rangées sur le manteau de la cheminée ; dans un coin d' ombre , un petit berceau d' osier portait sur une flèche de bois une vieille toile de * Jouy , parcourue d' un vol d' oiseaux bizarres . * Dorothée restait là toute seule avec sa petite-fille * Anna , dont le père et la mère étaient morts à quelques mois seulement d' intervalle ; une maladie de poitrine que le père avait prise , en travaillant dans les carrières , à respirer tout le jour l' âcre poussière des chantiers où l' on travaille la pierre . La misère s' était abattue sur la grand'mère et sur l' enfant . Elles vivaient de rien , d' un morceau de pain bis , d' un sou de lait . Tout le jour * Dorothée filait le chanvre des paysans , assise à son rouet , dont le ronronnement emplissait la pièce . Et la petite * Anna ne se lassait pas de regarder la mécanique bruissante , la bobine surtout garnie de crochets de fer , qui tournait dans une vibration d' air lumineux et chantant , comme un gros hanneton qui aurait battu des ailes . La vieille tricotait aussi des bas de laine , s' arrêtant pour passer son aiguille dans ses cheveux décolorés , pareils au chanvre des laboureurs . Sa bouche édentée retrouvait un sourire , quand la petite fille allait et venait autour d' elle , animée de joies vagues et enfantines , riant aux choses mystérieuses que nos yeux n' aperçoivent pas . Alors elle posait son ouvrage sur ses genoux et regardait l' enfant , par-dessus ses lunettes . à mesure que l' enfant grandissait , de lointaines ressemblances , s' ébauchant sur son visage , émouvaient doucement l' aïeule . N' était -ce pas le regard de sa fille qui luisait dans ces yeux bleus ? N' était -ce pas la bouche du père , plissée d' un bon rire ? Par moments , cela devenait une évocation soudaine , saisissante , comme si les chers morts se fussent levés de la tombe pour apporter dans l' air hanté d' invisibles présences un peu de leur voix , un peu de leurs gestes , de ce qui meurt à jamais avec eux . Puis cela même disparaissait , devenait lointain et vague , comme si les morts n' avaient plus la force de soulever le mystère et le silence , qui pèsent sur eux , pour toujours . Elle savait toute sorte d' histoires , cette vieille grand'mère , et elle les contait d' une voix chevrotante . C' était tantôt le récit du " soutrè " qui danse dans les étables , et la légende de saint * Nicolas , patron de la * Lorraine , qui ressuscita trois enfançons hachés dans un saloir . D' autres fois elle confectionnait d' humbles jouets à la petite fille . Elle lui apprenait à faire des " paumettes " avec des primevères assemblées en boule et retenues par un fil . Elle chantait la vieille chanson venue du passé mystérieux : " paumette , burette , va te cacher , dans un p'tit coin . " des rires s' éveillaient dans le silence de la pièce : sur l' aïeule et l' enfant passait un souffle de joie et de réconfort , un souffle frêle , comme ces feux de souches qui couvent sous la cendre et donnent plus de chaleur que de lumière . * Marthe se plaisait dans la compagnie de cette vieille . Elle lui avait raconté sa liaison avec * Pierre , leurs premières entrevues , son silence inexplicable . Une sorte de pudeur l' envahissait , à confier des chagrins d' amour à une personne âgée , qui avait eu ses peines , et autrement poignantes . Malgré tout * Marthe revenait à ce sujet de conversation , tourmentée par un besoin de confidences , éprouvant une secrète satisfaction à raviver sa blessure , à la faire saigner encore . Compatissante , la vieille l' écoutait avec une attention inlassable , demandant des détails et des explications . C' était une brouille qui ne durerait pas . Ils étaient jeunes et avaient du temps devant eux . Elle trouvait pour la consoler des phrases toutes faites , des aphorismes sentencieux dont la conversation des vieilles gens s' embarrasse volontiers à la campagne , et la banalité de ces propos était douce à la jeune fille , endormant sa souffrance à la façon d' un chantonnement berceur . Parfois une petite vieille passait devant la fenêtre de * Dorothée , menue , trottinante , glissant sans bruit le long des murs , comme une souris épeurée . On l' appelait dans le village la petite * Célestine : son teint avait des tons de vieil ivoire , une infinité de petites rides plissaient ses lèvres , ses joues et son front . Mise avec une propreté exquise , tout dans sa physionomie était d' une éclatante blancheur ; les plis finement tuyautés de son bonnet mettaient leur froideur autour de son visage de cire , dont la pâleur évoquait l' hostie consacrée , qu' on expose dans le saint-sacrement de l' autel . Elle ne parlait pas , elle n' avait ni parents ni amis . Personne ne faisait attention à elle . Un bruit un peu violent de la rue , le claquement d' un fouet ou l' aboiement d' un chien , lui causaient un tressaillement de tout le corps . Alors elle ouvrait ses yeux , dont les paupières étaient presque closes par une pesanteur invincible , et jetant un regard effaré , elle avait l' air de chercher un trou pour rentrer sous la terre . L' église était sa maison . Présidente de la congrégation , elle apparaissait , aux jours de cérémonie , la poitrine barrée de larges rubans bleus . Elle ornait de fleurs l' autel , lavait les linges sacrés , portait la bannière de la confrérie dans les processions . Toute sa vie se traînait , pâle et décolorée , exhalant un parfum d' ascétisme et d' encens , comme une plante qui aurait poussé entre les dalles du sanctuaire . * Dorothée hochait la tête sentencieusement , quand la vieille fille passait : - v'là * Célestine qui va à la messe . ça la console , d' aimer le bon * Dieu . Et elle racontait l' histoire de * Célestine , donnant des détails . Elle avait aimé un garçon du village , mais ses parents s' étaient opposés au mariage , à cause de la différence des fortunes . * Célestine avait voulu se jeter à l' eau un soir : on l' avait repêchée ; mais depuis ce temps , elle avait refusé tous les partis qui se présentaient , et l' âge lui venant , elle était tombée dans la dévotion . * Marthe réfléchissait : ainsi donc son aventure n' était pas extraordinaire . D' autres avaient souffert les mêmes peines . Mais il fallait lutter , se raidir , pour conquérir son bonheur , échapper à cette faillite d' une existence . Et des projets se formaient en elle , dont elle remettait l' exécution au moment où * Pierre rentrerait au pays . Puis l' oubli fit lentement son oeuvre consolante . Elle l' excusait : c' était presque naturel , ce départ précipité . Il n' avait pas trouvé le temps de la prévenir , et puis aucune parole décisive n' avait été prononcée . Elle saurait se faire aimer encore ! Une douceur descendait en elle , qui fondait toutes ses craintes , lui laissait le seul souvenir de l' étreinte caressante , dans la " bougerie " ouverte aux vents , près du jardin trempé de pluie . Elle croyait entendre le son de sa voix , elle revivait les minutes fugitives , elle lui pardonnait . Et prise d' un élan de tendresse , elle courait s' enfermer dans sa chambre , tirait les rideaux , faisant le silence et la nuit autour d' elle , pour mieux savourer la volupté de cette évocation . Des chiens aboyèrent à l' entrée de la creuse . On eût dit que tous les mâtins du village s' étaient donné rendez -vous , faisant sonner leur large coup de gueule , et , quand ils se taisaient , on entendait le grondement rageur des petits roquets , qui ne décoléraient pas . * Dorothée , qui travaillait avec * Marthe , s' avança sur le seuil pour voir ce qui pouvait causer une telle émeute . La petite * Anna la suivit , risquant un oeil curieux , cachant sa tête blonde dans les jupes de sa grand'mère . Au milieu de la rue , se tenait un être à l' aspect hirsute . Tout son visage était empreint d' une stupeur , comme s' il eût été idiot . Sa peau hâlée avait les tons rouges de la brique . Vêtu de loques grisâtres , couvertes de la poussière des grands chemins , ses paupières flétries clignaient dans le grand jour : des rosaires à gros grains de buis , des chapelets de médailles , dont les lourdes torsades pendaient à sa ceinture , entouraient ses jambes de leurs écheveaux compliqués . Il portait sur son ventre une grande caisse de bois blanc . Il se mit à clamer ces mots , d' une voix traînante et caverneuse : - bonnes gens charitables , voyez le miracle de saint * Hubert . Y a pas de pu grand saint . Achetez les médailles bénites dans la chapelle des * Ardennes . Y a pas de miracle que saint * Hubert n' ait fait . Bonnes gens charitables , ne m' oubliez pas . C' était le montreur de saint * Hubert . La boîte de sapin s' ouvrit à deux battants . Derrière la vitre claire qui la fermait , on voyait une forêt de petits arbres en carton colorié , découpant leurs feuillages minuscules . Une clairière s' ouvrait , où des brins de laine verte représentaient les pointes fines du gazon . Le cerf miraculeux apparaissait , portant une croix d' or auréolée de rayons . Le saint , tombé en adoration , s' agenouillait , joignait ses mains pour la prière , tandis que son arc et ses flèches jonchaient le sol derrière lui , et que sa meute , frappée d' une terreur sacrée , reculait aussi , frémissante . La petite * Anna battit des mains . Alors la vieille grand'mère prit l' enfant par la main , la conduisit devant la boîte vitrée ; elle lui fit toucher les torsades des chapelets , et toutes deux s' agenouillant dans la poussière , dirent une prière fervente au grand saint , qu' on adore dans la forêt . * Marthe se joignit à elle , dans une pensée superstitieuse . Le saint ne ferait -il pas un miracle en sa faveur ? Elle lui demandait de veiller sur * Pierre , de le préserver des intempéries du ciel , et des maladies que l' on prend sur les eaux . Et dans un élan de son âme , elle précipitait sa prière balbutiante , son acte d' adoration éperdu , implorant le retour de l' aimé et le raffermissement de sa tendresse . Puis * Dorothée choisit une médaille , qu' elle passa au cou de la petite fille . Comme elle était trop pauvre pour donner un sou au montreur , elle alla couper une large tranche à la miche de pain bis , qu' elle avait tirée de la " maie " . L' homme la glissa dans le bissac de toile dont l' ouverture béait sur sa poitrine , puis il reprit sa marche , clamant son appel lamentable par la rue , suivi de la meute des chiens attachés à ses pas , aboyant avec plus de rage , chaque fois qu' il se retournait pour les menacer de son bâton . On parlait mariage , ce jour -là , dans la maison des * Thiriet . On abordait ce sujet de conversation depuis quelque temps , * Marthe venant en âge " de s' établir " . Cet après dîner du dimanche , toute la famille était réunie autour de l' âtre où flambait un feu de hêtre , un de ces feux d' hiver dont la clarté dansante met une gaieté dans les intérieurs bien clos . Dehors il faisait un froid sec , un grand soleil rougeâtre descendait derrière les peupliers . Le vieux garde rapprochait sa chaise de la cheminée où croulaient des tisons ardents , il se rôtissait les jambes , et passant dans la flamme ses mains calleuses , il les frottait d' un air de satisfaction . Il répétait : " ça pique rudement . Les mortes de la chalade sont gelées . " jetant un regard joyeux autour de lui , il déclarait qu' on serait mieux couché cette nuit -là dans un lit de plume , que sous un chêne du * Bois- * Sous- * Roche . On annonçait des mariages pour cet hiver . On se tâtait , les paroles se faisant précautionneuses et les visages s' inspectant à la dérobée . Les vieilles gens n' étaient pas sans concevoir quelque soupçon sur l' inclination de leur fille . Ils lui citaient des noms , des suppositions qu' on faisait pour rien , pour le plaisir , histoire de raconter quelque chose . Quand l' interrogatoire devenait trop pressant , * Marthe l' esquivait d' un sourire , ou bien tournait en ridicule le parti qu' on lui proposait : l' un était tout bancal , l' autre avait le nez de travers . Malgré les rires , on sentait bien que la conversation était sérieuse . La mère * Catherine , d' ordinaire , au cours de ces propos , prenait une physionomie animée , contre son habitude . Posant son ouvrage sur ses genoux et relevant ses lunettes sur son front , elle dévisageait attentivement sa fille , la couvant d' un regard clair et passionné . Puis elle se mettait à vanter sa gentillesse , son économie , ses talents de bonne ménagère . Et la scène finissait par des embrassades . Parfois aussi les deux vieux faisaient allusion à l' argent mis de côté , à l' aisance de la famille . Un beau parti ne se ferait pas attendre . Et cette certitude était la récompense d' un effort âpre , prolongé pendant toute une vie . Ce jour -là on parla de * Pierre * Noel . * Marthe s' était levée , et s' approchant de la fenêtre , elle affectait de regarder au dehors ; pour dissimuler sa gêne . Les vieux se la montraient du coin de l' oeil , et continuant la conversation , ils riaient par moment en dessous , s' adressant un clignement d' yeux complice . Pourquoi pas celui -là après tout ? On pouvait tomber plus mal . Les * Noel n' avaient pas grand'chose , mais s' il plaisait à leur fille , elle n' avait qu' à parler , on le lui donnerait . Ils n' étaient pas de ces gens qui font le malheur de leurs enfants , en contrariant leur inclination par avarice . Mars était venu et les jours s' allongeaient . * Marthe restait à sa fenêtre , épiant la tombée du soir , qui versait une clarté pâle sur les champs encore dépouillés de verdure . C' était l' heure où le village , silencieux tout le jour , s' animait d' un peu de mouvement et de vie : des vaches meuglaient , allant à l' abreuvoir et des feux clairs de sarments flambaient au fond des cuisines . Puis tout se confondait , et les maisons , les toits aigus , les pignons formaient une seule masse , bizarrement découpée , dont la ligne anguleuse se détachait sur le couchant . Un reste de jour glissant sur les eaux révélait la fuite de la rivière . Le printemps revenait , le printemps lorrain , hésitant et furtif , sans couleur et presque sans joie , grelottant sous des averses continuelles , risquant de temps à autre un rayon de soleil , comme un regard timide , entre les nuées grises , qui traînaient sur les bois . D' autres pays ont des avalanches de lumière croulant du ciel , de larges manteaux de fleurs aux couleurs éclatantes , des odeurs tournoyant sur l' alanguissement universel des choses . Mais dans la pauvre * Lorraine , les premières fleurs naissent , frileuses et transies , au fond des taillis où les neiges s' amoncellent . Rien n' égale le charme mélancolique des longs hivers finissants , alors que des clartés semblent rôder continuellement au bord de l' horizon , et n' osent pas venir . * Marthe comptait les jours sur ses doigts , trompant son impatience par des calculs . Ne reviendrait -elle jamais , la saison qui ramènerait * Pierre ? Elle avait l' habitude , comme tous les campagnards , de suivre la marche des saisons par le progrès des végétations successivement épanouies . Déjà dans les taillis , alors que les arbres ruisselants étaient vêtus de mousses humides et que les branches se teintaient à leurs extrémités de nuances violacées , le joli bois devait montrer sa quenouille de fleurettes roses . Puis ce seraient les anémones , si frêles que leur neige se fond , au seul contact des doigts . La belle saison tout à fait revenue , ce seraient des crépuscules sans fin , baignés de lumière blanche , rayés du vol criard des hirondelles rasant la terre , et les peupliers verseraient de grandes ombres sur la prairie . Alors il serait là tout près d' elle , appuyé sur le rebord de la fenêtre , lui faisant sa cour : il lui jouerait encore tous les tours , toutes les farces maladroitement tendres , qui sont familières aux campagnards . Il lui volerait ses ciseaux de dentellière et le ruban de son bonnet , qu' il glisserait furtivement dans sa poche . Elle était si impatiente de voir arriver ce moment , qu' il lui prenait des envies d' aller secouer la grande boîte de l' horloge , dont le tic tac emplissait la chambre . La semaine sainte était arrivée et les deux pêcheurs devaient rentrer pour le jour de pâques . * Marthe l' avait appris de * Guillaume , qu' elle avait rencontré un soir . Il marchait par les rues , pareil à un gros insecte , avec ses jambes de bois grêles . Une tristesse descendait sur la terre lorraine , aux jours saints . Le * Dieu mourait véritablement . Pour fêter le jour des rameaux , il n' y avait dans l' église nue que des touffes de buis cueilli par les matins pluvieux : leur senteur amère se mêlait à l' encens . Un à un , les cierges s' éteignaient , laissant les ténèbres envahir la nef profonde et toutes les croix étaient voilées . Et sur toutes ces choses , planait une impression de mort , un silence d' une tristesse infinie . Les champs , les bois , le monde entier paraissaient s' abîmer au sépulcre où reposait le cadavre d' un * Dieu . Alors c' était par les rues une procession de femmes , vêtues d' étoffes grises et coiffées de laine noire , qui allaient prier , se relayant d' heure en heure , pour qu' il y eût toujours devant la passion du * Dieu un murmure d' adoration et de ferveur . Vers le soir , elles s' agenouillaient dans le confessionnal vermoulu d' où sortaient des froissements de surplis et un chuchotement de paroles . * Marthe allait prier . Elle n' était pas dévote , car la religion se perd dans les campagnes , mais comme tous les paysans elle était prise , au retour des fêtes , d' un accès de piété ponctuelle et machinale . Les cloches se taisaient . Aux heures des offices on entendait les petites voix grêles des enfants traînant par les rues . Ils agitaient des cliquettes de bois blanc dont les sons vibraient , comme un chant de sauterelles dans l' épaisseur des blés : - voilà le premier . Mettez vos beaux souliers . - voilà le second . Mettez vos beaux jupons . Par les soirs , leur mélopée lente se perdait dans les dernières maisons , à l' extrémité du village . Le samedi saint : c' était un clair matin d' avril , quand l' air est encore froid . De grands nuages passant sur le soleil , des ombres couraient sur les bois dépouillés et des averses tombaient , dures et cinglantes ; des volées de grésil tourbillonnaient , s' amoncelant sous les pruniers frileux , parmi les terres des enclos fraîchement labourés . * Marthe descendit au jardin . Elle allait le long des vieux murs , regardant les trous où croulait le crépi , où se promenaient des cloportes . Dans les fissures des pierres rongées de mousse , elle retrouvait des parcelles de son être ancien , des souvenirs qui germaient nombreux , parmi les tiges flétries des graminées . C' était ainsi chaque année , au printemps ! On eût dit que l' universelle éclosion faisait pousser en elle des semences enfouies . Par les brèches du mur , elle voyait la campagne humide , les labours détrempés , où du soleil ruisselait par moment au creux des sillons . Une vague rumeur montait , un bruissement confus qui était comme un murmure de vie recommençante . Tout contre le mur , à l' endroit où le toit de la maison touchait presque la terre , un rucher s' adossait , vermoulu , à demi effondré . Des pousses de coudrier l' étayaient , qui se couvraient en cette saison de chatons jaunâtres , pareils à des chenilles . Des ruches pourrissaient sur les rayons de bois : une pourtant , toute neuve , était pleine d' une rumeur bourdonnante . à chaque instant , des abeilles en sortaient , déployant leurs ailes fripées , planant dans un rayon de soleil , et allant s' abattre dans la corbeille d' argent qui garnissait une plate-bande , elles commençaient leur récolte . * Marthe ne se lassait pas de les regarder ! Elles portaient dans la vibration de leurs ailes un peu de cette joie immense du renouveau . Combien de fois elle avait suivi , par les journées chaudes , leurs allées et venues d' ouvrières infatigables . Alors leur bourdonnement continu lui montait à la tête , endormait ses pensées , et il lui semblait que des myriades d' existences s' ouvraient en elle , éparpillées avec le vol des insectes , au hasard des monts et de la plaine . Tout à coup les cloches se mirent à sonner . Elles étaient donc revenues , les cloches de pâques ! Leurs sons emplissaient la vallée ; d' autres cloches lointaines répondaient , comme provoquées . * Marthe les reconnaissait : les unes avaient un carillon de cristal qui , porté sur les eaux , semblait grandir avec les sautes du vent . Il y avait des moments où les sons semblaient sortir du vieux mur . D' autres , comme fêlées , étaient plus lointaines : une autre tintait faiblement dans un village très éloigné , que * Marthe voyait très bien dans sa pensée , blotti dans un creux du plateau lorrain , au milieu des labours et des champs de luzerne . Puis la cathédrale jeta au milieu de ces carillons le son grave de son bourdon , lancé à toute volée . Elle passa toute cette journée dans la fièvre et dans l' attente . * Pierre rentrerait sûrement ce soir -là . Elle voulait être belle , le lendemain . Tirant de la grande armoire la robe qu' elle avait préparée , elle l' étalait avec précaution sur le lit , craignant de la froisser . Elle essayait aussi le bonnet qui lui allait à ravir , mettant autour de ses cheveux fins l' envolement de ses rubans et les plis légers de ses ruches . Elle allait se regarder dans une vieille glace , un peu trouble dans son cadre de bois dédoré ; l' étain rougi par le temps laissait de grandes places sans reflets : alors son image lui apparaissait lointaine . Le soir était venu . Un chant hésitant et triste monta du fond des chènevières : une alouette au creux d' un sillon jetait , avant de s' endormir , un petit cri effaré , déconcertant dans la nuit , lui qu' on entend d' habitude dans l' air bleu et la lumière . Cela seul annonçait la tiède saison , cela et une danse grêle de moucherons rayant la ligne d' or du couchant . Des pas sonnèrent dans la ruelle . Les deux pêcheurs rentraient , chargés de leur attirail . * Marthe attendait , cachée derrière les rideaux de sa fenêtre . * Pierre leva les yeux , comme s' il l' eût cherchée là , dans la nuit . Dans ce petit coin de la terre lorraine , les garçons et les filles vont danser le lundi de pâques , au val des * Nonnes . C' est un vallon dans un cirque de forêts , de l' autre côté de la * Moselle . On y entre par un étroit couloir , qui s' ouvre entre des côtes plantées de vignes . Au bas de rives terreuses , rongées par le courant , un ruisseau roule ses eaux fangeuses , sous des haies d' aubépine . à peine s' il y a place pour le sentier et pour la route . Et quand le passage s' élargit et s' ouvre soudain sur un fond de prairies fraîches , rien n' est doux comme la coulée de la lumière d' avril sur les bois encore dépouillés . Vers le couchant le vallon est fermé par un bois de sapins , dont les masses noires jettent une note austère dans la joie du printemps . D' ailleurs , elle est partout , cette note de tristesse , dans ces pays du nord : elle est dans les sources glacées , dans la gaieté un peu grave des paysans , dans la beauté des femmes , trop pensive , et c' est le charme profond de ce pays , mélange de sévérité et de poésie , qui fait que le regret en rôde éternellement dans les coeurs , mélancolique et pénétrant comme une sensation d' exil . Pourquoi appelle -t-on cet endroit le val des * Nonnes ? On n' en sait rien . Seuls les bûcherons de la forêt connaissent le passé de légendes , effrayantes ou gracieuses , mais ils ont négligé de les apprendre à leurs petits-enfants , ou bien ceux -ci les ont dédaigneusement oubliées . On y vient dans tout ce pays , à plus de trois lieues à la ronde , et c' est , derrière l' auberge de maître * Charmois , une rangée de véhicules de toute sorte , levant en l' air leurs timons comme des bras : cabriolets des fermiers riches , luxueux avec leurs harnais vernis , leurs nickels brillants , et aussi les tombereaux massifs où l' on charroie d' ordinaire les récoltes et où l' on a mis pour siège une botte de paille . L' auberge est bruissante de chansons et de vaisselle remuée : des servantes vont et viennent , le teint rouge et la face allumée autour de l' âtre où tourne une broche gigantesque . Dans un petit jardin , attenant à l' auberge , des vieux jouent aux quilles et discutent longuement les coups douteux . Il faut les voir , le genou ployé , lever la boule à la hauteur des yeux , comme pour viser les quilles , puis la lancer brusquement d' un vigoureux tour de reins , et quand elle est lâchée , ils font des gestes instinctifs et des tâtonnements de mains , comme pour la ramener au milieu du chemin , si elle s' égare . Des jeunes qui ne connaissent pas leur force et qui arrêteraient des taureaux par les cornes la lancent comme une bombe au delà du but , très loin dans la prairie . Et c' est alors un gros rire , où se mêle un peu d' admiration . Sur toute cette scène plane le sourire à demi ébauché de maître * Charmois , un malin celui -là , ravi intérieurement de la journée qui promet un gros gain et qui passe dans les groupes , les bras pleins de bouteilles , la serviette sur l' épaule , tutoyant tout le monde . * Marthe était venue avec d' autres amies , par le chemin des bois . Le printemps était seulement dans le ciel , rien ne l' annonçant sur la terre . Le soleil entrait largement dans les bois , criblant d' une pluie de rayons les amoncellements de feuilles sèches . à peine si par endroits une anémone blanche avait jailli de la terre . Seulement des chatons , une sorte de chenille grisâtre pendait aux branches des noisetiers et les massifs de cornouillers étaient comme saupoudrés d' une fine poussière jaune . Cela aussi était une fleur étrange dans ce pays froid , une sorte de mimosa plus pâle et plus grêle que l' autre . * Jeanne , se rapprochant de * Marthe , lui dit tout bas à l' oreille : - j' en sais une qui est contente . On va voir son galant ! On dansait tout au fond de la prairie sur un plancher construit à la hâte , aux sons d' un crin-crin tenu par un petit homme rageur , qui battait la mesure à coups de talon . La musique se perdait tout de suite dans cette étendue ... elle avait l' air d' un pauvre chant de grillon , perdu entre deux mottes de terre . Du premier regard , * Marthe aperçut * Pierre au milieu des autres garçons . Il portait beau comme toujours et les boucles blondes de sa chevelure , soigneusement arrangées , avaient cet éclat soyeux qui plaisait tant . * Marthe ne l' avait pas vu depuis longtemps et il lui paraissait encore plus grand , plus large de carrure . C' est vrai qu' il avait forci là-bas . Elle le regardait longuement , ne pouvant être aperçue de lui . Il avait bien l' air d' être le roi du bal , avec cette assurance qui ne le quittait jamais , sa haute taille qui dominait tous les autres , ses mouvements aisés de beau danseur . Il avait une façon de prendre la main de sa danseuse et de l' appuyer sur sa hanche . Et il la faisait pirouetter dans la valse , comme si elle n' avait pas pesé plus lourd qu' une plume . Et dans les quadrilles , quand il faisait le cavalier seul , il osait des entrechats et des ronds de jambe comme les danseurs de la ville , avec tant de légèreté , qu' on était conquis au premier abord . Les vieilles , qui faisaient tapisserie , approuvaient d' un air connaisseur , et parmi les jeunes filles , pas une qui ne fût flattée d' accepter son invitation . à le voir si beau , si sûr de lui , c' était pour * Marthe une grande joie , mêlée d' appréhensions de toute sorte . Il la vit enfin dans le groupe des jeunes filles et , sans hésiter , il vint droit à elle . Quels mots lui dit -il pour l' inviter à la danse ? Elle ne les entendit pas , tellement elle était troublée . Elle vit seulement qu' il lui tendait ses bras , et elle s' y jeta , emportée par un mouvement de passion instinctif . Appuyée sur cette large poitrine , elle se sentait délicieusement faible , dans toute cette force qui la possédait , et elle n' avait guère conscience que d' un désir : poser sa tête sur son épaule et rester ainsi tout le temps , pendant que couleraient les heures . La danse terminée , ils se prirent par la main , suivant la coutume lorraine , faisant le tour du plancher dans la file des autres danseurs . Alors il lui dit : - vrai , * Mademoiselle * Marthe , c' est pas pour dire , mais y m' faisait rudement gré de vous là-bas . Elle répondit , d' une voix que l' émotion faisait trembler : - moi aussi , je pensais tout le temps à vous . Ce fut tout . Ils s' étaient compris . Quand les danses recommencèrent , ils se séparèrent pour ne pas faire causer " les mauvaises langues " . Mais leurs regards se rencontraient , et ils échangeaient chaque fois un furtif sourire de tendresse . Une cloche sonna au loin , et toute l' assistance partit aux vêpres . On ne célèbre guère les offices que ce jour -là , dans cette chapelle perdue au milieu des bois . Les murs rongés de salpêtre laissent suinter les eaux montant de la terre et s' écaillent par larges plaques verdâtres . Sur les dalles usées par les pas des générations traîne un reflet vague de jour qui tombe des vitres troubles , obstruées par les touffes d' orties qui croissent derrière les vieux murs . Tout y sent la pauvreté et la tristesse : les napperons de l' autel élimés et troués qu' on sort ce jour -là des tiroirs de la sacristie , les flambeaux de bois dédoré , rongé des vers . à la voûte est suspendu un ex-voto bizarre , qui étonne au milieu de ces populations terriennes , une galère aux voiles blanches , usées par le temps et la poussière , portant sur son château d' avant des personnages de bois peint , sans doute quelque offrande d' un très ancien seigneur , échappé aux périls de la mer , d' un seigneur dont personne ne sait plus le nom , dont personne n' a gardé le souvenir . Dans cette chapelle , c' était toujours la même histoire d' amour recommencée par les simples , qui n' ont pas l' idée des profanations et ne craignent pas les sacrilèges . Bien des oeillades s' échangeaient d' une rangée de bancs à l' autre , côté des hommes et côté des femmes . On chantait distraitement les cantiques et des yeux se levaient des missels , guettant un regard . Par la porte restée grande ouverte , le chant des psaumes s' envolait , traînait dans la prairie , passait sur les haies d' épine blanche , puis allait se perdre tout au loin sur la côte , parmi les sapins et les ruchers , ouverts au grand soleil . La danse recommença . De temps à autre des couples allaient se rafraîchir dans le jardin de maître * Charmois , sous les tonnelles longeant le jeu de quilles . Des pousses verdissantes de houblon s' enlaçaient aux lattes du treillage . L' aubergiste accourait . Plié sur ses genoux , il y serrait les bouteilles , comme dans un étau , et les débouchait d' une poigne solide . Des bouchons de limonade sautaient avec une détonation cassante , comme un coup de pistolet . On entendait la boule sonnant contre les quilles cerclées de fer , au fond du jeu . Des femmes qu' on chatouillait poussaient des cris , pareils à des gloussements de volaille . C' était le moment où * Pierre triomphait . Debout au milieu de la salle , il pérorait , gesticulait , parlait haut , donnait des ordres à tout le monde . Il avait une façon de saisir une bouteille et de verser dans les verres de toute sa hauteur qui révélait l' homme du monde . Maître * Charmois lui obéissait , ayant pour lui cette considération dont les bons lurons et les joyeux vivants jouissent au village . * Marthe , assise à ses côtés sur le banc étroit , ne se lassait pas de le dévisager . Comme il était beau et soigné dans toute sa personne ! De menus détails révélaient l' homme soucieux de plaire . Le col de sa chemise , largement rabattu , laissait voir son cou musclé , dont la peau un peu hâlée était semée de taches de rousseur . Il y avait de la coquetterie dans sa cravate de couleur trop voyante , qui portait une fleur brodée à l' aiguille au milieu d' un losange écarlate . Sa chaîne de montre aussi était à la mode , ornée de grosses pendeloques de pierre bleue , d' où pendait une frange d' argent . Prenant la main de * Marthe , il la tapotait doucement , en lui disant des paroles tendres . Des filles d' un village voisin , qui la reconnurent , lui adressèrent , de la table voisine , un sourire complimenteur . Elle était heureuse . Le soleil descendait , versant sur les sapins une clarté rouge . Comme il insistait pour la ramener à la danse , elle refusa avec son air de fille raisonnable , avec cette décision tranquille , qu' elle apportait dans ses moindres propos . N' avait -elle pas promis à ses parents de rentrer de bonne heure ? Elle prit le petit chemin , bordé de saules , qui montait vers le bois . à mesure que le soir tombait , la fête devenait bruyante et désordonnée . Une gaieté lourde passait dans le bal , et aussi une fièvre de plaisir , qui nouait de plus près les étreintes et serrait les bras autour des corsages . Parfois on entendait le bruit d' un baiser , s' écrasant à pleines lèvres . Du plancher piétiné montait un nuage de poussière , qui vous prenait à la gorge et vous donnait encore plus soif . Jusqu'à la musique du petit homme colère qui s' affolait , devenait enragée et trépidante , faisait vibrer furieusement son chant mélancolique de grillon perdu dans les hautes herbes . * Pierre maintenant ne cessait pas de faire danser la * Renaude . Une fille qui avait mauvaise réputation et dont la mère passait pour un peu folle . Pas jolie , mais ayant un certain charme agaçant qui affriolait les hommes , avec ses gros yeux ronds et jaunes , son nez trop court et ses cheveux luisants . Et mise avec un goût tapageur : des étoffes voyantes à carreaux qui lui donnaient l' air d' une enseigne enluminée . On la rencontrait quelquefois les dimanches en compagnie de soldats , descendus des forts voisins . * Pierre la faisait pivoter comme une toupie et il riait aux éclats , montrant un certain sans-gêne à son égard . Elle s' abandonnait , souriante et bercée , fière d' avoir ce beau garçon pour danseur . * Marthe suivait la sente rocailleuse . Les clartés obliques du couchant pénétraient dans le bois . Des voiles de pourpre flottaient entre les branches des grands hêtres , mordorant leurs troncs moussus . Les bourgeons vernissés les embrumaient d' une vapeur végétale rousse , baignée de lumière . Des odeurs fines de violette sortaient du fond des taillis . Elle allait , savourant ce silence qui s' épaississait autour d' elle . La paix du soir favorisait étrangement sa rêverie d' amour . Toutes choses , autour d' elle , lui apportaient d' indicibles bonheurs , le craquement léger des feuilles sèches , les souffles qui voletaient autour de ses tempes , la rafraîchissant d' invisibles caresses . Elle se retourna . La vallée à ses pieds était emplie d' un tournoiement de lumière blonde et la côte de sapins , noyée dans une poussière d' or , semblait reculée jusqu'au fond extrême de l' horizon . On n' entendait plus aucun bruit que la musique grêle du violon qui montait par moments , lorsque le vent soufflait de ce côté . Elle se dit que ce bonheur n' était que le commencement d' autres bonheurs . Elle verrait * Pierre le lendemain , d' autres jours encore , maintenant qu' il était revenu , et son coeur se gonfla d' une joie abondante . Près de la sente se trouve une source cachée qui , d' une roche moussue , pleurait autrefois goutte à goutte dans une vasque d' argile . Elle est violée , maintenant qu' on l' a enfermée dans une cuve de ciment , pour alimenter la prise d' eau d' un fort bâti sur la hauteur . Malgré tout elle est encore jolie , avec sa nappe claire qui s' étale sur un fond de feuilles mortes , tombées des hêtres . L' eau bruit doucement et des rayons de lumière se jouent à sa surface . * Marthe descendit l' escalier de pierres branlantes , plongea ses mains dans l' eau , pénétrée jusqu'au coeur par le contact du flot . Des cupules de glands y couraient , comme une flottille minuscule . Des pas sonnèrent dans le sentier . Débouchant du jeune taillis où traînait un reste de clarté , * Pierre et la * Renaude s' avançaient . * Marthe les vit très bien , car ils s' étaient arrêtés tout près d' elle . Renversée sur le bras du garçon , la * Renaude , d' un geste caressant , lui prenait la tête dans ses mains , et riant d' un rire pâmé elle attirait sa bouche à portée de ses lèvres . à la clarté flottant dans le bois assombri , * Marthe distinguait son cou rond et blanc qui se gonflait , et la pâleur laiteuse de ses dents , brillant entre ses lèvres rouges . Et ce rire qui ne finissait pas lui faisait mal . Puis ils s' éloignèrent , les bras noués dans une étreinte voluptueuse . * Marthe se demandait avec effarement si elle n' avait pas rêvé . Elle se leva pour mieux voir : les ombres confondues se détachaient sur le lointain vaporeux de la sente . Elle retomba sur la dalle de pierre et s' y abîma ; elle y resta longtemps sans bouger , le regard errant à la surface de l' eau brillante où flottaient les cupules de glands . Il se faisait en elle , au milieu du silence , un bruit de choses brisées , un ravage d' espoirs détruits , emportés comme dans un tourbillon , par la certitude de la trahison . Elle regardait l' eau , vaguement attirée par elle , souhaitant d' y trouver l' oubli , calmée parfois , dans le paroxysme de sa souffrance , par sa mobilité lumineuse qui se prolongeait , sous les branches des coudriers et des charmilles ... l' heure passait . La lune s' était levée , versant dans les taillis de grandes ombres . La source , roulant sur les cailloux , continuait son chantonnement mélancolique . * Marthe se leva lentement , poussant un soupir de résignation , et quand elle s' éloigna , elle jeta un regard sur cette place , ayant la sensation d' y laisser le cadavre de son bonheur . C' était l' heure où ils se retrouvaient tous les soirs . Une étoile , une seule , tremblait dans le ciel assombri . Les hirondelles , avant de s' endormir , poussaient de petits cris dans leurs nids de terre glaise , attachés au rebord des toits . Assise à sa fenêtre ouverte sur les clartés mourantes , * Marthe travaillait encore , penchée sur son ouvrage de broderie . Tout le jour elle avait bercé sa tristesse au va-et-vient monotone de son aiguille , tout le jour elle avait ressassé les raisons qu' elle dirait à * Pierre , quand il viendrait la rejoindre , ramenant du même coup l' obsession de sa douleur . Certes , elle ne lui ferait pas de reproches , car elle sentait tout au fond de son coeur quelque chose de doux , de triste et de fort qui la poussait à lui pardonner . Elle poserait sa tête sur sa poitrine , elle pleurerait , et lui demanderait de ne plus recommencer . En fille de la campagne prématurément instruite des choses de l' amour par les conversations , elle savait qu' une telle conduite était permise aux garçons , qui prennent leur plaisir avec les dévergondées . Mais c' était trop cruel , cette trahison , au soir même de leur première journée d' amour . Tout à coup elle tressaillit , avertie par un instinct mystérieux de sa présence . Il était auprès d' elle et sa haute stature noire , se découpant sur le couchant lumineux , emplissait toute la fenêtre . Elle lui parla . était -ce une autre qui parlait à sa place ? Il lui semblait entendre le son d' une voix étrange et elle ne trouvait plus rien de ce qu' elle avait préparé . - vous n' avez pas honte ! Allez donc retrouver la * Renaude ! Cela avait jailli du premier coup contre sa volonté , comme un cri de révolte où s' affirmait son honnêteté à elle , sa droiture de fille chaste , un peu méprisante . Ses mains tremblaient sur son ouvrage , sa bouche se plissait , dans cette moue douloureuse que font les petits enfants quand ils vont pleurer . Au fond de ses entrailles , quelque chose se tordait . Elle se retenait par fierté , craignant qu' il ne triomphât de ces larmes et ne s' en moquât , en compagnie de la * Renaude . Cette contrainte la faisait souffrir davantage . Lui , beau gars comme toujours , effronté et rieur , avait commencé par nier . Que chantait -elle là ? Elle avait mal dormi sans doute . Il haussait les épaules en homme sûr de lui . Elle précisa , la voix brève et sifflante . - taisez -vous . Vous devriez rougir . Je vous ai vus tous les deux ... vous ... cette fille à soldats ... alors il ricana : - et après ! Est -ce que ça empêchait les sentiments ? Pour rigoler un soir , au fond des fossés , cette fille était bien bonne . Elle s' était levée , toute blanche , son sang reflué au coeur , prise d' un mouvement de colère qu' elle ne put s' expliquer dans la suite . Elle le saisit par l' épaule et le repoussa durement , avec une force qu' elle ne se connaissait pas , et du coup lui ferma la fenêtre au nez . Les battants claquèrent . Il restait dans la rue , dépité , piétinant sur ses talons , un sourire d' embarras aux lèvres . Prendrait -il son parti de rire de cette algarade ? Puis une montée de colère l' envahit ; il fronça les sourcils et enfonçant son chapeau d' un geste décidé , il s' éloigna à grands pas . Avait -on jamais vu une pareille pimbèche , une fille grosse comme rien , qui voulait imposer sa volonté . Il avait cette sorte de mépris que les paysans ressentent vis-à-vis de la femme , habitués à la voir obéir et tenir dans la maison la seconde place . Ils n' étaient pas mariés , qu' elle voulait déjà porter la culotte . Et il s' affirmait sa rancune . Retourner , demander pardon , allons donc , ce serait trop lâche . D' ailleurs il pouvait le dire : les * Noel étaient tous comme lui . Rangés et tranquilles une fois mariés , avant le sacrement ils étaient bien connus pour leurs fredaines . Il trouvait des raisons pour s' excuser , pour faire taire en lui ce grand cri de passion , qui lui disait de revenir sur ses pas , de la prendre dans ses bras , de mériter son pardon par de bonnes paroles ... * Marthe , immobile derrière ses rideaux , le suivait des yeux ... il ne revenait pas . Qu' avait -elle fait ? Qu' est -ce qui l' empêchait d' ouvrir cette fenêtre , de le rappeler , de faire sa paix avec lui ? Rancune invincible , dépit de n' avoir pu vaincre sa fierté et surtout la pensée qu' il se gausserait d' elle avec la * Renaude , et qu' il se vanterait de l' avoir reprise , comme il aurait voulu . La nuit était noire . * Pierre longeait le mur croulant qui fermait sur les prés le jardin de la * Renaude . Tout le village dormait : la chambre de la fille était isolée . Il hésita un instant , puis il escalada le mur . On entendit ses pas criant sur le gravier . Des jours passèrent . * Marthe restait accoudée à sa fenêtre , le regard perdu dans la nuit . Elle revoyait , dans sa rêverie lente de souvenirs , les incidents de cette foir de * Saint- * Clou . Jamais elle n' aurait cru qu' on pouvait souffrir à ce point . Pourtant elle avait comme une appréhension en s' y rendant , un pressentiment secret qui lui disait de retourner . Longs meuglements d' angoisse des bêtes attachées , bêlement monotone des brebis séparées de leurs agneaux , détonations sèches des tirs forains , sifflet aigu des manèges , toute cette agitation mettait au coeur de la pauvre fille une nausée tournoyante . Les toiles des baraques claquaient au vent clair ; des bohémiens passaient , maigres sous leurs cheveux d' un noir luisant et gras : ils conduisaient par des brides de corde des haridelles étiques , véritables squelettes de chevaux , aux côtes en cerceau , à la peau galeuse et rongée de plaies , nourris seulement de l' herbe rase qui garnit les talus des grandes routes . * Marthe n' était pas arrivée , qu' elle apercevait * Pierre et la * Renaude dans la foule des promeneurs . Elle se redressait , cette * Renaude , avec un air d' assurance , un désir d' être vue par tout le monde dans la compagnie de ce beau garçon ! ça la changeait de ses amoureux de rencontre . D' ailleurs elle avait encore plus mauvaise façon qu' à l' ordinaire : son corsage était trop rouge , les carreaux de sa jupe trop voyants . Un peu plus loin , ils étaient encore devant le montreur de ludions . Pareil à un roi mage , coiffé d' un diadème de clinquant , sa barbe blanche largement étalée sur une simarre rouge constellée d' étoiles , le vieux leur montrait d' un doigt fatidique les diables de verre bleu qui , montant du fond du bocal , venaient tracer sur une lettre mystérieuse le secret de leur avenir . La fille rieuse lisait par-dessus l' épaule du garçon , et , sans en avoir l' air , s' appuyait amoureusement sur lui , la créature ! Le soir venu , * Marthe les retrouva encore sur la route déserte , les bras noués dans une étreinte . Ils causaient tout bas , ayant l' air de se conter des choses tendres , des choses qui les intéressaient seuls . Et la manante portait sous son bras un grand bâton de sucre de pomme , que * Pierre lui avait acheté , un cadeau superbe qu' elle brandissait joyeusement et qui tirait l' oeil au passant avec son papier d' or et ses ornements de fanfreluches . Il ne fit pas semblant de l' apercevoir , quand elle les devança sur la route . Mais la * Renaude avait poussé un éclat de rire . Il sonnait encore à ses oreilles , ce rire insultant et moqueur . Alors toutes sortes de rancunes et de pensées mauvaises se levaient en elle . Elle en avait honte parfois . On eût dit que son malheur remuant les profondeurs de son être , comme une eau vaseuse , en faisait sortir des choses informes , qui grouillaient . Jalousie d' abord , et révolte de tout son corps , de tout son coeur , quand elle le voyait au bras d' une autre , dépit d' être abandonnée , mais surtout une immense désillusion , car il s' abaissait jusqu'à cette fille à soldats . Alors elle souffrait tellement que sa douleur crevait , comme une poche de fiel . Elle pleurait à chaudes larmes , enfonçant son mouchoir dans sa bouche pour ne pas donner l' éveil par ses sanglots , désespérée , dégoûtée de tout , tout son être flottant à la dérive . Cette fois le printemps était revenu . L' herbe des prés était d' un vert lourd , luisant , tout neuf . Des touffes de primevères le nuançaient par places de jaune pâle et , dans les creux humides , des pieds de cochléaria avaient poussé , étalaient sur les eaux leurs grappes couleur de lilas . C' était dans les hauteurs de l' air une lente débâcle de nuages , emportés par des souffles tièdes et qui s' effilochaient en lambeaux de brumes . Le ciel d' étain qui avait pesé sur les campagnes pendant tout l' hiver , comme un couvercle , s' ouvrait , se fondait , se pénétrait de lumière . La vie recommençait . On voyait dans les chemins des bandes de vignerons , guêtrés de coutil et la serpette au genou , allant bêcher leurs vignes . Leurs houes , sur leurs épaules , avaient des luisants d' acier , poli par le frottement des terres . Sur la blancheur des coteaux lavés par les pluies d' hiver , les carrés fraîchement remués se détachaient vigoureusement . Quand un nuage cachait le soleil , une fraîcheur glacée passait dans l' air . Alors les vignerons , abrités derrière les tas d' échalas pour le goûter , allumaient des feux de sarments , dont la fumée bleue courait au ras des terres . Puis venaient des coups de soleil , éclatants et splendides , qui fouillaient la campagne , réchauffaient les toits de tuile , pénétraient au fond des bois , allant éveiller partout le frémissement de la vie universelle . La rivière aussi avait pris un aspect printanier . Les eaux coulaient à pleins bords , accrues par la fonte des neiges ; par endroits elles inondaient la prairie et sous les branches des saules garnies de la laine floconneuse des chatons , des courants glissaient , avec un petit bruit , un frissonnement de chose vivante . Comme si la vie s' y était éveillée , les eaux perdaient cette transparence glacée qui leur est propre en hiver . Aux endroits profonds , elles prenaient une teinte plus lourde et plus chaude . La rivière s' étalait parfois sur de longues grèves plates où le soleil ruisselait , se prenait dans un frémissement innombrable de petites vagues ; des bandes de chiffes et de chevaines sortis des grands fonds venaient frayer là , dans ces eaux tièdes . On voyait leur dos noir sortant parfois des eaux courantes , parmi les galets . Par moments toute la file serrée ondulait , parcourue du même mouvement qui montrait les ventres blancs et le bout des nageoires , et les eaux fécondées ruisselaient derrière eux , comme une traînée de lait . Le chant du coucou montait sur la côte , deux notes vibrantes , solitaires , qui sonnaient dans la profondeur des taillis . La première fois qu' il les entendait , le vieux * Dominique ne manquait pas de dire à son fils : - * Pierre , as -tu de l' argent dans ta poche ? Le coucou chante ! Quand on porte des sous sur soi , le jour où on l' entend , on est riche toute l' année ! Il y avait ainsi dans leur conversation des bouts de phrase , des plaisanteries qui revenaient , toujours pareilles , qui chaque fois les faisaient rire , car ils ne se creusaient pas la tête pour trouver des choses nouvelles . C' est le propre des âmes simples de créer de la jeunesse autour d' elles . Quand reviennent les premières chaleurs , on reste de longues heures , à causer , le soir , sur les bancs de pierre , auprès des granges . Pourtant on s' est levé de bon matin pour aller , l' un à son pré et l' autre à sa vigne . Mais on a tellement dormi pendant les nuits d' hiver . Il est de pauvres vieux qui se couchent à quatre heures du soir , au mois de décembre , pour économiser la chandelle ! Vient mai ! On est heureux alors de respirer les bouffées d' air frais qui montent dans la nuit , de sentir sur son dos la réverbération des murs brûlés de soleil et qui , le soir venu , laissent rayonner leur tiédeur . Les portes restant entr'ouvertes , les lampes projettent de grands rais de clarté dans la rue . On s' était réuni ce soir -là , devant la maison des * Noel . Le ciel était encore clair , et les chauves-souris , les souris volantes , comme on dit là-bas , le rayaient de leur vol saccadé . Elles sortaient , nombreuses , des trous des vieux murs où elles dorment tout l' hiver , suspendues par un pied , enveloppées dans le manteau de leurs ailes brunes . Des hannetons aussi volaient en tous sens , avec de gros bourdonnements sourds ; parfois l' un d' eux choquait le zinc des gouttières avec un bruit mat , et tombait sur le sol , comme une balle . Cela surtout était l' indice de la belle saison , ce vol innombrable des bêtes sorties de terre , à la première chaleur . Les deux pêcheurs assis sur le banc , les bras nus et le col de la chemise entr'ouvert , respiraient la fraîcheur . Le vieux * Guillaume , installé auprès d' eux sur la terre , tenait entre ses jambes de bois une " charpagne " d' osier , dont il tressait le fond . Dépouillées de leur écorce , les tiges paraissaient très blanches dans la nuit . Il ne savait que faire pour se rendre utile , et jamais on n' aurait pu croire qu' un infirme fût bon à tant de choses . Jamais la maison n' avait été mieux tenue . Il ne perdait pas un moment : il allait et venait dans le logis , frottant les vieux meubles . Il avait bêché le jardin , on ne savait trop comment , prenant un point d' appui sur sa béquille , maniant la bêche d' une seule main , car si les jambes étaient parties , la poigne restait solide . Il y avait planté de grands carrés d' oignons et de laitues , qu' il arrosait lui-même , à la fraîcheur du soir . On écoutait * Poloche , qui racontait ses campagnes . Il se tenait au milieu du chemin , tout droit dans sa blouse de toile grise comme en portent les marchands qui vont dans le pays . à peine s' il avait bu un coup de trop ce jour -là , de quoi se rafraîchir les idées . Cela s' apercevait seulement à sa casquette tombant sur l' oreille . Il fumait sa courte pipe de bois , et comme , dans sa narration , il la laissait éteindre , il ne s' arrêtait pas de la tasser du pouce d' un geste machinal , et de faire flamber des allumettes , dont les bouts blancs jonchaient le sol . Cela faisait dans son récit de longues pauses ; alors on entendait monter la rumeur des barrages , au fond du val . - oui , mes enfants , j' étais en ce temps -là à * Constantinople , dans un patelin qu' on appelait * Ortakheuil ou * Khad'keuil , je ne sais plus au juste , vu que c' est bien loin et qu' y a rudement coulé d' eau dans la rivière , depuis ce temps -là ! Un sacré pays tout de même , avec des bandes de chiens galeux qui se promenaient dans les rues , sans avoir de maître ! Et la campagne donc , c' était tout raviné , sans un arbre , avec des fondrières à se rompre le cou , comme la côte du * Ragot . Le plus rigolo , c' était les chariots des gens de ce pays -là . Pas un clou , pas un brin de fer ! Les roues , les jantes , le timon , tout était en bois , attaché avec des chevilles . Par le temps de sécheresse , dame , tu penses si ça grince et si ça gueule . " ce détail surprit toute l' assistance , lui donnant mieux que toutes les phrases la sensation de pays lointains . - moi , j' avais pas à me plaindre , vu que j' avais un bon truc . On m' avait laissé , tout seul , dans un faubourg ; je couvrais avec des feuilles de zinc des abris en planches , qu' on préparait pour l' expédition de * Crimée . Alors comme j' étais mon maître , je travaillais aux pièces et je me faisais de bonnes journées . On en profitait pour faire la noce , les dimanches ; on se retrouvait à trois ou quatre du pays : * Lexandre de * Villey- * Le- * Sec , qu' était dans les voltigeurs , et * Petit- * Jean de * Gondreville , qui faisait son temps dans les tringlots . Dame , tu comprends , quand on se sent si loin de son pays , au milieu des sauvages , ça fait rudement plaisir de se retrouver . " * Pierre fit remarquer que la chose était toute naturelle . - quand on était parti en bombe , fallait voir les farces qu' on jouait aux turcs . Des beaux hommes , pour sûr , bien membrés , bien corporés , des gaillards aussi solides que * Pierre . Mais leurs soldats étaient mal frusqués , preuve que je vendais à leurs officiers mes pantalons collection trois , des " frapouilles " dont je ne voulais plus . Et eux , en faisaient leurs choux gras ! Y s' mettaient sur leur trente-et-un , avec ça , pour aller voir leur " bonne amie " . Du reste , ils étaient polis , accueillants , vu qu' on s' était mis d' avec eux , pour se battre contre les russes . Quand y nous rencontraient , y s' campaient devant nous au milieu du chemin , en criant : - " dis-doun , dis-doun ! Sacré nom de dieu , " pour nous faire voir qu' y savaient parler le français . Tout le monde s' esclaffa . Sacré * Poloche , il avait une façon d' envoyer ça , gesticulant sur la route , jargonnant un vague patois , avec des mines effarées . On aurait dit un vrai turc . - alors un dimanche , on entre chez un marchand de tabac , une bande d' au moins une douzaine . Moi j' achète un cigare , et je reste là , mon porte-monnaie ouvert dans la main , comme pour payer . Tous les autres s' amènent , à la file , et prennent du tabac , des cigares , des cigarettes . Mon turc rigolait , en débitant sa marchandise , vu qu' y s' promettait un gros bénéfice . Quand tous les autres sont sortis , v'là que j' lui allonge un sou , sur le comptoir . Non ! Si t' avais vu la gueule qu' y faisait ! Il s' met à brailler : " effendi , paga , paga . - j' t' en fous , que je lui réponds , je n' les connais pas . " v'là t' y pas qu' y se permet de lever la main sur moi : un soldat français ! La moutarde me monte au nez , et je lui allonge une raclée , mais une de ces raclées ! ... et pour ne pas être en reste avec lui , car y m' agonisait dans son langage de mauvais chrétien , je lui disais en lui tapant dessus : tiens , sidi , tiens , cochon d' sabir , attrape ça , chouia barca ! à la fin , y n' voulait pu rien savoir . Alors moi , je suis parti tranquillement , en fumant mon cigare . Il se tut un moment , jouissant des gros rires qu' il soulevait . Puis considérant le moignon de pipe , qui fumait dans sa main , il reprit : - quel pays ! J' ai jamais vu du tabac si bon et si fin . J' en avais toujours au moins deux livres , dans une boîte de fer-blanc , sous la pattelette de mon sac . Il continua , défilant le chapelet des souvenirs . - à l' endroit où que j' travaillais , y avait aussi une belle femme qui me regardait de loin , une belle brune qui avait des yeux , je ne vous dis que ça . Elle se tenait à une espèce de balcon , et moi , ça m' intriguait , vu que c' est rare , les femmes , dans ce pays où on les tient enfermées . Je lui lançais des petits coups d' oeil en clouant mes plaques de zinc . V ' là que ma particulière s' enhardit au bout de quelques jours : " * Paris , * Paris , " qu' elle me disait , comme ça . Moi , je n' en étais pas de * Paris , mais pour faire le malin , j' y répondais : " chouette ville , t' y viens t' y , fais pas ta * Sophie ! " et on riait tous les deux , en se regardant , sans trop comprendre ce qu' on se disait . Mais tout ça n' avançait à rien . Entre temps , moi , fine mouche , j' avais fait la connaissance de son homme , qu' était quelque chose comme charron . V ' là qu' un soir , je pousse une pointe et je m' emmanche dans la boutique , histoire d' aller en reconnaissance et de voir ma particulière . Ah ! Si vous aviez entendu les hurlements qu' y poussaient , dans c' te baraque : on fermait les portes , on se sauvait , on poussait les verrous . Finalement y ne reste plus que le vieux , qui m' invite poliment à prendre le café ... les jours se passent , pas de femme ! J' y pensais plus . V ' là t' y pas qu' elle rapplique un soir , dans mon chantier , tout essoufflée d' avoir couru , comme une " évaltonnée " . Ses yeux flambaient comme braise . Alors moi je la prends par la taille , je l' embrasse , en veux -tu en voilà . Y avait un grand tas de copeaux dans un coin . Alors , nous l' avons fait cocu , ce vieux turc . * Poloche riait d' un gros rire qui secouait tout son corps , et les autres faisaient comme lui . Pour sûr , il n' avait pas son pareil , et quand il avait un verre dans le nez , il aurait fait rire un tas de cailloux , avec ses histoires . Il fumait sa pipe enfin rallumée , à petits coups , sans mot dire , voyant se lever , tout au fond de ses souvenirs , la silhouette de la femme brune , dont il avait fait la conquête , dans un pays étrange . La nuit était très noire . Le braisillement des étoiles palpitait vaguement dans l' étendue du ciel . Au bas de la côte , les toits s' entassaient dans un pêle-mêle confus , et la nuit roulait lourdement sur la pente , comme pour protéger le repos des pauvres gens , harassés par le labeur des jours . On causa encore quelque temps , puis toute l' assistance se sépara . Et il n' y eut plus , devant la maison endormie , que des souffles tièdes qui faisaient tournoyer des brins de paille et qui agitaient le feuillage de la treille festonnant au-dessus de la porte . Les garçons du village se réunissaient pour faire des farces , par ces longues nuits de printemps . De bonnes farces rustaudes , lourdes à assommer un boeuf , qui soulevaient toujours le même sursaut d' émotion dans le village , comme si elles étaient inédites . Cela consistait à éparpiller le long des chemins les petits paquets de chanvre que les vieilles mettent sécher sur le pré , au sortir de l' eau . Au matin on allait les voir se démener , s' arrachant les poignées de chanvre , furieuses , dépeignées , les coiffes au vent , chacune prétendant qu' elle était volée par sa voisine . D' autres fois , on démontait un chariot et on le remontait pièce à pièce sur la toiture d' un hangar , le timon en avant , perché comiquement dans le vide sur ses quatre roues , prêt à partir . Le propriétaire s' effarait , montait sur une échelle pour reprendre son bien , tandis qu' un rire secouait le village . Il y avait aussi un vieux qui habitait une petite maison , au fond d' une ruelle écartée . On le prenait pour victime , parce qu' il se fâchait , et qu' il menaçait tout le monde d' une petite voix cassée , que la colère faisait vibrer drôlement : on eût dit un nasillement de polichinelle , sur la foire . Sur les onze heures du soir , alors qu' il dormait d' un profond sommeil , on heurtait violemment les croisillons de sa fenêtre , pendant qu' un compère laissait dégringoler , sur le pavé des caniveaux , un grand morceau de verre à vitre . On eût dit que la fenêtre s' effondrait . C' était un pourchas éperdu dans la nuit ; le vieux galopait , pareil à un fantôme dans sa chemise blanche , dont la bannière flottait au vent ; il galopait de toute la force de ses jambes maigres . Quelquefois ces histoires finissaient mal . On allait chercher les gendarmes . Une grande émotion secouait le village , le tirait de sa torpeur : les commères debout sur leurs portes regardaient curieusement les bicornes , qui chevauchaient d' une maison à l' autre , poursuivant leur enquête . Les nuits étaient toutes vibrantes de chansons et de vacarmes . Bras dessus , bras dessous , des bandes joyeuses de conscrits passaient , traînant leurs sabots sur le pavé des rues . nous sommes trois pauv'conscrits , de l' an mil huit cent dix , ils nous font tirer au sort , tirer au sort pour nous conduire à la mort . les voix montaient dans la nuit claire , s' envolaient sur les toits tandis que des chats amoureux rôdaient le long des gouttières . Ces soirs -là , * Marthe assise dans son lit prêtait l' oreille , dans le silence de sa chambre , empli du tic tac de la grande horloge . Elle reconnaissait très bien la voix de * Pierre parmi toutes les autres , et cela la calmait . Quand elle ne l' entendait pas , elle l' imaginait près de la * Renaude , et elle pleurait dans son lit . La maison du garde , maintenant , ressemblait à un coin de forêt . Tous les jours , * Jacques * Thiriet rapportait quelque bête ou quelque fruit . C' était , dans la grande cuisine , des promenades d' animaux capturés , se cachant sous les meubles , au moindre bruit : un geai piaillait dans une cage , un hérisson tantôt se roulait en boule , et tantôt égratignait le plancher de son trottinement menu ; un jeune renard , enchaîné au pied de la table , cherchait à mordre , dès qu' on l' approchait . On respirait une odeur pénétrante de fruits sauvages , mûrissant sur les rayons du placard . Il savait , ce vieux garde , dans quel tronc de chêne creux les abeilles faisaient leur miel , et il le dérobait . On en remplissait des pots : c' était un miel sucré , noirâtre , qui sentait les fleurs des bois , et dont l' odeur vous montait à la tête , comme un vin fort . Mais il récoltait surtout des champignons , au fond des combes où l' air est étouffant , où la terre grasse suinte sous les mousses . Il en rapportait de pleines gibecières ; les uns étaient jaunes et gorgés de sèves laiteuses , portant de fines collerettes qui s' écaillaient au contact des doigts ; d' autres , striés de rouge , étranges , inquiétants , avaient l' air de suer des poisons . La mère * Catherine protestait , déclarant que " tout ça était bon à jeter au fumier " et " qu' on s' empoisonnerait un jour , avec de pareilles denrées " . Mais le garde s' entêtait , les faisait cuire , les mangeait tout seul , ayant l' air de les savourer . Et il ne s' en portait pas plus mal . Le garde * Jacques * Thiriet ne décolérait pas , ce jour -là . Comme il arrivait dans les fonds de * Bois- * Sous- * Roche , par une fin de journée chaude , il avait vu une douzaine de jeunes baliveaux , coupés par un maraudeur . Sûrement le vol avait été commis dans la matinée : la sève ruisselait des entailles toutes fraîches ; le gaillard s' était servi d' une serpe bien affilée , car il avait tranché les jeunes pousses d' un seul coup . Passe encore , quand un vigneron des villages voisins venait couper des branches d' alisier , pour faire des bretelles de hotte , ou bien une pousse de noisetier pour une gaule , l' ouverture de la pêche approchant . Pour si peu , la forêt n' était pas endommagée et il fallait bien se mettre à la place des gens . Mais ce sauvage , qui coupait de jeunes arbres ... au lieu de rentrer tranquillement chez soi , il fallait se mettre en quête du délinquant , s' informer avant de dresser un rapport , et cela mettait le garde de mauvaise humeur . Justement , il y avait là , à deux pas , une coupe de bois où des charbonniers de * Sexey- * Aux- * Forges travaillaient , depuis plusieurs semaines . Peut-être avaient -ils vu passer le chenapan , avec sa charge de pousses feuillues sur l' épaule . Le garde obliqua , prit la sente herbeuse et se dirigea vers l' endroit . La forêt était abattue sur un large espace , formant , au milieu des masses de verdure , une clairière où montaient quelques troncs de jeunes hêtres , qu' on avait épargnés . Tout autour , les bois profonds s' étendaient , envahis d' ombre , et des rais de soleil pourpre y pénétraient obliquement ; des vols d' insectes bruissaient dans une poussière d' or . Dans toute l' étendue de la coupe , les géants abattus jonchaient le sol , ayant à leurs pieds de larges entailles , d' où suintaient des sèves : l' action de l' air les colorant , on eût dit des plaies ruisselantes de sang . Autour des souches restées dans la terre , de jeunes rejets avaient poussé , couverts de feuilles drues . Une végétation épaisse de reines des prés , de chardons épineux , de grands euphorbes laiteux aux fleurs verdâtres s' épanouissait , comme si la forêt s' était hâtée de cacher les blessures que les hommes avaient taillées dans son flanc , triomphant de leur acharnement à force de sève , de fécondité inépuisable . Et l' air et la lumière entraient à flots . Les meules étaient dressées dans une place dégarnie : deux en pleine activité , recouvertes de terre grasse , de mottes de gazon , percées d' une cheminée d' où sortait un filet de fumée bleue , qui montait légère , dans le soir . Une était éteinte , et les charbonniers en retiraient les charbons , qui sonnaient dans leurs mains , avec un tintement métallique . çà et là , de grands cercles noircis de braises , entourés de hautes herbes , montraient qu' on y avait construit des meules , les années précédentes . Le père travaillait avec ses fils , deux grands gaillards , aux membres robustes , un peu déformés par le travail . Leurs yeux s' ouvraient très blancs , dans leurs bonnes faces de moricauds . Ils appartenaient à une autre race , plus solide encore et plus résistante , celle des plateaux lorrains , où la plante humaine croît plus forte , nourrie seulement d' eau-de-vie et de pommes de terre . Dès qu' il aperçut le garde , le vieux charbonnier dit à ses fils : - tiens , la voilà encore , cette vieille pratique ! De fait , * Jacques * Thiriet ne perdait aucune occasion de leur rendre visite , sachant bien qu' il y avait toujours une bouteille d' eau-de-vie mise au frais entre les feuilles , et dont on lui offrait un verre . Le garde les interrogea . Pour ça non , ils n' avaient pas vu d' homme passer , avec un fagot vert sur l' épaule . Seulement , ce qu' ils pouvaient dire , c' est que sur le coup de midi , * Marquemal était venu rôder aux alentours de la coupe . Il était bien capable de la chose . Tout en parlant , ils continuaient leur travail : les charbons s' empilaient dans les sacs de grosse toile . - halte là , garçons , dit le père . Il fait soif . Si on allait boire un coup ? Tout le monde se dirigea vers la cabane . Justement le charretier de * M . * Bernin , un riche marchand de bois de la ville , était arrivé pour faire un chargement : on profiterait de l' occasion pour causer un peu et pour trinquer ensemble . Le cheval était arrêté à la porte de la cabane , les flancs garnis de pousses feuillues , pour le protéger des taons , qui pullulent sous le bois , à la fin des journées chaudes . La mère surveillait la cuisson de la soupe ; sur des papiers bleus , étalés sur une bille de chêne , étaient rangés des morceaux de saindoux et d' énormes tranches de lard . La marmite était posée sur trois pierres , noircies de fumée ; une vapeur blanche en fusait , soulevant le couvercle . Il faisait bon dans cette cabane , bâtie avec des perches serrées l' une contre l' autre et réunies à leur sommet , de manière à former un pain de sucre . De la glaise battue et des mottes de gazon la recouvraient . L' ombre y était fraîche et accueillante . Des caisses , faites de planches grossièrement équarries , étaient remplies de fougères et de feuilles sèches . Par le carré de la porte , on voyait tout un coin de forêt , qui s' endormait dans la poussière chaude du couchant . La vieille avait apporté des verres et une bouteille d' eau-de-vie . On but et on parla de toutes choses , du prix des denrées et de l' état des récoltes , dans les territoires avoisinants . Le charretier , qui venait de la ville , savait des nouvelles et ne demandait qu' à parler . Les charbonniers s' exprimaient avec lenteur , cherchant leurs idées et pesant tous leurs termes , en hommes qui passent leur vie dans la solitude des bois , et n' ont guère l' occasion de bavarder . Le garde forestier ne disait rien , mais il avait une façon à lui de renifler son verre d' eau-de-vie , de le regarder avec une tendresse significative : on eût dit que son nez s' allongeait pour flairer la bonne chose . Sacré père * Thiriet ! Celui -là ne pouvait pas dire qu' il n' aimait pas la blanche ! Tout le monde se mit à rire , lui comme les autres . Tout de même , quand on s' adressait à lui , il y avait une nuance de considération et de respect , le respect un peu méfiant qu' ont les simples pour les représentants de l' autorité , pour ceux qui portent des képis galonnés , et des plaques , sur leur blouse . Le charretier parla des élections qui approchaient . ça faisait du bruit à la ville . Le parti réactionnaire voulait opposer une candidature à l' ancien député , un bon garçon qui avait la poignée de main facile , dont la voix sonore donnait un air de profondeur aux banalités qu' il débitait . Les curés , pour lui faire pièce , avaient choisi un ancien notaire , un homme très riche qui portait une décoration du pape et servait comme brancardier , aux pèlerinages de * Lourdes . Le charretier s' animait , tapait du poing sur la table . Certes non , il ne voterait pas pour celui -là . La religion était bonne pour les femmes que ça amusait , les dimanches , et pour les enfants , qui en avaient besoin pour grandir dans le respect des parents . Mais il ne fallait pas que les curés reprennent le dessus , comme au bon vieux temps , et soient les maîtres des eaux et de la terre . Tous étaient de son avis , devenus sérieux subitement devant cette chose mystérieuse et profonde , la politique . Le vieux charbonnier se murait dans son silence , les mâchoires serrées et les yeux tout songeurs , comme s' il avait eu trop de pensées pour les exprimer clairement . Enfin la conversation prit fin ; le charretier retourna à la ville et le garde redescendit vers le village , par les chemins caillouteux , qui serpentent entre les vignes . Les charbonniers mangèrent leur soupe du soir dans leurs écuelles de terre brune . Ils buvaient à la régalade à même une cruche de fer-blanc , pleine de l' eau d' une source , qui se trouvait là , sur le bord d' un sentier . Puis les garçons et la vieille se couchèrent dans leurs caisses de bois . On entendit bientôt dans la cabane assombrie s' élever le bruit de leur respiration . Toujours songeur , comme si on avait remué en lui trop de choses , le vieux resta près de la porte , fumant sa pipe . Les taches d' or mouvantes , qui tout à l' heure criblaient le feuillage dans la direction du couchant , s' étaient éteintes . Au milieu de ce silence , l' âme de la forêt semblait se révéler confusément et monter vers le ciel avec les souffles du soir , qui roulaient sur les feuillages . La clameur des crapauds se levait des mares lointaines . à peine de temps à autre entendait -on un bruit : un pivert attardé , qui frappait de son bec les troncs vermoulus , pour y chercher des insectes ; un geai qui regagnait son nid en jacassant , et qui secouait le silence du battement lourd de ses ailes . * Marthe maigrissait à vue d' oeil . De plus fortes se seraient raidies , auraient voulu oublier , auraient tenté l' impossible . à quoi bon ? Elle sentait d' avance que tout effort était vain . Tranquille et résignée , elle ne savait que souffrir silencieusement . Pas un seul moment , l' idée ne lui vint de recourir à la coquetterie , aux manèges des femmes délaissées , qui par un dédain habilement affecté , savent faire naître la jalousie et provoquer des regains d' amour . Elle se terrait dans son coin , comme une bête blessée qui se roule dans les feuilles , et se cache pour mourir . Son père finit par s' inquiéter . Le vieux soldat ne comprenait pas qu' on se laissât aller , qu' on eût si peu de courage . C' était trop bête à la fin , de se manger les sangs pour un pareil freluquet . Un beau merle que ce * Pierre , et qui vraiment avait trop l' air de s' en croire ! Avec ça que beaucoup d' autres ne seraient pas bien aises d' épouser une belle fille , vaillante à la besogne , et qui apportait de l' argent . Un de perdu , dix de retrouvés . Cette tendresse bourrue qui accablait * Marthe d' exhortations maladroites , histoire de la secouer , lui faisait mal , comme une main brutale , qui aurait froissé ses membres endoloris . à tous ces propos , elle ne répondait rien , se contentant de secouer la tête , et sortait brusquement de la chambre , pour cacher ses larmes . En attendant elle dépérissait . Des tons de cire envahissaient son front et ses tempes , et ses yeux paraissaient agrandis , cernés de meurtrissures bleuâtres . Des lassitudes la prenaient , qui lui coupaient les jambes . Elle se plaignait de n' avoir de goût à rien , et quand elle avait fait quelques pas , elle était forcée de s' asseoir , comprimant de la main les battements de son coeur . Tous les gens du village lui trouvaient mauvaise mine . Un matin , le vieux garde , qui se préparait à partir pour sa tournée , la vit assise sur sa chaise , les mains désoeuvrées , le regard perdu dans le vide , prête à retomber dans la morne obsession , qui , tout au long des jours , tournoyait dans sa tête . - allons , ma fille , lui dit -il , faut te secouer un peu . ça ne te fera pas de mal de prendre l' air . J' ai justement deux tranchées à mettre à l' alignement . Tu pourras t' amuser à cueillir des fraises , dans le taillis . Elle ne dit pas non . Avec cette lenteur lassée qu' elle mettait depuis quelque temps dans tous ses gestes , elle se coiffa de la fine " hâlette " de toile blanche , tendue sur des brins de saule . Par les jours de chaleur , cette gracieuse coiffure , sur la tête des filles de * Lorraine , met autour de leurs traits fins la palpitation de sa blancheur . Bien des fois , elle fut forcée de reprendre haleine dans les chemins montants , le long des pentes caillouteuses . Ils arrivèrent dans le bois . L' herbe des allées était lourde de rosée . Des souffles frais , venant du fond des taillis , roulaient pêle-mêle des odeurs de terre mouillée et de feuilles mortes . Des masses de feuillages d' un vert lourd remuaient vaguement sur leurs têtes . Des oiseaux chantaient . Et comme le soleil était encore très bas sur l' horizon , la lisière du bois était pleine de clartés mouvantes . Assise sur une borne moussue , * Marthe respirait longuement cet air pur , baigné de l' arome des végétations épanouies . Un parfum de muguet vibrait délicieusement : elle chercha et finit par découvrir les clochettes blanches , amoncelées au bas d' une pente , parmi les feuilles sèches . Le vieux garde , lui , avait l' air d' être devenu un autre homme . Il ne tenait pas en place , et sa grande faux allait et venait , émondant les jeunes pousses , taillant les branches folles , qui formaient des arceaux arrondis au-dessus de la tranchée . à quelques pas , celle -ci se perdait dans un lointain adorable , un peu de jour verdâtre filtrant à travers les feuillages doucement remués . De temps à autre , il s' arrêtait et mettait le nez au ras du sol , comme un chien qui flaire une piste ; il examinait les brins d' herbe , les branches cassées , les empreintes marquées dans la terre molle . Alors il appelait * Marthe , et il lui montrait avec un sourire de triomphe des riens invisibles pour d' autres yeux , un piétinement de patte griffue , une touffe de poils jaunâtres , attachée à l' épine d' un églantier . - " tu vois , disait -il , un grand lièvre a passé là tout à l' heure . " puis on suivait la piste qui se perdait dans le fourré , et sous une touffe de noisetiers , on trouvait quelques herbes foulées en rond , gardant encore l' empreinte d' un corps de bête . La place était encore chaude . - " tiens , c' est son gîte , il reviendra coucher là sûrement . " puis une finasserie contenue animait son regard et , clignant des yeux d' un air malin , il ajoutait que si tel braconnier de village trouvait cette place , ça ne ferait pas un pli . Un collet bien posé , et la bête serait prise . Pour un peu le garde aurait essayé , pour rien , pour le plaisir , en brave homme que des instincts de maraude tourmentaient par moments , dans l' exercice de sa profession . * Marthe riait . Elle oubliait sa souffrance , ses idées prenant un tour plus joyeux . Elle se laissait aller à une autre vie , à une sensation confuse de bien-être qui venait de son corps baigné dans l' air vif , de ses poumons emplis des grands souffles que la forêt exhalait , dans ce matin trempé de lumière . Elle se mit à cueillir des fleurs , des digitales bleues et des graminées , dont la tige se couronnait d' une poussière tremblotante . Sous prétexte d' aller achever d' autres besognes , le garde l' entraînait d' un bout à l' autre de l' immense forêt , pour lui donner du mouvement et calmer sa fièvre . Elle s' étendait sur tout le plateau lorrain , cette forêt , déroulant à perte de vue le moutonnement bleuâtre de ses masses de verdure . Jadis elle était bien plus vaste , au temps des grands cerfs , mais on y avait pratiqué de larges brèches pour la culture . Pourtant elle avait encore de larges horizons , des lointains brumeux , comme la mer . Par endroits , les grands hêtres descendaient le long des pentes , jetant dans l' air leurs troncs lisses , couverts d' écorce argentée , pareils à des fûts de colonne . Les soldats des forts voisins y avaient gravé leurs noms , et cela faisait des cicatrices profondes , noircies par l' écoulement des sèves . C' étaient les géants de la forêt , puissants et forts , plongeant dans la terre grasse leurs racines . Et des eaux suintaient à leurs pieds , parmi les mousses . Des routes s' ouvraient , larges comme des avenues ; des ruisseaux couraient dans le fossé sous des herbes chevelues . Parfois une branche morte tombait dans l' épaisseur des fourrés . On entendait la fuite d' une bête inquiète , glissant au fond des taillis , avec un bruissement doux sur les feuilles . à d' autres places , de larges pans de collines croulaient , couverts de sapins , formant un contraste émouvant au milieu de cet océan de verdure . Des brumes roulaient doucement sur les cimes aiguës , tombaient au fond du val , où toutes choses se noyaient dans une poussière lumineuse . Midi sonna : les herbes lourdes de rosée , se desséchant , se redressaient peu à peu . Sous la flambée du soleil , des odeurs montaient , exacerbées par la chaleur ; des chênes abattus , saignant par leurs blessures , exhalaient le parfum amer du tan ; il s' y mêlait la senteur pénétrante des pins , suant leur résine , et cette odeur indéfinissable des bois morts qui pourrissent . Une vibration d' air chaud montait , où les arbres flottaient , où se déformaient curieusement les objets lointains . Sur l' accablement du soleil planait un murmure confus , un chant immense de bestioles bourdonnantes , pareil à la voix de la forêt , et parfois des coups de vent , venus de l' horizon , balayant toute l' étendue , faisaient sortir de la profondeur des bois un soupir confus , une plainte ardente et prolongée . Il faisait bon marcher sous le couvert des grands arbres . Pompées par le soleil , les brumes bleues se dissipèrent : tout au fond des combes feuillues , il n' y eut plus que le moutonnement sans fin des grands arbres , sous la monotonie de la lumière . Le garde emmena sa fille au bord de la * Deuille : on serait mieux là pour casser une croûte , à l' heure brûlante . Au fond d' un trou raviné , obstrué de ronces et d' orties , sous de grands saules jetant en travers de la pente leurs branches à demi mortes , la source se creuse sur un lit de gravier . Froide à l' oeil , elle brille comme du vif-argent et les cailloux du fond ont l' air d' être enchâssés dans un métal . Source mystérieuse et qu' on dit hantée , jamais elle ne tarit : elle ne gèle pas non plus , même par les plus grands froids . Par les soirs de décembre , les bûcherons voient monter à sa surface des fumées qui ressemblent à des formes humaines , qui tourbillonnent dans une ronde fantastique , accrochent leurs membres sans muscles aux branches des saules . On dit aussi que si une fille vient se pencher sur cette eau , dans la semaine de la chandeleur , elle y verra sûrement l' image de celui qui l' épousera . * Marthe s' attristait au bord de la source ; la légende , revenant à sa pensée , lui apportait un découragement profond . Un village de bûcherons et de sabotiers se trouvait là , derrière les fourrés . On entendait les coqs chanter d' une voix éclatante . Le vieux * Jacques * Thiriet s' y rendit , ayant une affaire à traiter avec une personne de sa connaissance . * Marthe refusa de l' accompagner , sous prétexte qu' elle était lasse . Le soleil inondait les taillis ; les feuillages flambaient , les cimes arrondies des hêtres reposaient mollement dans la lumière ; rien ne bougeait , pas un brin d' herbe , pas une feuille : seuls , au fond d' une clairière , des bouleaux fins frissonnaient de toute leur chevelure , sous des souffles errants , qui ne parvenaient pas jusqu'à terre . Tout à coup un bruit de sabots claqua sur les pierres , en haut de la montée , et la vieille * Dorothée apparut , tenant par la main sa petite-fille . Ayant ramassé brin par brin un fagot de bois mort , altérée par l' air étouffant qui dort sous les grands arbres , elle venait se rafraîchir à la source . * Marthe à ce moment pleurait , avec une sorte de satisfaction triste , une joie d' être seule , de pouvoir se soulager avec des larmes . Au bruit des sanglots , la petite * Anna effrayée se serrait contre sa grand'mère , cachant sa tête blonde dans les plis de sa jupe , et de temps à autre , avec un geste futé , elle montrait sa petite mine curieuse . * Marthe s' était tue . La vieille * Dorothée s' assit sur une pierre , puis , ayant dénoué les brides de sa grande capote de paille , elle respira longuement la fraîcheur qui montait de l' eau , dans l' ombre des saules . - t' as du chagrin , ma fille ? Demanda -t-elle . * Marthe ne répondit pas , ébaucha un geste désespéré , encore toute secouée de sanglots . La vieille reprit , en insistant : - il est donc bien malin , ce * Pierre ? Elle avait entendu parler de leur brouille , le bruit ayant couru dans le village . * Marthe n' osait pas se confier , retenue par un sentiment de pudeur et de honte , à l' aspect de cette vieille . Elle non plus , la pauvre vieille , ne trouvait rien à lui dire . Elle avait beau chercher au fond de ses souvenirs , dans ce passé de misères et de douleurs , dont la séparait l' effroyable distance des temps révolus , elle ne trouvait plus trace de semblables souffrances . Avait -elle été jeune , avait -elle enduré de pareils chagrins ? Elle ne savait plus . Pourtant elle avait eu ses peines , et plus dures que celle -là : des morts d' enfants jeunes et vigoureux , toute une part de sa chair qu' on avait jetée dans la fosse . Oui , c' est alors qu' on souffrait et cela valait la peine qu' on pleurât ! Mais quand on était jeune , quand on avait la santé , des membres robustes et du pain à manger tous les jours , on avait tort de se casser la tête , pour des tourments imaginaires . Oui , du pain à manger tous les jours , tout était là . Elle secouait lentement la tête , avec ce geste de résignation et de tristesse infinie , qui lui était habituel . Ses mains , ses pauvres mains osseuses nouées à ses genoux , elle dévisageait * Marthe avec bonté , cherchant une parole de consolation qu' elle ne trouvait pas . Ses cheveux collés à ses tempes avaient l' aspect du chaume lavé par la pluie ; sa face parcheminée , ses yeux sans regard , usés par le travail et les larmes , étaient pleins d' une morne stupeur ; toutes ces idées tournoyaient lentement dans sa cervelle , comme une meule , et lui apportaient une sorte d' hébétement ... elle se prit à prononcer des mots vagues , des paroles sans suite , qu' elle répétait d' une voix monotone , comme pour endormir cette douleur , qui veillait à côté d' elle : - que veux -tu ? Ma pauvrette , faut se faire une raison ... on n' est pas pour si longtemps sur cette terre ... le chagrin , ça passe ... on est heureux , quand on a les siens autour de soi ... la petite * Anna , ayant cueilli une branche menue de saule , s' amusait à fouetter l' eau brillante de la source . Amusée par ce manège , elle riait . Puis , la vieille et l' enfant partirent . Quand le garde fut de retour , ils reprirent leur course à travers la forêt . Ils descendaient les pentes rocailleuses , où poussent dru les cornouillers et les charmes . Des vipères glissaient sournoisement parmi les feuilles ou se dressaient , en sifflant , sur des rocs éclaboussés de soleil , chauffés à blanc . Le sentier était si raide qu' il fallait se retenir aux branches et parfois des pierres , qu' ils heurtaient , roulaient à grand bruit , entraînant des monceaux de terre , des amas de mousses et de feuilles sèches , grossissant dans leur chute comme des avalanches . à travers les feuillages clairsemés , on entrevit bientôt le miroitement des eaux prochaines . Ils débouchèrent dans une grande prairie , qui s' étalait au fond du val . Au sortir du bois , la lumière était aveuglante . La * Moselle coulait , lente , entre des îles herbeuses , presque noyées , dont les bords étaient obstrués de roseaux , sans cesse animés d' une vibration monotone . On aperçut au loin une barque se détachant en noir sur la réverbération des eaux éclatantes . Une silhouette vigoureuse se dressait à l' avant , jetant un filet dans le flot . Le coeur de * Marthe se mit à battre désespérément , car elle avait reconnu * Pierre . Le vieux garde fronça le sourcil : - tiens , y sont là , eux autres ... allons-nous -en ... et ils rentrèrent sous le couvert . Ils revenaient lentement au soir , suivant la large avenue où le sol disparaissait presque sous la poussière des gramens tremblotants . La forêt autour d' eux était pleine d' ombres et les troncs des bouleaux luisaient vaguement . Parfois une feuille sèche suspendue à une branche remuait encore faiblement , et cela faisait un grand bruit dans tout ce silence . Ils s' arrêtèrent un moment à la lisière du bois . Une fraîcheur montait des champs assoupis , plus douce au sortir de l' air étouffant , qui stagne sous le couvert des grands arbres . Le vieux garde s' épongeait le front et * Marthe respirait à pleins poumons , assise sur une borne rongée de terre et de mousse , comme il s' en trouve à l' entrée de chaque sente . Devant eux s' ouvrait un large cirque de cultures où les seigles déjà grands , creusés par les souffles du soir , ondulaient comme des vagues vertes ; une sérénité adorable tombait sur les champs , à l' approche de la nuit . Tout à coup , ils virent * Poloche débusquer des taillis à quelque distance . Sa grande hotte , balancée à ses épaules , amplifiait encore le rythme cahoté de sa démarche . Il vint s' asseoir près d' eux . Par hasard , il n' était pas ivre ce soir -là , et ses traits calmes , sa figure fruste avaient un air de gravité , comme si c' eût été un homme tout différent , quand le vin ne le travaillait plus . - comme ça , on prend le frais , dit -il . Puis , sans attendre une réponse , il s' adressa au garde : - vous qui êtes malin , * Monsieur * Thiriet , et qui connaissez tous les bois , vous savez t' y parler aux bêtes ? Moi , mon père m' a appris ; regardez un peu , pour voir ... déjà il s' était couché dans le fossé , vautré parmi les feuilles sèches , sous les branches des houx épineux . Dans l' obscurité , on ne distinguait plus son corps , confondu avec la couleur grisâtre de la terre . - bougez pas , fit -il à voix basse , cachez -vous bien . Et l' on entendit soudain un petit cri aigu , perçant , qui avait l' air de raser la terre , de partir des feuilles sèches doucement remuées . Par moments , cela se taisait , puis ce cri repartait , plus vif , comme si une souris se fût promenée d' un pas menu sur la terre . Tout à coup , quelque chose de noir sortit du couvert des grands arbres , sans qu' on pût voir d' où cela venait , et cela se mit à tourner , dans l' air assombri , d' un vol silencieux . Puis deux ou trois formes pareilles apparurent , rayant la nuit du battement de leurs ailes . On les distinguait mieux : c' étaient des chouettes , dont les yeux phosphorescents jetaient des feux verts dans l' ombre . Leurs ailes ouatées n' éveillaient pas le silence . Une d' elles passa si près de * Marthe qu' elle sentit sur son front la caresse de sa plume floconneuse . à un bruit que * Poloche fit dans le fossé , elles disparurent comme elles étaient venues , muettes , furtives , et pareilles à des fantômes d' oiseaux . * Poloche s' était relevé , un large rire sillonnant sa face : - vous avez vu les chats-huants ? Hein , si on avait un fusil , comme on les dégoterait ! La nuit était tout à fait venue , transparente , baignant les champs endormis de sérénité confuse et de tendresse . C' était l' heure étrange et fantastique où , dans les sonorités cristallines de l' air pur , les moindres bruits s' amplifient démesurément , où dans l' ombre grandissante , un frissonnement de chaume devient subitement formidable . Tout près d' eux une sente herbeuse , sous les arceaux des charmilles , s' ouvrait comme un porche gigantesque . à chaque instant des bêtes déboulaient , gagnant la plaine ; des galops éperdus , des bonds épeurés , des fuites rampantes courbaient les tiges des graminées . Elles allaient toutes boire l' air frais , au creux des sillons , brouter le thym et les herbes odorantes des friches , et danser aussi au clair de lune , dans le mystère bienveillant de la nuit , loin des chiens qui aboient et des hommes qui tuent . à quelques mètres , des lapins jouaient dans un champ avec des cabrioles et des bonds désordonnés . Des tout petits se tenant drôlement sur leurs derrières , lissaient leurs museaux d' un mouvement rapide de leurs pattes , tandis que des vieux tournaient autour des touffes de chiendent , coiffés de leurs oreilles comme d' un bonnet . Puis ce fut un grand lièvre qui déboucha , franchissant d' un bond des champs entiers . Il monta la côte , sembla grandir à mesure qu' il s' éloignait , et quand son ombre se détacha sur le ciel encore clair , il parut emplir tout l' horizon , comme une bête monstrueuse . Amusé par la confiance de ses protégés , le vieux garde riait : - ah , les gaillards , comme ils s' en payent ! Attendez l' ouverture de la chasse . Tous les soirs , * Marthe allait se mettre sur le passage de * Pierre , à l' endroit où ils attachaient leur barque dans les roseaux . Sans doute , il fallait avoir peu de fierté pour agir ainsi . Les gens qui la voyaient devaient se moquer d' elle . Cela lui importait peu . Elle n' avait plus qu' un désir , le voir , respirer l' air qui l' avait frôlé . Et dans le naufrage où sombraient ses rêves de bonheur et ses projets d' avenir , cela seul subsistait , ce besoin énergique et vivace . Cette seule attente la faisait vivre , lui donnait la force de se traîner d' un jour à l' autre , inerte et sans pensée aux heures de clarté , ne retrouvant un peu de calme qu' à l' approche des soirs , quand elle s' acheminait vers la rivière . Pour se donner une contenance , elle emportait d' ordinaire un tricot , un ouvrage de femme . Ses mains fiévreuses tremblaient en maniant les aiguilles . La rivière , fermée par un long môle qui rejetait les courants sur la rive opposée , formait un étang d' une eau vaseuse et noire . Des herbes fluviales traînaient à la surface , retenant dans leurs réseaux des branches mortes , des détritus , des morceaux d' aiguilles de sapin , provenant des barrages . Du marécage , chauffé par le soleil , se levait une odeur fade d' eau croupissante . Sur les grèves , les vieux chalands achevant de pourrir barraient tout l' horizon de leur gouvernail . De larges nuées traînaient à la surface de l' eau ; lambeaux de pourpre , ruissellements d' or , flambées de feu , qui faisaient dans l' eau noire un ciel chimérique . Les deux pêcheurs arrivaient . La barque se détachait en noir sur les eaux lumineuses . On entendait le bruit de la chaîne lancée à toute volée sur le gravier . Chaque fois * Pierre avait un mouvement d' humeur , quand il la retrouvait à la même place , et il haussait les épaules . Ou bien il se décidait à lui dire bonsoir , un bonsoir très sec , qui lui coûtait beaucoup . Elle s' écroulait dans l' herbe , comprenant bien que tout était fini , qu' il était buté dans son entêtement et dans sa rancune . Il était passé , sa haute stature n' était plus qu' une ombre mouvante dans la nuit . Elle restait là , le visage dans l' herbe mouillée , les mains souillées par la terre humide que les taupes rejettent , en creusant leurs galeries . Autour d' elle , les choses retournaient peu à peu au néant . Les masses des saules et les lignes de peupliers s' endormaient , et dans ce silence il lui semblait entendre monter un cri , le cri de sa douleur qui veillait , implacable . Entre ses berges immensément reculées , la rivière était devenue une grande chose mouvante , dont le glissement emplissait l' ombre . L' eau se faisait attirante , mystérieuse et douce . Des voix s' éveillaient dans l' insaisissable chuchotement des roseaux , et ces voix parlaient d' oubli , de repos , de sommeil . Il fallait rentrer . Elle revenait lentement vers le village , l' esprit perdu dans des rêveries . Elle voyait d' avance toute la destinée de résignation et de solitude qui l' attendait . Elle ne pourrait pas se décider à en épouser un autre . Elle deviendrait une vieille fille , comme il y en avait quelques-unes dans le village , une de ces vieilles filles qui vieillissent doucement dans une petite chambre donnant sur les jardins , qui se coulent sans bruit le long des murs , propres , décentes , toujours vêtues de noir , comme si elles portaient le deuil de leur propre vie . Un jour on les trouve mortes , et aucun foyer , aucun souvenir ne s' aperçoit du vide , creusé par leur mort . Sans qu' elle s' en rendît bien compte , elle souffrait encore de sentir autour d' elle la caresse de ces nuits tièdes , faites pour l' amour . Des coups de vent passaient , secouant les masses des feuillages ; des odeurs de roses pâmées sortaient des jardins . Il fallait rentrer . Les vieux l' attendaient , assis à la table où la vaisselle du souper luisait sous la lampe de cuivre . Elle s' arrêtait un instant , avant de pousser la porte , passait son mouchoir sur ses yeux , s' efforçait de prendre un air d' indifférence . Et c' était , tous les soirs , un effort qui lui coûtait . On mangeait lentement , sans dire mot , une gêne insaisissable planant dans l' air . On s' épiait . * Marthe avait beau se contraindre ; c' était plus fort qu' elle , il lui arrivait de rester devant son assiette pleine , les yeux dans le vide , la pensée absente . Alors elle saisissait un geste désespéré des vieux , qui se poussaient du coude , et se la montraient , en hochant la tête . Ils oubliaient de manger , eux aussi . Ils n' osaient pas lui parler , lui faire des reproches , demander des explications , par crainte de raviver sa douleur . Une fois ils avaient voulu lui toucher quelques mots ; elle avait eu un geste de supplication si navré , que les vieux n' osaient plus y revenir . Et ils éprouvaient aussi une sorte de pudeur , une honte de vieux , qui n' osaient plus s' occuper de ces histoires d' amour . On se regardait , les moindres paroles se faisaient précautionneuses , et dans cette maison , autrefois si joyeuse , se glissait une menace furtive : l' approche du malheur . C' était la fête- * Dieu . De bon matin , les hommes étaient partis au bois pour y couper des branches de sapin et de charme . Les chariots revenaient par les chemins pierreux , leur charpente desséchée grinçant à chaque cahot . Ils descendaient , pareils à des monceaux de forêt mouvante , et les ramures balayant le sol , un flot de poussière montait , doré par le soleil . * Dorothée , la petite * Anna , * Marthe allaient cueillir des fleurs , dans la prairie . On égrène les pétales dans des corbeilles d' osier revêtues de linge blanc , et les petits enfants les jettent par poignées à la face du saint-sacrement , qu' on promène par les rues . Les foins déjà très hauts s' étalaient comme une mer , et la petite * Anna y enfonçait jusqu'aux épaules . Elle ouvrait de grands yeux , amusée par le vol bruissant des bestioles . De gros hannetons , ouvrant des ailes de gaze fripée , s' enlevaient soudain d' un vol lourd ; des bêtes à bon dieu aux élytres ponctués couraient sur les feuilles minces , qu' elles courbaient un peu sous leur poids . De larges papillons couleur de soufre , aux ailes ocellées , voletaient , semblables à des fleurs ivres de lumière , qui se seraient détachées de leur tige . - asseyons -nous un peu , dit * Dorothée , y fait si chaud qu' on n' en peut plus ... tout le monde s' adossa au tronc d' un saule vermoulu , à demi mort , où des petits pâtres avaient mis le feu . Une mare s' ouvrait au pied , obstruée de roseaux et d' oseilles sauvages ; des masses spongieuses de mousses verdâtres y flottaient , tandis qu' un grouillement prodigieux de larves et d' insectes animait les profondeurs de l' eau . La vieille se mit à dévisager * Marthe , attentivement : - t' as pas bonne mine , ma pauvrette , lui dit -elle . à quoi que ça sert , de se faire de la bile comme ça ? * Marthe ne répondit pas . Une larme tremblait au bout de ses cils : son menton s' effilait et les ailes de son nez avaient la pâleur transparente des pétales de marguerite , que la petite * Anna effeuillait dans sa corbeille . La vieille ajouta : - t' as bien tort de te manger les sangs pour un vaurien pareil . Puis elle retomba dans sa rêverie : ses yeux vitreux s' ouvrant à la clarté du jour , elle contemplait , avec des hochements de tête satisfaits , la beauté des terres reverdies . Tout partait : arbres à fruits dans les vergers , vignobles sur la côte , seigles déjà grands qui ondulaient . Toute cette chaleur , qui pénétrait la terre , apportait à la vieille une sensation de réconfort ; elle respirait plus fortement , et il lui semblait qu' un bien-être envahissait ses vieux os . * Marthe tressaillit . Dans une pièce de terre , coulant par une pente insensible vers l' autre bord de la mare , * Pierre et la * Renaude venaient d' apparaître . Ils travaillaient de compagnie à retourner les " andons " de seigle qu' on avait fauchés pour les donner au bétail . Ils s' avançaient à pas égaux , secouant les tiges drues avec leurs fourches , jouant parfois à des jeux de mains un peu brutaux , et s' embrassant à pleine bouche , sous le soleil , sans se douter qu' on les voyait . La " trapelle " surtout en prenait à son aise , passant ses mains sur le cou du garçon , se frottant contre lui , avec des airs de chatte amoureuse . * Dorothée , qui les voyait , haussa les épaules : " si ça ne faisait pas pitié ! " mais * Marthe souffrait trop , il fallut rentrer au village ... les deux femmes travaillaient au reposoir qu' on avait l' habitude d' élever , tous les ans , à l' entrée de la creuse , devant la maison de * Dorothée . On avait jeté sur un échafaudage de bois des draps blancs , où étaient piqués par endroits des oeillets et des étoiles de papier doré . Une voisine prêta des chandeliers de verre filé . Sur la dernière marche un * Jésus de plâtre , dans un geste de bonté infinie , ouvrait ses mains exsangues , où les clous avaient ouvert des plaies . Des touffes de roseaux se balançaient au bas , placés dans des pots de grès . Et les ramures , fichées dans le sol , faisaient autour du reposoir une haie verte , qui bruissait dans le vent tiède . Les minutes passaient . * Marthe restait écroulée dans un fauteuil d' osier , à l' ombre de la haie murmurante . Une telle lassitude l' appesantissait , qu' elle ne se sentait pas la force de rentrer ..... ainsi donc ils ne se gênaient plus , ils s' embrassaient en pleins champs . ça finirait peut-être par un mariage . Elle fit une moue dégoûtée . Les cloches sonnaient , la procession devait sortir à ce moment -là de l' église : le vent apportait un faible écho des versets latins et des cantiques . * Dorothée , une mèche de cire à la main , se hâta d' allumer les bougies : du coup le reposoir flamba , comme un brasier , jetant dans le soleil la clarté de ses flammes jaunes . Parfois un coup de vent passait , la nappe ardente s' avivait de lueurs bleues . On eût dit que les flammes allaient s' éteindre , puis elles montaient de nouveau . La procession apparut . Sous un dais de velours cramoisi , coiffé de plumes blanches , le saint-sacrement s' avançait , porté par un vieux prêtre dont les mains étaient voilées d' un tissu de lin . Le vieillard semblait plier sous le poids de la chape de brocart , dont les plis somptueux se cassaient derrière lui . Le lourd ostensoir d' or flamboyait dans l' ombre , comme un soleil . * Dorothée se signait à tour de bras , ses grosses besicles penchées sur un antique missel à fermoir de cuivre , marmottant les paroles latines avec ferveur . * Marthe priait , anéantie . Ainsi le dieu s' avançait dans la splendeur de la lumière , dans la sérénité du jour , le dieu qui aime l' ombre des temples , le recueillement des tabernacles voilés d' or , le silence des églises où vacille la lueur de la lampe éternelle . Un grêle tintement de sonnette se fit entendre . Le vieux prêtre gravit lentement les degrés du reposoir . Il plaça le dieu tout en haut , parmi les flammes du brasier et , s' agenouillant devant sa majesté muette , parut s' abîmer dans un acte d' adoration . Il se fit un grand silence . Le ciel bleu s' ouvrait , de grands souffles venus du fond des campagnes balayaient l' espace . On eût dit que les choses s' acharnaient , écrasaient cette pompe , voulaient protester par leur sérénité muette contre ces espérances , ces murmures d' humanité prosternée , dans la crainte du dieu terrible et de la mort . La sonnette tinta encore . Comme une rumeur d' orage troue la cime des forêts , les cantiques repartirent avec force . Des gros chantres , les veines du cou gonflées , faisaient sonner leurs basses profondes , ayant l' air de tirer les notes de leurs talons . La procession s' éloigna , dans un murmure de voix . Des femmes étaient restées au pied du reposoir , soufflant les bougies , repliant les draps , reportant les chandeliers dans les maisons voisines , et la vieille * Dorothée les aidait . Juste à ce moment , * Pierre et la * Renaude , leur ouvrage terminé , débouchaient de la creuse . Toujours effrontée , la fille aux corsages voyants se pendait au bras du garçon , ayant dans son allure une langueur provocante . * Marthe , toujours assise à la même place , tourna la tête . Mais la vieille * Dorothée s' était levée , menaçante . - mauvais drôle , cria -t-elle , tu as le front de te montrer avec une pareille coureuse . Passe ton chemin . Laisse les honnêtes filles tranquilles . * Pierre haussa les épaules . - va , mauvais sujet , ça ne te portera pas bonheur ! La vieille criait si fort que la voix se cassait dans sa gorge . Ses mains tremblaient . Suffoquée par l' indignation , elle dut s' asseoir sur un billot de chêne qu' on avait roulé là . Des femmes s' ameutaient , s' excitant avec des cris haineux , prenant la défense de * Marthe . Une d' elle lança un caillou : * Pierre et la * Renaude durent prendre la fuite , poursuivis par les huées . * Marthe respirait avec peine , les mains cramponnées aux bras du fauteuil ... un calme singulier descendait dans la rue . La procession devait rentrer à l' église . Les couveuses , effarées un instant par le passage du cortège , traînaient de nouveau leurs ribambelles de poussins et , grattant le fumier , poussaient de temps à autre un gloussement vif , comme un appel . Toute cette vie , retombant à sa placidité habituelle , torturait le coeur de la pauvre fille . Des femmes , au dernier moment , avaient coupé dans leur jardin des brassées d' angélique , et les avaient jetées sur le passage de la procession . Sous la coulée ardente du soleil , ces jonchées exhalaient une odeur pénétrante . Décidément * Pierre tournait mal . Jamais il n' avait été un de ces garçons qui restent dans les jupes de leur mère , tranquilles , rangés , économes , qu' on cite partout en exemple , et dont les filles se moquent en dessous , se poussant du coude à leur passage . Toujours il avait eu la réputation d' un mauvais sujet et d' un noceur , poussé par ce besoin de faire le beau parleur autour des tables d' auberge , d' étonner la galerie par ses façons conquérantes . Jamais il n' était plus heureux que lorsqu' il se sentait parti , bien en verve et qu' on admirait tout autour de lui sa large carrure , sa prestance , sa voix sonore , quand c' était son tour de chanter la sienne . Sans qu' il eût besoin de boire beaucoup , il se grisait insensiblement de bruit et de vacarme . Quand il y avait une fête dans les environs , voilà qu' il y restait deux et trois jours , parti en bombance , scandalisant les gens sérieux par ses allures de chapardeur . C' était un sujet de conversation pour les femmes qui se rencontraient , les vendredis , au marché de la petite ville . Agenouillées sous les riflards de cotonnade bleue , larges comme des tentes , elles échangeaient des réflexions , parmi les mannes d' osier emplies de fromages , et les cages à claire-voie où grouillaient des volailles ... et les commentaires désobligeants allaient leur train : - vraiment , le vieux * Dominique n' avait pas de chance avec son garçon . Là-bas , dans les côtes , à la fête de * Mont- * Le- * Vignoble , on l' avait vu traînailler pendant une semaine , alors que tout le monde était reparti au travail des champs . Il passait les après-midi , en compagnie de carrieurs et de tireurs de sable , qui fêtaient le saint lundi tous les jours . Tout ce monde jouait aux quilles , s' empilait aux tables d' auberge , s' enivrait en de fastueuses ribotes . Il couchait tantôt chez l' un et tantôt chez l' autre , parfois même dans des greniers à foin , d' où il sortait au matin , les vêtements salis de toiles d' araignée . Très fier d' ailleurs au milieu de cette débauche , et s' enfermant au plus profond de l' ivresse dans de longs silences . Alors tout le monde devinait qu' il avait ses peines , et que cette ribote cachait un besoin de s' étourdir . On eût dit qu' il voulait se venger sur lui-même , d' un de ces gros chagrins , dont rien ne nous console . Il y a comme cela , dans les pays lorrains , un certain nombre d' ivrognes et de piliers de café , qui mènent la mauvaise vie contre leur gré , et parce qu' ils portent lamentablement la faute d' un autre . Maris trompés , pères dont le fils a fait un mauvais coup ! Et comme le sentiment de l' honneur est singulièrement vivace , ils se terrent dans l' ivresse comme dans un trou . Ils cherchent dans l' eau-de-vie et dans le vin l' audace qui leur manque . On dirait que le ressort de leur vie s' est brisé subitement , et ils ne sont plus que des choses inertes , molles , avachies qui traînent sur les tables d' auberge . De temps à autre , une allusion à leur malheur leur fait lever les yeux , et on y lit une stupeur et une morne résignation . Ceux -là mènent une vie misérable , et leur honte s' ajoute à celle de leur race . Ceux -là aussi ont dans leur ivresse de longs silences , des rêveries douloureuses , et on les plaint , tout en les méprisant . * Pierre allait -il devenir un de ceux -là ? Quand on essayait de faire allusion à sa conduite , devant le vieux * Dominique , il répondait brusquement : - faut bien que jeunesse se passe . Et cela d' un ton si colère , qu' on n' avait pas envie d' y revenir . Car il était fier , il gardait tout pour lui , ne voulant pas donner aux autres le spectacle de sa douleur . Depuis quelque temps , * Pierre allait au café tous les soirs . Un petit estaminet près de l' église , tenu par une vieille femme impotente , et qu' on ne fréquentait guère . De très jeunes garçons s' y rencontraient avec des vieux qui n' avaient plus de famille . On y était comme chez soi , et la vieille ne pouvant plus remuer , on se servait soi-même . Pour entrer dans la salle du fond donnant sur les jardins , il fallait traverser la cuisine encombrée de vaisselle . Le plancher , effondré par endroits , laissait voir le sol , et , sous la clarté fumeuse d' un quinquet de cuivre , un antique billard s' étalait , plus rapetassé qu' une loque de pauvre , où les billes écornées roulaient à grand bruit . Ils étaient bien une douzaine , ce soir -là , autour de la table encombrée de bouteilles et de petits verres . La clarté , tombant d' aplomb sur leurs traits , fouillait leurs masques , y creusait des ombres inquiétantes , et le long des murs blanchis à la chaux flottaient des silhouettes grimaçantes . La fenêtre était grande ouverte sur la nuit , et la lumière vacillante du quinquet s' y perdait tout de suite , tombait comme dans un trou . Le temps était à l' orage : il faisait une chaleur lourde . Quelques coups de tonnerre grondèrent dans le lointain ; des éclairs sillonnèrent la nuit , coupant de lueurs bleuâtres les ténèbres , faisant surgir les toits de tuile des réduits à porc , les pruniers immobiles au fond des jardins , et tout près , un poulailler entouré d' un treillage en fil de fer , où des poules hérissées dormaient sur leur perchoir , pareilles à des boules de plume . Puis une rafale passa , et de larges gouttes de pluie sonnèrent sur la terre . Les coups de vent menaçaient d' éteindre la flamme du quinquet , qui montait , toute bleue , le long du verre . Il fallut fermer la fenêtre . L' assistance était un peu soûle ; c' était le moment des chansons . * Pierre , qui s' était levé , son large chapeau de feutre toujours campé sur l' oreille , réclama le silence , et les bras tendus dans des gestes emphatiques et maladroits , il chanta d' une voix forte une romance patriotique . C' était à * Strasbourg , par une nuit d' orage , alors que minuit sonne dans la rafale et que la patrouille allemande fait sonner ses bottes sur le pavé . Une voix de bronze montait dans le fracas du tonnerre , et la statue du général * Kléber clamait sa stupeur , son indignation , et l' espoir d' une revanche prochaine : je ne vois plus dans l' air flotter les trois couleurs . je n' entends plus chanter la vieille " marseillaise " . ils reprenaient le refrain en choeur . Leur attendrissement d' ivrognes s' exaltait jusqu'au lyrisme patriotique . Un frisson passa dans l' auditoire ; l' âme de la terre lorraine , pantelante , déchirée , piétinée par les invasions depuis les temps les plus lointains de l' histoire , vibrait confusément en eux . Les jeunes avaient grandi à l' école , entretenus dans ces souvenirs , nourris de littérature patriotique , élevés dans la religion de la guerre . Mais les vieux , qui se rappelaient les horreurs de l' invasion , le bétail enlevé et les fermes pillées , le pullulement des saxons et des bavarois , secouaient tristement la tête et souhaitaient tout haut qu' on ne revît jamais de pareilles horreurs . * Pierre avait eu du succès pour sa chanson . Il se rassit , en promenant un regard d' assurance autour de lui . Soudain on entendit la voix de * Poloche qui montait , pâteuse et bredouillante . Naturellement , il était encore plus gris que de coutume . Titubant sur ses jambes avinées , la lueur du quinquet fouillant sa face d' ivrogne goguenard et pensif , il se leva péniblement . Une immense mélancolie , un attendrissement de pochard le soulevait , chavirait toutes ses pensées , tous ses souvenirs , lui faisait trouver , pour aimer tous ses compagnons , des paroles d' affection . Il se haussait , avec des hoquets et un larmoiement dans la voix , jusqu'au niveau de l' émotion générale . Puis , comme un gamin lui détachait une plaisanterie , il se redressa , furieux : - taisez -vous , blancs becs ... respectez les vieilles gens . Vous ne savez rien ... moi j' ai ... vu , j' ai vu ... il chercha , toute sa physionomie se concentrant dans l' effort pour atteindre le mot , le souvenir , la chose qui fuyait devant lui ! - j' ai vu le * Pacifique ! Il le cria , ce mot de * Pacifique , avec une telle explosion de joie , que tout le monde s' esclaffa , autour de lui . C' était vrai : * Sébastopol , le * Pacifique , dont il avait entrevu l' immensité bleue sous des soleils plus rayonnants que les nôtres , lors de l' expédition du * Mexique , tous ces mots revenaient si souvent dans sa bouche , quand il était ivre , qu' on l' appelait aussi * Poloche le pacifique , avec une nuance d' ironie et d' admiration . Il répétait , têtu , se butant aux syllabes enfin retrouvées , s' y cramponnant avec une obstination d' ivrogne , qui a trouvé un bec de gaz dans la sarabande des objets environnants : - le * Pacifique ! Le * Pacifique . Il prenait , dans sa bouche , une ampleur démesurée , ce simple terme qui n' était pourtant qu' une appellation géographique , et il le répétait avec insistance , faisant tenir là dedans tout ce qu' il avait vu , tout ce qu' il ne pouvait rendre , car il ne trouvait pas de mots pour dire le scintillement des mers inconnues , sous le soleil des tropiques , au bord des plages parfumées où , dans les vents du large , se balancent des palmes gigantesques . Tout cela , qui était splendide , qui était sa jeunesse , la révélation de pays lumineux , de paradis lointains où la vie était douce et facile , tout cela lui revenait soudain à la mémoire , tournoyait dans sa pensée alourdie avec un tel rayonnement de clarté , qu' il oubliait tout le reste , qu' il restait là , chaviré au bord de la table , les yeux pleins de larmes , suivant ses souvenirs . - le * Pacifique ... le * Pacifique . Et tous étaient devenus subitement sérieux , comprenant enfin que c' était loin , très loin , de l' autre côté de la terre . Puis il se mit à raconter des choses étranges , incohérentes et tristes , qui se suivaient par lambeaux , des histoires de guerre et de massacre , des pierres qu' on soulevait pour faire du feu , au bivouac , et d' où sortait un fourmillement de scorpions venimeux et de mille-pattes géants , et aussi des marches qu' on faisait dans le lit des torrents , après des pluies diluviennes , l' eau vous montant jusqu'à la ceinture . Ces récits étaient inhabiles , sans couleur et sans joie , donnant seulement l' impression d' un pauvre animal humain , transporté loin de son pays , et qui s' effarait de tout , des hommes , des bêtes , des choses . ça durait depuis trop longtemps , et il finissait par ennuyer l' assistance avec ses rengaines . Alors un gamin à la figure chafouine , qui tenait un bout de cigarette collé à sa lèvre inférieure , lui dit dédaigneusement : - tais -toi donc , vieille bête . Y a que pour toi à parler ! Et tout le monde trouva qu' il avait raison , par un de ces revirements , dont les simples sont coutumiers . * Poloche se rassit dans son coin , et on l' entendit grommeler de vagues protestations contre le manque de savoir-vivre , qu' on rencontrait chez la jeunesse . Alors un autre vieux prit sa défense : - c' était mal , de n' avoir pas de respect pour les personnes âgées ; si * Poloche avait un verre dans le nez , ce n' était pas ce méchant gringalet qui le payerait , à coup sûr ! Celui -là était * Colas * Millet , un de ces vieux paysans dont le corps noueux est tout déjeté par le travail de la terre . Sa face soigneusement rasée était grave et triste . Ses traits gauches avaient la ressemblance d' une image , grossièrement taillée dans une souche , par un sculpteur primitif . Il était cassé en deux , au point qu' il regardait les gens de bas en haut quand il leur parlait , ce qui lui donnait une allure oblique et une attitude de supplication . Il avait un mal à une main , une de ces piqûres mauvaises qu' on néglige à la campagne et qui deviennent des plaies hideuses , et cette main , enveloppée dans un sac de toile grise , qu' il tenait collée à son flanc , accentuait encore la maladresse de ses gestes . Il avait vieilli là , dans l' ombre de ce clocher qui tournait sur quelques arpents de terre . Toute sa vie avait tenu dans le cercle étroit des collines . Qu' y avait -il derrière les côtes , comme on dit ? Il n' en savait rien . La * Meuse , les * Vosges , la * Franche- * Comté étaient pour lui des pays aussi lointains , aussi ignorés que le * Japon ou l' * Amérique . Les temps avaient passé , des inventions nouvelles avaient surgi , qui bouleversaient le vieux monde . Il n' en avait rien su . ç'avait été un événement dans sa vie le jour où il avait vu passer un train . Mais jamais il n' avait mis le pied dans ces maisons roulantes . Tout le passé du terroir revivait en lui , mystérieux et profond . Il n' avait pas eu le temps d' oublier dans le tumulte des hommes et des choses qui passent . Pour désigner les travaux des champs et les instruments agricoles , il employait des termes patois qu' on ne comprenait plus , et dont se moquaient les jeunes gens . Il disait un " seillon " pour une faucille et parlait avec admiration , comme s' il l' eût regretté , du temps où on se levait à deux heures du matin , en hiver , pour battre l' avoine au fléau , car on ne connaissait pas les mécaniques . Il savait aussi toutes sortes de contes , des contes venus des temps anciens , d' une saveur agreste et sauvage , où l' esprit de la race avait accumulé des trésors d' observation , où revivait un peu le terroir lorrain , les chaumes grisâtres lavés par la pluie , les friches plantées d' arbres morts , les vignobles rocailleux où se tordent les souches . S' adressant au gringalet , et clignant des yeux d' un air malin , il se prépara à en dire une bien bonne : - toi , espèce de brinquin , tu seras comme le * Joujou de * Crépey . Tout le monde fit silence , attendant l' histoire . " tu ne sais pas ce qu' y faisait , le * Joujou de * Crépey . C' était une espèce comme toi , qui ne respectait rien , ni * Dieu , ni diable , qui faisait endêver ses père et mère , tous les jours que * Dieu fasse . Y trouvait trop bête de travailler la terre , y voulait aller à la ville , être un mossieu , avec un décalitre sur la tête . Un jour qu' y s' était décidé , il se met en route ; sa mère mettait des poires à cuire dans le four . Comme il avait oublié quelque chose , y revient sur ses pas . Les poires n' étaient pas encore cuites , qu' y n' savait plus seulement le nom de son petit frère . " qu' est -ce que c' petiot -là ? Qu' y dit à sa mère en rentrant . - mais c' est not' * Jules , tu l' reconnais bien , ma frique ! - ma foi , non " . Y va dans la grange , où son père battait l' avoine . Pour faire le grand mossieu , y n' retrouvait plus le nom des outils ; y dit à son père en lui montrant un râteau : - " comment donc qu' on appelle ça ? " alors le vieux lui dit : " mets -lui le pied sur les dents . " l' autre obéit : v'là le râteau qui lui revient dans la figure : v'lan , un bon coup ! " sacré cochon d' râteau , " qu' y dit alors . Et le père répond en rigolant : " t' as retrouvé , mon fi . " tout le monde applaudit , et * Colas * Millet conclut sentencieusement : - v'là ce qu' y vous arrive , quand on méprise les autres ; alors on n' a que ce qu' on mérite . Le gringalet se taisait , tout penaud . On prodiguait à * Colas ces bourrades dans le dos , ces larges claques sur les épaules qui sont chez les simples une marque d' admiration . Ah oui , qu' il en savait des " fiaues " , ce sacré * Colas ; on ne savait pas où il allait les prendre . Maintenant ils étaient en train , choquant leurs verres , parlant à tort et à travers , quelques-uns même , montés sur la table , au risque de chavirer les bouteilles . Il y avait surtout un ami de * Pierre , qui criait plus fort que tous les autres . Il l' avait pris sous le bras , et tous deux chantaient à tue-tête une chanson de conscrit . C' était un garçon blond et rose , avec une figure joufflue , sous des accroche-coeur luisants de pommade . Fils d' une bonne famille , des paysans aisés qui avaient de beaux rayons de terre , il devait un jour être le maître de ces richesses . Malheureusement il tournait mal , lui aussi . Il avait fait son temps dans les dragons et la vie de caserne l' avait entièrement corrompu . Depuis qu' il était revenu , il passait sa vie au café . Méprisant les filles du pays , qu' il trouvait par trop rustaudes , il imitait leur parler naïf et traînant , et se vantait d' entretenir des relations avec des dames de la ville , servantes de brasserie ou pensionnaires de maisons closes . Tirant négligemment des bouts de voilette ou des mouchoirs brodés qui traînaient dans ses poches , il les donnait à respirer à ses amis , qui s' extasiaient sur l' odeur du patchouli et du musc . Une immense considération rejaillissait sur lui . Très généreux du reste et payant tous les frais d' une noce à la fin de la soirée , d' un geste large , qui faisait rouler les pièces de cent sous sur la table . Ce soir -là , il régla toute la dépense . - quand j' en ai plus , la mère m' en donne . Elle dit , comme ça , qu' y faut pas être regardant , quand on est riche . Il reprit : - le vieux est plus avare . Et puis , on n' est pas une paire d' amis , nous deux . Y grogne quand je passe auprès de lui , vu que je ne travaille pas . Y répète que le bien dépérit , quand y a plus de maître pour le surveiller ... on ne l' écoutait plus . Ils luttaient maintenant et jouaient à des jeux brutaux , poussés par ce besoin de montrer leurs forces , de tendre leurs muscles qui s' empare des paysans à la fin de leurs ripailles . Ils plaisantaient d' abord et s' attaquaient mollement , puis , se piquant au jeu , s' empoignaient à vif , et se détachaient des bourrades à assommer un boeuf . Des corps roulaient , un flot de poussière montait du plancher vermoulu . * Pierre voulait leur montrer des tours de force . Minuit sonna tout à coup . Il fallait déguerpir , par crainte d' une contravention que le garde champêtre aurait pu dresser au propriétaire de l' établissement . L' orage avait pris fin . Les ruisseaux gonflés coulaient dans la nuit , roulant de grosses pierres sur les dalles des caniveaux . Au fond du val un croissant de lune se noyait dans des nuages noirs . Des odeurs de terre mouillée et de plantes épanouies sortaient des jardins . De grands souffles passaient , charriant l' haleine des végétations trempées de pluie , qui vivent d' une vie plus forte , après l' accablement des jours . Une faible lueur veillait encore dans la chambre de * Marthe . Une ombre inquiète passait devant les rideaux . Toutes sortes de regrets flottaient dans la pensée de * Pierre , dissipant les fumées de l' ivresse . Que pouvait -elle faire à cette heure ? Il eut honte de lui et il regagna sa maison , se détournant à chaque pas , pour regarder la fenêtre lumineuse . Le vieux * Dominique , qui était couché , ne dormait pas . - * Pierre , fit -il , il y a bel âge que minuit est sonné . ça ne peut pas durer , une vie pareille . - c' est bon , père , on sera plus raisonnable . L' aube pointait quand ils descendirent vers la rivière . Une blancheur tendre envahissait le ciel . Les coqs se répondaient dans les basses-cours , d' une voix rauque . * Pierre n' avait guère dormi , cette nuit -là . Pourtant il se sentait à l' aise dans toute cette fraîcheur éparse sur les eaux et sur la terre . Des vapeurs blanches tournoyaient , emportées par les remous . La lumière grandissait . Bientôt ce fut un flot de clartés roses qui parut inonder le monde . Rose était la barque , et la corde du filet ; roses les eaux , qui reflétaient le ciel vide ; de grandes flammes couraient sur la côte de sapins . Ce rajeunissement adorable de la terre mettait dans * Pierre une sérénité . Quelque chose monta en lui , qui ressemblait à une poussée d' énergie , à une résolution virile . Les faux se mirent à sonner dans l' étendue de la prairie . On les entendait siffler au ras de terre , coupant les herbes lourdes de rosée . * Marthe allait plus mal , de jour en jour . à tout moment il lui prenait des éblouissements et des vertiges . Le moindre mouvement lui causait des palpitations de coeur intolérables . Quand elle montait à sa chambre , elle était forcée de s' asseoir dans l' escalier , le souffle venant à lui manquer . Un matin , comme elle allait se lever , prise d' une défaillance elle retomba au creux du lit , où l' empreinte de son corps restait toute chaude . à peine eut -elle le temps d' appeler au secours , dans l' angoisse qui faisait battre ses tempes . La mère * Catherine accourut , affolée , la coiffe de travers . Un souffle frêle sortait des lèvres de la jeune fille . Elle lui frappa dans la paume des mains , la releva sur l' oreiller , lui fit respirer du vinaigre . * Marthe revint à elle , et eut ce sourire navré , qui depuis quelque temps lui était habituel . La vieille sanglotait : - tu nous as fait peur , ma fille . ça va mieux , maintenant ? Est -il permis de se manger les sangs , pour un pareil scélérat ? * Marthe secouait la tête avec une lassitude infinie . C' était plus fort qu' elle . Il y avait tout au fond de son être une morne désespérance , un dégoût de vivre qu' elle ne pouvait surmonter . Elle s' abandonnait , se sentant plus molle et plus légère qu' une plume emportée dans un tourbillon d' orage . Il lui semblait que sa chair se vidait , que ses os étaient creux , qu' elle devenait une chose immatérielle . Elle ne remuait pas , elle ne parlait pas . Justement * Jacques * Thiriet rentrait à la maison , ayant terminé sa tournée plus tôt que de coutume . Il vint dans la chambre où * Marthe reposait , tout pâle d' inquiétude , le front coupé d' un grand pli soucieux . Quand la vieille l' eut mis au courant de l' affaire , il prit une résolution et passant sa blouse à la hâte il s' en fut vers la ville , à pas pressés , chercher un médecin . Par un fait exprès , le docteur était absent , ayant été appelé dans une commune avoisinante . On ne l' attendait plus dans la maison anxieuse , quand il arriva tout à la fin de l' après-midi . Il descendit de son cabriolet , dont les roues étaient enduites d' une couche épaisse de glaise , à force d' avoir roulé dans les chemins de traverse . Le bidet de campagne qui y était attelé avait une toison jaunâtre et boueuse , qui lui donnait l' air d' un animal sauvage . Mais il était résistant , sous cette apparence chétive , et menait un galop d' enfer . Le médecin pénétra dans la grande chambre du premier . C' était un homme d' aspect bourru et renfrogné , dont les longs silences terrorisaient les paysans , qui , selon leur habitude , ne le consultaient qu' à la dernière heure , quand il était trop tard . Un brave homme au fond , qui , à la fin de l' année , oubliait souvent d' adresser la note de ses visites aux pauvres diables . Tout en parlant , il relevait ses lunettes sur son front d' un geste machinal et lançait un regard aigu , qui vous entrait jusqu'au ventre . Il ausculta * Marthe , la palpa , l' examina soigneusement . Par moments il hochait la tête , comme pour approuver des réflexions qu' il se faisait à part lui . Les deux vieux , retenant leur souffle , ne comprenant rien à ce manège , épiaient anxieusement ses moindres jeux de physionomie , cherchant à lire sur son visage . Quand il eut fini son examen , il borda soigneusement la malade , et releva l' oreiller derrière sa tête , avec des gestes habiles et menus de ses grosses mains . Puis , lui ayant caressé doucement la joue , il lui dit : - tranquillise -toi , ma fille , on va te requinquer , et tu iras bientôt danser avec ton galant . Ayant déchiré une feuille blanche de son carnet , il se mit à rédiger minutieusement une longue ordonnance , où il prescrivait du repos , des fortifiants , une bonne nourriture . Les deux vieux respiraient plus librement , délivrés dans leur angoisse . Quand il eut fini et qu' il eut pris congé de * Marthe , il s' arrêta un moment dans la cuisine du rez-de-chaussée et , jetant aux vieux son regard inquisiteur , il leur demanda des explications . Leur fille n' avait -elle pas une cause de chagrin , qu' elle tenait cachée ? Les médecins étaient faits pour soigner le corps , mais si le moral leur échappait , au diable la besogne ! Il y avait là quelque chose qu' il ne comprenait pas . La fille n' était pas malade . Un peu d' anémie seulement . Mais il fallait prendre garde : c' était de cette façon qu' on claquait . Les mauvaises maladies étaient embusquées sournoisement , prêtes à s' insinuer dans les organismes , qu' un chagrin minait . Il conclut : - allons , parlez -moi avec franchise . Alors la vieille mère * Catherine lui raconta l' histoire d' amour , banale et lamentable , la tromperie du garçon , la pauvrette qui , n' ayant plus de goût à rien , ne parvenait pas à se rattacher à la vie . Le garde haussait les épaules : la vieille avait tort de parler ainsi . Toutes les femmes avaient la berlue , avec leurs histoires de sentiment . Si * Marthe en était là , ce n' était pas à cause de ce freluquet , pour sûr . Mais le médecin lui coupa la parole , en lui disant : " qu' en savez -vous ? " d' un ton si tranquille , que le garde resta tout décontenancé . Puis il leur donna le conseil de " raccommoder " ensemble les deux jeunes gens . Tous les paysans en étaient là , avec leur rapacité , leurs habitudes d' avarice . Ils faisaient le malheur de leurs enfants , en ne voulant pas les marier , quand l' un avait deux bouts de terre de plus que l' autre . Il aurait fallu une balance pour peser les conjoints . Qu' attendaient -ils pour avoir des petits-enfants , qui leur fourreraient les doigts dans les yeux , et leur grimperaient dans les jambes ? Pour le coup le vieux garde se récria . Il en parlait à son aise ; mais les choses ne se passaient pas de la façon qu' il imaginait . Eux donnaient leur consentement , ne regardaient pas à la richesse . Mais la faute revenait au garçon qui était coureur , qu' on disait lâché parmi les filles de l' endroit , comme un coq au milieu d' un poulailler . Le médecin , têtu , ne voulait rien entendre . - ça ne fait rien , disait -il . On va trouver le garçon . On lui parle . Quand on a une langue , c' est pour s' en servir . C' était par de tels malentendus que survenaient des malheurs irréparables . Les vieux étaient tenus d' avoir de l' expérience pour les jeunes , qui s' en allaient dans la vie sans rien savoir , et se cassaient le nez à tous les obstacles . D' ailleurs , il était impossible qu' un garçon de vingt ans n' eût pas de goût pour une jeunesse aussi appétissante ..... puis il conclut solennellement , ayant levé le doigt : - mettez -vous tout ça dans l' entendement . ça pourrait devenir grave . Croyez -moi , il vaut mieux aller à la noce qu' à l' enterrement . Et il s' en alla , ayant promis de revenir dans la huitaine . Le soir tomba . La mère * Catherine , assise dans l' encoignure de la fenêtre , ravaudait silencieusement une paire de bas . Un peu de calme planait dans la maison , * Marthe ayant fini par s' assoupir . Le garde marchait de long en large dans la chambre , pliant sous le poids de préoccupations , qu' il gardait pour lui , et , de temps à autre , lassé de sa promenade , il venait s' asseoir au coin de l' âtre où brûlait un maigre feu de brindilles ; les yeux fixés sur le rougeoiement des braises croulantes , il paraissait y suivre des choses lointaines . Les heures passaient , la nuit était venue , une nuit pluvieuse et que la clameur des vents déchaînés faisait toute pareille à une nuit d' automne . Les couloirs de la maison étaient parcourus par des hurlements bizarres , par des sifflements furieux , semblables à des miaulements de chats . On eût dit que des bêtes au dehors collaient leur museau au bas des portes , et soufflaient bruyamment de peur . Il était tard . * Jacques * Thiriet se leva soudain , dans une détente de son grand corps , et repoussant brutalement sa chaise , il gagna la porte , avec cette décision d' allure , propre aux gens qui prennent une résolution , après un long débat . La vieille , anxieuse , n' osa pas l' interroger . Elle entendit le bruit de ses pas s' éloignant sous les marronniers de la petite place , se perdant dans la tourmente . Ayant allumé un maigre lumignon , elle se remit à son ouvrage , s' interrompant par moments pour jeter dans la nuit un regard angoissé . Le garde arriva près de la maison de * Dominique . Un rais de lumière filtrant par la persienne mal close l' avertit que le vieux pêcheur n' était pas couché . S' approchant à pas muets , il colla son oeil aux fentes du bois et regarda . Le vieux rêvait , assis au coin de l' âtre . Les mains croisées sur les genoux , son regard se perdait dans le vide : ses traits avaient une expression de songerie , de gravité pensive . Il était là , tout seul , en tête à tête avec ses souvenirs , dans la grande maison que le vent emplissait de sa complainte . " pauvre bougre , se dit le garde . Il n' a pas l' air de s' amuser comme ça , tout seul . " une telle compassion l' envahit , qu' il en oubliait sa misère . Il poussa la porte . Au bruit qu' il fit en entrant , * Dominique tressaillit . Il leva la tête avec lenteur , ayant l' air de sortir d' un rêve . - qu' est -ce qui t' amène à cette heure , par un temps pareil ? Le garde avait pris une chaise , et , s' adossant au manteau de la cheminée , il dévisageait le vieux pêcheur , ne sachant trop par quel bout commencer l' entretien . Enfin , il dit , prononçant ces paroles une à une , avec une sorte de gêne . - * Dominique ... ma fille ... elle est bien mal . Voilà que le médecin n' en répond plus . * Dominique sursauta : - mon pauv'vieux , t' as pas de chance . Je peux t' y t' être bon à quelque chose ? Il connaissait les détails de l' intrigue , la brouille survenue entre les amoureux , les frasques de * Pierre avec la * Renaude , et il baissait la tête , comme si la honte du garçon avait pesé sur ses épaules . Le garde continua , lui ayant pris la main . - je sais , tu es un brave homme . Tu ne ferais pas de mal à un chien . Si tout le monde te ressemblait seulement ! ( il soupira ) . Tu sais que nos enfants s' étaient parlé . J' avais dans l' idée que ça finirait par un mariage , je voyais la chose d' un bon oeil , et voilà que tout casse , à cause que ton garçon fait la mauvaise tête ... - j' y peux t' y quéque chose ? V ' là qu' y tourne mal à cette heure . Pourtant c' est pas faute d' exemple et de bons conseils : y a des moments où il me prend envie de me flanquer dans la rivière ..... * Dominique continua : - alors , ta fille ne va pas . Qu' est -ce que dit le médecin ? - y dit comme ça , qu' y n' en attend rien de bon . Elle dépérit , elle se ronge ; jusqu'ici y a rien de cassé , mais ça peut devenir grave , si on ne se met pas en travers . Pour moi , c' est le moral qu' est attaqué , et ça , c' est grave ... le garde pleura : - les enfants avaient tout pour être heureux . Y n' auraient manqué de rien en entrant en ménage , alors qu' y en a tant , qui n' ont pas quatre sous devant eux . Elle aurait pu trouver plus riche , mais puisque c' était son idée , je voulais pas la contrarier . Ils auraient eu le bien , l' argent , la maison : nous , les vieux , nous aurions bien trouvé un petit coin , pour y loger , en attendant d' aller dormir sous le marronnier . Il reprit : - voilà , ça s' arrangeait trop bien ; c' est pour ça que tout casse ... * Dominique secouait la tête : - j' sais pas c' qu' il a , mon garçon , depuis qu' il est revenu du service . C' est comme un dégoût qui l' a pris . Jamais content ; toujours à s' creuser la tête dans son coin , à rabâcher des histoires . Et pis , les gueuses l' ont pourri . Vois -tu , fit -il , si ta fille pouvait prendre le dessus , l' oublier , ça n' serait peut-être pas pour elle une mauvaise affaire . Le garde haussa les épaules : - essaye tout de même de le raisonner . - pour ça , c' est sûr , j' dis pas . Mais j' en attends rien de bon . Et pis , c' est pas facile de lui causer ! Pour un rien , y prend la mouche . Dans ces moments -là , y pourrait ramasser ses frusques et me planter là . Bonsoir , * Luc , je t' ai assez vu . Alors le garde dit : - c' était pas comme ça , de not'temps . Ce fut comme une évocation . Ces simples mots , les rejetant dans le passé , un flot d' attendrissement jaillit de leur coeur . Rapprochant leurs chaises dans un besoin de sentir de plus près , ils parlaient à voix basse , remuant les souvenirs de leur jeunesse . Ils parlaient du bon temps , et l' un finissait les phrases que l' autre avait commencées . Alors ils étaient solides , ayant bon pied , bon oeil . Comme ils avaient tiré au sort ensemble , ils avaient fait des noces à tout casser . Se rappelait -il cette année où l' on pêchait à la trouble , les nuits où la * Moselle débordait ? Ils se penchaient , tâtonnant des mains , ayant l' air de chercher des choses , dans la cendre . Et le vent , le vent qui hurlait autour d' eux , qui s' engouffrait dans les couloirs , dans le grenier vide , couvrait de sa grande voix la chanson attendrie , le rabâchage des deux vieux ... le garde se retira , ayant demandé une dernière fois à * Dominique de parler sérieusement au garçon . Comme il descendait la côte , il entendit un bruit de pas . Il reconnut la haute stature de * Pierre , qui venait vers lui , se dessinant dans les ténèbres . Le garde s' élança , les bras tendus au travers de la route , comme pour lui barrer le passage . * Pierre recula d' un pas , craignant une agression : - qui va là ? Dit -il . - c' est moi , * Jacques * Thiriet , fit l' autre d' une voix humble . Je voudrais te dire deux mots ... - drôle d' idée , et fichu endroit , par un temps pareil . - on ne choisit ni l' endroit ni son heure , dit le garde d' un ton sentencieux . Demande au bon * Dieu qu' il t' accorde de faire toujours ta volonté . " puis il continua , d' une voix basse , que l' émotion faisait trembler et qui ressemblait à une prière : - écoute , * Pierre , ma fille est bien malade . Le médecin dit comme ça , qu' elle est en danger de mort . - j' y peux t' y qué'que chose ? - * Pierre , tu te fais plus mauvais que tu n' es . Vous étiez quasiment promis tous les deux . Elle comptait sur toi , et elle dépérit , depuis que tu l' as quittée pour une autre . * Pierre , pense au mal que tu fais . Un moment viendra où toutes tes fredaines te dégoûteront : alors il ne sera plus temps de te ranger , et de mener la vie d' un honnête homme . - je n' ai pas besoin qu' on me fasse la morale . - * Pierre , je te dis tout ça parce que , s' il arrive malheur , je ne veux pas avoir de reproche à me faire . Je suis le plus vieux , et pourtant j' ai mis mon orgueil sous mes pieds . Souhaite de n' avoir pas à te repentir un jour . - je sais bien ce que j' ai à faire . - * Pierre , c' est une brave fille , qui t' aime bien . On serait heureux en ménage , avec une femme pareille ... - ça suffit . Bonsoir . Les deux hommes se séparèrent . * Pierre ne se décidait pas à rentrer , il prit la sente à gauche de la maison , et s' enfonça dans la prairie . Il ne pleuvait plus , la bourrasque s' était calmée . Par moments des rafales passaient ; des coups de vent secouaient la cime des arbres au fond de la nuit et charriaient pêle-mêle des odeurs de terres mouillées et d' herbe fraîche . * Pierre marchait au hasard des chemins , escaladant les murots de pierre sèche , traversant les vergers , où ses pieds enfonçaient dans la terre . Il ne sentait pas la morsure des ronces , enroulant leurs tiges griffantes autour de ses jambes , éraflant sa chair . Il se faisait en lui un tel désarroi , un tumulte si violent de sentiments contraires , qu' il avait besoin de marcher , de tromper par le mouvement cette agitation intérieure . Une pitié l' envahissait . Il revoyait ce vieux qui venait de le supplier . Il entendait ses dernières paroles ! " * Pierre , tu te fais plus méchant que tu n' es . " peut-être que le vieux avait dit vrai . Devant lui revivait la face tragique , à qui la douleur et la supplication donnaient une sorte de grandeur émouvante . Il avait beau faire effort , il n' arrivait pas à chasser ce souvenir , et toujours se plaçaient devant ses yeux ce visage lamentable , ce front dénudé , ces mèches de cheveux blancs , que le vent fouettait et que la pluie plaquait , sur les tempes du vieillard . Fallait tout de même qu' on ait rudement souffert , pour en venir là : supplier un autre homme ! Puis il se mit à s' inspecter scrupuleusement , à fouiller dans les replis de son âme , à sonder les motifs qui lui avaient dicté sa conduite . Comme tout s' éclairait . On eût dit qu' une déchirure soudaine se faisait dans un voile , et un jour aveuglant y pénétrait . Au fond , il aimait cette petite fille , et il était décidé à en venir à ses fins , à se marier avec elle , et tout se serait passé de la façon la plus ordinaire , si elle ne s' était pas avisée de le mater , de lui faire des réprimandes , comme à un enfant . Alors , il avait regimbé , non par malice , mais par entêtement , par orgueil , cédant à une impulsion irréfléchie . Depuis qu' il se connaissait , il avait de ces mouvements qui le surprenaient , à la réflexion , et qui pourtant étaient irrésistibles . Tout enfant , il avait jeté dans un puits un petit couteau auquel il tenait , parce que sa mère le lui avait défendu . C' était plus fort que lui . Jamais mieux mieux qu' à ces moments -là il ne s' était senti double , composé de deux individus , l' un bon et l' autre mauvais . Et le mauvais souvent avait le dessus . C' était l' autre , le sournois et l' entêté , qui avait courtisé la * Renaude , qui avait imaginé de se donner en spectacle aux gens , s' obstinant à avoir le dernier . * Pierre s' effarait , en songeant que si on ne l' avait pas arrêté , il aurait fait pis encore . Heureusement qu' il s' était arrêté à temps , et que tout pouvait s' arranger . Lassé à la fin de sa course , il était venu s' asseoir sur le tronc d' un vieux noyer abattu , couché au fond d' un verger . Il réfléchissait , la tête dans ses mains , faisant effort pour voir clair dans ses pensées . Des coups de vent , secouant les branches des pommiers , faisaient tomber sur le sol des ruissellements d' eau , donnant à croire que l' averse redoublait . Et la * Creuse débordée roulait sourdement au fond des ténèbres , entraînant de grosses pierres , qui roulaient à grand bruit sur le fond de rocailles . La lune qui allait se lever à l' orient baignait le ciel de blancheur . Et le rayonnement de cet astre , encore caché sous l' horizon , mettait dans la nuit une palpitation de clarté d' une tendresse infinie . C' est vrai qu' elle était bien bas , cette pauvre fille . Quand il l' avait vue pour la dernière fois , il avait été frappé par sa pâleur , par l' expression de souffrance qui émanait de ce visage émacié , amenuisé par la maladie , par la pesanteur de ces paupières nacrées , qui semblaient prêtes à se fermer pour le dernier sommeil . Alors , c' était donc vrai qu' on pouvait mourir de cette façon . Jusque -là , quand il avait entendu raconter des histoires de filles se jetant à l' eau pour un amoureux , il avait haussé les épaules avec dédain , en garçon qui n' était pas crédule . Et puis , les femmes qu' il avait fréquentées ne l' avaient guère préparé à ces coups de théâtre . On se lâchait , comme on se prenait , et tout était dit . Et soudain il se sentait attiré , fasciné par la profondeur de cet amour nouveau , plus fort que l' instinct de la vie , et devant cette révélation , il frissonnait , gagné par une sorte de vertige . Et songeant qu' il était aimé de cette façon , un immense orgueil l' envahit . Il respirait fortement . L' arome miellé qui montait des prés en fleurs , cette senteur forte fouettée par la pluie , le grisait comme un vin . Une vie prodigieuse palpitait vaguement dans l' ombre . à chaque instant des vols muets d' oiseaux effleuraient les tiges des hautes graminées . Une clarté tremblante qui d' instant en instant se faisait plus vive , se posait sur les ombelles des reines des prés , chargées d' eau : une caille rappela au creux d' un sillon . Et quand la lune jaillit des entrailles de la terre , énorme et toute blanche , sa lueur oblique coula sur les vignes avec la douceur d' un regard . Là-bas tout au fond du val , une brume molle , comme une ouate floconneuse , se levait de la rivière , et s' enchevêtrait aux branches des peupliers , en lambeaux que le vent éparpillait . Il continua sa rêverie . à quoi bon ces regrets , ce désir d' une autre existence ? Le bonheur était là . Il n' avait qu' à étendre la main pour le saisir . Voir du pays , tenter autre chose ! Est -ce que la vie n' était pas dure partout aux pauvres diables ! Pour réussir , il fallait de l' argent , un capital qui permettait de déjouer la chance , d' espérer , d' attendre le bon moment . Combien étaient partis , qui s' étaient cassé les reins , faute de ressources suffisantes , et qu' on avait vus revenir au pays , bien contents de manger la soupe , et de bêcher les vignes , comme les camarades . Puis il voyait * Marthe , allongée dans son lit , toute fluette , toute blanche dans la pâleur de l' oreiller . Il s' attendrissait . Et en même temps , il ressentait presque au paroxysme ce trouble profond , cruel , voluptueux , qui unit l' amour et la mort . La lune éclatante , au milieu du ciel , versait sur les champs son assoupissement mystérieux . Il faisait clair comme en plein jour . Les brouillards se dissipaient , repliés mollement sur le flanc du val . Et * Pierre sentait que toute cette clarté inondait son âme , et il voyait nettement la route tracée devant lui . Il se leva , sa résolution étant prise . Il s' avança dans la prairie mouillée . Il se baissait par moments , et son ombre s' allongeait , coulait sur les molles graminées ..... * Marthe , qui s' était réveillée assez tard le lendemain , trouva un gros bouquet , posé à l' angle de la fenêtre . Toute une moisson de fleurs qu' on avait cueillie cette nuit -là , dans les jardins et dans la prairie : des renoncules , des narcisses , des scabieuses de velours pâle , des reines des prés dont les graines tremblantes étaient encore embrumées d' une fine poussière d' eau . Au centre s' épanouissait une rose énorme , largement ouverte , versant de son coeur pourpré où dormaient des scarabées , une odeur suave , troublante , une odeur d' amour . Celui qui l' avait apportée là avait risqué de se casser le cou . Il avait dû grimper le long du mur , s' agrippant aux ferrures des volets , et ses souliers avaient éraflé la pierre , laissant des traces de son escalade périlleuse . Jadis au temps des " trimazôs " , alors que la poussée des sèves réveille au coeur des hommes l' instinct de la fécondité et de la vie , les amoureux venaient planter sous la fenêtre de la promise des mais bruissants , des branches de feuillages symboliques , qui étaient une déclaration d' amour . Mais cet usage s' étant perdu , la coutume de l' offrande des fleurs subsiste encore . Assise à sa fenêtre , dans un grand fauteuil d' osier , * Marthe rêvait . Ses regards tombaient de temps à autre sur l' énorme bouquet qui s' épanouissait dans un rayon de soleil . Alors elle le prenait , et le respirait longuement , dans une sorte d' ivresse confuse . Les fleurs avaient l' air d' enfermer une pensée mystérieuse . * Marthe croyait deviner l' auteur de l' offrande ; un nom venait à ses lèvres , qu' elle n' osait prononcer , dans une pensée superstitieuse . était -ce * Pierre ? Des rêveries , des plans , des projets de toute nature s' échafaudant dans sa tête , le vague même de sa joie la lui rendait plus douce , lui donnant la sensation qu' elle remplissait les profondeurs de son être . Elle se sentait lasse , délicieusement lasse , comme à l' approche d' un grand bonheur , et des pensées si ténues , si fragiles , si ineffablement délicieuses se levaient en elle , qu' elle n' osait même pas se les avouer , dans la crainte de les faire évanouir . La journée passa lente , silencieuse , monotone . La nuit venue , * Marthe ne se décidait pas à se coucher , attendant elle ne savait trop quoi . S' assoupissant à la longue , elle glissait dans la chute molle et insinuante du premier sommeil , quand un bruit la réveilla en sursaut . C' était un frôlement léger effleurant la vitre ; cela revenait par intervalles . Tout à coup , un choc plus violent l' ébranla , comme si on avait jeté une poignée de graviers à toute volée . Elle se leva à tâtons , et ouvrit la fenêtre , prenant bien garde de ne pas faire de bruit , pour ne pas réveiller ses parents qui dormaient dans la chambre , au-dessous d' elle . * Pierre était là ; posant son doigt sur ses lèvres , il lui fit signe de l' attendre , car il se préparait à la rejoindre . Ayant pris un brancard sur un chariot qui se trouvait là , il l' appliqua contre le mur , et gravit rapidement cette échelle improvisée . Il était là , tout près d' elle ! Ayant enjambé la barre d' appui , il était venu s' asseoir à son côté , dans la nuit . Il lui prenait les mains , et lui murmurait des paroles tendres . Elle se débattait , essayait de le repousser , de le faire sortir , dans la crainte d' un esclandre . Mais toute sa résistance tombait , devant la douceur des choses qu' il lui disait , et elle s' abandonnait à la joie du moment , n' ayant plus la force de lutter , gagnée tout entière par le charme invincible de sa présence . Il était là , il ne s' en irait plus , elle l' aurait tout entier pour elle . Gênée d' abord et rougissante , elle avait fait allusion au bouquet mystérieusement apporté . En voilà une façon de surprendre son monde . Et s' il s' était cassé le cou ! Si quelqu' un l' avait vu escalader sa fenêtre , quelles histoires le lendemain sur son compte , à elle ! Il fallait être bien imprudent , pour donner ainsi l' occasion de causer aux méchantes langues . * Pierre riait doucement , et ne répondant pas , se contentait de presser la petite main , qu' il tenait dans la sienne . Elle eut encore une légère ironie , petite vengeance de femme . - alors la * Renaude ne voulait plus de lui , maintenant qu' il revenait ... il répondit fermement : - si j' ai été avec la * Renaude , c' est parce que j' étais vexé , vu que vous m' aviez fermé brutalement la porte au nez . Et ils rirent de nouveau , en songeant à la figure qu' il faisait , tout droit au milieu de la rue , et cette bonne humeur , dissipant tous les ressentiments , fit plus pour les réconcilier que tout le reste . - alors , dit -elle , c' est bien fini , vous me le promettez ! - oh ! Pour ça , c' est sûr , fit * Pierre . écoutez -moi bien : si je vous ai quittée , c' est bien malgré moi . Il y a des moments où je suis comme fou , où je ne sais plus ce que je fais . On dirait que c' est plus fort que moi . Mais j' avais gros coeur au fond , de vous savoir dans la peine . Quand j' ai su que vous étiez si malade , je n' ai pas dormi cette nuit -là . J' allais dans les champs comme une âme en peine , et je croyais que ma tête allait éclater à chaque instant . Alors j' ai eu comme une bonne idée , de cueillir un bouquet , et de vous demander pardon . Il parlait encore qu' elle ne l' écoutait plus , entendant le son de sa voix comme une musique caressante , et son trouble était si grand , qu' elle se serait vainement efforcée , elle le sentait bien , de comprendre le sens des propos qu' il lui tenait . Elle ne savait qu' une chose , c' est qu' il était revenu . Et tous les tourments , toutes les angoisses des jours passés , toutes les rancunes et toutes les jalousies étaient loin , ne faisaient plus dans sa mémoire qu' un point noir , qui d' instant en instant devenait imperceptible , et sa joie radieuse dissipait ces mauvais souvenirs , comme le soleil pompe les brouillards . Elle le renvoya de bonne heure , se sentant brisée par toute cette grande joie . Elle lui tendait son front , mais il chercha ses lèvres dans la nuit . Elle but la saveur nouvelle de ce baiser , qui descendit en elle , profondément . Il revint le lendemain , le surlendemain , les autres soirs . Ils se parlaient bas dans la nuit claire de mai , vaguement attendris par le charme qui émanait des grands arbres . Une lune rose montait entre les peupliers d' * Italie et , tandis que ses rayons obliques dessinaient en sinuosités aiguës les découpures des toits , sur la façade des maisons voisines , entre les pans croulés d' un vieux mur , ils apercevaient un coin de prairie , où s' étalait , comme une eau laiteuse , une brume transparente et pénétrée de lumière . Elle ne racontait rien à ses parents , voulant garder pour elle son bonheur , savourant doublement la joie de cette réconciliation , à cause du mystère qui l' entourait . Seulement une satisfaction intense sortait de sa personne , émanait de ses traits , de sa voix , de ses moindres propos . Elle s' enfermait souvent dans des silences lourds de bonheur et de rêverie , de longs silences avares , qui avaient peur de laisser échapper au dehors les joies dont elle était inondée . Les vieux n' étaient pas sans se douter de quelque chose . Intrigués , ils épiaient ses gestes , son allure , et ils avaient dans les coins du jardin , quand elle n' était pas là , de mystérieux conciliabules . Seulement ils n' osaient pas l' interroger , respectant son bonheur , comme ils avaient respecté sa tristesse , en vieilles gens qui poussaient l' affection de leur fille jusqu'à l' adoration , qui n' osaient pas non plus se mêler de ces histoires de jeunesse . En attendant , * Marthe allait mieux . Elle mangeait de meilleur appétit , et ses couleurs lui revenaient . Elle sentait que des fibres menues et délicates se renouaient en elle , qui la rattachaient à la vie . Souvent , au milieu de la journée , elle tombait dans de longs sommeils paisibles , calmants , réparateurs . Des rêves les emplissaient , si légers et si impalpables , qu' ils lui donnaient au réveil la sensation d' avoir côtoyé d' immenses bonheurs , sans pourtant y atteindre : des bonheurs certains que l' avenir lui réservait . Et quand ses paupières s' appesantissaient et qu' elle s' abandonnait à la douceur du repos , elle songeait à la joie qu' elle aurait à son réveil , en retrouvant sa félicité toujours la même , toujours immuable , comme une amie qui aurait veillé à côté d' elle . Leurs entrevues nocturnes se prolongeaient . Ils prirent les dernières dispositions . Puis , le lendemain , elle dit à ses parents , les ayant regardés bien en face : - c' est entendu avec * Pierre , nous nous marions dans deux mois ! Le souper finissait quand * Pierre entra chez les * Thiriet , venant , suivant l' usage , courtiser sa " bonne amie " . Le vieux * Dominique l' accompagnait , ayant passé pour la circonstance sa blouse de cérémonie , une blouse de toile bleue , ornée de broderies blanches aux poignets et sur les épaules . La chose se passa très simplement : il y eut dès le premier moment comme une sensation de gêne . Tous ces gens , très émus , se regardaient , et personne ne se décidant à parler , le silence se prolongeait . Enfin le garde forestier intervint . Campé devant * Pierre , il se croisa les bras , et le dévisageant avec bonne humeur , il dit , sur ce ton à la fois bienveillant et bourru , qui lui était habituel : - alors , tu te décides , mon garçon ? Eh bien , vrai , tu y as mis le temps . * Marthe prit les devants , et tenta d' excuser * Pierre , tout son fin visage animé par un adorable sourire : - laisse tranquille , père . à quoi bon parler du passé ? Alors le garde conclut : - embrasse -la , jean-jean , et qu' on n' en parle plus . Puis il rit tout haut , de bon coeur , voyant l' empressement de sa fille . La mère * Catherine tournait dans la cuisine , tout effarée . Elle retrouva pourtant sa présence d' esprit pour aller atteindre , au haut d' une armoire , un bocal de mirabelles à l' eau-de-vie , une fameuse recette dont elle avait le secret . On choqua à la ronde les petits verres , où tremblait la liqueur ambrée . Le garde attendri regardait sa femme . - à ta santé , ma pauvre vieille . C' est ça qui ne nous rajeunit guère . Puis il cligna de l' oeil d' un air malin : - en v'là des embarras , ma pauv' * Catherine . Quel tracas , une noce pareille : va falloir mettre les petits pots dans les grands ! - on fera de son mieux , dit la vieille . * Dominique , assis sur le coin de sa chaise , regardait fixement le plancher . Il était très loin , en arrière , perdu dans le passé . Au souvenir de sa bonne femme morte , une émotion l' étreignait , et il secouait doucement la tête , par politesse , pour approuver ce qui se disait autour de lui . Puis il finit par prendre le dessus , et il entama une longue conversation avec le garde . Ils se rappelaient leur jeunesse , le temps où ils allaient voir leurs amoureuses . Comme ça passait vite , la vie . Quand on était jeune , on ne pouvait pas s' imaginer la chose . On avait du temps devant soi . Puis , le temps de le dire , et on était vieux . Assis au coin de l' âtre mort , les deux amoureux n' écoutaient pas ces propos . Ils s' enivraient de leur présence , ils faisaient des projets d' avenir , ils avaient la divine inconscience de la force et de la jeunesse . Maintenant * Marthe se transfigurait ; un grand charme , lumineux et doux , s' exhalait de toute sa personne . Maigriotte jusque -là , n' ayant qu' un certain attrait d' enfant un peu souffrante , elle était devenue tout à coup , sans qu' on pût se rendre compte de cette métamorphose , une belle fille au teint mat , aux yeux noirs , dont l' allure balancée mettait au coeur des jeunes gars un désir . Ils se retournaient sur son passage , et la suivaient des yeux , jusqu'au moment où elle avait disparu au tournant des ruelles , sous les sureaux en fleurs . De larges lueurs passaient dans ses prunelles , des lueurs sombres comme le reflet des eaux endormies dans la profondeur des bois , et l' enfant devenant femme , toute l' expression et la vivacité spirituelle de ses traits avaient fait place à quelque chose de plus doux de plus fort . Sous le tissu nacré et vivant de sa peau , on ne voyait plus les veines bleues , qui , transparaissant jusque -là , donnaient à sa physionomie un caractère de faiblesse , qui émouvait . Ses cheveux , non plus envolés autour de ses tempes en frisons fous , chargeaient sa nuque de leurs lourdes torsades . Il y avait de la joie dans tout son corps , dans sa démarche , dans les inflexions de sa voix et dans ses silences , une joie impalpable qui émanait d' elle , comme le parfum sort des fleurs . Les vieux paysans en étaient frappés , eux qui d' habitude ne font guère attention à ces choses . Quand ils la rencontraient dans les chemins , ils l' arrêtaient pour la complimenter , en secouant la tête avec bonhomie : " allons , ma fille , ça va mieux ! Y a pas besoin de le demander ; ça se voit ! " et elle leur répondait poliment , avec joie , car tout le monde lui paraissait affable , et son bonheur était si grand , que chacun devait en prendre sa part . Son caractère aussi était changé . Elle ne pouvait tenir en place . Elle vagabondait le long des chemins , l' esprit envolé dans des rêves . Il lui prenait des envies folles de courir , et le soir , quand personne ne la voyait , elle sautillait à cloche-pied , comme une petite fille qui s' attarde à jouer , au lieu de rentrer à la maison . Si sérieuse d' ordinaire , elle se révélait espiègle , amusée d' un rien , et riant aux éclats , même quand elle était seule . Lorsqu' elle repassait son linge , penchée sur sa table de travail , poussant le fer chaud qui fumait sur la toile mouillée , c' était plus fort qu' elle ; elle ne pouvait s' empêcher de faire toutes sortes d' agaceries au chat * Marquis qui sommeillait à côté d' elle . Du bout d' une guimpe empesée , raide comme du carton , ou d' une fine collerette de dentelles , elle lui chatouillait la pointe de ses longues moustaches . L' animal sortait de sa torpeur , ouvrait ses yeux d' or , faisait mine d' allonger sa patte griffue . Puis il bâillait voluptueusement , et se rendormait aussitôt ; car c' était une bête raisonnable , à qui l' âge avait donné toutes sortes de gravités . D' autres fois , elle allait près de la cage où sautillait le merle et , dans un besoin irraisonné de confier aux êtres , aux bêtes , aux choses , la joie qui l' emplissait , elle lui racontait de longues histoires , dans un gazouillement indistinct . L' oiseau alors s' approchait des barreaux , l' oeil vif et pétillant de curiosité , la tête penchée et cherchant à surprendre ces sons , comme s' il eût compris . Il y a ainsi dans les haies lorraines de troènes et d' épines , des plantes inconnues , qui poussent sur la terre ingrate , étouffées dans leur croissance par les orties et les mauvaises herbes . Qu' un brin grandisse , monte , et vienne se chauffer dans un rayon de soleil , alors il s' épanouit en une fleur splendide , dont la corolle grande ouverte s' emplit de rosée , et se balance dans les souffles de l' air . Juin était venu , amenant des soirs pleins de clartés pourpres . Jamais les pêcheurs n' étaient plus heureux . Là-bas , devant eux , sur les coteaux encore inondés de soleil , les vignerons peinaient , penchés sur le sol , le visage cuit par la chaleur qui monte des terres . Eux se laissaient aller au gré des eaux , jouissant vaguement des fraîcheurs éparses dans l' air , de l' ombre qui tombait des bois de sapins . Alors le métier leur paraissait facile : un vrai passe-temps de rentiers ! Sur la prairie , les foins bons à couper étalaient une nappe de vapeur rousse : les scabieuses , les marguerites , les oeillets des sables jetaient des fusées de couleur parmi la poussière des gramens . Les derniers rayons s' allongeaient obliquement , dorés et chauds , dans un tournoiement de pollens exhalés des fleurs , de moucherons rayant l' air de leurs danses grêles . Alors les chevaines bondissaient à la surface des flots , happant les insectes du soir , et leurs sauts faisaient à la surface de la rivière de grands cercles lumineux , qui allaient mourir sur les bords . * Pierre se dévêtait et debout , à l' avant de la barque , il se laissait couler dans l' eau . Il nageait bien . Autour de lui , l' eau courait , vivante et froide ; ses mains divisaient la nappe transparente . Parfois , il plongeait . Alors d' étranges paysages se révélaient pendant quelques secondes , dans la lumière glauque tombée de la surface , qui s' agitait sur sa tête comme un cristal mouvant . Des bulles d' air montaient devant ses yeux , rapides et nombreuses . Sur le fond , des arbres géants reposaient , engloutis depuis les temps préhistoriques , que le lent travail des eaux revêtait d' une enveloppe calcaire . Des sources fluaient , au sein de la nappe profonde , y versant une fraîcheur glacée . * Pierre remontait à la surface . Le soir tombait , des fuites d' astres rayaient le ciel . Toute une vie inquiète et frémissante s' éveillait dans les roseaux : des bêtes plongeaient ; des mares assoupies au fond de la nuit , se levait la mélopée des crapauds . * Pierre et * Marthe ne se quittaient presque plus , maintenant qu' ils étaient fiancés . Marchant côte à côte le long des jours , ils se regardaient avec un sourire , le sourire des gens heureux , qui semble rayonner sur les choses . Ce soir -là , on pêchait sur la * Moselle . Le vieux * Dominique ramait , assis à sa place coutumière . * Pierre , de temps à autre , relevait le large échiquier d' un vigoureux tour de reins . * Marthe suivait tous ses gestes avec tendresse et inquiétude . Le fond de la barque était empli d' une masse grouillante d' ablettes , où couraient des reflets de nacre . C' était la fin d' une journée chaude . Incendiées par le soleil couchant , de larges nuées descendaient à la surface des eaux , se traînaient en longues flammes , en lambeaux de pourpre , en ruissellements d' or entre lesquels s' ouvraient des pans de ciel profond . On faisait la fenaison , et l' on entendait de toute part , sur les rives , le bruit aigu et sifflant que font les pierres à aiguiser , promenées sur l' acier des faux . * Pierre dit : - père , on pourrait peut-être aller jeter un coup dans les " mortes . " le vieux * Dominique maugréa . Il se faisait tard et on avait tout juste le temps de rentrer . Et puis , pour ce qu' on prendrait dans ces " mortes " ! * Marthe insista ; elle avait grande envie de voir ces eaux profondes , qu' elle avait seulement côtoyées , sans pouvoir en approcher , à cause des roseaux dont les bords sont obstrués . Le vieux donna quelques coups d' aviron et la barque , ayant viré doucement , fila sur les eaux brillantes . Il fallut se pencher pour passer sous un pont de bois jeté en travers du chemin de halage . Des touffes d' aulnes , qui avaient poussé sur les talus , leur cinglèrent le visage de leurs pousses . Ils débouchèrent dans les " mortes " . Une étendue d' eau profonde et mystérieuse s' ouvrait là , qui paraissait plus étrange au sortir de la grande rivière pleine de mouvement , du glissement clair des eaux . Une eau très calme , très noire entre des rives de terre croulante , où des quartiers de gazon avaient roulé , rongés par le travail des eaux , une eau inquiétante par sa profondeur infinie , se perdant dans les tournants brumeux , sous des saules penchés et de grands roseaux aux panaches soyeux , une eau silencieuse et immobile où les feuilles dentelées des frênes reflétaient exactement leurs fines découpures , sans qu' aucun coup de vent ne vînt les animer d' un frisson de vie murmurante . Et il y avait dans ces eaux qui dormaient sous l' immobilité de la lumière et du silence , il y avait quelque chose qui attirait à la fois et qui épouvantait , une sensation indéfinissable de mystère et d' horreur . * Marthe , penchée sur le bordage , regardait le fond qui fuyait , d' un mouvement lent et continu à mesure que la barque avançait sur les eaux . Du fond tapissé de mousses spongieuses , montaient ces traînées verdâtres , ces végétations visqueuses qui sont la pourriture de l' eau et qui , se ramifiant en arborescences capricieuses , s' ouvraient aussi parfois comme d' étranges portiques , où des nuées de poissons tournoyaient , mis soudain en fuite par le bond d' une perche tigrée . à d' autres endroits , sur le fond de vases molles , des tanches se promenaient lentement , se retournant d' un mouvement brusque de leurs queues , faisant briller dans les profondeurs de l' eau noire leur dos de bronze vert , leur ventre blanc , leurs nageoires avivées de rouge vif . Par places s' étendaient aussi de grands tapis d' herbes aquatiques , effleurés d' un semis de fleurettes , pareilles à des marguerites des prés , où venaient se poser des libellules frémissantes . Sous les saules pourris , des coins d' eau s' ouvraient , profonds et calmes , rayés par la danse grêle des cyprins . * Marthe regardait toutes ces choses nouvelles et , parfois , elle se rejetait en arrière , dans un mouvement instinctif , prise de ce vertige fuyant qui monte des eaux marécageuses , ce vertige qui nous fait redouter à la fois et désirer descendre dans ces étendues , où s' ouvrent des architectures étranges , où poussent des végétations bizarres , où fuient des lointains de cristal bleuâtre que nul regard d' homme n' a contemplés . Et c' était en elle une sensation de terreur , aiguë , affolante , quand elle songeait aux longues herbes qui vous engluent , vous nouent aux poignets , aux jambes et au cou leurs lanières visqueuses et vous entraînent au fond de l' eau , comme des pieuvres . Elle se releva et resta assise sur le banc . * Pierre , qui ne prenait rien , vint se mettre à côté d' elle . Bercée par le balancement de la barque qui se penchait sur le bordage , chaque fois que * Dominique ramenait à lui son aviron , sentant confusément le corps de * Pierre qui la pénétrait de sa tiédeur , elle s' abîma dans un demi-sommeil , inconscient et léger , tandis que sur ses lèvres errait un vague sourire . Sa joie était plus abondante et plus silencieuse que ces eaux mortes , où traînaient des reflets lumineux , plus molle que les têtes floconneuses des roseaux et les cimes arrondies des saules , et ses mouvements intérieurs se répondaient , se prolongeaient , s' amplifiaient , comme les cercles formés par les gouttes d' eau tombant de l' aviron . Une seule sensation subsistait en elle , celle de cette eau froide où elle laissait tremper ses mains , et qui , montant jusqu'à son coeur , l' enveloppait d' une caresse insinuante . Le crépuscule roulait ses vagues sur les panaches soyeux des roseaux . Des brumes , comme il s' en lève des prairies , à la fin des jours de chaleur , venaient flotter sur l' étang assombri , noyant les lointains de leurs plis mouillés , accrochant aux saules des lambeaux d' écharpes frissonnantes . Les deux hommes parlaient , et * Marthe entendait leurs voix , lointaines , affaiblies , comme on entend des voix dans les rêves . Le vieux * Dominique racontait que , de son temps , cette " morte " communiquait avec la rivière , et que la * Moselle y coulait , rapide , entre les hautes berges de terre . à preuve , le nom de l' île aux charmes qu' on donnait encore à la prairie , longeant ce marais . Il faisait bon y pêcher des gardons et des vandoises dans les remous . Quand on avait construit le chemin de halage , la digue avait fermé la rivière vers le nord , et fait de ces eaux vivantes un vaste marais , plein du pullulement des êtres . * Pierre écoutait , s' intéressait , demandait des détails ; puis la conversation traîna , et mourut , comme gagnée peu à peu par l' ombre grandissante . Et dans leurs âmes montait cette insaisissable tristesse qui rôde à la surface des étangs assombris . Maintenant l' eau fuyait vers des profondeurs , qui semblaient soudain reculées . Les masses de joncs bizarres , les rives vêtues de roseaux , les grands arbres se dessinaient confusément . Des souffles tombèrent qui , plissant la surface de l' eau de rides innombrables , n' avaient pas la force d' agiter les feuillages aigus des saules . Une dernière clarté mourante parut s' engluer dans la nappe , avec un long frissonnement . Comme si ce large , ce religieux silence qui faisait haleter leurs poitrines et battre leurs coeurs , eût rassuré les autres êtres , toute une vie fuyante , faite de glissements de reptiles et de vols d' oiseaux , s' éveillait dans les berges . Bêtes qui rampent , bêtes qui sautent , bêtes qui plongent , qui traînent leurs ventres mous sur les putréfactions des végétaux , amoncelées dans la vase . Des loutres fuyaient , montrant au ras de l' eau leurs têtes moustachues , leurs yeux vifs et inquiets , laissant derrière elles un sillage d' argent . Des poules d' eau rentraient à leur nid , glissant sans bruit dans la forêt de roseaux . Au loin , très loin , monta la note ardente et mélancolique d' un crapaud , qui secoua la nuit de sa vibration de métal . Et il y avait d' autres bruits étranges et insolites , qui leur causaient de véritables angoisses , le chant profond et monotone du marais endormi sous les étoiles . Le crépuscule s' attardait , ce crépuscule interminable des jours d' été , mystérieuse lueur qu' on dirait sortie de la terre . Et le vieux * Dominique se mit encore à rêver au sein de cette ombre , revoyant ses matins d' autrefois à la même place , les clairs matins de pêche . Comme elle était jeune alors cette rivière , qui maintenant pourrissait entre des joncs , sous des brumes somnolentes . Elle roulait pêle-mêle des branches mortes et des paquets d' herbe : les nappes de cristal bleuâtre coulaient sur un fond d' herbes brillantes , onduleuses , parsemées de pierres blanches où des écrevisses étaient blotties . Le cresson trempait au fil de l' eau ses tiges vertes . Comme ils étaient joyeux , ces matins trempés de lumière , tout vibrants de sonnailles attachées au collier des chevaux , galopant sur la route . De grands peupliers , qu' on avait abattus depuis , projetaient sur les eaux des ombres , dont la nappe tournoyante était rayée . * Marie- * Anne , assise à l' arrière , tenait en main le lourd aviron de frène qu' elle maniait si maladroitement , la pauvre ! Comme elle était jolie avec sa petite mine fraîche traversée par le reflet papillotant de l' eau , sous sa grande capote de paille , emboîtant la tête de toute part . Une capote comme on n' en voit plus guère . Quels regards terrifiés elle lui lançait , à chaque mouvement qu' il faisait pour relever le lourd échiquier , alors que la barque oscillait en tous sens sur les eaux : " prends bien garde de choir , mon pauvre homme ! " , lui criait -elle , et ses lèvres se plissaient , ses yeux s' ouvraient démesurément , dans la crainte qu' elle avait de l' eau , cette * Marie- * Anne élevée loin de la rivière , tout au fond du plateau lorrain . Chaque fois qu' il lui fallait entrer dans la maudite galiote , c' était , chez elle , le même désarroi , le même coup d' oeil de regret donné au plancher des vaches . Mais elle prenait son parti et , poussant un gros soupir , elle trempait ses doigts dans l' eau et faisait un grand signe de croix . Comme c' était loin , tout cela ! Un tel attendrissement s' emparait du vieux , que de grosses larmes coulaient le long de son nez ; alors il les essuyait du revers de sa manche , et la laine du tricot en était toute trempée . Ses yeux tombèrent sur * Pierre et * Marthe étroitement enlacés . Réveillés de leur torpeur , ils échangeaient des propos tendres ; c' était leur tour , à eux , de vivre , d' être heureux , d' être jeunes . Il faisait si bon sur ces eaux mortes qu' on ne se décidait pas à rentrer ce soir -là . Soudain une flamme passa , errante , inquiète , animée d' une vie falote . Cela s' allongeait , se tordait , tournoyait entre les troncs vermoulus des saules . * Pierre dit : - ce sont les âmes des morts , ceux qui se sont noyés dans l' étang , qui reviennent . Et tous eurent peur . Le vieux * Dominique se hâta de regagner la rive . Pour couper au court , ils durent traverser des bras entiers , envahis de roseaux . Ils montaient droits et blancs , comme une forêt , et si hauts que les pêcheurs y disparaissaient tout entiers et qu' ils devaient se lever sur leurs bancs , pour s' orienter . Parfois le mur était si épais que la barque avait peine à l' entr'ouvrir , et qu' elle avait l' air de quitter la surface de l' étang , d' avancer sur les tiges drues , doucement repliées avec un craquement monotone . D' instant en instant , de grands vols d' étourneaux s' abattaient de tous les coins du ciel assombri . Ils tournoyaient à la cime des roseaux d' un vol oblique , hésitant , oscillant régulièrement comme un balancier . Ils cherchaient une place pour se poser et passer la nuit , et quand ils l' avaient trouvée , tous descendaient à la fois et les profondeurs de l' étang s' animaient soudain de leur piaillement confus , de leurs voix jacassantes . La barque filait au ras des eaux . Les roseaux s' entr'ouvrirent , laissant voir un carré de prairie , grand comme un mouchoir de poche , entre de grands peupliers , de vieux arbres dont les cimes allongeaient dans le ciel la maigreur de leurs branches mortes , tandis que le bas , encore très vigoureux , était couvert d' un feuillage dru . Une baraque de planches , à la toiture ruineuse , reposait là avec un grand air de lassitude et d' effondrement . Et tout cela était si calme , si lointain , si caressé de mystérieuses clartés , l' herbe paraissait si douce aux pieds , fleurie de cochléarias pâles , dont les grappes tachaient le jour mourant , que * Marthe aurait voulu aborder , s' asseoir sur le pré , y rester de longues heures . Un grand filet , étalé sur des pieux , séchait , rayant la nuit du tissu de ses mailles blanches . Un vieux allait et venait tout autour , occupé à le raccommoder avec une aiguille de buis , qu' il maniait avec des gestes déliés de ses gros doigts . * Dominique l' avait reconnu : - tiens , c' est * Jean- * Baptiste , fit -il . Comment qu' ça va ? L' autre , ayant levé la tête , s' était approché du bord de l' eau . C' était un vieux pêcheur du village de * Pierre- * Sous- * Treiche , le village voisin , dont les cloches mourantes sonnaient l' angélus , derrière le rideau de peupliers , qui fermait l' île aux charmes . Le vieux , tout blanc , avait une grande figure triste . On le rencontrait souvent dans cette partie de la rivière . Ayant affermé le lot , il y tendait des nasses et des verveux pour prendre le poisson que sa femme allait porter , tous les vendredis , au marché de la ville . Il leur demanda : - avez -vous fait bonne pêche ? - non , répondit * Pierre . C' est toujours la même histoire . Y a pas d' ablettes dans ces mortes . - si , y en a , fit l' autre d' un air entendu . Mais c' est la saleté de l' eau qui les nourrit ; alors elles n' ont pas faim , quand on leur jette du pain de chènevis . - quoi de nouveau à * Pierre- * Sous- * Treiche ? Fit le vieux * Dominique . - pas grand'chose ... l' adjoint était tombé de l' échelle en montant à son grenier . Encore un peu , et il se cassait les reins , et le fermier * Grandjean allait marier sa fille . - ah ! Fit * Dominique en secouant la tête d' un air d' approbation , comme si tous ces événements étaient chose d' importance . * Jean- * Baptiste reprit : - à ce qu' y paraît , ça va être bientôt votre tour à faire la noce . - on en parle , dit * Pierre en riant , à demi tourné vers * Marthe . Puis * Jean- * Baptiste s' avisa qu' il devrait bien profiter de leur barque pour relever un cordeau , tendu depuis le matin dans la morte . Sa nacelle était attachée tout au fond de l' étang , à une vieille aulnaie qu' ils connaissaient bien , trop loin pour qu' il allât la chercher , à cette heure . ça ne les détournerait pas , et ils lui rendraient service . Il embarqua dans la nacelle , qui vacilla . * Marthe effrayée se jeta contre * Pierre , dans un mouvement instinctif . On partit . à genoux à l' avant , * Jean- * Baptiste relevait le cordeau qu' il dévidait d' un mouvement continu de ses deux mains . * Marthe , amusée , se penchait pour mieux voir . Le cordeau remontait à vide , les hameçons étant dégarnis de leurs appâts . - attention , fit * Jean- * Baptiste , ça toque ! Il tirait avec une lenteur prudente sur la cordelette qui se tendait , et fouettait l' eau en tous sens , suivant les mouvements de la bête capturée , qui se débattait . Et ils virent un large éclair blanc , qui décrivait des courbes entre deux eaux . * Jean- * Baptiste hâla la prise . C' était un gros brochet , moins gros pourtant qu' on ne l' aurait cru , à en juger par sa force et les secousses terribles qu' il donnait à la cordelette . Mais c' était tout de même une belle pièce . Il sautait sur le fond de la barque , parmi les avirons et les crocs , se débattant dans les soubresauts de l' agonie ; ses ouïes palpitaient , s' ouvraient toutes grandes , et parfois il béait largement la gueule , une gueule immense garnie de dents pointues , où * Marthe aurait pu enfoncer la pointe de son soulier , et il s' épuisait en efforts impuissants , étouffant dans l' air mortel . Ce fut la seule pièce que retira * Jean- * Baptiste . Alors il proposa un marché aux deux pêcheurs . Il n' allait pas s' embarrasser pour si peu de chose . Si le coeur leur en disait , il leur céderait le poisson pour quarante sous , et ils auraient ainsi de quoi souper . S' ils pensaient que la bête ne fût pas assez bien payée , ils lui offriraient la goutte , un jour où tout le monde se rencontrerait au marché ; on se revaudrait ça , pas vrai ; il tenait à ne pas être regardant , avec des amis qui lui avaient toujours rendu service . * Pierre donna la pièce blanche , et l' homme , sautant sur le talus , s' éloigna ; on entendit ses pas sonner sur les larges dalles du chemin de halage . Puis la barque rentra dans la rivière , large comme une mer , au sortir de ces mortes . Et on eut plaisir à entendre dans la nuit le petit bruissement de l' eau courant le long du bordage . On s' achemina à travers champs vers le village . * Marthe portait le brochet suspendu à un brin de saule . Comme il était un peu lourd , la large queue traînait dans l' herbe . Par moments , il faisait encore un bond si brusque que * Marthe le laissait tomber , prise de peur ; alors tout le monde riait , d' un bon rire . Dans la maison de * Marthe , on attendait depuis longtemps leur retour . On voyait , de loin , la porte entr'ouverte sur la nuit , la clarté paisible de la lampe rayant l' ombre . On entra , et * Pierre , ayant pris le brochet , le jeta sur la table . - tenez bon , fit -il , vous le mangerez à notre santé ! La mère * Catherine joignit les mains , s' extasiant à la vue d' une si belle pièce . Puis elle eut une idée de brave femme . Elle acceptait le cadeau , mais à condition qu' on souperait en compagnie . De cette façon , on ne se séparerait pas à la fin d' une bonne journée , et on aurait comme un avant-goût des noces . * Pierre accepta sans se faire prier , sur un petit signe que * Marthe lui fit des yeux . On envoya un enfant , qui jouait dans la cour , prévenir * Guillaume de ne pas attendre les deux pêcheurs , ce soir -là . La mère * Catherine atteignit un chaudron de cuivre , bassine monumentale dont l' éclat rougeoyait sur une planche , tout au fond de la cuisine . Tous ses instincts de bonne cuisinière s' étant réveillés , elle avait une mine sérieuse , attentive , affairée , le regard perdu dans le vide du chaudron , et réfléchissant à des sauces compliquées . Le poisson nettoyé et vidé , on le coucha sur un lit de fenouil et de thym odorant que * Marthe avait cueilli au jardin , à tâtons . Puis on remplit le chaudron jusqu'au bord , avec le vin généreux de la dernière récolte . La flamme des sarments monta , légère , pétillante . Il fallait la voir , cette mère * Catherine , dans tout le sérieux de cette fonction , la face allumée par le rayonnement de l' âtre , les brides de son bonnet envolées sur son cou . Attentive à sa besogne , elle surveillait la cuisson , retirant le chaudron dès que le bouillonnement devenait trop fort , le replongeant dans la flamme à petits coups rapides . Tout à coup la marmite entière prit feu , flamba comme un incendie , une flamme dansante et bleue voletant à la surface du liquide . Tout le monde riait : sacré mâtin ! C' était une preuve que le vin était bon , et ça n' arrivait pas toutes les années . Le vieux garde , fixant ses yeux pâles sur le rougeoiement des braises , fumait sa pipe , sans mot dire . * Dominique était assis à côté de lui sur une chaise basse . Le garde se mit à geindre : le service était dur , ses jambes perclues de rhumatismes ne voulaient plus avancer , il vieillissait . Jamais il ne l' avait senti comme ce jour -là , où il avait dû faire une grande tournée dans les bois de * Mont- * Le- * Vignoble , une commune éloignée , perchée au diable , au delà de la rivière . Une jeune chienne épagneule , aux poils blonds et soyeux , à qui deux taches de feu sur les yeux donnaient un air intelligent , bâillait voluptueusement devant la flamme . - c' est à vous , ce chien ? Demanda le vieux * Dominique . - non , dit * Jacques * Thiriet , c' est m . Le conservateur , qui me l' a donné à dresser . - un beau chien , dit * Dominique , par manière de politesse . - je crois bien , dit le garde . ça vaut dans les cinq cents francs , une bête pareille . J' ai chassé avec un officier de dragons qui les payait ce prix -là , en * Angleterre . Et * Dominique reculant sa chaise , considéra cette fois l' animal avec étonnement et respect , à cause de la somme considérable . La bête , soulevant de son museau la main ridée du garde , balayait le sol de sa queue , ayant l' air de comprendre qu' on parlait d' elle . Mais le poisson étant cuit , on se mit à table . Ce fut une bonne soirée . Assis en face l' un de l' autre , * Pierre et * Marthe se souriaient , et leurs yeux se cherchaient dans l' ombre qui noyait la pièce , au-dessus du large abat-jour de porcelaine blanche . Il lui coupait du pain et remplissait son verre , et ces menus soins venant de lui avaient une signification tendre , une douceur toujours renouvelée . Vers la fin du repas , * Jacques * Thiriet , qui était sorti avec un air de mystère , rapporta triomphalement de la cave une bouteille de vin vieux . C' était un vin vénérable , récolté dans les temps anciens , et qu' on gardait pour les grandes occasions . Quand le garde eut vidé la bouteille , en la penchant avec précaution , le verre apparut coloré par les sels que les vins déposent , quand ils se dépouillent . C' était un vin doux et fort , qui coulait dans le gosier comme du miel , et qui , une fois bu , vous chauffait le ventre . On porta une santé aux nouveaux époux . Tout le monde buvait avec recueillement et respect , ce respect que les paysans ont pour le vin vieux , qui est une chose bonne et qui vaut cher . Les champs se revêtaient d' une parure mouvante . C' est le moment de l' année où la forêt déroule ses masses de feuillage d' un vert lourd , presque noir . Au bord des eaux , les saules laissent retomber lourdement leurs branches , dans un abandonnement . Les prés , que l' on va faucher , s' étalent sous les soleils couchants comme une mer blonde , teintée de roux aux endroits où poussent les oseilles sauvages , dont les graines mûrissent prématurément . Les ombres des grands peupliers s' y allongent avec le soir , et tournent lentement , à mesure que passent les heures . Puis ce sont des crépuscules aux clartés interminables . Le soleil est couché depuis longtemps qu' une lumière transparente et bleue baigne encore les choses , qui ont l' air de s' envelopper , avant le sommeil , de repos et de silence . Et les nuits viennent , claires comme des jours . On dirait que le soleil s' attarde au-dessous de l' horizon et continue à verser dans le ciel une lumière affaiblie , et parfois aussi ces nuits sont si trempées de rosée , que le firmament apparaît comme un globe de cristal bleuâtre , tout ruisselant de l' humidité nocturne : alors la nuit se fond en invisibles tendresses . * Pierre et * Marthe allaient se promener dans les chènevières ces soirs -là ; quelques bruits montaient encore , étrangement vibrants dans la sonorité de l' air calme : une gaffe qui tombait au fond d' un bateau , une pierre à aiguiser passant sur l' acier d' une faux , le chant d' une caille , appelant sa couvée au creux d' un sillon . Les seigles déjà grands ondulaient sous des souffles imperceptibles , entre-choquant leurs têtes barbues , avec un froissement doux et monotone . Des pièces d' avoine alternaient avec des carrés de blé , d' un vert léger et tendre , où les souffles légers creusaient des houles . à de certains soirs tous les oiseaux chantaient avant de s' endormir . Les rossignols s' étaient tus , ayant élevé leurs couvées . Mais parmi le pépiement des moineaux , nichés dans les fentes des vieux murs et sous la tuile des toits , le chant du loriot gorgé de cerises sonnait parfois , comme un grand cri vibrant de volupté , un chant profond et tendre , qui faisait palpiter le coeur immense de la nuit . Alors ils se serraient tout près l' un de l' autre , dans un besoin de s' étreindre , vaguement remués , le coeur gonflé de désirs . Tous deux avaient la même pensée , qu' ils n' osaient pas se confier : c' était bien long , tous ces préparatifs , et on aurait dû abréger le temps de leurs fiançailles . Leurs corps se cherchaient confusément . Ils étaient heureux et tristes , troublés aussi par moments par les souffles ardents qui se levaient des prés . Les deux fiancés eurent encore une journée de joie . * Jeanne , la fille du fermier , allait épouser le grand * Théophile , de * Sexey- * Aux- * Forges . On avait décidé brusquement ce mariage , après que les parents avaient beaucoup hésité , pesant les fortunes réciproques . On avait mis en balance les prés de l' un et les vignes de l' autre , et comme chacun croyait faire un marché avantageux , tout le monde était content . On invita les deux jeunes gens et on ne les sépara pas , quand on répartit les gens de la noce par couples . Durant les derniers jours , * Marthe ne quittait guère son amie , se sentant gagnée par l' émotion et la fièvre des derniers préparatifs . Le moment était si proche où elle revêtirait , elle aussi , le voile blanc des épousées ! Elles travaillaient tout le jour , préparant les robes , essayant des corsages , envahies soudain de joies enfantines , à l' idée de revêtir ces toilettes de cérémonie . Leur énervement , loin de tomber , ne faisait que croître de jour en jour , par une sorte de contagion qui les gagnait . La pensée des fiancés disparaissait un peu dans toutes ces discussions , dans cette fièvre du travail , dans ces détails insignifiants de toilette , qui pesés au long des jours , prenaient une importance . Elles s' en faisaient l' aveu parfois , mais c' était pour s' excuser aussitôt , car on ne savait où donner de la tête . * Marthe essaya le voile de mousseline et la couronne d' oranger . * Jeanne la complimentait , affirmant qu' elle aurait grand air , au jour de ses noces . Enfin le grand jour arriva . Il y avait au moins quatre-vingts invités à cette noce : on était venu de tous les pays environnants . Dans la cour de la ferme s' entassait un pêle-mêle de charretons , de carrioles , de tape-culs autour desquels tournaient des paysans , qui avaient passé leurs blouses par-dessus la redingote de cérémonie . On avait sorti des armoires d' antiques chapeaux , hérissés comme des barbets qui ont couru dans les broussailles , des gibus au ruban large comme la main . Les femmes descendaient des voitures , tapant à petits coups sur la soie de leur robe , pour en effacer les plis . Des poules allaient et venaient dans ce vacarme , l' oeil vif , picorant à coups de bec saccadés l' avoine tombée des musettes de toile , où mangeaient les chevaux ; et des petites filles , aux cheveux luisants de pommade , marchaient lentement , tenant les mains écartées de leur corps , par crainte de salir leur robe blanche . Le premier coup de la messe sonna . Le carillon tombait gaiement dans le soleil , s' éparpillait en volées frémissantes dans les rues claires , courait dans les jardins plantés de groseillers épineux . * Pierre , suivant l' usage , alla chercher * Marthe qui était sa " * Valentine " pour ce jour -là . Il lui offrit un cadeau , qui consistait en une boîte de gants et un sac de dragées . Puis ils partirent se donnant le bras , émus et rayonnants . ça faisait un beau couple . Des femmes debout sur leur porte les complimentèrent : ça serait bientôt leur tour . Ce fut une belle noce , la tête du cortège entrait déjà à l' église , qu' il y avait encore des invités sur la place de la mairie . On avait accompli un à un tous les rites séculaires . Quand le couple des mariés était sorti de la maison commune , un des garçons du village lui avait barré le passage , en tendant en travers de la porte un ruban de soie . Un symbole sans doute , un signe mystérieux , venu du passé , pour protester contre l' enlèvement d' une fille du pays . Alors le marié avait mis dans la main du garçon un louis d' or , et celui -ci lui avait tendu un pistolet , chargé jusqu'à la gueule . ç'avait été un signal : les détonations ne s' arrêtèrent plus jusqu'à l' église . Des chiens aboyaient , des femmes , sursautant , poussaient des cris d' effroi dans le cortège . * Jeanne , toute blanche sous son voile de mousseline , se détournait de temps à autre , et quand ses yeux rencontraient * Marthe , elle lui souriait , puis elle avait un clignement d' yeux complimenteur , en lui montrant * Pierre , dont la haute stature dominait tout le cortège . Quand on revint de l' église , le petit homme rageur qui jouait dans les assemblées prit la tête du cortège . Son fils à son côté soufflait dans un cornet à piston et , quand il reprenait haleine , on entendait toujours la petite musique du violon , obstinée et vibrante comme un chant de grillon , dans les herbes . La table était mise dans la maison de * Jeanne , dans les pièces du fond , donnant sur les jardins . Les chambres se succédaient en enfilade , laissant voir des rangées de convives attablés . Une armée de servantes , de marmitons se démenait sous les ordres de * Jean * Balland , un ancien valet de chambre qui avait servi dans le beau monde , et qu' on allait chercher dans les grandes occasions , parce qu' il savait les usages ; il allait , glissant sans bruit sur la pointe de ses escarpins , la serviette à l' épaule , grave , cérémonieux , muet , veillant à l' ordonnance du festin . Au dehors le grand soleil de midi tombait sur les champs . Les arbres fruitiers rayaient l' air bleu de leurs branches noueuses , et les seigles déjà grands , ondulant sous la lumière , se creusaient de frissons d' argent . Tous ces paysans étaient étonnés de se trouver assis à une table , par une belle journée , mais les vignes étaient bêchées , on avait un moment de répit avant les travaux de la moisson . Quand on eut mangé le boeuf bouilli , on servit des quartiers de veau , des oies en daube , des fricassées de lapin et de poulet : de quoi nourrir un village pendant des semaines . On apportait aussi de grands brochets de la * Moselle , des bêtes superbes au museau plat , couchées sur des lits de cerfeuil , dans des vaisselles gigantesques . Leur apparition soulevait une clameur d' étonnement . Sur la table était présenté le dessert , des babas et des brioches monumentales , où de petites mariées de porcelaine blanche tremblaient au bout d' un fil . On mangeait , on engouffrait , et les conversations allaient leur train . Des vieux qui n' avaient jamais contenté leur faim se rassasiaient . Un journalier surtout , un homme tout cassé et tout blanc , remuait ses mâchoires édentées avec lenteur , comme un boeuf à sa crèche , et penché vers sa femme , il lui disait à voix basse : " donne -moi de la chair , de la chair , de la chair . " * Pierre et * Marthe étaient assis à une petite table , avec les nouveaux époux . Un honneur qu' on leur faisait , parce qu' ils étaient amis des conjoints . * Marthe ne disait rien ; elle regardait dans le vide , devant elle , souriante . Ses idées par moments tourbillonnaient et il se faisait un grand vide dans sa tête . Tous ces gens bien vêtus , ces tables garnies , ces propos joyeux qu' on échangeait , lui donnaient l' illusion que c' étaient ses noces à elle , qu' on célébrait . Les solives énormes du plafond étaient enjolivées de cannelures , finement ciselées . Un convive qui leva la tête , en fit la remarque : alors le père de * Jeanne expliqua que ça venait de l' ancien temps , du temps des seigneurs . La ferme était un château que son grand-grand-père avait acheté , au moment de la révolution . Tous les paysans regardaient ce travail , hochant la tête d' un air satisfait . Ils se sentaient heureux d' être assis là , le ventre à table , de festoyer à la place où s' étaient carrés leurs maîtres , ceux dont ils avaient maintenant les maisons et les terres . On avait mis les enfants à une seule table , tout au fond de la salle . Tout d' abord ils se tinrent tranquilles , ayant des serviettes nouées au cou , qui leur faisaient , derrière la tête , de grandes cornes blanches . Puis comme le vin les grisait , ils se mirent à frapper sur les bouteilles avec des couteaux . De temps à autre une femme en robe de soie bruissante se levait de table , et les admonestait . On était au dessert et les chansons allaient leur train . On se partageait des surprises où il y avait des bonbons , des devises , et des chapeaux de papier fin aux formes bizarres ; mitres d' évêques , bicornes de gendarmes et casques de pompiers . Les demoiselles de la compagnie les piquaient sur leurs coiffures , et cela leur donnait un petit air canaille . * Pierre était fêté et admiré , comme toujours . Soudain on entendit des voix , de petites voix fluettes qui chantaient au loin , derrière les murs fermant l' enclos de vignes . C' était une très vieille chanson lorraine , qu' on chante aux portes des épousées : " broute , broute , la mariée est sourde . " les petits enfants sortant de l' école , selon le rite séculaire , venaient demander leur part des victuailles . Des cuisinières allèrent leur ouvrir la porte de l' enclos , et ils entrèrent tous , grands et petits , riches et pauvres . On leur distribua des croûtes de pâté , des morceaux de brioche , des cuisses de volaille sur des chanteaux de pain . Les enfants des riches mangeaient pour s' amuser , mais il y avait là de pauvres petits , fils des carrieurs , mariniers , qui habitent des cahutes au bord de la rivière . Ceux -là n' étaient pas souvent à pareille aubaine : ils dévoraient avec des mines affamées , des yeux qui en disaient long . C' était naïf et charmant , cette joie de la ripaille qui se prodiguait , qui se répandait , qui gagnait le village , dans la personne des tout petits . Les fiancés restaient très tard à causer , assis sur le banc de pierre , devant la maison de * Marthe . Derrière eux la maison s' endormait . On entendait le garde aller et venir dans la grande cuisine , faisant ses préparatifs pour la tournée du lendemain . De temps à autre , la vieille * Catherine venait sur la porte pour voir le temps qu' il faisait . Une habitude des gens de la campagne , qui vivent dans l' angoisse des intempéries , dans ces pays où le climat est si rude aux récoltes . Sur leurs têtes le feuillage de la treille , doucement remué par des souffles , mettait une palpitation au fond de la nuit . C' étaient des nuits de juin , nuits sans lune où le ciel était plein d' un fourmillement d' étoiles . De longs reflets d' argent traînaient sur les vitres , entre les barreaux de fer . Sur les toits de tuile affaissés , pliant leurs faîtes comme l' échine d' une bête lasse , la voie lactée , le chemin de * Saint- * Jacques , comme on dit là-bas , faisait ruisseler , à travers le firmament , sa poussière vivante et nacrée . Et d' autres fois la pleine lune , énorme et toute ronde , se levait à l' horizon des coteaux de vignes , éborgnant sa grosse face aux échalas blancs . Et tandis qu' elle argentait le haut des façades et la cime des toits , la rue , la place , les ruelles des jardins , bordées d' osiers secs , restaient plongés dans une ombre ardente , où passait l' odeur des vignes en fleur . Toutes les lumières s' éteignaient dans le village . On se couchait de bonne heure , car il fallait se lever matin , le travail pressant . On voyait de grandes ombres passer sur les murs , quand les paysans transportaient les lampes d' une pièce dans une autre . Seule une faible lueur restait allumée très tard à l' entrée de la * Creuse , derrière les petites vitres sans rideaux , verdies par l' humidité qui monte des terres . C' était * Dorothée qui veillait bien avant dans la nuit , filant le chanvre des laboureurs , usant ses pauvres yeux à la clarté vacillante d' un lumignon de fer , comme on en avait dans les temps anciens . Ayant versé un peu d' huile sur une mèche d' étoupe , elle accrochait le lumignon par une crémaillère de fer au manteau de la cheminée , et le rouet tournait , tournait sous la flamme grésillante . On laissait les jeunes gens bien tranquilles . Car on a confiance dans les amoureux qui se sont promis le mariage ; on sait qu' ils prendront la peine d' attendre . Et quand la mère * Catherine allait se coucher , elle venait leur donner le bonsoir et leur recommandait de ne pas s' attarder , par peur du " serein " qui tombe dans les nuits fraîches . D' ailleurs , contre les murs lézardés , vaguement blanchis par la lune , sur les bancs vermoulus , il y avait partout d' autres groupes pareils à celui qu' ils formaient , des groupes enlacés de très près et qui échangeaient des caresses et des propos d' amour . Moins chastes , sans doute , et se proposant des fins moins honorables , car la saison était revenue où les filles du plateau lorrain descendent dans la vallée de la * Moselle , pour travailler aux menus ouvrages de la vigne , nouer les ceps aux échalas avec un brin de paille , ou émonder les feuilles naissantes ; de belles filles brunes , pas trop farouches , habituées à courir de village en village . Les jeunes garçons les serraient de près et le bruit des baisers et des chuchotements passait dans la nuit , déjà tout alanguie d' invisibles tendresses . Cela même , sans que * Pierre et * Marthe aient pu s' en rendre compte , mettait autour d' eux une atmosphère d' amour , et ils se serraient l' un contre l' autre , dans un besoin irraisonné de se prendre et de s' étreindre . Ils restaient là tous deux , sur ce banc , tandis que les heures , tombant du clocher , retournaient au néant , s' envolaient dans la nuit , et rien ne leur disait que jamais ils ne seraient plus heureux , et qu' il fallait se hâter de profiter des heures sans retour , des heures de jeunesse , les seules qui consolent de vivre . Sous la palpitation de la treille , leurs formes se dessinaient vaguement ; le bonnet de * Marthe mettait une tache blanche dans la nuit . Pas d' autre bruit qu' un souffle de bête repue au fond d' une étable , parmi la paille des crèches fraîchement garnies . Le silence était si profond qu' on croyait surprendre , dans les souffles du vent , la respiration des pauvres gens , lassés par la besogne des jours , par le travail persévérant et vain , par qui leur misère est sans cesse renouvelée . Quand les caresses de * Pierre se faisaient brutales , quand une flamme passait dans ses yeux , * Marthe lui prenait les mains en personne sérieuse , qui sait se conduire et n' hésite pas à l' occasion : - * Pierre , lui disait -elle , si vous n' êtes pas raisonnable , je vais rentrer et vous resterez tout seul . Il obéissait docilement , pris d' une sorte d' admiration devant cette petite femme , maigriotte et toute mince , s' étonnant de trouver en elle une telle force de volonté . Il se laissait conduire , heureux au fond d' être maté par elle . Sans doute , ils ne trouvaient pas pour se dire leurs tendresses ces mots ingénieux , ces phrases lues dans des livres , que prononcent les gens de la ville , se donnant quelquefois l' illusion des sentiments qu' ils n' ont pas . Ce qui revenait dans leurs conversations , c' étaient quelques mots , consacrés par l' usage que d' autres en avaient fait avant eux , d' autres qui n' aimaient plus , qui ne pensaient plus , qui ne souffraient plus , qui dormaient sous les croix du cimetière . Ils échangeaient aussi des caresses , où ils faisaient tenir toutes leurs émotions , toutes leurs sensualités , toutes les choses profondes et douces , qu' ils ne savaient pas se dire et qui , refoulées en eux-mêmes , retombaient sur leurs coeurs . Leur conversation , d' ordinaire , se terminait par des projets d' avenir . C' étaient des combinaisons prudentes que * Marthe avait mûries dans sa tête , au cours de ses longues rêveries , en femme réfléchie qui n' entend rien laisser au hasard : - quand nous serons mariés , disait -elle , on nous offrira d' habiter chez mes parents ; mais il vaut mieux refuser : chacun à sa place ; les vieux avec les vieux et les jeunes avec les jeunes . Elle lui expliquait ainsi qu' ils retiendraient un logement qui se trouvait à louer dans la maison du boulanger . Les fenêtres , exposées au soleil de midi , s' ouvraient sur les jardins ; de là on verrait les prés , la rivière , les bois . C' étaient de grandes pièces à la mode ancienne , mais au moins on pourrait s' y retourner . On y transporterait le grand lit , la glace de sa chambre de demoiselle , et on achèterait à la ville une pendule , qui lui faisait envie . Les gens , qui viendraient à leurs noces , leur feraient des cadeaux et cela les aiderait à monter leur ménage . * Pierre travaillerait encore , pendant quelques années , de son métier de pêcheur , jusqu'au moment où le garde forestier prendrait sa retraite . Alors on s' arrangerait pour faire nommer * Pierre à sa place . Elle parlait ainsi , avec toutes sortes de mines sérieuses , ayant mûri ces projets dans sa tête . Et c' était infiniment touchant , cette affection de jeune fille naïve qui , pour prouver qu' elle aimait , s' ingéniait simplement à préparer le bonheur matériel de celui qu' elle aimait , obéissant à cet instinct de maternité , qui sommeille au coeur de toutes les femmes . * Pierre lui prenait la main et il la gardait emprisonnée . Le plus souvent , il ne trouvait pas grand'chose à lui répondre , toujours plus étonné de rencontrer autant de jugement dans une si petite tête . Et il se contentait de rire , d' un rire confiant , ravi au fond , car il comprenait que son bonheur serait en bonnes mains . D' autres fois il s' embrouillait dans ces petits détails de ménage , mettant à vouloir les comprendre une patience si têtue , une gaucherie si comique , que * Marthe à son tour riait aux éclats , amusée . Ils étaient si heureux que toutes les choses immuables qui prennent dans la nuit des attitudes de menace et d' épouvante , avaient l' air de s' attendrir . Le vent qui passait retenait son haleine , et agitait faiblement les feuilles de la treille , comme pour faire du silence autour de leur causerie d' amour . Autour d' eux , il n' y avait plus rien que ce large silence , un silence religieux , solennel , qui montait jusqu'aux astres , un silence où les êtres et les choses paraissaient anéantis . * Dominique , ayant traversé la rivière , attacha sa barque à une touffe de saules . Peinant et soufflant à chaque pas , il gravit les rampes qui escaladent le flanc de la vallée , et grimpent à travers bois , vers le plateau lorrain . Des sources fluaient , invisibles , suintant parmi les mousses ; les grands hêtres étendaient leurs branches dans l' air embrasé . Le pêcheur s' arrêta en haut de la montée . Derrière lui la vallée de la * Moselle se creusait , étalant les vignobles exposés au soleil , les murots de pierre sèche , le fond de prairie franche où la rivière luisait . C' était le " pays plaisant " , comme il disait d' un mot de paysan , profond et sincère , car il savait en reconnaître la beauté , sans trop creuser cette impression , comme un vieil homme qui avait passé sa vie sur les eaux . Mais quand il se retournait et qu' il contemplait la plaine étalée devant lui , son âme était chaque fois traversée d' étonnement . Un pays nouveau se révélait là , brusquement , comme si on avait ouvert une porte . C' était grand et beau , d' une beauté qui vous serrait le coeur . La plaine s' étendait à perte de vue , jusque vers * Allain et * Colombey , déroulant l' ondulation des terres argileuses . La flèche d' un clocher , montant d' un pli du sol , révélait la place des villages blottis , au creux de la plaine . Des routes fuyaient à l' horizon , alignant leurs rangées de peupliers , dont les cimes s' enfonçaient parfois dans les vallons . Et dans toute cette étendue , on ne voyait que la fuite des labours profonds , des sillons de terre brune , et par endroits des friches couvertes d' une herbe jaunâtre . * Dominique se mit en route . Il allait dans un de ces villages lointains , où sa femme , la * Marie- * Anne , était née ; il avait à régler là-bas un partage de biens , qui n' en finissait pas . De chaque côté du chemin s' étendaient des landes incultes , des espaces où la couche d' humus était si mince , qu' on ne pouvait même pas y semer du seigle . Une herbe rase y poussait , que les moutons avaient peine à brouter . Des pierres plates , rongées de pluies et de soleil , gisaient là , immobiles depuis la naissance de la terre . Des touffes de joncs secs formaient par endroits une végétation , déconcertante au milieu de ce sol aride . De grands souffles d' air brûlant balayaient ces plateaux . Soudain ravivé par les détails insignifiants du chemin , un souvenir se leva dans sa mémoire . Il la voyait très bien maintenant , cette * Marie- * Anne qu' il avait tant aimée , au temps de sa jeunesse et de sa force . Elle venait au-devant de lui , sur la route , les dimanches où ils se retrouvaient . Elle était un point imperceptible au bas des grands peupliers , qu' il avait déjà reconnu , et alors il faisait un temps de galop , dans sa hâte de la rejoindre . Ils se retrouvaient près du ponceau de pierre , jetant sa seule arche sur le ruisseau . Alors ils s' asseyaient sur le parapet rongé de mousse , et se regardaient dans les yeux , ne trouvant pas de paroles , tellement ils avaient de choses à se dire . Les bouffées du vent tiède leur apportaient par moments les sons du cornet à piston , qui faisait danser les filles à l' assemblée . Ils causaient lentement de l' état des récoltes , s' informant avec intérêt du progrès des cultures . Chez * Dominique , les pluies avaient fait couler la fleur du raisin ; chez * Marie- * Anne , les orages gonflant les ruisseaux avaient " enlésiné " le foin des prairies riveraines ..... les souvenirs se suivaient un à un , comme les grains d' un chapelet . Un jour sur semaine , * Dominique avait trouvé sa bonne amie pliant la lessive étendue au soleil sur des haies . Une nuée montait , envahissant peu à peu le ciel . Elle l' avait prié de lui donner un coup de main , riant aux éclats à l' idée de confier pareille besogne à un gaillard aussi solide . Lui avait obéi docilement , comme il faisait toujours quand elle lui commandait quelque chose . Ils rentraient les draps de toile rude , tirant à chaque extrémité pour en effacer les plis . Profitant d' un moment où il tournait la tête , * Marie- * Anne donna une secousse si brusque qu' il s' étala , les quatre fers en l' air . Il croyait entendre son rire . Puis ils s' étaient mariés , et il l' avait emmenée dans la maison de son père . Ils étaient partis sur un charreton garni d' une botte de paille qui les secouait terriblement , les jetait l' un sur l' autre , chaque fois que la roue retombait dans l' ornière . Ils se regardaient en dessous , un peu gênés , heureux de sentir à chaque secousse le contact de leurs corps , qui se cherchaient confusément . Elle avait un grand bonnet à fleurs comme on n' en portait plus , et , sur les épaules , un châle rouge , fulgurant , fleuri de palmes . Autour d' eux c' était une aube pluvieuse de novembre , les dernières feuilles des peupliers tombaient . Ils ne voyaient rien , la route blanche s' allongeait devant eux , les menait vers le bonheur . Des carrioles , conduisant des invités , les dépassaient ; et les gens au passage leur criaient des gaudrioles . Et voilà qu' il se mit à penser qu' elle ne serait pas là pour la noce du grand garçon , dont elle était si fière . Il répétait tout haut : ma pauvre femme , ma pauvre femme ! Avec cette voix lointaine des gens , qu' un souci obsède . Pitoyable et courbé , il se hâta sur la grand'route , sur la route où toute sa vie avait passé , frêle chose battue des vents , lavée par la pluie , à peine plus lourde aux mains de la destinée que ces feuilles roulant devant lui . Il allait , il allait , et près du ruisseau fangeux , près du ponceau d' une seule arche , près de la haie de troène , il n' y avait personne pour l' attendre , pour lui faire l' accueil d' un sourire . Les jours passaient cependant et les noces devaient avoir lieu au commencement de septembre , les travaux de la moisson une fois terminés , alors que les paysans ont un moment de répit , dans le dur travail de la terre . Pourtant ils devaient se séparer pour quelques semaines , parce que les deux pêcheurs allaient faire une nouvelle campagne dans le * Madon , un affluent de la * Moselle , qui coule à une trentaine de kilomètres en amont . * Pierre aurait bien remis ce départ , mais la chose n' était guère possible , à cause du lot qu' ils avaient affermé . - l' ablette devait être abondante dans ces parages , d' après ce qu' on leur racontait tous les jours . Ces ruisseaux qui s' enfoncent dans l' intérieur des terres , n' étant pas troublés par la navigation , offrent à la reproduction du poisson des endroits favorables . Le frai se conserve mieux et prospère , parmi les paquets d' herbe et les racines chevelues des saules . * Marthe était toute bouleversée par ce départ . Pourtant elle cherchait à se consoler avec des raisons qu' elle inventait , et qui ne la rassuraient qu' à demi : quelques semaines étaient bientôt passées , et * Pierre ne serait pas sans revenir au moins quelques dimanches . Lui aussi , lui représentait toutes ces choses , quand il l' entendait soupirer et se plaindre , et dans sa bouche , prononcées par sa voix , la douceur en paraissait plus consolante . Accompagnés du vieux garde et de sa femme , ils allèrent à la ville acheter les habits de mariage . * Pierre , qui d' ordinaire ne s' occupait guère de ces détails , tâtait les étoffes , les froissait dans ses mains d' un air soupçonneux , ne trouvant rien d' assez beau pour sa promise . On fit choix d' une étoffe de soie , couleur gorge de pigeon , à reflets mauves et bleus , qui bruissait doucement et coulait dans leurs doigts , comme une eau changeante . Le marchand en vantait la solidité ; ça durait toute la vie , une robe confectionnée avec cette étoffe ! * Marthe , suivant un usage du pays , acheta de son propre argent , gagné par son travail de brodeuse , la chemise du marié , une belle chemise , dont le devant était gaufré de petits plis . Puis , deux dimanches de suite , ils allèrent faire leurs invitations dans les pays du voisinage . Ils partaient après la messe , marchant par les champs ensoleillés , à travers les seigles blonds et les sainfoins en fleur , et d' aller ainsi aux bras l' un de l' autre pour leurs affaires , cela leur donnait déjà l' illusion d' être mari et femme . Partout où ils allaient , on les regardait avec curiosité ; des filles soulevaient leurs rideaux , pour les voir passer , et des femmes , d' une porte à l' autre , s' extasiaient sur leur bonne mine . Chez les parents où ils étaient attendus , c' étaient des conversations interminables auprès de la table , où la maîtresse du logis avait déposé une bouteille de vin vieux , une tarte aux cerises , ou un gâteau de fine farine , pétri à leur intention . On leur demandait des nouvelles , on s' informait de ceux qui étaient nés ou qui étaient morts dans leur village . On leur racontait aussi , avec force détails , les généalogies compliquées et les liens de parenté qui unissaient les familles , car on a cette religion dans le pays , et les rejetons d' une même souche , nombreux à l' infini , et qui ne se retrouvent guère qu' aux noces et aux enterrements , se considèrent toujours comme étroitement unis . Cela finissait souvent par des contestations où tout le monde s' embrouillait ; n' empêche , on se promettait de rire et de danser à leurs noces . Ils avaient compté le nombre des convives . Si tout le monde venait , ils seraient au moins une centaine de personnes . Cela venait de la famille de * Pierre , une vieille famille du pays , dure et résistante , dont les descendants avaient peuplé le val et le plateau , laissant dans chaque village trois ou quatre parents , portant le nom de * Noel . Cela faisait des frais , au moment de se mettre en ménage . Mais le vieux * Dominique tenait bon . On ne ferait pas l' affront d' inviter les uns et pas les autres . On l' avait prié à tant de noces , au cours de son existence , que , le moment étant venu de rendre ces politesses , il ne se ferait pas remarquer par sa ladrerie . On ferait comme tout le monde , c' était bien entendu , et on n' irait pas chercher le voisin , pour payer la dépense . Les fiancés allaient d' une maison à l' autre , retrouvant partout le même accueil franc , les mêmes politesses . On buvait le vin des récoltes fameuses : * Marthe trempait à peine ses lèvres dans le verre ; * Pierre , à qui le jus de la vigne ne faisait pas peur , tenait tête aux santés qu' on lui portait . Mais comme c' était un gars solide , dont le coffre était bon , à peine s' il avait les jambes guillerettes , quand ils revenaient au soir , seul à seule , dans le grand silence des campagnes . C' était une griserie légère , qui se devinait seulement , à son oeil plus vif , à son teint allumé , à son étreinte plus robuste . Alors il empoignait * Marthe par la taille et il la faisait sauter , le long des enclos . Les pierres roulaient sous leurs pas , le long des pentes rocailleuses . Une caille surprise se levait du creux d' un sillon et partait dans un frou-frou d' ailes . La chanson de * Pierre montait , large et sonore , vers les premières étoiles . Les deux * Noel partirent pour leur campagne de pêche . Ils se mirent en route , un dimanche après la messe . * Marthe les accompagna jusqu'à la côte du * Ragot . Le vieux * Dominique précédait les jeunes gens de quelques pas , voulant les laisser en tête à tête . Ils ne se parlaient pas , une même gêne les oppressant . à quoi bon répéter les propos tenus tant de fois , chercher des consolations dans des paroles inutiles ? à peine s' ils osaient se regarder , sentant bien que le moindre signe d' émotion les aurait fait pleurer . Ils voulaient être forts , mais leurs lèvres tremblaient et ils détournaient tristement la tête . Il se faisait en eux un mouvement de choses inexprimées , qui retombaient sur leur coeur , le gonflaient désespérément . La route s' allongeait : * Marthe allait plus loin qu' elle n' aurait voulu . Elle prendrait congé des pêcheurs auprès de cet enclos , à ce champ de trèfle , à ce bouquet d' arbres . Et toujours elle avançait . Ils parlèrent pendant quelque temps de leurs projets d' avenir , et ces espérances lointaines , dérivant le cours de leurs pensées , leur apportèrent quelque soulagement . Il fallut se séparer : à peine si on apercevait la flèche du clocher pointant derrière eux , au milieu des vignobles . Alors * Pierre l' embrassa , la serra longuement dans ses bras . Et cette étreinte robuste avait une loyauté qui rassura * Marthe . Puis il s' engagea sur la pente ravinée . Bientôt il ne fut plus qu' un point imperceptible entre les buissons d' églantier , qui garnissaient les talus de la route . Puis il disparut à un tournant . Alors une détresse aiguë envahit * Marthe tout entière , une détresse qui tenaillait sa chair et son esprit . Et soudain elle eut envie de l' appeler , de courir vers lui , de lui parler encore , un afflux de tendresse , une montée de passion véhémente lui ayant fait trouver les paroles émouvantes , les protestations de fidélité , les serments solennels qu' elle n' avait pas su lui dire . Elle revint tristement sur ses pas . L' air était doucement lumineux , les blés se mouvaient dans une clarté blonde ; pourtant rien ne lui souriait . Elle se laissa tomber sur le bord de la route . Débouchant d' une sente herbeuse , courbée sous le poids d' un fagot de bois mort , qu' elle venait de ramasser brin à brin dans les friches , la vieille * Dorothée s' avança . Dès qu' elle aperçut * Marthe , jetant son fagot à terre , la vieille vint s' asseoir à côté de la jeune fille . C' était son habitude , à cette pauvre femme . Au cours de ses vagabondages à travers champs , elle venait retrouver les travailleurs et prenait place à leur côté , quand ils se reposaient , pour boire un coup . Elle n' avait pas grand'chose à leur dire , mais un obscur besoin de sympathie et de réconfort la ramenait vers les êtres vivants . Du premier coup d' oeil , elle remarqua bien la stupeur désolée dont le visage de * Marthe était empreint . Elle s' informa , apprit la séparation inévitable . Alors , tirant péniblement de sa pauvre cervelle usée des bribes de consolation , des idées rudimentaires , entremêlant tout cela de lambeaux informes de souvenirs et de conseils , tirés de sa propre expérience , elle entreprit de lui remettre le coeur , en lui disant de douces paroles : - faut pas se faire de chagrin ... faut être raisonnable ; on n' est pas pour si longtemps sur cette terre . Elle parla longtemps , dévidant l' écheveau interminable des aphorismes sentencieux , des réflexions banales et profondes , qui traînent dans la conversation des campagnards , où se résume leur dure expérience de la vie . * Marthe l' écoutait d' une oreille distraite . Pourtant cela lui faisait du bien , à la longue . Sa douleur s' assoupissait , comme endormie par une incantation mystérieuse . troisième partie : * Pierre et * Dominique étaient arrivés en haut de la côte de * Sexey- * Aux- * Forges . Chaque année , ils s' arrêtaient à cette place , pris d' une sorte de contemplation , à la vue du paysage qui s' ouvrait à leurs pieds . Leurs hottes , où s' entassait leur attirail de pêche , étaient posées contre un mur croulant de pierres sèches . La vallée , qui pendant des lieues n' était qu' un étroit couloir de roches , sinueux et profond , s' élargissait subitement et tandis que la fuite des coteaux ondulait vers l' horizon avec une grâce infinie , les grands bois couronnant leurs cimes n' étaient plus qu' un liséré bleuâtre au bord des cultures , manteau mouvant jeté sur les flancs de la terre . Au fond du val , des champs de blé , des carrés de betteraves , des pâturages d' herbe drue avaient poussé avec cette opulence lourde des végétations nourries par l' humus noir des terrains d' alluvion . Au sortir de la pauvre vallée rocailleuse , c' était comme un pays de * Chanaan étalé à leurs pieds , un pays de richesse et de bien vivre . La * Moselle aussi avait changé d' aspect . Ce n' était plus la rivière qui coulait en aval , tournoyante et rapide , brisée sur des barrages dont la grande voix emplissait le val . Elle s' étalait avec une lenteur aisée sur des grèves blanches , bordées d' oseraies et de saules où le vent creusait des frissons d' argent . Par places aussi , elle devenait un canal régulier , encaissé de talus , où des sonnailles frémissaient sans cesse sous les jeunes ormes , le long des chemins de halage . Vers * Pont- * Saint- * Vincent le paysage s' animait d' une vie trépidante , d' une fièvre de mouvement et d' industrie . Des cheminées d' usine , des hauts-fourneaux , dressés comme des tours , salissaient le ciel de leurs panaches de fumée , et des amas de scories formaient des remblais obstruant le fond de la vallée . Le vieux * Dominique , qui paraissait absorbé dans une rêverie triste , en sortit pour dire ces mots : - v'là bel âge , mon fils , que je suis venu ici pour la première fois avec mon père . C' est ça qui ne nous rajeunit pas ! Ayant remis sa hotte à l' épaule , il repartit du même pas mesuré , sentant sa charge alourdie de tout le poids des souvenirs . Par des sentiers en lacets , ils rejoignirent la grand'route , qui s' allongeait , poudreuse et toute blanche . Le crépuscule tombait . Maintenant qu' ils approchaient du gîte , ils entendaient mieux les bruits étranges et profonds dont la campagne était vibrante . Le choc sourd des marteaux-pilons , revenant par intervalles , ébranlait les monts dans leurs assises lointaines . Des halètements de machines , pareils à la respiration d' une bête géante , mettaient autour d' eux une rumeur de vie confuse . Des usines , avant de s' endormir , laissaient fuser leur vapeur avec un long sifflement triste ..... ils longèrent les forges . Des laminoirs sortaient des barres de fer rouge qui s' allongeaient et se tordaient sur le sol , comme des serpents de feu . Les hauts-fourneaux déversaient leur coulée de métal en fusion , dont l' éclat brûlait les yeux , sous un crépitement d' étincelles . La nuit était tout à fait venue , quand ils arrivèrent à l' auberge de l' ancre de marine , où ils faisaient séjour chaque année . C' était une vieille maison , bâtie en planches et en briques , au confluent de la * Moselle et du * Madon , tout près des grèves blanches , animée tout le jour de la vie que charriait le fleuve . Des mariniers entrant en coup de vent lampaient un verre d' eau-de-vie , tandis qu' on éclusait leur bateau ; des conducteurs d' attelage , le fouet sur le cou , mangeaient un morceau à la hâte et leurs chevaux s' ébrouaient , secouant leurs colliers garnis de grelots . L' hôtesse leur fit bon accueil . Elle avait plaisir à les revoir chaque année , maintenant qu' elle se faisait vieille . La face rougeaude , toujours allumée par la chaleur des fourneaux , elle posait ses mains sur ses hanches avec un air de maîtresse femme , et son ventre proéminent avait toute l' importance d' une chose respectable , pareil à la façade d' une maison cossue . Essuyant du coin de son tablier un bout de la table encombrée de vaisselle , elle leur servit à boire elle-même , par une sorte de considération , et la fraîcheur du petit vin blanc de la côte parut douce à leurs lèvres . Par la porte entr'ouverte sur ce crépuscule de juin , le village apparaissait , ses toits bruns escaladant le mont sous les fumées bleues du soir . Tout en haut la falaise de rochers était encore vaguement éclairée , et les tourelles du fort dessinaient leurs dômes arrondis , ayant l' air de bêtes embusquées . Curieuse , la vieille s' informait des événements survenus dans leur village , depuis la dernière campagne . Elle parlait de ce pays distant de quelques lieues , comme s' il eût été à l' autre bout de la terre . Elle apprit le prochain mariage de * Pierre avec une satisfaction visible . Affable à la façon des commerçants qui doivent faire bon visage à tout le monde , elle demandait des détails sur la fiancée avec une attention bienveillante . Quand les deux pêcheurs eurent soupé , ils montèrent se coucher dans la petite chambre qui leur était réservée sous la tuile du toit . * Pierre revit avec joie les murs blanchis à la chaux , l' étroite lucarne donnant sur les jardins , d' où montait l' odeur sucrée des haies de chèvrefeuille . Tout cela , s' endormant dans la lumière bleue du crépuscule , avait une douceur ineffable . * Dominique se coucha , ayant rangé soigneusement ses engins de pêche . * Pierre , qui ne tenait pas en place , sortit pour prendre l' air . Jamais , comme en ce moment -là , il n' avait senti l' émouvant désir d' inconnu dont son âme était frémissante ; jamais il n' avait palpité davantage sous les souffles aventureux ; jamais il n' avait éprouvé , plus amère et plus désolante , cette sensation d' ennui qui le laissait retomber sur lui-même , inerte et désemparé , à la pensée de passer sa vie à la même place . à chaque instant des trains passaient , trouant la campagne de leur rumeur , filant à toute vapeur vers des destinations inconnues . Des chalands glissaient au ras de l' eau , fouillant les berges de leurs fanaux rouges et verts , comme les prunelles d' une bête monstrueuse . Des ouvriers revenaient des usines et des forges , et dans la nuit tiède les patois heurtaient leurs sonorités différentes ... * Pierre allait au hasard , rêvant à des choses ... puis , quand il rentra , comme le sommeil était long à venir , il resta longtemps couché sur le dos , suivant machinalement des yeux le rayon de lune qui , glissant par la lucarne , faisait une longue traînée blanche sur les murs ... dans une anse formée par une sinuosité du * Madon , les chalands étaient amarrés . C' était comme un village flottant . Ils étaient là , les chalands , rangés le long des berges encombrées de tas de graviers , rattachés à la rive par des amarres de corde nouées à la tige des ancres à demi enfoncées dans le gazon , serrant l' un contre l' autre leurs flancs ventrus entre lesquels l' eau passait , furtive , attirante , sans cesse chatoyante des reflets diversement colorés que les peintures criardes y laissaient traîner . Ils étaient là , les chalands , de toute grandeur et de toute taille , venus de tous les coins de la * France , des plaines du nord et des bords du * Rhin , formant , dans ce coin de rivière lente , comme un petit village d' où montaient des cris d' enfants et des voix de femmes . On voyait le bateau , fait de plaques de tôle jointes avec des rivets , dont l' avant se relevait comme un bout de sabot , disgracieux et lourd , dont la coque joufflue , peinte de minium vif , tirait l' oeil . Tout près , la péniche charpentée avec des planches de sapin , à peine équarries par la hache du ségard , montrait le squelette de sa membrure enduite de goudron , laissait traîner au fil de l' eau des irisations changeantes . Et aussi les lourds chalands bien construits , portant une petite maison blanche avec des fenêtres à volets verts , fleuries de géraniums et de fuchsias , et une écurie , dont la porte entr'ouverte laissait voir la croupe luisante d' un cheval bien nourri . Et sur tout cela , flottaient des mouchoirs , des camisoles roses , du linge blanc qui séchait dans le vent , pendu à des ficelles , et qui étaient comme les pavois de cette flottille arrêtée là , au tournant de la rivière . Des enfants couraient pieds nus , sur les ponts vernis , heureux de sentir sous leurs pieds la tiédeur des planches , chaudes de soleil . Des oiseaux sifflaient dans des cages et , vers le soir , des fumées bleues montaient des petits fourneaux installés près du gouvernail , mêlant à la senteur pénétrante des colzas en fleur l' odeur des oignons frits et des sauces . Un peu en aval , un chaland dormait sur l' eau , parmi les herbes fluviales , visqueuses et noires , qui entouraient sa coque de leur ondulation . Tout neuf et bien astiqué , il barrait le cours d' eau de sa masse imposante , et le battoir des laveuses agenouillées sur l' autre rive , éveillait le long de ses flancs des échos sonores . Il était si grand , qu' on eût dit le roi de toute cette flottille . à l' arrière une planche découpée portait ce nom : reine des eaux , gravé en lettres d' or . * Pierre s' était levé de bonne heure ce matin -là . Il se sentait les muscles reposés , l' esprit alerte , et toute la clarté matinale le pénétrait de sa joie . La pêche s' annonçait bien , et ils pourraient revenir plus tôt qu' ils n' avaient pensé . En songeant à son mariage qui était si proche , il se sentait pénétré d' une joie aussi vive que cette aube frissonnante . Il attendait ce moment , sans émoi et sans trouble , avec une confiance tranquille , comme on attend un bonheur dont on est sûr . Les fleurs des scabieuses avaient déjà les tons décolorés , cette teinte violette et doucement passée qui indique que la saison s' avance et que les grandes chaleurs vont venir . Sur les sentiers humides , les seigles très grands laissaient retomber leurs épis barbus qui tremblaient dans le vent , pénétrés de lumière . Une barque était amarrée à la berge , toute pareille à l' autre , celle qu' ils conduisaient dans leur pays . Se couchant à l' arrière sur le ventre , comme font les pêcheurs riverains , il la lança au milieu du courant d' un coup de pied donné à la berge . La barque partit , tournoya au milieu des remous , puis accéléra sa course . Debout à l' arrière , * Pierre la dirigeait avec un grand aviron . Il se mit à chanter . Sa voix montait dans le silence des campagnes , parmi des chants d' oiseaux et la fraîcheur du jour . Au delà des troncs vermoulus des vieux saules , la prairie trempée de rosée s' éveillait sous un frissonnement de lumière matinale . Des brumes , flottant dans ses profondeurs , coulaient comme un autre fleuve immatériel , ondoyant , aérien . La barque descendait le courant et * Pierre , de temps à autre , donnait un coup d' aviron pour la maintenir dans sa route . Il jouissait de cette marche rapide . La rivière autour de lui avait aussi cet aspect de jeunesse inaltérable , répandu sur les choses . Par places elle s' étalait sur des sables et le fond de la barque raclait doucement le gravier . Dans l' ombre mouvante projetée par les saules , de grands chevaines dormaient à la surface attiédie , faisant sur l' eau des taches noires . Il approcha de l' endroit où les chalands étaient amarrés . Accoudée sur le bordage d' avant , une femme le regardait venir . Les yeux clignotant dans l' immense réverbération de soleil qui montait des eaux , son corps souple et mince rasé sur le pont dans une attitude féline , elle avait l' air de guetter une proie . La barque frôla le chaland de si près que * Pierre aurait pu lui tendre la main . Il la voyait très bien maintenant . C' était une belle fille d' une vingtaine d' années , une de ces brunes au teint mat , dont tout le corps pétri de volupté éveille chez les hommes un désir , une obsession qui les suit longtemps , lancinante et tenace . Sa joue , couverte d' un léger duvet caressé d' une lumière molle , sa taille pliante et ronde , sa poitrine d' une maturité savoureuse , les coins de ses lèvres finement ombrées , tout était en elle séduction , éveil de sensualité . Elle se tenait ainsi , provocante et souple . Un noeud de ruban rouge , attaché aux lourdes torsades de ses cheveux noirs , rehaussait de son éclat chaud toute leur splendeur vivante . Les pointes aiguës de ses jeunes seins griffaient l' étoffe mince de son corsage . Quand * Pierre passa auprès d' elle , elle ouvrit ses larges yeux , pailletés d' or , avec la lenteur voluptueuse d' un chat qui se réveille , un sourire indéfinissable flottant sur ses lèvres rouges . La barque descendait le courant : elle était toujours à la même place , penchant sa tête brune à l' arrière du bateau , immobile dans sa pose de bête aux aguets . Au même moment une barque rejoignit celle de * Pierre . Montée par deux tireurs de sable , elle était si chargée que le bordage plat rasait l' eau . Les reins ceints de flanelle rouge , ils la dirigeaient au milieu des remous , avec une lourde gaffe en croc qu' ils plongeaient alternativement à droite et à gauche , solidement plantés sur leurs jambes écartées . L' un d' eux dit si haut , que * Pierre l' entendit : - as -tu vu la belle jeunesse ? Elle a des yeux , qu' on allumerait sa pipe après , pour sûr . Et l' autre répondit : - j' voudrais bien que les puces de mon lit soient faites comme ça . * Pierre se fit cette réflexion , qu' ils n' étaient pas difficiles . Depuis plusieurs jours déjà , il la voyait à la même place , guettant son passage sur les eaux . Pourquoi avait -elle ce sourire étrange , dès que leurs yeux se rencontraient ? C' était une effrontée , cette fille des bateaux . Puis il songea à autre chose . La vallée maintenant s' éveillait , emplie de lumière et de mouvement . Une drague au loin se mit à haleter , tandis qu' on entendait le bruit sourd des graviers roulant dans les godets , dont la chaîne remontait des profondeurs du fleuve . Chaque fois qu' un godet arrivait au sommet de la drague , le soleil y accrochait une lueur , rapide comme un éclair . * Pierre était tout à sa besogne . Pourtant , au cours de la journée , le souvenir de la belle fille brune revint à sa pensée . Il la revoyait , inquiétante et énigmatique , allongée sur le pont du chaland , promenant sur les eaux son regard sombre . Quand il songeait à * Marthe , c' était chaque fois , dans son coeur , l' éveil d' une tendresse calme , qui l' enveloppait . Pourtant l' image de l' absente se faisait peu à peu plus imprécise et plus lointaine , dans le tumulte des sensations neuves qui l' entouraient , dans le désarroi des désirs inavoués qui s' agitaient en lui . Il était bien heureux sans doute . Pourtant quelque chose en lui s' attristait et persistait à rêver une vie différente . Parfois il avait peine à se rappeler ses traits , comme s' il s' était fait un grand trou dans sa mémoire . En vain fermait -il ses yeux , la chère image ne sortait plus de la grisaille informe , où s' effaçait lentement tout ce passé d' amour . D' autres fois , de menus détails lui revenaient , des riens si vivants et si précis qu' ils lui donnaient l' illusion de la voir là , toute proche , à côté de lui . Il se rappelait le son de sa voix , et l' air sérieux qu' elle prenait tout à coup , au cours de leurs entretiens , levant le doigt pour lui expliquer quelque chose . Un soir , comme il revenait d' une fatigante journée de pêche , la patronne lui remit une lettre . Pour la lire à son aise , il sortit dans l' étroite courette , donnant sur les jardins . Un peu de jour mourant jetait sur le papier une clarté pâle . Voici ce que * Marthe lui écrivait : " mon cher * Pierre , " c' est pour te donner de nos nouvelles , et te dire que nous sommes en bonne santé . Mes parents te font bien leurs honnêtetés . Mon père , si vieux et tout cassé , se plaint de la grande fatigue , rapport à ses tournées dans les bois . Il n' est que temps qu' il prenne sa retraite , et que ça finisse . C' est pour te dire aussi que je pense tout le temps à toi ; mais il ne faut pas s' écouter , sans quoi je pleurerais toute la sainte journée , comme une * Madeleine . Je travaille en compagnie de la vieille * Marie- * Anne , assise sur le banc à l' ombre . Tu verras , mon cher * Pierre , toutes les belles affaires que je prépare , des tabliers , des mouchoirs de poche , tout un beau trousseau de mariage . Je me dépêche de faire mes points , sans penser à autre chose , et comme ça , la journée se passe . " l' autre soir , je passais devant votre maison ; il y avait de la lumière , et j' ai entendu du bruit . J' étais si sotte que j' ai cru que vous étiez revenus , et ça m' a donné un coup . J' ai dû m' asseoir sur le bord du chemin , puis le vieux * Guillaume est venu , il m' a parlé de toi et ça m' a un peu consolée . " et puis , j' ai voulu aller dans les chènevières , comme nous faisions , quand tu étais là . Il faisait si bon et l' air était si doux que je n' ai pas pu rester , parce que tout me paraissait trop triste . " c' est pour te dire aussi qu' on va faire une vente chez les * Mathieu , des pauvres vignerons qui n' ont pas eu de réussite dans leurs affaires . Il paraît qu' on enlèvera tout , jusqu'à la cendre de la cheminée . Maman * Catherine dit qu' on pourrait bien y aller faire un tour , pour voir si quelque chose ne serait pas à notre convenance . Mais le mobilier de ces vieilles gens était comme eux , tout cassé et démantibulé , et je voudrais aussi que tout ce qui nous servira , dans les premiers temps , soit neuf et bien à nous . Maman prétend que c' est une drôle d' idée , mais j' y tiens . Pourtant on dit comme ça , qu' ils ont une belle pendule , qui leur vient d' une succession . Elle ferait bien sur la cheminée de notre belle chambre . " je m' arrête , car je veux mettre ma lettre à la poste pour qu' elle t' arrive tout de suite . Je glisse dans l' enveloppe deux brins du pot de réséda , qui est sur ma fenêtre , pour que tu penses à moi , en sentant leur bonne odeur . " quoique j' aie le coeur gros par moments , je finis toujours par me faire une raison . Adieu , * Pierre , je t' embrasse comme je t' aime , " * Marthe * Thiriet . " * Pierre avait lu la lettre tout d' un trait , puis il la relut posément , savourant toutes les tendresses inexprimées qui se levaient de chaque ligne , de chaque mot , avec un murmure familier , un chuchotement câlin et enveloppant . Elle était là , tout près de lui , parlant tout bas dans ce soir calme . Certains mots , qui lui étaient habituels , rappelaient les gestes qui les accompagnaient , et cela lui donnait l' illusion de sa présence . Son coeur se gonfla subitement d' une telle poussée d' amour , qu' il la chercha vaguement , tourné dans un mouvement instinctif vers le coin de l' horizon , où se trouvait le petit village . Il regardait longuement la chère lettre , écrite sur un papier de dentelles , comme en emploient les amoureux de campagne . Une guirlande de pensées courait sur les bords , tandis qu' un bel oiseau bleu prenait son vol vers le haut de la page , à l' endroit où elle avait écrit ces mots qu' il répétait avec une ivresse confuse . " mon cher * Pierre , mon cher * Pierre ... " autour de lui , comme pour faire écho aux tendresses murmurantes qui s' agitaient en son coeur , la magie des soirs silencieux accomplissait son mystère . Baignés d' air immobile et bleuâtre , les arbres du jardin , les vieux murs croulants , les toits de tuile brune s' enveloppaient de nuances doucement éteintes , et retournaient au silence et au recueillement de la nuit . Des odeurs pâmées montaient des brins de chèvrefeuille , les corolles des belles-de-nuit jetaient une dernière senteur pénétrante , comme un adieu mélancolique au jour . Et dans toutes les odeurs qui flottaient , insaisissables , * Pierre croyait reconnaître le parfum des brins de réséda , déjà flétris au fond de l' enveloppe , comme un souvenir discret et fidèle . Il y avait bal , ce soir -là , à l' auberge de l' ancre de marine , dans la grande salle du premier étage . Rien qui rappelât les assemblées du val-des-nonnes , avec leurs paysannes rougissantes , leur petite musique perdue dans l' immensité des bois : c' était quelque chose de plus âpre , de plus brutal , de plus fort . Les rauques éclats des instruments de cuivre couvrant le nasillement triste de la clarinette , scandaient le trépignement des pieds , secouant le plancher sonore . Des cris montaient , des appels qu' on se lançait d' un bout à l' autre de la salle . On entendait un lourd piétinement de bottes ferrées , et par moments , dans la ronde endiablée où se débattait la cohue , éclatait un tel vacarme que des parcelles de plâtras et de bois vermoulu , détachées du plafond , tombaient en fine poussière sur la tête des danseurs . La clarté fumeuse des quinquets vacillait dans le nuage de poussière qui montait du plancher , bien qu' un garçon d' auberge vînt l' arroser par moments , dessinant sur le parquet un entrelacement de rosaces compliquées . * Pierre se sentait mal à l' aise au milieu de cette foule où il ne connaissait personne . Il était venu là pour se distraire un peu , poussé par ce goût du plaisir qui était le fond de sa nature . Il restait près de la porte , sous les lampions de papier rouge qui décoraient l' orchestre , l' air ennuyé , les mains dans les poches , avec ce dandinement d' épaules qui lui était habituel . Pêle-mêle curieux et disparate . Il y avait là des vignerons facilement reconnaissables à leur blouse de toile grise , attachée au cou par une agrafe de cuivre . Mais comme ils étaient noyés dans le flot tumultueux des gens venus de tous les pays ! Des ouvriers d' usine passaient , la taille serrée dans leur bourgeron de toile bleue , arborant des casquettes de soie sur leurs têtes faubouriennes , vicieuses et chafouines . Des mineurs du nord , travaillant à l' extraction du minerai , géants blonds et lourds , aux chairs molles , se mouvaient avec lenteur , échangeant entre eux , à de rares intervalles , quelques mots d' un patois rauque . Et des terrassiers piémontais , de beaux hommes , aux têtes frisées , formaient dans un coin un groupe compact , hostile et sournois . On les craignait , car leurs discussions se terminaient , d' ordinaire , par des coups de couteau . * Pierre cherchait à se faufiler parmi les couples , quand il entendit une voix qui disait derrière lui : - regarde ce beau garçon . Il devrait bien me faire danser . Mais il est trop fier pour ça . Il se retourna et reconnut la fille des bateaux . Elle riait effrontément , au bras d' une compagne . Il la regarda fixement , avec ce grand air de fierté qu' il avait devant les gens , qu' il ne connaissait pas . Moqueuse , elle soutint son regard , puis elle lui partit au nez d' un éclat de rire si railleur , qu' il en fut tout décontenancé . Elle s' éloigna . Pourquoi se moquait -elle ainsi des gens , cette fille si délurée ? On savait ce que valaient ses pareilles : des bohémiennes , des coureuses . Il lui montrerait qu' une femme ne lui faisait pas peur . Appuyée contre un pilier à l' autre bout de la salle , elle le regardait encore . Plus jolie ce soir -là , toute sa mise soigneusement attifée lui donnait un air de coquetterie provocante . Son torse se moulait sur un corsage de soie , dont les plis se cassaient autour de sa taille en reflets miroitants . Une rose rouge épanouie tachait de sa pourpre la splendeur lustrée de sa chevelure . Des boucles d' oreilles , en larges anneaux d' or , mettaient autour de ses joues ambrées une palpitation fauve , un scintillement continu de métal . Des accroche-coeur effilés , au coin de ses tempes , aiguisaient le regard de ses yeux noirs . Quand il se posait sur * Pierre à la dérobée , il avait , ce regard profond et sombre , une douceur qui démentait l' expression d' effronterie qu' elle s' efforçait de donner à ses traits . * Pierre voyait très bien tout cela . En ce moment , l' orchestre , adoucissant le chant de ses cuivres dans une langueur molle et balancée , commençait la ritournelle d' une valse . Il baissa la tête , et se lançant dans la cohue , alla inviter la belle fille . Celle -ci accepta sans mot dire . Il sentait maintenant ce corps souple onduler dans ses bras avec un mouvement sinueux , une grâce de chose vivante , pareille à un rythme d' amour . Sous sa main largement plaquée sur l' étoffe du corsage , la taille ployante frémissait , palpitait , semblait se dérober . Par moments leurs genoux se frôlaient . La danse prit fin . Suivant la mode du pays , ils firent un tour de promenade , se donnant le bras . * Pierre ne trouvant rien à dire à sa danseuse , cherchait des mots dans sa tête , tournait en tous sens des bouts de phrase , tandis qu' elle le regardait en dessous , muette et concentrée . Seulement les mains de la fille allaient et venaient , énervées , agitant les breloques suspendues à sa chaîne de montre , trahissant le trouble qui s' était emparé d' elle . Enfin , il lui dit , la voix changée et balbutiante : - pourquoi regardez -vous les gens qui passent sur la rivière , avec l' air de vous moquer d' eux ? Elle s' arrêta , et lui dit bien en face : - je regarde ce qui me plaît , et parce que cela me plaît . Et les yeux noirs eurent encore leur expression de douceur profonde . Puis la danse recommença ; ils se reprirent , émus et enivrés . Alors elle lui dit : - ne vaudrait -il pas mieux prendre le frais au dehors , au lieu de rester dans cette salle où on étouffe ? Ils sortirent dans la cour étroite qui donnait sur les jardins . Sous le ciel d' un bleu tendre , pénétré de la poussière d' argent qui émanait de la lune , les coteaux prolongeaient leurs ondulations dans les lointains vaporeux . Les grandes masses immuables de la terre reposaient dans une sérénité infinie . Quelques étoiles scintillaient d' un éclat tremblant et tendre : par moments , des bruits mystérieux passaient , palpitant étrangement au coeur de la nuit : des bruits venus des bords reculés de l' horizon , emplissant le large silence d' un immense frisson de vie . Plus près d' eux , des espaliers agitant leurs branches folles , projetaient des ombres mouvantes sur les murs . Ils hésitaient , pénétrés d' une vague émotion au seuil de la nuit , craignant d' en surprendre le secret , de réveiller les puissances mystérieuses qui affolent le coeur des hommes , et rôdent comme des bêtes , sous la paix des grands arbres , près des gazons effleurés par la lune . Plus résolue , elle le prit par la main et l' entraîna . Ils allèrent s' asseoir au pied d' un mur de pierres sèches au bord de l' eau , et ils se mirent à causer à voix basse . Ils parlaient de choses indifférentes : de ce bal qu' ils comparaient à d' autres qu' ils avaient vus , des fêtes prochaines , des façons de danser propres à chaque pays . Il y avait des moments où ils se taisaient , pour mieux entendre le chuchotement des choses inavouées , qui murmuraient dans leurs coeurs . Et parfois , ils étaient distraits et se répondaient tout de travers , comprenant bien que ce qu' ils ne disaient pas , valait mieux que leurs paroles . Pourtant , elle eut un vif mouvement de joie , en apprenant que * Pierre devait encore rester tout un grand mois dans le pays . Elle lui dit aussitôt , comme pour le remercier : " nous aussi , nous ne sommes pas prêts de partir . " et ces paroles , à tous deux , leur furent douces . Il lui demanda son nom . Elle s' appelait * Thérèse : le nom lui plut . Autour d' eux , la prairie exhalait l' odeur pénétrante des herbes mouillées de rosée . L' eau passait à leurs pieds , tantôt brillante et tantôt noire . De larges nappes d' argent se tordaient dans les remous ; des courses de bêtes inquiètes fuyaient dans les roseaux . De temps à autre , une motte de gazon , détachée par le courant , tombait dans l' eau , et c' était un grand bruit , qui secouait tout ce silence . * Pierre , depuis quelque temps , se disait qu' il fallait être entreprenant , sous peine de paraître niais . Il attira la belle fille contre lui ; ses mains , agrippées au corsage , sentirent la rondeur ferme de la jeune poitrine . Elle résista , se débattit avec une douceur résolue : " bas les pattes , ou je m' en vais . " son ton était si ferme , qu' il ne revint pas à la charge . Il lui prit la main ; elle tenta de la retirer , puis l' abandonna , et * Pierre , avec une émotion très douce , sentit cette petite main , prisonnière de la sienne , qui faiblissait , se donnait , se faisait tout à coup confiante . Et cette caresse pénétra jusqu'au fond de son être . Il était très tard quand il la reconduisit au chaland , où elle habitait . Tout dormait dans le village . Elle remercia * Pierre de sa galanterie , et s' engagea sur la passerelle . * Pierre restait sur la rive , décontenancé , regrettant il ne savait quoi . Il lui dit , d' une voix faible : - eh bien , se quitte -t-on ainsi ? Elle revint rapidement , de ce pas léger qui faisait à peine plier la planche mince , et comme * Pierre ouvrait ses bras et tendait sa joue , il sentit qu' elle lui donnait ses lèvres . Ce fut un long baiser où leurs souffles se mêlèrent . Elle se dégagea et s' enfuit . C' était vraiment un très beau chaland que cette reine des eaux . chaque fois que la barque des deux pêcheurs frôlait sa masse imposante , le vieux * Dominique , qui s' y connaissait , le frappant de sa rame et le jaugeant d' un coup d' oeil , ne manquait pas de dire : - ça vaut vingt mille francs comme deux sous , une galiote pareille . * Pierre , qui rentrait plus tôt que de coutume , s' était arrêté pour l' examiner à son aise . Tirant doucement sur le filin qui l' amarrait au rivage , la reine des eaux se balançait sur le flot clapotant , avec une lenteur calme , un air de majesté indolente . Sa membrure puissante offrait des courbures savantes et des renflements doux à l' oeil . Le pont soigneusement fourbi luisait doucement sous le soleil , et la petite maison blanche au milieu avait une gaieté champêtre , avec ses volets minuscules peints en vert . à l' arrière , une statue de la vierge , taillée dans une planche par un sculpteur primitif , tournait un peu , montrait les dorures de son diadème et les constellations de sa robe bleue , chaque fois qu' une vague un peu forte venait frapper le gouvernail , qui se déplaçait alors , avec un grincement monotone , pareil à une voix ensommeillée . Vu ainsi , sous cette lumière , le bateau reluisait comme un sou tout neuf . Le visage mat de la jeune fille s' encadra dans la petite fenêtre ; elle aperçut * Pierre et , soudain souriante , elle l' invita à entrer . * Pierre accepta , intrigué . Il ouvrait de grands yeux en entrant dans ce logis étroit que le jour , mourant , sur les eaux emplissait d' un reflet doucement nuancé . Les boiseries de sapin jetaient un éclat miroitant , le plancher de bois blanc était saupoudré de sable fin et les meubles , la vaisselle avaient cette netteté , cette propreté particulière aux races du nord . Le fourneau surtout , avec ses nickels luisants et ses robinets de cuivre , était pareil à une pièce d' orfèvrerie . Un coucou de noyer était l' âme bruissante de ce logis . Tout cela avait séduit * Pierre , au premier coup d' oeil , par son air d' ordre et d' aisance . En lui-même , il comparait la propreté de cette chambre , qui était presque de la richesse , avec la pauvreté des maisons lorraines où des meubles vermoulus s' égarent le long des murs crépis à la chaux . Comme il ferait bon s' en aller sur cette maison flottante , le long des rivières tournoyantes et des canaux tranquilles ! Comme il ferait bon entendre dans les écluses le bruissement des eaux , roulant des vannes soulevées , tandis que le bateau monte avec une lenteur cahotée . Comme il ferait bon s' arrêter au soir , le long des chemins de halage , et dormir de calmes sommeils , pleins du glissement des rivières . Quelque chose vivait dans ce logis flottant qui était comme la révélation de ce qu' il avait rêvé , désiré , regretté jusqu'à ce moment même . La fille allait et venait autour de lui , toute heureuse . Le père * Maquet , assis sur une chaise près du fourneau , fumait sa pipe , sans rien dire . C' était un vieux marinier encore solide : sa carcasse noueuse , sanglée d' un jersey de coton , son béret de laine bleue enfoncé sur son front jusqu'aux yeux , il levait lentement sa face tannée , hâlée par les vents , recuite par les soleils qui tombent sur l' eau . La cendre de son moignon de pipe chauffait son nez écarlate , et , de temps à autre , il lançait un jet de salive brune , dans un crachoir de faïence posé à ses pieds , sur le parquet . Et chaque fois la vieille lui jetait un regard irrité , craignant pour la splendeur immaculée de son plancher , et d' un mouvement sournois du pied , elle rapprochait de lui le crachoir . Lui la laissait faire , ayant l' air de ne s' apercevoir de rien , faisant mine parfois de secouer la cendre de sa pipe sur la toile cirée de la table . Et ce manège , qui durait , tenait une place importante dans la vie monotone de ce logis . La mère * Maquet s' empressait autour de son hôte , multipliant les avances , avec cette obséquiosité propre aux mères qui ont des filles à marier . Peut-être aussi avait -elle reçu des confidences de sa fille . à de certains gestes , à des clignements d' yeux , on voyait qu' elle la félicitait de son choix . Elle avait dû être fort belle , et , comme toutes les femmes , revivant son passé dans sa fille , elle en était ragaillardie . C' était une grande femme osseuse , au grand nez maigre , au visage en lame de couteau , dont les cheveux blancs étaient cachés dans un mouchoir de cotonnade rouge et vert . Elle dit à * Pierre , d' un ton de voix criard qui allait bien avec sa personne , toute en angles : - comme ça , c' est gentil d' avoir fait danser notre fille . Elle avait posé sur la table une bouteille de cassis et des verres . Ils trinquèrent cérémonieusement , et les jeunes gens , en approchant leurs verres , échangèrent un sourire . Le père * Maquet renifla bruyamment la bonne odeur du liquide , puis l' avala d' un trait et contempla avec dédain son verre vide . Se tournant vers * Pierre , il lui demanda : - combien gagnez -vous par an , à faire votre métier de pêcheur ? * Pierre cita un chiffre modeste . Tout le monde se récria . était -ce permis qu' on eût si peu de gain , à peiner aussi dur dans la froidure de l' hiver , et les chaleurs de l' été ? Eux du moins n' avaient pas à se plaindre . On leur chargeait leur bateau et ils s' en allaient . Vogue la galiote , à la fin de l' année on avait de l' argent de reste . Ils avaient là-bas , dans leur pays , une petite maison avec un bout de jardin , au bord de la mer . Quand ils seraient trop vieux , ils s' y retireraient et le père * Maquet n' aurait plus rien à faire qu' à fumer sa pipe , en regardant passer les bateaux . Ils s' exprimaient bien mal , étant de pauvres gens . Pourtant leur langage était plein d' une passion si expressive , qu' on croyait voir cette petite maison du pays natal , blottie au creux de la falaise , dans une de ces vallées herbeuses qui s' ouvrent sur un triangle de mer bleue , caressé du vol fuyant des voiles blanches . Ce n' était pas par méchanceté , et pour rabaisser autrui , qu' ils vantaient ainsi leur aisance , non , mais bien plutôt pour respirer comme un avant-goût de leur bien-être . Le père * Maquet disait : - un gaillard membré comme vous , ça gagnerait de l' or dans not'pays . Et il vantait la forte stature de * Pierre , cette aisance dans la force , ses bras nerveux et musclés , avec les termes brutaux d' un maquignon qui fait l' éloge d' un cheval . - chez nous aussi , y a de beaux hommes , mais y sont trop en graisse . On l' invita à souper . Il refusa , sentant bien qu' il n' était pas assez familiarisé . * Thérèse le reconduisit jusqu'à la passerelle et , s' étant retourné , il vit qu' elle lui jetait un baiser du bout de ses doigts fins . Puis elle porta la main à son coeur . Ils se retrouvèrent encore le lendemain . Décidément le hasard faisait bien les choses . Elle était venue laver son linge dans une anse du * Madon , à un endroit où elle pouvait voir de loin la barque des pêcheurs . Le sol , autour d' elle , était jonché de paille que les laveuses avaient laissée tomber de leurs hottes . Le ruisseau s' étalait sur une longue grève plate , d' où émergeaient par places de gros galets noirs . Des hochequeues sautillaient de l' un à l' autre d' un vol fantasque , et de l' eau doucement bruissante montait une buée de soleil , un vague assoupissement de lumière , où flottaient les grandes saules . * Pierre qui longeait la berge , à la recherche d' une bonne place , s' approcha à pas de loup . Le sol de gravier ne cria point sous ses espadrilles . Agenouillée dans la caisse de bois blanc qui lui montait jusqu'au ventre , elle se penchait sur le courant pour y plonger son linge . Alors les lignes de son corps se révélaient , onduleuses et souples , avec un tel frémissement voluptueux , que * Pierre ne pouvait détacher ses yeux de cette contemplation . Le soleil , tombant d' aplomb , mordait sa nuque savoureuse , caressait ses frisons duvetés d' un reflet soyeux de lumière . * Pierre lui mit les mains sur les yeux par un jeu d' enfant et lui demanda : - devinez qui c' est ? Ayant reconnu sa voix , elle dit : - * Pierre le pêcheur . Et tous deux se regardèrent , avec un doux sourire . - allons , vous me faites perdre mon temps . Pan , pan ! Le battoir retombait sur le linge mouillé , le martelant avec un bruit mou , et la cadence des battements était si alerte , qu' elle semblait rythmer la joie qu' ils avaient de se revoir . De légers échos s' éveillant le long des rives , parmi les roseaux vibrants et les racines noueuses des vieux saules , s' en allaient au fil de l' eau avec des paquets d' herbe . De temps à autre une grosse chiffe , attirée par l' eau savonneuse , rasant de son ventre le gravier plat , montrait hors de la nappe sa nageoire d' un rouge vif . * Pierre s' était assis sur un banc de laveuse , à l' entrée de la prairie . Ramassant de petits cailloux à ses pieds , il les jetait dans l' eau auprès de * Thérèse , qui poussait un petit cri d' enfant , craintif et amusé . C' était un jeu tendre , qui avait entre eux toute l' importance d' un manège d' amour . Cela durait depuis quelque temps , quand * Pierre , trouvant un galet plus gros , le lança si habilement que l' eau rejaillit , et * Thérèse en fut toute éclaboussée . Souriante et menaçante , elle s' avança sur lui , le battoir à la main . Ses fins cheveux bruns , envolés autour de ses tempes , étaient pleins d' une poussière d' eau , doucement irisée , qui la rendait encore plus jolie . * Pierre esquiva le coup de battoir lancé à toute volée , puis il lui saisit le bras . Elle se débattait , ses dents mordant sa lèvre , tandis qu' un pli volontaire creusait ses sourcils . Ils se piquaient au jeu et s' animaient plus qu' ils n' auraient voulu , étant des êtres simples , dans la première expansion de leur jeunesse et de leur force . * Pierre finit par avoir le dernier ; enlevant la belle fille , comme une plume , il l' embrassa dans le cou . Alors elle s' abandonna . Un vieux saule était proche , dont le tronc évidé formait une sorte de guérite . Ils allèrent s' y asseoir , s' adossant au bois vermoulu , qui s' effritait . Une fraîcheur douce montait de la rivière , largement étalée sur des grèves , leur soufflant au visage la senteur fade de la vase et des eaux croupissantes . Au sortir du grand jour accablant , ils éprouvaient une sensation exquise de calme et de bien-être . Une sorte de langueur les faisait communier avec l' assoupissement des eaux : les chevaines , bondissant pour happer les insectes du soir , faisaient à la surface de grands cercles . Si près l' un de l' autre , encore tout émus du mouvement qu' ils venaient de se donner , ils croyaient entendre les battements de leurs coeurs : leurs souffles haletants se mêlaient dans l' ombre chaude . Ils parlaient tout bas , gagnés par l' assoupissement du soir qui flottait sur les eaux . Ils se disaient leur tendresse avec les mêmes puérilités , le même balbutiement de passion , qui s' éveille sur les lèvres des hommes . Il lui confiait qu' elle l' avait troublé dès le premier jour : il lui racontait cet étrange sentiment de défiance et de crainte , qui l' avait envahi , et qui était de l' amour . D' abord elle se moquait avec une vivacité adorable , puis , rougissante , elle finissait par avouer qu' elle était troublée , elle aussi , et qu' elle le voyait dans ses rêves . Elle avait ainsi de tranquilles audaces , des mouvements instinctifs de passion , qui la montraient prête à s' abandonner , conquise à l' avance par ce grand garçon qu' elle adorait . Elle laissait voir le trouble de ses sens , sans aucune des réserves habituelles à la femme . Son regard noir avait tout à coup une profondeur de passion , et cela surtout la rendait dangereuse , car cet abandon , plus adroit que toutes les coquetteries , allait bien avec le charme étrange , un peu sauvage , de son teint ambré et de ses cheveux noirs . Ils se séparèrent . * Pierre remontait vers l' auberge , par la ruelle envahie de bardanes et d' herbes de saint- * Jacques , quand il aperçut près d' une fenêtre ouverte un tambour de brodeuse . En un moment , il revit la chambre de * Marthe , le vieux puits usé par le frottement des cordes , et le fin profil , penché sur un ouvrage de dentelle . Son coeur fut effleuré d' un remords . Un instant il s' attendrit sur l' absente , si sérieuse auprès de cette fille aux yeux effrontés , et il l' aima plus de toute la trahison qu' il prévoyait prochaine . Puis il trouva une raison pour s' excuser : après tout , ces frasques étaient permises aux garçons de son âge et il serait bien sot de ne pas profiter de l' aubaine . Ses idées prirent un autre tour et , comme c' était un simple qui n' avait pas l' habitude se regarder vivre , bientôt après il n' y pensa plus . Juillet était venu , étouffant . C' étaient des journées éclatantes , toutes pareilles dans la splendeur monotone de la lumière , au point qu' on pouvait croire que cette saison magnifique ne prendrait jamais fin . à midi , tout flamboyait dans l' immense accablement du soleil : chaque brin d' herbe , chaque tige des chaumes moissonnés , chaque silex du chemin jetait une étincelle . La terre avait soif . Elle se fendait par places , entr'ouvrant , au creux des sillons , de larges crevasses dans l' argile desséchée . Les sources , étaient taries , et des pierres moussues indiquaient leur emplacement , parmi les herbes flétries . Les deux pêcheurs peinaient sur les eaux éclatantes , les yeux brûlés par l' ardente réverbération de la lumière . Autour d' eux , sur la nappe incendiée , qui avait la teinte du plomb fondu , des images du soleil semblaient se tordre , s' étirer , se déformer curieusement dans les houles alanguies . Vers midi , ils allaient chercher un peu de fraîcheur à l' ombre des oseraies , ou bien ils se couchaient pour dormir un instant , au creux des sillons de terre meuble , blottis comme des bêtes , aux endroits où l' humidité du sol se conserve plus longtemps . Cette atmosphère brûlante , qui enfiévrait * Pierre , lui fondait les nerfs , le laissait sans force pour lutter contre l' obsession grandissante de cette passion . Ces soirs -là , les yeux de la fille brûlaient d' une flamme étrange ; le fleuve lourd des ténèbres semblait ruisseler dans sa chevelure ; elle apportait avec elle dans les plis de sa robe , dans la moiteur odorante de sa chair , toutes les senteurs de la nuit chaude , tous les désirs épars sur les champs assoupis , sur les fleuves qui glissaient dans l' ombre . Puis des orages survinrent , promenant des nuées bleuâtres ou rosées qui donnaient au ciel , à travers les branches , l' éclat changeant d' une coquille de nacre . Ils rôdaient à l' horizon sans grondements de tonnerre , laissant tomber de petites pluies douces , qui rafraîchissaient la terre jusque dans ses entrailles . Alors elle respirait et les herbes flétries se relevaient , et la lune se levait sur les vignes mouillées , versait dans le val une inexprimable tendresse . Un matin * Thérèse , qui l' avait attendu dans la ruelle , lui dit à voix basse : " viens ce soir au bateau ; nous pourrons causer , car nous serons seuls . " la journée passa . Se levant des eaux lumineuses , le doux fantôme évoqué harcelait * Pierre de sa poursuite ; dans les houles flottait l' éclat troublant des yeux noirs , et les saules , dans un abandonnement de leurs feuillages , semblaient des chevelures dénouées , trempant dans le fleuve . * Pierre fut exact au rendez -vous . Dès qu' il arriva , * Thérèse le prit par la main , et , mettant un doigt sur ses lèvres , le conduisit dans sa chambre . - mes parents sont partis à la ville , dit -elle ; c' est pour cela que je vous ai demandé de venir . Le timbre de sa voix était changé ; une émotion contenue la faisait vibrer étrangement . Dans ce logis flottait une odeur insaisissable et qu' il reconnaissait bien , qui était son odeur à elle , et cela mettait dans ses sens le trouble d' une possession vague , à la fois décevante et réelle . Sur une étagère étaient rangés des vases de faïence peinte , aux couleurs un peu ternies par les souffles qui montent des eaux courantes . Un grand lit , voilé d' un nuage de mousseline , emplissait la pénombre de sa blancheur . Ils étaient assis si près l' un de l' autre , que leurs membres se frôlaient à chaque mouvement . Elle lui disait des choses vagues et douces , lui confiant la tristesse qui l' envahissait les soirs où elle ne le rencontrait pas . La veille , elle avait eu beau le guetter , la journée s' était passée , lui laissant au coeur un vide inexprimable . Le soir , elle s' était glissée dans les jardins et avait regardé longuement la petite fenêtre éclairée , dans la façade de l' auberge silencieuse . Quand la lucarne s' était éteinte , il lui avait semblé que son chagrin redoublait . En parlant ainsi , elle n' avait pas l' air de réfléchir , conservant cette tranquille audace qui charmait * Pierre et l' effrayait un peu . Il faisait bon dans ce logis étroit , sans cesse rafraîchi par l' haleine qui montait des eaux tournoyantes . On entendait le murmure incessant des flots , qui couraient le long du bordage avec un bruissement de chose vivante ; et parfois , tirant sur ses amarres , le bateau montait , se dérobait sous eux , oscillait lentement avec un bercement monotone , qui endormait leurs pensées . La lumière du couchant dessinait de grandes ombres dans la prairie . Une vapeur rousse flottait sur les arbres ; toutes les odeurs des champs , roulant pêle-mêle dans le courant d' air vif qui passait sur le fleuve , apportaient à leurs sens une sorte de griserie ; de toutes ces choses , montait une volupté molle et défaillante , un frisson de désir , irritant et fugace , qui voltigeait partout sans se poser nulle part . Ils ne se parlèrent plus , le coeur gonflé d' émotions . Le soleil , réverbéré sur les eaux , faisait courir le long des murs des moires chatoyantes . Au-dessus de leurs têtes , c' était comme un grand papillon lumineux , dont les ailes palpitaient . * Pierre le regardait fixement . Tout à coup il sentit contre sa joue le frôlement de la joue de * Thérèse . Il la prit dans ses bras et but longuement à ses lèvres , l' oubli , la volupté , le désir profond comme la mort . Puis un brusque sursaut les jeta l' un sur l' autre , et il l' emporta dans l' ombre . Des clartés pourpres flottèrent parmi les joncs . On n' entendait plus que le cri de la fauvette des roseaux , un cri rauque , qui montait dans le soir comme un chant de crapaud . Ils se retrouvèrent , tous les soirs . Blottie au coin d' un mur , obstrué de sureaux et de vignes vierges retombantes , elle l' attendait anxieusement , guettant le bruit de ses pas . Quand il arrivait , elle tombait dans ses bras avec un tel élan de passion , un tel abandon de toute sa personne , qu' il en était attendri . Elle lui répétait chaque fois qu' elle se traînait le long des jours , sans avoir de goût à rien , et qu' elle commençait à revivre , au moment où elle le revoyait . Elle lui disait aussi : - je t' ai en moi , tu es tout pour moi , je t' aime plus que tout au monde . Ils montèrent dans les petits sentiers qui grimpent à travers les vignes , allant parfois jusqu'à mi-côte , cherchant des refuges , dans les cabanes de pierre , que les vignerons construisent au milieu des enclos . Le fleuve lourd des ténèbres s' épaississait autour d' eux ; les coups du marteau-pilon ébranlaient les vieux monts , jusque dans leurs assises . D' autres fois ils traversaient la prairie à pas furtifs , trouvant dans les roseaux des cachettes dont ils avaient le secret . Un souffle humide , leur montant au visage , les avertissait du voisinage du fleuve . D' étranges phosphorescences , qui les effrayaient , s' allumèrent au tronc pourri des vieux saules . C' est ainsi qu' ils semèrent dans toute la contrée des souvenirs d' amour . Des places , où l' herbe était foulée , leur donnaient un choc au coeur , quand ils les revoyaient dans le grand jour . Alors * Thérèse rougissait . Loin de les rassasier , la possession les attacha plus étroitement , de jour en jour . Leurs êtres façonnés par la volupté , et toujours plus vibrants , comme des instruments travaillés par des sons , leur donnaient l' illusion d' être fondus l' un dans l' autre . Quand il fallait se séparer , c' était un arrachement de leurs personnes , par où saignaient en eux des fibres inconnues . Certaines nuits orageuses et lourdes , le ciel flambait d' éclairs de chaleur qui incendiaient à l' horizon des amoncellements de nuages noirs . Des campagnes venaient des souffles embrasés , qu' on eût dit sortis de la gueule d' un four . Ces soirs -là , ils connurent si puissamment le frisson de la volupté , qu' elle leur devint une souffrance . Un soir , * Pierre fit allusion à son prochain départ . Elle eut une clameur si navrée , que * Pierre stupéfait ne trouva plus rien à lui dire ; elle s' abattit sur sa poitrine , tandis qu' il sentait de grosses larmes chaudes qui roulaient sur ses mains . Puis elle resta longtemps , couchée sur les genoux de * Pierre , immobile et comme morte ; seulement , de temps à autre , un frisson de douleur traversait tout son corps , et la faisait claquer des dents . * Pierre , tout soucieux , regardait la fuite monotone des eaux au fond des ténèbres . * Thérèse apparut transformée . La belle fille était devenue une créature d' amour dont le corps , par ses lassitudes et ses inflexions molles , révélait l' habitude de la volupté . Ses lèvres mordues par les baisers avaient l' éclat d' une pourpre vivante . Ses larges yeux , entourés de cernes bleuâtres , s' emplissaient d' une flamme ; toute sa chair meurtrie avait la maturité savoureuse d' un fruit d' automne qui fait ployer la branche , et semble prêt à rouler sur le sol . Quand elle se promenait au bras de * Pierre , les soirs de bal , elle avait une mollesse d' allure , un abandon voluptueux de la taille , qui en disaient long . Les hommes rôdaient autour d' elle avec des mines allumées , et * Pierre , chatouillé au fond de son orgueil , jouissait puissamment de la brutalité de ces hommages . Elle passait , ayant l' air de ne rien apercevoir . Elle l' aimait comme un chien aime son maître , avec un don absolu de sa personne , le suivant des yeux , dès qu' il s' éloignait , et le couvant d' un regard fidèle . Quand il parlait , elle remuait les lèvres , ayant l' air de boire ses paroles . Si fort était le lien qui les unissait , qu' ils en arrivaient , par une sorte de mystérieux échange , à avoir des gestes identiques . Elle , surtout , retrouvait sans y penser des inflexions de voix , des haussements d' épaules , qui lui étaient habituels . Les soirs où ils se retrouvaient dans leurs cachettes , elle aimait se blottir sur ses genoux . Se faisant légère et toute menue dans ses bras , elle avait un chuchotement de paroles tendres , pareil à un ronron de chatte . à ces moments -là , elle se gardait bien de lui demander de rester avec elle ; elle affectait au contraire de parler de son départ inévitable avec une résignation , une tristesse si calme qu' il en était tout ému , pénétré d' un frisson de pitié jusque dans les profondeurs de son égoïsme . Alors il se sentait sans volonté devant ce désespoir , qui se taisait , dans la crainte de lui déplaire , et il était prêt à toutes les lâchetés . Si fine , elle avait très bien remarqué le mouvement de curiosité , dont * Pierre était tout frémissant , quand elle lui racontait les voyages de la reine des eaux , dans les pays étrangers . Comme il lui demandait détails sur détails ! Avec quelle attention il suivait ses récits , visiblement emporté loin du présent , impatient de tout connaître sur les divers usages des pays et des hommes . Alors ses yeux s' ouvraient tout grands , comme ceux d' un enfant à qui l' on raconte des histoires . Sans avoir l' air d' insister , avec une rouerie patiente de femme obstinée dans ses desseins , elle ramenait la conversation à ce sujet préféré . C' est ainsi qu' elle lui apprit que leur chaland avait fait séjour en * Alsace , en septembre de l' année précédente , amarré le long d' une des îles verdoyantes , dont la rive du * Rhin est toute obstruée . Dans ces villages les grappes blondes du houblon , mêlés à des festons de roses , enguirlandaient le fronton des chalets rustiques . On y fumait du tabac fin dans des pipes de porcelaine , et pour une monnaie de nickel , qui valait à peine un sou , on avait une pinte de bière fraîche , qui moussait doucement dans des pots de grès , sur les tables d' auberge . Les dimanches on s' en allait en carriole vers les vallées des * Vosges , dont la ligne bleuâtre ondulait à l' horizon ; des couloirs étroits s' ouvraient entre les roches , tout vibrants du grincement des scieries , et l' on dansait dans l' ombre fraîche , qui tombait des bois de sapins , vers les soirs . Elle lui parlait aussi de son pays à elle , dans le nord , du côté des * Flandres . Elle y revenait si souvent , qu' il croyait voir les gras herbages , clos de palissades , au bord de la mer , où les vaches viennent ruminer à l' heure chaude , dans l' ombre ramassée d' un orme gigantesque . Les moulins à vent , sur les ondulations de la dune , tournaient sans trêve sous les souffles du large , et la plaine , couverte de champs de blés et de betteraves , déroulait au loin son ampleur monotone . Par places aussi s' ouvraient des canaux où l' eau semblait dormir , comme écrasée par le reflet des feuillages . Elle lui parla aussi des soirs de ducasse et du petit port , où relâchaient les vaisseaux venus de tous les coins de la terre , du * Brésil et de la * Norvège . La grêle futaie des mâts , sans cesse balancés par des houles , rayait le ciel ; les beauprés se penchaient vers le large pour cueillir les souffles errants , et les grandes voiles brunes claquaient . Bras dessus , bras dessous , des marins , qui avaient trop bu , entraient en coup de vent dans les auberges du quai . Ils en ressortaient avec des mouvements de roulis dans les jambes . Sur les dalles ruisselantes , des anglais dansaient la gigue , tandis que des allemands chantaient des choeurs à quatre voix , accompagnés des sons d' un accordéon plaintif . Elle lui ménagea une surprise . Un soir qu' il était venu la retrouver dans le chaland endormi , la porte de la cabine s' ouvrit , laissant passage à une apparition . La lampe de cuivre , suspendue aux solives du plafond , jetait une faible lueur . Elle avait revêtu le costume des filles de son pays . Sa tête brune apparaissait , doucement auréolée par la coiffe de dentelle tuyautée , dont la blancheur neigeuse rayonnait autour de ses traits . Son fichu de pêcheuse entr'ouvert laissait voir la naissance de sa gorge , menue et délicate . Provocante et lointaine , elle se révélait encore plus souple dans la jupe courte , qui découvrait ses chevilles et ses pieds chaussés de sabots claquants . à ses oreilles étaient suspendues de lourdes pendeloques d' or , garnies de cabochons d' émail bleu , qui lui donnaient l' air d' une idole parée . Et quand il la tint serrée contre lui , il crut qu' il possédait tout ce qu' il avait rêvé , au cours de ses heures d' ennui et de décevantes nostalgies . * Thérèse maintenant avait perdu toute prudence . L' obsession rivée au plus profond de sa chair , elle passait ses jours au bord de la rivière . Les deux pêcheurs , occupés à leur besogne , voyaient la tête brune surgir des fourrés de ronces , qui s' accrochent au tronc des saules . Immobile et les yeux fixes , elle suivait les mouvements de la barque dérivant sur les eaux . Elle avait toute liberté , en vraie fille de bohême grandie sur les chalands , parmi cette population de moeurs faciles . Et puis le père et la mère * Maquet , qui n' étaient pas sans soupçonner quelque chose , lui laissaient les coudées franches , le garçon , somme toute , leur plaisant . Il reçut encore une lettre de * Marthe , mais cela ne le toucha point , ne fit surgir en lui aucun remords . Comme elle pesait peu , cette petite fille , résignée à tous les abandons , dont le charme sentimental ne se révélait qu' à la longue , quand il la comparait à cette créature ensorcelante . Il allait ainsi devant lui , en aveugle , sans se rendre compte du chemin parcouru . Une nuit , il attendit * Thérèse à l' angle du vieux mur . Elle ne vint pas . Quelque part , les heures tombaient lentement d' un clocher perdu dans la nuit , et chacune des vibrations sonores provoquait en lui un sursaut d' épouvante . Que pouvait -elle faire ? Il voyait vaguement les formes des chalands accroupis , dormant sur l' eau , pareils à des bêtes échouées le long du fleuve . Les pas d' un promeneur attardé sonnaient dans le village sur le pavé des caniveaux ; alors les chiens aboyaient à bord des bateaux . Minuit , une heure ! Il retenait son souffle , épiant les bruits qui palpitent dans la nuit . Ils prenaient à ses sens presque hallucinés , une ampleur terrifiante . Il rentra à l' auberge , hanté de craintes . Quand il fut couché , il ressassa des idées tristes , et finit par tomber dans une agitation de cauchemar , énervante et fugace . * Thérèse ne vint pas , le lendemain . Il ne savait plus que supposer . Et c' était en lui une sorte de honte , à se sentir ainsi maîtrisé par cette passion , lui , le beau garçon , habitué à triompher sans conteste . Il ressentait quelque chose d' analogue à l' angoisse du poisson qui a un hameçon accroché au vif de ses entrailles . Le lendemain , il alla rôder auprès de la reine des eaux . le bateau avait son aspect de tous les jours , dormant dans la même anse tranquille de la rivière . La mère * Maquet étendait la lessive sur des cordes , et le vieux marinier , assis à l' avant , pêchait à la ligne dans les remous . * Pierre n' osa pas monter sur le chaland . Cette nuit -là , il allait retourner à l' auberge , lassé par une attente vaine , quand * Thérèse survint tout à coup , et lui raconta qu' elle avait dû s' absenter pendant ces trois jours , sans avoir eu le temps de le prévenir . Une cousine à elle , mariée à un marinier , qui passait dans les environs et qu' elle avait dû aller voir . Elle parlait longuement , dans sa joie de le retrouver , mais * Pierre ne l' écoutait pas . Il ne sentait plus , il ne pensait plus , il ne savait plus qu' une chose , c' est qu' elle était auprès de lui , et qu' il ne la quitterait jamais . La joue appuyée sur sa poitrine , il écoutait les battements précipités de ce coeur qui était plein de lui . Quand il voulut parler , toute son émotion contenue se faisant jour dans un sanglot , il ne put que lui dire : - écoute , j' ai trop souffert , je ne te quitterai jamais . Elle ne répondit pas . Eut -elle dans ses yeux noirs cet éclair de triomphe , cette lueur de contentement qui , chez toutes les femmes , se nuance d' un peu de mépris , en présence de l' homme vaincu ? Elle rêvait à des choses lointaines et sa main parcourait la chevelure de * Pierre : il ne savait pas si c' était une prise de possession ou une caresse . Les deux pêcheurs s' avancèrent dans l' intérieur des terres . Alors un pays différent se révélait . Ce n' était plus la gaieté ensoleillée des pampres , revêtant le flanc des coteaux d' une belle couleur d' émeraude , ni les toits de tuiles rouges , tranchant sur le feuillage des vergers . Les coteaux s' aplanissant et coulant vers l' horizon dans une fuite bleuâtre , un pays plat s' étendait à perte de vue , un pays de maigres cultures où des champs de luzerne alternaient avec des carrés de betteraves . La moisson terminée , les tiges des avoines et des blés revêtaient le sol d' une toison hérissée . Ce fut , cette fois , la * Lorraine ingrate , celle dont la nudité revêt aux yeux habitués un âpre accent de misère et de sauvage poésie , celle qui ne lasse pas avec ses landes pierreuses , ses maigres friches , ses peupliers grêles rangés en lignes parallèles , ondulant à l' horizon . Les villages ressemblaient à cette terre , étant nus et pauvres comme elle . On y respirait partout un air de désolation et de détresse . Où étaient les villages de vignerons avec leurs maisons propres , leurs fenêtres garnies de treilles , leurs jardinets clos de haies vives où montent des poiriers en quenouille et des pommiers à haut vent ? Ici , de grandes bâtisses qui ressemblaient à des prisons ou à des casernes . Des gerbières s' ouvraient , laissant passer des monceaux de paille sèche ; des chats maigres y rôdaient , poussant des miaulements lamentables , le sol des rues désertes , où stagnaient des flaques de purin , était piétiné et défoncé par les troupeaux , allant à l' abreuvoir . Les deux pêcheurs abordaient , cherchant une auberge pour y casser une croûte . Tous les habitants étant partis aux champs , un grand silence tombe , par les après-midi , dans les rues désertes . à peine virent -ils un vieux assis devant sa porte , et chauffant ses rhumatismes au soleil . Quand les deux hommes passèrent , il leva lentement ses yeux ternes , aux prunelles vitreuses , et ses mains allaient et venaient sur ses genoux , agitées d' un tremblement sénile , cherchant la tiédeur des derniers rayons , la seule joie qui reste aux pauvres vieux , et qui les console . La navigation était dure dans ce ruisseau ; il fallait franchir des bancs de sable où la barque s' enlizait . Alors * Pierre sautait à l' eau et il halait la barque jusqu'au moment où on était sorti du mauvais passage . à la longue , cela vous épuisait , ces bains dans l' eau courante . On achevait de souper , ce soir -là , sur le pont de la reine des eaux . la table mise à l' arrière , à l' endroit où les poutres de la membrure viennent s' implanter dans la travée de l' étambot , la voile brune , étendue sur le mât , formait une tente qui , pendant le jour , protégeait ce coin des ardeurs du soleil . Le chargement de la reine des eaux était terminé ; les pièces de chêne équarries exhalaient dans le vent cette odeur forte , qui emplit les poumons , et fait rêver des clairières où gisent les arbres abattus . à l' arrière , le fleuve fuyait sous une lumière bleue , infiniment transparente ; les pourpres du couchant flottant à la surface des eaux mêlaient leur splendeur immobile au frémissement continu des herbes fluviales . Une paix infinie descendait sur ce village . On soupait aussi à bord des autres chalands . Les souffles du vent plus fort faisaient rougeoyer les braises des petits fourneaux , où cuisaient des nourritures . Parfois un charbon , tombant dans l' eau , s' y éteignait avec un long grésillement . * Pierre était resté ce soir -là . Depuis quelque temps , on devenait plus familier avec lui à bord de la reine des eaux . une sorte d' intimité était née , qui avait grandi avec le temps , sans que la fille eût l' air d' y entrer pour rien . Les vieux ne se gênaient plus devant lui , parlant de leurs petites affaires , le considérant comme quelqu' un de la famille . Il avait même une certaine aisance dans ce logis ; il savait la place des menus objets de cuisine , et quand on oubliait de mettre la cuiller à pot sur la table , il allait la chercher dans le tiroir , où on la serrait d' ordinaire , comme s' il eût fait là une chose toute naturelle . Alors * Thérèse souriait , de ce sourire étrange qui lui était habituel . Le souper s' achevait sans encombre . La mère * Maquet avait posé sur la table un saladier de fromage blanc , dont la masse nageait dans un flot de crème . Le vieux marinier versa du vin à la ronde , penchant le litre , à bras tendu , au bord des verres ; puis il se mit à fumer sa pipe , ayant tassé le tabac dans le fourneau de terre à coups de pouce lents et méthodiques . Son corps musculeux et trapu , écroulé sur sa chaise , exprimait la béate satisfaction , le contentement de l' animal qui se repose . La mère * Maquet rangea la vaisselle du souper . * Thérèse , assise le long du bordage , alluma une lampe et se mit à travailler à un de ces ouvrages de femme compliqués , dont le lent achèvement , poursuivi pendant des années , berce de sa monotonie le mouvement de leurs pensées . De grands éphémères blancs , au corps transparent et mou , aux ailes floconneuses venaient tourbillonner autour de la lampe . Ils tombaient comme une neige vivante , agitée d' une palpitation de vie innombrable . Quand leurs ailes avaient touché le verre brûlant , ils s' y engluaient soudain , et d' autres , tombant dans la flamme , entassaient sur la mèche leurs cadavres microscopiques , et la faisaient charbonner . C' était l' heure où l' on cause , les coudes sur la table , dans le bien-être des digestions commencées . Depuis quelque temps une finasserie contenue allumait les yeux du vieux * Maquet , faisait battre ses paupières , plissait ses lèvres minces . Il avait un clignement complice à l' adresse de sa fille , comme pour lui faire signe de prendre patience . Il se décida brusquement : - comme ça , fit -il , c' est entendu , vous venez avec nous ? * Pierre sursauta . Il avait eu beau se familiariser avec cette pensée : au moment de prendre une décision , il hésitait . * Thérèse leva la tête , l' aiguille immobilisée à ses doigts , et ses yeux noirs prirent un air de supplication muette . Le sourire étrange flotta autour de ses lèvres , ce sourire fait de tranquille fierté qui , s' adoucissant parfois , promettait des choses vagues , infiniment tendres . * Pierre vaincu balbutia : - mais oui , on verra ... on finira par s' entendre . Le vieux reprit , brutal : - faudra voir à se décider bientôt . Le chargement du bateau est prêt , et si mon offre ne vous convient pas , on verrait à s' adresser ailleurs . Et * Pierre se décida tout à coup , pour s' enlever le temps de la réflexion . - c' est dit , j' accepte . Faudra que j' informe mon père . Alors le vieux devint subitement loquace , comme si la contrainte s' était levée , qui pesait sur ses paroles , les faisait rares et précautionneuses . Il parlait , il parlait , tourné vers sa fille , qui s' était penchée à nouveau sur son ouvrage . - v'là qu' est dit , fit -il , en manière de conclusion , et faudrait voir à ne pas s' dédire . On ne fait ni une ni deux , et chose arrangée doit tenir bon . On ne sera pas regardant sur les gages , et plus tard on verra à faire d' autres arrangements , si l' existence ne vous déplaît pas . Il avait un hochement de tête , comme pour approuver des combinaisons , qu' il édifiait à part lui . Il reprit : - je m' disais aussi : v'là un garçon rangé et travailleur qui ferait bien not'affaire . ça vaut de l' or , des hommes comme ça . Ah ! Vous en aurez du bon temps avec nous , au lieu de crever d' faim , dans vot'pays de misère . La vieille intervint de sa voix aigre , où elle s' efforçait , mais vainement , de mettre en l' honneur de * Pierre des inflexions de tendresse . - te v'là content , mon pauv'vieux . Et la fille aussi ! ça ne pouvait pas durer , vu qu' t' étais devenu trop cassé , pour le service du bateau . ça m' faisait gros coeur de voir la reine des eaux , pas soignée comme il fallait . Elle insistait sur la déchéance physique du vieux , soulignait les tares de la sénilité , avec une crudité de termes , comme font les gens du peuple , pour qui la délicatesse des sentiments est un luxe inutile . Puis elle descendit dans la cuisine du bateau , et elle remonta une vieille bouteille d' eau-de-vie de marc . On choqua les verres et tout le monde but avec recueillement , comme pour sceller un contrat et fonder une alliance . Le vieux marinier retourna le verre vide sur sa main , pour recueillir les dernières gouttes , puis il se frotta les paumes avec un air de satisfaction : - ça conserve le corps , dit -il , et ça fait vivre longtemps . Puis les deux vieux allèrent se coucher , et l' on entendit bientôt leur ronflement sonore , qui traversait les cloisons , et le bateau oscillait lentement , comme gagné , lui aussi , par ces bruits de sommeil . Enlacés à l' avant , * Thérèse et * Pierre échangeaient des tendresses . Elle le sentait encore effaré par cette détermination soudaine , et pour le calmer , redoublait d' attentions . Ils regardaient sans la voir la fuite des eaux , glissant au fond des ténèbres . Sur le bateau , sur la prairie , sur la rivière , quelque chose planait de vague , de délicieux , d' irrésistible , comme l' approche de grands bonheurs . Le lendemain , qui était un dimanche , ils devaient monter jusqu'au fort , bâti sur la côte de * Pont- * Saint- * Vincent . Ils allaient voir un cousin de * Thérèse , qui y faisait son service comme artilleur de forteresse . Le matin s' éveillait dans la lumière et la rosée . Un croissant de lune , mince comme un fil , pâlissait et se fondait peu à peu dans la splendeur du jour . * Pierre attendait , assis sur un paquet de cordages ; il avait grand air dans ses vêtements de cérémonie , où l' on voyait encore la trace de quelques plis ; la fille allait et venait dans l' affairement de ses préparatifs ; un éclat de lumière blonde courait sur ses bras nus . Le père * Maquet lavait le pont à grande eau , puisant dans le fleuve avec un seau attaché à un bout de filin . Il frottait à tour de bras , s' arrêtant par instants pour essuyer son front , ruisselant de sueur . Haussant les épaules , il dit : - avec les femmes et tous leurs affutiaux , on ne sait jamais quand on part . Enfin * Thérèse fut prête . Les deux vieux assistaient à ce départ , comme à un événement considérable . Ragaillardis , ils se regardaient avec des demi-sourires et des mines satisfaites , et * Pierre , qui sentait leur regard dans son dos , entendit la vieille disant à son mari : - ça fait un beau couple tout de même ! Puis ils furent seuls , enivrés d' eux-mêmes , dans la joie naissante du jour . Les champs trempés de rosée s' allumaient de clartés errantes . Une pièce d' avoine , qu' on n' avait pas encore moissonnée , était un fouillis de graines blondes , où scintillaient des gouttes d' eau . Les scabieuses de velours pâle et les mélilots dorés se redressaient , vivifiés par les eaux nocturnes . Ils traversèrent le petit village accroché au flanc de la côte . Les rues étaient balayées par les sons grêles d' une cloche , sonnant le premier coup de la messe . Sur le devant des maisons , de jeunes gars se tenaient , graves et cérémonieux , vêtus de leurs habits de dimanche , et des petites filles , aux figures joufflues , avaient leurs boucles blondes enchevêtrées de papillotes . Le sentier devint abrupt et rocailleux : ils montaient sans peine , rafraîchis par l' air vif . Un rapprochement involontaire se fit dans l' esprit de * Pierre , entre cette course matinale et ses promenades avec * Marthe , quand ils allaient inviter leurs parents aux noces prochaines . Comme tout cela était loin ! à la pensée qu' il s' était évadé de ce passé maussade , une joie puissante l' envahit et sa poitrine se gonfla , aspirant l' air des sommets et les grands souffles aventureux . Comme la vie s' ouvrait large devant lui , aux côtés de cette créature splendide , qui était déjà sa femme de chair , dont la possession ne le lasserait jamais ! Comme il avait eu raison d' écouter les regrets inavoués , les instincts blottis dans son coeur , qui lui donnaient le dégoût de cette existence casanière , avant même de l' avoir vécue . Emporté d' un élan de reconnaissance , il se tourna vers * Thérèse et lui tendit les bras . Ils s' aimaient tellement que les moindres gestes prenaient entre eux une signification . Les menus soins dont il l' entourait par galanterie , un caillou qu' il écartait du sentier , une branche d' arbre qu' il détournait sur son passage , tout cela enveloppait * Thérèse d' une affection . Une pluie d' or , tombant à travers les branches , criblait l' ombre glacée des noyers . De chaudes lueurs couraient sur le gazon fin et mordoraient les mousses . Ces clartés mouvantes noyant les traits de * Thérèse , elle lui apparut plus désirable encore , dans la blouse de soie écrue , qui moulait sa taille . Une large ombrelle de mousseline blanche mettait sur son teint ambré une ombre doucement tamisée . La montée devint plus rude et * Thérèse soufflait , toute rose de cette course en plein air . Ils se laissèrent tomber au pied d' un pommier et tout de suite ils se prirent les mains . Un charme profond et tendre émanait des grands arbres , debout dans la lumière . à leurs pieds coulait une pièce de trèfle incarnat , où de gros bourdons bleus erraient , animant les rais de soleil de la vibration chantante de leurs ailes . Du fond des vergers ombreux s' exhala une odeur de mirabelle , délicate et fine , qu' ils respirèrent avec ivresse . Alors ils firent des projets d' avenir . Quand ils seraient mariés , dans quelques mois , ils se permettraient , les dimanches , des escapades en plein air , par des journées pareilles à celle -là . Une source coulait à deux pas , un mince filet d' eau tombant d' un conduit de bois . Il fit un creux de ses paumes rapprochées et * Thérèse put étancher sa soif . Quand ce fut son tour , il lui mangea les poignets et les mains de baisers rapides . Rieuse , elle lui jeta de l' eau à la figure . Enfin ils débouchèrent sur le plateau . De cette hauteur , on la voyait presque tout entière , cette terre lorraine . Rude terre ! Alors elle s' imprégnait de lumière , se pénétrait de chaleur , si douce au sortir des hivers de glace . De là-haut , on la voyait très bien , déroulant ses flancs avec une ampleur puissante , comme si elle prenait plaisir à s' étendre et à s' étirer sous la caresse fécondante de l' astre . Et tout ce qui montre sa vieillesse , tout ce qui est si lamentable par les jours de pluie , les calcaires blancs qui trouent le maigre sol , les roches moussues où suintent des traînées d' humidités verdâtres , tous ces vieux ossements de la terre , éclaboussés de soleil , vibraient , vivaient , flottaient dans une montée d' air chaud . L' horizon lointain , dont la ligne tremblait , semblait se relever comme les bords d' une coupe immense , pour contenir toute cette joie de la lumière , cet or profond qui ruisselait du ciel . Les tronçons de la forêt de * Haye , vus de cette hauteur , avaient l' air de se rejoindre . Les bois de hêtres et de chênes géants n' étaient plus qu' une rude toison , qui avait poussé sur les flancs de la terre . Dans les parties cultivées , des champs entiers de coquelicots semblaient arrosés de sang , une pourpre chaude qui aurait jailli du sol . Les hauts promontoires du val , les falaises qui se dressent au bord des eaux , comme des choses éternellement vigilantes , dormaient dans un recueillement sans fin . à des tournants , la rivière apparaissait , sous un frémissement de soleil , coupée de la traînée blanche des barrages dont on n' entendait pas la voix . Midi sonna , le ciel bleu pâlit , devint tout blanc sous la flambée des rayons . Rien ne bougeait : les pierres des premiers plans rongées de mousses , les feuilles fines des coudriers , les brins d' herbe d' où montait un chant confus d' insectes , pareil à la vibration monotone de la lumière . Puis de grands coups de vent passèrent , venus de l' horizon , pareils à la respiration d' une poitrine géante , éveillant les choses éternelles , les roches , les champs , les bois , dont les masses roulèrent confusément . Apportant les odeurs des champs exaspérés par le soleil , l' odeur des fleurs qui ne durent qu' un jour et celles des arbres qui vivent des siècles , le vent les mêlait , les froissait , les éparpillait en lambeaux dans le vide immense , où des buses , dans leur vol planant , décrivaient lentement de grands cercles . Des cloches sonnèrent à la fois , dans tous les replis du sol . Les unes grêles , au son fêlé , répétant les mêmes notes de leurs voix chevrotantes , semblaient le radotage de vieux tombés en enfance ; d' autres , cuivrées , jetaient dans le vide un ouragan sonore qui balayait le plateau lorrain . D' autres sons encore montaient le long des parois verticales de la vallée , comme du fond d' un puits , éveillant des échos . On eût dit que toute cette musique , qui grandissait parfois dans les bouffées du vent et parfois s' éteignait , était l' âme ardente des champs , qui se révélait , dans le soleil . Un planton montait la garde à l' entrée du fort . à travers le dédale des cours de maçonnerie et de couloirs obscurs , il conduisit les jeunes gens jusqu'à la chambrée , où logeait le cousin de * Thérèse . Ils regardaient curieusement ce spectacle nouveau pour eux . Des rayons de soleil oblique glissaient au fond des cours , et très haut au-dessus de leurs têtes , les talus couverts d' herbes étaient parcourus d' un frisson lumineux sous le vent . Des bourgerons et des pantalons de treillis , séchant au soleil , se balançaient dans le vide , comme des formes ridicules . Devant chaque fenêtre étaient empilés des monceaux de rails de fer , qu' on devait glisser dans des encoches toutes préparées , en cas d' alerte , pour cuirasser les chambrées et les garantir des éclats d' obus . Une vague sensation de malaise et d' étouffement pesait sur les visiteurs et faisait leurs paroles plus rares , comme s' ils se sentaient oppressés par le poids des voûtes bétonnées , par les assises formidables des moellons cimentés , formant un caillou gigantesque dont la masse devait résister à tous les chocs . Des hommes , assis à des fenêtres , raccommodaient des vêtements ; un linot dans une cage faisait entendre un chant de prisonnier , léger et plaintif . Justement le cousin n' était pas dans la chambrée . Un soldat , qui nettoyait un râtelier d' armes , répondit au planton qu' on le trouverait sûrement à la cantine . On s' y rendit ; la porte entr'ouverte , il vint au-devant de * Thérèse et lui sauta au cou . C' était une espèce de géant roux , aux cheveux plantés droit sur le crâne , aux pieds et aux mains monstrueux , et qui avait dans tout son corps cette gaucherie particulière aux êtres démesurés . Ses grands traits placides étaient marqués de petite vérole . * Thérèse lui présenta * Pierre comme son fiancé , et quand elle l' eut mis au courant de ce qui se passait à bord de la reine des eaux , il les installa à la table où il buvait , et leur dit d' attendre quelques minutes : le temps d' aller faire part à quelques copains , venus comme lui de leur village , de cette bonne visite . Cette cantine était une grande pièce , aux murs enduits de peinture brillante , qui s' écaillait par endroits . Des enluminures grossières , représentant des scènes de la vie militaire , égayaient de leurs tons criards la nudité des murailles . Une fraîcheur de cave vous saisissait aux épaules et mettait sur la peau un frisson , au sortir du grand soleil . Un bruit intrigua les deux jeunes gens , clair et monotone comme un chantonnement de source . Le cantinier qui , les bras retroussés devant son fourneau , surveillait la cuisson d' une vague ratatouille , expliqua que ce bruit était produit par les filtrations des eaux , qui , traversant les talus de terre , venaient ruisseler sur le plafond de la salle . On avait même dû le revêtir d' une enveloppe de zinc pour protéger les hommes contre les douches continuelles . Il ajouta que c' était la même chose , du côté du nord , dans les chambrées où s' entassaient des soldats . Puis il conclut rageusement , brandissant ses pincettes d' un air de menace : - on n' y foutrait pas des cochons . Mais c' est bien bon pour loger des hommes ! C' était vrai . On sentait maintenant , dans l' air lourd de cette journée de chaleur , passer quelque chose comme un imperceptible frisson glacé , la caresse de ce souffle froid , qui plaisait au premier abord , et devenait à la longue pénétrant comme une morsure . Mais les flamands étaient entrés , et quand le tumulte des embrassades et des compliments se fut calmé , tout le monde s' attabla et se mit à boire . Ils étaient quatre , aux carrures terribles , un peu moins grands et moins larges d' épaules que le cousin , ayant , eux aussi , cet air placide de géant et cette gravité calme . Heureux de se retrouver , ils se mirent à parler le patois de leur pays , une langue rauque hérissée de mots bizarres . Puis ils demandèrent à la jeune fille des nouvelles du pays qu' elle venait de quitter , s' informant des mariages et des enterrements , comme si c' étaient les seuls événements habituels du village . Ils se mirent à vanter la force surprenante du cousin , trouvant des termes drôles pour peindre la stupéfaction des lorrains nerveux au milieu desquels desquels ils étaient transplantés , à la vue de ses tours de force . Ils racontèrent l' ahurissement du capitaine , quand il avait fallu habiller le grand corps , à qui rien n' allait des vêtements préparés d' avance . Les godillots surtout , pareils à des péniches , qu' il avait fallu fabriquer chez le maître bottier de la ville , et qu' on avait exposés à la devanture , comme des monuments destinés à ébahir les gens qui passaient . Ces jours derniers , comme on les avait employés à transporter les obus du 220 , un mortier de siège dont le projectile pesait dans les cent kilogrammes et était haut d' un mètre , ils s' étaient mis deux hommes après chaque obus . Mais la tâche n' était pas commode et ils se prenaient les doigts à rouler les morceaux d' acier sur les piles ; alors le cousin , prenant bravement son parti , s' était mis à coltiner son obus , sans s' occuper des autres . Le bonhomme s' appuyait d' un seul coup les cent kilos , qu' il portait dans ses bras , comme une nourrice porte un mioche ! Et il leur avait proposé de faire l' ouvrage à lui tout seul . Fallait voir la gueule du vieux , c' est ainsi qu' ils appelaient le capitaine , quand il était entré dans l' abri et qu' il avait vu le tableau ! Il n' en revenait pas , et du coup , il avait été chercher tous les officiers de la batterie ; le soir , le veinard de cousin avait eu un supplément de rata et une double ration d' eau-de-vie . Tous , empruntant un terme à l' argot parisien , concluaient que pour un homme costaud , c' en était un . Et ce disant , ils lui assénaient ces horions tendres , ces bourrades affectueuses qui sont pour les simples des marques de tendresse . Lui pétrissant les biceps et lui martelant les omoplates , ils faisaient sonner sous leurs poings ses muscles élastiques . Lui , modeste , se dérobait à l' ovation , savourait les coups à l' égal des compliments , dandinait gauchement son grand corps . * Pierre , qui avait fait quelques mois de service , dans la ligne , comme soutien de famille , n' osa pas en parler , se jugeant trop inférieur . Ils félicitèrent * Thérèse de son choix , le jeune homme leur plaisant par son air de franchise . Le cousin , qui était de la classe , promit d' aller danser à leurs noces ; les autres qui ne partaient pas , se turent , regardant d' un air gêné sous la table , comme pour chercher quelque chose . On les interrogea sur leur vie . Alors ils se mirent à raconter des histoires lugubres , étranges et tristes , des soirs de garde par les nuits pluvieuses d' automne , au coin des redoutes isolées , dans la houlée furieuse des vents et le son de la pluie criblant les feuilles mortes . C' étaient des récits de sentinelles surprises , qu' on retrouvait le lendemain , écroulées dans leurs guérites , avec un couteau fiché entre les omoplates , et des espions qui rôdaient , insaisissables , vêtus comme des travailleurs des champs et des marchands de cochons , et si bien déguisés , que tout le monde s' y laissait prendre . Le soir tombait . Une ombre froide flotta dans la cantine , tandis que le chantonnement des eaux souterraines parut grandir . Il fallut se séparer . Les quatre flamands accompagnèrent les jeunes gens jusqu'à l' avancée du fort , et de loin faisant à * Thérèse un signe d' adieu , ils la regardaient tristement s' éloigner , comme si elle emportait avec elle quelque chose de doux et de fort , qu' elle avait dans les plis de sa robe , dans ses gestes et dans son langage , un peu du cher pays natal , où les moulins à vent tournent sur le sommet des dunes arrondies . La reine des eaux devait partir dans trois jours . * Pierre avait tergiversé jusqu'à ce moment , n' osant faire part à son père de ses projets . Depuis qu' il savait qu' il allait le quitter , * Dominique lui apparaissait plus cassé et plus misérable . Il s' attendrissait devant ce vieux tremblant qui l' observait avec défiance , ayant l' air de se douter de quelque chose . Mais il se fortifiait dans sa résolution , son égoïsme lui faisant trouver des raisons pour la justifier . D' abord ce départ n' était pas définitif , et la reine des eaux reviendrait souvent dans ces parages ; et puis , qui sait , si tout marchait bien , il pourrait aider le vieux , payer ses dettes , et l' emmener là-bas , dans le pays plantureux , où le vieux aurait sa maison et fumerait sa pipe , en arrosant ses salades . Mais il fallait parler , se décider , car le moment pressait . Justement ils achevaient de manger leur soupe , assis dans l' ombre transparente d' un frène . Ayant fermé son couteau , le vieux poussa un soupir de satisfaction , et les yeux perdus dans la douceur bleuâtre des lointains , il se mit à vanter le repos du chez soi , après une campagne de pêche aussi fatigante . Il parlait lentement , jetant par moments du côté de * Pierre un coup d' oeil méfiant et perspicace . Alors * Pierre , avec toutes sortes de précautions , lui fit observer qu' il serait préférable de gagner de l' argent , pendant l' hiver . Que ferait -il là-bas ? Il s' ennuierait . Justement une belle occasion se présentait : un plus malin saurait en profiter . Le vieux , pris d' appréhension , lui demanda des explications d' une voix bégayante . - oui , un bateau allait partir et on lui avait fait des propositions ... alors le vieux éclata tout d' un coup : - me prends -tu pour un imbécile et crois -tu que je ne sache pas ce que parler veut dire ? Comme si ton manège n' a pas trop duré . Les premiers temps , je n' ai trop rien dit ; il faut bien que jeunesse se passe : mon coq est lâché , gardez vos poules . Mais voilà que tu t' amouraches d' une gueuse et que tu veux la suivre , comme si un honnête garçon n' avait pas de honte à s' encanailler pareillement ! Il se montait peu à peu , ayant à dire trop de choses qu' il avait dû refouler en lui , au cours des semaines . Il criait si fort , que la voix se cassait dans sa gorge et que des faucheurs , qui coupaient du regain dans un pré , levèrent curieusement la tête . * Pierre ne dit rien , baissa la tête sous l' averse des remontrances , en fils qui a grandi dans le respect de ses parents . Pourtant sa moustache tremblait ; une lueur mauvaise s' allumait dans ses yeux . Alors secouant la tête avec une lenteur obstinée , un sang-froid trompeur qui s' efforçait de rester calme , il dit qu' il avait réfléchi , qu' il était décidé et qu' il épouserait la fille . Du coup , le vieux se fit ironique et méprisant : - espèce de jean-jean , fit -il à voix basse , mais des femmes comme ça , on n' a qu' à frapper du pied au coin des bornes , pour qu' il en vienne des douzaines . Il reprit : - elle s' entend à enjôler les hommes et elle n' est pas à son coup d' essai , pour sûr . Faut pas être fier tout de même , pour se contenter des restes des chemineaux et des camps volants , qui roulent le long du canal . épouse -la , si le coeur t' en dit , mon pauvre * Pierre : trompé avant , trompé après , t' es bien assez jobard pour faire un cocu . Le vieux ne mâchait pas les mots , crachant son mépris , éclaboussant cette passion d' une volée de boue . * Pierre s' était levé . S' approchant du père , il lui parla dans les yeux , les poings serrés : - taisez -vous , père , taisez -vous , que je vous dis , ça finirait mal ! Du coup , le vieux bondit , toute sa face maigre tiraillée et tordue par la rage : - mauvais gueux , mauvais fils , qui oses menacer son père ! Puis toute sa colère tomba dans un revirement soudain , et il supplia son fils , d' une voix mouillée d' attendrissement : - reste , mon fî , reste avec ton père qui n' a plus que toi . Pense à la brave femme que tu vas retrouver . Comme si on ne sera pas mieux , à vivre tous ensemble , au lieu d' aller vagabonder sur les grands chemins . * Pierre l' écouta impassible , buté dans son refus , gardant toujours la même froideur calme , muette , insensible . Alors le vieux leva la main dans un geste solennel , plein d' une sorte d' emphase , et il déclara : - va -t'en ! Que je ne te revoie plus ! Je n' ai plus de fils ! Puis il tourna les talons et , suivant le sentier , regagna la barque amarrée sous les saules . * Pierre le regarda partir , se contentant de hausser les épaules . Le soir même , ayant transporté son petit bagage plié dans une serviette , il s' installa à bord de la reine des eaux . les deux jours qui suivirent , le vieux affecta de passer le long du chaland , quand il allait à la pêche . Il marchait , portant la hotte d' osier dont le balancement accentuait la lenteur cassée de sa démarche , et son dos courbé avait une expression d' énergie indomptable . * Pierre détournait la tête quand il passait . Il pouvait être cinq heures de l' après-midi , quand on largua l' amarre de la reine des eaux , tout étant prêt pour le départ . Une fraîcheur de brise mourante tombait sur la rivière , mettant dans la voile brune des claquements sonores , plissant la surface du flot d' un frémissement de petites vagues . Le lourd chaland se mouvait avec lenteur , comme s' il eût abandonné à regret la petite anse où il avait dormi sur l' eau , pendant de longs jours . Puis , envahi par la vie fuyante du flot , il glissa doucement , il accéléra sa marche , il partit dans les remous . à l' entrée du canal , on attela les deux forts percherons , nourris d' avoine . Ils s' ébrouaient , piaffaient , ne tenaient pas en place , dans une impatience de dépenser leurs forces , après des jours passés dans l' écurie flottante . Leurs flancs étaient ceints d' une résille de ficelle pour les garantir des taons , qui rôdent sur les eaux dormantes ; chaque mouvement faisait tinter les sonnailles attachées à leurs colliers de laine bleue , et le clair carillon s' envolait sous les petits ormeaux du chemin de halage . Le père * Maquet criait , jurait , tournait autour d' eux , le fouet à la main . Puis le chaland se mit à glisser sur l' eau , la corde s' enfonçait , ressortait , fouettant le flot , et coulait doucement le long de la berge , en inclinant les panaches soyeux des roseaux . Debout au gouvernail , les sens tendus et frémissants , * Pierre respirait avec une ivresse confuse toutes les joies de cette vie nouvelle . Assise sur un pliant auprès de lui , et travaillant à son éternel ouvrage de tapisserie , * Thérèse le regardait de temps à autre , avec son sourire étrange . Derrière eux la vallée s' estompait , se noyait dans la brume des soirs . On ne voyait plus que la côte de vignes , dont l' ombre verdâtre montait dans le ciel . Un vague remords étreignit le coeur de * Pierre et , comme il se retournait , il ne vit plus tout au loin que la fuite indécise des saules , qui marquaient dans la prairie le cours de la rivière . quatrième partie : * Dominique gravit lentement la côte . La maison était toujours là , au bord de la route , seulement un peu plus affaissée sous le poids de sa toiture , offrant aux vents desséchants et aux pluies sa façade ventrue , maculée de traînées grisâtres , où s' ouvraient des lézardes , pareilles à des blessures . La borne adossée à l' angle du mur pour le garantir du choc des voitures qui passaient , était un peu plus rongée de mousse et , dans la treille jaunie qui garnissait la fenêtre , quelques feuilles desséchées frissonnaient . Et l' immense douleur qui pesait sur l' âme du vieux , depuis que * Pierre était parti , s' allégea un peu , faisant place à une sorte de satisfaction triste , quand il revit le coin de terre où il avait vécu . Mais une vision soudaine , effrayante comme une hallucination , lui montra * Pierre tout enfant , alors qu' il courait dans le jardin , cognant sa tête aux branches basses des pruniers . La vue des arbres et des murs familiers lui emplit le coeur d' une nouvelle amertume . Il se décida à entrer . Le vieux * Guillaume s' empressa , tandis que le toc-toc de sa jambe de bois sonnait dans le silence de la cuisine . Il n' osait pas interroger * Dominique , lui demander pourquoi * Pierre n' était pas de retour ; il soupçonnait , à son affaissement , qu' il s' était passé quelque chose . Soudain on entendit grincer la barrière de bois qui fermait le jardinet , le gravier des allées cria sous des pas légers , et * Marthe parut , rieuse de plaisir , toute rose et toute essoufflée par sa course , car elle avait aperçu la silhouette du vieux pêcheur , longeant les buissons d' aubépine . Une stupeur la prit à la vue des deux vieillards silencieux . Si lamentable était l' attitude de * Dominique , qu' elle devina aussitôt qu' un grand malheur était arrivé . Le vieux eut un accès de franchise brutale , estimant sans doute qu' il avait assez longtemps porté ce fardeau de douleur à lui tout seul : - le gueux est parti avec une fille des bateaux . Il ne reviendra jamais . Je ne veux plus en entendre parler ... il n' avait pas achevé sa phrase , qu' il la regrettait déjà . Il voulut courir après elle , la rattraper , lui dire quelques bonnes paroles , mais elle était déjà au bas de la côte . Elle ne savait plus rien , elle ne sentait rien , elle ne voyait rien , n' ayant plus rien en elle de vivant que cette affreuse certitude , que le déchirement de cette douleur , qui d' instant en instant devenait plus lancinant et plus exaspéré . Dans un affolement de tout son être , elle se mit à fuir devant elle , au hasard des chemins , talonnée par la douloureuse obsession qui , derrière elle , se dressait , hurlante . Elle fuyait comme une bête qui se sent frappée à mort , au hasard des chemins pierreux , et parfois , toute égarée , prenait des raccourcis dans les friches et les landes incultes . Elle ne sentait pas la morsure des ronces qui faisaient saigner sa chair et , quand elle mettait le pied au creux des sillons , elle trébuchait et chancelait , comme une personne ivre . Alors elle portait la main à ses tempes et , jetant autour d' elle un regard de dément , elle répétait machinalement : que faire ? Mon dieu ! Que faire ? Un coin , elle cherchait un coin d' ombre , pour se blottir dans les feuilles sèches et y mourir longuement . Des paysans qui passaient dans un sentier , et s' apprêtaient à lui dire le bonjour habituel , s' arrêtèrent interdits , à l' aspect de son visage convulsé , de sa face morte et douloureuse . Et ils tournèrent la tête , la suivant curieusement des yeux , se demandant ce qui lui était arrivé . Quelque chose se tordait au fond de ses entrailles , et il lui semblait que si elle avait pu pleurer , cela du moins l' aurait soulagée ; mais ses yeux restaient secs , brûlants de larmes qui ne s' épanchaient pas . Aucune jalousie du reste , ni révolte , ni mouvement de haine . Rien que le vaste sentiment de la douleur qui , envahissant tout son être , se confondait avec lui . Des flammes fulgurantes passaient devant ses yeux , et il lui semblait que tout allait finir , que le monde , les arbres , l' astre clair allaient s' abîmer , eux aussi , dans la catastrophe , où son misérable bonheur avait sombré . Elle tomba , elle s' écroula plutôt au creux d' un sillon , sous un fourré d' aubépines ; alors elle resta là , les mains sur les yeux , pour ne plus rien voir , la face abîmée contre la terre , pareille à une loque grisâtre , dont la couleur se confondait avec l' argile . Seulement de temps à autre un mouvement convulsif parcourait cette chose , inerte et frissonnante ; parfois elle poussait un grand cri , un cri de bête aux abois qui montait dans la solitude . Autour d' elle , au-dessus d' elle , il n' y avait rien , rien que le vide immense , la monotonie ardente de la lumière et la vibration stridente , confuse , exaspérée des grillons qui montait des chaumes , comme la voix des campagnes assoupies sous le soleil . Ses mains , ses pauvres mains blessées aux tiges aiguës des blés moissonnés , saignaient ; ses traits fins , sa grâce pensive et délicate étaient souillés de l' argile molle des labours . Elle finit pourtant par se relever et , comme une bête qui rentre au gîte , un vague instinct la ramena dans sa maison . Elle monta dans sa chambre et se jeta sur son lit , le visage tourné contre la muraille , étouffant dans les oreillers ce besoin de crier , qui était plus fort que tout . Et quand sa mère entra , attirée par ce cri affolant , qu' elle poussait par intervalles , elle ne put que lui apprendre la chose affreuse , et lui demander de la laisser seule . Et la vieille consternée sortit à pas muets , traînant ses sabots sur le plancher pour ne pas faire de bruit , et elle ferma doucement la porte sur cette douleur , qui ne voulait pas être consolée . La nuit vint . était -ce la nuit ? Un large silence pénétrait les vieux murs , le silence inquiet des vieilles maisons , tout frémissant du grignotement des souris et du craquement des meubles anciens . Haletante , ne pouvant plus tenir en place , prise d' un besoin fou de fuir encore , d' échapper aux obsessions lugubres , elle se leva et marchant avec des gestes mécaniques de somnambule , elle gagna la porte de sa chambre , qu' elle ouvrit sans faire de bruit . Arrivée en haut de l' escalier , elle prêta l' oreille . Rien ne vivait , rien ne bougeait ; seule sa douleur veillait , implacable et féroce . Dans ce silence , elle entendait très bien le tic-tac de l' horloge de campagne qui haletait , s' affolait , se précipitait , comme le battement d' un coeur affolé par l' angoisse . Les deux vieux à la fin avaient dû s' endormir . Alors elle gagna la ruelle , qui s' ouvrait entre les jardins , et se jeta dans les champs . Sous la profondeur illimitée des ténèbres , la campagne s' étendait , noyée de mystère et d' épouvante . Tout cela semblait démesurément agrandi : elle ne reconnaissait rien de ce petit coin si riant , planté de chènevières et de luzernes , où son jeune amour avait grandi . De grands arbres ébauchaient dans le noir leurs formes menaçantes ; un vague instinct de conservation , qui sommeillait en elle , la faisait frissonner , quand elle passait auprès d' eux , car des feuilles s' agitaient soudain , sous des souffles imperceptibles . Mais elle tressaillit , le front caressé d' un frôlement léger et tiède : c' étaient des chauves-souris , qui sortaient des vieux murs , emplissaient la nuit de leur vol bizarre et saccadé . Alors , ce fut en elle comme un sursaut de folie . Elle repartit : les feuilles des betteraves s' écrasaient sous ses pas avec un bruit mou , ses pieds glissaient dans la terre des labours , fraîchement défoncés , trempés de rosée . Au fond du val la lune surgit , énorme , sanglante , bouffie , pareille à une vision de cauchemar ; alors elle se prit à crier , traversée à cette vue d' une épouvante surhumaine . Comme si elle se fût sentie traquée par le regard de l' astre , qui s' éborgnait aux arbres de la côte , elle se lança d' un bond , et son front vint heurter un mur ; elle roula sur la terre , toute étourdie . Elle reconnut un rucher , qu' on avait bâti là , au milieu des chènevières . Une sourde rumeur , un bourdonnement confus et lourd de sommeil emplissait les ruches , reposant sur leurs rayons . Soudain elle eut l' âme traversée d' associations rapides , de ce défilé d' images que voient surgir les noyés , qui descendent dans l' eau noire . Tous les souvenirs de sa petite enfance lui revenant dans un afflux subit , elle revit les plates-bandes garnies de corbeille d' argent , où venaient se poser les abeilles murmurantes , les trous des vieilles murailles où s' embusquaient des araignées sournoises , le gazon fin où couraient des scarabées , et les matins de fête vibrants de cloches mystérieuses , qui sonnaient au fond des jardins . Exténuée , elle vint s' asseoir au bord de la rivière ; derrière la grande digue plantée d' osiers , l' eau s' étalait , noire et fangeuse , enfermant dans ses profondeurs un charme attirant d' oubli . * Marthe était presque calme , maintenant que sa résolution était prise . Comme à un signal , toutes les bêtes de l' eau se mirent à crier à la fois , faisant entendre leurs clameurs assoupissantes . * Marthe songea qu' on avait mis du chanvre à rouir dans cette eau , car une odeur fade se levait de la surface vaguement mouvante . Soudain , une étoile glissa de la voûte nocturne , laissant derrière elle une traînée de feu , puis elle éclata comme une fusée , illuminant au loin les profondeurs du ciel . Elle pensa , avec une tristesse résignée , qu' il était inutile désormais de faire aucun souhait de bonheur . Dénouant son tablier , elle le plia soigneusement et le posa à côté d' elle , puis elle plaça par-dessus la fine coiffe de toile blanche qu' elle avait portée tout le jour ; un dernier mouvement de peur fit qu' elle releva ses jupes par-dessus sa tête , et elle se laissa glisser dans l' eau noire . Une lente ondulation parcourut les eaux , les roseaux des bords tremblèrent , puis tout rentra dans le repos . Et il n' y eut plus à la surface que le reflet tremblant d' une étoile , pareil à une larme d' argent . On la retrouva , le lendemain , après de longues recherches . Il avait fallu prendre , pour la retirer , le grand épervier à larges mailles , le " gille " , - c' est le terme qu' on emploie là-bas , - dont les pêcheurs se servent pour barrer des bras entiers de la rivière . Quand on l' eut déposée sur la berge , parmi les joncs et les menthes fraîches , quand on vit son fin visage , souillé de fange noire et gluante , ses cheveux ruisselants , dont les torsades dénouées s' enchevêtraient d' herbes fluviales , visqueuses , sa jeunesse apparut si touchante que des gens pleuraient autour d' elle : des vieilles la plaignaient , s' essuyant les yeux du coin de leur tablier . Une grosse mouche bleue , qu' on chassait en vain , voltigeait autour de sa tête avec un bourdonnement monotone . Puis on l' emporta , une longue traînée d' eau s' égouttant sur la poussière du chemin et marquant le passage du lugubre cortège . Dans la maison , autrefois si joyeuse , ce fut l' irruption des gens du village . Des femmes affairées , comme il s' en trouve dans ces circonstances , donnaient des ordres , ouvraient les armoires , en tiraient du linge pour la funèbre toilette : le vieux garde forestier et sa femme , anéantis , les yeux secs , laissaient faire tout ce monde , comme s' ils avaient été étrangers , dans leur propre domicile . Quand on l' eut lavée à grande eau , et qu' on eut nettoyé toutes les souillures de la vase , alors on la vit mieux . Ses traits hagards exprimaient encore l' horreur suprême , et ses yeux , tournés en dedans , avaient une expression indicible d' égarement et de tristesse . Une voisine ferma ces yeux , jadis brillants de vie , qui avaient reflété dans leur profondeur transparente toutes ses émotions , toutes ses pensées , toutes ses joies , comme l' eau se colore de l' éclat changeant des nuages . On la porta sur son lit , dans sa belle chambre de demoiselle , et on lui mit entre les doigts un rosaire à gros grains . La même femme , toujours affairée , gardant au milieu de la consternation universelle une certaine désinvolture , comme si elle avait eu l' habitude de ces choses , prépara une petite table , qu' elle recouvrit d' un linge blanc , et y déposa une bougie allumée , un grand crucifix de cuivre , un verre plein d' eau bénite où trempait un brin de buis . Puis , s' étant agenouillée , elle se signa dévotement et se mit à prier . Mais la mère * Catherine entrait . S' étant approchée du lit de son pas menu et tremblant , elle baisa le front d' une pâleur de cire , puis , dans un geste instinctif , elle serra dans ses bras l' enfant qu' elle avait mise au monde , la gardant contre elle , ne voulant pas , disait -elle , qu' on la mit dans la terre . La voisine l' entraîna ; elle se laissa conduire par la main , docile , obéissante , et si abattue par le coup , qu' elle semblait n' avoir plus notion de l' existence . De temps à autre elle répétait d' une voix lointaine , d' où la pensée était absente : " en voilà une affaire ! " seulement elle sortit de sa stupeur , pour exiger qu' on mît à sa fille la robe de cachemire , préparée pour ses noces , et le voile de mariée en mousseline blanche . Une idée qu' elle avait comme ça ; et elle insistait , revenait , s' y attachait avec une énergie désespérée , comme si cela seul avait eu de l' importance . On lui donna satisfaction . Dans la pièce en dessous sonnait le pas du garde . Il allait et venait , trompant par une fièvre de mouvement l' envie qui le prenait de se briser la tête contre le mur . Pourtant une notion très nette subsistait en lui , celle de l' honneur militaire qui veut qu' on tienne bon avant tout , et qu' on ne déserte pas son poste . Et de grosses larmes , des larmes lentes , des larmes rares de vieux roulaient sur sa moustache blanche de " brisquard " , trouvant un chemin tracé d' avance dans les rides , qui sillonnaient ses joues hâlées . Dans la chambre mortuaire , sur le grand lit blanc qui devait être le lit nuptial , une forme se détachait maintenant , rigide , imprécise , lointaine , comme si le corps , voilé des plis du drap , était déjà parti pour un séjour mystérieux . Maintenant la chambre s' emplissait de visites . Les femmes du village , suivant l' usage lorrain , qui ne veut pas qu' un mort reste seul , venaient à pas lents , et , leurs sabots déposés au bas de l' escalier , on entendait sur les marches le glissement des semelles feutrées de leurs bamboches . Ayant fait pour la circonstance une toilette de deuil , elles avaient revêtu des fichus de laine noire et les coiffes finement tuyautées de leurs bonnets blancs jetaient une palpitation vivante dans ce silence de la mort . Toutes prenaient la branche de buis , et faisant le signe de la croix , elles jetaient quelques gouttes d' eau lustrale sur la blancheur du drap , où s' allongeait une forme confuse . Et , joignant les mains , elles s' agenouillaient , muettes , immobiles , recueillies . Puis , se levant , elles allaient s' asseoir au bout d' une rangée de chaises préparées à l' avance . Toutes parlaient bas , comme on parle en présence des morts . Une d' entre elles , qui avait apporté un gros livre de messe , l' ouvrit à une page marquée et lut les prières des agonisants . Les autres répétaient les répons . Des jeunes , qui avaient été les amies de * Marthe , avaient sur leur visage un profond effarement , ayant peine à comprendre la mort . Mais les vieilles , qui avaient l' habitude , qui avaient veillé le cadavre d' un père ou d' un mari , celles -là bientôt distraites revenaient au train-train de leurs conversations familières , aux menus propos de leurs existences chétives de paysannes , comme si la chose était ordinaire . Et c' était , sur le compte de * Pierre , des récriminations et des invectives , faites sur un ton colère , un peu contenu cependant , par le respect dû aux morts . De fil en aiguille , la conversation s' en allait cahotée vers des préoccupations étrangères , jusqu'au moment où on s' en apercevait , et il se faisait tout à coup un grand silence gêné , plein de la présence de la morte . La nuit vint : la veillée continuait . Le père et la mère * Thiriet prirent place au chevet de la morte , s' efforçant de tenir tête à leur chagrin , pour répondre aux politesses . On leur conseillait de prendre un peu de repos pour les fatigues de la journée qui allait venir . Ils refusaient avec un hochement de tête , triste et volontaire . Quelques vieilles , qui tricotaient des bas , en femmes habituées à ne pas perdre de temps , cessèrent peu à peu le mouvement monotone de leurs aiguilles . Leurs têtes lassées tombèrent sur leurs poitrines . Une même ronfla ! ... la flamme de la bougie , tirant à sa fin , projeta tout à coup une lueur mourante , mystérieuse , presque surnaturelle . Et , dans cette flambée dernière , une grande ombre frôla le mur , animée soudain d' une agitation vivante , d' un mouvement inattendu , comme si la morte avait remué sous les plis du drap recouvrant sa forme rigide . Mais quand le garde eut allumé une autre bougie , tout rentra dans l' ordre , et il n' y eut plus au chevet de la morte que ce ronflement lassé , cette veillée douloureuse des vieux , et la nudité des murs blancs , sur qui passaient des ombres impalpables . Marchant à pas muets , pour ne pas éveiller les dormeuses , le garde s' approcha du lit ; avec toutes sortes de précautions , il rabaissa le drap , qu' on laisse sur la tête des morts , par un usage ancien . Alors , il regarda la morte longuement , s' emplissant les yeux de ses traits , pendant les quelques instants qu' elle avait à rester sur la terre . Et une tristesse rêveuse , un hébétement l' envahissait , qui remplaçait le premier paroxysme de la douleur . Elle paraissait dormir . Comme si le charme profond et consolateur de la mort s' était insinué en elle , à la longue , rassérénant ses traits et effaçant de sa physionomie l' expression d' horreur dernière , comme si elle s' était apaisée dans l' au-delà , une vague quiétude planait sur son visage , où la lueur de la bougie mettait une vie mystérieuse . Cela aussi le consolait , sans qu' il sût trop pourquoi , de la voir aussi calme , comme si elle était endormie . Il baisa ce front , qui ne tressaillit pas . Appuyé sur le bord du lit , comme il faisait quand il allait lui dire bonsoir , dans sa chambre , et qu' elle était toute petite , il prit sa main inerte , essayant de la réchauffer . Elle ne remuait plus , elle ne parlait plus , elle ne vivait plus . Sa poitrine n' avait plus ce soulèvement égal , qui est le rythme de la vie . Il la regarda encore une fois , et subitement il fut traversé par un élancement de douleur , comme s' il venait seulement de comprendre qu' elle était morte . Jamais on n' entendrait ce rire , ce rire franc qui était la joie du vieux , et qui l' attachait à la terre . Maintenant qu' elle était morte , la vie continuait , le monde existait toujours , comme si rien ne s' était passé , comme s' il n' y avait pas , dans la maison , un vide que rien ne pourrait combler ! On allait l' enterrer ! était -ce possible ? Et il se rappelait très bien le son du marteau clouant la grande boîte blanche , dans les maisons où la mort était entrée . On la porterait au cimetière , et il croyait entendre le bruit des mottes de terre , roulant sur les planches sonores , ce bruit qui fait tant de mal à ceux qui restent . Les dimanches , sa femme et lui iraient s' agenouiller sur la tombe , et il y voyait très bien la chose : deux vieux tout blancs et tout cassés auprès d' une pierre neuve . Et c' était cela , la vie . Comme l' existence devait être triste pour ceux qui survivaient ! Voilà qu' un souvenir se levait en lui . Quand son père était mort , il y avait de cela bien longtemps , sa mère lui prenait la main , par les nuits pluvieuses d' automne , et elle lui disait : " mon dieu , comme il pleut sur ton pauvre père ! " il aurait encore ce frisson d' angoisse , en pensant au cimetière mouillé par l' averse , tandis que les gouttières des toits versent dans la rue des trombes clapotantes , et que la houlée des vents se déchaîne , furieuse . Alors les morts ont froid sous leur couverture de terre humide , et les pluies qui s' infiltrent vont glacer leurs ossements , et ils ont froid aussi sous la neige ; mais par les soirs d' été , pleins de clartés et d' odeurs , alors que le mirage de la vie , éternel et toujours nouveau , alanguit tous les êtres , rien de ce charme trompeur ne pénètre jusqu'aux morts . Où était -elle maintenant ? Auprès de * Dieu , comme disaient les prêtres , puisqu' elle n' avait jamais manqué à ses parents et qu' elle n' avait commis aucun péché . Là elle intercéderait pour lui , et ils se retrouveraient tous dans la sérénité d' une affection éternelle . Allons donc ! C' était trop beau pour être vrai , toutes ces histoires que racontaient les curés , et , la certitude de l' anéantissement s' imposant à son esprit , quelque chose de brutal , de puissant , d' irrésistible protestait en lui , contre les consolations de la religion , proclamant bien haut la fragilité de ces rêves et la vanité de ces espérances . Elle était morte et bien morte . Tout était fini pour elle . Il y avait aussi , dans son accablement , une sorte de honte de pauvre homme , qui allait se briser le front à des problèmes insondables . Sa rêverie continua , lente et douloureuse . Il se faisait dans sa mémoire des trous , des déchirures subites , et , comme dans une lumière étrange , il revoyait un à un les petits gestes qui lui étaient familiers , il entendait des mots et des sons de voix , et toutes ces choses se prenaient à revivre , comme suscitées du fond du passé par sa douleur . Elle était toute petite , à peine si elle marchait , qu' il la prenait par la main , et l' emmenait au jardin , dans les allées humides de rosée . C' était une année chaude et des prunes roulaient sur la terre , à demi rongées par les guêpes , et on avait fait un vin fameux aux vendanges . Alors elle levait son doigt d' une façon charmante , pour lui montrer des vols de pigeons tourbillonnants , et elle ne savait dire que ce seul mot : " papa " , ce mot qui éveillait en lui un être nouveau , et faisait surgir dans son coeur un monde inconnu de tendresses . Plus grande , il l' emmenait au bois , dans ses tournées , et il la portait sur son dos , quand elle était lasse , jouissant vaguement de sentir sur ses épaules la tiédeur vivante de ce corps , qui était né de son sang . Elle avait peur quand un coup de vent passait , éveillant dans la profondeur des taillis un frissonnement de feuilles sèches , terrifiée par la crainte des grands loups , dont on lui parlait les soirs de veillée , quand elle refusait d' aller dormir . Comme elle était heureuse de courir dans les tranchées herbeuses , de glaner des fleurs , tandis que la forêt lui soufflait au visage l' odeur des fruits sauvages et l' haleine des jeunes taillis . Une fois , n' avaient -ils pas rapporté un nid de merles , qu' elle avait voulu élever . Comme elle riait , en leur donnant la becquée , voyant ces becs jaunes grands ouverts , que rien ne pouvait rassasier ! Et la rêverie du vieux continuait , si nette , si précise dans l' accumulation des menus détails , qu' il avait l' impression qu' elle allait se lever , et marcher dans la chambre . Mais non , la morte ne bougeait pas . Sur ses traits reposés , flottait toujours la même expression de recueillement et de mystère , comme si elle voulait garder pour elle le grand secret de la tombe . Alors le vieux * Jacques * Thiriet la baisa une dernière fois au front et rabattit le drap mortuaire . Puis il sortit à pas lents , car il devait aller dans les villages voisins , prévenir les parents et les inviter aux funérailles . Les pauvres n' ont pas le droit de perdre leur temps , et de s' attarder à vivre longuement leurs douleurs ou leurs joies . Par les persiennes entre-bâillées , un frisson d' aube charmante , glissant dans la pièce , fit pâlir la flamme tremblante de la bougie . Une lumière rose , tendre , ravissante , flottant sur les murs blancs , éveillait dans le silence la danse impalpable des atomes : les dormeuses s' étirèrent , en se frottant les yeux avec des bâillements . Toutes sortes de bruits montaient de la rue . Des coqs chantaient d' une voix enrouée , au fond des basses cours ; un faucheur se mit à battre sa faux : le martellement clair de l' acier sonnait comme un carillon . Tout à coup la poulie du vieux puits se mit à tourner avec ce grincement mélancolique , que * Marthe avait aimé et qu' elle n' entendrait plus . C' était la vie qui continuait , joyeuse , superbe , indifférente . Le garde descendait la côte du grand-écart , à travers les vignes . C' était comme si quelque chose s' était brisé en lui , cette foi dans la vie qui fait que les êtres s' y attachent , s' y cramponnent , et gardent l' espoir à travers les épreuves . Une cloche sonna . Le glas lent et mesuré montait dans la campagne , comme une lamentation solitaire . Il se mit à parler tout haut , comme on parle aux heures d' égarement : - c' est pour ma fille qu' on sonne . Si jamais on m' avait dit ça ! Qu' est -ce que j' ai bien pu faire au bon * Dieu ? Toujours il avait songé qu' elle serait là , quand il mourrait , pour lui fermer les yeux , car c' est la loi que les plus vieux s' en vont et que les jeunes les poussent , les talonnent , et restent là pour causer d' eux , quelquefois , aux heures rares du souvenir . Il s' assit sur le bord du chemin , ses jambes s' effondrant sous lui . Il se dit qu' il avait le temps d' arriver pour la cérémonie , car il s' effarait à l' idée de rentrer dans sa maison , ne voulant pas voir la boîte où on l' avait clouée . Le dernier adieu , il le lui avait dit cette nuit -là , au cours de sa longue rêverie et il préférait rester sur cette impression , dont la douceur émouvante le consolait . Justement , ses regards s' arrêtèrent , par une habitude invincible , sur une vigne qu' il possédait dans cet endroit : une belle vigne d' au moins deux " journaux " , d' un seul tenant , avec des rangées de jeunes ceps , plantés dans un sol meuble et caillouteux , qui faisait le vin bon , traversé de murs de pierres sèches où s' étayaient les terres croulantes . Partant pour ses tournées en forêt , il lui arrivait souvent de faire un détour , malgré lui , pour ainsi dire : une petite visite d' amitié qu' il lui rendait . Les années où la récolte était bonne , il aimait s' arrêter sous les cerisiers plantés en bordure , contemplant les pampres ensoleillés , la lourde opulence des grappes noires . Et voilà que cette vue lui fit un mal indicible . à qui cela reviendrait -il , maintenant ? à des parents éloignés , qu' on ne voyait presque jamais , et qui , convoitant l' héritage , se rapprocheraient des vieux avec des mines friandes et des flatteries hypocrites , qui le dégoûtaient d' avance . Et ils auraient le beau pré de trois fauchées , qu' on avait acheté pour profiter d' une occasion , ils mettraient la main sur l' argent placé à la caisse d' épargne , cet argent liquide , si rare dans les campagnes , dont la possession leur avait valu parfois toute sorte d' inimitiés . Il se sentait pris , vis-à-vis de ces étrangers , d' une haine féroce , comme s' ils l' avaient volé dans sa poche . La vie des paysans est si pauvre , si dénuée de tout , si constamment tiraillée par des soucis d' argent , que l' intérêt se mêle à tous leurs sentiments , à toutes leurs affections , même les plus sacrées , et leur donne une sorte de grandeur farouche . Il savait très bien que la vieille pensait comme lui , car lorsqu' ils se privaient , pris d' une rage d' amasser , il l' avait vue souvent se tourner vers sa fille , lui disant avec orgueil qu' elle serait un bon parti , et ils avaient tous les deux la même arrière-pensée , qu' ils n' exprimaient pas : ce bien restant dans leurs familles , ce serait comme s' ils le possédaient encore dans la tombe . La douleur sainte de ce père pleurant sa fille , se compliquait d' une espèce de honte , celle du commerçant qui a fait faillite . Il voyait très bien leur vie , à tous les deux , restés seuls dans le silence de la maison vide , trop grande pour leur vieillesse taciturne . Ils habiteraient cette maison , ils récolteraient leurs champs , ils se serviraient de leurs meubles , comme s' ils en avaient l' usufruit pour un temps dérisoire et passager , et rien de ce qu' ils avaient aimé , de ce qui avait tenu à leur coeur par tant de fibres secrètes , n' existerait plus pour eux . Que leur fallait -il , après tout : un petit coin chaud au soleil , contre un mur , entre des tas de fagots pour les garantir du vent aigre . Pour lui son compte était réglé , et il ne se passerait pas un long temps avant qu' il n' allât rejoindre sa fille dans le cimetière , dont les croix blanchissaient au bas de la côte . La cloche sonna pour la seconde fois . Il se levait pour partir , quand il vit le vieux * Dominique qui gravissait lentement la montée . Allant à sa rencontre , droit , ferme , raidissant sa stature de vieux soldat , le garde se campa devant lui . - * Dominique , fit -il , j' espère bien que ce qui s' est passé ne t' empêchera pas de venir à l' enterrement de ma fille . Elle t' aimait déjà comme son père . Puis , égaré , il ajouta : - je souffre ... je souffre ... et il pleura . Le vieux pêcheur ne répondait pas , ayant dans toute son attitude un affaissement de honte , lamentable et écroulé , qui s' ajoutait à sa décrépitude . Il finit par dire , tirant les mots un à un , avec gêne : - vois -tu , je n' y suis pour rien ... si le gueux a mal tourné , c' est pas faute d' avertissement ... j' aimerais mieux le voir mort , que de le savoir où il est ... le garde répondit : - il ne faut pas souhaiter la mort des siens ; il faut avoir passé par là , pour savoir comme c' est triste . Et ce fut tout . Ils se séparèrent , l' un montant la côte et l' autre la redescendant . C' était un spectacle tragique que celui de ces deux douleurs , muettes , effondrées , qui cheminaient lentement , à petits pas de vieillard , sans jamais se retourner , comme s' il y avait entre elles un abîme , ce vide infranchissable que creuse une fosse entr'ouverte . On attendait la levée du corps devant la maison de * Marthe . Des femmes , rangées en demi-cercle à la porte , priaient , et d' autres se hâtaient d' entrer dans la chambre mortuaire , pour jeter de l' eau bénite sur le cercueil . Puis elles venaient prendre place dans le cortège ; des vieux , descendus d' un village voisin , demandaient des détails à voix basse , dans une impatience de connaître l' événement , qui bouleversait toute la contrée . Le troisième coup sonna ; les cloches lentes d' ordinaire précipitaient la volée du glas , comme pressées d' en finir . On sortit le cercueil dans l' étroit vestibule . La vue de la boîte blanche faisait mal , mais ce ne fut qu' un instant ; on la recouvrit d' un drap où de place en place on avait piqué des fleurs blanches avec des épingles ; toute une frêle jonchée vainement répandue sur la face hideuse de la mort ; des roses mousseuses coupées à la hâte dans les jardins , encore humides de rosée , des boules de neige aux blancheurs verdâtres , et aussi des angéliques des prés dont le coeur tremblant s' épanouissait en une poussière de fleurs . Les cierges allumés , on les distribua aux assistants à la ronde . Les flammes jaunes , que pâlissait le grand jour , tremblaient au vent , comme épeurées . Mais on entendit une voix chevrotante , qui murmurait des paroles latines , et le vieux prêtre apparut , au tournant des maisons , l' étole violette croisée sur sa poitrine , ayant à ses côtés le chantre vêtu d' un long surplis blanc . Ils marchaient gravement , précédés d' un gamin qui portait la grande croix d' argent . Elle montait très haut , cette croix , dans le ciel bleu , et chaque pas de l' enfant la faisant vaciller , un éclat miroitant de soleil s' accrochait à ses bras de métal . Le cortège se mit en marche , quatre jeunes filles de l' âge de * Marthe tenant le brancard . Le corps n' était pas lourd , mais le trajet s' allongeait , et elles s' arrêtaient parfois pour reprendre haleine . Alors tout le cortège faisait halte , immobile avec ses voiles noirs , les lueurs des cierges , les paysans aux visages rudes et impassibles , debout au milieu de la rue ensoleillée , où des coqs battaient des ailes , où des poules picoraient sur les fumiers , cherchant leur vie . Et sur ce tableau ruisselait , planait , tournoyait la lumière vermeille d' une journée de septembre , ces premiers jours d' automne où le ciel humide et pur s' ouvre plus profondément , où le soleil met un alanguissement sur les choses . On monta les marches branlantes de l' escalier : on s' arrêta encore une fois sous l' ombre du grand marronnier séculaire , qui protège les jeux des enfants , tandis que ses racines plongent dans la terre grasse , où pourrissent les morts . Des feuilles mortes , recroquevillées , brûlées par les derniers coups de soleil , glissaient sur le sol , pareilles à des oiseaux blessés . Elle était plus triste encore , cette pauvre église de village , nue et froide comme une grange , avec ses vitres claires , et ses murs suintant des traînées d' humidités verdâtres , et pour ces funérailles , elle semblait emplie d' un frisson indéfinissable de misère et de tristesse . On plaça le cercueil tout au bout de l' allée , à l' entrée du choeur , et la cérémonie commença . Le vieux prêtre officiait avec lenteur , et chaque fois qu' il passait devant le tabernacle , où repose le corps du * Dieu voilé , il s' agenouillait et restait longtemps prosterné , abîmé dans un acte d' adoration éperdu , suppliant le très-haut pour cette morte qu' il avait baptisée , qu' il avait instruite , implorant le pardon de la faute suprême qu' elle avait commise , et dont il semblait porter tout le poids . Les hymnes grandioses , le sanglotement désespéré du dies iroe , dont la magnificence liturgique plane très haut au-dessus de l' écroulement des misères humaines , comme un appel toujours retentissant vers les puissances miséricordieuses , vers les espérances éternelles , vers l' inaccessible certitude de l' immortalité , toute cette poésie de l' office des morts , somptueuse et théâtrale , quand elle est soutenue par les chants nombreux d' une maîtrise et par le déchaînement de l' orgue aux grandes voix , prenait en passant sur ces lèvres balbutiantes de vieillard , par ce chevrotement hésitant et caduc , un accent inexprimable de grandeur . Tenu par le maître d' école , l' harmonium suivait péniblement , tirant de son ventre un nasillement de notes essoufflées . Puis le libera retentit , comme une lamentation sur le seuil de l' éternité . La fosse était creusée , tout au fond du cimetière , contre le mur de la sacristie . Tout autour les croix de bois , lavées par les pluies , effritées par les hâles , se penchaient dans tous les sens , comme si une tempête avait passé sur ces symboles , les balayant et les éparpillant de son souffle . Et il y avait sur ces tombes une végétation exubérante d' herbes sauvages , de frêles graminées , hérissant leurs épis barbus , pareils à des épis d' orge ; dans ce champ de la mort , des coquelicots étalaient par places leur large tache de pourpre saignante , éclatante et chaude , qui vivait tumultueusement au soleil . Tout au fond , contre le mur de l' enclos , un grand * Christ saignait , cloué sur le gibet , ouvrant ses bras sur le ciel vide . Parmi les terres amoncelées , de chaque côté de la fosse entr'ouverte , on voyait pêle-mêle des débris de cercueils anciens et de grands ossements blanchâtres . On posa le cercueil sur une planche , et quand le père * Jean , le fossoyeur , l' eut soulevée , la boîte blanche glissa et se tassa au fond de la terre , avec un bruit mat . Les deux vieux s' écroulèrent sur le bord de la terre avec un sanglot si désespéré , un tel abandon de tout leur corps , qu' on put croire qu' ils allaient tomber dans la fosse . Il fallut les emmener . Ayant aspergé les planches d' eau bénite , puis ayant murmuré une dernière oraison , le vieux prêtre s' en alla , suivi du chantre , de la croix d' argent portée par l' enfant de choeur . La lourde chape noire balayait de ses plis cassants les herbes folles , et il marchait à pas lents , solennels , lourds de rêverie , comme s' il eût emporté avec lui les consolations éternelles . Les assistants s' approchèrent de la fosse et , se passant de main en main le goupillon , qui trempait dans l' urne de cuivre , ils faisaient le signe de la croix sur la fosse béante . Alors il se passa une chose émouvante . Immobile et les yeux pleins de stupeur , la vieille * Dorothée apparut . Ses maigres épaules , son échine misérable saillaient sous son châle , son pauvre châle de veuve coupé aux plis , rongé par les mites , usé par tant de deuils anciens . Elle se tenait au bord de la fosse , et sa tête branlante avait le même hochement triste , le même geste de dénégation habituel , comme pour dire qu' elle ne comprenait pas cette mort , qu' elle n' acceptait pas cet anéantissement d' un être jeune , emporté en pleine vie . Sur l' horreur de la fosse béante , sur les terres amoncelées où peut-être gisaient les débris des siens , elle étendait sa main tremblante , sa main usée de travail , où se gonflaient des veines noueuses , où des muscles saillaient comme des cordes , et ses doigts osseux serrant le goupillon de cuivre , elle oubliait de faire le signe de la croix , absorbée dans une contemplation triste , la tête traversée d' un tourbillon d' idées , qui la dépassaient . Et elle ne trouvait à dire que ce mot , qu' elle répétait avec une obstination lente , y faisant tenir une profondeur inexprimable de pitié et de tristesse : " oh ! La pauvrette ! La pauvrette ! ... " cela durait si longtemps , qu' une voisine impatientée lui prit le goupillon des mains , et la repoussa doucement parmi l' assistance . Alors elle se décida à s' en aller , serrant dans ses jupes la petite * Anna , dans un redoublement de tendresse . Tout le monde se dispersa . Et il n' y eut plus tout au fond de l' enclos , sur la fosse comblée et les croix vermoulues , que le grand * Christ saignant sur son gibet , ouvrant ses bras dans un geste vain , sur la misère du monde . La table était mise chez les * Thiriet dans la grande cuisine du rez-de-chaussée : une grande table comme pour une noce . Car c' est un usage ancien , et qui tient bon , d' inviter les gens des villages éloignés à un repas après chaque enterrement . à vrai dire , ce n' est pas , comme aux festins de mariage , un amoncellement de victuailles , un défilé de plats interminable pour contenter les robustes appétits . La soupe , le boeuf , parfois une fricassée de lapin , et c' est tout . Seulement les années où le vin est bon , il finit tout de même par échauffer les têtes , et il se fait autour des tables un tumulte de conversations joyeuses , tant l' oubli est facile . Pour un peu , on chanterait les chansons du dessert , et cela parfois cause du scandale , mais l' usage se maintient , car on ne peut pas renvoyer ses invités , le ventre vide . La vieille mère * Catherine avait retrouvé un peu de sa présence d' esprit , pour donner aux marmites , fumant dans l' âtre , son coup d' oeil de maîtresse de maison et de cuisinière expérimentée . Elle allait et venait , soulevant les couvercles , goûtant les sauces , donnant des ordres aux femmes de service , qu' on avait louées pour la circonstance . Quand tout fut prêt , elle rentra dans son chagrin et disparut . D' abord tout alla bien . On s' observait d' un bout à l' autre de la table . On mangeait silencieusement , avec une componction , une gravité solennelle et recueillie . Et sur l' assistance planait un imperceptible frisson de gêne , quelque chose comme un souffle venu de l' au-delà , qui oppressait les poitrines et qui liait les langues . Mais à la longue on s' y fit . Alors comme ces paysans étaient venus de villages éloignés et qu' ils n' avaient guère l' occasion de se trouver réunis au cours de l' année , ils se demandèrent des nouvelles de leurs santés et de l' état des récoltes . Ici on n' était pas mécontent . Le temps n' était pas mauvais pour la prairie , et la coupe des regains s' annonçait assez bien . Là , le raisin embrunissait dans les vignes basses , à cause de l' eau qui était tombée . D' autres se félicitaient de leur bonne mine et se portaient des santés . Une grosse plaisanterie campagnarde , une bonne rigolade épanouie éclata soudain comme un pétard , laissant sur son passage une sorte de gêne . Il y eut un silence , puis on recommença , et cela n' eut pas de fin . Par moments une plainte s' élevait , venant du dehors , une clameur affolante , comme le cri des chiens qui aboient à la mort , sous la lune levante , au fond des fermes perdues dans la campagne . C' était la mère qui , descendue au jardin , pleurait toutes les larmes de son corps . Et cela était plus triste que tout , ce long appel douloureux , qui montait dans le bruit grandissant des conversations . Et plus triste encore , était ce tumulte recommençant , cette facilité d' indifférence et d' oubli , ce flot de vie qui montait inconscient , insouciant , joyeux , effaçant la douleur récente comme un léger sillon imprimé sur le sable . Mais le vieux garde n' oubliait pas . Fixant sur la nappe ses yeux pâles et pleins d' eau , il s' efforçait machinalement d' effacer avec son doigt la trace persistante d' un pli . Et sa pensée était absente , se perdant dans un chaos de choses lointaines . Des vieux aussi , tout songeurs , faisaient des retours sur eux-mêmes et sur ceux qu' ils avaient perdus , n' ayant plus en eux ce robuste instinct de la jeunesse qui éloigne les préoccupations lugubres , les idées tristes , la crainte du malheur et de la mort . Un grand bruit éclata : c' étaient deux jeunes paysans qui se chamaillaient à propos d' un héritage , et s' invectivaient en termes grossiers . Cela peina tout le monde et on dut mettre le holà . Et comme si une honte se fût emparée de toute l' assistance , les conversations reprirent à voix basse . Vers la fin du repas , un vieux se leva , un vieux tout blanc , dont la face était encadrée d' un collier de barbe rude , dont la chemise de grosse toile était toute plissée , selon la mode ancienne . Alors d' une voix chevrotante , il récita lentement les prières des morts : requiem aeternam dona eis , domine . le silence s' était fait profond , religieux , solennel . Des voix répondaient : et lux perpetua luceat eis ! une émotion planait sur l' assistance . Tout le monde se tenait debout . Des paysans , les mains croisées sur le dos de leur chaise , baissaient respectueusement la tête , cherchant à imprimer à leurs visages rougeauds un air de recueillement . Et le silence était plein de la pensée des morts . Puis on se sépara avec des poignées de main , de gros rires , des embrassades , en souhaitant de se revoir bientôt , dans des occasions plus plaisantes . Il se fit un grand vide dans la maison . * Pierre n' est jamais revenu ..... le jour des morts , là-bas , en * Lorraine . De tous les plis du sol montent des glas étouffés , qui traînent mélancoliquement sur les eaux , qui meurent dans l' air froid de cette matinée de novembre . Il semble que tous les bruits sont morts , tués par l' approche de l' hiver et , sur les prés roussis par les premières gelées , ne tournoient plus ces atomes impalpables , ces bestioles bourdonnantes , qui sont le pullulement de la vie universelle . Par moments de longs souffles froids passent , agitant les joncs flétris , entre-choquant les roseaux desséchés . Dressant sur le ciel la maigreur grelottante de leurs branches , les peupliers laissent tomber dans le vent , une à une , leurs feuilles jaunies . Et le fleuve entre ses rives de terre croulante , détrempées par les pluies d' automne , coule d' une fuite rapide , égale et monotone . L' eau est salie par les crues récentes . Le vieux pêcheur peine encore sur les eaux solitaires . Plus faible et plus cassé , il a peine à soulever l' échiquier , pourtant rapetissé à la taille d' un jouet d' enfant . Il n' attend plus rien , n' espère plus rien de la vie : pourtant il faut qu' il s' acharne du matin au soir , pour le labeur persévérant et vain : ses yeux pâles sont pleins d' une stupeur résignée . Les choses , les humbles choses qui l' entourent ont vieilli , elles aussi , subissant cette morsure du temps , cette atteinte de la dent rongeuse , qui les mine sourdement , qui les fait dépérir plus lentement que les créatures vivantes , mais qui en vient à bout , à force de patience tenace , d' efforts minutieux sans cesse répétés . La vieille barque a des trous dans sa membrure , des trous qu' on a réparés avec des morceaux de bois neuf . Le pot de fer , où des charbons braisillent , est aussi un peu plus ébréché . Et la barque oscille à chaque mouvement que fait * Dominique , avec un grincement doux et monotone , comme une plainte . Soudain , une brume descend dans le val : elle glisse lentement sur les bois , accrochant aux cimes nues des hêtres des lambeaux frissonnants que le vent effiloche ; puis elle se tasse sur l' eau , épaisse et molle comme une ouate ; les berges disparaissent sous ce rideau blanc , qui traîne sur la fuite des eaux , et que des mains invisibles semblent écarter par moments , pour le laisser retomber d' une chute plus lourde . Cela s' éclaircit , autour de la barque , dans un rayon de quelques mètres . Seuls , quelques lambeaux de brume tournoient à la surface de l' eau , pareils à des fumées ; puis le brouillard s' épaissit , devient un mur , et la coulée du fleuve le pénètre , y glisse , se dérobe et on l' entend bruire vaguement quelque part , au fond de toute cette blancheur . * Dominique pêche toujours . Tout à coup , quelque chose approche , une chose vague , perdue dans cette blancheur illimitée ; cela se dessine , pareil à une tour : c' est un grand chaland qui remonte le fleuve à vide , et qui semble voler sur les eaux . On entend les sonnailles de l' attelage , très loin , dans la brume , comme une musique de fantôme , sur l' autre rive que l' on n' aperçoit pas . En quelques coups d' aviron , * Dominique s' est garé . Il était temps : le chaland le frôle de si près , qu' on entend la perche de l' échiquier , éraflant son bordage . * Dominique croit rêver : n' est -ce pas la haute stature de * Pierre qui se dresse à la barre du gouvernail , toute droite parmi le flottement insaisissable des brumes ? De beaux enfants courent sur le pont , leurs rires frais montant dans tout ce silence . Le vieux pêcheur s' est levé , les bras tendus dans un geste d' appel , mais déjà le chaland s' évanouit , devient une chose imprécise , pénètre dans le mur de brumes , et semble rentrer dans le monde mystérieux , d' où il est sorti . On entendit au loin , très loin , tout au fond du val , le son rauque de la trompe , qu' on emploie d' habitude , à bord des chalands , pour prévenir l' éclusier de la station prochaine .